LE VÉRITABLE CHEVALIER DE GRAMONT

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LE VÉRITABLE CHEVALIER DE GRAMONT En 1713 paraît un petit roman anonyme, Les Mémoires de la vie du Chevalier de Gramont. Son succès est prodigieux : au moins cinq « premières éditions » paraissent cette année-là chez divers éditeurs. Un peu las des héros de romans empanachés, aux tirades langoureuses, les lecteurs se jettent sur le récit des aventures d'un mauvais sujet plein d'élégance. On sait bientôt que l'auteur de ce roman indiscret est Antoine Hamilton, le propre beau-frère du héros : un étranger qui écrit de façon délicieuse. Et Gramont passe à la postérité comme le modèle fidèlement peint dans les Mémoires. Est-ce exact, même s'il a fourni tous les documents et connu le manuscrit de son beau-frère, comme cela semble bien s'être passé ? Et qu'est-il devenu après la conc usion désinvolte du récit, qui l'abandonne en 1664 ? Les documents qui ja'Onnent sa vie sont nombreux, et ils 'orment un tout cohérent. L ' mage qui s'en dégage n'est pas très différente de celle que dessine Hamilton; elle est plus.nuancée, moins triomphante : une vie humaine se termine toujours par une défaite, bien que Philibert de Gramont soit mort très âgé et en beauté, dressé jusqu'au bout sur ses ergots et faisant face. A qui ? A bien des adversaires, et même à Louis XIV, semble-t-il. Le ton de la cour, à l'époque de Mme de Maintenon, ne convenait guère à cet homme qui avait été jeune sous Louis XIII et sous Charles II. Philibert de Gramont naît en 1621 à Pau. Sa famille est de souche ancienne et illustre, pittoresque à chaque génération. Une éblouissante grand'mère a été la Belle Corisande d'Henri IV; Philibert est le fils d'Antoine de Gramont, comte de Guiche, puis duc de Gramont et maréchal de France, et de sa seconde femme,

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LE VÉRITABLE CHEVALIER DE GRAMONT

En 1713 paraît un petit roman anonyme, Les Mémoires de la vie du Chevalier de Gramont. Son succès est prodigieux : au moins cinq « premières éditions » paraissent cette année-là chez divers éditeurs. Un peu las des héros de romans empanachés, aux tirades langoureuses, les lecteurs se jettent sur le récit des aventures d'un mauvais sujet plein d'élégance. On sait bientôt que l'auteur de ce roman indiscret est Antoine Hamilton, le propre beau-frère du héros : un étranger qui écrit de façon délicieuse. Et Gramont passe à la postérité comme le modèle fidèlement peint dans les Mémoires. Est-ce exact, même s'il a fourni tous les documents et connu le manuscrit de son beau-frère, comme cela semble bien s'être passé ? Et qu'est-il devenu après la conc usion désinvolte du récit, qui l'abandonne en 1664 ?

Les documents qui ja'Onnent sa vie sont nombreux, et ils 'orment un tout cohérent. L ' mage qui s'en dégage n'est pas très différente de celle que dessine Hamilton; elle est plus.nuancée, moins triomphante : une vie humaine se termine toujours par une défaite, bien que Philibert de Gramont soit mort très âgé et en beauté, dressé jusqu'au bout sur ses ergots et faisant face. A qui ? A bien des adversaires, et même à Louis X I V , semble-t-il. Le ton de la cour, à l'époque de Mme de Maintenon, ne convenait guère à cet homme qui avait été jeune sous Louis XI I I et sous Charles II.

Philibert de Gramont naît en 1621 à Pau. Sa famille est de souche ancienne et illustre, pittoresque à chaque génération. Une éblouissante grand'mère a été la Belle Corisande d'Henri I V ; Philibert est le fils d'Antoine de Gramont, comte de Guiche, puis duc de Gramont et maréchal de France, et de sa seconde femme,

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Mlle de Montmorency. Il a deux frères et une sœur, beaucoup plus âgés que lui. A une époque où les familles sont souvent déchirées par de furieux procès, les Gramont conservent des rapports pleins de correction, voire même d'affection. Ils ont pourtant tous de vigoureux tempéraments.

Philibert de Gramont fait un minimum d'études au collège des Jésuites de Pau. Comme i l est le fils cadet, on le destine à l'église, où i l pourrait faire une superbe carrière, et i l est quelque temps « l'abbé de Gramont », sans ombre de vocation religieuse. Cette lacune est si évidente que, sans insister, sa famille le confie à son frère Antoine, son aîné de dix-sept ans, pour qu'il lui mette le pied à l'étrier dans l'armée (1). Une première image se'dessine : le che­valier de Gramont — i l a repris ce titre — a dix-neuf ans, au moment où, jetant sa soutane aux orties, i l part pour l'armée qui se bat au Piémont : « Le chevalier de Gramont avait les yeux riants, le nez bien fait, la bouche belle, une petite fossette au menton qui faisait un agréable effet sur son visage. Je ne sais quoi de fin dans la physio­nomie, la taille assez belle s'il ne se fût voûté, l'esprit galant et délicat ; cependant, ses mines et son accent faisaient bien souvent valoir ce qu'il disait, qui devenait rien dans la bouche d'un autre... Il était libéral jusqu'à la profusion » : tel est le portrait que trace

•» Bussy-Rabutin. Somaize, dans son Dictionnaire des Précieuses, le peint quelques années plus tard sous le nom de chevalier Galerius, « des plus galants, des plus lestes, des plus enjoués et des plus spiri­tuels courtisans ».

Que sait-on de lui, au moral ? Un cheval échappé, un très jeune homme, désinvolte, satisfait de soi, sans scrupules, décidé à s'amuser, spirituel, sarcastique, bon et même dévoué à ses heures. Il ne peut supporter les gens.ennuyeux, par nature ou par majesté, et i l les attaque à coup de plaisanteries vengeresses. Il a le fatalisme gai des jeunes nobles du temps. Du point de vue religieux, l'ex-abbé est d'une ignorance totale, avec sérénité. On n'est pas encore à l'époque où la dévotion est à la mode, et, de toutes les façons, c'est une mode qu'il ne suivra pas. Il est grand joueur devant l'Eter­nel, et i l triche avec art: i l a besoin d'argent, i l est toujours couvert de dettes,*et, paraît-il, tout le monde en fait autant.

Il arrive ainsi à l'armée qui se bat au-delà des Alpes, sous les ordres de Turenne, d'Harcourt et Plessis-Praslin. L a situation

(1) C'est le Comte de Gkramont qu'Edmond Rostand a évoqué dans Cyrano de Bergerac.

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est d'une complication voisine du délire. En principe, la France soutient Mme Royale, sœur de Louis XI I I , veuve de Victor-Amédée I e r de Savoie et régente pour son fils Charles-Emmanuel III, un prince de six ans. Les adversaires de la princesse sont ses deux beaux-frères. Au vif déplaisir de Richelieu, elle-même louvoie entre la France et l'Espagne avec beaucoup trop de souplesse. Lorsque Gramont arrive en Italie, l'armée de Turenne, qui a débloqué Turin quelques mois plus tôt, assiège Trino, bourgade de la province de Novarre. Le siège est monotone. Gramont, pendant les heures de service dans les tranchées, fait la connaissance du comte de Matha. L'histoire a d'heureuses coïncidences : i l s'agit de Charles ' de Bourdeille, comte de Matha, petit-neveu de Brantôme. Il a vingt-cinq ans, trois de ses frères ont été tués, dont deux devant Turin. Ceci n'a pas suffi-à attrister le jeune homme, agréable fantai­siste qui cherche à secouer l'ennui. Il joue gros jeu quand i l ne se bat pas et, trouvant un compagnon idéal en Gramont, i l l'associe à ses parties de cartes, ses festins, ses coups d'épée, son logement et ses dettes. La guerre en dentelles avait de beaux côtés.

Trino est pris. Gramont a établi sa réputation de boute-en-train et de joueur invétéré. La cour de Turin, présidée par une souveraine qui n'oublie jamais qu'elle est fille d'Henri IV, offre d'agréables distractions : « La Cour de Savoie était belle et nombreuse, les étrangers y étaient bien reçus et particulièrement les Français », écrit le duc de Navailles. « J'ai le cœur trop plein des douceurs que j 'a i trouvées en cette cour, dira Le Pays quelques années plus tard. » Gramont et Matha s'amusent beaucoup. Hamilton, dans son roman, nomme, parmi les. jeunes femmes qui les ont accueillis avec grâce, Mme de Sénantes et Mlle de Saint-Germain : ces noms sont probablement exacts. La mémoire de Gramont était bonne et c'était lui qui documentait son beau-frère. Le père de Mlle de Saint-Germain, Octave de Saint-Martin d'Aglia, était ministre et amant de Mme Royale. Mme de Sénantes était sa pre­mière dame d'honneur ; elle était née Françoise-Chrétienne de Damas. Vie charmante, mais tout à une fin, et les deux amis repartent pour la France. De beaux yeux pleurèrent, sans doute.

Louis XI I I vient de mourir, Condé, vainqueur à Rocroy, a sauvé Paris et la cour vit dans une atmosphère encore calme, où les factions se nouent lentement. Mazarin se rend indispensable à la reine-mère, et se fait peu à peu détester de tous les grands sei­gneurs. Gramont, beau, très aimé à vingt-deux ans, poursuit une

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brillante carrière. Il est possible qu'il ait fréquenté l'Hôtel de Rambouillet : i l est ami du marquis de Pisani, fils de l'Incomparable Arthénice, garçon spirituel et brave, très séduisant bien que contre­fait. Gramont ne sera jamais un intellectuel, mais un grand nom, des manières royales, beaucoup d'esprit l'introduisent partout. I l fréquente d'autres salons, moins fermés sinon- moins élégants, où i l retrouve tous les jeunes gens de la plus haute noblesse : ceux de Marion de Lorme et de Ninon de Lenclos. Ces deux très belles per­sonnes n'étaient certes pas des courtisanes vulgaires. De bonnes familles, ayant reçu une éducation soignée, intelligentes et raffi­nées, leur beauté n'est que l'un de leurs attraits. Marion avait passionnément aimé Cinq-Mars, mais se consolait peu à peu de sa perte, et Gramont n'était pas le seul à s'efforcer de lui faire oublier la mort tragique de M . Le Grand. Il avait pour collègues Saint-Evremond, le marquis de Pisani, les deux frères de Coligny, Maurice et Gaspard, Roger de Bussy-Rabutin. Peut-être est-ce à l'éloge de Marion de Lorme de signaler que ces jeunes gens étaient et devaient rester amis intimes. Gramont courtise aussi Ninon de Lenclos, chez qui i l rencontre le même groupe, et aussi son neveu de dix-huit ans, le comte de Guiche, « beau comme un ange et plein d'amour », dit Bussy-Rabutin : dangereux rival pour un jeune oncle fringant. Gramont n'est pas seulement lié avec de jeunes fous. Il a aussi pour ami le marquis de Ruvigny, plus âgé, plus sérieux mais non moins audacieux que le reste de la bande ; i l est beau-frère de Tallemant des Réaux, protestant convaincu, officier et diplomate de valeur. Autre inséparable, le commandeur de Souvré, Grand Prieur de France, bel homme qui donne de superbes repas.

Gramont est aussi le chevalier servant de Mme de Fiesque, née Gilonne d'Harcourt, l'une des amazones qui entourent la Grande Mademoiselle. Elle l'escorte souvent à cheval, en justau­corps d'homme et feutre empanaché. Très belle, intelligente, hardie, elle est un peu folle et ardemment romanesque. Elle a créé un ordre de chevalerie amoureuse', et elle joue à l'héroïne pendant la Fronde. De ce fait, elle est exilée et Gramont se console avec Victoire Mancini, duchesse de Mercœur et, trois jours après sa mort, avec Mme de Villars. Puis Mme de Fiesque rentre à Paris et Gramont lui revient, plus amoureux que jamais. Il lui adresse des vers médiocres et d'assez mauvais goût.

L'intrigue est presque officielle, et Bussy-Rabutin écrit : « Il y avait douze ans qu'il aimait la comtesse de Fiesque, femme aussi

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extraordinaire que lui, c'est-à-dire aussi singulière en mérite que lui en méchantes qualités. » Les grandes passions de Gramont ne durent pas éternellement. A Mme de Fiesque succède Mme d'Olonne, belle, fantasque, infidèle, qu'il surveille avec jalousie mais sans succès. Il est de nouveau le rival malheureux de son neveu de Guiche : les relations de famille sont bien gênantes lorsqu'elles sont d'une pareille intimité ! Lorsque Christine de Suède rencontre la Grande Mademoiselle, pour lui prouver qu'elle n'ignore rien de la cour et de ses intrigues, elle.lui demande si le chevalier de Gramont est toujours amoureux de Mme de Fiesque. Lorsque, chez la reine-mère, on lui présente Gramont lui-même, elle le raille sur sa passion pour Mme de Mercœur. Elle retardait : la jeune femme était morte depuis deux ans. Beaucoup plus tard, Gramont, causant avec Primi Visconti, appellera le comte de Fiesque et le duc de Vendôme, « mes fils ». Primi estime qu'il n'y a pas de doute pour le premier, mais que, pour le second fils de Mme de Mercœur, c'est pure van­tardise... Matha, au même moment, était, l'un des amants de Mme de Longueville.

* *

Toute la vie de Gramont ne se déroule pas sur ce plan frivole. Il est premier écuyer du duc d'Enghien, qui va devenir prince de Condé-Monsieur le Prince. La guerre s'est rallumée et i l le suit à l'armée. Il se bat à Fribourg en 1644, à Nordlingen en 1645, à Lérida en 1647, à Lens en 1648. Saint-Simon et Tallemant des Réaux parleront de son manque de courage et ce dernier opposera la fuite prudente de Gramont, à Nordlingen, à l'attitude du marquis de Pisani qui « ne voulut pas se sauver en si mauvaise compagnie, car le chevalier était fort décrié par la bravoure ; i l alla par ailleurs et rencontra des Cravates qui le massacrèrent ». Seulement, après Lens, c'est Gramont que Condé charge, en compagnie de Gaspard de Chastillon, de porter à Paris les étendards capturés sur les Impé­riaux : honneur insigne. Il le charge également d'aller donner de ses nouvelles à sa mère, Mme la Princesse douairière. Il n'aurait pas confié ces missions à un lâche. Par la suite, Turenne fera aussi très grand cas de Gramont : lui non plus n'aurait pas admis un lâche dans son état-major.

Entre deux combats, Gramont revient à Paris et s'amuse. Parfois, ces amusements sont romanesques. Gaspard de Chastillon

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était éperdument amoureux d'Isabelle de Bouteville, fille du duc de Bouteville, mort sur l'échafaud, et cousine germaine de Gramont. Les deux familles ne voulaient à aucun prix entendre parler de mariage. Chastillon, tout juste majeur, avait abjuré le protestan­tisme pour les beaux yeux d'Isabelle, mais ses parents, à lui, restaient inflexibles. A bout d'arguments et de patience, l'homme décida d'enlever Isabelle. Condé, qui aimait les solutions énergiques, l'approuva et Gramont l'aida. Mlle de Bouteville cria très fort quand des gentilshommes masqués — dont l'un était Gramont — la prièrent, le plus courtoisement du monde, de monter dans leur carrosse avec sa duègne. Elle cria, mais elle monta, le carrosse partit à fond de train, et le mariage eut lieu le lendemain à Fleury, l'un des domaines de Condé. La romanesque aventure finit mal, et les deux jeunes gens étaient brouillés quand Chastillon fut tué quatre ans plus tard au combat de Charentôn : i l avait vingt-neuf ans.

Car la Fronde éclate. Condé sert d'abord la cour, et Gramont en fait autant, sous ses ordres. Ils escortent la reine, le petit roi et Mazarin lorsqu'ils s'enfuient à Saint-Germain. Mais les événements vont vite ; Condé part en dissidence. Gramont tente de le sauver lorsque la reine — c'est-à-dire Mazarin — donne l'ordre de l'arrêter, mais i l échoue.

D'autres événements, très graves se déroulent, qui ne sont pas exactement appréciés en France, où la Fronde occupe toutes les pensées : la révolution d'Angleterre. Mais enfin le roi est exécuté sa veuve est réfugiée au Louvre, froidement accueillie et très mal logée. Avec elle sont quatre de ses enfants, un jeune homme, le prince de Galles, deux petits garçons, les ducs d'York et de Glou-cester, un bébé, la princesse Henriette. Lorsqu'on apprend la nou­velle de l'exécution de Charles I e r , Paris est assiégé, mais le Parle­ment donne des sauf-conduits à quatre jeunes seigneurs venus de Saint-Germain pour présenter leurs condoléances à la reine Hen­riette : ce sont Gramont, Chastillon, le commandeur de Souvré et Flamarens. Il semble que le maréchal de Gramont soit parmi les partisans des Stuart. Dans les archives de la famille se trouve une lettre que Charles II •— qui signe comme tout roi d'Angleterre Charles R. — lui écrit de Paris le 23 octobre 1651 : « Mon cousin, c'est avec les ressentiments que vous pouvez attendre (1) que je

(1) Ressentiment n'est nullement péjoratif, au xvn" siècle. Le mot est a un sens à peu près identique à sentiment.

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reçois les témoignages de la part que vous prenez à ce qui me concerne et avec toutes sortes d'instances que je vous demande la continuation de l'amitié que vous m'avez promise en arrivant en ce lieu. » Il vient de rentrer en France, à travers les plus grands dangers,'après la défaite de Worcester.

Philibert de Gramont part pour l'étranger chercher des appuis pour Condé, prisonnier à Vincennes : i l négocie à Bruxelles et saris doute aussi à Londres, avec Cromwell. C'est là son premier voyage outre-Manche dont on ne sait rien, sinon qu'il a eu lieu. Mais, à son retour, i l renonce à sa charge de premier écuyer du prince et, sans se brouiller avec lui, se rallie à la cour. Les hasards de la guerre les mettront face à face lors du siège d'Arras : Condé sert l'Espagne, Gramont est dans l'état-major de Turenne. « Le chevalier de Gra­mont ayant demandé ce matin à parler sur parole à Duras, écrit Brachet à Mazarin, M . le Prince s'est trouvé proche de là, qui a fait dire au chevalier d'avancer, et l'a entretenu, lui ayant dit qu'il savait que nous devons attaquer les lignes, que nous sommes encore dans l'incertitude si ce sera de jour ou de nuit... Il lui a demandé si le roi était ici, en personne et pour conclusion si Mme la Princesse de Conti (1) est belle, et i l a répondu qu'elle était très belle et pourrait servir à son accommodement. M . le Prince n'a rien répliqué et M . le Chevalier croit qu'il est fort abattu et las de la vie qu'il fait. » La scène est curieuse et caractéristique de cette époque de grande courtoisie. Gramont à Arras se trouve à plusieurs reprises en liaison avec le duc d'York, frère de Charles II.

Tout a une fin, même la Fronde. Les Espagnols sont battus et l'on négocie la paix. Gramont rentre à Paris, reprend sa place dans les salons, auprès de ses belles amies et fait de nouvelles conquêtes. La paix des Pyrénées est signée à l'Ile des Faisans, et Louis X I V épouse l'Infante. Condé rentre en grâce. Saint-Evremond critique la paix sur un ton mordant dans une lettre à Mme de Bé-lièves, la lettre est saisie et son auteur s'enfuit à tire d'ailes en Angleterre pour éviter la Bastille. Une fois le mariage célébré dans l'île de la Bidassoa, la cour rentre à Paris. L'entrée officielle est grandiose et Gramont figure dans le cortège, « tout couvert de couleur de feu et fort magnifique ». Il a trente-neuf ans : l'âge mûr à une époque où l'on vieillit vite, mais personne ne semble s'en

/ ' (1) Sa belle-sœur, Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin.

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apercevoir, et lui moins que personne. De fait, i l se met soudain à courtiser une jeune personne, qui lui est au fond assez indifférente, Mlle de la Motte-Houdanceurt. Ce qui l'attire chez elle, c'est le risque et la difficulté : i l a un rival de poids, le jeune roi lui-même qui ne saurait rester fidèle à son infante : i l entame sa brillante carrière de séducteur; Vexé de voir Gramont s'empresser auprès de la jeune fille, i l l'exile, sans élégance, lui enjoignant de sortir immédiatement de France.

* *

Le chevalier part sans hésiter pour Londres. Charles II vient de remonter sur son trône. Bien que la reconnaissance ne soit pas l'apanage des rois, peut-être se souviéndra-t-il de l'aide que lui a donnée le maréchal de Gramont, neuf ans auparavant. E t — ô miracle ! — i l s'en souvient. Gramont est accueilli à bras ouverts. I l trouve une cour toute neuve, jeune, faite pour lui plaire. L'ambas­sadeur de France, le comte de Comminges, homme agréable et cultivé, lui bat froid : sa position le force à une grande discrétion. Mais le chevalier a d'autres introducteurs. Tout d'abord, Saint-Evremond, arrivé depuis peu et qui fait tout pour rendre la vie agréable à son ami. Dans Sir Politick would-be, sa « comédie dans le goût anglais », i l décrit ainsi les débuts à la cour du marquis de Rouffignac — lisez « le chevalier de Gramont » : « Je rends visite à toutes les dames qui parlent français et dis en passant quelque méchant mot anglais aux autres. L a Mylady sourit pour le moins ». Et voici la toilette du fringant visiteur :•« Je me mis le mieux que je pus ; non point magnifiquement, mais les gants, mais le collet, mais les plumes, les rubans avaient ce je ne sais quoi qu'il ne faut pas disputer aux Français. »

. Gramont rencontre d'autres amis de France : les frères Hamilton. Ils étaient six, accompagnés de trois soeurs, mais sans doute n'avait-i l connu en France que les deux aînés, James et George bien plus jeunes que lui. Ils étaient alors pages de Charles II en exil. Leûré parents s'étaient réfugiés en France en 1651 : chargés d'en­fants, ruinés par les confiscations de la guerre civile, ils végé­taient tant bien que mal. Deux des filles étaient élevées par charité à Port-Royal. Tous les Hamilton sont beaux, intelligents, spirituels, avec des caractères entiers et audacieux. L a Restauration leur a permis de rentrer, de retrouver quelques biens, mais ils ne seront

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jamais riches. Gramont sera très lié avec trois des fils George, An­toine et Richard ; et surtout avec l'une des filles, Elizabeth.

Charles II est un homme suivant le cœur du chevalier : un homme déconcertant, original, mais dont on peut être l'ami. Comme Louis X I V , i l est petit-fils d'Henri IV, et i l lui ressemble plus que le roi de France. Intelligent, cultivé, paresseux, jouisseur, i l se délasse en compagnie des beaux esprits de sa cour et de ses maîtresses. Il en aura beaucoup. Lors de l'arrivée de Gramont, la favorite est Bar­bara Palmer, Lady Castlemaine, puis duchesse de Cleveland. Elle est admirablement belle, sotte et intéressée. La plus pittoresque de ces dames sera Nell Gwynn, petite comédienne sans talent, ravis­sante et pleine d'entrain. Aucune n'est fidèle au roi. Il lè sait. Il sera profondément amoureux d'une très belle jeune fille, Frances Stuart, sa lointaine cousine," rusée, audacieuse et chaste, qui ne lui cédera pas et épousera en secret le duc de Richmond and Lennox, jeune, très beau, pas riche et qui l'adore.

Le roi a une famille pesante : sa mère, Henriette de France, maladroite à l'extrême, remariée en secret avec le comte de Saint-Alban, sa femme, Catherine de Bragance, sotte, bigote, gauche, parfaitement insignifiante. Elle a eu une somptueuse dot, qui ne sera pas entièrement payée, et n'aura jamais d'enfant. Devant ce double échec, le roi la traite avec de grands égards et cherche son plaisir ailleurs. Le petit duc de Gloucester est mort à vingt ans de la variole. Reste York, péniblement marié après une jeunesse orageuse, dont l'âge mûr ne sera pas plus édifiant, mais obsédé par une bigo­terie qui lui coûtera son trône. Charles II n'éprouve d'affection que pour un seul membre de sa famille, sa plus jeune sœur Henriette, qui va épouser le duc d'Orléans.

Charles II se plaît en compagnie d'hommes intelligents et joyeux : cela explique le succès rapide de Gramont. La langue n'est pas un obstacle : toute la cour sait le français, et le chevalier apprend rapidement l'anglais. Les compagnons habituels du roi, les Wits (gens d'esprit) sont parmi les hommes les plus cultivés, les meilleurs écrivains du temps : le comte de Rochester, Sir Charles Sedley, le comte de Dorset, Sir George Etherege, Lord Buckhurst, Henry Savile. Le roi ne les a sans doute pas choisis pour leurs dons littéraires, mais pour leur entrain et leur esprit : l'un n'exclut pas l'autre. Très excités, audacieux, courtisant le scandale, ces jeunes gens s'amusent après des années très dures. Ils seront tous fidèles à

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Charles II. Jacques II se brouillera avec la plupart de ceux qui vivront encore en 1685.

Gramont entre, de plain-pied dans cette vie. Il flirte avec un essaim de demoiselles d'honneur, fringantes fillettes de dix-sept ans, déjà fort averties. « Le chevalier de Gramont continue sa vie ordinaire, écrit Cômminges. Il voit les dames aux heures permises, un peu aux défendues. Le roi le fait souvent appeler pour ses diver­tissements. » Charles II s'intéresse à ses flirts et lui sert de confident. Il écrit à la duchesse d'Orléans : « Je fais ce que je peux pour lui trouver une femme riche, et c'est très sérieux. » Et soudain, coup de théâtre : Gramont s'éprend d'Elizabeth Hamilton. Cômminges raconte ainsi l'événement : « Il a jeté les yeux sur une belle jeune demoiselle de la maison d'Hamilton, nièce du duc d'Ormond, ornée de toutes les grâces de la vertu et de la noblesse, mais tellement disgraciée du côté des biens de la fortune que ceux qui lui donnent le plus ne lui accordent rien. Je crois que le chevalier au commence­ment n'avait pas le désir de pousser l'affaire si loin ; mais soit que la conversation ait achevé ce qu'avait commencé la beauté, ou que le bruit qu'ont fait deux frères assez fâcheux y ait ajouté quelque chose, sa déclaration s'est fait publiquement. Le roi y donne son consentement. » Elizabeth Hamilton à dix-huit ans était l'une des beautés les plus admirées et les plus redoutées de la cour, car elle avait de l'esprit, et i l était caustique. Gramont avait affiché sa passion et la jeune fille n'avait pas été inexorable. Il dira plus tard à Primi Visconti qu'il l'avait trouvée très facile. La tradition veut que, retournant en France sans avoir pris de décision, i l ait été rejoint sur la route de Douvres par les « frères assez fâcheux », alertés par ce départ : /

— Chevalier, n'avez-vous rien oublié ? — Si fait, Messieurs, j ' a i oublié d'épouser votre sœur. Retour­

nons ! Légende ? Elle fait son apparition assez tôt et tout le monde

la cite. Toujours est-il que le mariage est célébré à Londres le 9 décembre 1663. Le roi offre au marié un bijou de 270 livres, qu'il a acheté au comte de St. Alban : ce devait être une superbe pièce. Et, quelques jours plus tard, Gramont apprend que Louis X I V lui rend ses faveurs. Le 20 décembre, Cômminges écrit : « Le chevalier de Gramont a été ravi de la nouvelle que je lui ai donnée... Il va prendre congé (du roi) de la Grande-Bretagne auquel sans doute i l a de grandes obligations pour la manière dont i l a été reçu et traité. »

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Gramont se conduit avec un mélange de respect et de hauteur qui parle en sa faveur. Il part tout de suite pour Paris remercier le roi de France et renouer les liens, mais le séjour est des plus brefs, et i l clame sur tous les tons son impatience de retourner auprès de la jeune femme.

Ruvigny, de Paris, à l'un des hauts fonctionnaires du Eoreign Office : « Il ne fallait pas perdre la race d'un si grand original. Pour votre lettre qu'il m'a rendue ici, je vous remercie très humblement (6 janvier 1664). » Le voyage est aussi bref que possible. Le 16 jan­vier, Monsieur écrit à Charles II : «Le comte (1) de Gramont n'a jamais voulu partir sans une lettre de moi, et m'a grondé de ce que je ne vous écris pas souvent... Je n'ai jamais vu impatience pareille à celle qu'il a de retourner en Angleterre, tant pour remercier V . M . que pour revoir sa femme qu'il aime tendrement et qu'il sera fort aise de revoir pour bien des raisons que l'on peut deviner facilement dans un nouveau marié. » A tire d'ailes, Gramont repart pour ce qui n'est plus une terre d'exil.

En août, cependant, i l revient faire un petit tour en France avec son jeune beau-frère, Antoine. Il repart sur le Drake, le yacht du comte de Sandwich et- la traversée est affreuse. Elizabeth attend un enfant et, le 8 septembre, Comminges annonce : « Mme la comtesse de Gramont accoucha hier d'un fils beau comme la mère et galant comme le père. Toute la cour s'en est réjouie avec le comte que j 'ai trouvé tout rajeuni. Mais je crois que l'extrême joie de se retrouver bientôt en France efface les rides de ses yeux et de son front et a fait naître les lys et les roses. » Le petit garçon mourra tout jeune, mais les Gramont auront deux filles.

L a naissance de son fils a beaucoup éprouvé la jeune femme. Charles II dira, dans une lettre à Madame : « Je crois qu'elle peut passer pour belle en France, quoique depuis son accouchement, elle n'ait pas retrouvé sa belle taille, et je crains bien qu'elle ne la retrouve jamais. » Charles était pessimiste, car Mme de Gramont sera accueillie avec admiration à la cour de France, lorsque son mari rentrera définitivement, à la fin de 1664.

Charles II introduit le comte et la comtesse auprès de Madame : « Le comte de Gramont passe par Dieppe avec sa femme et sa famille. Et, puisque je l'ai nommée, je ne puis que vous répéter d'être aimable avec elle ; en dehors du mérite de sa famille, des deux

(1) Le second frère du cbevelicr de Gramont est mort, et il a hérité de son titre. Voir plus bas.

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côtés, elle est la meilleure créature du monde. » Peut-être n'est-ce pas la meilleure manière de caractériser Mme de Gramont. Elle est hautaine, spirituelle et mordante, fière de sa famille et de sa lignée : « Blonde et belle, une belle femme de beaucoup d'esprit », dira Primi Visconti. « Belle et bien faite, de la plus haute mine, elle avait de l'agrément, de la politesse, du choix, » dit Saint-Simon qui l'admire tout en détestant son mari. Elleprend sans peine son rang à la cour, une cour différente de celle de St. James, plus somp­tueuse, plifs protocolaire. Le roi ne mène pas une vie plus exem­plaire que Charles II, mais i l vit avec plus de pompe, dans un cérémonial quasi-religieux.

Gramont, muni d'une pension de Charles II, — est-elle jamais payée ? — a hérité le titre de son frère Toulongeon, qui vient de mourir et une partie de sa fortune. Ce qui va lui permettre de tenir son rang, car i l est toujours à court d'argent. Par la suite, i l héritera aussi de sa sœur Saint-Chaumont, ce qui ne l'empêche pas de solliciter des pensions du roi. Il sera aussi fait gouverneur de l'Aunis. C'est au jeu qu'il demande le plus clair de ses revenus: toute la cour joue gros jeu. Lui et la comtesse sont attachés à la maison de Madame qui a accueilli avec joie une Anglaise de son âge et qui a connu son frère. L'amant de la princesse est Armand de Guiche : Gramont doit être las de retrouver partout ce trop sédui­sant neveu, toujours en train de soupirer mal à propos. En fait, Guiche est un personnage cornélien, un attardé malgré sa jeunesse. Sa passion pour Madame est sincère et lyrique. Il commet les pires imprudences pour retrouver sa princesse ; elle aussi. Et, finalement, le roi, peut-être par jalousie, bien qu'il n'aime plus Madame, exile le jeune homme en Hollande. Son père implore son retour en France, sinon à la cour : c'est «Philibert de Gramont qui l'obtient. « Je crois qu'il est important que vous n'oubliiez pas d'écrire au comte de Gramont ; vous lui pourrez mander tout ce que vous croyez que le roi n'aura pas désagréable de voir, car i l la lui fera voir », écrit le maréchal à son fils, et la démarche réussi. Le comte de Gramont s'en vante, heureux d'avoir obtenu une faveur refusée à son frère. De fait, Gramont, toujours représenté comme un égoïste, a quelques jolis gestes à son actif. En 1665, deux seigneurs se battent chez La Vallière. L'un d'eux blesse son adversaire : son cas est grave. Gramont, aidé de la Feuillade et de Clermont, le font fuir par une fenêtre, à la fureur du roi.

Les occupations de Gramont sont parfois plus sérieuses. Lors

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de la campagne de France-Comté de 1668, i l sert une fois de plus sous les ordres de Condé. On a bloqué Dole et Gramont propose de tenter d'obtenir la reddition de la place. Très mal accueilli d'abord, ou plutôt, pas accueilli du tout, i l revient à la charge, est finalement reçu par un officier. Il prie, flatte, menace et réussi enfin à se faire conduire devant trois conseillers au Parlement. Il met alors en jeu tout son esprit, son tact, sa grâce, tant et si bien qu'on l'écoute et qu'on finit par accepter ses avis. Dole capitule le lendemain.

Et l'Angleterre ? Gramont a adoré le pays, y a laissé d'excel­lents amis. « Le comte de Gramont est plus Anglais qu'homme du monde, écrit Madame à Charles II, et tous les jours je ne sais comment i l ne s'est pas fait mille affaires. » A la cour de France, i l est le spécialiste des questions anglaises. Le 16 mai 1665, Lord Hollis écrit de Rouen au secrétaire des Affaires étrangères : « Il y a avec moi un gentilhomme, M . de Gramont, que le roi de France a chargé de m'accompagner jusqu'à mon port d'embarquement. C'est quelqu'un de fort courtois et de fort cultivé, et qui connaît bien l'Angleterre et sa cour. » Gramont retourne souvent en Angle­terre ; ses bons1 amis assurent que c'est pour se refaire au jeu : Il y réalise de gros gains, dit Sourches. Il est en Angleterre en 1665, en 1667 avec le comte de Verneuil, St. Alban et Duras, en 1670. Il joue toujours gros jeu.

Les Gramont figurent à la cour de Madame ; i l y a parfois des orages, mais Condé estime qu'ils gouvernent Monsieur et que Mme de Saint-Chaumont gouverne Madame. Lorsque la jeune femme se rend en Angleterre en 1670, elle prend le comte et la comtesse dans sa suite, et eux-mêmes emmènent trois femmes, un écuyer, un valet de chambre, deux pages et deux laquais. Le voyage est un triomphe. Charles II retrouve sa sœur avec bonheur. On remarque toutefois l'absence du duc d'York, jaloux de la popu­larité de la jeune femme, qu'il n'a jamais aimé.

Trois semaines après son retour en France, Madame meurt. Les Gramont ne semblent pas avoir été à Saint-Cloud, au cours de la « nuit désastreuse... où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt 1 Madame

' est morte ! » Un mois plus tard, le duc de Buckingham vient en mission secrète à Paris, pour les dernières formalités nécessaires au sujet du traité de Douvres, négocié par la jeune femme. Il vient aussi chercher Louise de Kéroualle, dame d'honneur de Madame,

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que Charles II avait remarquée. Gramont va complimenter le duc et l'escorte jusqu'en Angleterre. Au retour, une fois de plus, i l a une abominable traversée.

Désormais Gramont se rend en Angleterre officiellement chargé de missions. E n mars 1671, « porteur des compliments du roi » pour Charles II, i l dîne un soir chez Sir Thomas Clifford, grand Trésorier, en compagnie de John Evelyn et du capitaine Blood. Evelyn, membre de la Royal Society, collectionneur, érudit, ama­teur d'art et de jardins, était un vieil ami, mais le titre de gloire du Capitaine Blood était sa tentative manquée pour, voler les joyaux de la couronne à la Tour de Londres. Charles II avait trouvé l'affaire amusante et avait mis le personnage à la mode. Gramont dut apprécier la présence de ce eonvive peu conventionnel, mais Evelyn était indigné. A Whitehall, les entrevues avec le roi portent sur la question de Dunkerque. Nouveau voyage en 1674, en compa­gnie du comte George Hamilton, son beau-frère. En 1685, Gramont est en mauvaise veine et perd beaucoup d'argent au jeu. Il prolonge son séjour pour se recouper et rencontre souvent la duchesse de Portsmouth — ex Mlle de Kéroualle — et la duchesse de Mazarin, deux maîtresses du roi, ainsi que Nell Gwynn. Il aidera Mme de Mazarin à retrouver ses bijoux, confisqués par son intolérable mari.' Charles II meurt d'une attaque ; quelques mois plus tard, Gramont vient féliciter Jacques II pour son accession. L'année suivante, i l fait un long séjour dans une propriété d'un ministre, le comte de Sunder-land, qu'il a connu en Angleterre et retrouvé en 1670 à Paris.

Gramont correspond dans un style charmant avec son oncle par alliance, le duc d'Ormond : i l lui envoie des pilules contre la goutte, « chose si innocente qui ne peuvent jamais vous faire de mal ». Sa femme est moins calme. Elle a toujours adoré ses frères et leur sort la désole. George a été tué en 1676 en Alsace, servant dans l'armée française. Antoine et Richard sont aussi au service de France et tous les deux sont dans une situation financière des plus pénibles. Charles II n'a rien fait pour eux, Jacques II ne se hâte pas d'inter­venir et Louis X I V non plus. Elle supplie son oncle d'agir. Et elle a d'autres sujets de tourments, qu'elle lui expose : « Je n'ai'pour me mortifier qu'à regarder mon miroir qui me fait apercevoir chaque jour quelque nouvelle injure du temps. » On la sent nerveuse, exaltée, inquiète, et cependant elle est l'une des femmes les plus admirées de la cour. Mme de Sévigné parle toujours de sa beauté.

Le ménage des pramont n'est pas parfait, mais reste digne.

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Lui , malgré l'âge qui vient, a une intrigue avec une Mme de la Porte. La seule lettre qu'on connaisse de lui semble bien être cette épître difficilement déchiffrable, qui se trouve à la Bibliothèque Nationale et qui a bien l'air d'un billet doux : « Portez-vous bien, Mademoiselle, dormez bientôt afin d'arriver bientôt à Paris belle, aimable, où vos amis vous verrons dans peu de jours. Nous avons parlé de vos affaires à Mme de Maintenon et que je lui ai dit qu'il était bien insensé de vous persécuter comme i l faisait. »

Quant à la comtesse, elle a eu pas mal d'amants : Gramont le sait et tente de ne pas jouer les Arnolphes. Elle a été la maîtresse de Louis de Cavoye, de Seignelay, de La Feuillade, du comte du Charmel. Us sont amis les uns des autres, grands seigneurs et honnêtes gens, intelligents, raffinés, très beaux : Mme de Gramont est toujours entourée de beaux hommes. La, dignité et la distinction lui tiennent lieu de rigueur morale.

Gramont reste l'un des hommes d'esprit de la cour. C'est main­tenant « un vieillard au nez d'arlequin, bossu, dissipateur, facétieux et maussade », dit Primi Visconti. Mais il est le seul courtisan qui ose dire tout ce qui lui passe par la tête. Conti épouse Mlle de Blois, fille légitime de Mlle de La Vallière : « Ménagez le beau-père », conseille Gramont. Un petit marquis insolent et de noblesse récente interpelle Gramont :

— Bonjour, vieux comte ! — Bonjour, jeune marquis ! Se promenant dans le parc de Versailles, le roi demande au

comte : « Vous souvenez-vous, monsieur de Gramont, d'avoir vu un moulin à vent en cet endroit ?

— Certainement, Sire. Le moulin a disparu, mais le vent est resté. »

Mme de Gramont dit aussi tout ce qu'elle pense, mais avec véhémence. Elle fera une scène violente à Mme de Coulanges. Prétexte : du chocolat ; motif réel : Mme de Coulanges insinue qu'elle a été la maîtresse du roi 1

*

En 1688, Louis X I V envoie de nouveau Gramont en mission à la cour d'Angleterre. Il doit « témoigner la joie du roi » à l'occasion de la naissance du fils de Jacques II et de Marie de Modène. « Je

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m'assure que vous voudrez bien donner entière créance à ce qu'il (Gramont) a ordre de vous dire en mon nom », écrit le roi. Il s'agis­sait d'offrir à Jacques II l'appui de la flotte française, car Louis X I V prévoyait que son cousin, victime de sa politique insensée, allait au devant des pires difficultés. Jacques ne comprend pasj II déborde d'optimisme et d'enthousiasme. Ce personnage néfaste manque de perspicacité à un point surprenant. Gramont, lui, sent que tout va mal. Il voit Saint-Evremond qui lui dédie une épitre déli­rante ;

L a cour de France nous envoie Celui qui fait toute sa joie... Ajoutant aux talents de cour D'avoir contre toute la terre Donné trente étés à la guerre E t quarante hivers à l'amour.

Ils ne se reverront plus. Gramont rencontre aussi pour la dernière fois Ruvigny, réfugié en Angleterre depuis la Révocation de l 'Edit de Nantes. Il rentre en France inquiet et déprimé.

Et, quelques mois plus tard, • Jacques II y arrive en fugitif, balayé par son gendre et l'opinion publique anglaise. Il s'installe dans l'exil à Saint-Germain. Mme de Gramont vient parfois faire sa cour à la reine Mary, mais les Gramont ne sont pas des jacobites fanatiques. La comtesse est de plus en plus indignée par l'attitude des souverains vis-à-vis de ses frères, fermes partisans d'un souve­rain qu'ils méprisent. Richard Hamilton était devenu amoureux de la belle princesse de Conti, jeune veuve assez consolable. Il l'avait tendrement consolée, mais i l s'était battu en duel à cause d'elle et Louis X I V l'avait exilé. Il était alors parti dans l'armée de Jacques II en Irlande, ainsi qu'Antoine et John. Richard est blessé à la Boyne et fait prisonnier, John blessé à Aughrim, meurt à Dublin. Antoine rentre en France. Avec Gramont, i l remue ciel et terre pour faire échanger Richard contre un partisan de Guil­laume III, Lord Mountjoy, enfermé à la Bastille. Louis X I V et Louvois font la sourde oreille : i l faudra trois ans de négociations pour aboutir. Il semble toutefois que, rentrant en France, Richard Hamilton ait retrouvé les faveurs de la belle Conti. Gramont n'est pas allé en Irlande, mais i l sera dans l'armée lors de la prise de Namur.

L'une de ses filles a épousé Lord Stafford, seigneur jacobite. En 1698, lors des premières négociations de paix, le comte va voir les plénipotentiaires anglais pour essayer de faire rendre à

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son gendre ses bien séquestrés. Il est aimablement reçu par Matthew Prior, poète et diplomate, mais la réponse n'est pas très encoura­geante,: tout dépend de la bonne volonté de Guillaume III. L'am­bassadeur, Lord Cavendish, au Cours d'une visite à Gramont, rencontre Lord Middleton, qui- est uri des piliers de la cour de Saint-Germain, le duc de Berwick et son frère Fitzjames, deux des fils naturels de Jacques II : l'entrevue est froide. On s'en doute 1 Mais on voit que Gramont reste au courant des questions anglaises.

L a comtesse, avec l'âge, devient très religieuse, elle qui a tou­jours été croyante. Seignelay est mort, du Charmel s'est lié avec Jacques II, qu'il rencontre chez les camaldules. Ami intime de Saint-Simon, le comte du Charmel, beau garçon frivole, grand joueur bien que de très petite noblesse, était parmi les courtisans que Louis X I V voyait avec plaisir. Brusquement, i l s'était converti après avoir lu La Vérité de la Religion Chrétienne du pasteur d'Aba-die. Sa conversion avait amené sa disgrâce, le roi n'admettant pas qu'on le quittât, même pour Dieu. Mais du Charmel n'avait pas cédé et, circonstance aggravante, i l avait penché vers le jansé­nisme. Sa maîtresse à son tour, s'était tournée vers les questions religieuses. Vers 1686, elle avait pris Fénelon pour directeur. Pendant onze ans, i l lui écrit des lettres charmantes et banales. Il lui recommande l'humilité, l'obéissance à ses médecins, le calme, quelques heures de solitude et de recueillement ; i l insiste lourdement sur son teint qui se fane, il fait des vœux pour le rétablissement du comte, souvent malade. Fénelon a-t-il compris la qualité de l'esprit de cette femme entière, ardente, tourmentée ? Il ne le semble pas. Lassée, en 1697, Élizabeth de Gramont revient d'un coup à ses croyances de jeunesse et va faire une retraite à Port-Royal des Champs, alors que l'abbaye est en pleine dis­grâce. Fureur de Mme de Maintenon, qui a toujours détesté la comtesse — qui le lui rend. Elle tente de la brouiller avec le roi mais Louis X I V a un faible pour cette belle femme altière, à qui i l a donné une petite maison dans le, parc, où elle reçoit les prin­cesses avec une grâce exquise. Mme de Gramont manque un seul voyage à Marly, écrit une vague lettre d'excuse et quelques temps plus tard, Fénelon reconnaît qu'on a agi à son égard avec un grand manque de tact et d'adresse. Désormais, la comtesse est reprise dans l'orbite janséniste. Toujours très liée avec Racine, elle le voit régulièrement durant sa dernière maladie, en 1699. Le comte et Antoine Hamilton étaient parmi les familiers de Boileau.

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Les ombres s'épaississent autour d'eux. Gramont est très âgé. En 1696, i l manque mourir à Fontainebleau. Sa femme, au pied de son lit, récite le Pater et le comte, très intéressé, remarque : « Cette prière est belle, comtesse. De qui est-elle? «Est-ce encore un mot d'esprit ? Gramont se rétablit et sa femme, rassurée, devient dame d'honneur de la duchesse de Bourgogne. Il faut fournir des preuves de noblesse et Jacques II signe un certificat attestant l'illustre origine des Hamilton et des Ormond. Gramont est de nouveau très malade en 1702, en 1703, mais i l a déclaré qu'il n'y a que les sots qui meurent et i l se rétablit toujours. En 1704, la comtesse va tirer les rois à Saint-Germain, et elle est reine de la fève. Mais, à la fin de 1706, Gramont s'alite et ne se relève plus. Il meurt le 20 janvier 1707. C'était, dit Sourches, « l'homme au plus agréable esprit qu'il y eût depuis longtemps. » Apprenant la nouvelle, Mme des Ursins écrit le 22 février à Mme de Maintenon : « Je ne pense pas qu'il y ait courtisan assez téméraire pour oser remplacer M . le comte de Gramont. C'était un original qu'on ne peut imiter. Sa mort n'a pas démenti sa vie ».

Sa femme ne lui survivra guère. Malgré sa vie très libre, elle l 'a sincèrement aimé, et elle est désemparée. Elle est dans une situa­tion financière difficile : son mari n'a guère laissé que des dettes. E n 1708, elle tombe malade, et elle a une attaque. Mme de Main-tenon, qui n'a pas pardonné, écrit à Mme des Ursins : « L a comtesse de Gramont est tombée depuis sa petite attaque d'apoplexie dans une tristesse, dans une peur de la mort et des larmes continuelles ; on ne reconnaît ni cet esprit supérieur, ni ce courage anglais. » Sarcasmes qui sont pour le moins déplacés sous la plume d'une si pieuse personne. La comtesse de Gramont meurt le 3 juin.

Antoine Hamilton, à cette date, avait terminé son roman. Il l'avait écrit avec amour, pour amuser sa sœur et son beau-frère, pour s'amuser lui-même. Il allait rendre à ses héros leur beauté et leur jeunesse. Charles II restait pour lui le roi sous le règne duquel lui et sa sœur avaient eu vingt ans, sous lequel l'inimitable Gramont les avait eus pour la seconde fois.

C L A I R E - E L I A N E E N G E L .