Chevalier en Lisant Cervantes

13
Maxime Chevalier En lisant Cervantès In: Bulletin Hispanique. Tome 108, N°2, 2006. pp. 377-388. Citer ce document / Cite this document : Chevalier Maxime. En lisant Cervantès. In: Bulletin Hispanique. Tome 108, N°2, 2006. pp. 377-388. doi : 10.3406/hispa.2006.5260 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_2006_num_108_2_5260

description

Don Quichotte

Transcript of Chevalier en Lisant Cervantes

Page 1: Chevalier en Lisant Cervantes

Maxime Chevalier

En lisant CervantèsIn: Bulletin Hispanique. Tome 108, N°2, 2006. pp. 377-388.

Citer ce document / Cite this document :

Chevalier Maxime. En lisant Cervantès. In: Bulletin Hispanique. Tome 108, N°2, 2006. pp. 377-388.

doi : 10.3406/hispa.2006.5260

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_2006_num_108_2_5260

Page 2: Chevalier en Lisant Cervantes

En lisant Cervantes

Maxime Chevalier Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3

Flux et reflux de la rhétorique dans la prose cervantine.

Flujo y reflujo de la retórica en la prosa cervantina.

Corning and going ofrhetoric in Cervantine prose.

Mots-clés : Roman - Nouvelle - Rhétorique.

Att mois de décembre 1580 Cervantes, enfin libéré des bagnes algérois, J~\S-^ est de retour à Madrid. En 1585 paraît La Galatea.

Roman pastoral, La Galatea brode avec constance sur le concept platonicien de l'amour, sur l'idée d'un amour parfait et parfaitement chaste. (La sexualité brutale des Amadis a dû sembler à Cervantes indigne d'accéder à l'œuvre d'art). Cervantes, écrit Marcel Bataillon, a poursuivi toute sa vie le rêve d'un amour que ne pourrait troubler la jalousie. Sans doute. Il a aussi constamment rêvé d'un amour détaché de la sensualité — «no se abrazaron unos a otros, porque donde hay mucho amor no suele haber demasiada desenvoltura» {Quichotte, II, 65) —, et l'on sait combien cette image règne en souveraine dans El amante liberal, La española inglesa et Persiles. Mais l'empreinte des lettres antiques sur La Galatea ne se limite

BHi, Tome 108, n° 2 - décembre 2006 - p. 377 à 388.

377

Page 3: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

pas à cette représentation. Elle se lit encore dans l'emploi régulier de l'épithète épique : «las tiernas hierbezuelas del herboso llano», «las verdes hierbas y olorosas flores de estos apacibles campos», «los carniceros dientes de los hambrientos lobos», «las simples corderuelas y mansas ovejas», «mis ternezuelos corderillos», «la mansa paloma», «una verde y pomposa parra», «los retorcidos cayados». Elle s'affirme dans le nom que l'auteur a choisi de donner à son héroïne, nom virgilien et ovidien à la fois, et dans le qualificatif d'églogue qu'il applique à son œuvre. Enfin et surtout le débat du livre III, la controverse du livre IV, l'éloge des poètes du livre VI sont autant d'échantillons d'exercices rhétoriques que les théoriciens et les orateurs de l'antiquité avaient définis et peaufinés avec le plus de constance et de soin. Je ne sais si le maître López de Hoyos a lu La Galatea, mais s'il l'a effectivement lue, il aura été légitimement fier de son élève. En vérité l'auteur de La Galatea écrit comme un bon petit humaniste.

Mais un autre genre sollicite bientôt l'imagination de Cervantes : le roman grec. Cervantes a vraisemblablement connu lors de ses errances italiennes la traduction de Leucippé et Clitophon qu'a donnée F. A. Coccio. Sans nul doute il lit la traduction des Ethiopiques qui est imprimée à Alcalá en 1587. Ce livre a dû l'enchanter. L'œuvre d'Héliodore était en harmonie avec la pastorale par le rôle prédominant qu'y jouait la passion amoureuse et par l'irréprochable chasteté de cette passion. Mais elle offrait de surcroît aux lecteurs un univers romanesque incomparablement plus séduisant que le monde insipide de La Diane. Elle ouvrait des horizons insoupçonnés, elle évoquait des civilisations inconnues. Iles mystérieuses, peuples exotiques, rites barbares, atmosphères magiques : Les Ethiopiques atteignaient comme en se jouant la variété que les écrivains du XVIe siècle prisaient si fort. Les errances perpétuelles des héros, les périls de la mer, les hasards de la navigation, les tempêtes et les naufrages maintenaient en éveil l'intérêt du lecteur. Comparées à ces splendeurs, les pauvres aventures des pastourelles et des bergers devaient sembler monotones et décolorées.

Ce n'est pas tout. Les lecteurs qu'a charmés l'œuvre d'Héliodore étaient souvent gens cultivés et raffinés. Ils ont apprécié en connaisseurs la virtuosité de l'auteur, l'aisance avec laquelle il noue et dénoue les fils d'une action complexe : «ninguno en el mundo añuda y suelta mejor que él», écrit le Pinciano. Ils ont savouré le début in medias res des Ethiopiques, habileté appréciée entre toutes parce qu'elle transcrivait en prose l'artificieux procédé de Y Enéide. Et aussi pour un autre motif que le lecteur moderne ne soupçonne pas forcément. Rendons grâce à l'innocent Georges de Scudéry qui avoue ce que d'autres préfèrent taire : parce que grâce à ce procédé

378

Page 4: Chevalier en Lisant Cervantes

EN LISANT CERVANTES

l'action du roman ne dure pas plus d'un an, conformément aux règles d'Aristote — ou plutôt, me souffle ma savante amie María Pilar Cuartero, de l'Aristote qu'avait construit le XVIIe siècle. A n'en pas douter Héliodore a séduit les meilleurs esprits du temps. Au nombre d'entre eux Cervantes. Et plus tard Jean Racine.

Enfin les Ethiopiques présentaient des héros parfaits et dispensaient, corrélativement, de salutaires enseignements moraux. Delectare et docere : elles réalisaient pleinement l'idéal qu'Horace assignait à l'œuvre d'art. Le Pinciano, ici comme ailleurs, s'extasie. On remarquera pourtant que cette opinion ne fait pas l'unanimité. Çà et là s'élèvent quelques voix discordantes. Celle de Montaigne d'abord. Montaigne juge la fille d'Héliodore [Les Ethiopiques] «bien gentille, mais à l'aventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille ecclésiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon» (Essais, II, 8). Lope de Vega ensuite. Lope, que devaient agacer à la longue les censures de l'immoralité de son théâtre, décoche au passage une flèche aux Ethiopiques :

Don Fernando Dame a Heliodoro en nuestra lengua.

Julio ¡Gentil devocionario! Toma.

Don Fernando Aquí dice : Teágenes y Clariquea quedaron solos en la cueva, juzgando por gran bien la dilación de los trabajos que esperaban ; porque hallándose libres, se dieron los brazos amorosamente". ¿Esto quieres que lea?

Julio Yo no ; que tú lo pides.

Don Fernando Esto más enciende que entretiene.

Celle de Jean de la Fontaine enfin. La Fontaine observe benoîtement que ses contes, quelque peu libres il est vrai, sont peut-être moins dangereux pour les âmes des lecteurs qu' « une douce mélancolie où les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger ».

On entend que le Pinciano ne pouvait lire les textes que je viens de citer. Mais on conviendra que ce qu'ils expriment était une évidence aux yeux d'un Espagnol cultivé dans les dernières années du XVIe siècle. Tout lecteur quelque peu frotté d'Aristote savait que l'amour ne méritait pas l'honneur d'être le ressort d'une œuvre épique ; aucun élève, ou ancien élève, des classes

379

Page 5: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

de rhétorique ne pouvait admettre que Les Ethiopiques fussent quelque chose comme une Enéide en prose. Le Pinciano feint d'ignorer ces évidences. Jamais sans doute la mauvaise foi ordinaire aux aristotéliciens n'a brillé d'un aussi vif éclat qu'en cette occasion.

Cervantes, dont l'aristotélisme est douteux, n'avait aucune raison de partager les scrupules qu'aurait dû éprouver le médecin de Valladolid. C'est en toute sérénité qu'il savoure Les Ethiopiques. Et le projet de rivaliser avec Héliodore a dû germer bientôt dans son esprit. Au chapitre XLVII de la Première partie du Quichotte, le chanoine tolédan dessine le schéma de ce roman possible. Plus tard, très tard, Cervantes écrira Persiles et proclamera son admiration pour Les Ethiopiques. A quarante ans Cervantes admire Héliodore, à soixante ans il n'a pas cessé de l'admirer. Sur plusieurs questions il a hésité ou changé d'avis, comme il est normal chez un homme qui a réfléchi et qui continue à réfléchir : sur Héliodore il n'a pas hésité et n'a pas varié. Il est d'autant plus singulier qu'il ait écrit Don Quichotte en mettant de côté un projet qui le passionnait. (Je ne me flatte pas d'expliquer cette conduite) .

Mais, avant de s'attaquer à Don Quichotte, Cervantes a écrit des nouvelles. Deux au moins : Rinconete et le Celoso. Trois vraisemblablement, si l'on admet que le Curioso remonte à une date ancienne. Quatre peut-être, à supposer que le Cautivo ait été écrit avant que la Première partie du Quichotte ait été mise en chantier. Et quelque autre, qui sait ? J'avancerais volontiers pour ma part la candidature de El amante liberal... Mais trêve d'hypothèses. Il suffit de savoir que Cervantes a écrit Rinconete et le Celoso pour constater qu'il a défini un genre de nouvelle radicalement neuf. Ce n'est pas qu'il propose des préceptes originaux, ce n'est pas qu'il ait élaboré une poétique de la nouvelle. Simplement ont germé en lui deux convictions complémentaires, deux convictions qui se situent à mi-chemin entre réflexions d'un homme et projets d'un écrivain.

D'abord les passions, les rêves, les angoisses peuvent naître n'importe où. Les réserver aux asiles pastoraux ou aux palais orgueilleux est pure convention. L'amour désespéré du vieux Carrizales naît à Séville, Séville la marchande où tout se vend et tout s'achète. Corrélativement n'importe qui peut être sujet de nouvelle (ou de roman) : témoins les jeunes vauriens, les petites prostituées, les bravaches de Rinconete. Le héros quitte la scène, laissant la place au personnage. Quand il écrit ces deux nouvelles, Cervantes a découvert les convictions qui sont à la base de la nouvelle (et du roman) moderne.

380

Page 6: Chevalier en Lisant Cervantes

EN LISANT CERVANTES

Et puis Cervantes a une idée (il n'en manque jamais) : et si les personnages de la nouvelle se présentaient au lecteur en dialoguant ? et s'ils continuaient à échanger de libres propos au long de la nouvelle ? L'idée est appliquée avec le brio que l'on sait dans Rinconete, elle nous vaut, en dehors de la merveilleuse entrée en scène des deux chenapans, le savoureux interrogatoire qu'ils font subir au jeune crétin qui les conduit chez Monipodio. Elle sera exploitée dans La ilustre fregona et trouvera des développements inattendus aussi bien dans le Colloque des chiens que dans le Quichotte. D'autres nouvelles n'y feront pas appel : c'est déjà le cas du Celoso. Cervantes utilise brillamment le dialogue dans la nouvelle et le roman, mais il se garde d'ériger en dogme son emploi (l'œuvre cervantine, on le sait, ignore le dogme).

La conséquence de ces options est le recul de la rhétorique. Le discours, lieu par excellence de la rhétorique, s'efface, et le récit en acquiert une fluidité neuve. La description cesse d'être un morceau de bravoure pour se réduire à quelques traits évocateurs. De la demeure sévillane de Carrizales, qui emplit la nouvelle de son obsédante présence, nous savons peu de chose : les seuls détails précis que nous livre le texte sont ceux qui touchent aux murs et aux fermetures. Du patio de Monipodio nous voyons un banc à trois pieds, une cruche ébréchée, une natte de jonc, presque rien d'autre si ce n'est le carmin du dallage. (A cette austérité une notable exception : le portrait du maître des lieux). Quant au discours amoureux, essentiel dans les nouvelles cervantines et plus généralement dans la fiction littéraire du temps, il s'écarte résolument dans son infinie variété an prêt-à-porter pétrarquisant. Ricardo vit une passion qui confine au sublime, Ricardo adore Isabelle, la Juliana adore le Repulido («con cuan malo es, le quiero más que a las telas de mi corazón») , Rodolfo viole, Loaysa manœuvre et séduit, Preciosa organise les cérémonies d'une passion merveilleusement romanesque (sans observer que paladin et gitan sont des réalités incompatibles), l'amour courtois revit en Tomás de Avendaño («no soy criado de ninguno, sino vuestro»), Diego de Carriazo (père) se conduit avec le cynisme d'un roué, etc. Ce sont de grandes nouveautés.

De cette nouveauté Cervantes est parfaitement conscient. «Yo soy el primero que he novelado en lengua castellana». Mais il faut ajouter aussitôt qu'il ne manifeste pas de préférence tranchée pour ce genre si neuf. S'il pensait que le Celoso et plus encore Rinconete, qui signifient en effet une révolution dans l'art de la nouvelle, rejettent dans les ténèbres extérieures tout ce qui a été écrit précédemment dans ce genre, il introduirait Rinconete, et non le Curioso, dans la Première partie du Quichotte. Or il n'en fait rien. Il propose au lecteur, côte à côte, la nouvelle archaïque qu'est le Curioso et la nouvelle toute moderne du Cautivo. « Choisissez vos fleurs », proposent

381

Page 7: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

les boutiques des fleuristes... Davantage, il continue à écrire des nouvelles selon les recettes d'antan. Ainsi La española inglesa, dont je suis tenté d'écrire qu'elle ne vaut pas cher. Au demeurant Cervantes ne choisira pas, il publiera toutes ses nouvelles, les meilleures et les moins bonnes. Cervantes hésite ... Il écrira aussi Persiles, après Don Quichotte. Tant il est vrai qu'il n'est pas l'homme d'un seul roman.

Revenons en arrière, revenons aux années où Cervantes écrit la Première partie de Don Quichotte. Il me semble qu'il s'est demandé si les convictions qui l'avaient conduit à écrire Rinconete et les innovations qu'elles avaient entraînées pouvaient aussi bien servir de fondements suffisamment assurés à un roman. A un roman radicalement nouveau. Sur ce point Cervantes hésite. Si je risque cette suggestion, c'est parce que la Première partie du Quichotte se présente, me semble-t-il, comme une série de tentatives et de reculs, d'audaces et de repentirs.

Conformément aux options de Rinconete la fiction est située n'importe où. « En un lugar de la Mancha... » Face kAmadis de Gaula, Rogel de Grecia ou Felixmarte de Hircania, Don Quijote de la Mancha sonne comme un défi. Et un vieil hidalgo à l'esprit quelque peu dérangé et un balourd de paysan sont des personnages parfaitement valables. Enfin Alonso Quijano et Sancho Panza se feront connaître du lecteur en bavardant. C'est ici sans doute la découverte fondamentale, celle qui émerveillera Diderot (le Diderot qui écrit Jacques le fataliste) , celle que Heine définira en 1837 dans un texte superbe (encore que rarement cité) :

Mientras otros escritores, en cuyas novelas el héroe, cual persona aislada, recorre solo el mundo, necesitan recurrir a monólogos, cartas, libros de memorias o diarios para revelar los pensamientos y sensaciones del héroe [Heine doit penser aux romans soporifiques de Goethe], bástale siempre a Cervantes introducir un diálogo natural.

C'est dans la voie du dialogue que Cervantes s'engage dès que Sancho entre dans le roman. Il ne tarde pas à opposer les deux personnages et leurs cultures respectives. On se rappelle l'épisode où les ardeurs amoureuses du muletier et de Mantorne ont engendré une mêlée des plus confuses. Voici don Quichotte assommé et Sancho copieusement rossé. Maître et valet s'interrogent, cherchant à comprendre ce qui leur est arrivé. Le chevalier, poursuivant ses chimères, imagine d'abord avoir reçu une énorme torgnole assénée par un monstrueux géant. Soudain, mêlant deux univers fantastiques, il superpose à l'image du géant qui veille sur la pucelle celle du Maure enchanté qui garde les trésors cachés. Le géant et la pucelle sortent

382

Page 8: Chevalier en Lisant Cervantes

EN LISANT CERVANTES

tout droit des romans. Le Maure qui garde les trésors appartient à la tradition des légendes et des contes. Sancho, qui ignore les romans, néglige le géant. Il s'en tient au Maure gardien des trésors, un Maure qui lui est familier. Il croit le voir quand l'archer revient dans le galetas et il signale obligeamment son existence à l'aubergiste. Beau fragment que celui-là en vérité : les scènes d'auberge réussissent à Cervantes.

Mais les aventures du chevalier et ses entretiens avec l'écuyer peuvent-ils nourrir à eux seuls une narration étendue ? Cervantes en doute. Aussi ne renonce-t-il pas à multiplier les aventures, les aventures amoureuses, cela s'entend. (Il ne critique d'ailleurs pas l'emploi de ce procédé dans La Diane). C'est ainsi qu'apparaissent successivement l'indifférente Marcela, Grisóstomo le passionné, le malheureux Cardenio, Lucinda et le traître Fernando, une Dorotea séduite et abandonnée. Ces histoires conventionnelles donnent lieu, tout naturellement, à de beaux morceaux d'éloquence où la rhétorique coule à pleins bords : la chanson désespérée de Grisóstomo, le discours judiciaire de Marcela, les propos et la correspondance de Cardenio (sans compter un peu plus loin la nouvelle du Curioso, sur laquelle je reviendrai).

Ce n'est pas tout. L'aventure pastorale donne lieu à un éloge de l'âge d'or, et la réunion fortuite de tant de personnes diverses dans l'auberge de Juan Palomeque inspire à don Quichotte un parallèle entre les armes et les lettres. Eloge, débat : genres rhétoriques par excellence. Ces beaux discours, combien Cervantes les aura aimés ! Il les a tant aimés qu'il ne peut s'en déprendre. Pourtant une certaine inquiétude perce parfois dans le texte, Cervantes se demande si ces brillants morceaux sont bien à leur place dans l'histoire de don Quichotte : « esta larga arenga, que se pudiera muy bien excusar »... Cervantes hésite.

(D'autres fragments éloignent le lecteur des aventures de don Quichotte. Des colloques érudits: examen d'une bibliothèque, critique des romans de chevalerie, projet d'un roman exemplaire, éloge de la tragédie, critique de la comedia nueva. Nous scrutons ces chapitres avec passion parce que nous sommes des érudits. Mais notre passion ne peut nous dissimuler que ces chapitres qui furent d'actualité ont irrémédiablement vieilli et représentent une partie morte du livre. A partir du chapitre XLVII le roman se disperse et son intérêt faiblit. Seules l'aventure du Chevalier du Lac et l'histoire de la pauvre Leandra lui redonnent vie. Mais le roman touche à sa fin).

On reconnaîtra que Cervantes a pris soin de rattacher au récit principal les aventures de Cardenio et Lucinda, de Dorotea et Fernando. Cardenio le premier entre dans le roman, de façon brutale d'ailleurs : les côtes de don Quichotte et de Sancho pourraient le dire. Dorotea jouera avec talent,

383

Page 9: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

malgré ses incertitudes géographiques, le rôle de la princesse Micomicona. On remarque ces traits à première lecture. Ce n'est qu'en relisant le livre que l'on remarque avec quel soin don Fernando a été inséré dans l'action du roman. C'est lui qui prie le Captif de raconter ses aventures, c'est à lui (et non au Curé, comme on le dit parfois) que sera confié l'éloge du récit algérois. Il organise le vote qui décide de la nature du bât que portait l'âne du barbier, il piétine allègrement un archer, il empêche un archer (le même ?) de faire un mauvais parti à don Quichotte, il réconcilie Sancho et son maître et participe enfin à l'enlèvement du Chevalier. Personnage de nouvelles en un premier temps, extrait des récits de Cardenio et de Dorotea, don Fernando entre de plain-pied dans le roman de don Quichotte et de Sancho.

Désespoir de Grisóstomo, dissertation de Marcela, platonisme de don Quichotte, fureurs de Cardenio, fidélité de Lucinda, légèretés de don Fernando, séduction de Dorotea, la passion amoureuse ne sort pas des sentiers battus, et son expression ne s'écarte guère des formes conventionnelles. Mais voici qu'au chapitre XLIII s'élève une voix Fraîche qui rend un son nouveau, celle de doña Clara éprise de son étudiant : « en mi vida le he hablado palabra y, con todo eso, le quiero de manera que no he de poder vivir sin él ». Ce langage passionné nous le reconnaissons : ce sera celui de Mathilde et de Manon, de Raskolnikof et de Marcel. Les lecteurs de 1605, eux, l'entendent pour la première fois. Pour la première fois un personnage de roman parle d'amour simplement, passionnément et sans fioritures. La nouveauté est grande (et l'audace admirable).

Si grande qu'elle inquiète son auteur. Cervantes se demande si la passion peut légitimement s'exprimer de la sorte dans un roman. Tel est, si je ne me trompe, le sens qu'il faut attribuer à l'ironie de Dorotea, qui s'amuse d'entendre Doña Clara parler comme une enfant. Cervantes hésite ...

Il doit bien hésiter puisqu'il nous offre côte à côte la nouvelle du Curioso et le récit du Captif. Rarement sans doute on aura lu à l'intérieur d'une même fiction deux textes écrits en des styles aussi dissemblables. Mais une question préalable se pose : pourquoi Cervantes, qui à cette date disposait d'autres nouvelles, a-t-il choisi d'insérer ces deux-là dans son roman ? Il n'est pas facile de répondre à cette question, au moins en ce qui concerne le Curioso. Pour ce qui est de l'histoire du Captif il est possible d'avancer une hypothèse. Il me semble qu'elle remplit dans le livre la fonction du récit merveilleux. On sait comment érudits et poètes de l'âge baroque attendent de l'écrivain qu'il émerveille son lecteur. « Ma chi non sa - demande Minturno - il fine délia poesia esser la meraviglia ? » Cervantes a dû partager cette conviction. Le

384

Page 10: Chevalier en Lisant Cervantes

EN LISANT CERVANTES

chanoine tolédan demande aux œuvres de fiction que « admiren, suspendan, alborocen y entretengan ». Il s'agit donc d'émerveiller. Mais comment y parvenir ?

A cette question les prosateurs espagnols des premières décennies du XVIIe siècle ont apporté deux sortes de réponses. Les uns, optant pour un merveilleux chrétien, ont écrit des nouvelles édifiantes fondées sur des miracles : c'est le cas des nouvelles qui ornent le Don Quichotte d' Avellaneda ou tel chapitre de El soldado Píndaro. D'autres ont préféré faire appel à un surnaturel moins clair, qui oscille entre réminiscences du paganisme antique et échos de croyances vulgaires. Sorcellerie et fantômes : que l'on voie Marcos de Obregón, El soldado Píndaro ou les Historias peregrinas de Céspedes y Meneses. Cervantes lui aussi préfère cette solution, comme le montrent le Colloque des chiens et le Livre I de Persiles.

Mais le merveilleux du Cautivo est d'une autre nature : c'est le merveilleux des vieux contes du temps jadis. Le roseau mystérieux, l'or qu'il laisse tomber aux pieds du Captif, la blanche main qui s'ouvre et se ferme, la petite croix qui apparaît à la fenêtre, bref l'intervention quasi miraculeuse d'une inconnue qui joue le rôle de la bonne fée sur un arrière-fond de songes et de manifestations de la Vierge, la radieuse apparition de Zoraida dans le jardin d'Agi Morato enfin : autant d'éléments qui évoquent un récit merveilleux. Ce récit a sans doute existé. L'histoire du Captif s'inspire vraisemblablement d'un cuento de amor qui devait circuler dans les bagnes d'Alger et qui était une simple variante du célèbre conte de Marisol, la fille du diable, qui arrache un garçon aux geôles paternelles. Ces racines orales confèrent à l'histoire du Captif une place à part dans l'œuvre cervantine. Sans doute Cervantes connaissait-il, comme tous ses contemporains, quantité de récits de tradition orale. Maix ceux qui se reflètent dans son œuvre sont à l'ordinaire des contes à rire qui apparaissent sous la forme de brèves allusions, tel celui du vertueux personnage qui se félicite de ne pas avoir porté la main sur un prêtre puisqu'il s'est borné à le bourrer de coups de pied ou la vieille histoire de l'ânier à qui il manque toujours un animal pour la raison qu'il oublie de compter celui qu'il monte. Avec l'histoire du Captif le souffle du conte merveilleux de tradition orale passe pour une fois sur le roman cervantin, et plus largement sur la fiction romanesque du Siècle d'or.

Passons maintenant à la nouvelle du Curioso, si différente du récit du Captif. Cervantes a confié à Ruy Pérez de Viedma le soin d'opposer les deux narrations :

Y, así, estén vuestras mercedes atentos y oirán un discurso verdadero a quien podría ser que no llegasen los mentirosos que con curioso y pensado artificio suelen componerse.

385

Page 11: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

Mais cette opposition ne se limite pas à la nature des sujets, elle se manifeste également et surtout dans le style des deux textes. Angel Rosenblat a souligné il y a longtemps le caractère « littéraire » du Curioso, on peut sans hésiter préciser le concept et parler du style rhétorique de la nouvelle. Non seulement elle abonde en interrogations rhétoriques, non seulement elle multiplie références classiques, sentences et réflexions morales, mais encore elle introduit et définit son sujet par deux longues harangues. Car les deux vieux amis que sont Anselmo et Lotario, amis intimes, amis de toujours, n'échangent pas de libres propos, ils échangent des discours. Anselmo prend la parole le premier, déclarant son étrange désir dans un labyrinthe de phrases confuses. Il cite la Bible : ce n'est déjà pas si mal. Mais ce n'est rien au prix de la réplique de Lotario. Lotario inflige à son malheureux ami une interminable harangue. (C'est plus précisément, si l'on me permet d'être aussi cuistre que lui, une suasoria). Il cite la Bible, lui aussi. Il lui arrivera même de parler latin (ce qui surprend chez un gentilhomme). Il multiplie les exempta : le diamant qui ne peut être brisé, l'hermine symbole de chasteté, le miroir qu'un souffle peut ternir. Il en appelle aux comparaisons classiques : le jardin secret, la fragilité du verre. (Après quoi il s'excuse d'être long). J'oubliais les poètes : Lotario cite un dramaturge mystérieux, Tansilo et l'Arioste. Un Arioste moral : ce point mérite l'attention.

Le Roland furieux a connu au XVIe siècle un éclatant succès. L'Italie en produit cent trente huit éditions entre 1532 et 1600 — et une étrange aventure. L'enthousiasme qu'il suscite est tel qu'on le compare très tôt aux épopées antiques. A Y Iliade d'abord : l'Arioste sera « l'Homère de Ferrare ». Et, après quelque hésitation, à Y Enéide : l'Arioste sera « le Virgile toscan ». Ainsi en jugent les polygraphes vénitiens qui commentent inlassablement le poème. Mais, ajoutent-ils bientôt, si le Roland furieux est digne d'être comparé aux épopées antiques, il mérite aussi bien qu'elles de recevoir des commentaires moraux ou allégoriques : on en comptera huit entre 1542 et 1584. Cervantes s'amusera de ces tentatives quand il écrira la Deuxième partie de Don Quichotte : que l'on se rappelle le fragment où le Chevalier disserte avec un imperturbable sérieux sur les légèretés coupables d'Angélique et les prudents silences de l'Arioste. Mais, au temps où il parcourait l'Italie, il a dû être impressionné par le déferlement de ces commentaires érudits. De là procède l'exemple du prudent Renaud, qui refuse de tenter l'expérience de la coupe enchantée, fiction poétique, commente gravement Lotario, mais de celles qui renferment des secrets moraux « dignes d'être remarqués, entendus et suivis ». Nous lisons bien : Cervantes fut un temps disciple de Dolce et de

386

Page 12: Chevalier en Lisant Cervantes

EN LISANT CERVANTES

Ruscelli. Ce fait suffit à montrer que la nouvelle du Curioso a été écrite à date ancienne : elle doit être un des premiers essais de Cervantes en la matière, sinon le premier.

Le Cautivo n'est pas écrit de la même encre. Et pourtant... Quand on y pense, peu de sujets auraient admis d'aussi beaux morceaux rhétoriques. Lamentations : celles du Captif, celles de Zoraida, celles d'Agi Morato. Délibérations : Zoraida se demande sur quel captif porter son choix. Ou encore : le Captif se demande s'il est raisonnable de faire confiance au Renégat. Missive : celle que Zoraida laisse à son père. Imprécations : celles d'Agi Morato. Ou plus simplement : lorsque le Captif relate les cruautés de son maître, il pourrait tout naturellement le qualifier de « Catilina cruel » ou de « Sila facinoroso ». Ce vocabulaire est bien connu de Cervantes. Il l'emploie ailleurs : c'est Cardenio qui parle. L'histoire du Captif est écrite autrement. Sans ornement, sans rhétorique. Elle est contée avec une austérité absolue. Si la mémoire ne me fait pas défaut, elle représente à cet égard un cas unique dans la nouvelle du Siècle d'or espagnol.

Dans les chapitres qui suivent il sera traité des règles du théâtre et de l'art du roman. Mais point de la poétique de la nouvelle ni de l'art du récit. Cervantes en dit-il davantage ailleurs ? On a glané pieusement dans son œuvre les remarques touchant l'art du récit et en particulier la vraisemblance. Convenons que ces réflexions ne brillent pas toujours par l'originalité. Mais surtout, mis à part les rapports entre les lettres et la morale, elles ne posent aucune des questions que l'auteur des Novelas ejemplares s'est forcément posées. Acceptons-le : Cervantes n'a pas voulu écrire un art poétique. Ce qui surprend davantage, c'est l'indifférence avec laquelle il place côte à côte le Curioso et le Cautivo, une nouvelle que Lope ou un de ses admirateurs aurait pu écrire, et une nouvelle que seul l'auteur de Don Quichotte pouvait écrire. Ce qui surprend, c'est que Cervantes n'ait pas préféré Rinconete au Curioso. Il faut en prendre notre parti. Cervantes a réfléchi (longtemps), il s'est posé des questions (souvent), il a hésité (plus d'une fois). « Nous flottons entre divers avis : — écrit Montaigne — nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment » {Essais, II, 1). C'est vrai.

C'est si vrai que Cervantes reprend parfois une question qu'il a déjà traitée pour en donner une nouvelle version, écrite dans une forme de sens opposé. Ainsi au discours des armes et des lettres de la Première partie du Quichotte répond dans la Deuxième partie le dialogue entre le Chevalier et l'adolescent qui s'en va à la guerre en chantant. Le discours des armes et des lettres est sans doute admirable. Je lui préfère, et de beaucoup, la rencontre du Chevalier et

387

Page 13: Chevalier en Lisant Cervantes

BULLETIN HISPANIQUE

du garçon qui veut être soldat. Gageons que les premiers lecteurs du livre en jugeaient autrement. Il n'y a là rien de bien merveilleux : les excès des romantiques, les sottises des nationalismes et la démocratie parlementaire n'avaient pas terni pour eux les beautés de l'éloquence.

En bonne rhétorique il faudrait conclure. Mais faut-il respecter les lois de la rhétorique ? Ou bien opiner avec Renan que la rhétorique a été la seule erreur des Grecs ? J'incline vers la deuxième solution.

388