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DE LA MÊME AUTEURE

La croisade de Cristale Carton, HMH Collection Plus, 2002Les carnets de Douglas, Alto, 2007 (CODA, 2008)Le cœur de la crevette, Alto, 2010

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Christine Eddie

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Catalogage avant publication Bibliothèque et Archives nationales

du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Eddie, Christine

Parapluies

ISBN 978-2-923550-65-7

I. Titre

PS8559.D438P37 2011 C843’.6 C2011-940493-1PS9559.D438P37 2011

Les Éditions Alto remercient de leur soutien financierle Conseil des Arts du Canada

et la Société de développement des entreprises culturellesdu Québec (SODEC).

Les Éditions Alto reconnaissent l’aide financièredu gouvernement du Canada

par l’entremise du Fonds du livre du Canadapour leurs activités d’édition.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôtpour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Illustration de la couverture : Pascale Bonenfant

ISBN: 978-2-923550-65-7© Éditions Alto, 2011

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Pour Camille et Dominique

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Comment une seule personne peut-elle suffire ?On devrait être plusieurs sur une même vie.

Hélène PEDNEAULT, La déposition

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BELLA CIAO

Je m’imagine toujours que quelque chose de merveil-leux va survenir, comme la fin de l’occupationisraélienne et le retour de la morue dans l’Atlantique.Ou des nouvelles de Matteo. Pour la Palestine et lamorue, il faut s’armer de patience compte tenu del’effondrement du monde dans les journaux. Maispour Matteo, j’ai empoigné l’espoir avec la vigueurd’une carmélite et j’ai tenu bon, même si rien ne s’estannoncé à part la pluie. Il a plu durant trente-quatrejours d’affilée. Trente-quatre jours de brouillasse, sanssoleil. C’est à peine si je m’en suis rendu compte,trop occupée à guetter le téléphone, un courriel, lesbruits dans l’escalier. Rien. Silence radio. Matteos’était défilé pendant que je dormais et, trente-quatrejours d’affilée, je suis tombée d’un centième étage enagitant les bras.

La plupart du temps, je me réfugiais chez moi oùil se passait des choses terribles, comme la guerre auDarfour et des glissements de terrain en Chine et leGroenland qui fond un peu plus chaque semaine.Pour tenir le coup, je m’astreignais à des activités quine m’avaient jamais intéressée auparavant. Enleverles marques de doigts sur le chrome du robinet, bor-der d’abord le pied du lit avant de faire les coins,tout ça. Je pouvais ainsi détourner mon esprit versdes sujets plus fondamentaux que les déserteurs dedomiciles conjugaux. La moitié des primates est me-nacée d’extinction. L’autre moitié vit sans eau

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potable. Le fait de ne me reconnaître ni tout à faitdans un camp, ni tout à fait dans l’autre me conso-lait. Un peu.

Je vidais consciencieusement le lave-vaisselle, unefourchette à la fois, quand le lecteur de nouvellesm’a cassé les bras. Une Somalienne de treize ans quiavait dénoncé son viol à la milice s’était fait lapiderà mort par cinquante hommes devant un millier despectateurs. C’est un camion qui avait transporté lespierres jusqu’au stade. On les enterre jusqu’au couavant de les frapper. Sur le coup, je n’ai rien su d’au-tre parce qu’ils ont enchaîné avec les nouvelles dusport.

Elle s’appelait Aisha.

Le lendemain, un entrefilet dans le journal m’aachevée. Il m’apprenait que le code pénal qui régitune lapidation demande que les pierres ne soientpas trop grosses, afin de garantir une mort lente etdouloureuse. À partir de ce moment, Aisha m’a sui-vie partout. Son corps secoué de tremblements sousla terre lourde. Son cœur pulsant trop fort. Les mou-vements hystériques de la foule. Le premier filet desang, au bord des lèvres. Sous l’œil. Dans le cuir che-velu. Les cailloux lancés un à un, avec la force froidede la haine. Un camion entier de haine.

J’ai révisé de fond en comble ma définition du mal-heur. Pendant que la Somalie se qualifiait au recordmondial de la barbarie, je mesurais ma chance.Contrairement à celle d’Aisha, ma vie ne s’était jamaistout à fait décousue, il y avait toujours eu un moment

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où le fil trouvait un nœud qui empêchait le tissu dese défaire complètement. Le vent soufflait dans le bonsens quand je suis née et mes parents en ont profitépour se faufiler dans la classe moyenne. Ils m’ontoffert une jeunesse tranquille, loin des guerres et desdictatures qui brûlent le cerveau. Enfant, je regardaisune partie de mes contemporains mourir à la télévi-sion avec un ventre rond et des mouches qui leur frô-laient le visage. « Pense à l’Éthiopie », disait ma mèreet je terminais mon assiette en pensant à l’Éthiopie,avant d’aller dormir sur mes deux oreilles. J’ai grandià l’abri de tout, en ne manquant de rien, avec desdrames d’enfant qui sentaient l’huile de foie demorue et les mitaines mouillées.

Adulte, je serais peut-être devenue une vraieboute-en-train si mes deux parents n’avaient pas eul’idée de mourir en même temps et de me laissertoute seule derrière. J’aurais pu ne jamais venir àbout de ce deuil. Pourtant, j’ai quand même fini partomber sur Matteo, qui a un don naturel pour larésurrection. Alors le soir, dans mon lit désert, enattendant qu’il revienne, je me couchais avec deuxoreillers collés dans le dos et je serrais Aisha dansmes bras. La petite fermait les yeux en priant, oubien elle les ouvrait en hurlant. Nous dormions mal.

En l’absence de Matteo, le travail aussi m’a éloignéedu précipice, cinq jours sur sept, parfois jusque tardle soir. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il me rendait frin-gante parce que la révision de documents techniques

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n’a jamais été le métier que j’avais l’intention dechoisir en sortant de l’université. Mais c’est celui quis’est présenté. À force de petits contrats de correc-tion et de réécriture, je suis devenue chercheuse desynonymes et réparatrice d’accords de verbes chezTréma inc., une agence qui produit des cataloguesélectroniques. C’est très long à inscrire dans unformulaire, quand il faut préciser sa profession.

Tandis que Matteo se surpassait dans les amphi-théâtres de l’université où il a vite pris l’habitude debriller, je me contentais donc de feuilleter des dic-tionnaires dans un décor qui déploie une palettesoporifique de beiges : poudre de pistache, plage duBrésil, infusion de tilleul, taches de café sur le tapis.Chez Tréma inc., même les bacs de recyclage exhi-bent un joli ton de levure. Ce smog professionnelnous a été offert par le patron, M. Feng Shui, aprèsqu’il ait appris que les couleurs vives rendent la cor-dialité et les comportements humains plus apparents,deux facteurs dont il serait prouvé qu’ils ralentissentle rythme de travail. Cette révélation l’a ensuiteconduit à nous dépouiller des affreuses petites cloi-sons champagne qui servaient jusque-là à délimiternos bureaux et auxquelles nous ne savions pas quenous étions aussi attachés, avant de les voir s’empilersur un diable et partir vers une entreprise de mobi-lier de seconde main. Nous pouvions désormais tra-vailler dans une aire ouverte qui permettait àl’énergie de mieux circuler et à chacun d’être observépar tous ses voisins en même temps. C’était censéprévenir les déséquilibres mais, s’il n’en avait tenu

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qu’à moi, nous n’aurions pas dû hésiter à réclamerun deuxième avis sur la question.

— Madame Dubois voudrait ajouter quelquechose, peut-être ?

— Non, non, monsieur F. Enfin, oui. Je signalaissimplement à ma voisine que, depuis le nouvel amé-nagement, c’est plus difficile de… Vous savez… Ceque je veux dire…

— Quand on vous écoute, Béatrice, on se de-mande comment vous faites pour écrire. Passons aupoint suivant.

Le point suivant était la sécurité et, une semaineplus tard, des experts sont venus installer des ver-rous et des systèmes d’alarme hypersensibles à cha-cune des portes du bâtiment qui héberge l’agence.On nous a aussi munis de cartes à puce qui contrô-lent nos allées et venues. Des caméras de surveil-lance nous épient maintenant jusqu’à la machine àcafé et les ordinateurs ont été enrichis d’un tas debricoles sophistiquées, trop lourdes pour le systèmeinformatique qui, depuis, s’effondre tous les troisjours. Nous perdons ainsi des textes et du temps, cequi rend la direction nerveuse. Toutefois, il faut bienadmettre que, depuis tous ces changements, aucuntaliban cachant une kalachnikov sous sa robe n’adéambulé dans les couloirs de Tréma inc. Et pas nonplus d’enfant de quinze ans que nous aurions pufaire enfermer à Guantanamo.

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Le soir quand je quittais l’agence, j’avais juste assezde force pour faire une course ou deux avant dem’arrêter au rez-de-chaussée, chez la mère de Mat-teo. Ce que j’aimais le plus chez Francesca, c’étaitson téléphone parce qu’il semblait constamment surle point de sonner. Il était posé sur une table basse,entre nos deux fauteuils. Un modèle blanc assez laid,avec des numéros géants pour les presbytes et lebouton du volume réglé à maximum. Je ne le quittaispas des oreilles, prête à répondre. Tiens, c’est toi ! Jete passe ta mère tout de suite, mais dis-moi à quelleheure tu penses rentrer ?

En attendant qu’il sonne, je pouvais toujours admi-rer l’exposition de photos qui encombre le buffetrococo, avec peut-être une touche de néogothique,pour ce que je m’y connais. On y voit Matteo unefois avec son père dans un manège d’autos tampon-neuses. Sinon, il est toujours avec elle, en noir etblanc. Matteo et sa mère au milieu d’un jardin, Mat-teo et sa mère à Venise, Matteo et sa mère sur un bal-con, dans une église, sous une glycine, devant l’arbrede Noël, derrière un gâteau d’anniversaire. Tout lemonde sourit, comme au cinéma. Aucune photo delui depuis quinze ans, c’est-à-dire depuis qu’il vivaitavec moi.

Francesca n’a jamais manifesté beaucoup d’en-thousiasme à mon endroit, mais à partir du momentoù son fils s’est volatilisé, notre relation a pris unetournure plus strictement télévisuelle. Matteo lui avaitoffert un écran plat pour Noël et je la soupçonnaisd’avoir effectué un transfert affectif sur la télécom-

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mande. Ça m’a frappée, un soir qu’elle se passionnaitpour un dénoyauteur multifruits muni d’un réservoiramovible et de plaques interchangeables. Un seulversement de trente-neuf dollars quatre-vingt-dix-neuf sous. Évidemment, les frais d’expédition décritsen caractères microscopiques étaient « en sus », uneexpression que personne n’utilise parce que quandon tait le s, on passe pour snob et si on le prononce,l’entourage baisse les yeux. Bref, le dénoyauteur m’alaissée perplexe, surtout lorsque la dame qui faisaitla démonstration avec son kilo d’olives noires nous ainformées sans rire que cet appareil était idéal pourle camping.

Francesca n’avait sûrement jamais fait de campinget, à son âge, je doutais qu’elle s’y mette un jour. Jel’ai toujours connue vieille, même avant que Matteon’aille la chercher avec son buffet fiorituré. Elle vivaitdans le logement du rez-de-chaussée depuis presquedeux ans, et pourtant, elle n’avait toujours pas l’air decomprendre un mot de français. Comme mon italienn’est pas fort non plus, nous communiquions surtoutpar signes. J’ai quand même vu qu’elle était retour-née. C’était peut-être les olives qui la rendaient nos-talgique. Ou l’absence de son fils, ce qui nous auraitfait un premier point commun. Pour faire diversion,j’ai augmenté le son de la télévision et on a plutôtévalué ensemble l’intérêt de se procurer un cœur enor blanc, vraiment pas cher, serti de soixante-quinzediamants du Botswana datant d’un milliard d’années.

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Ça ne me dérangeait pas d’avoir quarante ans. Ma vieprivée m’entoure de demi-siècles, ce qui me confère,d’année en année, le statut de benjamine systémati-que. Pas d’angoisse de la ride, non plus, ni de fixa-tion sur mon horloge biologique depuis que magynécologue avait décrété qu’aucun bébé ne suppor-terait de passer neuf mois dans mon utérus. Je m’ac-commodais donc d’une existence canalisée autour deMatteo et de Tréma inc. J’étais peinarde et philosopheet quarante ans me convenaient tout à fait. Pourtant,si c’était à refaire, je choisirais de rester suspendue autrois cent-soixante-quatrième jour de mes trente-neufans.

Ça ne m’a jamais dérangée, non plus, de ne pasavoir d’amis à moi pour aller au cinéma ou pour par-ler pendant une heure au téléphone le dimancheaprès-midi. Ça m’était d’autant moins nécessaire queMatteo est arrivé dans ma vie tout équipé. Il formaitdéjà, avec Jacob et Pierre, un trio solide dans lequelje me suis faufilée par alliance. Lou, la troisièmeconjointe de Jacob, et Mimi, la deuxième de Pierre,faisaient partie du décor et je les fréquentais lors-qu’elles étaient en paire autour de Matteo, c’est-à-direau moins une fois par semaine. Alors, quand Matteom’a emmenée au restaurant pour célébrer mon anni-versaire, j’ai pris un air émerveillé en les découvranttous les quatre qui piaffaient dans l’alcôve réservée ànotre nom.

Le restaurant proposait des sushis au foie gras, desmakis à la crème d’oursin et une addition salée. Leservice était trop lent mais la soirée s’est envolée

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grâce à Matteo qui racontait ses dernières frasquesuniversitaires. Nous nous étions disputés la veille,mais là, assis en face de moi, il faisait le clown, n’ex-primait aucune rancune. Pas le plus petit glaçon dansle regard. Il me tendait quelques algues au bout deses baguettes, il remplissait mon verre de saké ensouriant et je lui renvoyais l’ascenseur sans effort.C’était mon anniversaire. Je lui trouvais même l’airheureux, preuve que mon sixième sens avait déjàcommencé à décélérer. À ma décharge, il faut conve-nir que sur les photos prises de trop près, décentréesou floues, nous sommes tous hilares et, si je grossisl’image à l’aide du zoom de l’ordinateur, je ne voisaucun détail qui ferait mentir l’allégresse contagieusede Matteo.

En rentrant, un peu avant minuit, il a ouvert la té-lévision pour écouter les résultats d’un match pen-dant que je remorquais mes quatre décennies jusqu’àla chambre, en me tenant au mur à cause du saké.Fébrile à l’idée de recevoir enfin mon cadeau d’anni-versaire, j’ai fait couler l’eau du bain en fredonnantquelque chose de joyeux, sûrement. Rétrospective-ment, j’avoue que peu d’indices pouvaient laissercroire qu’il m’avait réellement retenu un billetd’avion, mais ce sont à ceux-là que j’étais accrochéedepuis deux semaines, aussi confiante qu’une trapé-ziste qui sent le filin solidement attaché à sa ceinture.Il partait deux semaines plus tard. Un séminaire d’étésur l’ambiguïté dans l’imaginaire occidental, ou peut-être sur l’imaginaire d’un Occident ambigu, ce genrede sujet est réversible à volonté. J’ai simplement rete-nu que ça se déroulait à Palerme et que Matteo avait

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acheté assez de crème solaire pour deux. Il fait chauden Sicile, début juillet.

Le match devait s’éterniser en prolongation et jen’en pouvais plus d’attendre. Alors, j’ai fouillé dansla serviette de Matteo qui se trouvait près de la porte.J’ai passé ma main sous les oreillers. J’ai cherchédans le tiroir de sa table de chevet. Je n’ai pas penséà regarder sous le lit.

J’ai probablement posé ma tête sur l’oreiller encontemplant le mont Pellegrino et la Méditerranée.Peut-être qu’on irait aussi à Syracuse, si Matteo par-venait à s’extirper de son séminaire. À l’agence, unebanque de congés m’attendait et je m’étais assuréede pouvoir obtenir une libération de cinq jours surun simple coup de fil. J’ai dû m’endormir en compo-sant mentalement le numéro.

Notre appartement est chauffé avec de gros radia-teurs à eau chaude et, quand Francesca a besoind’aide, elle tapote avec sa canne celui de la pièce oùelle se trouve. Le son monte chez nous à mille deuxcents kilomètres à l’heure. Quand nous sommes là,l’un de nous descend voir ce qu’elle veut, plutôtMatteo que moi puisque c’est lui qui en a la garde.Le ploc-ploc familier m’a réveillée. J’ai ouvert un œilà la fois pour constater qu’il était presque dix heures.Je n’avais pas dormi autant depuis la fin de la guerredu Liban.

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Un pressentiment m’a tout de suite fait de grandssignes affolés parce que l’oreiller de Matteo étaitresté lisse comme un mur. Pourtant, je l’ai chassé enenfilant machinalement ma robe de la veille. Dans lesalon, le téléviseur était fermé. Matteo n’avait proba-blement pas dormi devant. Ça ne m’a pas empêchéed’accélérer le pas dans le couloir. En traversant l’en-trée, j’ai bien vu que l’écharpe de Matteo ne se trou-vait plus sur la patère. J’ai quand même couru enbas, comme si de rien n’était.

Francesca était tombée en voulant attraper un vaserangé au-dessus d’une armoire de sa cuisine. Ellen’avait apparemment rien, si l’on fait abstraction dudos qu’elle a fragile depuis qu’elle vit ici, à cause duclimat, se plaint-elle. Nous avons mis les fleurs dansl’eau, des lilas déjà roussis, qu’elle avait cueillis dansla cour. J’ai pris le temps d’écouter son babillageconfus. Elle me demandait si Matteo pouvait enfinfaire venir quelqu’un pour réparer son tostapane,comme il l’avait promis, et si le réparateur de grille-pain n’en profiterait pas pour ajuster l’antenne para-bolique. Francesca voulait capter la messe de minuitdirectement du Vatican. Nous étions à six mois deNoël. J’ai continué à faire celle qui n’a aucun talentpour les langues à part la mienne, ce qui, en vérité,me vient naturellement.

Elle a fini par se calmer et moi, par m’éclipser. J’aiattrapé le journal sur le palier avant de rentrer chezmoi. À l’étage, j’ai continué à ignorer le pressenti-ment qui se baladait maintenant en sifflotant, de moncerveau gauche à mon cerveau droit. Le portefeuilleet les clés de Matteo ne traînaient nulle part. Par

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contre, sa valise dormait toujours dans le placard, saserviette était posée derrière la porte de notre cham-bre et sa brosse à dents, au bord du lavabo, avec letube de dentifrice ouvert. La vaisselle de nos deuxderniers petits-déjeuners patientait encore sur lecomptoir. Mis à part l’écharpe, les clés, le portefeuilleet Matteo, rien n’avait bougé depuis la veille. C’étaitsamedi, j’avais tout mon temps, je n’étais pas encoreinquiète. Je me suis même un peu excitée en me de-mandant quel cadeau d’anniversaire pouvait obligerMatteo à filer en douce pendant mon sommeil.

Dehors, le ciel était gris et il pleuvait.

Beaucoup de gens cherchent, toutes les trente minu-tes, à savoir ce qui se passe dans la tête de leurconjoint. À quoi tu penses ? Tu vas où ? C’était qui ?Pas nous. J’aurais été incapable d’accrocher un bra-celet électronique au poignet de Matteo et il étaitentendu que ce serait vice-versa. N’empêche, à midi,j’ai quand même appelé Jacob et Lou, puis Mimi etPierre. Ils n’avaient pas revu Matteo depuis le restau-rant, mais quelle forme il tenait hier soir, hein ? J’aiaussi essayé son bureau, à l’université, où il n’y avaitque le répondeur. Je n’ai pas laissé de message. Enraccrochant, je suis retournée chez Francesca parcequ’il passe parfois chez sa mère avant de rentrer. Elleétait toute seule, rivée à sa télévision devant uneanorexique musclée qui avait perdu quinze kilos enun mois, sans effort. L’appareil de musculation,qu’elle caressait comme si c’était un canapé de ve-

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lours, respectait nos articulations. Il pouvait être livréà domicile à un prix ridicule, à condition de se leprocurer dans les cinq minutes qui suivaient. Fran-cesca avait l’air tentée. Moi, moins. Je suis remontée.

J’ai été prise d’une frénésie de ménage. J’ai si bienfrotté et rangé que l’appartement s’est mis à ressem-bler à celui de quelqu’un d’autre, quelqu’un quivivrait dans un magazine haut de gamme avec unmari qui rentre à la maison en criant : Chérie, devinequoi ? j’ai deux billets d’avion, sors ton passeport. Jen’ai pas pris le temps d’admirer mon œuvre, il restaitl’aspirateur à passer. Je me souviens du fil qui s’en-tortillait et des brosses que je changeais à toute al-lure, parce que j’avais hâte d’en finir. Puis, sous le litde notre chambre, l’appareil s’est étouffé. Je me suispenchée pour voir ce qui n’allait pas.

Une petite culotte. Avec de la dentelle rose pâle.Trop délicate pour moi, mais trop grande pour legoulot de l’aspirateur.

Je me suis assise sur le lit avec le froufrou poussié-reux pendant que l’aspirateur continuait à rugir. Jeme souviens que mes jambes refusaient de bouger etqu’un boa constrictor s’est installé dans ma poitrine.Après, c’est le trou noir. Je sais que j’ai pris mes cinqjours de vacances, mais je n’ai aucun souvenir d’êtreallée en Sicile et d’avoir admiré la Méditerranée.

La première fois que j’ai vu la mer, c’était aux Îles-de-la-Madeleine où je passais une semaine de

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vacances avec Numéro Un. J’avais dix-huit ans etNuméro Un, comme l’indique son nom, était le dé-positaire de ma virginité.

Les piquets neufs de la tente commençaient toutjuste à s’habituer au sable fin de Havre-Aubert quandNuméro Un a profité de l’enthousiasme qui m’en-voyait gambader dans le foin de mer pour s’éclipseravec la motocyclette, le billet du traversier et la voi-sine du camping. Privée de mon unique moyen delocomotion, j’ai arpenté la plage dans l’espoir d’aper-cevoir la silhouette d’une Kawasaki sur la dune. J’aifini par échouer sous une falaise, comme un béluganourri aux BPC. Il n’y avait plus que le petit pas ner-veux des pluviers siffleurs et la berceuse du ressacpour me consoler. Rien à voir avec les flac-à-flac desbords de lacs, de rivières ou même du fleuve, seulesrives que j’avais connues jusque-là.

Mon tête-à-tête avec les vagues a duré cinq joursau terme desquels j’ai remballé la tente, bourré monsac à dos d’agates et jeté dans une poubelle publiquele kilo de kleenex qui m’avait tenu compagnie pen-dant les vacances. Au moment de l’embarquementpour le retour, j’ai vu arriver Numéro Un au guichetdu traversier. La voisine du camping n’était nulle parten vue. Soulagée, je n’ai pas fait d’histoires, à cetteépoque les filles se taisaient encore. Je me suis réfu-giée sur un des ponts du bateau et lui, sur l’autre. Ar-rivée à terre, je me suis installée sur la motocycletteen me rapetissant le plus possible. Accrochée à sataille, je ressassais un mélange de colère, de ressenti-ment et d’abattement. Les quatorze cents kilomètres

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qui nous ont ramenés en ville ont été avalés deuxfois plus vite qu’à l’aller.

C’est aux Îles que les rapports incertains entre lafidélité et la testostérone me sont apparus clairementpour la première fois. Tout comme le fait que cen’est pas la septième vague qui est la plus forte. C’estla troisième.

Matteo Jordi est Numéro Trois.

J’ai rencontré Matteo dans un ascenseur, ce qui m’atout de suite paru de bon augure vu l’exiguïté deslieux et son potentiel d’intimité. Il laissait traîner unpeu de soleil sur son accent et jouait du regard avecadresse. Je n’allais évidemment pas être la premièrethésarde à tomber dans ses bras. J’avais moi-mêmepris l’habitude de batifoler avec une partie du syndi-cat des professeurs depuis que Numéro Deux n’avaitfinalement jamais quitté sa femme pour moi. Mais, enapercevant la tignasse sombre du titulaire de lanouvelle chaire de littérature comparée, j’ai entrevu,pour la première fois depuis la mort de mes parents,la possibilité d’une suite ininterrompue de ciels bleus.

En quatre étages, nous sommes passés du vous autu et, en un trimestre, du tu au nous. J’ai sous-louémon loft et déménagé chez lui, rue des Tilleuls, danssix pièces toujours en désordre. Le samedi soir,Matteo invitait ses copains autour de la grosse tableen chêne de la salle à manger. Je ne me lassais pasde l’écouter faire le pitre. Je riais tellement que les

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cinquante muscles de mon visage étaient les plus fer-mes en ville. Au début, nous commandions des piz-zas, buvions de la bière et fumions nos cigarettes endiscutant de ce qu’il fallait faire pour que le mondechange. Des centaines de samedis soirs plus tard,nous avons fini par commander des sushis, boire duchablis et cacher les cendriers en espérant que nousserions encore là quand le monde redeviendraitcomme autrefois.

Aujourd’hui, la table est déserte. Lou appelle bientous les trois jours, mais au ton de sa voix on sentque c’est un pensum qu’elle inscrit dans son agenda :appeler Béatrice — vérifier sa santé mentale. Je luiréponds n’importe quoi et elle m’écoute un momentavant de raccrocher gentiment, sans insister. Quant àMimi et Pierre, ils n’ont plus mis les pieds ici depuisle mois de juin et, quand je les ai croisés par hasarddans la rue, ils se sont empêtrés dans une compas-sion affolée qui m’a hérissée. Je les préférais avant.Je préférais tout avant. L’insouciance, la tranquillitérassurante de ma vie à deux. Toutes ces années pen-dant lesquelles nous avons navigué sur une mercalme, avec juste ce qu’il fallait de brise pour avan-cer. C’est Matteo qui tenait la barre. Personnellement,je n’ai jamais pensé qu’il me faudrait un gilet desauvetage.

À part la trotteuse de l’horloge accrochée sur le murqui fait face à ma table de travail, je ne comptais pasdavantage d’amis au bureau qu’ailleurs. Peut-être

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parce que le personnel arrive et repart en congé dematernité tous les six mois, remplacé par des jeunesde plus en plus enceintes tandis que moi, je mecontente de vieillir. Je m’efforçais quand même d’of-frir mon meilleur profil à la caméra de l’entrée pen-dant que les jouvencelles enlevaient leur casque decycliste, en vérifiant si leur cellulaire avait bipépendant qu’elles pédalaient sous la pluie. Aucune nesemblait attendre mon grain de sel. J’ai pourtant déjàeu des collègues qui se tordaient devant ma bonnehumeur. Mais avec le départ de Matteo et des cloi-sons, avec la surveillance de nos allées et venues, laguerre en Afghanistan et cette météo qui laissait sestraces sur le tapis et dans les ascenseurs, l’atmos-phère au travail n’avait plus tellement la cote.

Je m’ingéniais à rédiger un texte de vingt lignessur les chaussures de curling dont les semelles peu-vent être glissantes ou antidérapantes, selon qu’onlance ou ne lance pas la pierre. Ça paraît simple audépart, sauf que les lanceurs gauchers ont la semelleglissante au pied droit, alors que les lanceurs droi-tiers l’ont sous le pied gauche. De plus, la semelleantidérapante peut s’ajouter à la semelle glissante etdes semelles glissantes peuvent aussi être installéessur les semelles antidérapantes. Je n’arrivais pas àcomprendre quelle semelle un lanceur droitier pou-vait avoir au pied droit, et pas non plus…

— Madame Dubois !

Pendant quelques jours, tout le personnel, in-cluant Feng Shui, m’avait traitée avec une telle indul-gence que j’aurais juré que le monde entier savait

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que Matteo s’éclatait avec une petite culotte XXS.Mais ça n’a pas duré longtemps, cette histoire d’in-dulgence.

— On ne vous demande pas de jouer au curling,on vous demande de décrire une chaussure ! Je veuxce texte sur mon bureau avant midi. C’est clair ?

Le problème avec Feng Shui, c’est qu’il a beau-coup de mal à formuler des questions ouvertes. Et leproblème avec Matteo, c’est que son passeport étaitresté sagement rangé dans le tiroir de la commode.L’idée qu’il soit toujours dans le même pays que moim’a d’abord réconfortée, même si j’ai regretté quenous ne vivions pas dans les cinq cents mètres carrésde la principauté de Sealand. Il n’était donc pas partien Sicile. Il n’avait pas dormi à la maison. Il n’avaitprévenu ni sa mère, ni moi. Il n’avait laissé aucuneexplication. Il n’avait rien emporté avec lui. Il s’étaitlevé, avait éteint la télévision et pris le large. Tout çaaprès avoir enlevé sa culotte à une fille aux goûtsvestimentaires douteux, dont les hanches étaient siétroites que ses épaules devaient la déséquilibrerquand elle marchait sous une brise légère. Dans no-tre lit. Ça me donnait la nausée. Surtout la fille.

— Béatrice, je vous signale que j’attends une ré-ponse.

— D’accord. C’est clair.

Mon patron a un faible pour les dénouements ra-pides et ce n’est pas une grosse affaire de lui en pro-poser un de temps en temps si ça lui fait plaisir. Je

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l’ai regardé rebrousser chemin comme un sultan ha-bitué à ce que le harem s’incline, pendant que mescollègues fraîchement émoulues de la maternellefaisaient semblant de ne pas nous avoir écoutés. J’enai profité pour replonger dans mon clavier en met-tant ce qui me restait d’ardeur dans les semelles. Jus-qu’à onze heures cinquante-neuf, j’ai même oubliéde regarder la trotteuse. Quand je suis allée portermon texte imprimé en Arial 12, la porte de Feng Shuiétait fermée à double tour et Jenny, la secrétaire, asimplement pris ma feuille en me tendant une nou-velle commande. Excédée, je lui ai arraché la noticedes mains : sectionneurs pour fusibles à couteaux. Çatombait bien. J’étais prise d’une envie folle de tuer.

Je ne suis pas arrivée à déverrouiller la boîte de cour-riels de Matteo. J’ai défilé à l’endroit et à l’envers tou-tes les dates de naissance de notre entourage, tousles noms et prénoms de ses aïeux, en remontant jus-qu’à Léonard de Vinci. J’ai inventé des mélanges dechiffres et de lettres, en plusieurs langues, qui n’ontfait qu’accroître ma frustration. Le code d’accès s’avé-rait compliqué et il ne semblait pas contenir monprénom, ce qui m’a sapé le moral. Alors je lui ai écrit.Un jet de colère qui n’en finissait plus. Au bout dequelques heures, j’ai tout effacé sauf le dernier mot.Reviens. J’ai cliqué sur « envoyer » de toutes mesforces.

Francesca était vieille, mais pas encore assez pouroublier qu’elle avait un fils. Depuis le dépeuplement

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de mon couple, elle passait ses journées assise de-vant la télévision avec un papier-mouchoir en boulequ’elle sortait de sa manche pour y plonger bruyam-ment le nez aussitôt que j’avais le dos tourné. Je nesuis pas très portée sur les cancans extramaritaux, àplus forte raison ceux qui me concernent, alors, dèsle début, j’ai fait semblant que Matteo était en voyage.J’ai dit à Francesca qu’il avait dû partir plus tôt pourPalerme, colloquio molto importante, parce que latélévision — j’ai dit « la RAI », pour l’impressionner —voulait parler de son livre. J’ai lancé la nouvelled’une voix assurée en m’installant à ses côtés. Quandj’ai levé la tête, elle me regardait avec ses yeux inoxy-dables, mais j’ai quand même eu l’impression qu’ilsétaient sur le point de s’embuer à nouveau. Je mesuis empressée d’en rajouter en affirmant, guillerette,qu’il reviendrait bientôt. Elle s’est remise à fixer la té-lévision sans dire un mot et j’étais si soulagée qu’ellene m’ait posé aucune question, que j’ai failli acheterun four cyclonique multifonction et autonettoyant,idéal pour personne seule.

J’avais ma fierté et je n’allais pas étaler mon gâchisconjugal sur la place publique. Mais je ne regarderaispas non plus les heures passer, les jambes croiséesen demi-lotus. Ma principale piste était un sous-vêtement grotesque que j’avais enfermé, d’une pres-sion du doigt, dans un sac de plastique pour ne pasavoir à y toucher. Plus je détaillais l’objet, plus je merappelais que les professeurs d’université sont entou-rés de jeunes filles belles comme leur âge qui volè-

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tent dans les couloirs et arrivent en retard au cours endérangeant un maximum d’étudiants parce qu’elleschoisissent de s’asseoir dans le siège le plus inacces-sible de l’amphithéâtre. Si ma piste menait à une étu-diante, les recherches seraient sans fin, d’autant plusque les cours ne reprenaient qu’en septembre. Sinon,qui ? Collègues, amies, voisines. J’ai dressé des inven-taires. J’ai même pensé à l’épicière du quartier quirend toujours sa monnaie à Matteo comme si elleétait sur le point de lui faire une parade nuptiale.

Il y a trois virgule quatre milliards de femmes surla terre. La tâche m’a paru démesurée. Pourtant, plusles jours passaient, plus je me rappelais que Matteoembauchait chaque année une assistante. Vu du nou-vel angle sous lequel j’observais dorénavant moncouple, il me revenait qu’il en parlait souvent, peut-être plus que des précédentes. Il lui avait rapportéun bijou de son voyage aux États-Unis. J’aurais dûêtre plus attentive. Elle s’appelait Delphine. OuDanaë. Un prénom de nymphette. Je n’arrivais plusà me souvenir que de bouts de phrases anodinesdont la fin m’échappait, alors que c’est de la fin, jus-tement, dont j’avais besoin. Bon, je file : je vais porterles corrigés à Delphine (ou Danaë) à la… Sais-tu ceque m’a dit Danaë (ou Delphine) quand elle… ?

Eh bien non, je ne savais pas parce que je n’écou-tais que distraitement nos conversations quand ellesfrôlaient le tapis. Après cinq mille jours de vie com-mune, quelle femme tend encore l’oreille au ronronde son conjoint ? Je me contentais d’acquiescer detemps en temps pour montrer que j’étais toujours là,

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en attendant un échange qui en vaille la peine. QueMatteo parle de son enfance italienne. Qu’il raconteun détail fascinant, découvert dans une note de basde page. Qu’il sorte sa guitare pour me chanter Bellaciao ou me demande mon avis sur un auteur exoti-que. Je n’ai jamais ramené Feng Shui à la maison,alors ses histoires de département, toujours les mê-mes, ou son assistante dont il change tous les ans ?J’acquiesçais.

Puis ça m’est revenu, en triant nos disques par or-dre alphabétique pour m’occuper les mains. Je regar-dais la photo de Renée Fleming interprétant Strauss.Tragédie bucolique en un acte. Ça me rappelaitquelque chose.

Bien sûr. Elle s’appelait Daphné.

L’électricité ne m’a jamais passionnée et je n’ai aucuntalent pour la physique. Le seul intérêt que j’ai trouvéaux sectionneurs pour fusibles à couteaux c’est qu’ilspouvaient être bipolaires, ce qui permettait d’obtenirun courant continu. Moi aussi, j’avais parfois l’im-pression de devenir bipolaire alors que, malgré mesefforts pour faire écran, j’entamais une phase nette-ment plus dépressive. Après quelques soirées silen-cieuses devant la télévision, j’ai finalement avoué àFrancesca que je ne savais pas quand Matteo rentre-rait, mais que ça ne tarderait pas et, quand elle m’apresque ouvert ses bras, j’ai presque eu envie de m’yprécipiter. À la place, j’ai proposé de changer de

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chaîne. Nous avons ainsi veillé l’une sur l’autre, cequi ne m’a pas empêchée de m’effriter toute seule.

Au bureau, la présence d’Aisha me soutenait, maisFeng Shui continuait de ne m’être d’aucun secours.J’avais beau lui répéter que je souhaitais rédiger da-vantage de textes pour les catalogues éducatifs ouculturels, il s’acharnait à me confier des thèmes hy-perspécialisés dont personne d’autre ne voulait.

— C’est parce que vous êtes ma meilleure, Dubois.

Quand un patron regarde ailleurs en vous lançantune fleur, c’est que son bouquet est dégarni. Plus jeprotestais, plus les notices techniques tombaient surmon bureau, comme des gifles : aéronef à décollagecourt, bac à boue de forage, solin de cheminée…J’en avais assez. De but en blanc, j’ai interrompu unerecherche sur l’éclissage des voies ferrées pour meconsacrer à Daphné. Pendant les heures de bureau.Le code d’éthique ne l’autorisait pas, mais j’estimaisque le code d’éthique m’en devait une.

Vingt minutes plus tard, ça y était. Trouver Daphnés’est avéré beaucoup plus simple que s’évertuer àdécrire un boulon de chemin de fer. Le bottin élec-tronique de l’université permettait de retracer lesgens par leur prénom et par département. Une seuleDaphnée, avec un e, en littérature. Elle avait le culotde s’appeler Sanschagrin, la petite gueuse ! Vingt-sixentrées à son nom dans Google, presque toutes pourune poignée d’articles que personne, vraisemblable-ment, ne lirait à moins d’y être, comme moi, obligé.Pas de photo. Pas de profil sur Facebook ou Twitter.

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Tant pis. J’ai imprimé la liste des adresses postales etdes numéros de téléphone des trois D. Sanchagrinqui vivaient en ville et je l’ai glissée dans mon sacavec celle de ses œuvres somnifères. Puis j’ai annon-cé à Jenny que ma migraine devenait intenable etque je m’absentais au moins jusqu’au lendemain.

— Qu’est-ce qu’on fait pour les voies ferrées ?

J’ai haussé les épaules et je suis sortie. Indiffé-rente.

Des infirmières ont déterré Aisha, au cours de la lapi-dation, pour vérifier si elle était toujours vivante. Ellel’était. Un espoir fulgurant a dû la traverser, malgré ladouleur. On l’a replacée dans le trou pour l’achever.Mon sort continuait à demeurer enviable à côté dusien, et l’adolescente passait son temps à me le rap-peler. C’est seulement pour savoir, que je lui expli-quais. Après, je tournerai la page.

Il était hors de question que je remette les piedssur le campus mais, par chance, la bibliothèque mu-nicipale était abonnée à une des revues de littératurecomparée dans laquelle Mlle Sanschagrin s’était com-mise. Rien de spectaculaire. Quinze pages surl’alexandrin à rimes plates alternées chez les poèteslyriques québécois et canadiens de la deuxième moi-tié du XIXe siècle. Avec un sujet pareil, Daphnée de-vait s’endormir comme un bébé quand elle posait satête adultère sur l’épaule velue de mon amoureux.J’espérais seulement que le ronflement de Matteo

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s’empressait alors de dépasser les quatre-vingt-quinzedécibels.

Le répondeur de la première D. Sanschagrin étaitplombier. Le second, qui s’appelait Daniel et Mira-belle, hurlait, sur un fond de heavy metal, qu’onn’avait qu’une minute pour laisser un message. Autroisième numéro, pas de message enregistré. Çasonnait. J’avais préparé une tartine en béton sur l’in-fluence de Musset dans l’œuvre d’Eudore Évanturel,dont j’avais même mémorisé quelques vers astucieu-sement choisis. « Mon cœur — que ta lame aura bles-sé méchante ! — Tombera tout saignant de son papieren noir. » J’ai ajouté une virgule de mon cru après« blessé », pour personnaliser l’extrait. Que ta lameaura blessé, méchante ! Bref, je m’apprêtais à lui ba-ratiner un très professionnel rendez-vous dans le caféde son choix, sous prétexte de m’intéresser à sesrecherches. Histoire de lui tendre son sous-vêtementau moment où elle s’y attendrait le moins et de voirà quelle vitesse son visage de poupée se dégonflerait.

Vingt sonneries sans réponse. Elle était sortie. Oubien elle avait un afficheur et, apercevant mon nom,elle refusait de répondre. Peut-être que c’est Matteoqui lui disait « non, non, ne réponds pas, c’est Béa-trice ». Quand j’ai raccroché, la migraine annoncée aubureau a foncé sur moi sans crier gare. Mon cœur esttombé de son papier noir. Tout saignant.

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REMERCIEMENTS

Je remercie le Conseil des arts et des lettres du Qué-bec pour son soutien qui m’a permis d’écrire à tempsplein pendant huit mois.

Je dois beaucoup à mes premières lectrices, Domi-nique Eddie, Paule Lamarche et Julie Stanton, quim’ont encouragée malgré les pages inachevées queje leur ai confiées.

Un grand merci à Henri Dorion pour ses remar-ques précieuses sur la Russie, à Jean-Marc Eddiepour les discussions à bâton rompu, à Patrick Eddieet Caroline Hachey, d’avoir pris le temps de relire lesextraits se déroulant à l’hôpital et à Philippe Eddie etPierre Eddie, celui de m’initier à la complexité deschampionnats de soccer.

Un merci tout spécial à Pauline Arseneault, ArianeÉmond, Jean-Pierre Guay, Françoise Guénette et Mi-cheline Savoie qui ont revu le manuscrit avec atten-tion et générosité.

Enfin, à mon éditeur, Antoine Tanguay, merci pourla confiance, les conseils toujours justes et l’amitié.

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Correction : Marie Pigeon Labrecque

Composition : Isabelle Tousignant

Conception graphique : Antoine Tanguay

Éditions Alto280, rue Saint-Joseph Est, bureau 1

Québec (Québec) G1K 3A9www.editionsalto.com

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