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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaKattan, Naïm, 1928- Le Veilleur (AmÉrica) ISBN 978-2-89647-204-8 I. Titre. II. Collection : AmÉrica (Montréal, Québec).PS8571.A872V44 2009 C843’.54 C2009-941292-6PS9571.A872V44 2009

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dévelop pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec

(SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit

d’impôt pour l’édition de livres.

Direction littéraire : Jacques AllardConception graphique : René St-AmandIllustration de la couverture : Polygone StudioMaquette intérieure et mise en pages : Andréa Joseph

© 2009, Éditions Hurtubise inc.

ISBN 978-2-89647-204-8Dépôt légal : 3e trimestre 2009Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal QC H2K 3W6 75005 Paris FRANCETéléphone : (514) 523-1523 www.librairieduquebec.frTélécopieur : (514) 523-9969www.distributionhmh.com

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NAÏM KATTAN

LE VEILLEUR

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Essais / critique

Le Réel et le théâtral, Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris, Denoël, coll. : « Les lettres nouvelles », 1971. Prix France-Canada, 1971.

Realty and Theatre (trad. anglaise de Alan Brown), Toronto, House of Anansi.

La Mémoire et la promesse, Montréal, Hurtubise HMH, 1978 ; Paris, Denoël, 1979.

Écrivains des Amériques, tome i, « Les États-Unis », 1972 ; tome ii, « Le Canada anglais », 1976 ; tome iii, « L’Amérique latine », 1980, Montréal, Hurtubise HMH.

Le Désir et le pouvoir, Montréal, Hurtubise HMH, 1983.Le Repos et l’oubli, Montréal, Hurtubise HMH, 1987 ;

Paris, Méridiens-Klinksieck, 1987.Le Père, Montréal, Hurtubise HMH, 1990.La Réconciliation à la rencontre de l’autre, Montréal,

Hurtubise HMH, 1993.Portraits d’un pays, Montréal, L’Hexagone, 1994.Culture : alibi ou liberté ?, Montréal, Hurtubise HMH,

1996.Idoles et images, Montréal, Bellarmin, coll. « l’Essentiel »,

1996.Figures bibliques, Montréal, Guérin littérature, 1997.Les Villes de naissance, Montréal, Leméac, 2001.L’Écrivain migrant, Montréal, Hurtubise HMH, 2001.L’Écrivain du passage, Montréal, Hurtubise HMH, 2002.La Parole et le lieu, Montréal, Hurtubise HMH, 2004.Écrire le réel (essai), Montréal, Hurtubise HMH, 2008.

Théâtre

La Discrétion et autres pièces, Montréal, Leméac, 1974.

Romans / nouvelles

Dans le désert (nouvelles), Montréal, Leméac, 1974.La Traversée (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH,

1976.

D u M Ê M E A U T E U R

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Le Rivage (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris, Gallimard, 1981.

Le Sable de l’île (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1979 ; Paris, Gallimard, 1981.

La Reprise (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH, 1985.The Neighbour (recueil de courtes nouvelles traduites du

français par Judith Madley), Toronto, McClelland & Stewart.

Adieu Babylone (roman), Montréal, Éditions La Presse, 1975 ; Paris, Julliard, 1976.

Farewell Babylon (trad. anglaise de Sheila Fischman), Toronto, McClelland & Stewart.

Les Fruits arrachés (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1981.

La Fiancée promise (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1983.

La Fortune du passager (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1989.

Farida (roman), Montréal, Hurtubise HMH, 1991.A. M. Klein (roman), Montréal, XYZ éditeur, 1994.La Distraction (nouvelles), Montréal, Hurtubise HMH,

1994.La Célébration (roman), Montréal, L’Hexagone, 1997.L’Amour reconnu (roman), Montréal, L’Hexagone, 1998.Le Silence des adieux (nouvelles), Montréal, Hurtubise

HMH, 1999.L’Anniversaire (roman), Montréal, Québec Amérique,

2000.Le Gardien de mon frère (roman), Montréal, Hurtubise

HMH, 2003.Je regarde les femmes (nouvelles), Montréal, Hurtubise

HMH, 2005.Châteaux en Espagne (nouvelles), Montréal, Hurtubise

HMH, 2006.

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I l e s t p e t i t e t i l s e r a g r a n d

J’ai assisté des dizaines de fois à des brith milah, présidant cette cérémonie de la circoncision, réci-tant les prières et les bénédictions. Chaque fois, mon émotion est vive, nouvelle. Voici un enfant qui naît dans le peuple. La communauté s’accroît.

Aujourd’hui, ce n’est plus le rituel habituel. C’est de moi aussi qu’il est question. Porté par la grand-mère, le bébé est posé sur mes genoux. Un petit animal encore informe et pourtant tout le monde s’exclame. Comme il est beau ! Le regarde-t-on vraiment ? Toutes les parties de son corps sont là. Il n’est pas difforme. Il est petit et il sera grand. C’est la phrase que je récite habituellement sans y penser. Cette fois, je ne suis pas un simple récitant. Je suis le grand-père et c’est la chair de ma chair qu’on va couper. Son sang coulera pour que le brith, l’alliance, s’accomplisse. Je ne suis pas un simple témoin. J’ai reçu l’alliance et l’ai transmise à mon fils Abraham qui, à son tour, la transmet à

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son fils. Le bébé dort, bouge ses petits doigts, remue ses pieds. Il semble inconscient. Voici le mohel qui s’approche, son instrument à la main. On enlève le vêtement, le moment approche. L’enfant ne résistera pas et va naître dès qu’il portera un prénom. À mon fils Abraham, j’ai suggéré celui de Méir, nom de la synagogue de Bagdad où j’ai fait mon entrée dans le monde. Le mohel tranche dans la chair, coupe. Je frissonne, ressentant la blessure dans chaque parcelle de ma chair. Le sang coule. Le mohel l'éponge. Le bébé crie et c’est à moi de recouvrir sa voix en entonnant le chant adressé au créateur. D’habitude, je le fais dans une joie inconsciente. Encore un enfant que je confie à son créateur. Maintenant, j’étouffe, ma gorge est sèche et aucun son n’en sort. Levant les yeux sur moi, le mohel décide de se substituer au rabbin défaillant. Je ne suis aujour d’hui que le grand-père. N’est-ce pas évident ? L’enfant se calme. Toute la famille, tous les invités entonnent le chant ou le murmurent. Il est petit et il sera grand. Méir. Il porte bien son nom. Il illumi nera le monde, le sien et le mien. Abraham se tient à ses côtés. Il est heureux et néanmoins livide. Assise, Sarah, la mère, se repose et attend. L’alliance s’est accomplie dans la blessure, la douleur et les pleurs. Je regarde le petit bout de chair coupé. Pour me calmer et me soulager, je l’exhorte : utilise-le bien ! Son tour viendra de donner naissance. Un corps déjà entamé, consacré à la poursuite, à la continuité.

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J’ai autrefois entendu mon fils pousser les mêmes cris de refus, avant la soumission, l’accep tation et l’accueil. Il a traversé tant d’étapes et moi, je reste à sa traine, guide qui obéit, lève la voix et bénit. Je viens de loin et suis encore là pour bénir ce moment. Ma vie va se prolonger et le corps entamé trouvera sa force en rejoignant les enfants de l’alliance. Qu’en ai-je fait moi-même ? Mazel Tov ! Bonne chance ! L’écho se répercute, à l’infini. Sourires et embrassements. Je suis si heureux de porter cet enfant. Méir s’ajoutera à celui du monde que je récite. Pourtant, aujourd’hui, nul rituel ne viendra à mon secours. Je renais à chacun de mes gestes. Les mots appris sont des paroles entendues pour la première fois. Je les répète dans la gratitude et l’effroi. Que Dieu te garde et te bénisse. Je ne répéterai jamais assez ces mots. Je suis un rabbin qui enseigne et apprend. Une vie surgit et c’est la mienne qui recommence.

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Je devais avoir six ou sept ans. Les coups du tambour résonnent encore dans mes oreilles. La cour de la maison de mes grands-parents grouillait du brouhaha de la famille, des amis et des voisins qui assistaient au brith d’un cousin. Après la coupure, le mohel utilisa sa bouche comme ven-touse stérilisante. J’interrogeai mes parents. Mon père me fit taire et ma mère me promit que je

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comprendrais plus tard. Qu’y avait-il à comprendre ? Ai-je jamais compris avant de me mettre moi-même à expliquer ?

Ma naissance plonge dans une préhistoire. Quel est le souvenir que je garde de Bagdad ? Des rues étroites, bruyantes jour et nuit, boueuses sous la pluie, brûlées par le soleil, l’été et la crainte, dans certains quartiers, des enfants musulmans. Autour de moi, on chuchotait, on baissait la voix pour que les enfants n’entendent pas. Le monde était un mystère que les grands s’employaient à cacher.

En été, quand ma mère rendait visite à sa mère malade ou à sa couturière, mon père m’emmenait à son bureau, au khan, l’immeuble traditionnel. On longeait les allées du souk et l’on gagnait, par une grande porte, la cour où s’empilaient des caisses et des sacs. En traversant les passages encombrés, mon père me mettait constamment en garde avant que nous pénétrions dans son antre. Un cagibi sombre et humide lui servait de bureau où s’entassaient dossiers et paquets d’échantillons. Assis dans un coin, son employé, Latif, tapait des lettres en anglais. Mon père importait des tissus de Manchester et de Bombay. Avec ses partenaires Juifs irakiens, il correspondait en souki, en arabe écrit en caractères hébraïques. C’est bien plus tard que j’ai appris qu’il était en train de liquider ses affaires, transférant son capital à New York où le cousin Rouben préparait notre installation.

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En 1951, mon père refusa de se joindre à ceux qui, se délestant de leur citoyenneté irakienne, abandonnaient leur fortune, le plus souvent maigre, pour aller refaire leur vie dans la nouvelle terre, Israël, la patrie naissante. Il dut céder ses propriétés foncières à vil prix afin de recommencer sa vie au cœur du Nouveau Monde. Non, lui n’allait pas, comme les autres, se terrer dans un srif, une cabane située dans une maabara, un campement boueux. Ayant appris le français et l’anglais à l’école de l’Alliance israélite universelle, il se dirigea directement vers la ville de toutes les promesses.

Grâce au cousin, des avocats américains avaient obtenu des visas pour mes parents et moi. Je portais le nom d’un frère de ma mère, Eliahou, emporté à quarante ans par une crise de diabète.

À New York, ce fut l’éblouissement, mais aussi la crainte, la peur de l’inconnu. Mon père parlait bien insuffisamment un anglais appris à l’école de Bagdad, et ma mère, ayant quitté la classe à treize ans, ne réussissait qu’à déchiffrer les enseignes. Orpheline de père, elle avait dû abandonner l’école afin de permettre à son frère Harone, le futur soutien de la famille, de terminer ses études. Revêche, sa mère, grand-mère Aziza, restreignait l’aide que mon grand-père était forcé d’apporter à la jeune veuve.

Quittant un monde, selon mon père, « archaïque et arriéré », nous avions volontairement enseveli

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notre passé dans l’oubli. À notre arrivée, nous avons habité un petit appartement de Riverdale. Mon père travailla d’abord dans le magasin de bas de son cousin Rouben. Pour des raisons que même mon père qui y prenait part ne put expliquer, les Juifs irakiens se spécialisaient dans la vente des bas. L’apercevoir au magasin comme homme à tout faire me déconcertait. À Bagdad, j’avais l’habi-tude de le voir à son bureau, maître des lieux. À New York, c’était Rouben qui administrait la boutique, donnait les ordres. À l’arrivée de mon père, il renvoya la vendeuse qui le secondait et contre laquelle il pestait. La remplaçant, mon père répondait aux clientes qui demandaient de ses nouvelles, en arborant un grand sourire : elle est en congé. Enceinte, malade, renvoyée ? On conclura ce qu’on voudra. C’était désormais lui qui sortait les boîtes, indiquait, en grand habitué, les tailles et les couleurs. Rouben s’exclamait : « On dirait que tu as passé ta vie dans les bas ! » Plus tard, appelé à le seconder les samedis, j’observais mon père qui prolongeait les conversations et plaisantait avec les jeunes clientes, ce qui ne l’empêchait pas de se plaindre devant ma mère d’en avoir assez de passer sa journée avec les femmes.

À l’école, je me suis lié d’amitié avec deux garçons, Dov et Abe, tous deux juifs, comme par hasard. Nous nous retrouvions aux récréations, jouions souvent avec les autres, Noirs ou Italiens. Personne ne posait de question. Le vendredi soir,

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célébrant le chabbat, mon père confiait à ma mère, telle une grande révélation, un secret bien gardé : à New York, les Juifs sont partout et ils n’ont peur de personne !

Rouben vivait à Queens. Une villa avec arbres et gazon. Ses deux fils étaient pensionnaires dans un collège et il ne se plaignait ni de leur absence ni de leur manque d’intérêt pour les bas ; ils avaient opté pour la médecine et le génie mécanique. Il avait rencontré sa femme, Esther, lors d’un mariage d’Irakiens. Elle était née à New York et ses parents étaient originaires d’Alep. Ayant peu d’intérêt pour les études, elle était contente de travailler comme vendeuse au magasin.

Lors d’un chabbat, mon père décida d’accom-pagner Rouben à la synagogue de Great Neck. Qui allait se charger d’ouvrir le magasin ? Le samedi était plus achalandé que tous les autres jours de la semaine et il n’était donc nullement question de fermer. « Samedi prochain, tu assisteras seul au service, dit-il à mon père. Je dois veiller à la vente. La semaine prochaine, ce sera ton tour. »

J’accompagnais mon père à la synagogue et au magasin. J’étais plus content de ranger les boîtes que de suivre les prières en hébreu, une langue que je ne pouvais ni lire ni comprendre. Les fidèles étaient presque tous des Irakiens. Au kiddouch, la cérémonie de bénédiction du vin et du pain qui suit le service, et où tous les fidèles se retrouvaient, mon père se présentait à des hommes et leur

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demandait leur nom de famille. Certains se révé-laient être des cousins lointains ou membres de la famille par alliance, d’autres appartenaient à des familles que mon père connaissait à Bagdad. Ces séances m’ennuyaient au plus haut point. Ne cessait-il pas de répéter que désormais nous étions à New York ? Quel besoin de revenir constamment à Bagdad, une ville qu’il avait été soulagé de quitter ? Un chabbat, j’ai résisté, préférant rester à la maison, surtout que nous venions d’hériter de l’ancien appareil de télévision de Rouben qui s’en était procuré un plus moderne. J’adorais les dessins animés diffusés les samedis et les dimanches matin. D’abord neutre, ma mère prit mon parti. « Laisse-le. Il ne se sent pas bien. » Pourtant, je n’avais jamais prétendu être malade. Je préférais les dessins ani més à la synagogue. Mon père céda. La semaine suivante, c’était son tour d’ouvrir le magasin. « Je t’accompagne », annonçai-je. Je commençais à prendre goût au va-et-vient des clientes, mais je voulais également faire plaisir à mon père. Les femmes défilaient, et mon père était d’une infinie patience, surtout avec les plus jeunes.

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Tous les samedis, un Noir venait ranger les boîtes déplacées, balayait, époussetait. Il me demanda quelle école je fréquentais et si j’aimais

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les études. Il avait un accent particulier, celui du Sud, m’expliqua-t-il. À son heure de repos, tenant un journal à la main, il sirotait son café.

Le samedi où il se rendait à la synagogue, mon père me demandait sur un ton impératif qui se voulait neutre : « Veux-tu m’accompagner ? » Une fois sur deux, je répondais par l’affirmative. Je ne me rendais alors pas entièrement compte que j’aimais être en compagnie de mon père. Il commen-çait à me confier ses projets qui étaient encore à l’état de rêve. Il se sentait à l’étroit dans le magasin de son cousin. « Je ne suis qu’un employé. » De son côté, ma mère se plaignait de Riverdale et de l’exiguïté de l’appartement. Un samedi, au retour de la synagogue, il me confia : « Je crois que je suis prêt à voler de mes propres ailes. Avec mon petit capital, je peux m’établir dans mon propre maga-sin. » Il connaissait désormais tous les rouages du commerce des bas et avait ses opinions sur les bons fournisseurs et la provenance de la marchandise.

Je venais d’avoir douze ans quand mon père se sépara de Rouben, dont il était la réplique. Il loua donc son propre magasin. L’occupant précédent faisait le commerce des chaussures pour femmes. Il était tombé malade, avait divorcé puis déménagé à Philadelphie, lieu de résidence de sa nouvelle compagne. Nous nous sommes tous mis au travail pour décorer le nouveau magasin. Tom, l’employé noir, partageait désormais ses samedis entre

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Rouben et mon père. Souvent, il me parlait de son travail d’ouvrier dans une manufacture de vête-ments pour dames, du syndicat dont il était l’un des organisateurs, de son fils qui terminait ses études d’ingénieur, de sa fille vendeuse chez Bloomingdale. « L’une des rares Noires », précisait-il d’un ton où la fierté se mêlait de révolte contre l’injustice. Quand j’interrogeais mon père sur les conditions de vie des Noirs, il me répondait que tout récemment, ils étaient encore des esclaves. « Oui, ici comme ailleurs, concédait-il, l’injustice existe, mais on a la liberté de la dénoncer, de proposer des réformes. Le judaïsme, d’ailleurs, nous indique la meilleure voie. »

Un samedi, à son heure de pause, Tom ne lisait pas son journal mais feuilletait un magazine, regardant les images, parcourant les légendes. « Cela décrit la vie en URSS », m’expliqua-t-il.

J’avais pris l’habitude de rejoindre Tom à ses heures de pause et j’avais l’impression qu’il m’atten dait pour livrer un discours préparé à l’avance. Les yeux perdus dans le lointain, il évoquait une vie enchanteresse comme s’il l’avait déjà connue et pratiquée. Dans le pays idyllique auquel il revenait, il n’y avait plus de Noirs et de Blancs, de juifs et de chrétiens, mais des hommes libres et égaux. Là-bas, personne n’était maître. Il y régnait le respect, la solidarité et l’amour. Chacun consacrait son énergie et son talent aux autres.

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Je ne me sentais nullement malheureux à New York, ne souffrant ni d’être né dans un ailleurs lointain, ni d’être Juif. Mes parents ne se plaignaient point d’une injustice dont ils auraient été les victimes. Je ne rêvais pas d’un pays autre où tout aurait baigné dans l’amour et l’entente. J’étais premier de ma classe et j’allais m’engager dans les études que mon père m’incitait à poursuivre et dont il était disposé à assumer les frais. J’aimais New York. Mon père cherchait d’ailleurs un appar-tement à Queens, alors, disait-il, nous serons parmi les Juifs et les Irakiens. J’ai demandé à Tom s’il avait l’intention de quitter New York.

— Comment ? Pour aller où ? Avec quel argent ? Personne ne m’attend, me répondit-il avec un rire sardonique.

Je lui ai demandé s’il avait l’intention de poursuivre ses études. Son père avait abandonné leur famille alors qu’il avait cinq ans. Sa mère s’était échinée à faire des ménages pour les élever, sa sœur et lui. Il était vite devenu le chef de famille dont on attendait qu’il prenne en charge les femmes. Sa mère n’était pas vieille, mais malade, elle n’était plus en mesure de travailler. Quant à sa sœur, elle avait mal tourné, soupirait-il. Il ne savait plus où elle se trouvait. « Nous sommes des Noirs », qu’il avait dit.

J’ai reproché à mon père son mauvais traite-ment de Tom. Il n’en revenait pas.

— C’est lui qui te l’a dit ?

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— Non, je ne fais que constater.— Il serait ingrat s’il se plaignait. Rouben et

moi le payons le double de ce qu’il trouverait ailleurs. Il est travailleur et honnête.

— C’est un Noir, m’écriai-je.— Est-ce notre faute ? Nous le traitons comme

un Blanc ou un Asiatique.Dans moins d’un an, j’allais avoir treize ans et

ma mère pensait déjà aux préparatifs de ma bar mitswah, mon entrée dans l’âge adulte, comme membre de la communauté.

j

Un samedi, avant de quitter le magasin, Tom me remit un petit paquet, enveloppé dans un papier journal.

— Tu l’ouvriras à la maison. Fais attention pour que ni ton père ni personne d’autre ne te surprenne à le lire. Tu me le rapporteras samedi prochain. Sans faute.

C’était un petit livre. Le Manifeste du parti communiste. Auteur : Karl Marx. Une préface en relatait l’histoire. Un texte qui avait été à l’origine de la Révolution russe. L’Union soviétique mettait en pratique les prescriptions du grand homme. Quand j’interrogeai Tom à ce propos, le samedi suivant, il me conduisit à l’extérieur du magasin. « Allons prendre l’air », proposa-t-il. Il me mit en garde. Il fallait garder le secret sur ma lecture. Il

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me passerait d’autres livres, si cela m’intéressait. Il ne fallait surtout pas que mon père soit au courant. Je me sentais coupable de me cacher, de comploter derrière le dos de mon père, mais en même temps je me sentais supérieur de détenir des connais-sances dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Certaines clientes, remarquant l’accent de mon père, lui demandaient son origine. Moi, je parlais comme tout le monde. Personne n’aurait songé à me demander d’où je venais ni depuis combien de temps j’étais à New York.

Enfin, nous avons déménagé à Queens. Un appartement plus grand, plus ensoleillé, dans un immeuble entouré d’arbres, à proximité du métro. « Nous allons pouvoir recevoir des amis », proclama ma mère.

Un vendredi soir, tentant de vérifier ma supé-riorité en testant les connaissances de mon père, je lui ai demandé s’il savait qui était Karl Marx. Ce fut une bombe. Livide, arrêtant tout mouvement, la voix tremblante :

— Qui t’en a parlé ?— Personne. À l’école.— Qui à l’école ? Un professeur ? Donne-moi

son nom. Il faut le dénoncer, car McCarthy n’épargne personne. C’est la prison, et pour des étrangers comme nous, c’est le renvoi au pays d’origine.

Il regardait ma mère, elle-même atterrée. Bagdad ? Il ne manquait plus que cela !

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Extrait de la publication

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— Tu n’as pas honte ? m’interpella-t-elle.— Honte ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait ?— Honte. Oui, répéta mon père, rappelant

la menace d’expulsion, le danger d’être mis à la porte.

Il s’est alors mis à me surveiller, croyant le faire discrètement. Oui, j’avais des amis à l’école, mais nos relations n’avaient pas atteint le stade des invitations réciproques. Nous avions dépassé l’âge où l’on dormait le samedi soir chez un copain et n’étions pas assez intimes pour proposer à un camarade de partager un repas à la maison. Doutant des qualités culinaires de ma mère, je me serais de toute façon abstenu. Mon père mangeait n’importe quoi, ce qu’il trouvait dans son assiette, alors que moi, quand je ne parvenais pas à avaler l’une des mixtures de ma mère, je prétendais que je n’avais pas faim. Je n’aimais pas ses plats informes, mi-orientaux mi-américains. Elle s’en doutait d’ailleurs, avouant être dépourvue de tout talent pour la cuisine. Je n’étais moi-même invité par aucun copain. Par ailleurs, mon père, immobi-lisé à son travail, ne pouvait suivre mes mouve-ments, ni à la maison ni à l’école. Ne restaient donc que le magasin et les conversations quasi clandestines avec Tom. En dépit de nos précau-tions, il nous avait sûrement surpris en train de comploter. Nous ne nous serions pas cachés si nos propos avaient été innocents. Nous parlions à voix si basse que nous nous entendions à peine.

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Deux semaines plus tard, une vieille femme, noire elle aussi, remplaça Tom.

— Où est Tom ? m’écriai-je.— Il est parti, répondit mon père d’un ton qu’il

voulait neutre.— Parti où ?— Il a décidé de ne plus travailler ici.— Mais pourquoi ?— Je ne sais pas. Peut-être a-t-il trouvé un

meilleur emploi.J’étais bouleversé. Ce fut assurément le premier

grand choc de ma vie. Je me sentais coupable, sans savoir pourquoi. Je me suis rendu compte que je m’étais lié à cet homme et que si j’allais volontiers au magasin, c’était surtout pour le retrou ver. Je me refusais à soupçonner mon père de mensonge. Il n’aurait pas renvoyé Tom, n’avait aucune raison de le faire. Je n’avais aucun moyen de retracer celui que je considérais comme mon ami en dépit de la différence d’âge. Où habitait-il ? À peine si j’avais retenu son nom de famille. « Je suis un Noir », disait-il d’un air narquois. Né victime, on le renvoyait sans qu’il ait moyen de protester. Sans défense.

J’aimais New York. Mes parents nourrissaient tous les espoirs sinon pour eux-mêmes, du moins pour moi. On pouvait leur crier qu’ils étaient juifs. Peu importait. Ils n’étaient pas les seuls. Les Juifs étaient partout. Dans notre immeuble, dans les magasins, les rues, les restaurants. Mon père

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reconnaissait les femmes au magasin non seule-ment quand elles étaient blanches ou qu’elles portaient l’étoile de David au cou ou au poignet. Depuis le début de mon amitié avec Tom, je me surprenais en train d’observer les Noirs. Les femmes, mal habillées ou dont l’élégance affichée était trop voyante. Certaines me paraissaient belles. Je m’étais habitué à leurs traits forts, violents. Les hommes me semblaient à la fois grossiers et rési-gnés, comme si on leur faisait une faveur en rétri-buant leur travail. Ils courbaient l’échine. Mais ce n’était pas le cas de Tom. Courtois, doux, souriant, il évaluait parfaitement sa situation et n’acceptait pas la couleur de sa peau comme une marque d’infériorité. Pour lui, l’égalité n’était pas un rêve creux. Elle avait force de loi dans le pays où les races et les religions avaient disparu. Il préparait le jour où ce serait la pratique aux États-Unis. Ce jour viendrait et il serait là pour l’accueillir et le saluer. Je serais alors à ses côtés, son compa-gnon pour lequel la couleur de la peau n’était pas un mur.

J’avais envie de pleurer. J’avais perdu Tom et découvrais à quel point il comptait pour moi. Il m’avait indiqué une piste, la voie de l’avenir, qui rayonnait dans le lointain, non pas un songe ou un leurre, mais un lieu réel, celui de demain. Il me l’annonçait comme s’il lisait une nouvelle dans un journal. Ni affirmation emphatique ni cri de colère, mais l’expression d’une confiance infinie. Le jour

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viendrait où sa couleur ne serait ni une différence ni une distinction. Une nuance qui s’afficherait en pleine lumière. Une peau blanche n’est que le reflet d’une peau noire. Mes parents étaient des étrangers dans ce pays et déjà leur sort était meilleur que celui d’hommes et de femmes qui étaient ici depuis des générations.

J’ai attendu une semaine pour demander à mon père si Tom allait revenir.

— Je ne crois pas, dit-il. Puis, l’air exagérément surpris, il m’apostropha : Pourquoi tiens-tu telle-ment à lui ? Qu’est-ce qu’il t’inculquait ?

Ainsi le chat sortait du sac. Il l’avait soupçonné, lui en voulait et l’avait probablement mis à la porte. Comment le lui demander sans l’affronter ? Je prenais la mesure de mon père. Un homme peureux, sans envergure, satisfait de ce que lui offrait une société injuste. Il parlait mal l’anglais et, sans me l’avouer, j’en avais honte. Mon amour pour lui était-il en train de se diluer, de fondre ? De quoi avait-il tellement peur ? Personne n’insultait les Juifs dans la rue. Ils y étaient la majorité. Oui, les Noirs étaient tout aussi nombreux et je me suis mis à les observer davantage à partir du départ forcé de Tom. Ils étaient le plus souvent pauvres, mal habillés, indifférents, mais apparaissait subi-tement un jeune homme tiré à quatre épingles, en costume gris, le pantalon bien repassé, une chemise blanche et une cravate de couleur unie. Paraissait-il trop bien habillé parce que les autres l’étaient si

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mal ? Celui-là était voyant, ostentatoire et, sans savoir pourquoi, j’en avais peur. Certaines femmes n’étaient pas mieux partagées. Vêtues plutôt qu’habil lées, sans choix sauf celui de l’indi gence, sans goût. Au contraire des hommes qui affichaient de l’élégance, elles se coloraient en blondes, défri-saient leurs cheveux et se maquil laient outra geu-sement. J’étais encore trop jeune pour aller au-delà de l’apparence et percevoir la beauté. Je trouvais rarement les juives belles et étais surtout attiré par les blondes aux yeux bleus. Les Noirs étaient à part. Étaient-ils vraiment victimes d’injustice comme le disait Tom ?

Jusqu’au départ de Tom, j’étais tranquille, en sécurité. La société changerait sans que ma place à l’école ou à la maison en subisse les contre coups. Devions-nous préparer la révolution ? Laquelle ? Je déplorais la distance qui me séparait désormais de mon père. À qui pouvais-je m’adresser pour comprendre ?

Un samedi en rentrant du magasin, nous avons croisé un petit attroupement. Par peur ou par méfiance, mon père aurait voulu l’éviter, mais nous aurions été suspectés de dissimuler quelque chose si nous avions brusquement traversé la rue. Deux policiers immobilisaient un jeune homme noir, le menottant. Il avait un regard mort. Était-il humilié, terrifié ? Il se laissait faire. Quelques passants s’arrêtaient, mais les policiers leur inti-maient de poursuivre leur chemin. Je tentais de

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ralentir mes pas alors que mon père accélérait les siens. Me prenant la main, il me lança :

— Qu’est-ce que tu regardes ?— Pourquoi arrête-t-on cet homme ?— Est-ce que je sais ? C’est peut-être un voleur.

Cela ne nous regarde pas.— Est-ce parce qu’il est noir ?— Qu’est-ce que tu racontes ? Ici, un voleur est

un voleur. Il n’a pas de couleur.L’image de cet homme me hanta longtemps.

J’imaginais Tom dans une situation semblable, lui pourtant innocent, incapable de faire du mal. J’en voulais à mon père d’interdire toute interrogation. Sa peur engendrait l’indifférence devant l’injustice flagrante. Je me rendais à l’école, joyeux, content de retrouver les copains et les professeurs, heureux d’apprendre, mais sur le chemin du retour, j’avais le sentiment que je me dirigeais vers un mur. Tout était clos, obscur, sans issue. Je m’allongeais sur mon lit, n’attendais plus rien et, soudain, je me levais, me mettant à la table pour faire mes devoirs. Je lisais Huckleberry Finn, David Copperfield, naviguant entre une Amérique qui pointait à l’hori-zon et une Angleterre enfoncée dans la misère et l’injus tice. Je consultais le dictionnaire. Marx, le communisme, la révolution. Les explications me désorientaient au lieu de me mettre sur des pistes. J’étais seul. Inutile de discuter avec mes copains. Des enfants qui lisaient comme s’ils manipulaient des jouets. Je me sentais si vieux. Il est vrai que je venais de loin. Et je ne cessais de débarquer.

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