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L’INVENTION DU MYTHE DES « ANGES REBELLES » De la messagerie biblique à l’angélologie chrétienne Le lecteur de la Bible juive (ou hébraïque), dans le texte élaboré et transmis par les massorètes 1 , aurait bien du mal à y trouver des anges tels que les a transmis la tradition littéraire et iconographique chrétienne, dans ces belles figures d’éphèbes pourvus d’ailes, imberbes, au sexe indifférencié, au corps immatériel et imperméable aux ravages du temps, comme des Hermès, des Amours ou des Victoires antiques, vêtus de probité candide et de lin blanc, dont le sourire, gravé dans la pierre de Reims, est comme le soleil à la fin d’un beau soir 2 . Le Pseudo-Denys, ce moine syrien du VI e siècle que l’on a longtemps pris pour le disciple de Paul à Athènes, Denys l’Aréopagite, n’avait pas encore fait le recensement complet de leurs noms, de leur hiérarchie et de leurs fonctions 3 . Les scènes illustres de la mythologie 1. La Bible juive, d’écriture totalement hébraïque, appelée de manière simplifiée la Tanak (Torah, nabihim we ketoubim, la Loi, les Prophètes et les Écrits), comporte au total vingt-quatre livres. Elle ne retient pas les textes tardifs (souvent de langue grecque ou araméenne), maintenus dans le canon catholique, que sont les livres de Judith, de Tobie (où apparaît l’ange Raphaël) et des Maccabées, ainsi que les fragments grecs et araméens du livre de Daniel. On appelle « massorètes » les docteurs juifs habilités qui ont travaillé à la formulation et à l’édition du texte officiel de la Bible ; leur travail s’est achevé vers le II e siècle de l’ère chrétienne. On peut se reporter, pour confirmation de notre lecture des textes, à une étude d’Armand Abécassis, qui déclare en ouverture : « L’angélologie se développe tardivement dans la tradition d’Israël. Nous relevons les expressions MaL’aKH ‘ELoHiM / Message ou Messager de Dieu/ ou MaL’aKH YHWH, mais nous ne pouvons pas affirmer qu’il s’agit là d’un être distinct de la divinité » (« Genèse, histoire et signification de l’angélologie dans la tradition d’Israël », dans L’Ange et l’Homme, Paris, Albin Michel, 1978, coll. « Cahiers de l’Hermétisme », p. 85. 2. « Vêtus de probité candide et de lin blanc » (Victor Hugo). « Le sourire de Reims à ses lèvres parfaites / Est comme le soleil à la fin d’un beau soir » (Aragon). 3. On appelle Pseudo-Denys l’auteur, non autrement identifié, d’un ouvrage, Les Hiérarchies célestes, qui fut la référence incontournable de toutes les descriptions angélologiques jusqu’aux temps modernes et l’ordonnateur de la doctrine chrétienne sur les anges. Jusqu’en 1800 en effet, date où son identité fut remise en cause par Koch, on considéra qu’il était Denys l’Athénien, converti par saint Paul, en raison de ses lettres fictives adressées aux contemporains de Paul. Il s’agit en fait d’un écrivain chrétien de Syrie, dont les oeuvres ont été rédigées entre 482 et 530, très influencé par

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  • LINVENTION DU MYTHE DES ANGES REBELLES

    De la messagerie biblique langlologie chrtienne Le lecteur de la Bible juive (ou hbraque), dans le texte

    labor et transmis par les massortes1, aurait bien du mal y trouver des anges tels que les a transmis la tradition littraire et iconographique chrtienne, dans ces belles figures dphbes pourvus dailes, imberbes, au sexe indiffrenci, au corps immatriel et impermable aux ravages du temps, comme des Herms, des Amours ou des Victoires antiques, vtus de probit candide et de lin blanc, dont le sourire, grav dans la pierre de Reims, est comme le soleil la fin dun beau soir2. Le Pseudo-Denys, ce moine syrien du VIe sicle que lon a longtemps pris pour le disciple de Paul Athnes, Denys lAropagite, navait pas encore fait le recensement complet de leurs noms, de leur hirarchie et de leurs fonctions3. Les scnes illustres de la mythologie

    1. La Bible juive, dcriture totalement hbraque, appele de manire simplifie la Tanak (Torah, nabihim we ketoubim, la Loi, les Prophtes et les crits), comporte au total vingt-quatre livres. Elle ne retient pas les textes tardifs (souvent de langue grecque ou aramenne), maintenus dans le canon catholique, que sont les livres de Judith, de Tobie (o apparat lange Raphal) et des Maccabes, ainsi que les fragments grecs et aramens du livre de Daniel. On appelle massortes les docteurs juifs habilits qui ont travaill la formulation et ldition du texte officiel de la Bible ; leur travail sest achev vers le IIe sicle de lre chrtienne. On peut se reporter, pour confirmation de notre lecture des textes, une tude dArmand Abcassis, qui dclare en ouverture : Langlologie se dveloppe tardivement dans la tradition dIsral. Nous relevons les expressions MaLaKH ELoHiM / Message ou Messager de Dieu/ ou MaLaKH YHWH, mais nous ne pouvons pas affirmer quil sagit l dun tre distinct de la divinit ( Gense, histoire et signification de langlologie dans la tradition dIsral , dans LAnge et lHomme, Paris, Albin Michel, 1978, coll. Cahiers de lHermtisme , p. 85. 2. Vtus de probit candide et de lin blanc (Victor Hugo). Le sourire de Reims ses lvres parfaites / Est comme le soleil la fin dun beau soir (Aragon). 3. On appelle Pseudo-Denys lauteur, non autrement identifi, dun ouvrage, Les Hirarchies clestes, qui fut la rfrence incontournable de toutes les descriptions anglologiques jusquaux temps modernes et lordonnateur de la doctrine chrtienne sur les anges. Jusquen 1800 en effet, date o son identit fut remise en cause par Koch, on considra quil tait Denys lAthnien, converti par saint Paul, en raison de ses lettres fictives adresses aux contemporains de Paul. Il sagit en fait dun crivain chrtien de Syrie, dont les uvres ont t rdiges entre 482 et 530, trs influenc par

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    chrtienne, o lAnge tient une place de choix, comme lAnnonce faite Marie ou lAgonie de Gethsmani, navaient encore trouv ni leur Angelico ni leur Lebrun, et moins encore le prophte Mahomet lAnge Gabriel pour le soutenir dans sa lecture du Livre de Dieu. Cest dire par l quil y a une prhistoire lavnement des anges dans lhistoire du monothisme occidental.

    Les manifestations premires de Dieu aux hommes soprent, dans la Bible juive, la plupart du temps par des messages directs. Dieu parle en tte--tte, Adam, No, Abraham, Jacob, ceux quil a choisis pour leur parler. Il na besoin ni de porte-voix ni de porte-messages. Sa prsence est pourtant sensible ses interlocuteurs. Est-elle visible ? On reste sur ce point dans le doute. En tout cas, elle est audible. Mais en admettant quil se montre, il ne nous est jamais montr. Il ne laisse percevoir sa prsence que par le sentiment quen ont ses interlocuteurs humains ou par la parole qui leur est adresse. La Parole, le Logos, est ici plus que ce quen feront les thologiens trinitariens du christianisme : plus que consubstantielle, elle est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste substantiellement, par ses messages. Lorsque la Bible a t traduite en grec, le mme mot, angelos, a transcrit indistinctement message et messager , favorisant ainsi le glissement de sens de lun lautre, et donnant un nom gnrique ce qui ntait quune fonction. La formation des anges pourrait ainsi venir de la polysmie dun mot grec, introduit ensuite sans autre explication dans le latin angelus, qui ne signifie plus qu ange dans le sens et dans les formes o il est entendu dans les pays de la latinit chrtienne.

    Une approche visuelle progressive, mais toujours limite et sujette caution, de la divinit est toutefois sensible dans llaboration chronologique des uvres. Dieu, qui refuse de se faire voir, refuse aussi parfois de parler directement, notamment quand le message sadresse une femme4. Pour mettre lpreuve son interlocuteur, il

    les leons de Jamblique et de Proclus, philosophes no-platoniciens, et qui insiste sur le rle des intermdiaires, dont il tablit le classement et les fonctions entre Dieu et lhumanit. 4. Yahv parle directement Abraham (Gn., 15, 1-6) pour lui annoncer sa nombreuse postrit. Il utilise un message (malakh en hbreu, angelos en grec, qui veut aussi dire messager ) dans lannonce faite Agar (prototype possible de la scne vanglique

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    peut recourir des intermdiaires forme visible pour faire passer son message. Lpreuve est de savoir si on en reconnatra la provenance divine : il serait donc absurde denvoyer des messagers aussi typs que des anges pourvus dailes et dune beaut apollinienne, qui dnonceraient immdiatement leur origine surnaturelle. Les porteurs de messages prennent lapparence dhommes ordinaires et ne rvlent qu la fin de lpreuve, si elle est russie, un indice qui sort du naturel. On ne saurait donc les confondre avec les anges des textes juifs, appels par les Chrtiens intertestamentaires , apocryphes et tardifs, et naturellement avec ceux du christianisme. La mise en scne favorite de confrontation est la rencontre fortuite avec un inconnu qui dlivre un message. Ainsi en va-t-il pour les trois voyageurs nigmatiques, rencontrs par hasard sous le chne de Mambr, auxquels Abraham donne lhospitalit, aprs avoir peru la prsence de Yahv5. Ils nont quapparence dhommes ordinaires, ils mangent la galette de froment et dgustent la viande de veau qui leur est offerte. Abraham ayant bien

    de lannonce faite Marie), servante dAbraham, dj enceinte de ses uvres, pour lui signifier limportance de sa descendance (Gn., 16, 7-15). La mme intervention se reproduit dans lpisode de l agonie dAgar au dsert o l Ange lui fait dcouvrir un puits pour tancher sa soif (Gn., 21, 15-19). La traduction par ange au lieu de message ou messager est pour le moins abusive, mais elle permet, pour un lecteur chrtien, de renforcer le rapport entre lAncien et le Nouveau Testament et de conforter lusage, souvent douteux, qui sera fait des concordances entre les deux. Cest sans doute la raison qui a fait choisir le terme d ange . On pourra remarquer que les annonces denfants venir sont gnralement faites aux maris (Agar est le seul cas recens dannonce heureuse une femme) et que Dieu ne sadresse directement qu Ishsha, la premire humaine (on ne peut pas traduire Ishsha par femme en raison de son caractre prototypique dcalqu sur Ish, et elle ne sappelle pas encore ve ), pour lavertir, sous forme notre avis de conseils paternels et clairs de conduite plus que de sanctions disciplinaires, des difficults que va comporter sa nouvelle vie dhumaine ayant choisi d tre comme Dieu , de vivre libre tout en participant la vie de lunivers, sans en avoir encore les moyens de dfense ou de matrise. Dans le canon chrtien, lannonce faite Marie reprend la fois, de lpisode qui concerne Agar, le statut de servante (Agar lest dAbraham et Marie de Dieu, aucune ntant pouse lgitime) et son initiation par intermdiaire anglique . 5. Lexgse chrtienne a vu dans cette manifestation de Dieu en trois personnes un indice annonciateur de la Trinit. Le texte (Gn., 18, 1-8) parle successivement, mais sans lien vident de cause consquence, dune apparition (ce ne peut tre quune manifestation non visuelle de prsence) de Yahv et de la rencontre (cette fois-ci, cest bien une apparition, mais sans rien de surnaturel) des trois hommes.

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    accompli ses devoirs, ils lui annoncent en partant quil sera pre dun enfant de son pouse Sarah, malgr son ge (Gn., 18, 1-9). Ils transmettent ainsi la rponse inattendue de Yahv son vu abandonn de paternit. Ils se manifestent comme messagers : mais peut-on parler d anges ? Les jeunes gens qui se rendent Sodome sont bien des jeunes gens, et cest bien leur beaut physique et tangible dphbes qui entrane les sollicitations dont ils sont lobjet. Les Bibles chrtiennes6, qui reprsentent ces messagers sous la forme et avec lemploi du mot anges , commettent un abus de sens en faisant du simple rle de facteur cleste celui dune mission anglique qui en largit anachroniquement la porte et en transforme fallacieusement la reprsentation.

    Linconnu sans nom, sans visage ni forme dfinie, qui lutte toute une nuit avec Jacob (Gn., 32, 23-33), et dont la tradition chrtienne a fait un ange immortalis par le tableau de Delacroix Saint-Sulpice, ne se manifeste dans la nuit que par sa force physique, lobjectif probable de ce combat nigmatique tant limposition Jacob dun nom, celui dIsral, dorigine divine et non humaine, pour signifier sa diffrence des autres nations, dont les noms sont humains. Son identit nest pas dvoile et sa nature est assimilable une force , sans forme ni nom, mane de Yahv.

    6. Le mot ange est, notre sens et en raison de statut qui sera celui des anges du christianisme, abusivement utilis dans certaines traductions franaises de traducteurs chrtiens, comme celles dA. Crampon, de L. Segond, ou de la Bible dite de lcole de Jrusalem (Paris, Cerf, 1956), en se substituant au message (malakh) envoy Agar, pour lui annoncer la naissance dIsmal, ainsi que pour les deux jeunes gens envoys Sodome. Les traducteurs utilisent lexpression Ange de Yahv (Gn., 16, 7 et 10-11) et Ange de Dieu (Gn., 21, 17) pour dsigner les messages divins adresses Agar. Le commentateur de la Bible de Jrusalem a beau prciser quil sagit de Dieu lui-mme sous la forme visible o il apparat aux hommes (p. 22, note g), la visibilit du porteur de message nest pas vidente. La remarque vaut galement pour Gn., 22, 11 (voix de Dieu qui se fait entendre Abraham avant limmolation dIsaac) ; Gn., 31, 11 (songe envoy Jacob ; il sagit bien dune vision, mais lenvoyeur ne se manifeste que par une voix incitant agir aprs la vision) ; Ex., 3, 2 (pisode du buisson ardent) ; Jg., 2, (annonce de malheurs aux Isralites). De mme la traduction : Je vais tenvoyer un Ange pour quil veille sur toi (Ex., 23, 20) adresse Mose, ne parat pas approprie. Un lecteur, influenc par les Anges chrtiens, y voit spontanment un tre anthropomorphe pourvu dailes et distinct de Dieu, alors quil sagit de paroles, avertissements ou conseils dun Dieu qui se fait entendre, mais ne se donne jamais voir.

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    Dieu apparat visuellement Mose sous la forme symbolique du buisson ardent (Exode, 3, 1-11), mais cest encore une fois le message qui importe en rvlant la manire dont on peut humainement nommer Dieu. Il avertit ultrieurement (Nombres, 12, 6-8) quil utilisera dsormais pour sexprimer le moyen de visions ou de songes , mais sans jamais se mettre personnellement en scne, sauf par des moyens mtaphoriques ou symboliques (comme le roi de gloire dIsae, 6, 1). Cest cette tradition des visions ou des songes comme nouvelles formes des messages divins qui sera utilise par le courant prophtique. Cest encore un homme, un temps invisible, porteur dune pe nue, qui est envoy Balaam (Nombres, 22, 22-35), reviviscence du Keroub, qui garde la porte de lEden aprs lexpulsion du premier couple. Le Keroub, emprunt larchitecture msopotamienne, dsignait le portail orn de figures fantastiques, notamment de chimres ailes ttes humaines, qui marquait lentre des parcs ou jardins royaux. zchiel reprend les motifs ornementaux de ces constructions architecturales dans sa description apocalyptique et visionnaire du char de Dieu 7. Si les ailes daigle et les ttes humaines dont ils sont dots ont pu influencer la nature morphologique des futurs anges , ces chimres sont plus proches de leur origine que de leur descendance anglique inattendue. Isae voque les Serafim, les brlants , issus de la mythologie babylonienne des serpents ails et des dragons volants, qui chantent un hymne et touchent la bouche du prophte avec une braise pour lui faire entendre le message de Dieu (Isae, 6, 2-3). Cest bien l lorigine des futurs Chrubins et Sraphins de lespce anglique volue, au temps des Pres de lglise chrtienne et du Pseudo-Denys, mais ils ne sont que des anctres primitifs de ces derniers, plus loin deux que ne le sont aux hommes daujourdhui leurs anctres hominids prsums de la prhistoire.

    7. zchiel, 1, 3-28. On trouvera un commentaire archologique, esthtique et linguistique de cette description des figures du char de Yahv , qui a donn lieu la tradition de reprsentation des anges sous forme de ttes humaines six ailes, dans J. Chane et R. Grousset, Littrature religieuse, Paris, A. Colin, 1949, p. 141-144. Il sagit en fait de motifs dcoratifs chimriques mettre en rapport avec les piliers dentre des jardins royaux dAssyrie ou de Msopotamie orns de tels Keroubim (lillustration, accompagnant le texte, du Keroub dAssurnazirpal, emprunte au British Museum, donne une ide de ce dont il sagit).

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    En somme, si les messages ou les messagers de Dieu naffectent pas, dans la Bible juive, laspect quils prendront ultrieurement, tout est en place pour pouvoir laborer une thorie sur leur cration, leur place et leur fonction dans lunivers, et leurs rapports aux humains. Mais il nest pas possible, sans anachronisme, de voir en ces modes divers de manifestation de la parole divine, des anges tels que nous les a transmis la tradition chrtienne : cest l un mode de projection fait aprs coup sur des textes dont il convient de maintenir le caractre premier, sans interfrence anachronique, ni lecture rtroactive o lhystron devient protron, o les derniers ns prtent imaginairement leurs habits aux premiers venus.

    Linexistence biblique des dmons et du Diable Si la mention des fils de dieu , des dieux ou des

    messagers de Dieu a pu ultrieurement, dans la littrature rabbinique et chrtienne, les faire percevoir comme des tres individualiss, nommables et visibles, appels les anges , on ne trouvera dans les textes canoniques de la Bible juive aucune mention, absolument aucune, de ces inventions si importantes dans le christianisme (et dans lIslam) que sont les dmons . Leur nom, emprunt au grec8, est sans rapport avec la culture judaque. Il est en outre dvi de son sens originel, qui na rien voir avec un tre spirituel, un ange, devenu hostile. Quant leurs hordes et leur chef, le Diable (le Diviseur), appel Satan ou Lucifer, il ny en a pas la moindre trace.

    Sans doute, le Livre de Job, de rdaction postrieure de plusieurs sicles aux textes que nous avons cits, nous montre-t-il Yahv, entour de ses fils , la manire dont Isae lavait reprsent avec ses Sraphins . Lun dentre eux est nomm : il sappelle, dans la version grecque, ho Satanas, le Satan. Larticle semble ici indiquer que le nom renvoie la fonction. La racine hbraque stn veut dire discuter ou contester . On peut donc considrer le Satan comme un de ces fils de Dieu qui constituent le premier cercle de la cour divine. Son

    8. Le damn qui sert parfois de conseiller intime ou dinspirateur Socrate se situerait plutt dans la ligne paenne des gnies familiers ou protecteurs, si du moins on lui accorde une existence propre, car on peut y lire aussi la voix dune conscience intime intrieure au sujet. Cest une voix de la conscience objective.

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    rle est de se faire le contrleur de ce qui se passe chez les hommes pour en faire le rapport Dieu. Cest en effet le rle qui lui est donn par lauteur du rcit introductif de Job9 : le Satan a visit le peuple, il rapporte ce quil a vu et il conteste le jugement de Dieu qui voit en Job un excellent serviteur quil a eu raison de rcompenser par ses richesses. Dieu propose alors au contestataire de se faire le testateur de la fidlit de Job. Contestant, puis testant, le missionnaire de Dieu va oprer par une mise lpreuve, que lon peut assimiler une tentation . Le Satan, obissant linjonction divine, teste Job en lui envoyant des malheurs. Parce que les moyens utiliss peuvent apparatre injustes, cruels ou pervers, dun point de vue humain, le glissement de sens de la contestation la testation, puis de la testation la tentation, a pu agir pour la transformation de cet ange , fidle servant de son matre, en serviteur flon. Mais il sagit dune vidente distorsion de sens. Le Satan reste le fils fidle, excutant des ordres de son pre , et nagissant que sur autorisation divine. Il ny a vraiment pas l de quoi en faire un diable.

    9. Si Satan tait un dmon , sa prsence au Ciel, prs de Dieu, parmi la troupe des Anges, Fils de Dieu (Job, 1, 6-11), poserait un srieux problme : comment un rprouv a-t-il pu revenir en ce lieu sacr ? Pourquoi Dieu traite-t-il cet interdit de sjour avec une telle familiarit et une telle confiance ? Les potes chrtiens, comme dAubign, supposent que lesprit immonde, Satan, se glissa dans la presse en intrus qui a peur dtre dmasqu (Tragiques, V, 37-39). On est ici en pleine fiction pique et dans la tradition anachronique du christianisme. La traduction lAdversaire propose par la Bible de Jrusalem, et linterprtation selon laquelle Satan, figure de lesprit du mal, tente lhomme pour le pousser au pch (p. 601, note g) paraissent fortement contamines par la mme vision chrtienne, anachronique, de Satan, prince des anges rebelles. Tout ce que lon peut dire est que le Satan de la Bible hbraque joue, au tribunal de Dieu, et avec son assentiment, le rle du procureur ou de laccusateur. Ce rle est confirm dans le Psaume 109, 6, o il est voqu pour faire entendre la parole de vrit contre les calomniateurs de David, en se dressant droite de laccus (place habituelle de laccusateur public) face aux calomniateurs. Dans Zacharie, 3, 1, on retrouve le Satan dans son rle daccusateur, face un autre ange qui assure la dfense du peuple. On pourrait mme considrer le Satan comme une voix intrieure de la divinit, parmi les autres fils de Dieu dont la Cour signifie la pluralit des manifestations de la voix divine, de la colre la tendresse. Le dialogue de Yahv et de Satan serait alors un dbat interne entre la clmence divine et son besoin de justice dans la vrit pour la justifier. Mais il nest pas ncessaire daller jusque-l pour reconnatre dans le Satan de Job un serviteur de Dieu, et non un ange dvoy.

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    La Bible juive comporte des rfrences des cratures monstrueuses, qui ne peuvent en aucune manire tre considres comme des dmons , agissant avec un dessein pervers caractris. Il sagit plutt de lquivalent biblique des monstres de la mythologie paenne, grecque, gyptienne ou msopotamienne. Bhmoth et Lviathan, dont il est fait tat dans le Livre de Job, sont des cratures naturelles dangereuses. Leur description renvoie assez clairement une configuration fantastique de ces deux animaux qui peuplent les eaux du Nil, lhippopotame et le crocodile (Job, 40, 15 41, 26). Lilith, destine avoir une si luxuriante et luxurieuse destine dans la littrature talmudique et kabbalistique, nest en fait mentionne que deux fois dans les textes canoniques, sans autre spcification que celle de la terreur inspire par la nuit10. Lide banalise selon laquelle le serpent de la Gense, qui tente ve, en lincitant cueillir la pomme de larbre interdit, est habit par le Dmon, est une reconstruction tardive, postrieure linvention de la fable des anges rvolts. ve dailleurs ne devrait pas tre nomme ve, mais seulement lHumaine ou lHomine (Ishsha). Ce nom dve (la transmission de la vie , Havvah) ne lui sera donn quaprs lexpulsion de lden. Il nest pas question de pomme , mais seulement dun fruit . Cest la traduction latine, qui joue sur le triple sens de malum (fruit, pomme, et mal) contamine avec lhistoire paenne de la pomme de discorde donne par Pris Aphrodite, qui aboutira lintroduction de pommes sur cet arbre sans dsignation botanique prcise. Enfin, dans la Bible juive, contrairement une ide reue, les animaux ne parlent pas. Il ny a quun seul cas (outre le Serpent) danimal dot de voix : cest

    10. Le mot Lilith apparat deux fois dans la Bible (Isae, 34, 14, et Job, 18, 15). Ce mot, emprunt la mythologie msopotamienne, est mis en rapport avec Lillake, nom sumrien de la Grande Desse Ishtar, ou avec Lilitu, dmon femelle pourvu dailes et au corps de reptile, associe au serpent cosmique. Dans la Bible hbraque, il na dautre spcificit que son caractre nocturne et dangereux (une sorte de rapace ou doiseau de nuit). La tradition talmudique et kabbaliste (Alphabet de Ben Sira, postrieur au VIIIe sicle de notre re), voulant clairer les diffrences visibles dans les deux modalits du rcit de la cration de la Femme (Gn., 1, 27, et 2, 22), en a fait une premire pouse de lHomme, relgue ensuite comme dmon femelle avec les anges rvolts et leur chef Samiel. Cette tradition, non reconnue par les courants officiels, alimente des mouvances sotriques et une littrature de fiction pique ou romanesque (cf. article Lilith , M. Dottin-Orsini dans le Dictionnaire des mythes fminins, s.l.d. de P. Brunel, Paris, d. du Rocher, 2002).

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    lnesse de Balaam (Nombres, 22, 28-31). Or lnesse ne parle quavec la voix emprunte de Yahv. Il conviendrait logiquement dmettre la mme hypothse pour le Serpent, ou la rigueur (mais cest dj un anachronisme) de le faire parler par le Satan, non pas celui quil est devenu dans les textes chrtiens, mais celui quil est dans le Livre de Job, lexcutant de la volont divine, venant tester et tenter la crature pour prouver sa fidlit et rapporter la rponse Dieu. Le Diable, le chef des Dmons, Satan ennemi de Dieu, totalement tranger la Bible juive, na rien faire dans cet pisode qui ne concerne que les relations directes de Dieu lHumanit, symbolise par le couple dIsh et dIshsha, dun ct, et de lautre la voix, directe ou emprunte, de Yahv. Le Diable, qui nexiste pas dans les textes canoniques, na rien faire en ce lieu11.

    Les anges devenus dmons, enfants btards dune littrature apocryphe

    Les premires mentions crites concernant lhistoire dune rvolte des anges se trouvent dans des textes juifs apocryphes, dats au plus tt de lpoque hasmonenne, partir du IIe sicle avant J. C. Cette poque, celle de la civilisation hellnistique, a cr une mondialisation culturelle des religions mditerranennes et orientales. Seuls les Docteurs juifs de la Loi essaient de maintenir en sa puret les caractristiques de la religion ancestrale. Ils y arrivent avec difficult, et doivent se regrouper en des sectes , suivant lexpression de Flavius Josphe, comme les Pharisiens ou les Essniens, et plus tard les Zlotes, pour maintenir lacquis sans contamination externe. Une littrature parallle fleurit, qui vhicule soit des ides dj connues, mais non agres par lorthodoxie du Temple, soit des nouveauts qui sentent linfluence trangre. Le Livre dHnoch, dont on na longtemps connu

    11. La tradition chrtienne et lart ont tellement vulgaris lide que la voix du Serpent (alors que les animaux ne parlent pas, sauf habits par la voix de Dieu) est celle du Dmon (qui nexiste pas dans la Bible juive canonique) quil est trs difficile de revenir sur cette ide fortement enracine dans limaginaire collectif, aussi bien religieux quartistique. Nous voquons lhypothse inverse, dune voix venue directement de Yahv, avec ses consquences, en mme temps que dautres interprtations de ce texte qui a soulev de nombreux commentaires, dans notre ouvrage Mythologies de lOccident, chap. II, Les mythes anthropogoniques , et IX, Archtypes de la fminit , Paris, Ellipses, 2007.

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    que des versions fragmentaires en grec, en syriaque ou en copte, avant que des fragments de la version originale en aramen eussent t dcouverts dans les grottes de Qumran12, est un de ces crits non reconnu comme recevable dans le canon des critures. La premire section de cet ouvrage recompos est entirement consacre au rcit de la transgression sexuelle et de la chute dun groupe danges estim au nombre de deux cents. Le rcit constitue un dveloppement romanesque dtaill dun texte reconnu comme canonique, mais dont le contenu nigmatique a donn lieu des supputations aussi tranges que varies. Il est dit dans ce texte (Gense, 6, 1-4) que les fils de Dieu voulurent sunir aux filles des hommes . De cette union inattendue naquirent les Nephilim ou Gants, hros du temps jadis, hommes fameux . Aprs un hiatus apparent dans le rcit, le texte reprend sur la corruption des murs de lhumanit et la prparation du Dluge universel. Historiquement, cette mention est comprise comme lunion des deux lignes, jusquici spares, des descendants de Can et de Seth. Prophtiquement, ces gants, pourtant hros du temps jadis , auraient donn naissance des gnrations dhommes corrompus, qui auraient provoqu la colre de Yahv et sa dcision danantissement par les eaux. Culturellement, le texte semble reprendre des lgendes populaires babyloniennes, qui voquent des tres mythiques, analogues aux Titans et aux Cyclopes de la mythologie grco-latine, fils de la terre, ou au Minotaure et aux Gants barbares, ns dune union contre-nature avec une mortelle. Il sagit en fait dun mythme que lon retrouve dans la plupart des mythologies polythistes comme mode de naissance de cratures hors du commun, malfiques ou bnfiques.

    Le rcit dHnoch fournit une interprtation particulire de ce texte canonique. Des fils de Dieu , ouvertement dsigns comme anges , sprennent des filles des hommes mortels, et veulent sassurer par elles une postrit. Leur chef sappelle Shmhaza, les Cieux du Voyant , confondu par la suite avec Samiel ou Samal, les Cieux de Dieu . Ils sont deux cents en tout et les noms des vingt

    12. On trouvera une traduction franaise de ce texte, effectue par Andr Caquot, dans La Bible : crits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, coll. Pliade , section Pseudpigraphes de lAncien Testament , p. 462-625. Lpisode de la rvolte des anges se situe dans I Hnoch, VI-XIII.

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    premiers sont indiqus. Presque tous portent un nom en finale el , qui rappelle leur filiation divine, et le radical renvoie une fonction de gardien cosmique. Quatre autres meneurs danges, Michel, Sariel, Gabriel et Raphal dnoncent lattitude de la bande de Shmhaza. Dieu ragit en envoyant sur terre ses quatre archanges pour punir les fauteurs. Aprs quoi, Dieu transforme les Gants ns de cette union illicite en esprits malfaisants. Hnoch, dont le nom nest cit quen un seul bref passage de la Bible canonique (Gense, 5, 18-24), et dont nous savons seulement de sa biographie qu il marcha avec Dieu , possde le grand avantage, pour la constitution de son histoire future, de disparatre sans mourir en tant enlev de terre par Dieu. Cest ce qui en fera, avec lie, une figure fondamentale de la tradition messianique juive, et mme chrtienne, la rapparition dHnoch et dlie devant prcder les derniers jours de lunivers13. Le Livre dHnoch raconte comment le prophte visionnaire est charg de transcrire cette histoire, et de rapporter les visions quil a des demeures du ciel.

    On peut conclure de ces donnes que la rvolte des anges se situerait plusieurs gnrations aprs la cration du monde, lexpulsion de lden et le meurtre fratricide de Can. Une vision dHnoch reprend, sur un mode dexpression de type apocalyptique, le mme rcit. Un astre, puis plusieurs autres, tombent du ciel dans une prairie o se trouve un troupeau de bovins. Les astres chus du ciel prennent une forme animale et saillissent les femelles. Quatre tres blancs apparence humaine retirent le prophte de ce lieu, pour le faire assister la dfaite des astres jets dans un abme entrouvert dans le sol. Cest ce mythe des anges cosmiques qui va tre utilis pour la formation de la lgende de Lucifer , lange porte-lumire qui a chu de sa grandeur cleste pour devenir le roi des abmes souterrains. Un texte dIsae

    13. LApocalypse de Jean parle de deux tmoins qui viendront prophtiser avant la catastrophe finale, pendant mille deux cent soixante jours, revtus de sacs (Ap., 11, 3). Les hermneutes bibliques y ont vu soit Josu et Zorobabel (daprs Zacharie 3, 1-7 et 4, 6b-10a), soit Mose et lie (tmoins de la Transfiguration), soit encore Pierre et Paul. Le choix dHnoch et dlie se dveloppe aux XVe et XVIe sicles, et se fonde sur leur rapt au ciel qui a fait penser leur survie cleste et leur retour terrestre. Le Liber chronicarum dHartmann Schedel (1493) les montre dnonant le discours de lAntchrist (reproduction dans Norman Cohn, Les Fanatiques de lApocalypse, Paris, Julliard, 1962, frontispice).

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    (14, 12), qui na apparemment aucun rapport logique avec celui-ci puisquil sagit dun texte dinvectives contre un tyran dchu, contient ces deux versets : Comment as-tu pu tomber du ciel, astre du matin, porteur de lumire, fils de lAurore . Le texte dIsae sinscrit dans la tradition littraire des mashal : cest une satire contre un roi msopotamien (des exgtes ont pens y voir Sargon II ou Sennachrib), auquel auraient t rajouts ultrieurement des attributs dsignant un roi babylonien, et mme plus prcisment Nabuchodonor II. Le texte fait donc vraisemblablement allusion, dans l toile du matin , lastre brillant de Vnus, appele Ischtar en Babylonie, qui disparat du ciel pour laisser place au soleil. Ischtar, desse particulirement rvre Babylone, doit laisser place au Dieu des Juifs, plus puissant quelle, comme le tyran dchu signe la faiblesse des puissants de ce monde face la gloire de Yahv. La traduction latine de porte-lumire est lucifer, mot valeur adjective qui devient un nom propre avec majuscule pour donner un autre nom Shmhaza, lui-mme nom signification cosmique, lequel va de plus se confondre avec Satan. Cest ainsi que le nom du Diable, Shmhaza, Samiel, Lucifer et Satan, a pu natre dans ce chaudron linguistique, o sont touills les langues, leurs mots et les sens de ces mots, qui samalgament, se superposent, se combinent entre eux pour composer ces noms dans cette trange fabrique de sorcellerie langagire.

    Le Livre des Jubils, sans doute lgrement postrieur Hnoch (on y lit des allusions au rgne de Jean Hyrcan, roi asmonen, qui stend de 134 104) reprend le texte biblique canonique de Gense, 6, en y joignant des commentaires prsents comme des complments dinformation (on y dcouvre le nom dune fille dAdam ou la date de la cration des anges). Le texte original, crit en hbreu, dont on a retrouv des fragments Qumran, stait perptu dans les mmoires par des traductions en grec, en syriaque et en latin. Le Livre des Jubils raconte, en termes plus condenss quHnoch, lunion des anges et des femmes mortelles, et la naissance des gants. Il signale la corruption des murs qui sensuit, affectant lensemble de lhumanit. Dieu ragit en enfermant les anges rebelles dans les profondeurs de la terre et en exterminant leurs descendants.

    Tels sont les premiers documents crits qui font ouvertement mention du mythe de la rvolte des anges. Leur caractre apocryphe,

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    qui les rend suspects, nempche pas quils constituent un tmoignage intressant sur lvolution non crite dune doctrine qui donne une place plus considrable aux intermdiaires et institue une scession danges pervertis destine fournir une explication nouvelle la prsence du mal. Paralllement, on constate un dveloppement des proccupations concernant une vie de lau-del, qui suppose un tri des mes et un jugement pour rtablir les injustices subies en cette vie. Ces proccupations, absentes dans les textes les plus anciens de la Bible, se heurtent aux positions traditionnelles des Sadducens, mais sont bien accueillies dans loption inverse dune rsurrection finale des morts prne par le groupe des Pharisiens, qui sest form au IIIe sicle. Les cratures intermdiaires, dotes dune vie excdant les limites humaines, aussi bien anges que dmons, manifestent par l leur utilit pour accueillir et trier les mes humaines selon leurs uvres. Le christianisme recueillera cet hritage adventice. Par ailleurs lide dune bont naturelle de Dieu se raffermit aux dpens dune justice plus archaque, qui peut apparatre contraire aux intrts apparents du peuple. La clmence de Dieu devient plus lisible et tend dfinir la totalit de son action : ds lors, il faut trouver une explication lexistence du mal dans ce monde. Les religions orientales, dualistes, lavaient trouve. Les religions monothistes nes du judasme vont la formuler dune manire un peu diffrente, pour rserver malgr tout Dieu seul la puissance, la gloire et le dernier mot. Mais avant larrive de la dernire chance, lexistence dun univers dmoniaque et infernal sera trs utile pour lexplication de cette nigme : pourquoi le Mal, si Dieu est bon, court-il toujours par le monde ? Il ne peut dsormais plus maner de flaux envoys par Dieu, qui est devenu dune bont sans ambages. Il faut trouver sa source ailleurs. Cest cet ailleurs que vient peupler linvention des anges rebelles transforms en gnies malfaisants.

    Vie et mtamorphoses du mythe des anges rvolts Le mythe des anges rvolts interfre, dans les premiers sicles

    du christianisme, avec les doctrines clectiques et syncrtiques rassembles sous le terme de Gnoses . Lide gnrale de la Gnose, dessence dualiste, est que nous vivons dans un univers de tnbres, gouvern par les forces hostiles lhumanit, mais que nous avons en

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    nous des vestiges de la lumire du vrai dieu, quil convient dexploiter et de dvelopper pour sabstraire de la puissance des tnbres. Le no-platonisme tardif et lhermtisme, issu de la contamination entre les diverses croyances qui se rencontraient et samalgamaient dans le creuset intellectuel qutait Alexandrie, avaient mis en avant lide dun Dmiurge , crateur de lunivers matriel, associ parfois la divinit du Mal de la religion zoroastrienne14. Lide selon laquelle lunivers sensible est sous le gouvernement des forces du Mal se retrouve dans plusieurs courants du christianisme naissant : Marcion15 voyait en Yahv, le dieu des Hbreux, lquivalent du Dmiurge, et en Jsus lenvoy du vrai Dieu venu pour dtromper les hommes et les dtacher de lemprise de limposteur ; Mani et le manichisme16

    14. Lhermtisme alexandrin fait de la cration de lunivers lacte conjoint dune divinit en trois personnes : Nos, le concepteur, Logos, le programmateur, qui verbalise le projet, et Demiourgos, lexcuteur ou Dmiurge. Le Demiourgos, sous linfluence du dualisme oriental, est parfois assimil au mauvais ouvrier ou un serviteur rebelle qui sme le mal dans lunivers. Cette conception dun matre du monde usurpateur et pervers est reprise dans certains courants de la Gnose contemporaine des premiers sicles du christianisme. Dans cette mouvance, une mythologie syncrtique associe le Dmiurge Satan, et fait de lui le fils an de Dieu, en reprenant le mythe de Can. Dieu envoie alors son deuxime fils, Jsus, pour rparer les dgts et enseigner aux hommes la voie pour chapper lemprise du mal. Le Dmiurge Satan russit faire mettre Jsus mort, mais cette mort physique laisse intacte sa parole (Logos) et la rvlation faite au genre humain pour son salut. 15. Marcion, n vers 95 dans le Pont (au nord-est du plateau anatolien), est trs influenc par la pense de Paul, quil radicalise lextrme, en niant toute continuit entre le Dieu des Juifs et celui de Jsus. Au milieu du conflit qui oppose dsormais Juifs et Chrtiens, il vient Rome vers 140, rassemble et publie les Eptres de Paul, et prche sa propre vision du christianisme comme religion totalement nouvelle. Il rcuse toute la Bible juive, et ne garde des textes chrtiens que les Eptres de Paul et une version expurge de lvangile de Luc. Mal reu Rome (on lui reproche de cultiver une Gnose o Yahv est assimil au Dmiurge mauvais des Gnostiques), il doit repartir en Orient, o le marcionisme durera pendant plus dun sicle. 16. Mani ou Mans, n en 216 en Msopotamie, et mort autour de 277 en Susiane (Perse), fut lev dans une forme orientale du christianisme, lelkasatisme, trs rpandu en Orient. Il subit par ailleurs une forte influence du zoroastrisme persan, trs vivant sous les Sassanides, qui prnait un dualisme fondamental. Il en dgagea une synthse, une sorte de Gnose o les symboles de la lumire et des tnbres dveloppent sous forme image lantagonisme des deux puissances qui gouvernent lunivers. Il prnait une libration du mal par lappel de la lumire. Cette doctrine exera une influence dans tout lEmpire romain au IVe sicle, y compris dans sa partie occidentale (saint Augustin fut un temps intress par le manichisme).

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    rintroduisent dans le christianisme lide, venue de Perse, dune force du Mal matresse de lunivers visible. Dans lorthodoxie chrtienne, qui va slaborer peu peu, lexistence des anges devenus dmons permet de trouver une rponse approprie la question du gouvernement critiquable et dfectueux de lunivers visible sans abandonner le monothisme originaire qui maintient lide dun seul dieu totalement bon. Ni sa puissance ni sa bont ne sont affectes par ses opposants. Ceux-ci ne peuvent agir que sur la faiblesse humaine. Cest dans cet esprit quil faut comprendre quelques formules caractristiques qui instituent, dans la doctrine chrtienne qui deviendra orthodoxe, une vie spirituelle double tage : saint Paul dit que le Chrtien est dans le monde , mais nest pas du monde ; saint Augustin distingue la cit terrestre de la cit de Dieu, dont la sparation dfinitive ne peut intervenir qu la fin de lhistoire ; la prire Dieu qui deviendra universelle pour les Chrtiens demande que le rgne de Dieu arrive (il nest donc pas prsent dans lunivers humain) et appelle laide pour ne pas succomber la tentation et tre dlivr du mal. Sans doute la thorie de la faute originelle pourrait-elle suffire expliquer cet tat tragique li la condition humaine, sans recourir des pressions et tentations diaboliques. Le Diable et sa puissance sont nanmoins trs utiles pour restreindre la responsabilit humaine tout en la prservant, et pour combler le vide laiss dans la thologie judaque entre Dieu et les hommes. Les Anges et les Diables, cratures intermdiaires, comblent ce vide et associent la tragdie de lhomme une tragdie cosmique et mtaphysique, qui affecte lensemble de la Cration en ses trois niveaux, cleste, terrestre et infernal.

    Linvention des anges rvolts, devenus dmons, et de leur descendance dnue de repres moraux avait pour objectif de dtailler les raisons qui avaient conduit Dieu adopter une attitude de rigueur pour en finir avec la corruption. Le Dluge napparat plus ainsi comme le rsultat dune colre divine, mais dune politique pense et mene son terme. Le silence qui spare le texte consacr la naissance des Nephilim et celui qui amorce, sans transition, lhistoire du Dluge, se trouve combl par ce rcit transitionnel , qui ne veut laisser aucune place vide dans le fil narratif : les commentateurs, emplisseurs de vides, ne veulent laisser ni hiatus, ni casus, ni lapsus, mais substituer un saltus dans le vide du texte une passerelle explicative

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    entre les textes spars. Lobjectif est dtablir une continuit narrative, mme sil faut y introduire des personnages issus dune interprtation hasardeuse, partir des indices fragmentaires du texte canonique. Les textes intertestamentaires ouvrent la voie ce quon pourrait appeler une approche scolastique de linterprtation qui veut faire le plein du sens, ne laisser aucune question sans rponse et raliser la continuit de tout ce qui existe dans lunivers. Il sagit de dvelopper, par des moyens rationnels, mme travers des rcits de fiction, pourvu quils maintiennent une cohrence et une logique, tout le non-dit du texte qui fait lobjet dun remplissage et dune glose dveloppe en lgendes parallles. A la limite, il faut, partir du texte originel, montrer quil explique tout, quil ny a ni lacune ni absence dans lexplication gnrale du monde. Cest pourquoi les cratures intermdiaires , comme les anges et les dmons, vont peupler le silence des mots et le vide de la nature, car le texte comme la nature ont tous deux horreur, lun de la discontinuit, et lautre du vide.

    Le mythe des anges dchus est la forme prise, lintrieur dun monothisme qui nadmet pas, comme le polythisme, la lutte intergnrationnelle des dieux anciens et des dieux nouveaux, par le thme gnral du crpuscule des dieux ou de la dchance des dieux anciens. La dchance des anges reprend le mme schma dynamique que la dchance des dieux anciens du polythisme. La Bible utilise ce principe de dchance en lappliquant au genre humain : expulsion de lEden, destruction diluvienne de lhumanit. Les dieux du paganisme font de mme en dtruisant les gnrations humaines qui tournent mal, depuis les hommes de lge dor jusqu ceux de lge de fer. La Bible utilise aussi le principe paen de la dchance des dieux en empruntant ses exemples aux civilisations trangres. Le Livre dEsther, qui na aucun fondement historique, est en ralit une fable qui reprend lhistoire du refoulement des dieux lamites par les dieux nouveaux de Msopotamie. Elam est une province rattache la Perse, sur le versant occidental du plateau iranien, lorsquil rejoint la basse Msopotamie. Vashti et Aman taient des noms de dieux lamites. Ils deviennent dans le rcit des personnages hostiles au peuple et au dieu des Juifs. Ishtar et Mardouk sont les noms des deux principales divinits msopotamiennes de lpoque babylonienne. On reconnat aisment leurs noms camoufls sous ceux dEsther et de Mardoche,

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    reprsentants des dfenseurs du peuple et du dieu dIsral17. Le thme du refoulement des dieux anciens dElam par ceux de Babylone est une rfrence annonciatrice de celui des dieux trangers par la monte de Yahv.

    De la mme manire les anges dchus vont revtir les oripeaux des dieux dchus. Les dmons qui prennent possession des corps et des esprits dans les rcits vangliques sont des gnies malfiques imports des paganismes voisins, soit grco-latin18 (la fuite des dmons dans des corps de porcs montre leur origine trangre), soit

    17. Linterprtation ordinaire du mythe dEsther, dont les bases historiques sont quasiment nulles, et dont lextrme violence finale montre le caractre fictif, consiste en un traitement symbolique, qui en fait une parabole sur la gloire de Yahv et de son peuple. Le rcit avait pour objectif dtre un mythe de fondation de la fte des pourim (cest dit, de manire manifeste, dans le texte). On peut y voir lexpression, prsente sous forme dun rcit pseudo-historique, dun crpuscule des dieux lamites, Vasthi et Haman, qui doivent cder la place aux dieux babyloniens, Ishtar et Mardouk. Larrive de cette nouvelle gnration de dieux prparerait un nouvel avnement : celui du Dieu des Juifs qui vaincra les dieux msopotamiens. 18. Cette influence est manifeste dans le rcit dexorcisme de l homme sauvage , qui hante les cimetires, dont l esprit impur qui le possde sappelle Lgion : Lgion est mon nom, car nous sommes beaucoup. Et il le suppliait de ne pas le jeter hors du pays (Marc, 5, 1-22). Le mot grec lgin du texte original est en fait une forme hellnise du latin legio, au sens militaire. Les incongruits de ce rcit de miracle ont fait penser quil pourrait sagir dune parabole crypte sens symbolique : la possession du pauvre hre signifierait lalination identitaire du peuple juif occup par les lgions romaines. Linterprtation est conforte par le rcit de Matthieu (8, 28-34), qui ne cite pas le nom du dmon, mais reprend le dnouement o il est dit que les dmons mis en fuite se rfugient dans un troupeau de porcs qui se jettent dans la mer (autre bizarrerie). Llevage et lalimentation porcine sont le propre des occupants romains et des trangers, ce qui choque les habitudes locales (inversement, Juvnal, dans une satire, raille les Juifs qui sabstiennent de porc). Le rcit marquerait le dsir de voir ces fous de Romains tre jets la mer. La version de Luc (8, 26-39) reprend et dulcore le rcit de ses prdcesseurs ( la mer est remplace par labme , plus mtaphysique). Ce rcit contenu politique ne pouvait qutre crypt, dans le souci quont les vanglistes de ne pas choquer les Romains et de ne pas faire de Jsus un opposant politique. La confirmation pourrait tre donne par le fait que Jean, le plus prudent lgard des Romains, ne retient pas ce rcit. Toutefois il est le seul vangile qui fait nommment intervenir une cohorte (speira, traduction du latin cohors : mais est-elle romaine ?) avec les gardes du Temple dans larrestation de Jsus.

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    msopotamien ou cananen (le seul dmon nomm, Belzbuth19, ou Belzeboul, contient en son nom le Bel ou Baal des religions orientales). Les descendants des anges dchus, dorigine interne, les rejoignent dans ce rle dusurpateurs des biens substantiels et intimes de lhomme, que sont le corps et les facults intellectuelles. Il est galement question dans le texte des quatre vangiles canoniques de Satan . On peut sinterroger sur la nature de Satan, qui vient tenter (ou tester ?) le fils de lHomme comme preuve initiatique pralable son ministre public, et rapparat avant la dernire preuve, en sinsinuant dans le corps de Judas. Rien ninterdit de penser quil sagit du Satan biblique, du messager spcial et fidle du Pre envoy au Fils pour prouver comment il ragit en sa condition dhomme, par deux fois, au dbut et la fin de son parcours dpreuves terrestres. Cette interprtation donne mme un sens plus haut cette rencontre entre des forces qui dpassent lhumaine condition dans le drame thologique qui se joue ici entre instances suprieures. Mais la tradition chrtienne y a vu l Ennemi , lAnge de Dieu devenu son opposant. Comment sest opre cette dchance du Livre de Job aux vangiles ? Aucun crit intertestamentaire ne signale Satan parmi les anges rvolts. Cest donc par une interprtation ngative de sa fonction originelle quil est devenu, de serviteur fidle, vassal flon entrant en rivalit avec Dieu par dsir de puissance. Quant Ishtar, ltoile du matin, la desse babylonienne, transpose en Vnus chez les Latins, son tour dchue par la cosmologie christianise, qui en fait le gnie malfaisant habitant la plante, elle a pris nom de Lucifer, changeant ainsi de sexe et de nature. Les deux noms se sont ensuite confondus en une seule personne diabolique. Cest ainsi que par des effets de dplacement des sens et de condensation des attributs, tonnants tours acrobatiques dalchimie du verbe, le Satan biblique et Ishtar-Lucifer se sont trouvs runis dans la fabrication du diable chrtien dexpression latine, Lucifer. Il restait donner ce nouveau-n une forme reprsentable : on lui a

    19. Le texte grec des vangiles synoptiques (Marc, 3, 22-27 ; Matthieu, 12, 22-28 ; Luc, 11,14-21) orthographie Beezeboul , nom dorigine cananenne o lon reconnat Baal ou Bel qui dsigne un dieu : il sagit dun dieu-prince cananen, que Matthieu comprend, en faisant des dieux trangers des dmons, comme prince des dmons et quil associe Satan. La Vulgate traduit par Beelzeboub , ce qui signifie le dieu des mouches ou le dieu des fumiers , qui marque une dprciation nouvelle. La forme Belzbuth donne la finale une apparence hbraque.

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    accord les attributs anatomiques et vestimentaires des dieux dchus du paganisme. Il a emprunt Diane son croissant frontal pour en faire ses cornes, Pan et aux Faunes ses pieds de chvre, Neptune son trident, devenu fourche, et aux Priapes et aux Dragons sa queue animalise, simple et discret rappel, par dplacement anatomique, de lorigine sexuelle, qui sera de plus en plus occulte comme trop triviale, du pch originel des anges. Restait encore identifier et nommer ses comparses : le rservoir des noms bibliques, revus et amplifis par les spculations talmudiques et kabbalistiques, servira donc pour intgrer dans la troupe les Astaroth, Bhmoth, Belzbuth, Lviathan, Lilith (seul dmon femelle, qui apparat dans la gueule du Serpent dans la scne de la tentation dve sur un porche de Notre-Dame de Paris) et autres anonymes qui ont perdu leur nom dans la lessive 20. Tous ces soldats perdus des troupes clestes se retrouvent en une arme composite de mercenaires, sous la conduite dun Spartacus dvoy, spcialistes des pillages et razzias dont la race humaine fait les frais et fournit mme, dans les actes de sorcellerie, des complices.

    Quand le Diable existe, il faut faire avec Ce nom de diable vient lui aussi du grec : ho diabolos

    signifie le diviseur . Son chiffre est pair, symbole de partition : deux, quatre, six. Deux pour rappeler sa duplicit et la manire de se masquer pour cacher son identit, de mentir pour sduire (diaballein signifie calomnier ). Il existe dans la Bible un usage positif de la binarit, lorsquelle est dorigine divine et se manifeste en opration analytique de distinction. Cest ainsi que lacte crateur de Dieu procde par sparation : la lumire et les tnbres, le ciel et la terre, la terre merge et la mer, les eaux du dessus et du dessous, lhomme et la femme. Mais il sagit dune sparation dans laquelle les deux parties spares restent en rapport dans la constitution dun couple. Son usage ngatif, dorigine humaine, la scession et la division, cre une opposition irrductible et une fracture irrmdiable : cest aussi lacte originel de rbellion et de scession qui fonde lunivers diabolique, et remet en cause le principe unitaire, signature divine de tous les

    20. Telle est la rponse dun des diables de Loudun son exorciste (exorcisme du 10 mai 1634, B.N. Fds.fr. 7618, cit par Michel de Certeau, La Possession de Loudun, Paris, Julliard, 1970, p. 68).

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    monothismes. Deux est aussi le chiffre de la fminit, selon la symbolique de la Kabbale. Quatre, dans la mme symbolique, est le chiffre de la matrialit, associe elle aussi au fminin21. On trouve son alliance avec le diable dans lexpression populaire faire le diable quatre . Six est le chiffre de la Bte, dessence diabolique, utilis dans lApocalypse de Jean (13,18).

    Cette alliance tacite de la fminit et du diabolisme, dans leur symbolisme respectif, rappelle que le point de dpart de la rbellion des anges est dordre sexuel. Elle permet galement de rinterprter, dans un dfi caractris la nature du texte original et la date de naissance des dmons, la scne originelle de la tentation dans lden : le Diable est plac dans la bouche du Serpent, et ve , dont le nom porte en lui sa prochaine dchance , est une proie dsigne par ses faiblesses et sa complicit, puisque tous les deux sont placs sous signe binaire. Ce sont les filles des hommes, belles et avenantes , dit le Livre dHnoch, qui constituent lappt et dclenchent le dsir transgressif des anges . Cette origine triviale a t occulte lorsque le Diable a pris des lettres de noblesse : on lui prfrera la volont de puissance, la libido dominandi, lOrgueil, se substituant la libido sentiendi, la Luxure. Nanmoins le caractre luxurieux de lengeance dmoniaque rapparat sous dautres formes : les femmes sont plus facilement possdes que les hommes. Sept dmons ont t expulss du corps de Marie de Magdala dont la lgende, invente par contamination avec dautres cas, sous le nom de Marie-Madeleine, fera, sans preuve scripturaire explicite, une prostitue22. Lorsque se manifesteront dans lhistoire des crises aigus de dmonophobie, notamment dans la grande chasse aux sorcires qui stend du XVe

    21. Le symbolisme de la quaternit a t tudi par C. G. Jung, Psychologie et religion, Paris, Buchet-Chastel, 1958, chap.II, Le dogme et les symboles naturels ; on trouvera galement nombre de rfrences dans le recueil jungien, LHomme et ses symboles, Paris, Laffont, 1954, art. quadrilogie , p. 318. 22. Le personnage de Marie-Madeleine, dans la tradition chrtienne occidentale, est forg, de manire artificielle, par la superposition de trois personnages distincts dans les vangiles : une femme anonyme cite par Luc, Marie de Bthanie et Marie de Magdala. Dautres lgendes (le dbarquement en Provence) sont ensuite venues se greffer sur ce noyau de synthse. Les glises chrtiennes orientales ont maintenu la distinction. (cf. nos Femmes hrodiennes, Bordeaux, L.A.P.R.I.L.-Bordeaux-III, 1996, coll. Eidlon , n 47, p. 97 n.).

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    au XVIIe sicle dans lEurope occidentale, celles-ci saccompagnent de signes vidents de misogynie et les femmes seront plus souvent accuses, comme le remarque Michelet, que les hommes23. Le Sabbat des sorcires, selon les manuels dInquisition, comporte une part drotisme frntique et dvoy. En donnant au Diable une motivation plus srieuse celle dun grand seigneur mchant ange que ce vulgaire rapt de Sabines qui en est lorigine exprime, on ne peut empcher le retour dun refoul qui sexprime par des fantasmes dlirants dont les corps, et spcialement le corps fminin, seraient lappt de choix, tant il est vrai que la scne originaire, reconstruite aprs coup, de la tentation dve par le Dmon cach dans le Serpent senracine profondment dans limaginaire des peuples encadrs par un clerg, fondamentalement compos dhommes, qui maintient en ltat ou fortifie cette croyance. Dsormais il faudra faire avec cette ide que le Diable a partie lie la sexualit, et que tout ce qui tient du sexe est vou lEnfer.

    Pour que lunivers des dmons puisse maintenir son existence, il convient quil y ait dans la socit un horizon dattente qui en constitue le tremplin et permette la croyance de sriger en hypothse recevable24. Ctait manifestement le cas en Palestine au premier sicle. Lorsque les vangiles canoniques se rfrent Satan , on peut la rigueur voir en lui lAnge testateur du Livre de Job. Lorsquil est question dho diabolos, on peut dans lallgorie de la division lire un simple esprit de chicane destin semer de petites zizanies. Dautres rfrences montrent cependant que lesprit immonde , qui vient avec sept acolytes (Matth., 12, 43-44), ou le fils du Mauvais , appel pour commenter la parabole du bon grain et de livraie (Ibid., 13, 36-43), appartiennent bien la catgorie des esprits malfaisants, incarnant la force de rsistance au Royaume de Dieu ou lintrusion des gnies impurs des religions voisines idoltres. Les ennemis de Jsus voquent le Prince des dmons (Ibid., 3, 22) et Luc reprend

    23. Sprenger dit (avant 1500) : Il faut dire lhrsie des sorcires; et non des sorciers ; ceux-ci sont peu de choses, et un autre, sous Louis XIII : pour un sorcier, dix mille sorcires (Jules Michelet, La Sorcire, introduction). 24. Suivant la thorie de lhorizon dattente mise par Hans Robert Jauss, Pour une esthtique de la rception (t.f.), Paris, Gallimard, 1978, et dveloppe lintrieur de lcole de Constance .

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    lexpression (11, 15) en la plaant dans la bouche de Jsus. Descendants des anges rebelles ou gnies malfaisants issus des religions extrieures, les dmons existent. Leur existence et leurs pouvoirs se renforcent dans les dbuts du christianisme, sous linfluence conjugue des religions dualistes orientales, et du rle donn un Dmiurge hostile aux hommes, dans la Gnose. Lattente apocalyptique, renforce par une croyance aux efforts redoubls des forces du Mal dans des derniers temps vcus comme tout proches, sont la base de rcits comme la vie de lermite Antoine au dsert raconte par saint Athanase25. Le Diable existe : il faut en tenir compte. Sa puissance devient telle quon peut par moments songer quil est vraiment le Matre du monde den-bas.

    Il faut donc prserver le monothisme chrtien de cette emprise dides gnostiques, fondement dualiste, qui peuvent corner (le terme est littralement pertinent) les pouvoirs du Dieu unique et tout-puissant. Lexistence, dsormais acquise, du Diable pouvait apparatre comme un moyen dexonrer les hommes de leurs responsabilits. La Bible juive, qui mconnat son existence, reporte entirement la responsabilit des fautes sur les hommes. Les flaux venus den-Haut ne sont que des rponses aux inconsquences et aux infidlits du peuple. Renan voque ce sentiment de culpabilit qui pesait sur certains Pharisiens, qui marchaient courbs sous le poids des pchs dIsral, sans que le sac et la cendre dont ils se couvraient ni les gmissements de repentance narrivent laver la tache originelle26. Il ne fallait pas que ce dplacement de responsabilit sur le Diable limint toute culpabilit humaine. Il sensuivit une srie de dosages des forces contradictoires et de limitations de lemprise diabolique mises au point (quoique sans cesse remises en question) par les thologies du salut et de la grce, propres au christianisme.

    25. On pourra noter que lexploitation esthtique du thme de la tentation de saint Antoine correspond des priodes deffervescence de la peur du diable et des chasses aux sorcires (Cf. Frdrick Tristan, Les Tentations, Paris, Balland / Massin, 1981). 26. Un catalogue humoristique de ces rites de pnitence et de purification a t dress par Ernest Renan, Vie de Jsus, Paris, Gallimard, 1974, coll. Folio , p. 166-168 et 336-337.

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    Lemprise du Diable sexerce sur la faiblesse humaine. Le Dmon peut possder le corps et lesprit, mais il y a dans lme humaine un territoire qui lui est interdit et quil ne peut envahir quavec laccord de son dtenteur. Ce territoire prserv est le libre-arbitre , la possibilit de choisir sa voie dans la connaissance du bien et du mal. La foi dans le Christ est le meilleur paravent contre les attaques diaboliques. Mais la faiblesse et lignorance de lhomme sont telles, et les manuvres du Diable si savantes, que les risques de sduction demeurent entiers. Il convient donc qu la force de rsistance humaine, limite et sujette erreurs, sajoute un don spcifique de Dieu appel la grce . Nous nentreprendrons pas de dvelopper ici les discussions qui se sont installes sur les rapports du libre-arbitre humain, de la foi et de la grce divine. Elles sont lorigine de dbats fameux entre Plage et saint Augustin, rasme et Luther, Molinistes et Jansnistes, tablissant un ventail de positions qui vont de compositions modres des extrmes dans les deux sens, du libre-arbitre plagien au serf-arbitre luthrien ou calviniste. Nous retiendrons seulement lide dun dosage savant entre les pouvoirs octroys lhomme, par le libre-arbitre, et les dons gratuits de la divinit qui seuls peuvent limiter limportance de lemprise diabolique. Puisque le Diable existe, il faut faire avec et trouver les remdes intellectuels et pratiques adquats pour calmer la fivre obsidionale et prserver la citadelle o Dieu peut sinstaller encore en chaque homme. Elle nest pas imprenable, mais elle est dfendable. Ainsi, llaboration mesure dune doctrine dmonologique propre au christianisme, avec ses poids et ses contrepoids tudis, instaure un jeu complexe dans les rapports du pch et de la grce, dont on peut admirer aussi bien lquilibre que la puissance dynamique. La conscience devient une arne mtaphysique, lieu et enjeu terrestre du combat cleste entre des forces surnaturelles. Le vers de Victor Hugo : cest ici le combat du jour et de la nuit y trouverait son plein emploi, puisque la conscience humaine, reflet du grand univers, se partage entre Iblis, lAnge noir, et Christ, lhomme toil 27. Aux Deo gratias, il faudrait presque joindre un Merci

    27. Et la nuit se partage, tant sinistre et sainte / Entre Iblis, lAnge noir, et Christ, lHomme toil (Victor Hugo, Spectres dans Dernire Gerbe, 1876).

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    Satan (ce qua fait Baudelaire28), sans lequel lHomme, en sa double composante sexue, serait condamn vivre sa plate ternit dans un tat de batitude vgtative lintrieur dun den o il ne se passe rien.

    Conclusion : le Diable a-t-il un futur ? Ce merci Satan nest pas prendre la lgre. Cest bien

    lui, si lon admet dsormais quil tait la voix du Serpent, qui a donn une chiquenaude initiale la conscience humaine, pour la forcer entrer dans une vie enfin sensible et dans une histoire enfin en marche, en provoquant la fois la prise de conscience de ses dsirs latents et lexistence de ses manques et de ses limites, et en ouvrant la route accidente o peuvent saffronter les deux termes de la contradiction : dsir-et-absence. Le rle positif de celui qui toujours nie 29 est mettre en rapport avec la conception dun progrs dmarche dialectique, qui donne un rle cratif la ngativit. Le cri de la premire Eptre de Jean : Le voil lAntichrist (I, 2, 22) pourrait alors tre peru comme lavnement de la deuxime force, lantithse, de la dmarche trinitaire de la dialectique. Laffirmation sans contestation est certitude incomplte. Il ne peut y avoir de conscience du bien sans lexprience de son inverse. Il ne peut y avoir dentre dans la rationalit (quon pourrait appeler aussi le symbolique ou la capacit symboliser) sans la mise en incertitude des fausses certitudes qui transforment imaginairement en vidences des prjugs, et en impossibles ralits des perceptions illusoires.

    Si lon admet que Satan, ou le principe de contestation, entre dans le jeu dynamique dune dialectique, le pire des crimes ( qui limputer, au Diable ou lintelligence humaine mal claire ?) serait de vouloir en bloquer le principe. Cest par fixation dans cette phase binaire en tat dinachvement que sinstallent les adeptes de cultes sataniques, les adulateurs de lanti-histoire, les prescripteurs de la frnsie, de la mania et de lekstasis volontairement alinantes, du

    28. Les litanies de Satan , dans Les Fleurs du mal, CXX dautres textes de la section Rvolte sont de mme inspiration. 29. Ainsi parle Mphistophls dans le Faust de Goethe : Je suis lesprit qui toujours nie , ce qui rejoint le rle de contestataire dvolu au Satan de Job, mais prend un sens pistmologique gnral, si on le projette dans labsolu : la connaissance a besoin de sens critique et de mises en question pour avancer.

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    wten ou du furor extatiques, les profanateurs de toutes les spultures et dpts de mmoire de lhumanit supplicie. Cette attitude nest pas antithtique, mais parallle, et pour ainsi dire homologue, ceux qui pourchassent le Diable en tous les repaires o ils le voient, dans leur phobie paranoaque, se lover : juges et inquisiteurs, dont Hans Weyer30 disait quils taient plus possds de la fivre dmoniaque que les possds quils prtendaient exorciser, allumeurs de bchers qui mettraient le feu la plante pour en dtruire quelques impurets, maniaques du pur qui en appellent tous les lavages (de cerveaux), purifications (ethniques) et autres formes dpuration en tous genres, sans arriver laver, dans un somnambulisme digne de Lady Macbeth, la petite tche ineffaable quils ont sur les mains et la petite araigne qui trotte dans leur tte.

    Sil y a une prire adresser au Diable, ou ceux qui en ont propos la cration et le dveloppement dans lhistoire de notre culture, cest daller jusquau bout de leur tche, qui nest pas de le faire rester en ltat de ngativit o on voudrait le confiner, mais de le pousser poursuivre son volution vers la phase terminale de la dialectique, celle o le mal et le bien saboliraient dans une synthse qui nous ramne au sens de lhumanit, ni ange ni bte, sans sous-hommes ni surhommes, sans Anges gardiens ni Diables tentateurs venus on ne sait do, rien quhommes avec leurs tares et leurs qualits, leurs limites et leurs faiblesses et la force de les accepter. On peut lexprimer ainsi, sous forme desprance, et transformer lesprance en un vers qui la raliserait imaginairement : Satan est mort ! Renais, Lucifer cleste 31. Ce serait une manire de donner enfin aux flammes de lEnfer (cette prison perptuit qui dnie tout droit et dfie les rgles humanitaires les plus lmentaires) une fonction utile, celle dclairer, comme les torches dun tableau de Georges de Latour,

    30. Hans Weyer (Jean Wier), auteur de De Praestigiis daemonum (1563), traduit en franais en 1567 par LImposture et tromperie des diables /.../. Ce mdecin allemand mettait en cause la sant psychologique des juges, dsquilibre par leur fanatisme inquisiteur, et y voyait, ironiquement, linfluence du diable. 31. Cest le vers final de La Fin de Satan, vaste pome pique sur la naissance, lavenir et la rsorption du Mal dans lhistoire de lunivers.

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    le nouveau-n dun nouvel ge, lenfant Humanit, Ish et Ishsha recrs, innocents et librs en leur berceau desprances32.

    Claude-Gilbert DUBOIS Universit Bordeaux III

    32. Sous une forme partielle, condense, ou autrement oriente, le contenu de cet article a dj servi aux publications suivantes : Linvention du diable et les mtamorphoses de Satan , chap. VIII de Mythologies de lOccident : les bases religieuses de la culture occidentale, Paris, Ellipses, 2007 p. 301-338 ; Linvention du mythe des anges rebelles (version simplifie) dans Les Figures du mal en littrature, numro spcial de la revue Imaginaire et Inconscient, Bordeaux, LEsprit du Temps, 2007, n 19, p. 31-50 ; Du Diable au corps au diable intrieur : le thtre de lintriorit au XVIe sicle , dans LIntriorit la Renaissance, Paris, Champion, 2005, p. 229-249.