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DÉMONS ET SORCIERS, DE FORMICARIUS DE JOHAN NIDER AU DICTIONNAIRE DES SCIENCES OCCULTES DE COLLIN DE PLANCY Mon intention n’est pas d’évoquer une fois de plus, même si ce sujet est passionnant, ce qu’on appelle parfois l’épidémie de sorcellerie de la fin du XV e siècle et du XVI e siècle, ni non plus d’en chercher les raisons politiques, religieuses, sociales, culturelles. Je voudrais plutôt, comme le suggère la mention de deux oeuvres dans mon titre, considérer en tant que telle la littérature qu’on appellera par commodité démonologique. Certes les études historiques sur l’épidémie de sorcellerie ne s’en abstiennent pas ; mais, le propos de la plupart étant de retracer l’histoire de celle-ci et d’en comprendre les raisons, elles interrogent ces oeuvres comme des témoignages, au même titre qu’elles interrogent les relations des procès de sorcellerie. Tout au plus cherchent-elles à saisir la façon dont les accusés se représentent leur propre culpabilité (ou leur propre innocence) et comment les juges établissent, le cas échéant, la culpabilité de ceux-ci et se justifient de le faire ; elles peuvent aussi parfois souligner les malentendus qui résultent de la confrontation de deux visions, populaire et savante, de la magie et de la sorcellerie. Ce sont là des démarches tout à fait légitimes, mais qui se dispensent d’entrer dans la logique des ouvrages démonologiques et de les considérer en eux- mêmes, comme des formations discursives spécifiques. De ce point de vue, le livre classique de Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle (Paris, Plon, 1968) est significatif : sous le titre de « sources imprimées », il réunit dans sa bibliographie les « traités de démonologie, libelles polémiques, traités judiciaires et plaidoyers, mémoires et correspondances ». De fait, son étude puise indistinctement dans ces ouvrages si divers pour en extraire ce qu’il appelle « les éléments de la croyance » ; et, quand il s’arrête aux « spécialistes », juges et théologiens, il note surtout que les premiers rendent compte de leur expérience « plus et mieux que les théologiens » (p. 138), alors que les seconds, « qui n’épargnent au lecteur aucune démonstration de bonne métaphysique, ne relèvent pas toujours l’intérêt par les récits concrets sur lesquels s’appuient les juristes » (p. 143) ; ainsi c’est à ces derniers

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  • DMONS ET SORCIERS, DE FORMICARIUS DE JOHAN NIDER

    AU DICTIONNAIRE DES SCIENCES OCCULTES DE COLLIN DE PLANCY

    Mon intention nest pas dvoquer une fois de plus, mme si ce sujet est passionnant, ce quon appelle parfois lpidmie de sorcellerie de la fin du XVe sicle et du XVIe sicle, ni non plus den chercher les raisons politiques, religieuses, sociales, culturelles. Je voudrais plutt, comme le suggre la mention de deux uvres dans mon titre, considrer en tant que telle la littrature quon appellera par commodit dmonologique.

    Certes les tudes historiques sur lpidmie de sorcellerie ne sen abstiennent pas ; mais, le propos de la plupart tant de retracer lhistoire de celle-ci et den comprendre les raisons, elles interrogent ces uvres comme des tmoignages, au mme titre quelles interrogent les relations des procs de sorcellerie. Tout au plus cherchent-elles saisir la faon dont les accuss se reprsentent leur propre culpabilit (ou leur propre innocence) et comment les juges tablissent, le cas chant, la culpabilit de ceux-ci et se justifient de le faire ; elles peuvent aussi parfois souligner les malentendus qui rsultent de la confrontation de deux visions, populaire et savante, de la magie et de la sorcellerie. Ce sont l des dmarches tout fait lgitimes, mais qui se dispensent dentrer dans la logique des ouvrages dmonologiques et de les considrer en eux-mmes, comme des formations discursives spcifiques. De ce point de vue, le livre classique de Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe sicle (Paris, Plon, 1968) est significatif : sous le titre de sources imprimes , il runit dans sa bibliographie les traits de dmonologie, libelles polmiques, traits judiciaires et plaidoyers, mmoires et correspondances . De fait, son tude puise indistinctement dans ces ouvrages si divers pour en extraire ce quil appelle les lments de la croyance ; et, quand il sarrte aux spcialistes , juges et thologiens, il note surtout que les premiers rendent compte de leur exprience plus et mieux que les thologiens (p. 138), alors que les seconds, qui npargnent au lecteur aucune dmonstration de bonne mtaphysique, ne relvent pas toujours lintrt par les rcits concrets sur lesquels sappuient les juristes (p. 143) ; ainsi cest ces derniers

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    que Mandrou demande le plus de matire, mme sil lui faut trier dans cette littrature plthorique pour dgager les thmes majeurs qui se retrouvent sous toutes ces plumes bavardes (p.138).

    Au reste, R. Mandrou se dfend mal de la tentation de considrer que cette littrature, mdiocre, ne fait gure honneur ses auteurs. Il note avec insistance que la plupart de ceux-ci sont pourtant gens de talent, connus par dautres ouvrages de qualit, et il observe, sans commentaire, mais comme lune des curieuses leons de lhistoire : Sans nul doute, Bodin dmonologue a t plus lu et admir que Bodin conomiste discutant avec M. de Malestroit de laccroissement de la masse montaire (p. 129).

    On le lui accordera volontiers. Et lon ne cherchera pas rhabiliter cette littrature. On voudrait seulement la considrer en elle-mme, comme on considre la littrature de fiction1, cest--dire examiner ses caractristiques gnriques, tudier comment sy forme et sy exprime un imaginaire qui ne se pense pas comme tel, et les faons dont cette littrature a t lue, reue travers le temps. Il faut, du reste, rappeler que, depuis le livre de Mandrou, des spcialistes de littrature se sont excellemment engags dans cette voie, parmi lesquels il convient de mentionner Sophie Houdard, Nicole Jacques-Lefvre et Marianne Closson.

    Ces travaux ont conduit, non seulement repenser le corpus du sujet, mais aussi modifier notre regard. De fait, dtacher de la littrature dmonologique les rcits concrets qui, aux yeux de Robert Mandrou, en font le charme et lintrt, cest un peu la dnaturer, puisque, pour la plupart des auteurs, ces rcits ont valeur de preuve. Il en est certes quelques-uns qui content pour conter, et qui lavouent sans gure dambages ; lun deux, pour justifier son entreprise, dclare mme que bien des crivains, en ces sujets, se sont parfois sciemment licentiez et donn carrire [], pour donner plus de plaisir aux lecteurs pour la plus part plus curieux de choses admirables, que dune profonde et exquise speculation 2. Mais, significativement, de tels auteurs les historiens demandent peu de matire, comme sils se mfiaient de rcits

    1. Voir, sur lensemble de cette question, Sophie Houdard, Les Sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie (XVe-XVIIe sicles), Paris, d. du Cerf, 1992 ; Marianne Closson, Limaginaire dmoniaque en France, 1550-1650, Genve, Droz, 2000. 2. Cit par Jean Card, La nature et les prodiges, Genve, Droz, 1996, p. 463.

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    qui, ntant pas soumis une intention de prouver, pourraient tre controuvs. Il nest que plus surprenant de les voir ailleurs dtacher les rcits de leur contexte, comme si lintention de prouver suffisait en garantir, sinon lauthenticit, du moins la sincrit, mais sans que le rcit soit marqu par le contexte dmonstratif dans lequel il sinsre.

    On ne peut pourtant pas considrer de la mme manire le Formicarius de Nider, le classique Malleus Maleficarum, le clbre livre de Jean Wier, la Dmonomanie des Sorciers de Bodin et le Tableau de linconstance des mauvais anges et dmons de Pierre de Lancre, pour nous en tenir ces exemples. Le cas le plus net est celui de louvrage de Bodin, qui est un trait et qui, en tant que tel, commence par une dfinition du sorcier. Bodin a choisi trs consciemment cette forme, comme le prouve sa Rfutation des opinions de Jean Wier , qui suit sa Dmonomanie. Avant une Pseudomonarchia dmonum, parue en 1577, le mdecin rhnan Johan Wier avait publi en 1563 Ble un ouvrage intitul De prstigiis dmonum [], qui eut en France un grand succs puisquil est traduit, en 1567, par Jacques Grvin (rd. en 1569), et nouveau, dans une version augmente, en 1579, par un anonyme (qui pourrait tre Simon Goulart, selon La Croix du Maine). Cette dernire traduction apporte de trs utiles informations gnriques, qui renseignent aussi sur la rception de louvrage. Elle sintitule Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infmes, sorcires et empoisonneurs [], titre que le traducteur assume puisque, dans une ptre aux lecteurs, il justifie cette nouvelle traduction en assurant que la dernire dition latine du livre (1577) a t amplement augmente et quil a trouv plusieurs histoires, disputes et discours en iceluy qui meritoient de sortir en lumiere ; aprs avoir indiqu que, les questions souleves par le livre tant controverses, il a cru bon dy joindre un livret dErastus qui est de contraire opinion, le translateur reprend la fin de son ptre lexpression par laquelle il a caractris le livre de Wier et assure les lecteurs quil na pas voulu leur donner du passetemps par la consideration des histoires admirables et prodigieuses mises en avant, ni par quelques contes fabuleux meslez la traverse , ce qui revient reconnatre que le livre de Wier ne sabstient pas de sacrifier cette veine ; de fait, mme sil ny voit que contes ridicules , Wier ne ddaigne pas de puiser dans la littrature factieuse, demprunter, par exemple, un livre franois, imprim Paris depuis quelques annes,

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    intitul les contes du monde adventureux 3, sa dnonciation ne venant quau terme dun chapitre de quatre pages rempli du rcit quil doit ce recueil. Pour Bodin, le trs srieux Bodin, cest l une ruse toute diabolique. Quant lui, il se garde de ces stratagmes en clair-obscur, tant il lui importe de mettre au jour les vritables impostures de Satan et de ses suppts. Cela ne peut se faire que par la voie du trait, qui seule permet dexaminer mthodiquement an sit, puis aprs, quid sit, et en troisiesme lieu, qualis sit, et en quatriesme lieu, cur sit 4. Rfutant Jean Wier, il note que sa dfinition du sorcier est dialectiquement vicieuse, ce qui ne ltonne pas :

    Si la Sorciere est celle quon pense qui est Sorciere, et qui ne lest point, il ne falloit pas faire de livres des Sorcieres, ny chercher la definition de ce qui nest point.

    Ainsi choisir la forme du trait et commencer par une dfinition dialectiquement correcte, convient qui entend dnoncer ces diaboliques sophisteries .

    Bodin fait souvent rfrence au Malleus Maleficarum, qui, publi en 1486 / 7 et quelque trente fois rdit, fut pendant prs de deux sicles le manuel, le brviaire des chasseurs de sorcires. Il est utile de remarquer que ses auteurs, les inquisiteurs Heinrich Institoris et Jacob Sprenger, ont donn leur ouvrage la forme exacte dune somme, la manire de la Somme thologique de Thomas dAquin : il nest pas jusqu sa deuxime partie, elle-mme divise en deux parties, qui ne le prouve. La dmarche scolastique qui est suivie, et qui procde selon la technique de la qustio, avec lnonc de la proposition, la formulation de la proposition contraire, la dmonstration de la proposition retenue par arguments dautorit et de raison et la rfutation dialectique des arguments de la thse adverse, confirme encore cette allure de somme. Le Malleus Maleficarum, qui se garde de se prtendre original et dit ne compiler que des matires reues, doit beaucoup au Formicarius compos en 1436-1438 par le dominicain Johan Nider. Le Formicarius,

    3. Jean Wier, Histoires, disputes [], rd. Paris, Aux bureaux du Progrs Mdical, 1885, t. I, p. 613. (Cest cette dition que se rapportent les rfrences donnes ci-dessous entre parenthses dans le texte.) 4. Jean Bodin, La Demonomanie des sorciers, d. Paris, J. du Puys, 1587, p. 250 r. (Cest cette dition que se rapportent les rfrences donnes ci-dessous entre parenthses dans le texte.)

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    qui comporte cinq livres, est dabord une uvre ddification5 : lauteur entend prouver que Dieu continue se manifester par des signes visibles ; or, parmi ces mira et ces miracula, il importe que le lecteur sache distinguer les vrais et les faux ; cest ainsi que Nider est conduit, au cinquime livre, sintresser aux sorciers et leurs deceptiones (erreurs et tromperies). Chaque sujet fait gnralement lobjet dune rflexion thorique, tablie partir des autorits, puis est illustr sur la base danecdotes dont beaucoup peuvent tre dfinies comme des exempla homiltiques 6. Louvrage se prsente comme un dialogue entre le Theologus et un personnage appel Piger (le Paresseux), figure du fidle dont la foi a besoin dtre claire ou fortifie 7, conformment la prescription des Proverbes, 6, 6 : Va voir la fourmi, paresseux, observe ses voies et apprends la sagesse ; de l le titre du livre, le Formicarius, La Fourmilire. Outre de nombreux manuscrits, louvrage de Nider fit lobjet de neuf ditions. Mais le cinquime livre, signe intressant de la rception de luvre, fut plus largement diffus ; on le retrouve habituellement, avec le Malleus, dans les corpus dmonologiques constitus la Renaissance8.

    Reste dire un mot, avant den parler plus longuement tout lheure, du genre du Tableau de linconstance des mauvais anges et dmons que le magistrat Pierre de Lancre publie en 1612. Louvrage se prsente comme une suite de discours rpartis en six livres. Composition premire vue surprenante : lauteur y aborde certes peu prs toutes les questions de la littrature dmonologique, le sabbat, le problme du transport au sabbat, la danse des sorciers, laccouplement avec Satan, la marque diabolique, etc. Mais il prtend se garder den parler de manire rsolutive et surtout spculative. En 1609, Pierre de Lancre a instrument en Labourd (lune des trois provinces du pays basque franais), par le commandement du roi, qui, averti des grandes incommodits et

    5. Voir Jean Card, Voyager avec Jean Nider dans le monde sorcier , dans Voyager avec le diable, d. Th. Maus de Rolley et G. Holtz, Paris, PUPS, 2007, p. 139-150. 6. Catherine Chne, dans Limaginaire du Sabbat, Cahiers lausannois dhistoire mdivale, n 26, Lausanne, 1999, p. 106-107. 7. Ibid., p. 106. 8. Voir Jean Nider, Les sorciers et leurs tromperies, texte tabli et traduit par Jean Card, annot par Jean Card avec la collaboration de Sophie Houdard, de Maxime Praud et de Daniel Teysseire. Introduction par Sophie Houdard et Nicole Jacques-Lefvre, Grenoble, Jrme Millon, 2005.

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    vexations que recevaient journellement les habitants par le moyen dartifices diaboliques des sorciers qui y taient en multitude , lui a confi, le 10 dcembre 1608, ainsi qu Jean dEspagnet, du Parlement de Bordeaux comme lui, la tche d aller au pays de Labourd faire le procs aux sorciers et sorcires et les juger souverainement 9. Pierre de Lancre nentend que rendre compte de ce voyage. Et, formellement, son livre ressortit par l la littrature des relations de voyage10. Nobjectons pas cette proposition que Pierre de Lancre est un voyageur lesprit prvenu. En ce temps-l, on voyage moins pour voir, que pour rpandre la foi, conqurir des dbouchs commerciaux, tendre linfluence du pouvoir ; de mme la visite de lunivers sorcier queffectue Pierre de Lancre rpond une volont de conqute ou de reconqute ; dans lun et lautre cas, on regarde, on observe, on note, pour dfinir une stratgie.

    Ce (trop) rapide tableau des diffrences gnriques des ouvrages de dmonologie suffit pour que lon puisse caractriser les manires diffrentes dont les auteurs envisagent les cas concrets quils proposent. On le montrera en comparant le livre de Nider et celui de Pierre de Lancre, qui, sans reprsenter toute la varit de la littrature dmonologique (loin de l), ont lavantage de se situer, le premier, prs de son origine, le second, prs de son terme, et aussi de constituer deux cas extrmes.

    Ce qui importe Nider est denseigner les manires de se prmunir contre les embches des dmons et de leurs suppts. Cette uvre de thologie morale nentend pas proprement examiner lensemble des questions qui ressortissent la dmonologie. Quand, par exemple, le Paresseux demande tre pleinement instruit sur les pratiques des sorciers, le Thologien lui rplique :

    Savoir fond de telles choses ne serait que mdiocrement utile, et mme peut-tre nuisible pour certains, car il faudrait consulter des livres interdits ou des ouvrages superstitieux qu'il serait oiseux, le temps manquant, de lire entirement. Et il nest

    9. Pierre de Lancre, Tableau de linconstance des mauvais anges et dmons, d. Nicole Jacques-Chaquin, 1982, p. 10. Cette publication est une dition abrge et modernise de louvrage cit ci-dessous, n. 14. 10. Voir Jean Card, La Sorcire, lEtrangre : le voyage de Pierre de Lancre en Sorcerie , dans LEtranger: identit et altrit au temps de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1996, p. 79-100.

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    nul besoin de savoir amplement ces choses, toi surtout qui, par tat, ny es pas oblig.11

    Ces sujets, Nider, quant lui, ne les aborde donc que dans la mesure o leur connaissance permet de dfinir les rgles de la conduite humaine. En voici une illustration. Sollicit par le Paresseux de donner un exemple qui montre comment les sorciers font pratiquement (quomodo id opere perficiunt), en nuisant aux corps humains et en les jetant de la sant dans la maladie , le Thologien raconte laventure du juge Pierre :

    Ecoute quel crime ces btes ont perptr sur le juge Pierre []. Depuis longtemps elles cherchaient se venger sur lui. Mais il tait un homme de foi bonne, il se fortifiait diligemment du signe de la croix et, en homme avis, il se gardait en gnral de se mettre dans les cas habituellement propices aux malfices. Ainsi il chappait aux dommages causs par la ruse de ces gens-l, sauf une fois o une faute par lui commise lui valut, ce quil me raconta, de ne pas tre tout fait sous la garde du Seigneur. Il avait coutume, au pays de Berne, de rsider dans la place de Blankenburg, au temps o il avait la charge de cette contre. Quand il eut rsign son office, il regagna Berne ; cest l quil avait son domicile. Revenant un jour la place susdite, o lun de ses parents lui avait succd dans sa charge, il voulait y expdier certaines affaires chez des gens connus de lui. Alors une sorcire et quatre hommes complices de sa mchancet se runirent un soir en un lieu et organisrent les mauvais coups que leur art leur permettait, pour, de leurs ruses empoisonnes, blesser gravement ou tuer Pierre, qui ne savait rien de ces arrangements. A la tombe de la nuit, Pierre, se bnissant du signe de la croix, alla donc se coucher ; mais de nuit il dcida soudain de se lever pour crire quelques lettres indispensables afin de pouvoir sen aller au matin. Sveillant au milieu de la nuit, il lui sembla quinopinment le jour tait l : une lumire factice le trompait. Irrit contre lui-mme, parce quil croyait avoir laiss passer la nuit, sans se prmunir, comme il aurait d, la faon accoutume, il mit ses vtements et, par le grand escalier, il descendit vers le lieu o il avait son critoire, et le trouva ferm. Encore plus irrit de cela, il remonta en maugrant par lescalier quil avait descendu pour regagner son

    11. Jean Nider, ouvr. cit, 3.09.

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    lit, ne prononant dans sa colre quune maldiction, en termes trs brefs, comme sil disait : Au nom du diable . Et voici que tout coup, plong dans de profondes tnbres, Pierre fut jet la tte la premire par les degrs de lescalier susdit si brutalement que son valet, qui dormait dans la chambre sous lescalier, se leva et sortit pour voir ce quil y avait : la lumire allume, il trouva Pierre gisant, seul, terre et priv de lusage de la raison, tous les membres meurtris et versant le sang en abondance. La maisonne se rveille ; personne ne put dcouvrir la cause de la chute. Pourtant la grce divine lui sourit et il recouvra enfin lusage de la raison, mais, quant la sant, cest peine si en trois semaines elle lui revint.12

    La suite du chapitre raconte comment les coupables furent dcouverts, mais prcise aussi que ceux-ci navaient pas physiquement fait tomber Pierre dans lescalier, mme sils le croyaient :

    attirs par les sacrifices et les crmonies des sorciers, ce sont les dmons qui, prsents, ont ainsi prcipit Pierre. Pour tromper les sorciers, ils ont agi sur limagination de ces hommes superstitieux, afin quils crussent tre prsents.13

    Et Pierre sest prt leur mfait en ne prenant pas la prcaution, son lever, de se signer et en se laissant pour une fois aller une malheureuse invocation, qui a ouvert la voie aux dmons.

    Toute diffrente est la manire de Pierre de Lancre14. Dj les dmonologues avaient inflchi lusage des exemples dans un sens dmonstratif, afin dlaborer ce que Sophie Houdard appelle justement une science du diable . On le voit bien chez Bodin qui rcuse les objections naturelles de Wier en lui rpliquant quon ne saurait traiter physicalement des choses mtaphysiques et que, pour ce qui est des actions des dmons, il faut sen remettre aux tmoignages de ces experts que sont les sorciers. Ce qui en garantit la valeur, cest leur remarquable concordance :

    12. Jean Nider, ouvr. cit, 7.05-7.09. 13. Ibid., 7.11. 14. Pierre De Lancre, Tableau de lInconstance des mauvais anges et Demons, o il est amplement traict des Sorciers et de la Sorcelerie. Livre tres-utile et necessaire, non seulement aux Juges, mais tous ceux qui vivent soubs les loix Chrestiennes, Paris, Jean Berjon, 1612. (Cest cette dition que se rapportent les rfrences donnes ci-dessous entre parenthses dans le texte.)

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    Sil faut parler aux expers pour en savoir la verit, y en a-il de plus expers que les Sorciers mesmes, lesquels depuis trois mil ans ont rapport leurs actions, leurs sacrifices, leurs danses, leurs transports la nuict, leurs homicides, charmes, liaisons et sorcelleries, quils ont confess et persist jusques la mort ? (Prface)

    Pierre de Lancre va plus loin encore, jusqu transformer ce projet : il na mme plus besoin de la convergence des tmoignages puisquil souligne que Satan ne cesse de renouveler ses mfaits. Dans la ddicace de son livre, il remarque :

    Le besoing qua ce Royaume de chasser tous les Magiciens, Demons et Sorciers, paroist assez par les nouvelles inventions et par les maulx et malefices que ces detestables enfans de Lucifer font esclore tous les jours en iceluy (p. a iij r) ;

    et il signale que Guillaume du Vair, dont il loue lexcellence, en a rencontr et descouvert puis peu de jours des traicts si rares et si inouys, esclos en un seul Magicien et Sorcier, que tous les livres qui ont parl du sortilege devant luy, semblent navoir raport que petites choses communes, dont les contes se promesnent par la bouche du vulgaire (ibid., v).

    Ds lors, il se rsout sen tenir aux tmoignages des sorciers, sans chercher les rapprocher dautres tmoignages, et sans prtendre collaborer ldification dune science spculative du diable :

    Car de menfoncer s secrets de la Magie ou Sortilege, et questions des ruses du Diable, rechercher comment les Demons entrent, possedent et sortent des corps humains, et autres choses semblables, je nen pourrois dire que ce que les bons livres en apprennent tous ceux qui daignent prendre la peine de les lire [...]. Cest pourquoy je suis resolu de ny entrer pas, ains me contenter du simple recit des depositions des tesmoins, et confessions des accusez : lesquelles ont tant destranget en soy, quelles ne lairront pas de contenter le Lecteur, bien que je les laisse en leur nafvet (p. e iij v).

    En somme, Pierre de Lancre dcide dlaborer une science des faits, sans excder les limites de lexprience. Il sinterdit de dire comment Satan procde pour parvenir aux sinistres effets ainsi constats :

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    Je puis bien dire ce que soixante ou quatre vingts insignes Sorcieres, et cinq cens tesmoins marquez du charactere du Diable (qui confirme merveilleusement leur deposition) nous ont dict que Satan leur a fait faire : mais par quels moyens, je ne le puis dire ny descouvrir puis que les Sorciers ne le savent pas eux-mesmes (ibid.).

    On a dit plus haut que le livre de Pierre de Lancre tenait de la relation de voyage. Ce trait le confirme encore. Cder ainsi la parole ceux qui ont voyag dans les terres du Diable, vouloir ne dire que ce que ceux-ci ont dit, sans se livrer des gloses et en se contentant de sassurer de la qualit de leur tmoignage par lobservation de la prsence, sur eux, du charactere du diable , cest transposer dans lordre de la dmonologie les nouvelles exigences de la science gographique : sa prfrence pour la topographie ou narration particulire , son recours des tmoins modestes mais immergs dans la ralit concrte dont ils portent tmoignage. Il nest pas jusqu lautopsie des gographes dont Pierre de Lancre ne puisse presque faire tat, puisque, de certains tmoins, il a appris que, dans la nuit du 24 au 25 septembre 1609, un sabbat sest tenu dans son htel et que la troupe du diable est mme entre dans sa chambre, y est demeure deux trois heures et a vainement essay, trois sorcires se glissant sous les rideaux de son lit, de lempoisonner ! Certes il nen a rien senti, mais ce rcit de tmoins irrcusables lui fait vivre la scne presque comme sil y tait (p. 142-142).

    Cela tant, si Pierre de Lancre veut construire une science des faits dmonologiques, cest pour mieux gurir un mal. Autant donc il est bon de sen tenir aux aveux des accuss et aux dpositions des tmoins, autant il est ncessaire de savoir pourquoi Satan a fait lection du pays de Labourd. En dautres termes, mme si les Labourdins sont videmment coupables de sadonner au diable, il faut comprendre, afin dy pouvoir porter remde, pourquoi cest en ce pays que le diable trouve si aisment tant de suppts. Ainsi entendue, la sorcellerie, mme si elle requiert ladhsion des individus, doit tre considre comme un phnomne collectif. La volont de Pierre de Lancre de sen tenir aux faits regarde sa dcision de ngliger le problme trop souvent insoluble de savoir comment le diable opre dans le dtail de ses uvres, mme si, avouons-le, notre dmonologue pense que ses prdcesseurs nen ont pas si mal parl ! En revanche, il estime que la

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    dmonologie, en se dfinissant comme une branche de la thologie, sest prive de la possibilit de comprendre pourquoi, par exemple, le Labourd est une ppinire de sorciers. cette question, une fois encore il rpond en appliquant la dmonologie une approche de type gographique : celle de la thorie des climats ; il fait remarquer, ce qui prouve quil sy livre en toute conscience, que les anciens

    nous ont faict voir que mesme les villes qui sont haut et bas sont composees de meurs toutes differentes (p. 33).

    Fort de cette thorie, il se sent capable de rendre compte de cette spcialit labourdine quest la sorcellerie. Jen pourroy estre quitte, note-t-il, en disant quil plaist au souverain createur daffliger ainsi ce peuple par Demons et par Sorciers, mais pourtant on en peut rendre quelques raisons morales et populaires, fondees sur lhumeur de ce peuple, et sur la situation de leur contree (p. 32). La premire de ces raisons est que ce pays est une terre montagneuse situe en bordure de mer. Certes les Labourdins ont des champs, car nature [a] donn tout le monde la terre pour nourrice (p. 32) ; mais ils ngligent de les cultiver, note Pierre de Lancre, qui, laissant Crs la fertilit, installe les Labourdins dans linfertilit conjointe de ces deux ralits fortement opposes que sont la mer et la montagne ; les voici qui

    nont autres champs que les montagnes et la Mer, autres vivres et grains, que du millet et du poisson, ne les mangeant soubs autre couvert que celuy du Ciel, ne sur autres nappes que leurs voiles.

    On voit ainsi la mer prendre le pas et modeler lesprit des gens du lieu : les voici maintenant

    logeant toute leur bonne fortune et conduite sur les flots qui les agitent nuict et jour : qui faict que leur commerce, leur conversation et leur foy est du tout maritime : traictant toutes choses quand ils ont mis pied terre, tout de mesme que quand ils sont sur les ondes en ondoyant ; tousjours hastez et precipitez, et gens qui pour la moindre grotesque qui leur passe devant les yeux, vous courent sus, et vous portent le poignard la gorge.

    Or, pour Pierre de Lancre, qui dispose de tout larsenal de la symbolique de la Renaissance et nhsite jamais y puiser pleines

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    mains, il est bien vident que les vertus lies la mer sont toutes ngatives :

    Les Anciens prenoyent aussi la mer, leau et le poisson, pour la haine, comme plusieurs les prenent pour linconstance, la raison est par ce que leau esteint le feu quon attribue lamour : voire les gyptiens haioyent si fort toutes choses maritimes comme inutilles et presque du tout hors le commerce et vivre necessaire de lhomme, quils estimoyent celuy l souill et contamin, qui eut parl et convers avec un homme de marine (p. 32).

    En somme, la mer est la figure mme de cette inconstance qui, avant dapparatre dans le titre mme de Pierre de Lancre, avait dj fait le sujet du livre quil avait publi en 1607, le Tableau de linconstance et instabilit de toutes choses, ouvrage quil avait rdit en 1610 en laugmentant dun livre nouveau de lInconstance de toutes les nations principales de lEurope , o la mditation morale et le spectacle gnral du monde taient illustrs et complts par un aperu sur les murs des divers peuples. Lui-mme, dans la ddicace de son livre sur les dmons, souligne la continuit de sa rflexion :

    Jay cydevant reprsent la France linconstance des hommes, et ay mis en comparaison toutes les nations, pour savoir quelle estoit plus ou moins inconstante. Mais maintenant je vous represente des choses de beaucoup plus haute levee et consideration, qui est linconstance des mauvais Anges et Demons.

    Entreprise difficile : Les hommes volages estoient malaisez cognoistre, se cachans

    parmy la variation et diversit de leurs actions : mais les mauvais Anges et Demons le sont beaucoup davantage, ne marchans quen tenebres (p. a ij v-iij r).

    Dans ce nouveau livre, il ne se contente pas de remarques sur les effets de la gographie physique. Il montre que ces effets sont amplifis par diverses caractristiques relevant de la gographie humaine, et notamment politique. Le Labourd nest pas seulement une terre frontalire ; cest aussi un lieu de mlange,

    la nature les ayant logez sur la frontiere de France et dEspagne, partie en montagne partie sur la coste de la mer, la langue

  • DE JOHAN NIDER COLLIN DE PLANCY 213

    mypartie de Basque et de Franois et aucuns de Basque et dEspagnol (p. 31) ;

    ou, plus exactement encore, cest la liziere de trois Royaumes, France, Navarre, Espagne ; le meslange de trois langues Franois, Basque et Espagnol ; lenclaveure de deux Eveschez, car le Diocese dAcqs [Dax] va bien avant dans la Navarre.

    En somme, la ncessaire distinction de lextrieur et de lintrieur, du dehors et du dedans, quexige la stabilit des murs, est ignore des Labourdins en raison mme de la situation du lieu :

    Ils sont, dit-il encore, comme ces veloux deux poils, marquez de deux marques en leur lisiere (p. 37).

    Ainsi la frontire, au lieu de tracer une limite nette, est le lieu et loccasion dun mlange. Et ce mlange assure lintrusion de lextrieur dans lintrieur, du dehors dans le dedans, et efface chez les habitants lamour de la patrie, comme il brouille tous les sentiments qui reposent sur une distinction :

    Le commerce quils ont presque plus en Navarre et en Espagne quen France, les tient en quelque indifference de meurs, dhabits et daffection.

    Leurs relations avec leurs familles sen ressentent tout autant. Revenant de leurs longues absences en mer, ils ne se conduisent pas en bons pres de famille, mais passent le temps sur terre comme sils taient encore en mer. Et, comme, en raison de ces absences, ils ne pratiquent leurs femmes que la moiti de lanne, celles-ci, qui nont la conversation de leurs maris qu demy , ne sont traictees en femmes qu demy et engendrent des enfants avortons, maleficiez et bastards, quelles font mourir, et quelles presentent au Diable comme faicts la plus part demy carte (p. 38-39).

    Il y a davantage. Ces gens de mer, qui ne vivent gure que de la mer, dont lme est si intimement faonne par la frquentation de la mer, nont pourtant pas un accs direct la mer.

    La mer mesme [observe Pierre de Lancre], leur defaut et nont autre port que celuy de Siboro et Sainct-Jean deluz, qui nest quune mesme chose (p. 33),

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    si bien que, quand ils rentrent de leurs longs voyages, ils sont contraints de prendre port en Espagne, o ils sont soubs la verge, et en toute submission comme en terre ennemie . Cette situation paradoxale assure lemprise des Espagnols sur eux et permet une nouvelle fois lextrieur de pntrer lintrieur, au dehors de menacer lidentit du dedans. Cest ici que Pierre de Lancre consacre un long dveloppement aux litiges frontaliers qui opposent depuis longtemps la France et lEspagne, litiges auxquels son compagnon, le Prsident dEspagnet, est, dans cette mission, charg de chercher remde en mme temps quil a tudier les possibilits damnagements portuaires sur la Bidassoa. Cette conjonction des deux missions montre bien que la question de la frontire est au cur de laffaire : il sagit, dans les deux cas, dassurer nettement la distinction de lintrieur et de lextrieur ; tablir la souverainet du roi sur son territoire et celle de Dieu en son royaume est une seule et mme tche. Pierre de Lancre le laisse admirablement voir quand il rapporte, dans les mmes pages, que, les gens du lieu senfuyant en nombre son arrive et passant en Espagne sous prtexte de plerinages ou de dparts pour Terre-Neuve, les inquisiteurs espagnols vinrent sur la frontire demander des informations sur ces sorciers fugitifs afin de les renvoyer notre juge. Mais ce fut en vain : Pierre de Lancre signale, non sans satisfaction, quil leur rpondit

    quils les gardassent soigneusement, et les empeschassent de revenir, estant plus en peine, dit-il, de nous en deffaire que de les recouvrer. Cest un mechant meuble dont il ne faut faire inventaire (p. 39).

    On demandera peut-tre pourquoi il a fallu attendre le temps de Pierre de Lancre pour que le Labourd se rvle une terre dlection de la sorcellerie, si les raisons morales et populaires quon vient de voir expliquent si bien la disposition des Labourdins se soumettre Satan. Pierre de Lancre sest pos la question, et la rponse quil fournit lui est encore inspire par la considration des Grandes Dcouvertes. Expulss dEurope par les progrs du christianisme, les diables staient rfugis dans le reste du monde ; mais

    la devotion et bonne instruction de plusieurs bons religieux ayant chass les Demons et mauvais Anges du pays des Indes, du Jappon et autres lieux, ils se sont jettez foule en la

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    Chrestient : et ayant trouv ici et les personnes et lieu bien disposez, ils y ont faict leur principale demeure, et peu peu se rendent maistres absolus du pays (p. 39).

    Pure hypothse ? Non pas ; Pierre de Lancre en a la preuve : Et de fait plusieurs Anglois, Escossois et autres voyageurs

    venant querir du vin en cette ville de Bordeaulx, nous ont asseur avoir veu en leur voyage de grandes troupes de Demons en forme dhommes espouventables passer en France (p. 39-40) !

    En somme, dsormais sans emploi dans les terres nouvellement dcouvertes, ces diables sont danciens travailleurs migrs qui reviennent au pays avec lespoir dy retrouver du travail et dy exercer leurs talents.

    Je me suis arrt un peu longuement au livre singulier de Pierre de Lancre parce quil est significatif de lvolution de la littrature dmonologique, qui se dtache consciemment de la thologie. Il en rsulte une dmarche qui, en un certain sens, libre le fait. Celui-ci nest plus astreint prouver quelque proposition thologique, ni mme mtaphysique ; il devient une sorte de donne exprimentale.

    Cest sans doute, au moins en partie, ce qui explique le succs du livre de Pierre de Lancre auprs des historiens ultrieurs de la sorcellerie, alors que le livre de Nider est souvent oubli (R. Mandrou ne le mentionne mme pas). On sait, par exemple, en quelle estime Michelet tenait le Tableau de linconstance, dont lauteur tait, dit-il, un homme desprit , fort avanc en politique , mme si, ds quil sagit de sorcellerie, [il] retombe au niveau dun Nider 15. Toutefois je mintresserai plutt un auteur moins connu, Jacques Collin de Plancy16.

    15. Michelet, uvres compltes, t. 38, Paris, Flammarion, 1898, p. 448 et 326. 16. Voir Jean Card, Lapologtique dun converti : du Dictionnaire infernal au Dictionnaire des sciences occultes , [in] La Science catholique : L Encyclopdie thologique de Migne, Paris, d. du Cerf, 1992, p. 79-91 ; Collin de Plancy dmonographe : la contribution de Pierre de Lancre au Dictionnaire des Sciences occultes , [in] Pratiques dcriture (Mlanges Jean Gaudon), Paris, Klincksieck, 1996, p.141-155 ; Dmoneries du XVIe sicle et diableries du XIXe : Collin de Plancy et les dmonologues de la Renaissance , dans Figures du diable, ouvr. dirig par Pierre Kapitaniak et Marianne Closson, Genve, Droz, 2007, p. 297-311.

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    Ceux qui frquentent lEncyclopdie thologique de labb Migne le connaissent pourtant, puisquil est lauteur du Dictionnaire des sciences occultes qui constitue les tomes 48 et 49 de la premire srie de cette Encyclopdie. Mais on ne sait pas toujours que louvrage que Migne publie en 1846-1848 est la rdition, refondue, dun livre relativement rcent, qui avait dj connu trois ditions : le Dictionnaire infernal, paru en 1818, republi en 1825-1826 en quatre volumes (et non plus en deux seulement), et nouveau en 1844. Seulement rien naurait prpar le livre de 1818 prendre place dans lEncyclopdie thologique, si son auteur, comme il le signalera lui-mme dans la rdition de 1863, navait eu, en 1841, linsigne bonheur de sortir des steppes o la lumire lui manquait , cest--dire, pour parler en des termes plus simples, sil ne stait converti. Jacques Collin de Plancy, en effet, avait commenc sa carrire en philosophe : le Dictionnaire infernal, quon pourrait encore appeler, crivait-il, Histoire de la mythologie moderne , avait lambition de combler une lacune de lEncyclopdie de Diderot et de DAlembert ; LEncyclopdie, qui doit traiter de tout, sest effraye, dclarait-il, dun travail pineux et difficile, et na parl de la magie et des contes populaires que par quelques traits connus et insignifiants ; il avait donc entrepris la lourde tche de la complter. Il ignorait quun jour le ciel lui ferait la grce de lui dispenser sa lumire et que, si son travail tait de nature encyclopdique, il serait nanmoins recueilli dans une Encyclopdie dun tout autre genre que celle laquelle il songeait alors.

    Le livre de 1818 avait fait du bruit ; ses rditions augmentes tmoignent de son succs. Litinraire spirituel de lauteur, qui, aprs son illumination de 1841, reprit ses travaux antrieurs et les corrigea sans ngliger de proclamer sa conversion et son repentir de ses erreurs passes, tait fait pour assurer de la valeur de son ouvrage : sincre et exact avant comme aprs sa conversion, Collin de Plancy se reprochait ses jugements tmraires et prvenus, nullement la nature et la qualit des matriaux runis ; il avait t de bonne foi, et ltait toujours. Ainsi tous les lecteurs pouvaient, quelle que ft leur opinion, lui faire confiance et prendre pour bon argent les informations quil leur dispensait. Si certaines lui taient donnes par lauteur converti pour douteuses ou mme controuves, le lecteur philosophe avait la ressource de ne pas le suivre, mais il ne pouvait le souponner davoir tu sciemment une information, ft-elle contestable ; et le lecteur catholique

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    apprenait quelles erreurs les adversaires de la religion rpandaient et le peu de cas que mritaient leurs allgations. larticle Sylvestre II , lauteur de 1818 disait :

    Le pape Sylvestre II ordonna quaprs sa mort on mt son corps sur un chariot tran par des bufs, sans guide et abandonns eux-mmes, pour tre enterr au lieu o ils sarrteraient ;

    converti, il crivait maintenant : Il demanda, poursuivent les calomniateurs niais de ce grand

    pape, quaprs sa mort son corps ft coup en quartiers, mis sur un chariot deux chevaux, et inhum dans lendroit que les chevaux dsigneraient en sarrtant eux-mmes.

    Vrit ou calomnie, linformation est l (avec quelques menues variantes) ; et, si lauteur de 1818 lavait livre sans la contester, il ne fallait incriminer que sa niaiserie de mcrant sa bonne foi restait entire.

    Mais quel est donc lobjet de ce livre ? La magie et les contes populaires , dit la Prface de 1818 ; les sciences occultes , dit le titre de lEncyclopdie thologique, qui les dtaille en une interminable numration. vrai dire, peu importe. Collin de Plancy est avide de tout ce qui est curieux et bizarre, prsages, vocations, fantmes, revenants, charmes, sorcelleries, diableries, etc. Son livre est la collection de tout ce quil a pu trouver qui mrite le nom de superstitions, prjugs, croyances ou contes, pour retenir quelques-uns de ses termes.

    Cest pour len nourrir que Collin de Plancy a lu les dmonologues de la Renaissance ; sa lecture est la fois attentive et dsinvolte, comme sil pntrait, par eux, dans un univers aussi fascinant que dplaisant. Mais du moins tient-il paratre, en ces matires comme dans les autres, capable de cette objectivit qui convient un auteur de dictionnaire. Cette attitude lui est dautant plus facile que, sur la sorcellerie et les sorciers, sa conversion na pas radicalement modifi son opinion : les sorciers restent pour lui, dans lensemble, des vauriens, et des imposteurs ou des fous ; seul le ton a quelque peu chang. Il crivait en 1818, larticle Sorciers :

    Les sorciers sont des gens qui, avec le secours des puissances infernales, peuvent oprer tout ce que bon leur semble, en

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    consquence dun pacte fait avec le diable (lequel, quand surtout il sagit de faire le mal, a une puissance que celle de Dieu peut peine balancer). Tel est du moins lavis des dmonomanes. Les hommes senss ne voient dans les sorciers que des imposteurs, des charlatans, des fourbes, des maniaques, des fous, des hypocondres, ou des vauriens, qui, dsesprant de se donner quelque importance par leur propre mrite, se rendaient remarquables par les terreurs quils inspiraient au stupide vulgaire et aux imbciles.

    Converti, Collin de Plancy crit dans la rdition de 1844 : On sest rcri sur le fait exagr des sorciers brls au

    seizime sicle. A lexception de quelques juges imbciles qui sont de tous les temps, si lon veut tudier les documents historiques, on reconnatra que les sorciers mis mort autrefois chez nos pres taient des bandits que les lois actuelles condamneraient en dautres termes (p. 2).

    Et, dans lEncyclopdie thologique, larticle Sorciers parle peu de choses prs comme celui de 1818 :

    SORCIERS, gens qui avec le secours des puissances infernales, peuvent oprer des choses surnaturelles, en consquence dun pacte fait avec le diable. Ce ntaient en gnral que des imposteurs, des charlatans, des fourbes, des maniaques, des fous, des hypocondres, ou des vauriens, qui, dsesprant de se donner quelque importance par leur propre mrite, se rendaient remarquables par les terreurs quils inspiraient.

    Si ces lignes nopposent plus les dmonomanes et les hommes senss , elles continuent, par le jeu des temps verbaux, distinguer la dfinition du sorcier, pour ainsi dire par lui-mme, et lapprciation laquelle conduit lexacte connaissance des faits. Simplement le ton sest fait plus mesur, comme il convient un dictionnaire, qui doit tre dabord un ouvrage dinformation et de rfrence.

    Au reste, Collin de Plancy na rien enlev ici quil ne rcupre ailleurs. Il introduit deux articles nouveaux : Dmonographie et Dmonomanie ; le premier dclare :

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    DEMONOGRAPHIE, histoire et description de ce qui regarde les dmons. On appelle dmonographes ceux qui crivent sur ce sujet, comme Delancre, Leloyer, Wirus, etc. ;

    le second est ainsi rdig : DEMONOMANIE, manie de ceux qui croient tout ce quon

    raconte sur les dmons et les sorciers, comme Bodin, Leloyer, Delancre, etc. Louvrage de Bodin porte le titre de Dmonomanie des sorciers ; mais l ce mot signifie diablerie (t. I, col. 433).

    Intressante distinction, qui est sans doute calcule, vu la proximit des deux articles : si Pierre de Lancre est la fois dmonologue et dmonomane, Jean Wier nest que dmonologue, et Jean Bodin seulement dmonomane. Ce partage inspire partiellement les emprunts que Collin de Plancy fait ces divers auteurs. Jean Wier, il doit une foule dinformations rudites ; dans larticle quil lui consacre (t. II, col. 863), il distingue son livre des Prestiges des dmons, quil tient pour plein de crdulit, dides bizarres, de contes populaires, dimaginations et cependant riche de connaissances , et son inventaire de la fausse monarchie de Satan (Pseudomonarchia dmonum) , ouvrage, pour lui, infiniment plus prcieux puisque, dit-il, cest l que nous avons trouv de bonnes dsignations sur presque tous les esprits des tnbres cits dans ce Dictionnaire ; larticle Belemoth , Wier est nouveau dsign comme notre oracle en ce qui concerne les dmons (t. I, col. 186). Pour ce qui est, en effet, de la dmonomanie, Collin de Plancy ne manque pas de sources ; parmi les principales on trouve prcisment Jean Bodin et Pierre de Lancre.

    Au demeurant, si diffrents que soient ces deux dmonomanes, aux yeux de Collin de Plancy, ils partagent la mme crdulit. Heureuse crdulit, puisque leur disposition croire lincroyable dispense de les souponner davoir dform les faits ; leur crdulit mme garantit lexactitude de leurs rapports. Il suffit lhistorien moderne de les lire comme des tmoignages sur les croyances dautrefois, quitte montrer, par une analyse attentive des donnes quils ont enregistres, combien ils taient, dans leurs jugements, victimes de leur crdulit.

    On devine les consquences de cette attitude, dont le thoricien Bodin fait particulirement les frais. Ses intentions nimportent pas. Si Bodin, qui veut, non seulement dfinir la sorcellerie, mais proposer une dfinition qui fonde les jugemens que il faut rendre contre les

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    sorciers (Bodin, p. 1), dclare quest sorcier celuy qui par moyens Diaboliques sciemment sefforce de parvenir quelque chose , Collin de Plancy, qui na cure de ce sciemment puisque, pour lui, les prtendus sorciers sont indiffremment des imposteurs ou des fous, se contente dcrire que Bodin dfinit le sorcier celui qui se pousse quelque chose par des moyens diaboliques (t. I, col. 220). Les divers rcits de Bodin ont toujours pour fonction dtablir un point de doctrine ; Collin de Plancy les en dtache, quitte dformer le rapport de Bodin sil le faut. Ainsi, raconte Bodin, il y avait en Anjou, en 1563, une vieille Italienne qui se mlait de mdecine ; on lui fait dfense dexercer son art ; elle fit appel ; mais on montra que les moyens par lesquels elle guerissoit estoyent contre nature, comme de la cervelle dun chat qui est une poison (Bodin, p. 142 v), ce qui prouvait quelle tait sorcire. larticle Chat du Dictionnaire, voici comment Collin de Plancy rapporte le fait :

    Les sorciers se servent aussi de la cervelle des chats pour donner la mort ; car cest un poison, selon Bodin et quelques-autres (t. I, col. 352).

    Quand Collin de Plancy ne dnature pas aussi rudement le rcit de Bodin, il sarrange pour dnoncer discrtement sa crdulit. Bodin qui voulait distinguer la magie naturelle et la magie dmoniaque, crivait :

    Il ny a pasant de village qui ne sache que par le moyen dun vers des psalmes, que je ne mettray point, estant prononc pendant quon faict le beurre, il est impossible de faire rien. Et me souvient, questant Chelles en Valois, un petit laquais empeschoit la chambriere du logis de faire son beurre : elle menassa de le faire fouetter pour luy faire oster le charme, ce quil fist, ayant dict rebours le mesme vers, aussi tost le beurre se fist, combien quon y avoit employ presque un jour entier.

    Et il continue : Si cestoit quon y mist du sucre tant soit peu, il est bien

    experiment, que le beurre ne se peut coaguler. Et cela est une Antipathie naturelle (Bodin, p. 59 v).

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    Cest assez pour que le Beurre entre dans le Dictionnaire, mais Collin de Plancy insinue habilement que Bodin a cd la crdulit :

    On croit, dans plusieurs villages, empcher le beurre de se faire en rcitant le psaume Nolite fieri. Bodin ajoute que, par un effet dantipathie naturelle, on obtient le mme rsultat en mettant un peu de sucre dans la crme ; et il conte qutant Chelles, en Valois, il vit une chambrire qui voulait faire fouetter un petit laquais, parce quil lavait tellement malficie, en rcitant rebours le psaume cit, que depuis le matin elle ne pouvait faire son beurre. Le laquais rcita alors naturellement le psaume, et le beurre se fit (t. I, col. 205).

    Un dernier exemple montrera comment Bodin peut contribuer une histoire de la mythologie moderne . Il tient pour un crime dtestable de nouer laiguillette, crime qui est directement contre la loy de Dieu et de nature , et il relate le jugement dun juge de Niort,

    lequel mist en prison une femme, qui par tel moyen avoit empesch sa voisine au fait de mariage contract, sur la requeste et dilation de ceux qui se trouvoient empeschez, la menaant quelle ne sortiroit jamais quelle neust ost lempeschement. Trois jours apres elle fist dire aux nouveaux mariez, quils couchassent ensemble se trouvans desliez. Ils en advertirent le juge, qui lascha la prisonniere sans autre peine, par ce que plusieurs et jusques aux enfans en font mestier (Bodin, p. 228 r).

    Larticle Ligature du Dictionnaire, qui estime que ce nest l quautosuggestion, ne manque pas de reproduire le rcit de Bodin, mais le rapporte dun ton lger et dsinvolte qui en change toute la porte :

    Une nouvelle pouse de Niort, dit Bodin, accusa sa voisine de lavoir lie. Le juge fit mettre la voisine au cachot. Au bout de deux jours elle commena sy ennuyer, et savisa de faire dire aux maris quils taient dlis ; et ds lors ils furent dlis (t. I, col. 1007).

    Sans vouloir relever tous les inflchissements que Collin de Plancy fait subir aux rcits de Bodin, remarquons encore sa tendance dramatiser, comme pour donner plus de piment lhistoire. Si une sorcire a, selon Bodin, rendu par malfice un maon courb et

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    impotent (Bodin, p. 226 v), la voici qui, selon Collin de Plancy (t. II, col. 51), rend le maon impotent et tellement courb quil avait presque la tte entre les jambes . Contrainte de le gurir, elle luy fit faire un baing , selon Bodin, et luy bailla trois lezards enveloppez en un mouchoir, luy enjoignant quil les jettast au baing, et quil dit, Va de par le Diable . La sorcire de Collin de Plancy y met plus de faons :

    Elle se fit apporter par sa fille un petit paquet de sa maison, et, aprs avoir ador le diable, la face contre terre, en marmottant quelques charmes, elle donna le paquet au maon, lui commanda de se baigner et de le mettre dans son bain, en disant : Va de par le diable ! Le maon le fit, et gurit. Avant de mettre le paquet dans le bain, on voulut savoir ce quil contenait ; on y trouva trois petits lezards vifs ; et, quand le maon fut dans son bain, il sentit sous lui comme trois grosses carpes, quon chercha un moment aprs sans rien trouver.

    Il peut arriver Collin de Plancy dtre plus discret ; il nen est pas moins efficace. Bodin raconte la terrible aventure dun homme ensorcel qui, pour gurir, accepta que son mal ft transmis son propre fils ; la nourrice de celui-ci entendit la chose et senfuit avec lenfant, si bien que le sorcier fut lui-mme frapp du mal et soudain tu par le diable, car si un sorcier qui lve un sort ne le donne un autre, il est en danger de sa vie . Lhomme se nommait Hulin Petit, marchand de bois dOrleans (Bodin, p. 144 r). Sans doute est-ce parce que celui-ci fut loccasion de ces extraordinaires vnements que Collin de Plancy lappelle Hulin, petit marchand de bois dOrlans (t. I, col. 862) ; apparemment, comme Dieu, le diable se manifeste parmi les humbles.

    lgard de Pierre de Lancre, dont le livre, on la dit, entend laisser parler les faits sans les contraindre illustrer une thorie, Collin de Plancy ne devrait pas agir de mme. De fait, il peut paratre, premire vue, plus fidle sa source, o le Dictionnaire puise une masse de petits faits tranges et curieux, et notamment, comme le signale larticle Sorciers , une foule de petits articles sur divers sorciers (t. II, col. 554). Voici NAGUILLE (CATHERINE) , petite sorcire ge de onze ans, qui fut accuse daller au sabbat en plein midi (t. II, col. 202) ; NAGUILLE (MARIE) , jeune sorcire, sur de la

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    prcdente , qui, arrte seize ans , avoua que sa mre lavait conduite au sabbat [] (ibid.) ; SAUBADINE DE SUBIETTE , mre de Marie de Naguille, sorcire, que sa fille accusa de lavoir mene au sabbat plusieurs fois (t. II, col. 487). Il nempche que ces courts articles, dont lapport est assez maigre, nont pas vraiment pour fin denrichir linformation du Dictionnaire. Visiblement Collin de Plancy est attir par les personnages aux noms curieux et comme exotiques que Pierre de Lancre a retenus de son voyage en pays basque : tout le monde ne sappelle pas Sabaudine de Subiette ou Marie Chorropique ou encore Bocal. Du reste, quand il le faut, Collin de Plancy ne se refuse pas cet autre exotisme quest larchasme, mme sil lui faut lintroduire de son propre chef : si De Lancre crit que le thologien Guillaume de Lure fut

    trouv saisy dune obligation reciproque entre luy et Satan, par laquelle, renonant Dieu et sacrifiant au diable, il avoit promis de prescher comme il faisoit [] (Tableau, p. 493),

    on dira que celui-ci fut trouv saisi dun pacte fait avec le diable, par lequel il renonait Dieu et se donnait icelui diable (t. I, col. 1067).

    Ces choix (et ces menus changements) concourent donner au Dictionnaire ce caractre qui saffirmera dans la rdition de 1863, o, libr des contraintes de lEncyclopdie, Collin de Plancy pourra dire ouvertement :

    On a voulu satisfaire le got de notre poque, qui exige des lectures piquantes, et, le sujet aidant, on a pu lui offrir trs frquemment ces excentricits, ces singularits, cet imprvu et ces motions dont il est si avide.

    Dj le Dictionnaire, au prix de menus inflchissements, y parvient. Selon Pierre de Lancre, lors dune information judiciaire contre un loup-garou, on recueillit le tmoignage de Marguerite Poirier, qui rapporta que laccus lui avait dit que la meilleure viande tait celle

    des jeunes enfans et filles et quil ny avoit pas longtemps quil avoit pris un enfant, et en avoit mang deux morceaux et jett le reste un autre loup qui estoit prs de luy, et depuis encore

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    une fille quil avoit mange sauf les bras et les espaules (Tableau, p. 257).

    Voici la version du Dictionnaire : Elle avoua quil lui avait dit [] quil aimait boire le sang

    et manger la chair des petits garons et des petites filles ; cependant quil ne mangeait pas les bras ni les paules (t. II, col. 325).

    Ce got du fait singulier se manifeste dans dautres manipulations. La figure du prtre sorcier Pierre Bocal, complice de Migalena, autre prtre sorcier qui fait, lui aussi, lobjet dun article, a retenu Collin de Plancy (t. I, col. 219). Mais ce nest sans doute pas par erreur que le compilateur rapporte au premier ce que le dmonographe disait du second : quau moment de son excution, il

    estoit tellement tendu rendre son ame au Diable, auquel il lavoit promise, que jamais il ne voulut [se] confesser, et estant convi et press par son Confesseur de prier Dieu, il ne seut jamais dire sa creance, ny faire une priere entiere (Tableau, p. 422).

    Ce dplacement est significatif. Migalena avait alors plus de soixante ans, et Bocal vingt-sept seulement. Or, ce dernier, qui se prparait dire sa premire messe, avait dj ce point lesprit occup du diable quil lui tait tout dvou. Rien dtonnant puisque, selon les tmoins, comme De Lancre lindiquait et comme Collin de Plancy noublie pas de le noter, la mere, les surs et toute la famille de Bocal estoient Sorciers (Tableau, p. 423). La figure du vieux Migalena, son compagnon, y perd un peu de son relief : si, press par son confesseur, il ne put rciter une prire couramment (t. II, col. 134), il laisse au jeune Bocal le privilge dtre tendu rendre son me au diable, auquel il lavait promise , singulire expression que le Dictionnaire imprime en caractres italiques.

    Mais ces raisons ne suffisent pas rendre compte de toutes les modifications que subissent les informations empruntes Pierre de Lancre. Certaines semblent lui tre dictes par une sorte de pudeur de circonstance. Pierre de Lancre, en effet, parle plus grassement que le svre Bodin. Or, ayant lu dans le livre de Bodin lhistoire de Berna qui avoua avoir eu copulation pendant plus de 40. ans avec un dmon dguis en femme (Bodin, p. 118 v), Collin de Plancy voulait dj

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    que Berna et eu avec lui des liaisons pendant quarante annes (t. I, col. 201). On ne stonnera donc pas que, sur ces dlicates questions, il nhsite pas censurer Pierre de Lancre. Si dtaill que soit son rapport de la confession dAupetit (t. I, col. 149-150), il omet de signaler quon le pria de dire s il ne demanda pas entre autres choses Satan de pouvoir seduire filles et femmes pour en jouir son plaisir (Tableau, p. 502) et il se contente de noter que ses ridicules rvlations taient mles dindcentes grossirets . Larticle INCUBES tait de quelque longueur en 1818, il na plus que quelques lignes dans lEncyclopdie thologique : tout semblait pourtant appeler sur ce sujet un dveloppement consistant, et le livre de De Lancre, qui avait dj fortement contribu celui de 1818, pouvait aisment lalimenter ; Collin de Plancy na pu y renoncer que parce quil craignait doffenser la pudeur de ses nouveaux lecteurs (ceux de lEncyclopdie thologique de labb Migne), certainement incapables de goter cette grasse plaisanterie quil avait risque en 1818 :

    Les dmons, que les thologiens nous disent en proie de si horribles tourments, pouvaient se dlasser dune manire trs agrable, puisquil leur tait permis de venir leur gr coucher avec les femmes.

    On nose penser que Collin de Plancy ait cherch sen ddommager ; mais est-ce vraiment sans dessein quune certaine Marie dAspilcuete (Tableau, p. 72), qui avoua avoir, au sabbat, bais le derrire du diable , prend, dans le Dictionnaire, le nom d ASPICULETTE (MARIE D') (t. I, col.134) ?

    Il se peut, certes, quune telle erreur du Dictionnaire ne soit due qu la ngligence du compilateur. Mais nombreux sont les cas o il faut bien penser que celui-ci agit par calcul. Il consacre un assez long article au sorcier Isaac de Queiran (t. II, col. 361-362), dont Pierre de Lancre rapporte les abondants aveux (Tableau, p. 145-153). Selon le dmonologue, ce sorcier

    quitta la Religion pretendue reformee, et mourut en celle de lEglise Catholique Apostolique et Romaine bien confess et repentant de ses pechez, avouant jusques larticle de la mort sa deposition et tous les traicts de la sorcellerie, et mesme du transport, ainsi quils sont icy couchez (Tableau, p. 153).

    O donc Collin de Plancy qui ne dit rien de cette conversion a-t-il lu quIsaac fut reconnu pour un bandit qui faisait lingnu ?

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    Les sorciers sont, pour beaucoup dentre eux, on la vu, des vauriens ; il serait gnant quun vaurien pt, en se convertissant sincrement tout en persistant dans ses dclarations sur la sorcellerie, donner croire que celle-ci pourrait avoir quelque vrit ; mieux vaut faire de lui un vaurien masqu. Tant pis si Pierre de Lancre na pas vu clair dans ce jeu. Collin de Plancy, comme il la fait pour Bodin, dcouvre la crdulit de son informateur.

    Fournisseur de faits curieux et piquants, Pierre de Lancre est encore enrl dans lentreprise d histoire de la mythologie moderne que veut tre le Dictionnaire. ce titre, il voit les informations qui lui sont empruntes soumises un traitement relativement diffrent. Au fournisseur de faits curieux et piquants, on demandait des dtails quon sattachait singulariser. Au collaborateur dune histoire de la mythologie moderne , au contraire, on emprunte des informations quon prend soin de gnraliser.

    Selon Pierre de Lancre, interroge, une certaine Catherine de Barrendeguy, dicte Cathalin de Bardos (qui na pas droit une entre dans le Dictionnaire) dict quelle a veu au Sabbat Marie Pipy dOlgaray, laquelle servoit deschanson au Sabbat, et bailloit boire aux autres sorcieres (Tableau, p. 143). Marie Pipy entre dans le Dictionnaire et dans la mythologie moderne , comme ces lignes permettent den juger :

    PIPI (MARIE), sorcire qui sert dchanson au sabbat ; elle verse boire dans les repas, non-seulement au roi de lenfer, mais encore ses officiers et ses disciples, qui sont les sorciers et les magiciens (t. II, col. 322).

    Doit-on penser que son nom la prdestinait ce noble emploi ? En tout cas, elle nest pas la seule qui choie une telle promotion. Selon Pierre de Lancre on a dj brivement mentionn ce rcit , deux sorcires dclarrent quun sabbat eut lieu au logis mme du dmonographe, qu une femme nommee Sansinena y prit part, que le diable commena son entree par un sale accouplement et cognut sur la porte de nostre logis la dame de Sansinena assez belle, pour mieux signaler son entree , que les sorcires qui menaient le sabbat firent de vains efforts pour empoigner Pierre de Lancre, mesmes cette premiere concubine de Satan la dame de Sansinena, celle dAmorea qui javois faict le procez le jour auparavant, et plusieurs autres (Tableau, p. 141-142). Ecoutons maintenant Collin de Plancy :

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    SAUSINE, sorcire et prtresse du sabbat. Elle est trs-considre des chefs de lempire infernal. Cest la premire des femmes de Satan. On la vue souvent dans les assembles qui se tenaient au pays de Labour (t. II, p. 487).

    Une telle contrefaon se passe de commentaire. Notons seulement quici comme ailleurs, les confessions des sorcires ne sont pas donnes pour des confessions, mais pour des informations. Ce que disent les sorcires est croyance et a droit, ce titre, dentrer dans une histoire de la mythologie moderne , sans quil soit toujours ncessaire de retenir le nom de l informateur . Le style indirect libre permet, loccasion, ce glissement. Marie Dindarte de la paroisse de Sare aagee de 17 ans , crit Pierre de Lancre, dit que quand elle alloit au sabbat, elle y alloit seule, ou bien elle appelloit ses voisines sorcieres, et y alloient ensemble ; que si les voisines estoient absentes ou desja parties, elle dict que le Diable luy donnoit quelque onguent duquel sestant graissee ou nud ou sur les habits [] incontinent elle sen alloit par lair ; et dict quelle y fut ainsi la nuict du 27. septembre 1609 (Tableau, p.116). Et Collin de Plancy : DINDARTE (MARIE), jeune sorcire de dix-sept ans, qui confessa avoir t souvent au sabbat. Quand elle se trouvait seule et que les voisines taient dj parties ou absentes, le diable lui donnait un onguent dont elle se frottait, et sur-le-champ elle se transportait par les airs. Elle voyageait ainsi la nuit du 27 septembre 1609 ; on laperut et on la prit le lendemain (t. I, col. 477). Ailleurs De Lancre rapporte que Marie de la Parque et plusieurs autres dposrent

    questant une nuict au sabbat, elles virent que Domingina Maletena sorciere, sur la montagne de la Rhune, si haute et le pied ou baze si large quelle voit et borne trois Royaumes, France, Espagne et Navarre, fit [] si bien quelle sauta du haut de ladicte montagne (Tableau, p. 210).

    Cest assez pour que Collin de Plancy donne une entre propre DOMINGINA-MALETANA, sorcire qui [] sauta sans

    se blesser, du haut de la montagne de la Rhune, qui borne les trois royaumes de France, dEspagne et de Navarre (t. I, col. 483).

    Ainsi traites, les confessions des sorcires deviennent des sortes de lgendes. Pierre de Lancre rapporte la confession dun certain Lger

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    Rivasseau, qui dclara quil tait all deux fois aux assembles de sorciers et

    que deux Diables notables presidoyent en ces sabbats, le grand Negre quon appelloit maistre Leonard, et un autre petit Diable que maistre Leonard subrogeoit quelquefois en sa place, quils appellent maistre Jean Mullin (Tableau, p. 126).

    Cest assez pour que Collin de Plancy, en renvoyant sans autre prcision Delrio, Delancre, Bodin, etc. , compose deux articles, lun sur matre Lonard, lautre sur Jean Mullin. Le premier devient dmon de premier ordre, grand matre des sabbats, chef des dmons subalternes, inspecteur gnral de la sorcellerie, de la magie noire et des sorciers , quon appelle souvent le Grand Ngre : suit une description dont les nombreux dtails puisent indiffremment dans tout le livre (t. I, col. 1001-1002) ; quant Jean Mullin, le voici dmon dun ordre infrieur, premier valet de chambre de Belzbuth et, dans quelques procs de sorciers , lieutenant du grand matre des sabbats (t. II, col. 196). Jean Mullin et matre Lonard occupent encore une grande place dans larticle Sabbat (t. II, col. 448-449). Soucieux, comme toujours dindiquer ses sources, mme sil le fait souvent avec quelque lgret, Collin de Plancy crit simplement, cette fois encore :

    Delancre, Bodin, Delrio, Maiol, Leloyer, Danus, Boguet, Mostrelet, Torquemada, etc. (t. II, col. 449).

    Il concourt ainsi suggrer lide encore rpandue aujourdhui que la sorcellerie na pas dge, que chacun des auteurs en a analys quelque partie, et quil est lgitime de compiler leurs apports pour fournir une description gnrale de ce lgendaire. On comprend quil lui arrive souvent de mettre sous le nom de tel dmonographe une information quil doit partiellement un autre. Puisqu larticle Danse du Sabbat , il vient de citer Bodin, le lecteur peut le croire la source des informations suivantes, que le compilateur doit en ralit Pierre de Lancre (Tableau, p. 208-209). Au reste, on observera que telle remarque sur tel branle qui, crit Collin de Plancy, sexcute comme celui de nos artisans dans nos campagnes se lit dj en toutes lettres chez Pierre de Lancre ; mais puisque Collin de Plancy la prend son compte, comment ne pas penser que, du XVIe au XIXe sicle, rien na fondamentalement chang ? Le temps prsent dont Collin use volontiers

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    concourt asseoir cette impression : On danse gnralement au sabbat dos dos ; On excute ces danses au son dun petit tambourin, dune flte, dun violon ou dun autre instrument que lon frappe avec un bton , etc. Tout cela est rcit et lgende.

    Au reste, Collin de Plancy, qui a peu dattrait pour les spculations, a du got pour les romans. Larticle Romans du Dictionnaire car celui-ci comporte un article Romans ne compte pas moins de quarante colonnes. De plus, l-mme o le sujet semble demander quelque dveloppement philosophique, Collin prfre le piquant et le curieux. Il crit, par exemple, larticle DEMONS :

    Nous ne pouvons faire ici un trait dogmatique sur les dmons. Nous devons nous borner rapporter les opinions bizarres et singulires auxquelles ces tres maudits ont donn de lintrt (t. I, col. 434).

    larticle LYCANTHROPIE , il cite galement des rcits de Bodin et de Pierre de Lancre et le roman de Persils et Sigismonde, dernier ouvrage de Cervants , o lon trouve des les de loups-garous et des sorcires qui se changent en louves pour enlever leur proie, comme on trouve dans Gulliver une le de sorciers ; Collin de Plancy se contente dajouter : Mais au moins ces livres sont des romans. Ce pourrait tre, malgr quil en ait, une bonne dfinition de son Dictionnaire.

    Les romanciers ne sy sont pas tromps. M. Mabeuf, dans Les Misrables, lit le fameux trait du Prsident Delancre, de linconstance des dmons , sa timidit naturelle le renda[n]t propre une certaine acceptation des superstitions . Laurait-il fait si Collin de Plancy navait fortement contribu rpandre la connaissance du livre de Pierre de Lancre, influenant, travers la lecture quil en propose, la reprsentation de la sorcellerie, et notamment celle du sabbat ? Cest, du reste, dans le livre de Collin de Plancy, larticle SABBAT , que Claude Frollo, larchidiacre de Notre-Dame de Paris, a appris que, quand les sorcires soignent pour monter sur le manche balai qui doit les porter au sabbat, elles rptent plusieurs fois ces mots : Emen-htan! Emen-htan! qui signifient, dit Delancre : Ici et l! ici et l! . Mais rappelons aussi le roman de Pierre Mac Orlan : Le Ngre Lonard et Matre Jean Mullin. Pour que le roman pt semparer des dmons et des sorciers, les dmoneries du XVIe sicle devaient dabord se changer en diableries : telle fut luvre de Collin de Plancy.

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    Sans nier les droits du roman, on peut aujourdhui souhaiter une autre lecture de la vaste littrature dmonologique des XVe et XVIe sicles. Cest ce que lon a tent de suggrer.

    Jean CEARD Universit de Paris Ouest-Nanterre