Post on 12-Sep-2018
Mémoire de Master en Socio-économie
Vers une réappropriation
citoyenne de l'économie ?Des enjeux de la mise en place d'une
Monnaie complémentaire sous la forme d'un système de
Crédit mutuel
Antonin Calderon
Sous la direction de Jean-Michel Servet
Semestre d'automne 2014/2015
" Le moment est venu de savoir qui se trompait, de
l'aventurier intrépide qui, courant en avant de la pensée
générale, sur le prolongement même de la ligne du progrès, a
osé dire à ses contemporains : vous marchez sur la tête et à
reculons, il faut à la fois vous redresser et vous retourner ; - ou
de la multitude, [...] qui, voyant tous les objets renversés, traite
de fou celui qui les voit droits. "
(Proudhon, 1848 : XVII)
Remerciements
Un mémoire – particulièrement lorsque le sujet nous tient à cœur – est un voyage
dont on ne devine pas nécessairement la destination, les méandres qu'il nous poussera à
fouler de nos pieds téméraires, ni les personnes qui se tiendront sur le bord de ce chemin.
Voici les principaux protagonistes de cette aventure que nous tenons tout particulièrement à
remercier :
Jean-Michel Servet pour l'encadrement de ce mémoire et ses conseils académiques ;
L'association SASFERA, qui travaille depuis plusieurs années afin de préparer la mise en
place d'une monnaie citoyenne à Genève, et en particulier Danièle Warynski, Tim Anderson,
Jean Rossiaud, Louis Perolini, Gian Paolo Berta, Michel et Cinzia Stampone, Camille
Bierens de Haan, Wanda Stryjenska ;
Les entreprises de l'ESS qui ont accepté de me recevoir et de me donner accès à leur livre de
compte et dont les noms ne sont pas révélés afin de préserver l’anonymisation des données ;
La Chambre de l'ESS pour sa collaboration, avec notamment Mathieu de Poorter et Lara
Baranzini, et pour la légitimité que son soutien m'a octroyé auprès des entreprises membres ;
Emmanuel Rousseaux et Nadia Ammar, assistants à l'Université de Genève, pour leurs
conseils concernant l'utilisation de logiciels d'analyse de données;
Michel Oris, directeur du Master de Socio-économie, pour sa flexibilité et sa bienveillance ;
Massimo Amato, professeur d'histoire et d'économie à l'Université de Milan, pour ses
conseils et les pistes de recherches qu'il a su me transmettre ;
Cédric Chervaz, réalisant lui aussi un mémoire sur les monnaies complémentaires, pour ces
quelques passionnants café-discussions autour de ce sujet ;
Jacques Stern, directeur du Crédit Municipal de Nantes, et Marie-Thérèse Panheleux,
responsable du service Economie Sociale et Solidaire, pour leur accueil à Nantes ;
Et finalement ma grand-mère Liliane Palandella pour sa relecture attentive !
i
Liste des abréviations
Liste des figures
Tableaux
Tableau 1 : Présentation traditionnelle de la classification des biens................................................34
Tableau 2 : Flux monétaires pour l'année 2012 entre les treize organismes analysés et le reste du
réseau de l'ESS...................................................................................................................................92
Tableau 3 : Flux avec les pouvoirs publics et les acteurs ESS ou partageant ces valeurs.................92
Tableau 4 : Equivalent du tableau 3, mais en termes absolus............................................................92
ii
AG – Assemblée Générale
B2B – Business to Business
BIRD – Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement
BM – Banque Mondiale
CA – Conseil d'Administration
CMN – Crédit Municipal Nantais
ESS – Economie Sociale et Solidaire
FMI – Fonds Monétaire International
ICU – International Clearing Union
LETS – Local Exchange Trading System
PIB – Produit Intérieur Brut
PME – Petites et Moyennes Entreprises
SASFERA – Association pour la création d’une communauté de payement en monnaie complémentaire pour le bassin de vie genevois transfrontalier
SEL – Système d'Echange Local
SN – Sonantes (unité monétaire)
UCI – Unité de Compte Interne
UEP – Union Européenne de Paiements
Illustrations
Illustration 1 : Le mythe du troc illustré ; échange d'un poisson contre des céréales.......................20
Illustration 2 : Spécimen d'un billet de monnaie franche.................................................................24
Illustration 3 : Nombre de transactions en Bitcoin par jour entre 2009 et 2015...............................46
Illustration 4 : Exemple d'un "radar citoyen"....................................................................................48
Illustration 5 : Coupon-billet correspondant à huit unités-heure dans le réseau Ithaca....................64
Illustration 6 : Centralité de degré des acteurs..................................................................................86
Illustration 7 : Centralité d'intermédiarité.........................................................................................87
Illustration 8 : Densité du réseau......................................................................................................87
Illustration 9 : Diagramme de Cluster...............................................................................................88
Schémas
Schéma 1 : Illustrations d'un système de Crédit mutuel....................................................................13
Schéma 2 : L'effet multiplicateur du crédit, avec 10 % de réserve....................................................38
Schéma 3 : Organisation d'un système de Crédit mutuel regroupant entreprises et citoyens............70
Matrices
Matrice 1 : Modélisation d'un système de trois secteurs...................................................................74
Matrice 2 : Modélisation ajustée par la valeur des flux....................................................................74
Matrice 3 : Modélisation ajustée par les coefficients techniques......................................................75
Matrice 4 : Modélisation ajustée par les coefficients techniques et la valeur des flux.....................75
Matrice 5 : Flux monétaires pour l'année 2012 entre les treize organismes analysés.......................90
Matrice 6 : Flux monétaires entre les treize organismes analysés, exprimés en « pour mille » de leur
flux totaux...........................................................................................................................................91
Réseaux
Réseau 1 : Modélisation des flux entre les treize acteurs de l'ESS analysés.....................................86
Réseau 2 : Modélisation globale des flux des treize acteurs analysés...............................................89
iii
Index thématique
iv
Aire urbaine : 51 ; 72
Analyse de flux : 75-100
Analyse input-output : 73-76
Bancor : 55-58
Banque du peuple : 50-54
Barter : 59 ; 61-63
Biens communs : 33-39
Biens collectifs : 33 ; 34 ; 37 ; 38
Biens publics : 34
Bitcoin : 28 ; 41 ; 46 ; 47
Circuits courts : 47
Chicago plan : 30
Communauté de payement : 12 ; 13 ; 37 ;78 ; 94-97
Confiance : 10 ; 12 ; 13 ; 29-31 ; 40-42 ;46 ; 52 ; 71
Core Economy : 66
Crypto-monnaie : 41 ; 46 ; 47
Déflation : 15 ; 26 ; 47 ; 59
Economie sociale et solidaire : 16 ; 18 ; 72
Effet multiplicateur du crédit : 38 ; 39
Enclosure : 36 ; 38
Fonds de garantie : 32
Fonte gésellienne : 24 ; 27 ; 29
Intérêts composés : 39
Inflation : 15 ; 23-25 ; 30 ; 52 ; 55 ; 70
Monnaie fiduciaire : 30 ; 32 ; 38
Monnaie franche : 22-29
Monnaie scripturale : 30 ; 32 ; 38 ; 60
Monnaie temps : 63 ; 64
Nantissement : 17 ; 31 ; 32 ; 70
Paléomonnaie : 21
Peer-to-peer : 35
Prosommateur : 66 ; 68 ; 70
Système d'Echange Local : 63-67
Sociologie de réseaux : 76 ; 77 ; 85-89
Sol-violette : 27 ; 29 ; 32 ; 33 ; 48
SoNantes : 48 ; 69-71
Système de réserves fractionnaires : 38
Troc : 14 ; 19-21 ; 26 ; 51 ; 65
Unité de compte interne : 12 ; 13 ; 17 ; 59 ;61 ; 66 ; 69
Wir : 59 ; 60 ; 63
Table des matières
Remerciements.......................................................................................................................................i
Liste des abréviations...........................................................................................................................ii
Liste des figures....................................................................................................................................ii
Index thématique................................................................................................................................. iv
I. Introduction.....................................................................................................................................9
II. Objet de recherche : Le Crédit mutuel......................................................................................12
2.1 Contours de la thématique et intérêt actuel.............................................................................12
2.2 Collaboration au projet transnational genevois.......................................................................16
III. Revue de littérature................................................................................................................... 19
3.1 Réflexions autour de la création monétaire............................................................................19
3.1.1 Le troc a-t-il jamais existé ?............................................................................................ 19
3.1.2 Silvio Gesell et sa monnaie franche................................................................................ 22
3.1.3 Du caractère gagé de la monnaie.................................................................................... 29
3.1.4 La monnaie, un bien commun ?...................................................................................... 33
3.1.5 Une nécessaire confiance dans le réseau.........................................................................40
3.1.6 L'ancrage territorial d'une monnaie.................................................................................46
3.2 Analyse de systèmes de crédit mutuel.....................................................................................50
3.2.1 L'influence de l'anarchisme : la Banque d'échange de Proudhon................................... 50
3.2.2 Le Bancor de Keynes ou une tentative ratée de réforme du commerce international.....55
3.2.3 Les réseaux d'échange entre entreprises..........................................................................59
3.2.4 Les cercles d'échange entre particuliers.......................................................................... 63
3.2.5 L'émergence de systèmes territoriaux.............................................................................68
IV. Méthodologie de l'analyse de flux.............................................................................................72
4.1 Questions de recherche........................................................................................................... 72
4.2 Cadre d'analyse....................................................................................................................... 73
4.2.1 L'analyse input-output de Wassily Leontief....................................................................73
4.2.2 L'apport de la sociologie de réseaux............................................................................... 76
4.3 Hypothèses..............................................................................................................................78
m 4.4 Démarche empirique...............................................................................................................79
4.4.1 Population....................................................................................................................... 79
4.4.2 Echantillon...................................................................................................................... 79
4.4.3 Matériau.......................................................................................................................... 81
4.4.4 Travail des données.........................................................................................................82
4.5 Limites.................................................................................................................................... 83
V. Analyse et intérêt des résultats...................................................................................................85
5.1 Analyse du réseau de l'ESS.....................................................................................................85
5.1.1 Modélisation du réseau....................................................................................................85
5.1.2. Approche par les matrices.............................................................................................. 90
5.2 Potentialité du système de crédit mutuel.................................................................................94
VI. Conclusion...................................................................................................................................97
VII. Bibliographie........................................................................................................................... 101
VIII. Annexes..................................................................................................................................107
I. Introduction
La monnaie. Il est intriguant que cette notion qui nous accompagne pourtant au quotidien soit si
floue, et son fonctionnement si peu discuté. Un mélange d'excitation, de dégoût, voire de gêne est
sans doute ressenti dès lors que le sujet est abordé. Plus globalement, l'économie semble peu
accessible à la population, (pré)jugée trop théorique et abstraite pour être saisie dans sa complexité.
Comme nombre de disciplines, la science économique s'est en quelque sorte murée derrière son
jargon, oubliant peut-être qu'elle concerne très directement les citoyens, et qu'elle devrait être un
outil à leur service.
La monnaie – et a fortiori la création monétaire – modèle notre économie. Le privilège de
pouvoir peser sur la masse monétaire ainsi que sur les conditions d'accès à cet instrument d'échange
est immense. Par ce biais, il est possible de choisir là où pourront être échangés les constituants de
l'économie réelle – en particulier l'ensemble des biens et services. Les crises économiques qui ont
jalonné l'histoire du capitalisme depuis deux cents ans nous ont prouvé que la présence de
producteurs et de consommateurs désireux de satisfaire leurs besoins respectifs ne suffit pas pour
faire fonctionner la société. La qualité et la disponibilité d'un moyen d'échange sont primordiales.
Or, en Suisse comme dans le reste du monde, le privilège de création monétaire est
actuellement en majorité placé entre les mains d'organismes privés et à but lucratif : les banques.
Comment se fait-il que les dettes publiques – contractées auprès d'organismes bancaires privés – ne
cessent d'augmenter alors même que les gouvernements appliquent des politiques d'austérité en
coupant dans les budgets et en augmentant les contributions fiscales ? Pourquoi les Etats ont-ils
déboursé presque inconditionnellement des centaines de milliards de dollars en 2008 pour sauver
des banques dont le comportement risque de plonger le système économique dans une nouvelle
crise ? Si la monnaie est le pouvoir, alors son contrôle devrait être démocratisé.
Polanyi soutenait que l'économie était « enchâssée »1 dans les relations sociales des sociétés
non-marchandes présentes jusqu'au début du XIXe siècle, les comportements économiques
répondant alors d'avantage à des motivations sociales qu'à l'assouvissement de besoins matériels.
L'économie se serait libérée du contexte social au cours du XIXe siècle, pour devenir une instance
autonome, déconnectée des relations sociales (Valensi, 1974 : 1311).
1 « embedded » en anglais.
9
En réaction à ce changement de paradigme et – de façon plus directe – aux déboires et
désillusions du système capitaliste, des milliers de projets de monnaie complémentaire ont vu le
jour à travers le monde et une nouvelle vague d'engouement à leur égard déferle depuis le début du
millénaire. Les monnaies complémentaires – aussi appelées monnaies citoyennes ou monnaies
parallèles – peuvent prendre des formes et prôner des valeurs très diverses : les monnaies locales
tentent de protéger les économies régionales en garantissant que la production et la dépense aient
lieu sur le même territoire ; les cercles d'échanges entre entreprises cherchent à développer les liens
commerciaux de leurs membres afin d'accroître leurs chiffres d'affaire ; les crypto-monnaies
introduisent des moyens de payement exempts de toute gestion centrale, mais sujets à une forte
spéculation financière.
Néanmoins, ces monnaies ont toutes un point commun. Elles tracent des pistes de réflexion
et d'expérimentation autour de la création monétaire dans son lien avec la société civile. Le terme
« complémentaire » est important, car de telles monnaies n'ont pas la prétention de se substituer au
système en vigueur. Avant la mise en place des devises nationales – simultanément à l'émergence
des Etats-nation – cohabitaient en Europe de nombreuses monnaies régionales (Lietaer, 2008). Avec
un recul historique, il semble évident que le fait d'avoir à disposition différents outils monétaires
correspondant à différents besoins – en particulier l'épargne et la consommation – est une nécessité,
qui accroît notamment la résilience de notre économie. Parmi les économistes les plus fameux,
Keynes, Fisher et Hayek ont notamment proposé au XXe siècle l'introduction d'une pluralité de
monnaies (Lietaer, 2008 : 69).
Mais en fait, qu'est-ce que la monnaie ? La rhétorique pédagogique lui attribue trois
fonctions : une fonction d'échange, permettant aux richesses de circuler dans la société ; une
fonction de compte, à travers laquelle il est possible de comparer la valeur de différents biens ; et
une fonction de réserve, qui traduit la capacité de la monnaie à conserver les deux premières
fonctions dans le temps (Lietaer, 2008 ; Bosqué, 2014). Cette dernière fonction est à nuancer car
des biens peuvent remplir cette fonction sans pour autant être des instruments monétaires (Blanc,
1998 : 82).
Nous pouvons aller plus loin, en dépassant la définition de la monnaie par ses fonction, en
nous intéressant à sa nature. « Une monnaie est un accord d’utiliser un média au sein d’une
communauté de confiance » nous dit Bernard Lietaer. Une chose est sûr, c'est qu'elle ne se mange
pas ! La monnaie est donc une invention humaine pour représenter la richesse : elle n'a pas d'intérêt
en tant que tel, mais seulement à travers les biens et services auxquels elle nous donne accès
10
(Hayem, 2015 : 41). Elle est avant tout une unité de mesure des échanges2 s'opérant dans la société.
Blanc (1998 : 15) évoque la monnaie en tant que « fait social total », en référence au sociologue
Marcel Mauss. Elle est universelle dans le sens où elle lie les individus entre eux, au gré des dettes
annulées par son utilisation. Servet (2001) parle à cet égard du caractère archaïque de la monnaie,
non pas dans son sens primitif, mais en référence au fait qu'elle est inhérente à toute société.
Nous nous intéressons dans ce mémoire à une forme particulière de création monétaire, le Crédit
mutuel. Voici la problématique qui va servir de fil conducteur à l'ensemble de notre travail :
Quels sont les enjeux de la mise en place d'une monnaie complémentaire sous la forme
d'un système de Crédit mutuel ?
Pour tenter d'y répondre, nous commencerons par définir cet objet qui sera au centre de nos
réflexions. Dans une seconde partie seront analysées des caractéristiques propres à la création
monétaire et qui mettront en perspective le mécanisme de crédit mutuel. Nous aborderons ainsi le
concept de troc, de fonte monétaire, le caractère gagé de la monnaie, la notion de Bien commun, de
confiance et finalement l'ancrage territorial de la monnaie.
Ensuite seront exposés différents systèmes de crédit mutuel. Certains sont restés à l'état
théorique comme la Banque du peuple de Proudhon ou le Bancor de Keynes ; d'autres sont le fruit
de l'expérimentation, avec notamment les cercles d'échange entre particuliers ou inter-entreprises,
ainsi que les systèmes territoriaux.
La quatrième et la cinquième parties rendront quant à elles compte d'une analyse empirique
réalisée au sein de l'Economie Sociale et Solidaire à Genève, avec toujours comme toile de fond la
création monétaire sous forme de crédit mutuel. L'ambition de cette étude est d'anticiper, du moins
en partie, le potentiel de mise en œuvre d'un tel système en termes de dynamique des flux
monétaires au sein d'une future communauté de payement.
2 Le terme « transaction » serait ici plus approprié qu'« échange », dans le sens où ce dernier renvoie à un transfert réciproque. En réalité, les transferts sont rarement réciproques, et c'est justement de cela que découle l'utilité de la monnaie. Néanmoins, nous utiliserons dans ce travail le terme « échange » dans son sens large par souci pratique.
11
II. Objet de recherche: Le Crédit mutuel
2.1 Contours de la thématique et intérêt actuel
Nous allons maintenant entrer dans le vif du sujet en définissant l'objet de notre recherche : le
Crédit mutuel. Pour pouvoir appréhender correctement cette thématique, il est nécessaire de
réfléchir au fonctionnement de l'économie et à la circulation de la monnaie dans la société. Nous
pourrions donc définir la société en termes économiques – cette vision est bien évidemment
réductrice – en la percevant comme un regroupement d'entités parmi lesquelles circulent des biens
et services grâce à un outil simplifiant les échanges : la monnaie. William Beck (1839 : 76-78)
utilise la métaphore intéressante du cercle pour décrire les échanges économiques. La société est
pour lui un grand cercle dont l'infinité de points correspond aux créances, aux dettes, et aux
paiements qui les annulent. Sur ce cercle sont présents tous les débiteurs et tous les créditeurs,
sachant que tout membre de la société est un intermédiaire dans le sens où il est à la fois débiteur et
créditeur, selon la nature du bien ou du service dont il est question. En effet, personne ne vend
continuellement sans jamais acheter, et vice versa. Lors d'un échange marchand, le créditeur – qui
reçoit de l'argent d'un débiteur afin de compenser la valeur du bien ou service fourni – va à son tour
l'utiliser afin de se fournir chez un autre membre de la société. Or tous ces mouvements
appartiennent au même cercle, de sorte que l'argent dépensé par le premier va nécessairement lui
revenir une fois la boucle fermée.
S'inspirant de cette logique circulaire, la visée première du crédit mutuel est de permettre et
simplifier le règlement des obligations économiques sans avoir recours à la monnaie officielle, en
fournissant aux membres d'une même Communauté de payement un mécanisme de crédit à court
terme. Une communauté de payement correspond à un groupe d'acteurs – ils doivent être à la fois
intéressés à vendre et à acheter – qui décident de se faire confiance afin de s'allouer mutuellement
suffisamment de crédit pour faciliter leurs interactions marchandes. L'institution qui gère ce crédit
mutuel est appelée une Chambre de compensation, et son principe de fonctionnement est simple.
Chaque adhérent paye ses dettes avec ses créances grâce à la Chambre de compensation qui
centralise les transactions et tient à jour la comptabilité des membres. A cette fin, une unité de
compte interne est utilisée. Ce mécanisme a la particularité de transformer les dettes bilatérales, qui
surviennent lors de tout échange marchand, en dettes multilatérales. Les dettes et les créances des
12
membres ne sont donc pas contractées et réglées séparément envers une multitude de différents
acteurs commerciaux – comme c'est le cas dans l'économie traditionnelle – mais vis-à-vis du réseau
dans sa globalité. Il faut donc parler de crédit collectif car il est supporté par l'ensemble des
membres du réseau, contrairement au crédit privé qui ne repose que sur un seul acteur en cas de
défaut de payement : une créance douteuse sera donc une perte pour toute la communauté, et non
pour un vendeur en particulier. Les échanges doivent pour cela être réciproques, ce qui signifie que
les membres sont tenus de donner au réseau, en terme de valeur de biens et services, autant qu'ils en
reçoivent. Afin de garantir une confiance et une sécurité dans le réseau, les autorisations de
découvert sont différentes pour chaque membre en fonction de ses caractéristiques, et sont régies
par des quotas, limitant ainsi les risques de défaut de payement (Greco, 2013 : 20-24 ; Sonantes,
2013 ; Logie, 2012).
Une fois ces bases conceptuelles posées, tentons
de les illustrer à l'aide d'un exemple simple, accompagné
de schémas explicatifs. Imaginons que trois acteurs A, B
et C constituent une communauté de payement. Ils
ouvrent (en t0) un compte courant auprès de la Chambre
de compensation – l'Agence centrale. Le solde de leur
trois comptes affiche zéro, étant donné qu'ils ne peuvent y
verser de l'argent : la situation est à l'équilibre.
Ensuite, A décide d'acheter à B des biens ou services à
hauteur de 100 CHF (en t1), mais n’a rien à proposer qui
pourrait intéresser B en retour. Ce dernier lui fait donc
crédit, c'est-à-dire qu'il accepte de différer la transaction
réciproque. A s’endette alors en utilisant son autorisation
de découvert, dans les limites de son quota. La chambre de
compensation, moyennant une unité de compte interne
(UCI)3, enregistre la dette de A et la créance de B. Le compte courant de A aura donc un passif de
-100 UCI et le compte courant de B un actif correspondant à +100 UCI. Toutefois, et c'est là
l'originalité du système, B ne doit pas attendre que A le paie, car sa créance est multilatérale.
3 Les unités de compte sont généralement à parité avec la monnaie officielle, de telle sorte que 1 UCI = 1 CHF.
13
Schéma 1 : Illustrations d'un système deCrédit mutuel (élaboration propre).
B peut alors utiliser son actif de +100 UCI pour
acheter auprès de C des biens ou services d'une valeur de
160 euros (en t2). Il fait donc un virement de 160 UCI à
travers la Chambre de compensation, en transférant son actif
de +100 UCI sur le compte de C, et en complétant avec un
endettement de -60 UCI. Le compte de A est encore négatif
(-100 UCI), celui de B aussi – il a encaissé 100 UCI et il a
dépensé 160 UCI, donc son solde est de -60 UCI – et celui de C est positif, avec +160 UCI.
Mais il se trouve que C est intéressé par les services de
A. Il utilise donc son actif pour faire un virement vers A et lui
acheter des biens pour 160 UCI (en t3). Le compte courant
de C revient donc à l’équilibre, et celui de A est de +60 UCI.
A va finalement avoir à nouveau besoin de se fournir chez B, à hauteur de 60 UCI. Les trois
comptes sont finalement équilibrés, et des biens et services ont été échangés pour une valeur de 480
CHF, sans qu'aucun des acteurs n'ait
eu besoin de faire appel à de la
monnaie officielle ou un crédit
bancaire. Il est toutefois nécessaire de
préciser que l'important n'est pas de
revenir à l'équilibre – l'exemple étant
volontairement schématique – mais de ne jamais trop s'en éloigner. Thomas Greco (2001 : 68) nous
rappelle qu'un solde débiteur représente la valeur qu'une personne s'est engagée à offrir en retour à
la communauté dans un proche avenir.
Le crédit mutuel allie des caractéristiques de la monnaie conventionnelle et du troc, dans le
sens où les marchandises et les services s'échangent entre eux, mais que ces échanges sont
différables dans le temps grâce à une unité de compte commune. Cette unité de compte n'est pas une
monnaie dans le sens où elle n'est émise par aucune institution. Le crédit est autorisé et fourni par
l'ensemble des membres, la communauté dans sa globalité, et la gestion des comptes est dans les
mains d'une agence centrale.
14
Un tel système présente de nombreuses caractéristiques, dont certaines peuvent être
interprétées comme des avantages en comparaison au système monétaire actuel ; ils seront analysés
plus en détail tout au long de ce travail, mais en voici une brève esquisse. Tout d'abord, la création
monétaire n'a pas lieu en amont des échanges comme c'est le cas dans le système traditionnel, mais
en conséquence des transactions. La masse monétaire ne peut donc pas être trop importante ou trop
faible par rapport aux échanges, ce qui limite sérieusement les risques d'inflation ou de déflation
ainsi que le manque de liquidité. De plus, l'effet réseau du crédit mutuel peut renforcer l'activité
économique ainsi que le lien social, en mettant en relation des acteurs qui ne se seraient pas
rencontrés autrement, ou en permettant la valorisation d'actifs ou de ressources négligées. Il consiste
aussi en un système réduisant les frais de transaction au coût de fonctionnement du réseau, et les
crédits sont obtenus sans intérêts. Finalement, le crédit mutuel permet aux prestataires de biens ou
services de régler leurs fournisseurs avec leurs produits – et non du numéraire – ce qui leur permet
d'économiser l'équivalent de leurs marges (cf. 3.2.3).
Et contrairement à ce que l'on pourrait imaginer de premier abord, cette pratique
économique pourrait difficilement être taxée d'utopiste étant donné qu'elle a déjà fait ses preuves à
travers le monde. Thomas Greco estimait en 2009 que plus de 400'000 entreprises échangeaient
annuellement des biens et services pour plus 12 milliards de dollars, et cela sans utilisation de
monnaie nationale (Greco, 2009). Nous verrons en effet dans ce travail que de nombreux systèmes
de crédit mutuel fonctionnent actuellement à travers le monde (cf. 3.2.3 / 3.2.4).
Cette thématique nous semble particulièrement intéressante car elle s'appuie sur une base
théorique relativement ancienne – elle trouve notamment ses racines dans le courant anarchiste du
XIXème siècle (cf. 3.2.1) – tout en étant pleinement d'actualité. Cet intérêt croissant se traduit par la
recrudescence de création de nouvelles chambres de compensation. En outre, les avancées
technologiques récentes offrent de nouvelles possibilités en matière de gestion et de sécurisation des
comptes (cf. 3.1.5).
Le crédit mutuel est une façon d'aborder autrement la création monétaire et l'échange
marchand. L'argent y est cantonné au rôle de simple unité de compte, et la monnaie remplit alors
une fonction de mesure des échanges. Et surtout, nous réalisons qu'il est envisageable d'échanger
sans monnaie privée. Il nous semble que ce sujet est porteur d'avenir, et qu'il pourrait contribuer à
une transformation profonde de notre économie ainsi que de notre rapport à l'argent.
15
2.2 Collaboration au projet transnational genevois
Ce travail de mémoire doit être mis dans son contexte, qui s'avère être collaboratif à plusieurs
niveaux. D'un point de vue académique pour commencer, il est réalisé sous la direction de Jean-
Michel Servet, spécialiste des questions monétaires et professeur à l'Institut des Hautes Etudes
Internationales et du Développement (IHEID), et soutenu pour l'obtention de la maîtrise en Socio-
économie à l'Université de Genève. Mais ce mémoire est aussi le résultat d'une collaboration avec
un groupe de citoyens travaillant à la mise en place d'une monnaie complémentaire dans la région
genevoise (SASFERA), ainsi qu'avec la Chambre de l'Economie Sociale et Solidaire (ESS).
SASFERA ; un intitulé non dépourvu d'une touche d'humour derrière lequel se cache une
association dont le nom complet est plus explicite : « Association pour la création d’une
communauté de payement en monnaie complémentaire pour le bassin de vie genevois
transfrontalier ». Créée en 2011, elle regroupe une cinquantaine de personnes qui gravitent de façon
plus ou moins assidue autour du projet et proviennent de milieux professionnels très variés, comme
l'informatique, la politique, l'ingénierie, les sciences sociales, l'architecture, le travail social ou
encore le commerce. Leur rassemblement autour de la SASFERA s'appuie sur une volonté
commune de voir émerger dans la région genevoise une alternative économique à l'argent-dette géré
par des banques privées.
S'inspirant en partie du projet toulousain du Sol-Violette – une monnaie complémentaire
lancée en 2011 – le but actuel de l'association est de constituer au printemps 2015 une communauté
de payement qui regroupera les acteurs fondateurs et déterminera les bases conceptuelles et
pratiques du futur moyen de payement. Ensuite seulement pourra être envisagé le véritable
lancement de la monnaie. Quant à son financement, des recherches de fonds sont engagées avec
plusieurs mairies de la région ainsi qu'avec l'Union Européenne – à travers le projet « Interreg »4.
Comme nous le verrons dans ce mémoire, une monnaie complémentaire peut présenter des
caractéristiques très diverses, et il serait illogique voire illégitime qu'une poignée de personnes
décide de celles qui détermineront un système économique se réclamant « citoyen ». Ainsi,
l'ambition est de presser le fruit des réflexions et des débats qui ont animé les réunions de
coordination de la SASFERA afin d'en extraire un éventail de propositions pour la monnaie
4 Interreg est un programme européen visant à promouvoir la coopération entre les régions européennes et le développement de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, du développement économique et de la gestion de l’environnement (Source : CNRS, 2014).
16
complémentaire ainsi que les implications qui leur sont rattachées. En connaissance de cause, les
membres fondateurs de la communauté de payement pourront choisir les règles qui l'encadreront.
Néanmoins, il serait difficile d'affirmer que le projet n'affiche pas de préférences concernant
cette mise en œuvre. En effet, on retrouve dans son essence une forte dimension éthique, dont les
grands axes sont résumés par la Charte de la SASFERA (cf. Annexe G). La gouvernance est
notamment souhaitée participative, avec une recherche de consensus, tranché le cas échéant par une
majorité des deux tiers. Les dimensions sociale, locale et écologique sont aussi très présentes, avec
une volonté assumée d'encourager notamment le développement des circuits de proximité et
l'amélioration des conditions de travail.
Le caractère transfrontalier du projet doit aussi être mis en avant, puisque la monnaie
complémentaire pourrait voir le jour simultanément des deux côtés de la frontière, à travers un
partenariat avec une monnaie implémentée à Annemasse l'année dernière: l'Eco du bon sens. Mais
au vu des complications que cela impliquerait, notamment en raison de possibles spéculations
relatives aux fluctuations du taux de change, un développement parallèle de deux communautés de
payement distinctes se dessine, quitte à qu'elles fusionnent par la suite.
Une autre particularité chère à l'association – et c'est là le point de jonction avec notre travail
– est l'ouverture du projet aux entreprises comme aux citoyens, à travers un système de crédit
mutuel. Une telle caractéristique différencierait alors la monnaie genevoise de sa grande sœur de
Toulouse. La création monétaire de cette dernière repose effectivement sur un principe de
nantissement uniquement. Cette notion sera approfondie plus tard (cf. 3.1.3), mais elle consiste au
placement de monnaie conventionnelle auprès de l'institut financier partenaire au projet, en
contrepartie duquel ce dernier délivre l'équivalent en unité de compte interne, utilisée comme
instrument d'échange dans le système monétaire complémentaire. Afin d'englober à la fois des
prestataires de biens et de services ainsi que des individus n'ayant pas la possibilité d'obtenir des
unités de compte dans le crédit mutuel, la monnaie genevoise pourrait avoir pour ambition d'allier
crédit mutuel et nantissement. Pour l'encadrement logistique et légal de ce dernier, l'association
prévoit de se tourner vers la Banque Alternative Suisse (BAS).
Précisons tout de même que plusieurs membres se sont distancés de l'association, en raison de
divergences conceptuelles, mais surtout par lassitude face aux piétinements du projet et à cause de
la quantité de temps et d'énergie nécessaire à son avancement.
17
Notre intérêt pour les monnaies complémentaires – et a fortiori sous la forme d'un système de
crédit mutuel – nous a amené à approcher ce groupe de citoyens, puis à le rejoindre afin de procéder
à une analyse de flux préliminaire au lancement de la monnaie, qui constitue le corps empirique de
ce mémoire (cf. IV/V). Cette étude avait été lancée en 2013, mais était restée en friche par manque
de temps et de suivi. Nous en avons donc remodelé la méthode et la démarche, tout en impliquant
les personnes qui l'avaient initiée, notamment comme aide lors de la récolte de données.
Une dernière collaboration – quoi que plus ténue – a aussi été possible avec la Chambre de
l'ESS. L'association, née en 2004 à Genève, incarne et garantit les valeurs de ce secteur économique
particulier : ses presque 300 membres, qui sont à l'origine d'environ 10 % du PIB genevois, à
travers des activités et des formes juridiques multiples, sont réunis autour de la Charte de l'ESS5.
Celle-ci se définit comme regroupant des acteurs privés, à but non-lucratif ou à lucrativité limitée,
dont la finalité est au service de la collectivité, et intégrant des valeurs, telles que le fonctionnement
participatif, le respect de l’environnement, le bien-être social et la diversité, la solidarité, la
cohérence et la gestion autonome6. Eme et Laville (2006 : 303) définissent l'ESS comme
« l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté d’un agir démocratique où les rapports
sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel; elle contribue à la
démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens ». Les valeurs de l'ESS sont très
similaires à celles prônées par la SASFERA, ce qui a conduit la Chambre à être une incitatrice de
l'éclosion du projet de monnaie complémentaire genevoise.
Notre analyse de flux se basant sur les membres de l'ESS, nous avons eu besoin de l'aide de
cette dernière pour préparer notre échantillon et l'approcher avec un minimum d'appui et de
légitimité.
5 Site de l'ESS: www.apres-ge.ch/sites/test.intranetgestion.com/files/Charte_ESS_francais.pdf6 Ibidem: www.apres-ge.ch/node/33038
18
III. Revue de littérature
3.1 Réflexions autour de la création monétaire
Dans cette partie, nous allons tenter de mettre en perspective des théories et concepts
intrinsèquement liés à la question de la création monétaire, et plus particulièrement en ce qui
concerne les systèmes de crédit mutuel. Nous nous intéresserons tout d'abord au concept de troc,
puis à la monnaie franche théorisée par Silvio Gesell ; après quoi le caractère gagé d'une monnaie,
ainsi que la théorie des communs seront abordés ; nous mettrons ensuite en lumière la question de la
confiance dans un système de crédit mutuel, et finalement l'ancrage territorial d'une monnaie
complémentaire.
3.1.1 Le troc a-t-il jamais existé ?
La compensation de crédit étant souvent assimilée à du troc, il nous semble pertinent de nous
intéresser à cette notion. La définition actuelle du troc est la suivante : « donner un bien en échange,
en payement d'un ou de plusieurs autres »7. Il nous est donc facile de comprendre d'où vient le lien
entre ces deux termes. Dans un système de crédit mutuel – de façon similaire à un système de troc –
les biens et les services s'échangent contre d'autres biens et services, et l'unité de compte ne sert que
d'instrument de mesure, tel un thermomètre pour lequel la température idéale se situerait à 0. Cette
monnaie-ci n'atteste que du niveau de dette ou de créance des acteurs envers l'ensemble du réseau.
Mais ce serait oublier une différence de taille ! En effet, le crédit mutuel n'est nullement
soumis à ce qu'on appelle la « double coïncidence des désirs ». Dans le troc classique, un acteur A
nécessitant un bien doit trouver un second acteur B qui non seulement offre ce bien souhaité, mais
accepte en plus de le céder en échange de ce qui est proposé par A. Or, grâce à l'unité de compte
utilisée par une chambre de compensation, les biens et services s'échangent entre eux, mais la
réciprocité n'est ni nominale, ni instantanée. Comme chaque crédit est contracté auprès de
l'ensemble des membres, les transactions ne s'équilibrent pas entre les deux acteurs en question,
mais au niveau de l'ensemble du système, au gré des interactions ; la réciprocité y est en quelque
sorte partagée et différée.
7 Larousse : www.larousse.fr/dictionnaires/francais/troquer/79975
19
Nous avons souvent en tête, lorsque le sujet du troc est
abordé, cette vision romantique de deux êtres humains à demi-
sauvage, échangeant des biens de première nécessité pour assurer
leur survie dans un monde encore primitif. Cette époque-là serait
l'avant-monnaie, période où la vie économique était régie par le
troc faute de mieux, c'est-à-dire d'un instrument d'échange. Jean-
Michel Servet (2001) nous apprend que cette vision du troc en
tant que système d'organisation économique serait un mythe mis
en place par les économistes au XVIIIe siècle. Jusqu'à cette
époque, et alors que les scolastiques et les mercantilistes ont écrit
beaucoup de textes économiques aux XVIe et XVIIe siècles, le
terme de troc est quasi-inexistant dans la littérature. Il est
d'ailleurs méprisé par les auteurs, et, selon les langues, ses racines le lient à d'autres mots comme
« rusé », « farceur », « mensonge » ou encore « combat » (Servet, 2001 : 20).
Ce concept a donc été remodelé et diffusé par les économistes du XVIIIe siècle, notamment
John Locke, Adam Smith et Ricardo, qui posèrent les bases de l'économie classique. Toujours selon
Servet (2001 : 26-32), ils s'appuyèrent principalement de deux façons sur ce mythe du troc.
Premièrement, cette vision du troc en tant qu'origine de l'activité économique apporte aux
économistes une justification de l'échange marchand moderne. En effet, il y a dans cette conception
deux caractéristiques propres à l'économie politique classique : la notion d'égalité et celle de
rationalité. L'échange par le troc met en relation deux individus égaux, du fait de son horizontalité.
Les auteurs y ont donc inséré un principe-clé de l'économie de marché, dans laquelle les
transactions s'effectuent sans aucune obligation ou lien entre des acteurs anonymes. Mais ils ont
aussi utilisé le troc pour asseoir la dimension rationnelle de l'échange marchand, qui a enfanté
l'homo economicus que nous connaissons tous. Les individus troquant entre eux sont poussés par un
intérêt rationnel, ils sont réciproquement intéressés par le bien proposé par l'autre. Cet acte
marchand, vertueux par sa rationalité, est à opposer à la folie et la passion qui sont synonymes
d'instabilité. De cette façon, « le commerce est [...] présenté comme un agent civilisateur et le
commerçant, dont chaque partenaire du troc est l'image, est le prototype de cet homme mû par
l'intérêt » (Ibidem : 27).
Deuxièmement, la fable du troc permet aux auteurs de remettre subtilement en cause la
nécessité absolue de la monnaie, et par conséquent le rôle politique de l'autorité royale qui en
possède le droit régalien. Cette attaque de l'autorité du Prince passe d'un côté par la fonction de
20
Illustration 1 : Le mythe dutroc illustré ; échange d'unpoisson contre des céréales(tiré d'internet).
paiement, dans le sens où il est possible aux individus d'échanger entre eux, indépendamment de la
monnaie. Nous pouvons y voir un fondement pour la justification du concept de « main invisible »
avancé par Adam Smith, considérant que le marché s'auto-régule, ne nécessitant l'intervention
d'aucune autorité. Le rôle de la monnaie est donc réduit à une simplification les échanges, elle n'en
est plus une condition sine qua non. De l'autre côté, c'est par la fonction de compte qu'est remise en
cause l'autorité monétaire du Prince : dans un système économique basé sur le troc, la valeur
relative des biens échangés n'est plus fixée par la monnaie, mais selon d'autres critères, comme la
quantité de travail nécessaire à leur élaboration, leur utilité ou encore leur rareté. La monnaie perd
donc une nouvelle fois de sa crédibilité en tant qu'outil intrinsèque à l'acte marchand.
Pour résumer, nous pouvons avancer que « le mythe du troc est [...] un élément fondateur de
l'économie politique comme discipline supposée autonome du savoir », mais il « devient un piège
pour les historiens et les anthropologues lorsqu'ils le mobilisent pour expliquer le développement ou
la nature des pratiques monétaires » (Servet, 2001 : 32).
Mais si le troc tel que nous l'avons décrit relève de la fiction, comment l'usage de la monnaie
est-il apparu ? Plusieurs auteurs – dont Servet et Théret – avancent la notion de paléomonnaie. La
monnaie aurait toujours existé dans les faits : dès lors que des échanges se produisent au sein d'une
société, des biens acquièrent un statut particulier, en raison de leur caractère indispensable et non-
substituable. Nous pouvons penser au sel qui a longtemps été essentiel à la conservation de la
nourriture, ou encore l'or pour son rôle crucial lors des rites. Dans son ouvrage « La monnaie du
lien », Servet (2012 : 200) nous en donne un exemple, en citant l'anthropologue Maurice Godelier.
Une communauté de Nouvelle-Guinée produit une sorte particulière de sel – le sel baryum – dont
seules certains membres ont le secret. Une fois ce sel distribué à l'ensemble de la communauté,
chacun est libre de l'échanger contre d'autres biens produits dans les villages voisins. Or, ce sel
baryum est échangeable contre toute sorte d'objets, du fait de sa rareté : il se comporte de facto
comme une monnaie. L'auteur nuance tout de même cette vision, car certains biens ne s'échangent
pas dans cette région ; c'est le cas de la terre ou de la patate douce.
A l'image de l'instrumentalisation de la fable du troc par les économistes classiques – qui
leur permit de remettre en cause l'autorité politique du Prince – le concept de compensation de
crédit est porteur d'une vision alternative à la privatisation de la création monétaire. Même s'il n'a
pas pour prétention de renverser le système monétaire actuel, il ouvre une voie ; et est peut-être en
train d'impulser le fonctionnement économique de demain.
21
3.1.2 Silvio Gesell et sa monnaie franche
Nous allons ici nous attarder sur la théorie monétaire d'un économiste autodidacte et auteur original,
qui a séjourné successivement en Allemagne, Argentine, Espagne et Suisse. Commerçant de
profession, Silvio Gesell a en effet théorisé dans son œuvre majeure Die Natürliche
Wirtschaftsordnung, écrite en 1916, sa vision d'une économie libre ou la Freiwirtschaft en allemand.
Il y expose notamment son concept de monnaie franche, qui nous intéresse tout particulièrement.
L'auteur part du postulat que la fonction première de la monnaie est de faciliter l'échange des
marchandises, et qu'elle doit s'y limiter. Il propose alors trois critères afin de pouvoir évaluer
l'efficience d'une monnaie en tant qu'outil d'échange ; une monnaie de qualité doit permettre des
échanges sûrs, les accélérer et les rendre peu coûteux.
La sûreté des échanges se manifeste par l'absence de baisse des ventes, de crises et de
chômage en fonction de la conjoncture économique. L'accélération des échanges se traduit par des
consommateurs bénéficiant d'une abondance de biens et de services et des commerçants qui ont par
conséquent peu besoin de stocker leurs marchandises, l'écoulement étant assuré. Enfin, les échanges
sont bon marché si la différence entre le prix perçu par les producteurs et celui payé par les
consommateurs est le plus petit possible, soit si le nombre d'intermédiaires est réduit au minimum
(Gesell, 1948 : 207-209).
Gesell met en exergue le fait que la monnaie traditionnelle – en l'occurrence le système de
l'étalon-or – se trouve être un médiocre outil des échanges à la lumière de ces trois critères. En effet,
en cas de crise, la monnaie fait défaut, alors qu'elle abonde lors des périodes de croissance
économique, créant ainsi un déséquilibre cyclique de l'économie. Lors des crises économiques, c'est
bien la raréfaction de l'argent qui pose problème, empêchant les échanges de se faire alors que
commerçants et consommateurs sont opérationnels, prêts à faire fonctionner l'économie réelle.
Plus en profondeur, ce manque de résilience du système monétaire proviendrait
essentiellement de la nature même de la monnaie. De par sa matière – l'or – le caractère précieux,
durable, et désirable de la monnaie s'est ancré dans les mentalités et les pratiques (Ibidem : 210). Et
même si la monnaie n'est aujourd'hui plus indexée sur l'or, cette symbolique lui est toujours
fortement attachée. Ainsi, l'argent s'est imposé comme un objet désirable, que l'on préfère
généralement recevoir que dépenser.
De façon plus pratique, la relation entre la monnaie et les marchandises est intrinsèquement
inégale. A quelques exceptions près – c'est le cas des bons vins – les marchandises se déprécient
22
avec le temps. Les denrées deviennent périssables, les outils et machines rouillent ou souffrent du
manque de fonctionnement, presque toutes se dégradent irrémédiablement. A contrario, la
possession de monnaie ne nécessite aucun coût, contrairement aux marchandises pour lesquelles
une infrastructure doit être mise en place afin d'assurer leur stockage et les meilleures conditions de
conservation possibles. Le vendeur se trouve donc dans l'obligation de se séparer de son bien aussi
vite que possible pour limiter les coûts de stockage et éviter de se retrouver avec une marchandise
périmée ou endommagée, qui ne lui serait plus d'aucune valeur. De l'autre côté de l'échange
marchand, le détenteur de capital a moins de souci à se faire, car la monnaie qu'il a en sa possession
est soumise à d'autres règles. Une pièce de monnaie ou un billet de banque est en effet conçu pour
durer dans le temps, ce qui leur permet d'assurer une fonction de réserve. Et dans le cas où cette
monnaie se trouverait vieillie ou endommagée, son propriétaire n'aurait qu'à se rendre dans une
banque pour l'échanger contre son équivalent flambant neuf.
Nous pourrions ici émettre une réserve, en rappelant que la monnaie est soumise aux risques
dépréciatifs de l'inflation naturelle dans le système économique. Cela peut en effet être le cas dans
notre système monétaire conventionnel, les banques privées émettant chaque année de la masse
monétaire sous forme d'argent-dette au travers des emprunts et des intérêts qui s'en suivent. Mais
une telle inflation est généralement perceptible sur le long terme, qui n'a rien à voir avec le court
terme régissant la valeur des marchandises ; en outre, si l'on s'en réfère à la théorie quantitative de la
monnaie, une forte inflation découle d'une mauvaise adéquation entre la masse monétaire en
circulation et l'activité économique, soit les échanges. Nous verrons d'ailleurs un peu plus loin que
l'inflation n'a plus de raison d'être avec la proposition de Gesell.
La force de l'argent est donc née de cette asymétrie entre la demande soumise à la volonté du
possesseur de monnaie et l'offre de biens et de services, qui se trouve désarmée. En suivant cette
logique, nous avons oublié que c'est dans l'échange que la richesse se crée. L'argent a pour but de
permettre et simplifier la circulation des marchandises, et pourtant il est préféré à ces dernières
(Gesell, 1948 : 210). Ainsi la fonction monétaire de réserve de valeur prend le dessus sur celle de
moyen d'échange, empêchant une circulation monétaire harmonieuse.
Silvio Gesell estime que nous serions tous plus riches – c'est-à-dire que nous aurions accès à
plus de biens et de services – si la monnaie circulait mieux et plus rapidement. Nous serions donc
tous gagnant si nous réinjections au maximum l'argent dans l'économie, au lieu de le thésauriser.
Pour ce faire, l'auteur a élaboré un concept simple d'apparence, mais novateur et ambitieux ; la
monnaie franche.
23
« Lorsque la monnaie aura des propriétés physiques correspondant aux désagréments et aux
pertes que nous causent les marchandises, alors seulement, elle constituera l'instrument sûr, rapide
et bon marché des échanges, puisque nul ne la préfèrera plus aux marchandises, en aucun cas et à
aucun moment » (Ibidem : 211). Cette phrase sonne le glas de la domination de la monnaie sur la
marchandise, affranchissant la demande de la volonté des détenteurs d'argent.
La monnaie franche – émise en billets de 1, 10,
50, 100, 500, 1'000 unités monétaires – se déprécie,
elle perd de la valeur avec le temps. Concrètement,
la somme représentée par chaque billet diminue
périodiquement, et il faut pour ainsi dire les tenir à
jour afin qu'ils restent utilisables. A cette fin, des
« timbres-monnaie d'appoint » sont disponibles et il
suffit de les coller chaque mois sur les billets pour
pouvoir continuer à s'en servir. Une fois remplies
toutes les cases dévolues à cet effet, le billet doit
être ramené pour le remplacer par un autre encore
vierge, et le mécanisme se perpétue de la sorte.
Gesell préconise que cette fonte mensuelle soit de 0.5 % de la valeur initiale du billet, soit 6 % par
année (Ibidem : 212-213). Cela correspond à une perte de 0.005.- par mois pour un billet d'1.-, et de
0.5.- pour un billet de 100.-.
Vous vous dites peut-être à ce stade que toute monnaie inflationniste est soumise à cette
logique, l'inflation naturelle faisant perdre de leur valeur aux billets au fur et à mesure que de la
monnaie supplémentaire est émise. Mais nous vous répondrions qu'il y a des différences majeures
entre l'inflation naturelle et la fonte gésellienne. La monnaie franche est en effet dépréciée au
travers d'un mécanisme stable et pré-établi ; le montant est fixe et les dates de péremption,
régulières. Alors que l'inflation, quant à elle, dépend des aléas de la conjoncture économique. Nous
pouvons ainsi noter que le taux d'inflation annuel pour la France était de 2.8 % en 2008 et de 0.1 %
l'année suivante8.
Découlant de cette dépréciation orchestrée, le détenteur de monnaie est incité à s'en
débarrasser rapidement, afin d'avoir à payer le moins possible de timbres d'appoint à la fin du mois.
Ainsi non seulement la thésaurisation – c'est à dire le fait d'accumuler de l'argent pour en tirer profit
8 Insee : www.insee.fr/fr/themes/series-longues.asp?indicateur=inflation
24
ou par absence de meilleur emploi – disparaît car elle serait réalisée à perte, mais la vitesse de
circulation de la monnaie augmente, entraînant avec elle l'échange de richesses dans la société. En
effet, nous sommes incités à nous débarrasser de ce numéraire qui va perdre de sa valeur s'il est
conservé ; il va donc circuler de main en main beaucoup plus rapidement que ne le pourrait une
monnaie conventionnelle (Gesell, 1948 : 214 , 216). Il est tout de même important de noter que
notre système monétaire actuel – qui n'est plus indexé sur l'or depuis 1971 – ne laisse de toute façon
plus beaucoup de place à la thésaurisation. En effet, nous sommes tous gagnants à laisser la gestion
de notre épargne à une banque, qui va nous verser un petit intérêt en échange, et pourra ainsi prêter
cet argent à d'autres personnes nécessitant un financement.
Avec la monnaie franche, l'intérêt n'a plus lieu d'être. En effet, les banques sont soumises à
la pression de devoir prêter l'argent qu'elles ont en dépôt afin de ne pas avoir à en compenser
l'oxydation, faisant baisser les intérêts jusqu'à les faire coïncider avec les coûts de fonctionnement
de l'organisme financier. De la disparition de l'intérêt découle alors une baisse généralisée des prix
des biens et services – le coût du remboursement des intérêts est compris dans les coûts de
production et est donc finalement porté par les consommateurs – ainsi qu'une incitation à l'emprunt
et donc au lancement de nouveaux projets et entreprises.
Concernant la mise en place de cette monnaie novatrice, l'auteur l'imaginait globale, à
l'échelle de la nation. Gesell souhaitait ainsi voir la monnaie conventionnelle complètement
remplacée par cette monnaie franche. Le privilège d'émission serait retiré à la Banque centrale, pour
être transféré aux mains d'un certain Institut National d'Emission. Cette institution n'exercerait
aucune activité bancaire, et ne serait là que pour émettre ou prélever de la masse monétaire quand le
besoin s'en fait sentir sur le baromètre du niveau général des prix. Cette recherche de fermeté du
niveau moyen des prix lui serait plus facilement atteignable qu'elle ne l'est actuellement, car s'il est
simple d'injecter de la monnaie en supplément lorsqu'il en manque – par exemple en baissant les
impôts – il est plus compliqué d'en prélever en cas d'inflation. Or, avec la monnaie franche, 6 % de
la masse monétaire globale disparaît chaque année à travers la fonte. Le niveau de la demande est
donc contrôlé par l'Institut National d'Emission, les détenteurs de la monnaie devenant de simples
intermédiaires de cet outil d'échange, incités à le faire circuler rapidement (Ibid. : 216-217, 222).
Le concept de monnaie franche aurait pu rester cloisonné entre les couvertures des œuvres
de Gesell, mais l'histoire en a voulu autrement et nous offre des exemples de mise en pratique de sa
théorie. Il faut néanmoins noter que ces expériences sont ancrées dans une dimension locale et n'ont
donc jamais atteint un niveau d'application national, comme le souhaitait l'économiste. Ensuite, son
25
concept de monnaie franche a été repris en ne gardant que le côté fondant de la monnaie, laissant
tomber les autres caractéristiques de sa théorie (Blanc, 2006 : 2).
Le premier cas pratique d'une monnaie fondante date de 1932 et a été mis en place dans la
ville de Wörgl en Autriche. Subissant de plein fouet les conséquences dramatiques de la crise
économique, plus des trois quarts de la population active de Wörgl était au chômage, et la Ville elle-
même était en faillite. Le maire convainquit alors les citoyens, des commerçants et l'administration,
qu'ils avaient tous à gagner à mettre en pratique la théorie de Gesell. Quelques 32'000 certificats de
travail ou shillings libres furent ainsi émis, sécurisés en banque par leur équivalent en shillings
autrichiens. Cette monnaie se mit alors à circuler dans la ville pour acheter des biens et des services,
construire des infrastructures ou encore payer les impôts ; et la société se remit à fonctionner. Et le
principe de l'oxydation était alors à l'œuvre dans l'économie locale, car les certificats de travail
perdaient irrémédiablement 1 % de leur valeur nominale tous les mois, et les utilisateurs se
trouvaient dans obligation de coller un timbre pour continuer à utiliser leurs billets (Kennedy, 1996 :
44-45). Concernant la vitesse de circulation monétaire, les shillings libres changèrent de main 463
fois en l'espace d'un an – créant de la valeur réelle, soit des biens et services, pour l'équivalent de
14'816'000 shillings – soit considérablement plus que des shillings ordinaires qui s'échangeaient à
cette même époque 21 fois par année. Dans ce laps de temps, la ville réduisit son chômage de 25 %,
alors qu'il faisait rage dans le reste de l'Europe (Schwartz, 1952). Mais le projet tourna court lorsque
170 communes autrichiennes envisagèrent d'adopter ce système et que la Banque Nationale eut peur
pour son monopole de création monétaire. L'émission de la monnaie locale fut interdite, sur ordre
du gouvernement fédéral, et le combat judiciaire amené en vain à la Cour Suprême autrichienne
(Kennedy, Op cit.).
Le débat sur la monnaie fondante est parvenu jusqu'aux Etats-Unis dans les années 1930, et
Irving Fischer essaya de faire mettre en place un système de monnaie accélérée temporaire à
l'échelle nationale, afin de lutter contre la déflation conjoncturelle. L'oxydation aurait été de 2 % par
semaine, afin d'accélérer fortement la vitesse de circulation et de faire monter le niveau des prix. Un
projet de loi visant à permettre au gouvernement américain d'émettre de la monnaie fondante pour
une période donnée a été porté devant le Congrès américain, mais il fut refusé. Il est intéressant de
noter que des monnaies locales ont tout de même été mises en place aux Etats-Unis pendant les
années 1930, mais qu'elles se sont soldées par un échec. En effet, le timbre devant être payé lors de
l'échange et non à intervalles fixes, le résultat s'est trouvé être l'inverse de l'effet escompté, les gens
étant encouragés à garder leur argent et à s'essayer au troc pour éviter de payer la taxe. Les années
1930 sont en tout cas marquées par la mise en place de nombreuses monnaies complémentaires à
caractère fondant dans le monde entier, notamment à Nice en France où le Valor fut mis en place, en
26
Alberta au Canada, ou encore en Grande-Bretagne. Les Banques centrales ont à chaque fois déclaré
le système comme étant illégal, et l'expérience prit fin brutalement (Blanc, 2006 : 8-9).
Plus récemment, des monnaies citoyennes comme le Chiemgauer en Bavière ou le Sol-
Violette à Toulouse ont été mises en place avec pour caractéristique la fonte gésellienne notamment.
Alors qu'un euro circule en moyenne 2.5 fois en une année – c'est-à-dire passe de main en étant
échangé contre de la richesse – le Chiemgauer circule entre 6 et 12 fois, et le Sol-Violette 4 et 6 fois
(Bosqué, 2014 : 213).
Plusieurs critiques s'élèvent face à la monnaie franche, particulièrement à l'encontre de son
caractère fondant qui a surtout été mis en avant jusqu'à présent.
La première dénonce l'impossibilité de pouvoir épargner dans un tel système, alors même
que toute personne nécessite de mettre de l'argent de côté en cas de coup dur ou de projet à financer.
Même si cette critique peut sembler légitime, elle est facilement transcendée. En effet, si le système
est partiel comme c'est le cas des monnaies citoyennes actuelles, il est facile d'épargner avec la
monnaie conventionnelle qui n'est pas sujette à la fonte (Ibidem : 214). Et si le système est global
comme l'imaginait Gesell, des solutions sont imaginables pour permettre l'épargne. Nous pourrions
imaginer que les excédents de monnaies puissent être placés sur un compte d'épargne que la banque
se chargerait de prêter à des personnes nécessitant un emprunt, comme c'est le cas aujourd'hui. Ce
serait donc au débiteur de ne pas emprunter trop d'argent à la fois, afin de ne pas subir de pertes
découlant de la fonte.
Une deuxième critique, qui nous semble plus pertinente, s'interroge sur l'éthique du caractère
fondant d'une monnaie. Si nous sommes forcés à toujours devoir nous débarrasser de notre argent,
accélérant ainsi la vélocité de la masse monétaire, ne cautionnons-nous pas une sur-consommation –
aussi locale et éthique qu'elle puisse être – alors même que ces monnaies ont été imaginées dans une
réflexion critique à l'encontre de notre logique de croissance économique. La question reste ouverte,
mais nous allons essayer d'apporter quelques éléments de réponse. La fonte ne pousse pas
nécessairement à la consommation, du moment qu'il est possible d'épargner quelque part l'argent
qui n'est pas nécessaire à notre consommation régulière. Frédéric Bosqué, anciennement délégué
général du mouvement Sol et coordinateur du Sol-Violette, estime quant à lui que le mécanisme
permet de passer efficacement « d'un PIB noir à un PIB vert ». En effet, la monnaie citoyenne
permet de dynamiser une économie locale et durable au dépend de l'économie traditionnelle. Ainsi,
les membres ne sont pas encouragés à consommer d'avantage, mais à déplacer leur consommation
27
vers des biens et services respectueux de l'humain et de l'environnement (Ibidem : 214). Mais
encore faut-il que le réseau soit doté d'une charte éthique, et nous verrons que ce n'est pas toujours
le cas.
Ensuite, nous pouvons relever une facette relativement injuste de la monnaie franche, et
nous allons pour cela prendre un exemple volontairement caricatural. Même si un acteur a joué le
jeu de la circulation monétaire en réinjectant régulièrement les billets qu'il a reçu, il pourrait se
retrouver le dernier jour de la période de validité avec un arrivage massif de ces mêmes billets
provenant d'autres acteurs qui eux ont conservé leur argent sans le faire circuler. Cet acteur ne
pourra sans doute pas se débarrasser de ces billets le jour même, et sera alors contraint à payer la
fonte pour les autres qui se sont défaussés de leur monnaie au dernier moment.
Finalement, nous pouvons imaginer que la logistique et l'organisation nécessaires au
fonctionnement du système ne soient pas des plus simples. Il faut en effet apposer un timbre sur
chacun des billets en notre possession au début du mois. Il est en outre nécessaire pour cela de s'être
préalablement rendu à l'organe émetteur ou dans un relais pour se procurer ces dits timbres.
Mais cette contrainte n'est présente que pour une monnaie papier, et peut aisément être
dépassée dans le cas d'une monnaie numérique. En effet, si les comptes des utilisateurs sont gérés
au travers d'un logiciel informatique et que les unités de compte sont donc virtuelles, l'oxydation
monétaire est rendue simple par la programmation. Nous pourrions alors imaginer différents
mécanismes. Le premier consisterait simplement à taxer du montant et à la date souhaités les
comptes ou chaque unité monétaire en circulation. Frédéric Bosqué parle de fonte fixe, celle-là
même qui s'applique sur le papier-monnaie (Ibidem : 181). Un autre type d'oxydation – que nous
pourrions nommer fonte relative – consisterait à taxer seulement la monnaie qui ne circule pas, et
serait sans doute plus juste au regard de la troisième critique énoncée ci-dessus. Chaque unité
possèderait alors une identité propre, et elle perdrait à chaque transaction un pourcentage de sa
valeur, sous forme de taxe et en fonction de la durée de son immobilisation sur le compte de
l'acteur. La technologie Bitcoin attribue par exemple cette unicité monétaire à toutes ses unités de
compte, c'est-à-dire que chaque bitcoin créé est un jeton numérique possédant un numéro de série
qui lui est propre. Une autre méthode pour assurer cette fonte relative est envisagée pour la partie
virtuelle de la monnaie citoyenne de Toulouse. Il s'agit de faire un simple rapport entre la somme du
compte d'un acteur à la fin d'une période donnée et le montant total des transactions qu'il a
effectuées dans ce même laps de temps. Le stock monétaire de l'acteur est alors globalement taxé
s'il n'a pas fait circuler au minimum trois fois ses unités de compte, soit si l'ensemble de ses
transactions n'est pas au moins trois fois supérieur au solde de son compte (Ibidem).
28
Nous voici maintenant plus familier avec ce concept de monnaie franche, et tout
particulièrement avec la fonte gésellienne qui est une caractéristique possible d'une monnaie
citoyenne, notamment dans le cadre d'un système de crédit mutuel. L'oxydation monétaire est un
outil intéressant qui renverse notre conception de l'argent en le ramenant à n'être qu'un simple
facilitateur des échanges. La thésaurisation est rendue inintéressante et la circulation monétaire est
accélérée par la mise en place d'un mécanisme de fonte, rendant le système économique plus stable
et fluide. Depuis les années 1930, de nombreuses expérimentations ont vu le jour dans le monde
entier, mais elles ont été juridiquement balayées suites aux craintes des banques centrales face à
l'engouement qu'elles ont suscité. Depuis une dizaine d'années, plusieurs monnaies citoyennes
intégrant cette fonte monétaire, telles que le Sol-Violette ou le Chiemgauer, ont vu le jour et sont
tolérées voire encouragées par les autorités. Il est aussi intéressant de noter que l'apport
technologique actuel – notamment des logiciels de gestion de monnaie virtuelle – permet de
simplifier et d'affiner la mise en œuvre pratique de ce concept.
3.1.3 Du caractère gagé de la monnaie
Cette section implique que nous nous penchions sur les relations que peuvent entretenir les moyens
d'échange complémentaires avec les monnaies officielles, en particulier au niveau du gage
monétaire. Avancer qu'une monnaie est gagée revient à dire que sa valeur est garantie par son
institut d'émission – cette garantie reposant sur une base matérielle ou immatérielle.
Commençons par nous intéresser au gage monétaire à l'échelle internationale. A l'époque de
l'étalon-or, les monnaies étaient alors gagées en or, ce qui signifie que chaque unité monétaire avait
une valeur en poids d'or et que les banques étaient tenues de posséder dans leurs coffres ce métal
précieux en quantité équivalente à la monnaie qu'elles émettaient. Depuis la chute du système des
taux de change fixes en 1973, les monnaies nationales ne sont plus gagées sur aucune richesse
réelle. C'est ce qu'on appelle le régime de taux de change flottants, au sein duquel les valeurs des
différentes monnaies ne sont plus fixées par rapport à un référent commun mais les unes en fonction
des autres. Le système monétaire international ne permet donc plus le gage physique des monnaies,
la garantie de ces dernières reposant uniquement sur la confiance, appuyée par les lois et surtout les
fluctuations du marché qui garantissent leurs valeurs purement abstraites en tant qu'instruments des
échanges.
29
Au niveau macroéconomique, le gage monétaire est d'un autre ordre. Il tend à encadrer la
dissociation entre monnaie fiduciaire et scripturale. La monnaie fiduciaire correspond à la monnaie
émise par les Banques centrales, sous forme de pièces et de billets de banque. Comme nous venons
de l'avancer, sa valeur repose uniquement sur la confiance des utilisateurs, et non sur son coût réel
de production ou sur une quelconque richesse réelle. En outre, cette monnaie fiduciaire représente
seulement 10 à 15 % de la masse monétaire officielle en circulation.
Les 85 à 90 % restant correspondent à ce qu'on appelle la monnaie scripturale. Celle-ci est
immatérielle, dans le sens où elle ne s'exprime que sous forme d'écritures bancaires, et elle circule
dans la société grâce aux moyens de paiement dématérialisés, tels que les virements bancaires, les
prélèvements, les cartes de paiement ou les chèques. Elle est en fait émise par les banques privées
dès lors que des personnes physiques ou morales y contractent un prêt. Mais ces banques, pour
pouvoir émettre de la monnaie scripturale, sont tenues de la gager par de la monnaie fiduciaire
achetée auprès des Banques centrales, à hauteur de 10 % environ, selon les pays et les législations.
L'abandon du monopole de création monétaire par les banques centrales s'est répandu
progressivement dans le monde entier au cours du XXe siècle, et a été simultanément remis en
question. C'est notamment le cas de la proposition faite en 1933, en plein cœur de la Grande
dépression, et connue sous le nom du Chicago plan. Soutenu par Irving Fisher notamment, il avance
les avantages d'une monnaie gagée à 100 % par la Banque centrale. En 2012, deux économistes du
Fonds monétaire international – Jaromir Benes et Michael Kumhof – ont réactualisé cette
proposition en affirmant qu'elle pourrait prévenir le système de nouvelles crises économiques. Si la
monnaie en circulation est gagée à 100 % auprès d'une institution qui serait chargée d'encadrer les
organismes bancaires et financiers, la création monétaire par les banques privées serait de fait
interdite (Servet, 2013). En effet, un tel système permettrait d'encadrer de façon plus réfléchie et
rationnelle l'émission monétaire, et ainsi éviter les flambées et récessions qui découlent des
fluctuations du marché des changes. La crise des subprimes survenue en 2008 a notamment pris une
telle ampleur en raison du défaut de payement de nombreux organismes bancaires, qui détenaient
trop peu de monnaie fiduciaire compte tenu de la quantité de monnaie scripturale émise.
Ce sont d'ailleurs les mêmes arguments qui sont avancés par les initiateurs de l'actuelle
initiative populaire suisse VollGeld. De l'autre côté, les détracteurs d'une monnaie pleinement gagée,
et récemment Bernard Lietaer, avancent que le risque d'inflation – voire d'hyper-inflation – se
verrait augmenté par un monopole lié au pouvoir étatique (Servet et al., 2014 : 36).
30
Finalement, à un troisième échelon, c'est le gage des monnaies complémentaires en monnaie
officielle qu'il nous faut aborder. Les monnaies complémentaires locales présentent un caractère
hybride, car elles ne bénéficient pas d'un cours légal – personne n'est tenu légalement parlant de les
accepter – tout en présentant un mode de circulation qui les rapproche des monnaies officielles :
contrairement aux bons-cadeaux par exemple, elles font preuve d'une durabilité et d'un caractère
réutilisable (Pillard, 2015).
Il nous faut pour cela différencier les deux modes de création monétaire qui se retrouvent
dans les différentes monnaies complémentaires : le Crédit mutuel et le Nantissement.
Le premier type de création monétaire, qui est au cœur de notre mémoire, consiste en une
émission partagée par tous les membres du réseau simultanément à l'échange de richesse (cf. 2.1). A
quelques exceptions près9, les unités de compte utilisées dans les systèmes de crédit mutuel sont
considérées à parité de la monnaie officielle. Cette équivalence a tout simplement une visée
pratique, afin de simplifier la fixation des prix, la tenue de la comptabilité et le prélèvement des
taxes sur les transactions effectuées.
En revanche, la convertibilité des unités de comptes en monnaie conventionnelle s'avère
incompatible. Massimo Amato (2014) soutient à cet égard l'importance d'avoir une monnaie qui ne
soit pas adossée à une devise officielle pour éviter d'interférer dans l'auto-régulation des balances.
En effet, la somme des dettes et des créances d'un tel système devrait toujours être égale à zéro, et
l'ouverture du réseau à travers cette convertibilité viendrait rompre l'équilibre. N'entretenant aucun
lien avec la monnaie officielle, la plupart des systèmes de crédit mutuel ne sont – légalement parlant
– pas considérés comme responsables d'une véritable création monétaire ou d'opérations de crédit,
et ne doivent donc pas nécessairement être agréés en tant qu'établissements de crédit.
Ces unités de compte interne ne sont donc pas gagées, et circulent grâce à un mécanisme qui
pourrait à première vue sembler similaire à celui qui régit le système monétaire international : il
repose sur la confiance des utilisateurs, qui acceptent cette monnaie en sachant qu'ils pourront à leur
tour l'utiliser. Mais quelque chose les différencie pourtant fondamentalement. Les monnaies
officielles sont une abstraction dont la valeur dépend des fluctuations du marché, alors que les
unités de compte d'un système de crédit mutuel représentent la valeur des biens ou services dont
l'échange a entraîné leur création: ils sont une unité de mesure.
9 Les Banques du temps sont complètement déconnectées de la monnaie nationale, étant donnée qu'elle se basent surune échelle-heure.
31
Quant au nantissement, son fonctionnement est plus encadré, étant donné qu'il lie monnaies
officielle et complémentaire. En fait, il consiste en une créance en monnaie officielle, qui se traduit
par l'émission de titres attestant de la valeur de ce dépôt. Ces titres ne sont autres que les unités de
monnaie complémentaire. Il y a donc toujours autant d'unités de la première en dépôt que d'unités
de la seconde en circulation, afin de garantir la valeur et la convertibilité de la monnaie
complémentaire. Les unités de compte issues du nantissement sont donc gagées en monnaie
officielle auprès d'un partenaire bancaire. Ce dépôt est appelé fonds de garantie, et renvoie au rôle
de l'or sous le système monétaire international de l'étalon-or, ou à celui de la monnaie fiduciaire
dans les systèmes bancaires conventionnels : il gage l'instrument d'échange.
Jérôme Blanc (2015) rappelle à ce propos que l'intérêt de la convertibilité de certaines
monnaies complémentaires est le potentiel dédoublement de leur circulation. En effet, les titres émis
sous forme de monnaie complémentaire sont utilisés comme moyen de paiement, et en même temps
la monnaie officielle nantie peut être prêtée par le partenaire bancaire, par exemple à des membres
de ce réseau. En pratique néanmoins, ces fonds sont relativement peu mobilisés car les organismes
d'émission des titres de monnaie complémentaire préfèrent les conserver en cas de demande de
remboursement massif et en raison des exigences des autorités bancaires (Pillard, 2015). Mais si
une part de ce fonds de garantie doit être immobilisée, le reste devrait logiquement pouvoir être
réinvesti comme c'est le cas dans l'économie conventionnelle avec l'exigence d'une proportionnalité
entre monnaie fiduciaire et monnaie scripturale.
Un tel mécanisme flirtant avec le monopole bancaire, des démarches légales particulières
sont nécessaires, afin que l'organisme émetteur de la monnaie complémentaire et responsable du
fonds de garantie soit agréé par les autorités bancaires nationales. En France par exemple, le
partenaire bancaire d'une monnaie locale doit être reconnu en tant qu'établissement de crédit par
l'Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR). En pratique, l'ACPR semble se baser sur deux critères
pour évaluer si l'organisme émetteur de monnaie complémentaire effectue ou non des « services
bancaires de paiement » : ce dernier n'est pas contraint de solliciter un agrément en tant
qu’établissement de crédit pour autant que la monnaie ne soit pas remboursable et ne donne pas lieu
à des rendus de monnaie en devise officielle (Pillard, 2015).
Les Monnaies Complémentaires locales lancées depuis le début des années 2000 – à l'image
du Sol-Violette ou du Chiemgauer – sont pour la grande majorité gagées par le mécanisme du
nantissement. Elles se sont donc la plupart du temps associées à un partenaire bancaire reconnu en
tant qu'établissement de crédit. Les unités de compte sont toujours à parité avec la monnaie
officielle, mais la question de la convertibilité soulève des différences. Certaines autorisent la
32
convertibilité à double sens, c'est le cas du BerkShares lancée en 2006 au Massachusetts, ainsi que
du Sol-Violette. D'autres exemples comme l'Eusko ou le Chiemgauer autorisent la conversion retour
– de l'unité de compte vers l'euro – pour les entreprises et non pour les individus, les premiers étant
plus susceptibles d'être sujets à un excédent de monnaie complémentaire. Des taux de change
incitatifs sont également parfois appliqués – les utilisateurs reçoivent par exemple 110 unités pour
100 euros nantis – afin d'encourager de nouveaux membres à rejoindre le réseau. Mais ces unités
supplémentaires doivent être gagées, elles aussi, grâce à un change « désincitatif » appliqué lors de
la conversion retour, ou par l'apport de fonds extérieurs – des subventions par exemple.
3.1.4 La monnaie, un bien commun ?
C'est à la théorie des Communs – the commons en anglais – et à son apport quant à la création
monétaire que nous allons maintenant nous intéresser. Commençons donc par définir cette notion,
avec l'éclairage de David Bollier, écrivain américain, selon qui « le sens fondamental des communs
est précisément celui-là : agir et coopérer avec ses pairs, de manière auto-organisée, pour satisfaire
ses besoins essentiels » (Bastamag, 2014). Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie, s'est longuement
penchée sur cette notion de biens communs et parle d'une « forme spécifique de propriété et de
gouvernance qui place les décisions collectives des communautés au centre du jeu socio-
économique » (Le Crosnier, 2009). La notion de Communs est caractérisée par une forme de
gouvernance particulière, dite bottom-up : la communauté s'organise pour maintenir les biens
communs, assurer leur renouvellement, et le cas échéant les créer ; mais ils sont aussi
institutionnalisés, par le fait qu'un ensemble de règles formelles et informelles est mis en place pour
permettre leur gestion (Meyer, 2012 : 12). Ce sont des ressources qu'il faut encadrer afin qu'elles
restent disponibles pour tous ; suffisamment et en quantité aussi bonne dirait John Locke.
Les notions de « biens collectifs » et « biens communs » sont proches, mais explorons donc
l'intérêt de leurs nuances. La science économique définit un bien collectif comme un bien non-rival
et non-excluable, c'est-à-dire que son utilisation par une personne n'empêche en rien une autre
personne d'en profiter elle aussi, et qu'il est impossible d'en restreindre l'usage pour quiconque de
quelque manière que ce soit. La lumière d'un réverbère ou l'énergie du soleil en sont des exemples
parlant.
33
En ce qui concerne les biens
communs, la situation est différente car
s'ils respectent la contrainte de non-
excluabilité, ce n'est pas le cas de la non-
rivalité. Ainsi, il s'agit de biens rivaux dans
le sens où l’utilisation du bien par un
membre empêche une u t i l i s a t i on
simultanée par un autre membre. A
l'époque des pâturage communs par
exemple, l'herbe mangée par les vaches d'un berger ne pouvait pas nourrir simultanément celles d'un
autre berger. Il en va de même aujourd'hui avec la pêche au thon.
Ces deux types de biens sont opposés aux biens privatifs – des biens rivaux et excluables
comme le sont la plupart des biens marchands – ainsi qu'aux biens de club qui sont non-rivaux,
mais excluables, généralement à travers le prix.
Il est finalement essentiel de ne pas confondre cette distinction basée sur le caractère de
rivalité et d'excluabilité d'un bien avec celle qui différencie les biens publics des biens privés. Cette
distinction se situe à un autre niveau, et renvoie à la nature du producteur. Des biens collectifs
peuvent donc tout à fait être produits par des privés – c'est le cas des radios libres associatives – et
de nombreux autres exemples se trouvent dans le secteur de l'économie sociale et solidaire. A
l'inverse, toutes sortes de biens, qu'ils soient privatifs, de club, communs ou collectifs, sont gérés
par les pouvoirs publics. Ce sont donc aussi des biens publics (Beitone, 2014).
Historiquement, les Communs sont au cœur des débats politiques, et les tensions de notre
société capitaliste y sont intimement liées. C'est dans l'Angleterre monarchique du XIIIe siècle
qu'est née la grande révolte populaire qui aboutit aux fondements de notre conception actuelle du
droit. Les nobles ayant décidé de s'approprier les forêts et les terres communales, les petites gens se
virent privés de l'accès à ces espaces jusqu'alors ouverts à tous et dont ils tiraient une partie de leurs
ressources. Les émeutes trouvèrent leur apaisement dans deux traités – la Grande Charte et la
Charte des Forêts – qui définirent respectivement les droits politiques et sociaux avec la
subordination de l'autorité royale au régime collectif de respect du droit, et les droits économiques
et sociaux qui définirent les droits des usagers des forêts. Et ces forêts ne sont en fait rien d'autre
que les Communs de l'époque (Le Crosnier, 2009). Cette question des Communs a depuis lors
toujours été au centre des revendications populaires, et il est possible de relire l'histoire de la
34
Tableau 1 : Présentation traditionnelle de laclassification des biens (Beitone, 2014, adaptationpropre).
colonisation, de l'esclavage ou de la prolétarisation comme celle de la tension entre la volonté du
capital de « réduire les communs et d’imposer le règne de la marchandise, à la fois pour dégager de
nouveaux espaces au profit, mais aussi pour limiter les capacités d’auto-organisation des
populations » ; et celle du peuple qui justement s'organise afin de pouvoir conserver un accès aux
biens communs (Ibidem).
L'évolution du concept a été très fortement marquée par l'article « La tragédie des
Communs » écrit en 1968 par Garrett Hardin. Le socio-biologiste y arrive à la conclusion que « le
libre usage des communs conduit à la ruine de tous », à travers un modèle abstrait considérant des
pâturages mis en commun par des bergers. Ces derniers en faisant un usage abusif, étant donné
qu'ils veulent faire paître un maximum de bétail, ils vont finir par détruire cette ressource. Hardin
arrive ainsi à la conclusion que les biens privés devraient être privatisés ou nationalisés, quitte à
créer des inégalités, afin d'éviter de les voir disparaître (Le Crosnier, 2012). Même si ce livre est
resté durant de nombreuses années une référence, Elinor Ostrom et Charlotte Hess ont par la suite
contré son argumentation en avançant que les Communs ne sont pas de simples ressources
disponibles qui seraient pillées par excès d'égocentrisme mais bien des lieux de négociation où le
sens collectif de la communauté prime sur l'intérêt immédiat, faisant notamment remarquer que des
exemples de systèmes d'irrigation ou de pêcheries continuent à être gérés collectivement depuis
plusieurs siècles (Hess et al., 2011).
C'est dans les années 1990 que ressurgit la notion de Commun, avec l'essor d'internet et
autour du partage massif et global d'informations et de connaissances qu'il rend possible. Ces mises
en commun – à l'image de Wikipedia – sont accessibles et ouvertes à la transformation et à
l'amélioration par toute personne ayant accès à la toile. Depuis, l'utilisation d'internet et plus
généralement de la technologie en tant que bien commun construit et partagé en réseau par une
communauté mondiale ne cesse ne prendre de l'ampleur. Ces « Communs de la connaissance »
fonctionnent également grâce à la technologie peer-to-peer – un modèle de réseau informatique
dans lequel chaque client joue aussi le rôle de serveur – qui permet des relations et échanges inter-
individuels (Servet, 2014 : 7).
Mais nous pouvons ici nous attarder sur une caractéristique majeure qui les différencie des
Communs naturels. Contrairement à ces derniers, les Communs de la connaissance ne sont pas
« soustractibles », dans le sens où leur usage – même massif – ne risque pas de priver qui que ce
soit, étant donné que le coût marginal de reproduction d'un bien numérique est égal à zéro (Le
Crosnier, 2009). Mais même si ces nouveaux Communs pourraient être perçus comme inépuisables,
35
cette abondance reste fragile. Ce risque d'enclosure – l'appropriation de biens communs par des
individus, conduisant ainsi à leur privatisation – est bien présent, avec notamment les brevets de
connaissance et de logiciels, la confidentialité de certaines recherches, ou l'accaparement des
réseaux de communications par quelques grandes compagnies (Boyle, 2003). Nous pouvons tout de
même citer le courant de l'open source qui lutte justement contre cette tendance à la privatisation de
cette société de la connaissance, et offre des alternatives concrètes.
La théorie des Communs se révèle quoi qu'il en soit porteuse de solutions novatrices face
aux défis actuels. Jean-Michel Servet (2014) nous propose dans son récent article un tour d'horizon
des initiatives et interfaces promouvant le partage et l'échange au sein de la société. Les exemples
foisonnent, que ce soit au niveau du monde professionnel avec la montée du co-working et
l'exemple des Fab Labs, de la recherche avec la mise à disposition gratuite de travaux scientifiques
au grand publique, de l'agriculture avec la diffusion de semences (Kokopelli) et la création de
jardins collectifs de quartier (c'est le cas à Genève au Parc des Délices), ou de l'habitat avec des
coopératives qui développent l'habitat participatif et collectif qui permettent de réduire l'empreinte
écologique des habitants à travers une réduction de la surface habitable par habitant ainsi que la
mise en commun des infrastructures et des biens (Ithaque, La Ciguë). Sont aussi évoqués les
domaines du tourisme, avec le site Couchsurfing qui permet à ses membres de trouver à se loger
quelques jours gratuitement chez des particuliers dans le monde entier, du transport avec des sites
de covoiturage (Blablacar), de location de véhicule entre particulier (Drivy, CitzenCar) ou encore
du partage de voiture sans en acquérir la propriété (Mobility). La pratique de la seconde main a été
popularisée et développée par des site comme Leboncoin, sur lesquels se vendent des biens
d'occasion. Les Système d'Echange Locaux (SEL) et les banques du temps permettent aussi
l'échange de biens et de services entre particuliers, mais nous y reviendrons plus loin en détail (cf.
3.2.4).
La monnaie est elle aussi affectée par cette redécouverte du partage avec les outils
technologiques actuels. L'économie collaborative est notamment en plein essor, et l'argent devient
lien : une logique d’autosatisfaction prend le dessus sur la logique d'accumulation (Servet, 2014 :
27). Mais plus encore que dans les autres domaines, une tension entre « solidarité et lucrativité » y
est palpable. Le crowdfunding est notamment en essor, à travers des sites internet permettant le
financement collectif d'entreprises et projets divers et variés. Nous pouvons citer à titre d'exemple le
site français My Major Compagny, qui prélève 10 % des financements qu'il rend possible. Alors que
Bulb in Town vise un crowdfunding de proximité et prélève 5 % des financements en cas de réussite
du projet, un site comme Indiegogo coordonne des levées de fonds pour 224 projets en 5 devises
36
différentes, et ponctionne 9 % des transactions, que le projet aboutisse ou non (Servet, 2014 : 22-
23). Le micro-crédit s'est lui aussi beaucoup développé à travers internet. Kiva est une plateforme
virtuelle qui a permis de prêter pour un demi milliard de dollars à 1.2 million de micro-
entrepreneurs à travers le monde depuis 2005 (Ibidem : 25).
Il nous faut maintenant nous poser la question suivante: la monnaie est-elle ou peut-elle
devenir un bien commun? Si nous considérons la fonction de mesure de la monnaie, nous pourrions
répondre positivement à cette question. En effet, la monnaie est un outil universel permettant de
faciliter la circulation des biens et services dans l'économie. Il s'agit d'une convention acceptée de
façon tacite par l'ensemble de la société, dans le sens où nous sommes tous poussés et contraints à
utiliser et à accepter la monnaie étatique, afin de pouvoir subvenir à nos besoins. La monnaie est
donc nécessaire et utile à tous les membres d'une société.
Camille Meyer (2012 : 13-15) démontre grâce à une analyse néo-institutionnelle basée sur
les principes de conception des biens communs définis par Elinor Ostrom que la Banque Palmas –
une institution de micro-finance solidaire créée en 1998 au Brésil qui encadre des micro-crédits et
monnaie complémentaire locale – présente des pratiques de gestion de la monnaie qui s'apparente à
celles des biens communs. En effet, aucune exclusivité n'est présente dans ce système monétaire car
le Palmas présente une dimension englobante et sociale de la société. Mais la situation est différente
en ce qui concerne la question de la rivalité : un crédit qui est accordé à une entreprise ne peut pas
être simultanément alloué à un autre projet.
Avec le crédit mutuel, la création monétaire n'appartient plus à des banques et est rendue à
ses utilisateurs. Ce sont les producteurs et les consommateurs qui se chargent de la création
éphémère de monnaie, en autorisant, dans une certaine mesure, des crédits envers la communauté
de payement. L'argent nécessaire aux échanges est créé ex nihilo et provisoirement, sur les comptes
des acteurs effectuant une transaction de richesse, sous forme d'un crédit et d'un débit équivalents10.
La monnaie devait alors dans ce cas être plutôt considérée en tant que biens collectifs et non plus
biens communs, car si elle est émise et gérée par les membres de la communauté dans laquelle elle
sert de moyen d'échange, elle remplit les conditions de non-rivalité et de non-excluabilité.
Néanmoins, des nuances sont nécessaires, car des systèmes exclusifs tels que les réseaux d'échange
inter-entreprises – ils ne s'adressent qu'aux entreprises (cf. 3.2.3) – ne remplissent pas cette
deuxième condition et consistent donc en des biens de club.
10 C'est le cas dans le système monétaire conventionnel, dans lequel les banques privées créent de l'argent-dette parune écriture scripturale sur le compte du débiteur. Cette monnaie virtuelle sera ensuite détruite au fur et à mesureque l'emprunteur rembourse sa dette auprès de la banque.
37
Au même titre que les Communs de la connaissance, la monnaie en tant que pur instrument
des échanges – en particulier en ce qui concerne les unités de compte interne utilisées par les
systèmes de crédit mutuel – n'est pas soustractible. En effet, la monnaie n'étant adossée sur aucune
matérialité et émise par aucun organe central, son utilisation par un membre ne prive en aucun cas
les autres. Et le risque d'enclosure est nul étant donné que la bonne santé du système dépend de
l'équilibre général des comptes de ses membres. Ces communs-là sont donc plus des biens collectifs
que communs. Et la question de la gouvernance est une nouvelle fois centrale : à qui doit revenir le
droit régalien de battre monnaie ?
Si nous nous penchons sur les principes de création monétaire actuellement en œuvre dans
l'économie traditionnelle, nous devons admettre que la pratique nous montre une toute autre facette
de l'argent. Au cours du XXe siècle, l'émission monétaire a progressivement cessé d'être un
monopole étatique11. L'article 123 du Traité de l'Union européenne stipule en effet qu'il est interdit
aux Banques centrales d'accorder des crédits aux autorités publiques12. Et grâce au système de
réserves fractionnaires, permettant aux banques privées de limiter leur réserve obligatoire à un
minimum de 10 % (selon les pays) du total de leurs prêts, celles-ci sont les principales sources de
création monétaire dans l'économie. En pratique, si une banque est munie d'une réserve de 1'000
francs en monnaie fiduciaire émanant de
la Banque centrale, elle est autorisée à
prêter à ses clients pour 10'000 francs
sous forme de monnaie scripturale. Cet
argent sera détruit progressivement, au
fur et à mesure du remboursement du
déb i t eu r. Néanmoins , avan t de
rembourser son emprunt, le client va
l'utiliser pour se procurer un bien ou un service. Et le fournisseur de ce bien ou service verra son
compte bancaire automatiquement crédité de cette même somme, chez la même banque ou une
autre. Dans tous les cas, un deuxième compte sera crédité du montant de l'emprunt. La banque en
question, devant nécessairement conserver 10 % de ce montant dans ses coffres, sera en mesure
d'offrir un prêt à un troisième client à hauteur de 9'000 francs. Et la logique se répète, la banque
pouvant ensuite prêter 8'100 francs, puis 7'290, etc, cela toujours grâce au prêt initial de 10'000
francs (cf. Schéma 2).
11En 1919 pour les Etats-Unis, 1973 pour la France, 1999 pour la Suisse.12 Traités de l'UE: http://europa.eu/pol/pdf/qc3209190frc_002.pdf
38
Ce mécanisme est nommé effet multiplicateur du crédit et il explique pourquoi de nombreux
auteurs accusent les banques privées d'être à l'origine de l'essentiel de la création monétaire
(Derudder, 2005 : 78). Nous pouvons alors parler d'argent-dette dans le sens où il y a une démesure
entre les crédits qui sont accordés par les banques et ce que ces dernières possèdent en dépôt. Cette
tendance est encore accentuée par les intérêts, qui constituent au final une création monétaire
supplémentaire orchestrée par les banques (Hayem, 2015 : 40). En effet, le montant des intérêts,
pour être remboursé par l'emprunteur, devra bien être trouvé quelque part ; or il s'agit d'unités
monétaires supplémentaires, annexes à la masse monétaire actuelle. Ce mécanisme est néanmoins
parfaitement en phase avec la logique de croissance de la société néo-libérale, car il faut que de
nouveaux crédits soient contractés ailleurs afin de créer la masse monétaire nécessaire au payement
des intérêts des crédits précédents. Le terme d'effet boule de neige nous semble ici pertinent.
C'est donc bien au travers des banques privées que les Etats se fournissent en monnaie, leur
payant au passage des intérêts fixés par le marché qui viennent gonfler l'endettement publique.
Philippe Derudder (2005 : 79) appuie le fait que la dette de l'Etat français était d'environ un millier
de milliards d'euros en 2004, et que le simple remboursement des intérêts représentait le deuxième
poste budgétaire avec plus de 10 % des dépenses publiques. En 2014, la dette publique française a
dépassé les 2'000 milliards d'euros13. Elle a donc doublé en l'espace de dix ans. En outre, pour
l'année 2013, le remboursement des intérêts de la dette correspond à près de 15 % des charges
budgétaires de l'Etat français14. Ainsi, alors que la dette correspond à une toujours plus grosse part
du budget étatique, elle ne cesse pourtant de gonfler. Cela s'explique par le fait que la plupart des
Etats ne parviennent pas à rembourser le principal de leur dette (le montant initial du capital
emprunté), et s'efforcent d'en rembourser les intérêts. Les intérêts en question étant des intérêts
composés ; cela signifie que la somme des intérêts dus pour chaque période sont incorporés au
principal pour l'augmenter progressivement, et que les intérêts de la période suivante sont calculés
sur ce nouveau montant. Il n'est donc pas surprenant que cet écart ne cesse de croître.
A la lumière de ces réflexions, il semble donc nécessaire de nous interroger sur la légitimité
d'une monnaie régie par des organismes privés à but lucratif. Contrairement à notre monnaie
officielle qui peut être considérée en tant que biens privatifs de par ses caractéristiques de rivalité et
13 Insee : www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=314 Direction du Budget français : www.performance-
publique.budget.gouv.fr/sites/performance_publique/files/files/documents/ressources_documentaires/documentation_budgetaire/chiffres_cles/depliant_budget2013.pdf
39
d'excluabilité, les monnaies complémentaires – particulièrement sous forme d'un crédit mutuel –
peuvent apporter une plus-value sociale et économique au travers d'une gestion de la création
monétaire en tant que biens communs ou biens collectifs.
3.1.5 Une nécessaire confiance dans le réseau
Nous allons ici nous arrêter sur la question de la confiance dans un système monétaire. Toute
communauté de payement se doit en effet de reposer sur un climat de confiance, faute de quoi son
existence serait automatiquement remise en cause (Blanc, 2006 : 11 ; Lietaer et al., 2008 : 142). La
monnaie n'est-elle pas – depuis l'abolition du système d'étalon de change-or par Nixon en 1971 et la
fin de son adossement à une valeur tangible – qu'une convention sociale fondée sur la confiance ?
Et la confiance, dans le fonctionnement d'un système de crédit mutuel, est particulièrement
fondamentale : étant donné que les membres d'une telle communauté acceptent de se faire
mutuellement crédit, ils acceptent collectivement d'autoriser chaque membre à s'endetter auprès du
réseau dans sa globalité. Les débits des uns sont compensés par les crédits des autres, mais
l'ensemble des dettes est supporté et assumé par la totalité des acteurs, de façon simultanée. Un
défaut de payement ne pénalisant aucun acteur en particulier mais l'ensemble de la communauté
marchande, il est essentiel que le réseau décide collectivement de normes et principes permettant
d'instaurer de façon pérenne un climat de confiance nécessaire à son fonctionnement.
La notion de confiance impersonnelle, avancée par Susan Shapiro (1987), est très pertinente
dans le cas du crédit mutuel. La confiance peut être perçue comme une relation inter-personnelle, se
basant sur de l'émotionnel et les sentiments des acteurs en question, comme la peur, les attentes ou
la sécurité ; mais elle peut aussi être appréhendée de façon plus globale, sous la forme d'une
organisation sociale, dans laquelle les acteurs abandonnent des relations de confiance directes et
confient cette responsabilité au réseau en tant que tout. Nous assistons alors à une collectivisation
des relations de confiance à l'intérieur du réseau.
Le travail de Michel Aglietta et André Orléan (1998) pousse lui aussi la conceptualisation de
la confiance au-delà d'une simple recherche de crédibilité, en en distinguant trois formes, toutes
nécessaires au bon fonctionnement d'un système monétaire. La confiance méthodique consiste en la
40
réaction auto-référencée et mimétique qu'ont les individus à accepter une monnaie si les autres font
de même, étant rassurés sur le fait qu'elle sera à son tour facilement écoulée dans la société.
Deuxièmement, la confiance hiérarchique tient au fait que la monnaie est garantie par une forme
d'autorité collective crédible et inspirant elle-même suffisamment confiance. La responsabilité de
cette forme de confiance revient aux institutions en charge de la création et de la gestion monétaire.
Dans le système monétaire traditionnel, c'est pour cette raison que les Banques centrales ont été
rendues indépendantes du pouvoir politique. Finalement, la confiance éthique d'une monnaie n'est
possible que si « ses modes d'émission, de distribution et de circulation paraissent assurer la
reproduction de la société dans le respect de[s] valeurs et normes [collectives] ». La confiance
éthique s'intéresse à la capacité de résilience d'un système monétaire, ou plutôt au potentiel qui s'en
dégage, ainsi qu'au respect des règles garantissant les intérêts de la communauté. Dans les sociétés
démocratiques, basées sur l'universalité et la suprématie du droit ainsi que de l'intégrité humaine, la
confiance hiérarchique est logiquement subordonnée à la confiance éthique (Théret, 2008 : §12-14 ;
Baslé, 1999 : 139-142).
La question de la souveraineté est donc ici encore une fois centrale. La légitimité de
l'autorité d'encadrement de la monnaie est en effet essentielle pour que les trois types de confiance
soient réunis, et que ce moyen d'échange soit accepté et diffusé dans la société (Ibidem). Un
nouveau moyen d'échange qui reposerait sur un petit groupe de personnes n'aurait ainsi pas la
légitimité nécessaire pour s'exporter au dehors, ou alors seulement de façon très limitée. Même si
les monnaies complémentaires sont parfois initiées par quelques personnes, la gouvernance et le
suivi du projet se doivent d'être représentatifs de l'ensemble des parties prenantes pour avoir un
impact dans la société. Si le Bitcoin a été lancé par un ou plusieurs programmateurs se cachant
derrière le pseudonyme Satoshi Nakamoto, il s'agit d'une crypto-monnaie, soit d'une monnaie
électronique pair à pair décentralisée, dont le fonctionnement repose sur la cryptographie pour la
validation des transactions et la création des unités monétaires (Steadman, 2013). Le
fonctionnement du système repose sur tous les utilisateurs et ne dépend d'aucun organe central,
assurant ainsi une gouvernance partagée. La monnaie régionale Chiemgauer en Bavière a, elle aussi,
été initiée par une poignée de personnes, un professeur d'économie et six de ses élèves de l'école
Rudolf Steiner. Mais le projet a très rapidement reposé sur une structure associative qui permit de
regrouper la partie de la société civile intéressée par le système et d'offrir une gouvernance
participative (Gelleri, 2008).
41
Une autre condition nécessaire à la confiance est sans aucun doute en orbite autour de la
question de sécurisation du réseau et des transactions qui s'effectuent en son sein. En effet, de
potentiels utilisateurs ne se lanceront pas dans le système sans être convaincus de son sérieux et sa
sécurité. La réputation, la qualité de la communication et la visibilité du réseau jouent en ce sens un
rôle primordial. Mais il est aussi essentiel que le système offre des garanties à ses utilisateurs.
Thomas Greco étudie à cette fin des moyens d'analyse et de maintien de la santé et de la
performance d'un système de crédit mutuel et de ses membres. Il observe que tout système de
compensation de payement est tiraillé entre la volonté d'accorder le plus de crédit possible afin de
permettre le maximum d'échanges, et celle d'éviter des défauts de réciprocité, des créances
douteuses qui ne seront pas remboursées au réseau. Il est donc essentiel qu'un tel système mette en
place des critères qui déterminent des limites pour les membres en terme de crédit envers le réseau.
Richard Logie – il fut en 1995 le fondateur du système de crédit mutuel inter-entreprises The
Business Exchange en Ecosse – a mis en place à cet effet une matrice d'évaluation des acteurs d'un
tel réseau d'échange, en se basant sur une dizaine de caractéristiques. Il prend ainsi en compte la
pertinence pour le réseau des biens et services proposés, l'historique des ventes, notamment en cash,
la réputation en tant qu'acheteur et vendeur, le nombre d'années de business, l'ancienneté dans le
réseau, l'historique du payement des commissions ou redevances forfaitaires, les potentielles
plaintes d'autres membres, le taux d'échange, et l'évaluation du bureau de crédit (Logie, 2012).
Afin d'approfondir cette question de critères, nous allons tenter d'en dégager deux axes. Le
premier repose sur la nature même du potentiel futur membre, et plus précisément la nature des
biens ou services qu'il propose. En effet, il est essentiel que l'offre d'un acteur soit utile au réseau,
afin que des membres puissent échanger avec lui. Un membre qui proposerait des biens ou services
dont personne n'aurait besoin ne pourrait jamais équilibrer son compte étant donné qu'il ne ferait
que recevoir sans jamais pouvoir donner. Et l'inverse est également problématique, avec la logique
inversée, car il faut garder à l'esprit que tout système de crédit mutuel repose sur l'équilibre des
échanges. Un risque de concentration de crédits est particulièrement présent dans un système
d'échange communautaire qui met en relation des particuliers et des entreprises. Nous avons en effet
d'un côté des individus qui proposent des services dont ils ne dépendent pas financièrement pour
vivre, comme jouer de la musique à un mariage, donner des cours de langue, ou proposer des outils
ou des vêtements de seconde main. En opposition, les membres du réseau qui, eux, proposent leur
activité principale au sein des échanges – une épicerie par exemple – verront rapidement
s'accumuler dans leurs caisses une forte quantité d'unités d'échange, faute de trouver dans le réseau
des biens ou services qui les intéressent. Une minorité va donc facilement gagner des crédits mais
42
rencontrera des difficultés à les écouler, créant ainsi une poche stagnante de crédits dans le système.
C'est donc l'articulation entre les besoins et offres de particuliers amateurs et ceux de professionnels
qui se révèle délicate et sa mégestion pourrait décourager ces derniers d'entrer ou de rester dans le
système (Greco, 2013 : 20).
Greco estime ainsi que les membres qui ont particulièrement besoin de pouvoir jouir d'un
solde pouvant descendre dans les négatifs sont les producteurs, qui doivent investir, payer leurs
fournisseurs et leurs employés, avant de pouvoir proposer leurs biens ou services aux
consommateurs. Les particuliers quant à eux ne devraient pas pouvoir descendre dans les négatifs –
en devant vendre toujours avant d'acheter – car ils auront généralement tendance à avoir une
demande excédant leur offre. Il considère par ailleurs que tous les membres devraient dans un
premier temps pouvoir prouver que leurs offres de biens ou de service sont le sujet d'une demande
régulière.
Le deuxième axe s'appuie sur le degré de diligence dont un acteur fait preuve concernant son
activité au sein du réseau. La qualité de l'offre d'un acteur n'est pas suffisante pour pouvoir juger de
sa fiabilité, car il faut encore qu'il soit motivé à acheter et vendre à l'intérieur du réseau. Or, cette
dimension n'est analysable qu'à travers la pratique, et c'est pour cette raison que l'ancienneté est un
critère important pour l'établissement des limites de crédit. Un nouveau membre pourrait ainsi
recevoir seulement un petit quota symbolique jusqu'à ce qu'il soit bien implanté et qu'il reçoive
suffisamment de crédits de la part des autres membres (Ibidem). Plus un acteur est actif dans le
réseau, et plus il semble logique que sa capacité de crédit envers le réseau soit importante, car les
risques qu'il fasse défaut s'amoindrissent et la capacité d'échange du système dans sa globalité s'en
verra augmentée.
De plus, le sérieux et la motivation d'un acteur peuvent aussi être évalués à travers sa
pratique commerciale précédant son entrée dans le système de crédit mutuel. Les relations qu'il peut
entretenir avec des acteurs déjà membres ne sont à ce titre pas négligeables, tout comme les années
d'expériences qu'il a pu accumuler, lui procurant une stabilité et une crédibilité dans la sphère
marchande. Nous pourrions aussi imaginer que des anciens membres se portent garants, à l'entrée
d'un acteur, d'un certain niveau de débit pour ce compte nouvellement créé. Logiquement, cette
charge leur incomberait en cas de défaut de payement.
Les recherches de Thomas Greco vont maintenant nous amener à mettre en avant une
technique visant à analyser la performance et la fiabilité d'un membre d'une chambre de
43
compensation de crédit. Le solde d'un compte, qu'il soit positif ou négatif, n'ayant de sens qu'en
relation avec la quantité d'activité de l'acteur concerné15, c'est à leur relation que nous allons nous
intéresser. L'outil d'analyse de cette relation proposé par Greco est le sales performance ratio, soit le
nombre de jours de vente qui seraient nécessaires à un acteur pour ramener son solde à l'équilibre. Il
est calculé en divisant son niveau de débit à la fin d'une période donnée par la moyenne journalière
de ses ventes pour cette même période. La durée est à définir en fonction de l'acteur, car le taux
d'activité peut, selon les domaines, fortement varier avec les saisons. Mais le laps de temps
conseillé par l'auteur est de 90 jours (Greco, 2013 : 21).
Rendons le calcul de cet indicateur plus concret au travers d'un exemple. Les acteurs A et B
bénéficient d'une marge de débit de 300 unités. Après une période 90 jours, l'acteur A a dépensé 200
unités dans le réseau et a vendu pour 120 unités, alors que B s'est fourni à hauteur de 600 unités et
en a encaissé 500. Une fois la période révolue, le solde débiteur de A est donc de -80, et celui de B
est égal à -100. Nous pouvons maintenant calculer la moyenne journalière des vente de ces deux
acteurs, en divisant leurs chiffres d'affaire respectifs par le nombre de jours de la période d'étude.
Celui de A est de 120/90, soit une moyenne de 1.33 unité par jour, et B s'en sort avec 500/90, soit
5.56 unités. Le sales performance ratio de A est alors de -80/1.33, donc -60 et celui de B est de
-100/5.56, soit -18. Evidemment, plus le résultat de ce ratio est petit, moins l'acteur est performant
(-60 < -18). L'acteur A aurait ainsi besoin de 60 jours pour ramener sa balance à zéro, contre
seulement 18 jours pour B. Il est intéressant de noter que si l'acteur A semblait plus sain que B à la
simple vue de l'état de son compte en fin de période, un examen plus approfondi de la situation nous
révèle que l'acteur B est globalement beaucoup plus performant dans le réseau.
Notons tout de même que cet indicateur est purement indicatif et non réaliste, car il sous-
entend que l'acteur ne se comporte qu'en vendeur tant qu'il n'a pas ramené son solde à zéro ; or nous
pouvons nous imaginer que c'est très rarement le cas, tout le monde ayant besoin de se fournir
régulièrement chez les autres partenaires.
De façon similaire à l'évaluation de la fiabilité d'un membre, la santé globale du système
peut être évaluée par ce même indicateur. Il faut pour cela diviser la quantité moyenne de ventes
journalières d'une période donnée par la somme de tous les soldes négatifs du système à la fin de
cette période. L'auteur estime qu'un rapport supérieur à 100 jours est synonyme d'une politique
d'allocation de crédit trop libérale, alors qu'un rapport inférieur à 10 nous indique que le système est
15 Le solde d'un compte ne nous informe en rien sur la quantité d'échanges effectués par l'acteur, ni sur sonenrichissement à travers ces échanges, étant donné qu'il indique simplement à chaque instant dans quelle mesureson titulaire est créancier ou débiteur envers le reste du réseau. La réelle richesse accumulée pourrait être calculéeen additionnant la valeur de tous les biens et services dont l'acteur a pu bénéficier pour une période donnée.
44
trop restrictif dans son allocation de crédit et empêche des échanges potentiels de se faire en son
sein. Concernant l'évaluation des acteurs, un membre devrait toujours être capable d'équilibrer son
compte dans les quelques semaines voire mois à venir, grâce à sa capacité de vente dans le réseau. Il
conseille fortement de ne jamais laisser un membre se risquer au-delà de 3 mois (Ibidem : 21, 23).
De l'autre côté, il est aussi important de faire attention à ce qu'aucun compte n'atteigne un
trop haut niveau de crédit, car apparaîtrait alors un risque de création d'une poche de monnaie
stagnante qui empêcherait une circulation optimale des biens et services dans le réseau. Lorsque de
tels cas se présentent, Greco avance une solution qui consiste à faire du courtage entre les membres
ayant une balance fortement déficitaire et ceux qui en ont une excessivement positive. Le système
pourrait aussi servir d'intermédiaire entre des personnes désirant épargner leur argent, et celles qui
en nécessitent pour leurs projets. Un mécanisme permettant de rendre cela concret est de créer un
compte d'épargne en parallèle au compte courant. Ainsi, les crédits supplémentaires accumulés au-
delà d'une certaine limite sont automatiquement transférés sur ce compte, et deviennent
indisponibles pour l'acteur en question pendant une certaine durée, durant laquelle ils sont prêtés à
d'autres membres du réseaux nécessitant un prêt (Ibidem : 23 ; Kennedy, 1996 : 47-48).
En addition, malgré les efforts pour empêcher des défauts de réciprocité, il est essentiel de
prévoir un fonds de réserve qui permettra d'absorber de potentielles faillites. Ce fonds pourrait être
approvisionné par une partie des taxes prélevées par le système afin de financer son fonctionnement
(Greco, 2013 : 22).
Il nous faut toutefois prendre garde à une limite importante du caractère centralisé et
sécurisé du système, qui pourrait facilement basculer vers le sécuritaire. La protection de la vie
privée est à ce titre primordiale. Comme le relève Magrit Kennedy, un système monétaire
totalement dépourvu d'argent liquide et centralisé par une seule et même institution – par exemple
un monopole d'Etat – pourrait représenter un système de contrôle idéal pour un gouvernement
totalitaire, et représenterait un réel danger pour la liberté individuelle (Kennedy, 1996 : 154). Il est
donc primordial de ne pas perdre de vue ce risque potentiel lors de la mise en place d'une monnaie
citoyenne, afin de mettre en place des organes de contrôle, une variété de supports pour la monnaie,
ainsi qu'une indépendance du pouvoir politique, ce qui devrait permettre de prévenir le système de
toute dérive totalitaire.
45
Quoi qu'il en soit, le fait d'appréhender la création monétaire au travers d'un système de
crédit mutuel correspond à un changement de pensée. Et ce qui apparaît comme nouveau et donc
encore incertain dans la pratique peine à inspirer confiance. Une situation extrême, telle qu'une crise
économique, permet de s'ouvrir à d'autres horizons, et aide à bousculer le statu quo existant (Blanc,
2006 : 12). Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les monnaies citoyennes ont vu le jour pendant la
crises des années 1930 et connaissent actuellement un engouement important. Il est souvent difficile
d'accepter que la route que l'on emprunte s'avère être une impasse avant de se trouver face au mur
qui nous menace et nous réveille de toute sa dureté matérielle.
3.1.6 L'ancrage territorial d'une monnaie
Une monnaie n'est utilisable par son détenteur que parce qu'elle est acceptée par le possesseur du
bien ou service convoité. Or, l'accord tacite sous-jacent à ces transactions n'est valable que dans un
territoire donné, territoire regroupant l'ensemble des entités physiques et morales qui reconnaissent
la légitimité de cet outil d'échange. Les monnaies nationales – ou plurinationales comme l'euro –
assoient cette légitimité par le droit. Ainsi en Suisse, la Loi fédérale sur l’unité monétaire et les
moyens de paiement (LUMMP) affirme à l'article 3 que « toute personne est tenue d’accepter en
paiement les billets de banque suisses sans limitation de la somme »16. Avec la multiplication
actuelle des monnaies complémentaires dans le monde, nous pouvons constater que la conception
de l'ancrage territorial diffère fortement selon les projets.
Les crypto-monnaies, dont le
Bitcoin fait figure de proue, affichent une
claire volonté d'internationalisme. Le
pullulement de ces monnaies trahit un désir
de transcender les monnaies nationales et
de s'émanciper du pouvoir de l'Etat et des
banques en ce qui concerne la création
monétaire. Grâce à internet, ce réseau s'est
rapidement étendu à l'ensemble du globe. Il
y a actuellement environ 13'700'000 BTC en circulation, et le nombre de transactions effectuées
16 Confédération : www.admin.ch/opc/fr/official-compilation/2000/1144.pdf
46
avec cette monnaie ne cesse d'augmenter, comme nous pouvons le voir sur le graphique ci-dessus.
Mais leur utilisation reste marginale : à Genève par exemple, moins d'une dizaine de lieux acceptent
d'être réglés avec cette crypto-monnaie.
Il est important de préciser que si le Bitcoin est bien une monnaie complémentaire, dans le
sens où elle se différencie des monnaies conventionnelles, elle n'est en aucun cas une monnaie
citoyenne. En effet, le Bitcoin est en train de devenir la monnaie d'une élite qui investi de grosses
sommes d'argent dans la force de calcul permettant de « miner » ces unités ou dans leur achat et
vente sur les marchés boursiers. De par sa nature déflationniste, cette monnaie ne cesse de prendre
de la valeur, faisant ainsi la fortune de ses premiers acquéreurs.
Conceptuellement opposées à ces monnaies internationalistes, les monnaies régionales
portent quant à elles une approche localiste de la monnaie. Cette approche considère que la richesse
créée dans une région devrait en majorité y rester, en étant réinvestie dans l'économie locale. Dans
notre monde globalisé, des régions sont désertées par l'économie, et les flux monétaires se
concentrent dans certains pôles attractifs, comme c'est le cas de l'arc lémanique. L'idée sous-jacente
est donc de dynamiser les économies locales, en encourageant les échanges économiques entre les
acteurs d'une même région, mais sans aucune volonté autarcique étant donné que ces monnaies sont
de nature à complémenter la monnaie officielle. Amato (2015 : 52) explique notamment qu'en
Sardaigne les liens entre les entreprises de l'île se sont vus renforcés suite à l'introduction du réseau
Sardex. Une telle monnaie étant acceptée dans un territoire restreint, la richesse produite sous cette
forme se voit cantonnée à cette région, et doit donc nécessairement y être réinvestie.
Mais la visée de ces monnaies régionales est aussi environnementale : en promouvant
l'utilisation de circuits courts locaux – ce sont des circuits de distribution où intervient un nombre
faible d'intermédiaires géographiquement proches – elles réduisent l'empreinte écologique des
produits grâce à une diminution de la pollution liée aux transports.
De plus, les monnaies citoyennes doivent logiquement être gouvernées par l'ensemble des
citoyens ; aussi semble-t-il plus simple de les implémenter au niveau local. La confiance notamment
y est plus facilement obtenue, et les discussions et décisions qui précédent leur mise en place sont
plus aisément envisageables (Blanc, 2006 : 11-12). Les citoyens seront plus enclins à se
réapproprier le fonctionnement de l'économie si cette dernière les concerne directement dans leur
milieu de vie, et ne s'évapore pas dans l'abstraction de fantasmagoriques marchés financiers. La
concrétude et le caractère local de ces projets pourraient ainsi contribuer à remettre l'outil monétaire
dans les mains des citoyens.
47
L'exemple nantais, qui sera développé plus tard (cf. 3.2.5) est à cet égard intéressant. Le
directeur du Crédit Municipal Nantais (CMN), Jacques Stern, nous expliquait que la SoNantes a été
conçue pour être utilisée dans l'aire urbaine de Nantes. Selon l'INSEE, une aire urbaine est « un
ensemble de communes, d'un seul tenant et sans enclave, constitué par un pôle urbain (unité
urbaine) de plus de 10'000 emplois, et par des communes rurales ou unités urbaines (couronne
périurbaine) dont au moins 40 % de la population résidante ayant un emploi travaille dans le pôle
ou dans des communes attirées par celui-ci »17. Etant donné que l'utilisation d'une telle monnaie est
ouverte à tous les citoyens, nous pourrions nous demander si cette monnaie locale ne sera pas petit à
petit diffusée au dehors. Mais la logique économique veut que seuls les acteurs dont les activités
économiques sont fortement imbriquées dans l'aire urbaine trouve un intérêt dans l'utilisation de
cette monnaie. Les autres ne sauraient que faire de ces unités de compte.
Certaines monnaies locales, comme le Sol-
violette de Toulouse, filtrent les entreprises qui
sont autorisées à faire partie du réseau. Les critères
sont essentiellement de type éthique, évaluant les
conditions de travail, l'empreinte écologique, ou
encore les prix des acteurs. Dans ce cas, la
« territorialisation » véhiculée par la monnaie n'est
plus seulement de nature géographique, elle repose
aussi sur des revendications plus abstraites et idéologiques. « Faites de votre monnaie un bulletin de
vote ! » dit Frédéric Bosqué. L'auteur illustre par cette phrase le fait que la restriction de la sphère
d'influence d'une monnaie selon des critères moraux peut contribuer à transformer la société, en
créant et en faisant circuler la richesse là où le souhaitent les concepteurs du moyen d'échange.
En outre, le caractère restrictif de l'utilisation de la monnaie peut aussi se traduire par son
cantonnement à certaines sphères économiques. Comme nous l'avons vu précédemment, les réseaux
d'échange entre entreprises sont exclusifs dans le sens où les unités de compte ne circulent qu'entre
les mains d'un certain type d'acteurs économiques.
Pour tenter de dépasser ces frontières géographiques et sociales, une autre vision territoriale
de la monnaie, soutenue par des auteurs comme Amato (2014 : 121) ou Lietaer, a la particularité de
réunir certaines caractéristiques des précédentes. Il s'agit de construire une fédération de monnaies
régionales, qui permettrait de combiner une vision systémique globale tout en conservant une
17 Insee : www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/aire-urbaine.htm
48
pratique monétaire locale. Ainsi, les monnaies pourraient être dépensées dans l'ensemble des
territoires fédérés.
Mais une telle fédération se devra de tenir compte des différents niveaux de vie et des
diverses situations économiques qu'elle regroupe ; il semble donc nécessaire que ces monnaies
complémentaires soient liées par un taux de change. Philippe Derudder théorise un système de
crédit mutuel qui va dans cette direction. Il s'agit de l'Eco-Sophia, un réseau international de
systèmes qui seraient appuyés sur des communautés locales. L'auteur préconise un taux de change
pour passer d'une région à une autre, qu'il base sur la valeur relative des monnaies nationales.
Concrètement, si une livre sterling vaut 1.50 euro, alors 100 « sophias zone euro » vaudront 66.66
« sophias zone sterling », et cela grâce à une simple règle de proportionnalité (Derudder, 2005 :
189). Néanmoins ce mécanisme nous semble problématique, car même si les taux sont fixes afin
d'éviter des fluctuations dues au marché des changes, ils ne rendent en aucun compte des réalités
économiques et sociales de chaque région. En effet, de fortes disparités sont présentes au sein d'une
même zone monétaire – nous pouvons penser au cas grec – ou au sein d'un même pays. De plus, la
valeur d'une monnaie par rapport aux autres n'est pas nécessairement représentative du niveau de
vie du territoire où elle circule.
Ainsi, il nous semblerait plus judicieux de trouver une autre façon de mesurer les nuances du
coût de la vie qui varie selon les régions membres d'une telle fédération monétaire, afin de donner
une plus grande légitimité à ces taux de change. Bernard Dugas avance à cet égard une proposition
fort intéressante, qui consiste à se baser sur le coût minimum de la vie dans la région en question.
Le seuil de pauvreté – qui est généralement fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie – est à cet
égard représentatif de ce que coûte le minimum nécessaire à une vie décente, et peut servir à établir
une échelle qui servirait de taux de change entre ces monnaies régionales. Ainsi, le seuil de pauvreté
est de 2200 CHF en Suisse et 935 euros en France18.
Nous avons donc tenté de montrer que l'ancrage territorial d'une monnaie peut différer
fortement, autant à travers des limites géographiques que morales et éthiques ou encore par
l'exclusion de certains acteurs économiques. Une attention toute particulière à ces cloisonnements
est essentielle, car ils définissent les limites territoriales de la sphère d'influence de la monnaie,
c'est-à-dire là où elle va venir irriguer l'économie et donc permettre l'échange de biens et de
services. De cela découle la nature des bénéficiaires du levier économique que représente
l'implémentation d'une monnaie complémentaire.
18 DFAE : www.swissworld.org/fr/economie/niveau_de_vie/pauvrete/ Observatoire des inégalités : www.inegalites.fr/spip.php?article388
49
3.2 Analyse de systèmes de Crédit mutuel
Après avoir discuté de la création monétaire, en particulier sous sa forme de crédit mutuel, grâce à
plusieurs éclairage théoriques et conceptuels, nous pouvons nous intéresser plus concrètement au
fonctionnement de différents types de systèmes mis en place ou seulement élaborés par des auteurs.
Nous présenterons en premier lieu l'influence historique de l'anarchisme, avec la présentation de la
Banque d'échange échafaudée par Proudhon. La parole sera ensuite donnée à Keynes, qui a tenté de
réformer le commerce international avec la mise en place d'une monnaie supranationale. De
manière plus concrète, nous nous pencherons sur les systèmes d'échange inter-entreprises, puis les
cercles d'échange entre particuliers, qui reposent essentiellement sur la notion de communauté.
Finalement, nous nous intéresserons à une possible articulation dans un seul et même réseau des
interactions entre entreprises et particuliers.
3.2.1 L'influence de l'anarchisme: la Banque d'échange de Proudhon
Ce sont les racines de la notion de système de crédit mutuel que vont ici être discutées. Nous ne
prétendons pas pouvoir en présenter les origines de façon exhaustive, mais notre ambition est de
faire ressortir le rôle primordial que le courant de pensée anarchiste a joué dans son éclosion. Ce
sont plus précisément des auteurs comme Proudhon, Swartz ou Greene qui ont théorisé, à cheval sur
les deux derniers siècles, les fondements de cette conception monétaire. Ils se revendiquent
d'appartenance mutualiste, aussi appelé mutuellisme ou mutualism dans la littérature anglo-saxonne.
Cette branche de l'anarchisme est définie par Clarence Lee Swartz (1927 : 4) comme un système
social basé sur des relations réciproques et non-invasives entre des individus libres. Au niveau
individuel, le mutualisme prône l'égale liberté pour tous, condamnant ainsi l'invasion illégitime
d'autrui dans la souveraineté que l'on exerce sur soi-même ; d'un point de vue économique, la
réciprocité est défendue, impliquant la liberté d'échange et de contrat, et refusant le monopole ou le
privilège ; et finalement, la dimension sociale du mutuellisme repose sur la notion de liberté totale
d'association volontaire et ne tolère aucune organisation coercitive. De ces principes découle le
contrôle absolu que l'individu doit pouvoir posséder sur lui-même, ses affaires personnelles et le
produit de son travail.
50
Pierre-Joseph Proudhon est un intellectuel français du XIXe siècle, notamment économiste
et sociologue, qui est considéré comme un précurseur de l'anarchisme. Il a théorisé au travers de
plusieurs œuvres et articles-débats ce qu'il appelle la Banque d'échange, aussi nommée Banque du
peuple. Nous allons ici tenter d'en dresser les caractéristiques et d'en faire ressortir l'intérêt pour le
devenir de la thématique.
La thèse de l'auteur s'appuie sur un principe simple mais lourd de conséquences: dans la
société, les biens et services s'échangent contre de l'argent, alors que ce dernier ne devrait servir
qu'à assurer l'échange direct des produits contre les produits (Proudhon, 1848 : 79). La Banque
d'échange propose alors la gratuité de l'échange et du crédit en mutualisant le système des lettres de
change, dont l'utilisation remonte à l'antiquité (Proudhon, 1849 : v). Proudhon se base sur la
différence entre échange direct et indirect pour instaurer son système monétaire. Si le premier
consiste en l'échange simultané des produits respectifs de deux producteurs – que l'on qualifierait
couramment de troc –, le problème vient logiquement du fait que les producteurs n'ont que rarement
besoin au même instant de leurs produits respectifs, ou alors qu'ils souhaiteraient acquérir les
produits d'un troisième producteur (Ibidem : 39). C'est pour cette raison que l'argent est essentiel, du
moins dans son rôle de facilitateur des transactions, car il permet l'échange indirect qui, lui, est
différé et tourné vers les autres (cf. 3.1.1).
Au niveau de la gouvernance, les décisions devraient être prises à la majorité des deux tiers,
lors d'Assemblées générales (AG) auxquelles tous les membres sont conviés. Les opérations
courantes doivent être gérées par un Conseil d'administration (CA) – dont les membres sont élus
tous les 5 ans en AG. Un Comité de surveillance, lui aussi élu tous les 5 ans par l'ensemble des
membres, doit surveiller les actions du CA et peut à tout moment convoquer une AG extraordinaire
afin de proposer la révocation de tout ou partie du CA. Ce fonctionnement a pour but d'assurer un
contrôle démocratique des membres sur le fonctionnement de la banque (Ibidem : 49-52).
La Banque d'échange permet d'instaurer un système monétaire se trouvant à la jointure entre
l'échange direct et indirect. Elle organise en effet l'économie autour de l'échange direct des biens et
services entre eux, tout en permettant leur ajournement et mutualisation à grande échelle. Pour ce
faire, la banque se doit d'assurer plusieurs fonctions.
Elle émet tout d'abord ce que Proudhon appelle du papier social : les bons d'échange. Ces
bons sont échangeables à tout moment auprès des membres contre des services ou biens, et ces
derniers sont toujours échangeables contre des bons d'échange, émis sous forme papier à hauteur de
20, 100, 500, 1'000 unités. Ces papiers de crédit ne sont en outre pas échangeables contre des
51
espèces. Contrairement aux billets de banque classiques, les bons d'échange ne sont pas
représentatifs du numéraire mais des obligations de membres ainsi que des produits qui ont donné
lieu à ces obligations de par leur transfert. L'auteur affirme également que l'inflation n'est pas à
craindre, étant donné que l'émission se fait au fur et à mesure que les marchandises sont échangées
– ils n'y a donc pas de risque d'une surabondance du moyen d'échange en comparaison aux biens et
services échangés. Il en va de même pour la dépréciation, car les bons sont gagés par le produit qui
a entraîné leur émission ainsi que par la responsabilité des initiateurs de l'échange, soit les deux
membres à l'origine de la transaction (Proudhon, 1849 : 42-44).
La centralisation des opération doit aussi être assurée par la banque, tenant à jour l'état des
transactions ainsi que des comptes de ses membres. Toutes les transactions doivent donc passer par
l'institution centrale qui émet, sur preuve de facturation des négociants, le papier social à hauteur
des besoins. Grâce à cette centralisation, les membres sont toujours en relation, et chaque acteur du
système peut avoir connaissance des besoins des autres, tout en les informant des siens. Cette
connaissance partagée permet une transparence qui accroît la confiance des membres (Ibidem : 55).
Ensuite, se substituant à tout intermédiaire dans le fonctionnement du moyen d'échange,
cette banque rend la circulation des bons d'échanges gratuite, dans le sens où il ne souffre d'aucun
taux d'intérêt. Il convient de préciser que même si la Banque d'échange est constituée par une
association à but non lucratif, ses coûts de fonctionnement se doivent d'être assumés par ses
membres. Ainsi, chaque membre devra payer à la banque une commission que l'auteur évalue à
environ 1 % du volume des transactions (Proudhon, 1849 : 44-45).
Des prêts aux membres doivent aussi pouvoir être accordés, sous couvert de certaines règles.
Les crédits sur hypothèque, similairement à ceux que l'on connaît, permettront l'émission d'unités
d'échange garanties par le bien mobilier ou immobilier gagé par le membre. Des crédits à découvert
devraient aussi être permis, mais seulement sur caution de plusieurs autres membres qui garantiront
le remboursement en cas de défaut du débiteur (Ibidem : 46-48). Proudhon imagine par ailleurs que
les pouvoirs publics pourraient à terme – en tant que sociétaires et au même titre que les citoyens –
emprunter auprès de l'organisme afin de bénéficier d'un financement à moindre coût. Ainsi, la
société pourrait s'auto-financer sans passer par des acteurs privés.
Finalement, la banque devrait aussi assurer un service de vente et d'achat de consignations.
Afin d'encourager les échanges et de lutter contre l'encombrement des magasins, une entreprise peut
proposer à la Banque d'échange ses biens ou services qu'elle n'arrive pas à écouler afin qu'elle les
achète à une fraction du prix investi – en fonction du potentiel de vente. Une période est alors
définie, pendant laquelle l'entreprise continue de vendre son produit. Si elle y parvient, cette
52
dernière doit simplement rembourser à la banque l'argent qu'elle y a investi ; autrement, le produit
ou le service est vendu lors d'enchères publiques, et l'essentiel de la vente revient à l'entreprise
(Ibidem : 47).
Il convient maintenant de présenter les implications économiques et sociétales qui
découleraient de l'implémentation de cette Banque d'échange. Selon Proudhon, la circulation de la
richesse dans la société s'en trouverait améliorée, car tous les biens et service qui veulent être
échangés le seront, étant donné qu'ils peuvent l'être à n'importe quel moment et que les acteurs
connaissent les besoins de tous les autres acteurs grâce à la centralisation des opérations par la
banque. Il devrait donc en résulter une meilleure santé économique, dans le sens où il ne devrait
plus avoir de raréfaction du moyen d'échange là où il est nécessité par l'économie. Il donne
l'exemple des paysans qui ont besoin d'investir en début de saison, alors qu'ils n'obtiendront le fruit
de leur travail qu'en fin d'année (Proudhon, 1849 : 57).
De la suppression de l'intérêt – transformé en commission assurant le fonctionnement de la
Banque d'échange – découle plusieurs conséquences. Premièrement, nous devrions observer une
retombée au niveau des consommateurs, du fait de la baisse généralisée des prix. En effet, les
producteurs n'ayant plus à prendre en compte le remboursement des intérêts dans le calcul de leurs
coûts, pourront baisser leurs prix pour être plus attractifs (Greene, 1919 : 40). Etant donné que la
suppression des intérêts serait généralisée, tous les producteurs devraient logiquement faire de
même, sauf peut-être dans le cas de monopole ou de cartel. Deuxièmement, la dette publique devrait
se réduire, étant donné que l'Etat pourra emprunter directement à la Banque d'échange sans avoir à
payer d'intérêts aux banques privées. Grâce à cette économie, les impôts pourront être diminués ou
alors investis dans des domaines plus utiles à la société que le remboursement de la dette
(Proudhon, 1849 : 59 ; 61). Troisièmement, nous devrions observer un transfert du pouvoir d'achat
des détenteurs de capital vers ceux qui n'en possèdent pas ou peu, du montant des taux d'intérêt
réclamés chaque année aux débiteurs par leurs créanciers. Proudhon va jusqu'à anticiper cette
réallocation des ressources sur le long terme, en affirmant que les détenteurs de capital qui vivaient
aux crochets de ce « droit de péage » seront contraints à se reconvertir, sans doute dans un domaine
plus productif aux yeux de la société (Ibidem : 63). Et dernièrement, le climat social pourrait se voir
apaiser par ce système monétaire. En effet, les prêts sans intérêts devraient inciter la mise en œuvre
concrète de nombreuses nouvelles idées, par exemple au travers de jeunes pousses (start-up), créant
ainsi des emplois et des biens et services pour la société. Le chômage, ainsi que les revendications
salariales, pourraient potentiellement diminuer (Ibidem : 63).
53
Il nous faut encore évoquer la potentielle simplification administrative qui est censée
découler de la mise en place de la Banque d'échange. Toute la circulation du moyen d'échange étant
comptabilisée et encadrée par un seul et même organisme, la tâche devrait s'avérer beaucoup plus
simple qu'elle ne l'est actuellement (Ibidem : 61). En revanche, le monopole qui revient à cette
banque – même si elle est gouvernée de façon démocratique – pourrait engendrer d'importants
risques pour la société en cas d'abus de pouvoir de la part d'un groupe de personnes. Pour prévenir
cela, et en s'inspirant des idées notamment défendues par Etienne Chouard, nous pourrions imaginer
que le Comité de surveillance soit tiré au sort parmi les membres.
Proudhon propose une mise en place de la Banque d'échange par l'Etat dans un premier temps,
en transformant progressivement la Banque de France, notamment en baissant graduellement le
taux d'intérêt. Mais il est clair que cette stratégie constitue un moyen et non une fin pour Proudhon,
qui était un fervent défenseur de l'abolition de l'Etat. Sinon, l'économiste propose qu'un corps de
citoyen suffisamment important se constitue pour la mettre en place. Même si à terme, les bons
d'échange sont appelés à devenir une monnaie générale, il semble nécessaire de garder au début une
convertibilité possible dans la monnaie conventionnelle. Ainsi pour le démarrage, il est nécessaire
d'avoir un nombre suffisant d'adhérents, qui amèneront par leur part sociale le capital nécessaire au
lancement du système, notamment pour échanger des bons d'échange contre des espèces (Dana,
1896).
Député à l'Assemblée Nationale de 1848 jusqu'à son emprisonnement en 1849, Proudhon aura
essayé par tous les moyens de proposer ses projets politiques et économiques, notamment sa
Banque d'échange. En vain. Une tentative de mise en place a été lancée en 1849 sous l'impulsion du
socialiste Jules Lechevalier et de l'Association Ouvrière, mais le projet a avorté en raison de
l'emprisonnement de Proudhon, puis du coup d'Etat de Napoléon III (Ibidem).
La Banque d'échange de Proudhon étant restée confinée à l'état de théorie, elle n'a jamais pu
prouver par la pratique les anticipations de son auteur. Pourtant, le « Comité National de la Mutuelle
d'Echange », fondé à Nice en 1933, reprit l'idée de Proudhon, en tentant de mettre en place un
système autorisant le crédit gratuit à l'ensemble de ses membres. Mais à peine mise en place, la
Mutuelle fut interdite par le ministère Laval (Derudder, 2005 : 129-130).
En outre, Gesell considère Proudhon comme une grande source d'inspiration pour sa
théorisation de l'économie libre. L'héritage théorique du mutuellisme a donc joué un rôle important
dans le développement de ce nouveau paradigme de création et de gestion monétaire. Et si la réalité
économique et sociale était à l'époque toute autre qu'aujourd'hui – la monnaie était notamment
54
adossée sur l'or – nous avons pu constater que les problématiques et les réflexions discutées sont
toujours actuelles. Il ne faut néanmoins pas oublier de nuancer les conséquences potentielles
avancées précédemment.
Lechevalier insista notamment en 1848 sur la nécessité de réformer la demande et l'offre du
travail ainsi que des biens et services, simultanément au système bancaire, faute de quoi les travers
du système en place risqueraient de se décalquer sur le nouveau. C'est pourquoi il avance
l'importance de rattacher à l'association de crédit mutuel un syndicat pour la Consommation,
mettant en relation directe les producteurs et les consommateurs et réduisant au minimum le nombre
d'intermédiaires ; ainsi qu'un syndicat pour la Production, afin de réorganiser le travail et sortir de la
logique patron-ouvrier (Ibidem).
De plus, un risque inflationniste est présent lors de la mise en place d'une telle banque
mutuelle. Si de nombreux citoyens viennent simultanément gager leurs biens afin d'acquérir ce
nouvel instrument d'échange, nous pourrions bien nous retrouver face à une trop forte émission,
relativement à l'activité économique effective du moment. Une inflation néfaste pour la société en
serait alors la conséquence.
3.2.2 Le Bancor de Keynes ou une tentative ratée de
réforme du commerce international
Les accords de Bretton Woods, organisés durant l'été 1944 alors que le rapport de force militaire
tournait en faveur des alliés, ont redessiné les grandes lignes du système monétaire et financier
international. Les décisions qui y furent prises par l'ensemble des pays alliés ont eu, outre
l'organisation de la reconstruction des pays décimés par la guerre, un impact majeur sur
l'organisation économique du monde dans les décennies qui suivirent, et en ont encore aujourd'hui.
Nous pouvons simplement rappeler que la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire
international (FMI) – deux des principales institutions internationales contemporaines – y ont vu le
jour19.
19 Précisons que c'est la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) qui a été instituéepar les accords de Bretton Woods, et qu'elle a par la suite été rattachée à d'autres institutions pour former l'actuelleBanque mondiale.
55
Diverses visions du développement futur de l'économie mondiale se sont opposées lors de
ces conférences, tout particulièrement celles portées par les grandes puissances alliées du moment :
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Des plans antagonistes y furent présentés par deux des
économistes les plus influents de cette époque. Harry Dexter White, représentant les intérêts
américains, proposa la mise en place d'un système monétaire basé sur l'adossement exclusif du
dollar sur l'or – l'étalon de change-or – ainsi qu'un fonds de stabilité destiné aux pays touchés par la
guerre. Le besoin de financement de l'Europe pour la reconstruction, ainsi que la puissance
politique, économique et militaire qu'avaient alors atteint les Etats-Unis peuvent expliquer la nature
des propositions retenues (Boughton, 2002). Mais nous allons ici nous intéresser au camp des
oubliés de Bretton Woods, et à ce qu'il aurait pu advenir du système monétaire international si la
proposition de John Maynard Keynes l'avait emporté.
Vous l'aurez peut-être deviné, le système exposé par Keynes est intimement lié à notre
recherche. Il proposait en effet la création d'une monnaie supranationale exclusivement utilisée pour
le commerce international, le Bancor, qui serait gérée au sein d'une Union internationale de
compensation – appelée ICU en anglais, pour International Clearing Union. L'économiste s'est pour
cela basé sur le travail de son collègue Ernst Friedrich Schumacher (1943). Ainsi, toutes les
Banques centrales des pays membres possèderaient un compte en Bancor auprès de l'ICU, qui
tiendrait à jour l'état de leurs balances commerciales, plus précisément les échanges économiques
qu'ils entretiennent avec les autres Etats membres. Ce système permettrait le règlement des
paiements liés au commerce international, en créditant le compte des pays exportateurs et en
débitant celui des importateurs. Les déséquilibres temporaires du commerce international seraient
ainsi mutuellement financés par tous les membres de l'Union, comme c'est le cas pour tout système
de crédit mutuel (IMF, 1969 ; Fantacci, 2014).
Les principes en seraient les suivants : cette monnaie serait exclusivement virtuelle et
réservée aux échanges commerciaux entre les Etats membres. Elle serait à moitié adossée sur l'or,
dans le sens où les Banques centrales pourraient échanger leur or contre des unités de bancor, mais
que la conversion inverse ne serait pas autorisée. En effet, avec une conversion retour, le système
n'aurait plus de raison d'être étant donné qu'un pays pourrait reconvertir ses bancors sans chercher à
équilibrer sa balance commerciale par rapport aux autres Etats. Le taux de change avec l'or est fixe,
mais le Conseil d'Administration – l'organe décisionnel de l'ICU – a le pouvoir de l'ajuster s'il le
juge nécessaire. Il a en outre la possibilité de distribuer, dans certains cas exceptionnels, de l'or à
certains pays afin de réduire un compte exagérément excédentaire (IMF, 1969 : 18 ; Klaffenböck,
2008 : 37).
56
Conformément à ce que nous avons mis en avant précédemment (3.1.5), les comptes des
Etats membres sont soumis à des quotas, limitant les débits et les crédits de leurs balances
commerciales. L'idée sous-jacente est d'offrir un système économique luttant contre la formation de
déséquilibres trop importants dans le commerce international et les tensions qui en découlent.
Chaque Etat a donc accès à un découvert maximum qui équivaut à la valeur totale de ses
importations et exportations des trois dernières années20. Ce quota est censé être ajusté chaque
année, en fonction du commerce extérieur des acteurs. Keynes souhaitait en outre qu'un pays ne
puisse pas accumuler un débit annuel supérieur au quart de son quota. Si un membre souhaite voir
passer son découvert au-delà du quart de son quota, il doit en demander la permission au CA (IMF,
1969 : 19).
Contrairement aux banques traditionnelles, l'ICU est prévue pour taxer non seulement les
soldes débiteurs mais aussi les soldes créditeurs. Cette caractéristique a pour but d'inciter les Etats
membres à réduire les déséquilibres de leur balance commerciale. Si un pays est importateur, cela
signifie qu'un autre en face est exportateur. La responsabilité des déséquilibres du commerce
international doit donc être partagée entre les pays excédentaires d'exportation et d'importation. Le
partage des charges est ainsi censé inviter les Etats à modifier leur commerce international, afin que
les montants exportés et importés soient plus ou moins équivalents. A cette fin, l'économiste a
proposé que les soldes soient taxés à 1 % du montant total à partir du moment où ils se situent au-
delà du quart du quota prévu. Un pourcent supplémentaire est prévu pour les soldes dépassant la
moitié du quota. Dans le cas où un Etat amasserait plus de bancors qu'il n'y est autorisé, ce surplus
serait confisqué. Les bancors prélevés par toutes ces taxes sont censés nourrir un fonds de stabilité
qui serait activé en cas de défaut de payement d'un Etat membre, ainsi que pour assurer les coûts de
fonctionnement de l'ICU (IMF, 1969 : 19-20 ; Klaffenböck, 2008 : 38).
Les Etats peuvent – en passant par la centrale – faire de leur solde excédentaire des prêts
exempts d'intérêts destinés aux pays déficitaires. Ainsi, le pays en surplus ne doit pas payer de taxe,
et la monnaie continue à servir d'instrument d'échange dans l'économie. Paul Davidson, qui proposa
plus tard un plan très similaire au Bancor, ajoute que cet argent excédentaire pourrait être utilisé en
tant qu'Investissement Direct à l'Etranger ou encore sous forme d'aide étrangère pour les pays
membres déficitaires (Klaffenböck, 2008 : 39 ; 42).
Même si le plan de Keynes n'a jamais été mis en œuvre, nous allons tout de même nous
intéresser à l'existence d'un système de crédit mutuel international – probablement inspiré des
propositions de l'économiste britannique – qui a vu le jour dans l'Europe d'après-guerre. L'Union20 Les trois années d'avant-guerre dans le cas de Bretton Woods.
57
Européenne de Paiements (UEP) correspond aux premiers pas de la coopération économique
européenne au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L'Europe se trouvait alors dans une situation
économique très particulière, avec notamment de très faibles réserves en or et des monnaies très
inégales – reflet de situations économiques très diverses – qui rendaient les règlements financiers
très délicats voire impossibles. Devant la difficulté de mettre en place un système financier
commun, l'Union fut conçue comme un mécanisme transitoire en vue d'arriver progressivement vers
un système permettant le libre-échange. L'UEP a donc permis d'assurer la compensation des
payements entre ses membres de 1950 à 1958. Particularité de ce système, les soldes des comptes
étaient réglés à la fin de chaque mois. Ainsi, chaque membre y tient un compte pour chacun des
autres membres sur lesquels sont enregistrés toutes les transactions effectuées durant le mois, et le
montant du crédit ou débit total de chaque membre envers l'Union une fois les comptes arrêtés sont
réglés en or. A cette fin, les montants sont convertis en une unité de compte commune, équivalente
au dollar, et le taux de conversion des monnaies nationales en cette unité de compte est calculé en
fonction de leur parité officielle avec le dollar. Les quotas autorisés correspondent à environ 15 %
du montant total des dépenses et recettes de chaque pays pendant l'année 1949. Et si un membre
dépasse cette limite en termes de découvert de compte, il est tenu de régler en l'or intégralité de ce
dépassement (Jaoul, 1954 : 263-266).
L'expérience de l'UEP, même si elle se base sur un système de crédit mutuel, diffère par de
nombreux points de la proposition de Keynes. L'Union ne permet en effet pas d'équilibrer les
balances commerciales sur le long terme, étant donné qu'elle ne propose pas de mécanisme qui
inciterait les Etats à modifier leur commerce extérieur : le système de compensation est rééquilibré
en or tous les mois, et les pays créditeurs ne sont pas responsabilisés comme c'est le cas avec le
Bancor. Il ne s'agit donc pas d'un véritable système de crédit mutuel dans le sens où il est très
perméable, laissant transpirer en or les déséquilibres du commerce international en raison de la
convertibilité de l'unité de compte. Le système de Keynes consistait quant à lui en un véritable
système de compensation de crédit, mais n'a jamais pu être instauré.
58
3.2.3 Les réseaux d'échange entre entreprises
Les réseaux d'échange inter-entreprises, aussi appelés des Barters en référence au troc, constituent
sans aucun doute les systèmes de compensation de crédit les plus influents et les plus développés
qui soient. Se fondant sur des accords entre des entreprises, autorisés par le code civil, ils ont été
mis en place dès le début des années 1930 en réponse à la forte instabilité des monnaies
conventionnelles, avec comme premiers exemples le WIR, conçu par des industriels suisses, et le
JAK qui fut implémenté par des agriculteurs, des commerçants et des patrons de Petites et
Moyennes Entreprises (PME) au Danemark. Aujourd'hui, 105 réseaux sont membres de
L'Association Internationale du Barter21. S'ils restent peu connus, cela ne signifie pas qu'ils soient
marginaux pour autant. Ainsi le système WIR, qui est actuellement le système de barter le plus
ancien et le plus important au monde, permettait en 2010 à soixante mille PME helvétiques – soit
environ 16 % des entreprises suisses – d'échanger leurs biens et services. Concrètement, les
transactions réalisées cette même année correspondaient à une activité économique de 1'627
milliards de Wir, soit de Francs Suisses (Kennedy et al., 2012 : 47-48).
James Stodder (2007), professeur d'économie aux Etats-Unis, s'est d'ailleurs penché sur le
rôle du WIR dans l'économie helvétique. Les résultats de son étude nous révèlent le caractère
contra-cyclique de cette monnaie complémentaire. En effet pendant des conjonctures délicates,
lorsque la masse monétaire est insuffisante pour subvenir aux besoins des activités économiques, le
chercheur observe une augmentation de transactions réalisées en Wir. Les entreprises parviennent
ainsi à maintenir leurs activités commerciales en substituant les francs suisses manquant par des
Wir. Ce mécanisme en fait un outil économique anti-déflationniste, et contribuerait à la forte
stabilité de l'économie suisse.
Ces monnaies B2B – Business to Business – sont créées pour permettre à des entreprises de
s'échanger des biens et des services sans avoir recours à la monnaie officielle. Ainsi, les entreprises
proposent les objets de leurs activités, et bénéficient en retour de ceux proposés par les autres
membres. Afin de comptabiliser les échanges, une unité de compte interne non-convertible en
monnaie d'Etat est utilisée. En outre, la grande majorité des unités de compte est à parité avec la
monnaie officielle, pour des raisons de simplicité et de légalité, notamment pour comparer les prix
entre monnaie complémentaire et nationale ou pour payer les taxes sur les transactions effectuées. Il
est important de préciser que ces unités ne sont juridiquement pas considérées comme de la
monnaie car elles ne présentent pas toutes les caractéristiques de la monnaie étatique : elles ne
21 Site de l'IRTA : www.irta.com
59
circulent pas sous forme de pièce ou billet, étant exclusivement de la monnaie scripturale, elles sont
inutilisables en dehors du réseau, engagent son détenteur envers le réseau, et ne sont ni
thésaurisables, ni spéculatives (Cohen, 2015 : 36).
Dans de nombreux réseaux, il n'est pas possible de régler l'entièreté d'un bien ou d'un service
avec l'unité de compte, mais seulement un pourcentage. Concernant le système WIR, il existe à cet
égard deux statuts pour les membres : ceux qui acceptent que leurs ventes puissent être réglées avec
au minimum 30 % de Wir – ils obtiennent en contre-partie des frais de transaction plus faibles et
une publicité dans le journal mensuel du réseau – et ceux qui veulent pouvoir choisir le pourcentage
pour chaque transaction (Ibidem: 50). Lorsqu'un membre achète un bien ou un service avec ses
unités de compte, il s'engage à fournir au réseau ses prestations pour une valeur équivalente.
Comme tout système de compensation de crédit, il est possible aux acteurs d'avoir un compte
momentanément négatif, sachant qu'il doit régulièrement repasser par son point d'équilibre (cf.
3.1.5).
Au niveau du fonctionnement, les acteurs ainsi que leurs offres de biens et services sont
répertoriés au sein d'un catalogue en ligne, et les comptes ainsi que les transactions sont centralisés
et gérés virtuellement, au moyen d'un logiciel, par l'agence centrale du réseau. Cette agence peut
être organisée sous forme coopérative – c'est le cas du RES belge – et est dans ce cas partagée par
tous les membres. Prévues de manière non-démocratique, certaines plateformes sont gérées par un
seul groupe de personnes. Par exemple, The Business Exchange a été mis en place par Richard
Logie et il en est maintenant le Directeur Général. Concernant la masse monétaire d'un tel système
– soit le nombre d'unités de compte en circulation – le système WIR, du haut de ses dizaines
d'années d'expérience, tente de conserver un rapport d'1/3 entre le nombre de Wir créés et le chiffre
d'affaire global permis par cette émission (Hansch, 1971). Il faut ainsi éviter que le système soit trop
déséquilibré par des comptes exagérément excédentaires ou déficitaires. Une contribution peut être
levée parmi les membres afin de pouvoir faire face à une potentielle faillite dans le réseau, qui
entraînerait une réciprocité non assumée. C'est en outre la tâche de l'agence que de mettre en
relation des membres nécessitant du crédit (balance déficitaire) et d'autres cherchant à s'en délaisser
(balance positive). C'est ce qui s'appelle la fonction de courtage.
Mais pourquoi donc des entreprises décident-elles de rejoindre un tel système, alors qu'elles
pourraient tout aussi bien effectuer ces transactions avec de la monnaie conventionnelle ? L'entrée
dans un réseau de barter étant nécessairement volontaire, les acteurs doivent bien y trouver un
avantage rationnel, faute de quoi les monnaies B2B auraient nécessairement dépéri.
60
Une étude22 réalisée en 2012 pour le Ministère du Redressement Productif français nous en
dresse les principales raisons. La réalisation de transactions au sein d'un système d'échange inter-
entreprises permet tout d'abord aux acteurs économiques de préserver leur trésorerie. En effet, elles
échangent leurs productions sans avoir recours à leurs réserves en monnaie officielle, qui peuvent
être préservées pour les dépenses devant nécessairement être réglées en monnaie nationale,
notamment les impôts ou les charges sociales.
Deuxièmement, cet échange de biens et services ne nécessitant aucun numéraire mais
seulement l'unité de compte interne, les entreprises font un gain équivalent au montant de la marge
qu'elles dégagent sur leurs produits ou prestations. En effet, chaque bien ou service a un coût de
production ou de création – appelé prix de revient – qui comprend notamment des coûts fixes, ainsi
que les matières premières, les salaires, les charges, le remboursements de potentiels prêts et
intérêts, le transport ; au final toutes les dépenses nécessaires pour que le bien ou le service puisse
être prêt à la vente. Le prix de vente étant supérieur au prix de revient, la marge dégagée correspond
au profit enregistré par l'entreprise lors de chaque vente. Samuel Cohen (2015 : 36) nous propose un
exemple illustratif : « Une agence de web design souhaite acheter 10'000 euros de matériel
informatique. Plutôt que de faire l’achat en numéraire, elle passe par une plate-forme barter et
échange deux sites internet d’une valeur totale de 10'000 euros contre le matériel informatique. Les
coûts de production inhérents à la réalisation de ces deux sites internet sont de 5'000 euros (si nous
supposons une marge de 50%). Ainsi, le matériel informatique à 10'000 euros lui aura réellement
coûté 5'000 euros de trésorerie par l’échange au lieu de 10'000 euros si elle avait payé en
numéraire ».
Ensuite, les membres d'un tel réseau peuvent y écouler des actifs inutilisés, tels que du stock,
du temps de travail, ou de la capacité de production, en les proposant aux autres membres. L'étude
française conclut que l'optimisation des actifs sous-utilisés est de l'ordre de 3 à 10 %, et que le
chiffre d'affaire de l'entreprise peut s'accroître de 3 à 5 %. Pour le réseau Sardex, lancé en Sardaigne
en 2010, l'agence centrale conseille aux membres de mettre à disposition des membres une quantité
de biens ou services équivalente à la quantité annuelle d'invendus. En ce qui concerne un hôtel par
exemple, son patron estime que le nombre de chambres non-louées correspond à 50'000 euros, soit
50'000 sardex. Ce montant correspond par conséquent aussi au crédit maximum que l'acteur en
question peut contracter auprès du réseau, au travers du basculement de son solde dans les négatifs
(Melis et al., 2013 : 134).
22 Ministère du Redressement Productif français : www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/etudes-et-statistiques/prospective/GUIDE-PRATIQUE-BARTER-echanges-inter-entreprises.pdf
61
En outre, un réseau B2B offre un crédit gratuit à ses membres, ou plutôt les membres d'un
tel réseau s'offrent mutuellement un crédit délivré du joug des intérêts. Même si l'agence centrale
finance généralement son fonctionnement grâce à une cotisation ou une taxe de transaction, aucun
intérêt n'est rattaché à ces prêts, ils sont contractés en unité de compte interne auprès de l'ensemble
des membres, soit le réseau. Une taxe peut néanmoins être retenue sur les comptes fortement
déséquilibrés, afin de les inciter à tendre vers 0, mais il s'agit plus de l'exception que de la norme.
Finalement, en devenant membre, une entreprise bénéficie de l'effet réseau, c'est-à-dire
qu'elle va nouer des liens avec d'autres entreprises membres, avec qui elle n'aurait sans doute pas eu
de contact autrement. Par inclusion, chaque membre accède à un nouveau marché d’écoulement
pour l'objet de son activité (Amato, 2015 : 52).
A l'image du rapport ministériel français préalablement cité, les acteurs publics commencent
à s'intéresser de plus près à ces réseaux B2B, réalisant sans doute le potentiel économique qui s'en
dégage, mais aussi dans une volonté d'encadrement légal de la pratique. Massimo Amato (2015 :
53) explique en particulier que le gouvernement italien a récemment déposé un projet de loi
prévoyant la mise en place d'un organisme de gouvernance des réseaux B2B ainsi que d'une activité
de contrôle émanant de la Banque d'Italie.
Mais les réseaux d'échange inter-entreprises présentent leur lot de risques et de limites. Plus
particulièrement, il est possible de voir un marché noir se mettre en place en marge du système de
crédit mutuel. Nous nous expliquons : des systèmes ne fonctionnent pas uniquement via un logiciel
informatique, et proposent aussi à leurs membres de régler les transactions avec des chèques. Il faut
normalement inscrire les noms des deux membres en question et faire parvenir le chèque à l'agence
centrale pour que la transaction soit enregistrée et considérée comme valable. Mais certains acteurs,
ne souhaitant pas devenir membre pour échapper à la cotisation ou refusant de payer les frais de
transaction, préfèrent s'échanger des chèques anonymes ne comportant qu'un montant en unité de
compte interne. Des achats et ventes se réalisent donc sans être comptabilisés par le réseau, pouvant
fausser l'équilibre nécessaire au bon fonctionnement d'un système de crédit mutuel. Ces chèques au
noir sont évidemment échangés en-deçà de leur valeur nominale, étant donné le risque d'exclusion
qu'encourent les utilisateurs. Le processus est accentué en fin d'année, lorsque de acteurs non-
membre se retrouvent avec de la monnaie qu'ils ne peuvent pas reporter sur les livres de comptes.
Les unités de compte peuvent alors perdre plus de la moitié de leur valeur initiale (Witt, 2008).
Finalement, il nous semble important d'aborder une zone de flou concernant les Barters ; il
s'agit de la définition de crédit mutuel, et de la limite à partir de laquelle un cercle d'échange entre
62
entreprises ne peut ou ne doit plus être considéré comme un système de crédit mutuel. Cette
réflexion se cristallise autour d'un système aussi emblématique que le WIR. Alors qu'il est toujours
présenté dans la littérature – particulièrement anglophone – comme la figure de proue du crédit
mutuel, le réseau semble finalement s'en différencier par certains aspects. John Rogers (2013)
appelle sur les réseaux sociaux à la correction de l'ouvrage People Money, dans lequel lui et ses
collègues présentent à tort le WIR comme un exemple vertueux de système de crédit mutuel. Il
s'avèrerait que les unités de compte y sont en fait exclusivement émises par la banque WIR, sous
forme de prêt envers les entreprises ou en échange de francs suisses. La logique d'un système de
crédit mutuel est en réalité toute autre, car elle engage les membres du réseau à être à tour de rôle
créancier et débiteur ; ce sont donc ces membres qui sont à l'origine de la création monétaire. Le
système WIR se différencie des autres Barters car l'agence centrale ne cantonne pas son rôle à une
tenue de compte et une mission de courtage entre les membres, elle s'arroge le droit d'émission de
l'entièreté des unités de compte évoluant dans le réseau. Nous ne savons malheureusement pas si le
système a été mis en place de la sorte en 1934, ou s'il a été transformé depuis lors. Mais ne trouvant
aucune trace d'un tel changement de fonctionnement, qui aurait sans doute causé des remous au sein
du réseau, nous penchons pour la première option.
3.2.4 Les cercles d'échange entre particuliers
Les cercles d'échange entre particuliers se déclinent sous d'innombrables formes, chaque exemple
présentant des caractéristiques qui lui sont propres, mais nous pouvons leur attribuer deux origines :
l e s Local Exchange Trading System (LETS) et les « monnaies temps ». Historiquement, ces
systèmes ont vu le jour dans les pays industrialisés où une partie de la population s'est appauvrie, en
réaction face à l'hégémonie de l'économie capitaliste. Ils s'inspirent notamment des expériences de
monnaie franche implémentées en Europe dans les années 1930 – dont nous avons présenté des
exemples, tels que la ville de Wörgl, dans la partie 3.1.2. Mais contrairement aux expériences du
passé, ces monnaies complémentaires sont globalement tolérées voire encouragées par les pouvoirs
publics. Les professionnels, qu'il s'agisse d'indépendants ou d'entreprises, ne sont pas autorisés à
participer à ces réseaux, ou en tout cas pas en offrant l'objet de leur activité principale. En tant que
systèmes de comptabilité locaux, ces réseaux n'empiètent pas sur le monopole étatique de frappe de
la monnaie. L'Union Européenne, à travers son programme de promotion de la coopération entre les
63
régions européennes « Interreg », subventionne notamment la mise en place d'une monnaie temps
britannique, les Space Time Credits23. En France, un cadre juridique24 a même été mis en place en
juillet 2014 concernant les Monnaies Locales Complémentaires ; il renforce la légitimité de ces
réseaux d'échange et assimile les Titres de Monnaies Locales Complémentaires à de la monnaie
légale (Zanolli, 2015 : 79).
Les monnaies temps sont apparues au début des années 1980 aux Etats-Unis, sous le nom de
Time banking, sous l'impulsion du travail académique d'Edgar Cahn, professeur universitaire de
droit et d'économie. La monnaie temps constitue un instrument monétaire basé sur une échelle de
valeur immatérielle, celle du temps d'activité qui est exprimé en heures. Ainsi, la valeur des biens et
services est définie en fonction du nombre d'heures qui a été nécessaire à son élaboration
(Bourdariat, 2015 : 120) ; quelle que soit l'activité, le temps de travail de chaque individu est
équivalent, sans distinction de productivité ou de nature de l'activité. Bien entendu, c'est au vendeur
que revient l'attribution de la valeur en unité-temps pour les biens ou services qu'il offre aux autres
membres. Organisés sous forme de crédit mutuel, les réseaux utilisant une monnaie temps
permettent une réciprocité des contributions en temps de leurs membres. L'objet de la transaction
est fourni contre un crédit temps, qui est débité du compte de l'acheteur et crédité sur celui du
vendeur. Ces transactions sont centralisées et gérées par une Banque du temps, un organisme à but
non-lucratif. Selon Edgar Cahn (2011), les Etats-Unis comptent aujourd'hui environ 300 Banques de
temps, comprenant entre 15 et 3'000 membres avec une moyenne de 100 membres. Il est à noter
qu'étant donné que l'unité de compte est fixe et non sujette à des variations, ces monnaies sont très
stables et ne pourraient pas faire l'objet de spéculation financière.
23 Site du CCIA : www.communitycurrenciesinaction.eu/spice-timebanks/
24 Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire, articles L. 311-5 et L. 311-6. www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029313296&categorieLien=id
64
Illustration 5 : Coupon-billet correspondant à une unité-heure dans unréseau de Time dollar (tiré d'internet).
Les Local Exchange Trading System ont aussi vu le jour à la même époque, mais au Canada.
Michael Linton mit en place le premier prototype en 1983, dans la petite communauté minière de
Courtenay en Colombie-Britannique (Boyle, 2011 : 15). Il en existe aujourd'hui des milliers à
travers le monde, même s'il est très difficile d'obtenir un nombre clair, en raison de l'émergence
continuelle de nouveaux réseaux, et de l'abandon de certains en raison d'un manque
d'investissement de leurs membres. Une approximation moyenne se situerait néanmoins autour de
1500 LETS dans le monde (Bourdariat, 2015 : 121). Ce sont des associations créées par un groupe
de personnes afin de pouvoir s'échanger des biens, des services ou encore des savoirs. L'unité
d'échange est généralement le « grain de sel », mais les noms peuvent varier selon les particularités
régionales. Tout comme les monnaies temps, les LETS constituent majoritairement des systèmes de
crédit mutuel entre particuliers. Ainsi les utilisateurs démarrent avec un compte nul, et peuvent
commencer à échanger sans unité, dans une certaine mesure. Par souci psychologique, certains
réseaux préfèrent allouer un solde de base à leurs adhérents, afin qu'ils ne soient pas contraints
d'aller dans les négatifs. Mais une différence conceptuelle de taille les sépare. Si les réseaux
attribuent aux unités de compte des noms alternatifs, elles restent calquées sur la monnaie
conventionnelle. Un objet qui serait vendu 10 francs sur un site de seconde main, sera proposé à 10
grains de sel. Ainsi, alors que la mesure des échanges repose sur le temps pour les monnaies temps,
et sur la monnaie officielle pour les LETS (Bourdariat, 2015 : 120). A l'origine, certains LETS
possédaient même une unité de compte convertible dans la monnaie étatique.
Le système a été implémenté en Amérique du Sud dans les années 1990, et sa popularité a
explosé avec la crise de la dette qui a touché de nombreux pays à la fin du XXe siècle. En Argentine
notamment, lorsque les épargnes bancaires sont bloquées en 2001 et que la pénurie d'argent liquide
est immense, beaucoup de citoyens se tournent vers les clubs de trocs pour continuer à pouvoir
subvenir à leurs besoins. Alors que le premier club de troc est créé en 1995 par une trentaine de
personnes, on dénombre en 2002 environ 4'500 clubs regroupant 2.5 millions d'adhérents.
L'expérience argentine a permis la mise en place des plus grands cercles d'échange entre
particuliers, et le plus notable est sans doute le Credito, qui est aujourd'hui encore utilisé comme
une monnaie courante par des milliers d'argentins (Ould-Ahmed, 2010).
Les LETS se sont aussi importés en France au début des années 1990, mais leur
fonctionnement se rapproche plus des monnaies temps. En effet, un Système d'Echange Local
(SEL) écarte toute référence à la monnaie officielle, et même si les adhérents sont libres de fixer les
valeurs, l'échelle de 10 grains de sel pour une heure de travail est recommandée (Derudder, 2005 :
172). C'est le cas du « SEL du Lac », réseau de crédit mutuel entre particuliers en place à Genève en
65
1998. Les Accorderies, originaires du Québec, mais se développant maintenant aussi en France,
fonctionnent quant à elles comme une Banque du temps. Pour compliquer le tout, le réseau Ithaca
en place à New-York, bien qu'utilisant des ithaca hours comme unité de compte interne, n'est en
réalité pas basé sur une mesure d'unité-temps (Boyle, 2011 : 16). Nous voyons donc que la frontière
entre Banque du temps et Système d'Echange Local est floue, même si elle provient historiquement
de deux sources distinctes.
Si nous avons mis en lumière une différence conceptuelle relative à l'émergence de ces deux
types de cercles d'échange entre particuliers, nous devons appuyer le fait que ces monnaies
complémentaires ont une visée commune. Ce sont avant tout des monnaies sociales qui ont pour but
d'offrir aux citoyens l'accès à un crédit gratuit, délivré des contraintes du marché bancaire telles que
l'intérêt et la nécessité de garantir son crédit. Cela ne veut pas dire que le crédit se fait sans
obligation, mais elle est plus symbolique, car il s'agit d'une dette morale envers la communauté,
celle d'activer à son tour le système en proposant ses ressources propres. La dualité entre producteur
et consommateur est dépassée par l'émergence du prosommateur, les deux statuts se confondant au
gré des transactions et les membres étant chacun à tour de rôle vendeur et acheteur (Rifkin, 2014 :
203).
Ces monnaies sociales se concentrent sur une zone particulière de l'économie. Edgar Cahn
avait avancé le concept de Core Economy – que l'on traduirait par économie fondamentale – pour la
caractériser. Ce paradigme repose sur cinq valeurs fondamentales : chaque personne constitue une
ressource pour la société ; certaines activités doivent être valorisées et rémunérées ; l'entraide doit
idéalement être réciproque ; la communauté nous permet d'être plus fort ensemble qu'en étant isolé ;
et l'importance de chaque être humain doit être affirmée (Bourdariat, 2015 : 120). Cette économie
correspond à toutes les activités qui touchent au domaine de la famille, du voisinage, de la
communauté et des droits civils – et qui ne sont pas prises en compte dans le calcul du PIB. Ce sont
ces activités et relations qui sont négligées par l'économie de marché, même si cette dernière s'est
appuyée sur elles pour son développement25. Cette Core Economy représenterait environ 40 % de
l'activité globale – comprenant le PIB et la Core Economy (Ibidem). Plus concrètement en France,
le travail domestique est estimé par l'INSEE entre 42 et 77 milliards d'heures par an, alors que le
travail salarié total est évalué à 38 milliards d'heures (Roy, 2012).
25 Notamment à travers la reproduction de la force de travail qui repose en grande partie par le travail domestique non-rémunéré, comme le met en avant le mouvement féministe-marxiste.
66
Les monnaies sociales sont essentiellement des monnaies scripturales, gérées au travers d'un
support informatique. La gestion des comptes et des transactions par un logiciel est peu coûteuse et
efficace, ce qui est souhaitable, étant donné que cette gestion est garantie par des bénévoles, parfois
par de petites forces salariées grâce à des subventions. L'association à but non-lucratif Community
Forge, fondée au début des années 2000 à Genève par Tim Anderson et Matthew Slater, propose à
cet égard des logiciels libres et open-source permettant de gérer des monnaies complémentaires. En
2012, l'organisme avait déjà pu fournir un logiciel à cinq cent vingt communautés, aussi bien en
Europe, qu'en Amérique du Nord et en Afrique.
Concernant le profil des utilisateurs de ces cercles d'échange, une récente étude menée par
David Marguerit et Hélène Privat (2015) nous apprend que les SELs sont constitués à 75 % de
femmes, et que 70 % de leurs membres ont plus de 50 ans – alors que les plus de 50 ans
représentent seulement 37 % de la population. La surreprésentation des femmes peut s'expliquer par
le fait qu'elles effectuent en moyenne moins d'activité salariée que les hommes. Il en va de même
pour les personnes âgées, qui sont à la retraite et cherchent peut-être des activités qui leur
permettent d'offrir leurs connaissances et savoir-faire, voire d'accéder à plus de lien social. Les
sélistes sont en outre bien éduqués, ce qui pourrait s'expliquer par le message politique véhiculé :
83 % d'entre eux ont un niveau d'éducation équivalent ou supérieur au Baccalauréat. Au niveau
socio-économique, ils appartiennent plutôt à la classe moyenne inférieure, même si les revenus
varient, et 60 % déclarent ne pas exercer d'activité professionnelle. Les personnes adhérant à de tels
réseaux d'échange le font donc par conviction politique, par manque de lien social, ou par nécessité
économique.
Mais ces monnaies sociales restent bien souvent à la marge de la société, regroupant des
convaincus ou des nécessiteux ; elles peinent à gagner de l'intérêt auprès du grand public, à moins
de situation économique critique comme de fut le cas en Argentine. Elles manquent sans doute de
moyens, qui pourraient leur donner plus de visibilité. Par exemple, le SEL du Lac comprend un peu
moins de 200 membres, pour environ 200'000 habitants en Ville de Genève, et 480'000 dans le
Canton26. Mais leur ambition n'est nullement de concurrencer le système économique actuel, elles
constituent plutôt une alternative, permettant aux personnes qui le souhaitent d'y faire valoriser des
activités négligées et de créer du lien social au sein de communautés de vie comme la ville, le
quartier.
26 Site du Sel du Lac : www.seldulac.ch/ Ville de Genève : www.ville-geneve.ch/histoire-chiffres/geneve-aujourd-chiffres/
67
3.2.5 L'émergence de systèmes territoriaux
Nous venons de discuter de deux types de système de crédit mutuel, régis par la même logique mais
présentant des caractéristiques et des buts distincts. Les systèmes d'échange inter-entreprises sont
généralement portés par une recherche de rationalité économique, étant donné qu'ils permettent aux
entreprises d'accroître leur chiffre d'affaire, notamment grâce à une préservation de leur trésorerie,
une valorisation des actifs inutilisés, un gain correspondant aux marges prévues sur les produits
proposés, et l'accès au nouveau marché d'écoulement que représentent les membres du réseau (cf.
3.2.3). Les systèmes d'échange entre particuliers semblent quant à eux impulsés par une vision plus
sociale et politique, et émanent de la société civile. Se basant sur l'aspect local de l'échange, ces
monnaies permettent de tisser des liens entre les individus d'une même ville ou d'un même quartier,
à travers la réciprocité d'aides, de produits ou de savoirs. Et lorsque ces systèmes prennent de
l'ampleur, notamment lors de situations économiques critiques, ils peuvent même pallier les déficits
du système officiel, faisant office de monnaie pour les personnes en manque de monnaie
conventionnelle.
Dans les deux cas, les acteurs rejoignant ou implémentant de tels systèmes monétaires sont
mus par la volonté de se réapproprier collectivement – du moins en partie, voire même de façon
symbolique – le pouvoir de création monétaire. Cette volonté peut être soutenue par une nécessité
sociale et économique, une recherche de profit, une vision ou des idéaux politiques.
Une nouvelle version de monnaie citoyenne est actuellement en train d'émerger en Europe, à
cheval entre les systèmes d'échange entre particuliers et les Barters. Ce système hybride de
compensation de crédits en est encore à ses premières expérimentations, et c'est dans cette direction
que semble pour le moment avancer la monnaie complémentaire genevoise. Massimo Amato (2015)
donne à ces systèmes de crédit mutuel un nom que nous avons choisi de nous réapproprier, étant
donné qu'il les décrit avec brio : il s'agit des systèmes territoriaux. En mettant l'accent sur le mot
« territoire », ce terme appuie l'ancrage géographique qui caractérise ces monnaies complémentaires
(cf. 3.1.6). La visée de ces monnaies nouvelle génération est de renforcer l'économie d'une ville ou
d'une région, à travers un système de crédit mutuel complet, dans le sens où il englobe et met en
lien différentes catégories d'acteurs économiques : des citoyens prosommateurs et/ou salariés, des
entreprises, et les pouvoirs publics locaux. La nécessité d'une participation politique se fait en effet
ici plus sentir, car ces pouvoirs jouent un rôle important dans les flux économiques d'une région,
notamment à travers les subventions, les impôts ou les charges. Un tel système a donc tout intérêt à
68
faire participer les acteurs publics. Même s'il ne cherche pas à se substituer à la monnaie étatique, le
système territorial se veut ainsi plus englobant que les SELs ou les Barters, en étant plus
représentatif de l'ensemble de la société.
Amato (2014 : 123) recommande à cet égard la cohabitation de deux systèmes partageant la
même monnaie. Les deux cercles d'échange communiquant, il est possible pour les particuliers
d'acquérir des unités de compte dans le réseau de type SEL, et de les écouler chez les entreprises
membres du second cercle.
Une autre caractéristique d'un tel réseau, permettant une perméabilité entre les deux
systèmes, est le payement des salaires en unité de compte interne. Pour mettre en place ce
mécanisme délicat, l'accord des salariés est bien entendu essentiel – par exemple en discutant avec
les syndicats – mais il faut aussi que l'offre des entreprises soit suffisamment importante pour que
les salariés puissent y dépenser facilement la monnaie reçue. Un point de départ souhaitable serait
sans doute de proposer aux salariés des entreprises membres qu'une part de leurs salaires soit versée
en monnaie complémentaire, moyennant une augmentation de ces derniers. L'avantage principal de
l'insertion de ces salariés dans le système de crédit mutuel est qu'ils représentent un fort pouvoir
d'achat qui va venir développer le réseau et décupler ses transactions. De plus, ces travailleurs
vivant dans la région, l'argent est censé être réinvesti localement (Amato, 2015 : 53). Le réseau
d'échange inter-entreprises Sardex commence notamment à proposer à ses membres qu'une portion
des salaires soit versée en unité de compte interne, et il semblerait donc que d'un Barter classique,
le système soit en train de s'ouvrir à d'autres types d'acteurs de la société.
Un système territorial – conçu en tant que tel – est actuellement en train de se mettre en
place à Nantes, porté par le Crédit Municipal Nantais. Le projet est très clairement élaboré de
manière top-down, du fait qu'il émane des autorités locales et du CMN qui est un institut bancaire
public. Mais il est prévu qu'une association soit créée afin d'assurer la mise en place et le suivi de
cette nouvelle monnaie ; et six ateliers participatifs, chacun d'une durée de 3h et regroupant un
panel de la société civile, ont été mis en place pour jeter les grandes lignes du projet à travers le
Manifeste de la SoNantes27. Vous l'aurez deviné, il s'agit là du nom de la monnaie.
Ce système de crédit mutuel devrait être opérationnel à l'automne 2015, et a pour ambition
d'englober les autorités locales, les citoyens et les entreprises de l'aire urbaine de Nantes. Comme
vous pouvez le constater sur le schéma ci-dessous, la complexité d'un tel système s'explique par la
cohabitation des différents rouages qui le constituent.
27 Source : Entretien avec Jacques Stern, directeur du Crédit municipal Nantais, le 31 octobre 2014.
69
D'un côté, les entreprises échangent entre elles, ce qui constituent un système B2B, et de
l'autre les citoyens ou prosommateurs font de même dans ce que l'on pourrait appeler un réseau de
type SEL. Mais ces deux réseaux font partie du seul et même système, et c'est précisément ce qui en
fait un système territorial. L'interconnexion entre entreprises et particuliers passe essentiellement
par deux relations économiques : les salaires, que les entreprises pourront fournir en sonantes (SN),
du moins en partie ; et les achats que les citoyens effectueront chez les entreprises, eux aussi réglés
en sonantes.
De plus, les personnes qui ne travaillent pas dans une entreprise membre ont tout de même
la possibilité de participer au système, grâce au nantissement : elles peuvent ainsi échanger des
euros contre des sonantes auprès de l'Agence centrale, à parité égale. La convertibilité est donc
possible dans un sens, mais interdite de la sonantes à l'euro. La cohabitation entre crédit mutuel et
nantissement ne va pas forcément de soi, et soulève des problématiques théoriques et pratiques. La
comptabilisation des unités de compte qui en émanent est délicate, car elles ne correspondent à
aucune réciprocité dans le réseau, comme cela doit toujours être le cas dans une chambre de
compensation de crédit, afin de conserver un système équilibré. Il faut aussi faire attention à ce que
ces unités « synthétiques » ne viennent pas trop gonfler la masse monétaire, entraînant alors des
risques d'inflation étant donné que leur création ne correspond à aucun transfert de richesse dans
l'économie réelle, mais à un simple passage d'un instrument monétaire à un autre. Jacques Stern
nous a expliqué à cet égard qu'une astuce est avancée pour pallier ce problème, du moins au niveau
logistique : il s'agit de comptabiliser le nantissement comme n'importe quelle autre transaction au
sein du système de crédit mutuel, en inscrivant au positif les sonantes émises et au négatif les euros
nantis auprès du CMN. Ainsi l'équilibre du système peut être conservé.
70
Schéma 3 : Organisation d'un système de Crédit mutuel regroupant entreprises et citoyens(élaboration propre, inspirée du fonctionnement de la SoNantes).
Concernant l'interaction avec les autorités, elle passera premièrement par la possibilité de
payer en sonantes des services publiques tels que les transports publics, la piscine, les parkings, les
loyers sociaux ou encore les musées. En France, il est pour le moment impossible d'envisager que
les taxes, même locales, soient réglées en monnaie complémentaire, étant donné le caractère très
centralisé de l'administration française. Deuxièmement – en sens inverse – il est envisageable que
des subventions en sonantes soient proposées, mais aucun accord n'a encore été trouvé dans ce sens.
Néanmoins, il nous semble évident que la Mairie devra trouver un moyen de se défausser des
sonantes qui s'accumuleront dans ses caisses à travers le paiement des services publics.
Lors du lancement, il est préférable que le crédit mutuel commence à opérer entre les
entreprises seulement, afin qu'un climat de confiance s'installe et qu'une masse raisonnable de
firmes rejoignent le réseau. Ainsi, les possibilités d'écoulement des unités de compte seront
suffisantes lorsque les citoyens adhéreront à la communauté de payement.
Pour le fonctionnement d'un tel système, un logiciel est en train d'être mis sur pied en
adaptant le code open-source de Cyclos, une structure numérique permettant déjà la gestion de
nombreuses monnaies complémentaires. Le coût de cette programmation ainsi que de la mise en
place de la monnaie est en partie financé par « Interreg » – donc Bruxelles – à travers la
participation de la SoNantes au projet européen Community Currencies In Action, qui vise à
développer des expérimentations de monnaies complémentaires dans diverses régions d’Europe.
Ces systèmes territoriaux nous semblent être très prometteurs, car ils allient certaines
caractéristiques des cercles d'échange entre particuliers et des Barters. Ils vont plus loin, en créant
l'interaction entre citoyens et entreprises et en incluant les pouvoirs publics dans la sphère des
transactions monétaires. Ils sont englobants par nature, et c'est pour cette raison qu'ils ont des
chances d'obtenir plus d'écho dans la société que n'ont pu en avoir les systèmes dépeints
précédemment. Étonnamment, alors qu'ils pourraient faire de l'ombre au pouvoir étatique en matière
de création monétaire, les autorités semblent lui porter de l'intérêt – sans doute aussi dans le but
d'encadrer son développement. Et il est crucial que la gouvernance d'un tel système de crédit mutuel
soit gérée de façon citoyenne, en permettant à toutes les parties de la société d'y participer. Dans le
cas contraire, si des privés ou les forces publiques venaient à prendre le contrôle d'un système
territorial, alors son esprit même serait bafoué ; car il s'agit bien ici de permettre aux citoyens de se
réapproprier la création de leur monnaie.
71
IV. Méthodologie de l'analyse de flux
Nous entrons maintenant dans la partie empirique de ce travail, qui consiste en une analyse de flux
réalisée au sein de l'Economie Sociale et Solidaire (ESS). L'idée sous-jacente est pouvoir dresser un
état des lieux du réseau de l'ESS genevoise et de tenter d'anticiper le potentiel de la mise en place
d'une monnaie territoriale, en termes de dynamisation des interactions économiques entre les
acteurs partageant les valeurs de l'ESS. Comme cela est dépeint en amont (cf. 2.2), cette étude a été
réalisée en collaboration étroite avec le groupe citoyen oeuvrant pour la mise en place d'une
monnaie citoyenne dans le bassin de vie genevois – groupe réuni au sein de l'association SASFERA
– ainsi que la Chambre de l'ESS. Cette dernière est en effet intéressée par une étude se basant sur
ses membres, notamment afin d'évaluer le degré d’interrelation et de soutien économique du réseau.
Quant à la SASFERA, les résultats de l'étude lui permettront de voir un peu plus clair dans les
transactions des utilisateurs cible de la future monnaie locale, ainsi que d'appréhender le potentiel
de cette dernière en termes de flux et dans son rôle de catalyseur des échanges.
4.1 Questions de recherche
Si le fil conducteur de ce travail est tissé des enjeux gravitant autour de la mise en place d'une
monnaie citoyenne locale, des interrogations plus spécifiques ont encadré cette analyse de données.
Elles peuvent s'exprimer de la sorte :
Quel est l'état des relations économiques entre les membres de l'ESS ? (1)
Dans quelle mesure un système de Crédit mutuel pourrait-il dynamiser les transactions
intra-ESS ainsi que celles liant des membres de l'ESS avec des acteurs partageant les
mêmes valeurs ? (2)
La première question de recherche se penche sur le degré d'interdépendance des membres du
réseau de l'ESS. Nous chercherons à déterminer dans quelle mesure les membres de l'ESS se
privilégient mutuellement dans leurs activités économiques.
Le deuxième axe de recherche prend la problématique de revers et questionne le potentiel de
mise en œuvre d'un système de crédit mutuel en termes de dynamisation des transactions. Si des
72
membres se fournissent en dehors du réseau, cela peut provenir de deux raisons : soit le bien ou
service recherché n'est pas proposé par les autres membres, soit la transaction se fait à l'extérieur par
manque de cohésion et de communication. En fonction de la réponse qu'apportera notre analyse,
nous en déduirons la pertinence ou non de l'implémentation d'une monnaie complémentaire sous
forme de crédit mutuel dans l'économie sociale et solidaire genevoise.
4.2 Cadre d'analyse
Différents éclairages vont être successivement appliqués aux données récoltées afin d'apporter des
réponses aux interrogations précédemment soulevées. Nous allons nous inspirer des recherches de
Leontief, qui a mis en place une méthode d'analyse des flux économiques par les matrices ; puis ce
sera à l'analyse des réseaux d'être sollicitée, cette dernière nous permettant par la suite de faire
ressortir certaines caractéristiques du réseau d'acteurs étudié.
4.2.1 L'analyse input-output de Wassily Leontief
« Les revues économiques professionnelles sont remplies, page après page, de formules
mathématiques conduisant le lecteur d'un ensemble d'hypothèses plus ou moins plausibles mais
entièrement arbitraires à des conclusions théoriques établies avec précision mais dépourvues de
pertinence » (Leontief, 1982. traduction de Rosier, 1986 : 24-25). Cette citation illustre
parfaitement la position critique de Wassily Leontief face à sa propre discipline. Il a été un fervent
partisan d'un développement parallèle et connexe de la théorie économique et de l'économie
appliquée. Le modèle que nous allons présenter, et qui lui a valu d'obtenir le Prix Nobel d'économie
en 1973, incarne cette volonté de faire de la science économique un outil au service de la société,
permettant de l'analyser et d'en faire ressortir des suggestions concrètes.
L'analyse input-output, aussi appelée analyse entrée-sortie en français, est une méthode de
quantification des interrelations qui lient les différents secteurs d'un système économique. En effet,
chaque secteur absorbe des produits provenant d'autres secteurs, et crée à son tour des produits qui
seront diffusés ailleurs. Pour illustrer cela, nous pouvons imaginer que le secteur de production de
73
pièces métalliques se fournit en métal brut et écoule sa marchandise auprès des ménages ; et des
flux peuvent aussi être observés au sein du même secteur, lorsque des entreprises produisent de
petites pièces métalliques qui sont achetées et assemblées par une autre firme. L'échelle importe
peu, l'analyse pouvant tout aussi bien s'effectuer au niveau d'un pays, d'une région, d'une ville ou
d'une entreprise. Si ce type de réflexion avait déjà été impulsé au XVIIIe siècle par l'économiste
français François Quesnay et son Tableau économique, le modèle de Leontief a surtout été innovant
par sa capacité à représenter les interactions sous forme de matrice.
Un tableau input-output résume
les flux de biens et de services qui ont
transité parmi les différents secteurs
pendant une période donnée. En voici
un exemple simplifié, analysant un
système économique comprenant trois
secteurs : l'agriculture, l'industrie, et les
ménages. Nous pouvons observer sur la première ligne de la matrice ci-contre la répartition dans la
société des 100 quintaux de blé produits par le secteur agricole : le secteur en question en a lui-
même absorbé 25, l'industrie en a acheté 20, et les ménages en ont consommé 55. Afin de produire
ces 100 quintaux de blé, la première colonne nous indique que le secteur agricole a donc utilisé 25
quintaux de son propre blé, plus 14 mètres de tissus produits par le secteur industriel et 80 années-
travail fournies par les ménages. La matrice suit la même logique pour les autres secteurs, les lignes
détaillant les flux sortant, et les colonnes indiquant les flux entrant.
Mais ces flux étant exprimés dans cette première matrice sous forme de biens ou services, il
est impossible de faire la somme des
entrées nécessaires pour chaque secteur.
En effet, comment additionner des
quintaux de blé et des mètres de tissu ? Il
faut donc que ces relations inter-
sectorielles soient exprimées sous forme
de valeur grâce à une unité de mesure, la
monnaie. La deuxième matrice se base pour cela sur l'hypothèse que le quintal de blé vaut 2 dollars,
le mètre de tissu est vendu à 5 dollars, et qu'une année de travail est rémunérée 1 dollar. Notons
encore que les 300 dollars de services rendus par les ménages aux différents secteurs représentent le
74
Matrice 1 : Modélisation d'un système à trois secteurs(Bever, 1985).
Matrice 2 : Modélisation ajustée par la valeur des flux(Bever, 1985).
revenu national. C'est selon cette méthode que des tableaux de comptabilité nationale ont été
dressés dans de nombreux pays, les plus détaillés comprenant cinq ou six cents secteurs.
Mais cette deuxième matrice ne nous rend pas compte de la relation entre la nécessité en
matière d'input d'un secteur et l'output qui en découle. En d'autres termes, il s'agit de savoir à quel
point un secteur est dépendant ou plutôt inter-dépendant d'un autre secteur pour pouvoir produire
son output total.
La troisième matrice permet de répondre à ce questionnement et est appelée la matrice
structurelle du système économique étudié. Pour la construire, il a été nécessaire de calculer des
coefficients d'input : ils correspondent à la
quantité de l'output du secteur partenaire
(appelons-le secteur i) absorbé par le
secteur dont il est question (secteur j) pour
la production de chaque unité de son
output total. Concrètement, en se basant
sur les données de la première matrice, ces
coefficients sont calculés par cette formule : { a ij = x ij / x j }. La première cellule de la matrice
structurelle met en relation le secteur agricole (1) avec lui même. Pour le calcul de ce coefficient (a
11), le numérateur (x 11) correspond donc à la quantité de blé nécessité par son propre secteur de
production (soit 25 quintaux de blé), et le dénominateur (x 1) renvoie à la production totale du
secteur en question, l'agriculture (soit 100 quintaux). Ensuite, la cellule se situant en dessous met en
relation le secteur agricole (1) avec le secteur industriel (2). Pour le calcul de ce deuxième
coefficient (a 21), le numérateur (x 21) traduit la quantité de produits manufacturés provenant du
secteur de l'industrie (20 mètres de tissu) nécessaire à la production totale du secteur agricole (100
quintaux), qui correspond elle au dénominateur (x 1). Et le tableau se remplit ainsi de suite.
Cette troisième matrice a été calculée en fonction des quantités provenant du tableau initial,
sans prendre en compte leurs différences
en terme de valeur. Ainsi les coefficients
sont le résultat de rapports entre des unités
de mesure diverses. La quatrième et
dernière matrice – située à notre gauche –
est calculée à partir de la modélisation
ajustée par la valeur des flux. Si ces
75
Matrice 3 1: Modélisation ajustée par les coefficientstechniques (Bever, 1985).
Matrice 4 1: Modélisation ajustée par les coefficientstechniques et la valeur des flux (élaboration propre).
coefficients doivent bien être interprétés comme des rapports de quantités d'unités physiques,
l'utilisation d'une mesure commune les rend plus pertinents. Ne possédant que trois secteurs, il n'est
pas surprenant que ce système économique nous apparaisse comme fortement interconnecté. La
plus forte interrelation est entretenue par les ménages et l'industrie, avec deux coefficients
supérieurs à 0.5. Cela qui signifie qu'ils ont mutuellement besoin l'un de l'autre pour plus de la
moitié des ressources nécessaires à leur production totale.
L'analyse input-output a souvent été utilisée dans une démarche dynamique, comme ce fut le
cas aux Etats-Unis en 1939 pour anticiper l'influence sur l'emploi du passage d'une économie de
guerre à une économie de paix (Bever, 1985. traduction de Rosier, 1986 : 47). En revanche, nous
nous y référerons plus loin (cf. 5.1.1) dans une approche statique, dans le sens où elle nous aidera à
appréhender le degré de cohésion et d'interrelation du réseau qui sera soumis à l'analyse. Cette
méthode s'appuiera sur le degré de noircissement de la matrice des échanges interindustriels. Ainsi,
plus un réseau est interconnecté et plus les cases du tableau sont remplies par des échanges effectifs,
« noircissant » ainsi la matrice.
4.2.2 L'apport de la sociologie de réseaux
La notion de réseau a été définie en 1969 par Clyde Mitchell comme « un ensemble particulier
d'interrelations entre un ensemble limité de personnes, avec la propriété supplémentaire que les
caractéristiques de ces interrelations, considérées comme une totalité, peuvent être utilisées pour
interpréter le comportement social des personnes impliquées » (Ferrand, 1997). Dans notre cas, il
est plutôt question de comportements économiques, mais la logique est similaire : la sociologie des
réseaux nous apporte les outils nécessaires à la modélisation et l'interprétation des relations liant les
membres du réseau. Nous allons ainsi présenter les attributs28 de cette méthode qui seront ensuite
utiles à l'analyse des données collectées.
Un réseau peut tout d'abord être questionné par son degré de centralisation. La centralisation
nous renseigne sur la variance de la centralité des différents acteurs. Elle est d'autant plus
importante que certains acteurs sont au centre du réseau, c'est-à-dire qu'ils entretiennent beaucoup
28 Nous nous basons en particulier sur le cours Analyse de réseaux donné par Eric Widmer à l'Université de Genève.
76
de liens, relativement aux autres. Sa valeur peut varier entre 0 et 1, sachant que 0 signifie que tous
les acteurs ont la même centralité, et que 1 implique qu'un acteur est au centre d'une « étoile », c'est-
à-dire qu'il est relié à tous les autres membres qui eux-mêmes sont isolés.
La centralité, quant à elle, se rapporte aux membres du réseau, et se décline sous plusieurs
formes – dont deux retiennent ici notre intérêt. La centralité de degré révèle le nombre de liens que
possède chaque acteur avec le reste du réseau, et donc son importance vis-à-vis des autres ; et la
centralité d'intermédiarité nous renseigne sur la capacité d'un membre à faire le lien entre différents
groupes. On parle à cet égard de point de rupture si le nœud – l'acteur en langage de réseau – est
essentiel à la liaison entre deux groupes. Si l'on supprimait un point de rupture, un réseau ne
comprenant initialement qu'une seule composante se verrait séparé en deux composantes, privées de
l'acteur qui les réunissait.
Ensuite, la cohésion ou densité d'un réseau nous indique la proportion de liens présents entre
les nœuds de notre réseau par rapport à l'ensemble des liens qui pourraient exister si tous les acteurs
étaient reliés entre eux. Pour calculer la densité d'un graphe dirigé – lorsque la relation a un sens –
le nombre de liens potentiels est deux fois plus important que pour un graphe non-dirigé, étant
donné que les relations peuvent être réciproques.
L e degré de réciprocité peut encore être utile pour analyser un graphe dirigé, car il nous
apprend le degré de réciprocité des liens présents dans le réseau. Un faible degré de réciprocité
signifierait que la plupart des liens ne vont que dans un sens, et vice versa – sachant que le degré de
réciprocité maximum est 1. Le calcul de la réciprocité peut se faire de deux manières : en se basant
sur les dyades29, c'est-à-dire en calculant le rapport du nombre de dyades symétriques sur le nombre
de dyades comprenant au moins un lien ; ou en se basant sur les arcs, soit en cherchant le rapport du
nombre d’arcs impliqués dans une relation réciproque sur le nombre total de liens existants.
Finalement, l'analyse de Cluster nous permet de questionner le graphe dans l'optique d'en
faire ressortir des sous-groupes cohésifs. Elle met en lumière les cliques du réseau, c'est à dire les
membres qui sont interconnectés. Cette méthode à la particularité de s'intéresser à la cohésion d'un
réseau en regardant si ce dernier est soudé ou au contraire renferme des regroupements par affinités.
29 Une dyade correspond à une paire d'individus dans un réseau.
77
4.3 Hypothèses
C'est donc grâce à l'apport du cadre théorique que nous venons de présenter, et au travers de laméthode d'analyse que nous allons ensuite détailler, que des éléments de réponse à nos questions derecherche vont être apportés. Voici les hypothèses qui vont nous accompagner :
Si les acteurs de l'ESS forment un réseau dans le sens où ils partagent les mêmes
valeurs, ils ne sont pas pour autant fortement liés au niveau des échanges. (1)
Un système de Crédit mutuel va permettre la création de nouveaux flux à l'intérieur de
la future Communauté de payement, et cela à travers deux mécanismes :
◦ en intégrant au réseau de nouveaux partenaires qui partagent les mêmes valeurs. (2a)
◦ en déplaçant des transactions jusqu'alors réalisées avec des acteurs présentant des
valeurs différentes afin d'impliquer des acteurs similaires. (2b)
Ces hypothèses de recherche vont pouvoir être confrontées à l'analyse empirique. Pour ce qui
est de la première (1), nous allons faire ressortir la proportion du total des transactions qui est
réalisée à l'intérieur de l'ESS. L'ambition, vous l'aurez compris, étant ici de mettre en lumière le
niveau d'imbrication des échanges intra-ESS.
Concernant la deuxième hypothèse (2a), ce sont les acteurs qui partagent les valeurs de l'ESS
mais sans en être membre qui devront être examinés, et plus précisément les flux que les entreprises
étudiées entretiennent avec eux. Ces transactions pourront en effet être réalisées au sein de la
communauté de payement, intégrant par la même occasion de nouveaux acteurs dans le réseau.
Et afin de pouvoir tester notre dernière hypothèse (2b), il nous faudra commencer par
déterminer la proportion de transactions réalisées avec des acteurs ne partageant pas les valeurs de
l'ESS et qui ne sont donc pas susceptibles d'utiliser la monnaie complémentaire. Fort de ce résultat,
nous nous intéresserons à la nature de ces flux, afin de les mettre en relation avec les biens et
services potentiellement proposés à l'intérieur de la future communauté de payement. Nous
pourrons ainsi appréhender le volume de flux qui pourrait théoriquement être transposé suite à la
mise en place du crédit mutuel.
78
4.4 Démarche empirique
4.4.1 Population
Notre univers d'analyse est vaste, étant donné qu'il s'étend aux personnes morales prestataires de
biens ou de services. Même si un système territorial a pour ambition d'intégrer à la fois les
personnes physiques et morales, nous avons aussi vu qu'il semble plus raisonnable de commencer à
faire tourner le système de crédit mutuel avec les entreprises (cf. 3.2.5). C'est pour cette raison – et
aussi face à une réalité logistique – que nous avons volontairement laissé les individus en dehors de
cette étude.
En fait, la recherche porte sur les acteurs économiques qui pourraient potentiellement
devenir des membres de la future communauté de payement, soit des personnes morales qui
incarnent des valeurs proches de celles de l'ESS (cf. 2.2).
De façon plus précise, la population mère de notre analyse correspond aux organisations
membres de la Chambre de l'économie sociale et solidaire de Genève. Au nombre de 274, ces
membres sont prestataires de toutes sortes de biens et de services, tout en respectant les critères
éthiques d'adhésion résumés par la Charte de l'ESS. On y trouve un éventail divers de formes
d'acteurs économiques, soit des associations, des fondations, des entreprises à but non-lucratif ou à
lucrativité limitée. C'est donc sur ce réseau d'acteurs, réunis autour de la Chambre de l'ESS, que
nous nous penchons pour l'analyse de flux.
4.4.2 Echantillon
Etant donné la taille de notre population mère, et la charge de travail que représente une telle
analyse des flux monétaire, un échantillonnage s'est logiquement imposé à notre étude.
Notre échantillon est tout d'abord non-probabiliste, dans le sens où des entreprises ont été
volontairement sélectionnées sur la base de certains critères. Pour cela, nous avons demandé à la
Chambre de nous dresser la liste d'une cinquantaine de ses membres. Cette liste devait représenter
un spectre des diverses activités de l'ESS, tout en regroupant des acteurs suffisamment imbriqués
79
dans des transactions économiques afin d'avoir une masse critique de données à analyser. En effet,
certains membres de l'ESS sont les destinataires ou émetteurs d'une quantité infime de flux
monétaires, et leur participation à l'étude n'aurait pas été d'une grande utilité.
Mais notre échantillon – par la force des choses – est aussi volontaire, car ce sont les
organismes démarchés qui ont pris la décision en dernier ressort. Nous n'avions en effet aucun
moyen de pression, et leur participation a dépendu essentiellement de leur degré d'intérêt et de
bonne volonté. Ils ont tout d'abord été contactés par e-mail – grâce aux coordonnées transmises par
la Chambre – afin de leur présenter le projet, tout en insistant sur la promesse d'anonymisation des
données ainsi que sur son caractère collaboratif entre la Chambre de l'ESS, l'Université et la
SASFERA. Nous pensons que l'appui, même symbolique, de l'ESS a constitué un réel effet de
levier, et que le taux de réponse aurait été plus faible en son absence. Un second e-mail a ensuite été
envoyé à l'intention de la quarantaine de membres qui n'avait pas donné suite au premier. Puis, le
recours à l'appel téléphonique a été nécessaire pour la trentaine d'organismes qui ne donnaient
aucun signe de vie.
Au final, sept organismes n'ont jamais répondu à nos demandes, et nous avons fini par
renoncer afin de ne pas les harceler et éviter de leur donner une mauvaise image de la monnaie
citoyenne ; et une vingtaine de membres ont refusé de collaborer à l'étude, par manque d'intérêt ou
de temps.
Parmi l'autre moitié – soit la vingtaine de membres qui ont répondu positivement à notre
demande initiale – seuls treize organismes ont réellement pu été utilisés pour l'analyse de flux. Cette
différence provient du fait que certains acteurs étaient d'accord de nous fournir le détail des
transactions réalisées avec leurs fournisseurs, mais pas celles qui les lient à leurs clients, par souci
de confidentialité. Leur participation à l'étude aurait faussé les résultats, et ils n'ont donc pas été
analysés. Une autre raison a aussi évincé des membres motivés, mais celle-ci est d'ordre plus
pratique : certains organismes sont au centre d'une très importante quantité de flux monétaires –
nous parlons ici de dizaines de millions de francs suisses – et leurs systèmes comptable ne sont pas
suffisamment développés pour nous renseigner efficacement sur la nature des flux. L'analyse de
chacune de ces comptabilités aurait demandé des dizaines d'heures de travail supplémentaire, et
nous avons estimé que cette charge était disproportionnée par rapport à sa pertinence empirique.
80
Voici donc les aléas majeurs qui ont eu pour conséquence la réduction de facto de notre
échantillon initial à son quart. Notre analyse empirique se base finalement sur la rencontre et l'étude
des flux économiques de treize organismes membres de l'ESS genevoise.
4.4.3 Matériau
Il est temps de nous arrêter sur la matière première de notre recherche empirique. Les données
utilisées pour cette analyse de flux proviennent essentiellement de la comptabilité des organismes
interrogés.
Les sources primaires consistent donc en des bilans comptables et des livres de comptes
fournis et commentés par le responsable comptable des acteurs visités. Il a été demandé de façon
récurrente d'avoir accès à la comptabilité de 2012, afin d'être sûr qu'elle soit bien bouclée et
archivée. Les entretiens ont été réalisés sur la période estivale et automnale de l'année 2014, et ont
duré entre 1h et 4h30, selon la taille et la qualité de la comptabilité, ainsi que la disponibilité de
l'hôte. Quatre membres de la SASFERA m'ont aidé dans cette démarche, en s'occupant chacun d'une
entreprise cible. Un travail de remise en forme, d’agrégation et de demande d'informations
supplémentaires a été nécessaire en aval de la prise de données.
Le caractère délicat d'une telle approche, du fait qu'elle touche aux comptes, à l'argent, au
détail des salaires et des bénéfices – ou au contraire aux pertes engrangées – doit être appuyé. Tout
au long de l'enquête, nous avons régulièrement ressenti une tension latente autour de ces chiffres.
C'est pourquoi nous nous sommes engagés, à travers une informelle clause de confidentialité, à
préserver l'anonymisation des données. Cette anonymisation se traduit concrètement par le fait
qu'aucun nom d'organisme n'est révélé dans ce travail. En effet, lors de l'analyse, tous les noms ont
simplement été remplacés par des numéros, de telle sorte que la première entité interviewée est
devenue « E1 », la deuxième « E2 », et ainsi de suite.
30 Le responsable comptable n'étant bien évidemment pas présent tout au long de la prise de données pour les cas defigure les plus longs.
81
4.4.4 Travail des données
Au niveau de la prise de données en temps que telle, elle s'est cristallisée autour d'un fichier Excel
(cf . Annexe A). Cette base de données regroupe les flux monétaires qui ont lié les entités
interviewées à leurs organismes partenaires pendant l'année 2012. Un travail d'agrégation
simplifiant l'entrée de ces flux dans le tableur a été nécessaire, afin de rassembler des flux
similaires. Il faut noter que les frais exceptionnels, tels que des grands travaux de rénovation, n'ont
pas été pris en compte dans ce travail afin de pouvoir se concentrer sur l'analyse des flux réguliers.
Les deux premières colonnes nous renseignent sur les acteurs mis en relation par l'échange
marchand. L'un se trouve être l'émetteur du flux monétaire, et l'autre son destinataire. Les deux
dernières colonnes leur font écho, dans le sens où la quantification de chaque flux se retrouve sous
« crédit » si l'acteur interrogé en est le destinataire, et sous « débit » en cas contraire. Les
transactions sont exprimées en francs suisses dans les comptabilités analysées et quantifient la
richesse dont elles enregistrent le transfert. Cette variable « flux monétaire » est donc quantitative et
quantifie la transaction réalisée.
Les trois colonnes du centre requièrent une attention particulière, car elles ont nécessité un
codage de notre part. Le « type du partenaire » renvoie à la catégorie à laquelle appartient l'acteur
effectuant une transaction avec l'organisme analysé. A cette variable qualitative sont attachées six
modalités : « ESS » nous indique que l'acteur partenaire est lui aussi membre de la Chambre de
l'ESS ; « SIM » signifie que l'organisme incarne des valeurs similaires à celles de l'ESS ; « DIFF »
signale au contraire que l'entité ne respecte ni ne prône ces valeurs ; « EXT+ » nous informe que
l'acteur est situé en dehors de la région franco-valdo-genevoise, mais que ses valeurs sont
similaires ; « EXT- » qu'il est extérieur à la région et que ses valeurs sont autres ; « AP » nous
indique finalement que le partenaire est un acteur publique.
Les colonnes « catégorie » et « sous-catégorie » constituent une autre variable qualitative,
qui nous permet de caractériser la nature du flux monétaire. Elles renseignent tout simplement sur le
bien ou le service fourni. Les différentes formes que peut prendre cette variable sont regroupées
dans une nomenclature des biens et services (cf. Annexe B).
Finalement, deux questions annexes ont été posées lors des entretiens. La première porte sur
l'intérêt que peut susciter la mise en place d'une monnaie complémentaire au sein de l'ESS. Bien
entendu, les réponses seront fortement biaisées, étant donné que les organismes interrogés sont ceux
82
qui ont accepté de nous recevoir, notamment par intérêt. L'idée est aussi de pouvoir constituer à
l'intention de la SASFERA une liste d'entreprises motivées à participer au lancement de cette
monnaie. En l'occurrence, tous les acteurs ont répondu positivement à cette question, mis à part
trois indécis qui ont opté pour « peut-être ».
La deuxième questionne quant à elle le niveau de développement de l'activité de l'acteur. Ce
dernier devait se situer sur une échelle allant de 1 à 10, sachant que 10 représente l'activité
économique maximale qu'il pourrait ou souhaiterait atteindre. Nous sommes bien conscient du haut
degré de subjectivité qui transpire de cette question, mais le but n'est pas de quantifier les réponses ;
il s'agit plutôt de tester la volonté de tendre vers une dynamisation de l'activité économique. Nous
aimerions ainsi comprendre si les organismes visités ont globalement atteint un plafond concernant
leur activité économique, ou s'ils souhaiteraient au contraire la voir s'accroître.
4.5 Limites
Une recherche n'est jamais exempte de limites et de biais. Nous allons maintenant présenter ceux
que nous avons pu mettre en lumière en ce qui concerne cette analyse de flux.
En premier lieu, étant en quelque sorte mandaté par la SASFERA et participant
régulièrement à ses réunions de coordination, il nous est apparu difficile d'assurer la réalisation de
ce mémoire avec le niveau d'objectivité attendu d'un tel travail académique. Il a été nécessaire à de
nombreuses reprises de recentrer nos propos pour ne pas laisser transpirer un parti pris qui serait
inadéquat. Malgré ces précautions, nous sommes conscients du fait que ce travail aurait pu être
traité avec une plus grande distance ; d'un autre côté, c'est cette subjectivité encadrée qui nous a
fourni la motivation nécessaire à son élaboration.
Ensuite, une seconde limite est apparue lors de la prise de données. En acceptant de nous
ouvrir leurs livres de compte, les acteurs analysés nous ont en quelque sorte accordé une faveur. Ils
ont en effet laissé un inconnu venir les interroger et triturer leur comptabilité, sans autre contrepartie
qu'un sourire et des remerciements. De cette interaction asymétrique découle une réalité : nous ne
pouvions rien exiger d'eux. Ainsi, selon les entretiens, nous n'avons pas eu accès au même matériel.
83
Il nous a parfois fallu nous débrouiller seul, pour ensuite poser des questions afin de s'assurer de la
qualité de notre lecture, et certains comptables nous ont au contraire accompagné à travers tout
l'archivage de leur comptabilité. De cette diversité de conditions présentes lors de la prise de
données pourrait découler une certaine nuance dans les résultats enregistrés. Néanmoins, comme
nous l'avons déjà précisé, n'ont été analysés que les acteurs auprès desquels nous avons eu accès à
l'ensemble de leurs fournisseurs et clients.
Notre nomenclature, censée classer les flux selon la nature du bien ou service fourni, doit
aussi être critiquée. En effet, elle s'est avérée être parfois trop vaste, ne pouvant rendre compte avec
suffisamment de précision de la richesse transférée. Par exemple, il est impossible de savoir
précisément de quelle « formation continue », ou de quel « abonnement de journal » il est question,
les intitulés étant trop flous. En même temps, ces biens ou services ne sont pas parfaitement
substituables, étant donné que chaque journal apporte un éclairage différent sur l'actualité, et qu'il
est difficile de trouver deux formations continues identiques, chacune se concentrant sur une autre
facette du sujet. D'autres catégories, comme la « location de bureau », ne sont pas non plus
exploitables de par leur rareté. En effet, certains organismes possèdent un bâtiment et louent
quelques arcades à des entreprises, mais cela n'en fait pas des fournisseurs de location de bureau,
dans le sens où la prestation est fortement limitée et bénéficie déjà à certains acteurs. Quelques
catégories n'ont donc pas pu être exploitées pour la partie 5.2 de l'analyse, car leur utilisation n'avait
aucun sens et aurait faussé les résultats.
La dernière limite, et sans doute la plus importante, repose sur la qualité de notre
échantillonnage. Comme nous venons de le voir, notre échantillon exploitable est équivalent au
quart de notre échantillon initial. Si nous n'avions aucune prétention à généraliser nos résultats à
l'ensemble de l'ESS – l'inférence est impossible en raison du caractère non-représentatif de
l'échantillonnage – cette réalité affaiblit encore la portée de l'étude, qui souhaitait pouvoir apporter
une vision spectrale la plus large possible de ce secteur. Il est donc essentiel de considérer ces
résultats pour ce qu'ils valent, c'est-à-dire un aperçu parcellaire du réseau de l'ESS. Si les
conclusions ne peuvent être inférées à l'ensemble du secteur, elles rendront tout de même compte de
la situation actuelle et du potentiel de mise en place de la monnaie complémentaire concernant le
segment de l'économie sociale et solidaire analysé.
84
V. Analyse et intérêt des résultats
5.1 Analyse du réseau de l'ESS
Le moment est venu de nous pencher sur les résultats obtenus à travers l'enquête dont les modalités
viennent d'être exposées, afin de tenter d'en tirer quelques conclusions. Dans un premier temps, une
modélisation empruntée à l'analyse de réseau nous renseignera sur le degré de cohésion du réseau ;
puis une analyse des données sous forme de matrices – s'inspirant notamment des travaux de
Leontief – s'efforcera de dépeindre quantitativement les relations économiques de notre échantillon.
Finalement, c'est le potentiel du crédit mutuel, en terme de dynamisation des transactions internes
au réseau de l'ESS, qui sera questionné.
5.1.1 Modélisation du réseau
Le traitement des données provenant de notre terrain va commencer à travers une modélisation de
réseau. Nous allons pour cela procéder en deux temps : la modélisation se concentrera tout d'abord
uniquement sur les flux qui relient nos treize acteurs, et rendra ensuite compte de la totalité des flux
enregistrés.
Les graphiques sont réalisés à partir des données regroupées dans la matrice récapitulative
des flux (cf. Annexe C), soit l'ensemble des transactions réalisées pendant l'année 2012. Afin de
tenir compte des variations d'importance des flux en termes quantitatifs, tout en préservant la
lisibilité des graphiques, nous avons choisi d'appliquer un logarithme de base 2 à l'ensemble de nos
données. Cela nous a en effet permis de lisser les fortes disproportions présentes entre les flux, qui
auraient excessivement encombré la modélisation. En conséquence, il faut garder à l'esprit que
l'épaisseur des flux monétaires représente leur volume de façon très sensible : une petite variation
d'épaisseur représente une forte variation du volume de flux. Il faut aussi préciser que ces graphes
sont dirigés, c'est-à-dire que les flèches désignent le sens de la transaction monétaire. La
modélisation de l'annexe F nous renseigne aussi sur ces flux, mais sans prendre en compte les
variations de volume. Nous avons néanmoins décidé de la présenter, car elle faire ressortir les sous-
groupes à l'observation en plaçant les nœuds spatialement en fonction de leur degré d’interaction
avec le réseau.
85
Notre première modélisation s'intéresse aux relations économiques liant les treize acteurs
passés au crible de notre analyse de flux et va nous permettre d'examiner leur cohésion.
A la simple observation, nous
remarquons qu'aucun acteur n'est
complètement déconnecté du réseau.
De plus, le graphe ne contient qu'une
seule composante, ce qui signifie que
nous ne sommes pas en présence de
plusieurs groupes déconnectés les
uns des autres : en effet, tous les
nœuds sont interconnectés, du moins
à travers les autres. Nous remarquons
aussi la présence d'un point de
rupture, soit un nœud qui, s'il
disparaissait, laisserait place à deux
composantes déconnectées l'une de
l'autre. En effet, les acteurs « E1 »,
« E2 » et « E8 » ne sont reliés au
reste du réseau que par l'intermédiaire de « E5 », qui apparaît par ailleurs très central dans ce réseau
puisqu'il possède un lien monétaire avec l'ensemble des autres acteurs31.
Analysons maintenant cette modélisation grâce à plusieurs méthodes empruntées à l'analyse
de réseau. Il est important de préciser que les résultats qui vont
suivre sont calculés indépendamment du volume des flux. En effet,
une transaction est ici considérée comme un lien entre deux
acteurs, quelque soit son montant.
La centralisation du réseau – soit la mesure de l'hétérogénéité
de la centralité des différents acteurs – va être calculée de deux
manières différentes. Tout d'abord, à travers la centralité de degré
des membres, qui est reportée dans la figure ci-contre: cette
centralité renvoie au nombre de liens directs des acteurs, et donc à
leur importance au sein du réseau. Notons que l'Out degree
31 Cela apparaît encore plus nettement sur l'Annexe F.
86
correspond aux flux sortants, et l'In degree aux flux entrants. Nous pouvons donc observer sur
l'illustration 6 que les flux sortants sont concentrés par « E3 » et « E6 », et dans une moindre
mesure par « E11 » et « E12 ». Mais la centralisation du réseau en matière de flux émis est de
0.1528, ce qui est faible étant donné que le maximum est de 1. Ainsi, les flux émis sont plutôt
équitablement répartis au sein du réseau. En revanche, les flux entrants sont très fortement
concentrés chez « E5 », dont la centralité de degré est bien supérieure à celle des autres. En effet, la
centralisation du réseau concernant les flux reçus est de 0.8750, ce qui est très important. « E5 »
occupe donc une place particulière dans le réseau, car il reçoit des flux monétaires de la part de tous
les autres acteurs. Si on le laisse de côté, « E13 » est aussi central, mais dans une moindre mesure,
ainsi que « E8 », « E9 » et « E11 » qui suivent derrière. Plusieurs acteurs ont par contre une
centralité nulle, étant donné qu'il ne sont les destinataires d'aucune transaction.
Ensuite, la centralisation du réseau est aussi interprétable
en fonction de la centralité d'intermédiarité des acteurs. Cette
centralité permet de révéler les membres qui jouent un rôle
central, dans le sens où ils font le lien entre les différents
acteurs. Comme le montre l'illustration 7, les disparités sont très
importantes32, avec l'acteur « E5 » qui est en toute logique
prépondérant : la centralisation d'intermédiarité est très élevée.
Néanmoins, nous remarquons que « E8 » est également central
au niveau de l'intermédiarité. La plupart des membres ont une
centralité nulle, étant donné qu'ils ne permettent pas de mettre
en relation d'autres acteurs.
Concernant la cohésion du réseau, nous pouvons voir
sur l'illustration 8 que notre graphe contient trente liens. Etant
donné qu'il est dirigé, cela signifie que les liens réciproques
comptent double. La densité correspondante s'élève à 19.2 %.
Une telle densité n'est pas négligeable – il y a en effet trente
liens pour treize acteurs – mais nous ne pouvons pas non plus
dire que le réseau soit très dense.
32 L'écart-type est très important compte tenu de la moyenne.
87
Quant au degré de réciprocité, il peut être abordé de deux manières : l'analyse par les dyades
et l'analyse par les arcs. La première donne un résultat de 0.1538, ce qui signifie concrètement que
15 % des dyades sont réciproques. Quant à la seconde, sa valeur de 0.2667 implique qu'environ 27 %
des arcs sont impliqués dans une relation réciproque. Nous pouvons en conclure qu'une minorité des
relations est à double sens, et que le réseau n'a donc pas un caractère particulièrement réciproque.
Procédons finalement à une
analyse dite de Cluster, dans le but
de faire ressortir les sous-groupes
qui se cachent dans le réseau. Pour
cela, il est important de symétriser la
matrice, car on estime pour une telle
analyse qu'un lien relie les deux
parties de la dyade, peu importe son
sens. En effet, qu'un acteur se
fournisse ou vende, les deux sont
bien au centre de la relation
commerciale : ils la partagent.
Nous voyons ici clairement que les acteurs « E1 », « E2 » et « E8 » constituent un sous-
groupe. De l'autre côté, les acteurs « E5 », « E6 », « E11 » et « E13 » sont aussi particulièrement
interconnectés, ainsi que « E3 » et « E9 ». Nous observons donc que certains membres du réseau
ont des affinités commerciales et échangent entre eux plus que la moyenne.
La deuxième modélisation tient, elle aussi, compte des organismes analysés, mais cette fois
en ce qui concerne leurs relations avec les groupes d'acteurs partenaires : les membres de l'ESS
(« ESS ») ; les acteurs dont les valeurs sont similaires à celles de l'ESS (« SIM ») et ceux d'entre
eux qui sont à l'extérieur de la zone franco-valdo-genevoise (« EXT+ ») ; les acteurs aux valeurs
différentes (« DIFF ») et ceux qui se trouvent à l'extérieur de la région (« EXT- ») ; ainsi que les
acteurs publics (« AP »). Cette modélisation est moins utile à l'analyse des données étant donné
qu'elle mélange des acteurs et des groupes d'acteurs. Ainsi, les méthodes avancées jusqu'ici ne nous
seraient pas d'une grande utilité. Nous pouvons néanmoins observer que tous les groupes d'acteurs
sont fortement sollicités. Les flux les plus importants en termes de volume semblent concerner les
88
acteurs similaires (« SIM »), publics (« AP »), et différents (« DIFF »). Les liens connectant les
organismes à l'ESS sont aussi importants, mais sont légèrement plus fins. On remarque finalement
que les acteurs extérieurs à la région sont moins sollicités, particulièrement les « EXT+ ».
Nous avons donc observé que le réseau de l'ESS analysé présente un fort degré de
centralisation, qui provient en grande partie de l'acteur « E5 », au centre de la modélisation en ce
qui concerne les flux reçus. Au-delà de cet acteur, les relations ne sont pas non plus très équilibrées,
avec la présence d'acteurs plus centraux, notamment « E8 » et « E11 », et d'autres plus
périphériques, comme « E1 », « E4 » ou « E7 ». En outre, les résultats varient selon le type de
centralité calculée. Au niveau de la densité, nous avons remarqué qu'elle est faible, et que les
membres pourraient créer beaucoup d'autres liens. Le réseau est par ailleurs faiblement réciproque.
Finalement, certains sous-groupes se dessinent, traduisant des affinités commerciales. Nous n'avons
donc pas affaire à un réseau particulièrement cohésif, ce qui nous pousse à confirmer notre première
hypothèse : les treize acteurs en question ne sont pas fortement interconnectés.
89
Nous devons aussi admettre que cette méthode n'est pas très adaptée pour étudier l'ensemble
des données de notre analyse. En effet, il n'est pas possible d'analyser l'interrelation en fonction du
volume des flux, mais seulement par la présence ou l'absence de lien. Nous allons donc devoir nous
pencher plus concrètement sur l'impact du volume des transactions enregistrées, par l'expression des
données sous forme de matrices.
5.1.2 Approche par les matrices
Nous allons maintenant questionner nos données par une approche plus quantitative, notamment
grâce à l'application d'une technique d'analyse dont l'origine remonte aux apports théoriques de
Wassily Leontief. Le « noircissement » de la matrice des échanges interindustriels, appliqué à notre
échantillon, nous permettra d'évaluer le degré d'interconnexion de ces acteurs. A cette fin, la
m a t r i c e 5 p r é s e n t e
l ' e n s e m b l e d e s f l u x
monétaires qui ont lié les
t re ize acteurs é tudiés
pendant l 'année 2012.
Comme le nom de la
méthode le laisse entendre,
c'est le niveau de cellules
noircies – en l'occurrence
coloriées – qui détermine le
degré d'interactions du
réseau. Dans notre cas, nous pouvons constater au premier coup d'œil que si nos sujets d'étude
échangent entre eux, ces flux sont peu nombreux et de très faible intensité. En effet, un peu moins
de 20 % des cellules de la matrice sont remplies, et environ 9 % seulement consistent en des
transactions s'élevant à plus de 1'000.- par année. Néanmoins, une poignée de flux sont plus
important, dont l'un atteint quasiment 50'000 .-. On retrouve aussi le caractère central de l'acteur
« E5 » qui a été mis en avant par la modélisation de réseau.
Mais cette première entrée en matière manque de précision, car les chiffres avancés ne sont
pas proportionnels à l'ensemble des flux qui sont liés à chaque acteur. En termes absolus, il semble
logique que les grosses entreprises présentent des montants plus importants, qui ne sont donc pas
représentatifs du degré d'interaction du réseau d'étude.
90
Matrice 5 : Flux monétaires pour l'année 2012 entre les treizeorganismes analysés, exprimés en CHF (élaboration propre).
La matrice 6 nous permet de corriger ce manque de proportionnalité. Elle regroupe aussi les
flux monétaires qui lient nos treize organismes, mais ceux-ci sont cette fois exprimés en « pour
mille » du total des transactions (entrantes et sortantes). En termes relatifs, la colorisation nous
montre que la répartition des flux, les uns par rapport aux autres, est sensiblement la même.
Néanmoins, l'acteur « E9 » est en fait plus interconnecté que les termes absolus ne le laissaient
paraître, et « E13 » au contraire s'avère être relativement moins lié aux autres acteurs.
Mais une information capitale est surtout révélée par cette matrice : les transactions réalisées
entre les treize acteurs correspondent à une très petite quantité de l'ensemble de leurs flux. En effet,
la majorité des sommes des lignes ou des colonnes – regroupant respectivement les flux sortants et
entrants – n'atteignent pas 10 ‰, soit 1 %. Néanmoins, les résultats sont très hétérogènes, avec un
écart-type qui vaut 25.94 ‰33 – ce qui correspond à une forte dispersion compte tenu que la
moyenne est d'environ 17 ‰. Nous observons ainsi qu'une minorité des acteurs – soit « E3 »,
« E5 », « E6 », « E8 » et « E9 » – présentent tout de même des proportions plus importantes, qui
gravitent autour de 5-10 %.
Il est logique que les
pourcentages mis en lumière ne
soient pas si importants, et que
les résultats présentent une forte
dispersion, car les acteurs en
question entretiennent également
des relations commerciales avec
de nombreux autres partenaires.
En effet, le réseau de l'ESS est
grand, et il est tout à fait possible
que certains d'entre eux entretiennent des liens commerciaux avec d'autres membres de l'ESS.
Nous allons donc maintenant nous intéresser aux interactions entre nos acteurs et le reste de
l'ESS, afin de déterminer le degré d'intégration de cette dernière. Le tableau 2 nous renseigne à cet
égard sur la valeur des flux liant chaque acteur au reste de l'ESS, en termes absolus et relativement
au total des flux associés à chacun de ces acteurs.
33 Pour calculer cet écart-type, nous avons utilisé l'ensemble des données consignées dans la ligne et la colonne « Total ».
91
Matrice 6 : Flux monétaires entre les treize organismes analysés,exprimés en « pour mille » de leurs flux totaux (élaboration propre).
Cette nouvelle approche nous révèle des données toujours hétérogènes mais tout de même
un peu moins dispersées que précédemment.34 Les deux tiers des acteurs entretiennent des relations
commerciales avec le reste de l'ESS pour plus de 5 % du total de leurs flux, dont quatre acteurs sont
autour de 15-30 %. Cinq organismes sont quant à eux très peu liés au reste de l'ESS, avec des
pourcentages inférieurs à 1 % et plafonnant à 2.5 %. En outre, la moyenne est de 9.3 % et la
médiane s'élève à 6.6 %.
Ainsi, le niveau d'interconnexion avec le reste du réseau ESS diffère fortement selon les
acteurs. Globalement, le réseau semble reposer sur des valeurs morales plus que commerciales.
Cette réalité est compréhensible si l'on se réfère à l'émergence du réseau ESS à Genève autour de la
Chambre dès 2004. Les acteurs ont alors commencé à se réunir autour de valeurs communes, qui
sont essentiellement d'ordre éthique. L'interdépendance économique est aussi perceptible, mais reste
limitée.
Après nous être intéressés à l'ESS
uniquement, nous allons nous pencher sur
l'ensemble des acteurs susceptibles d'utiliser la
future monnaie complémentaire. Les tableaux
3 et 4 présentent, en termes de flux, les
relations des treize acteurs avec leurs
partenaires appartenant aux catégories
« ESS », « SIM » et « EXT+ » ; celles les liant
avec les pouvoirs publics « AP » ; ainsi que
l'agrégation des deux premières colonnes.
Pour les raisons exposées précédemment, nous
allons privilégier l'analyse des données relatives inscrites dans le tableau 3. Concernant les flux
entretenus avec les acteurs partageant les valeurs de l'ESS – qu'ils en fassent partie ou non – nous
constatons qu'ils sont nettement plus importants que ce que nous avons pu voir jusqu'à présent. En
34 Le Test de Fisher nous révèle que l'écart-type des données du tableau 2 est significativement plus grand que celui provenant de la matrice 6 : Fobs > Fthéo.
92
Tableau 3 : Flux avec lespouvoirs publics et lesacteurs ESS ou partageantces valeurs.
Tableau 4 : Equivalent dutableau 3, mais en termesabsolus.
Tableau 2 : Flux monétaires pour l'année 2012 entre les treize organismes analysés et le reste duréseau de l'ESS (élaboration propre).
effet, la moyenne est de 34.1 % et la médiane se situe à 29.4 %. Encore une fois, la dispersion des
données est importante, avec un écart-type de 21.3 %. Nous pouvons donc affirmer qu'environ un
tiers du commerce de ces acteurs se fait avec des entités proches des valeurs de l'ESS, mais que ce
résultat est entaché d'une forte hétérogénéité.
Il faut préciser que malgré leur distance géographique – elle devrait théoriquement les
exclure des organismes susceptibles de participer au futur système territorial – les acteurs
catégorisés en tant que « EXT+ » ont été agrégés aux potentiels utilisateurs de la monnaie
complémentaire. Nous défendons cette démarche par le fait qu'il serait délicat d'interdire l'accès au
système à des acteurs ancrés dans des relations économiques et un partage de valeurs communes
avec les organismes analysés. Nous estimons qu'il sera de leur ressort de choisir s'ils ont un intérêt à
y participer, c'est-à-dire s'ils sont suffisamment interconnectés au réseau pour écouler les unités de
compte qu'ils accumuleront. Dans tous les cas, la prise en compte de ces flux est négligeable pour
nos résultats. En effet, nous pouvons constater qu'ils représentent une très petite part de l'ensemble
des flux (cf. Annexe C).
Et finalement, si l'on ajoute à ces flux ceux entretenus avec les pouvoirs publics, la
dispersion augmente légèrement (l'écart-type équivaut à 24.8 %) ; mais surtout, la moyenne et la
médiane doublent. La première est alors de 67 %, et la seconde monte à 75.3 %. Ainsi, deux tiers
des flux enregistrés lient les 13 acteurs à des membres proches de l'ESS ou aux pouvoirs publics.
Pour résumer, nous avons constaté que les acteurs interviewés présentent des données faisant
preuve d'une grande disparité. Nous pouvons néanmoins affirmer que les acteurs analysés
échangent entre eux de façon majoritairement marginale. Nous pouvons également avancer que s'ils
échangent relativement plus en dehors du réseau de l'ESS qu'en son sein, la majorité de ces flux
avec l'extérieur les lient à des acteurs dont les valeurs sont similaires à celles de l'ESS ou aux
pouvoirs publics. Or, ces deux types d'acteurs sont de potentiels futurs utilisateurs de la monnaie
complémentaire. Bien entendu, toutes ces transactions ne seront pas forcément réalisées à travers le
crédit mutuel, mais cela montre en tout cas que ces acteurs tentent d'axer leurs échanges selon des
critères éthiques propres à l'ESS. Nous devons donc faire preuve de nuance afin de répondre à notre
première hypothèse : Si le réseau de l'ESS n'est pas particulièrement interconnecté au niveau
économique, ce sont en revanche les valeurs qu'il porte qui semblent influencer une part importante
des flux monétaires de notre échantillon.
93
5.2 Potentialité du système de Crédit mutuel
Dans cette dernière section de notre analyse, nous allons essentiellement questionner la seconde
moitié de notre deuxième hypothèse. Cette dernière voudrait que l'implémentation d'un système de
crédit mutuel permette la création de nouveaux flux à l'intérieur de la future communauté de
payement, en déplaçant vers l'intérieur des transactions jusqu'alors réalisées à l'extérieur (2b). Par
« intérieur », nous entendons entre acteurs présentant les caractéristiques nécessaires à la
participation au système. Afin d'y répondre, nous allons chercher à voir si les prestations pour
lesquelles les organismes interrogés se fournissent chez des acteurs n'incarnant pas les valeurs de
l'ESS – soit les acteurs « DIFF » et « EXT- » – ne sont pas proposées par de potentiels futurs
utilisateurs de la monnaie complémentaire. C'est par cette possible coïncidence des données que des
flux avec l'extérieur pourraient être redirigés à l'intérieur du réseau par la mise en place du système
de crédit mutuel.
Pour ce faire, nous avons dans un premier temps isolé tous les flux qui lient nos sujets
d'étude à des acteurs catégorisés en temps que « DIFF » et « EXT- ». Cet ensemble de flux,
collectés dans l'annexe D, sont en quelque sorte les « indésirables » de notre champs de données, ou
du moins ceux que nous aimerions voir se faire remplacer par la mise en place de la monnaie
complémentaire.
Ensuite, il nous a fallu comparer la nature de ces flux avec ceux proposés par les acteurs
catégorisés en tant que « ESS », « SIM » et « EXT+ ». Nous avons pour cela aussi pris en compte
les prestations des autres acteurs de l'ESS qui n'ont pas participé à cette étude. Bien entendu, ces
données ne se réclament d'aucune exhaustivité, tout simplement car il nous est impossible d'avoir
connaissance de l'ensemble des acteurs de la région pouvant être rattachés à la catégorie « SIM ».
Néanmoins, cette agrégation va nous permettre de quantifier le potentiel du crédit mutuel compte
tenu des membres de l'ESS et des partenaires des treize organismes visités. Cette liste de biens et
services proposés par des acteurs susceptibles de devenir membre de la communauté de payement
est archivée dans l'annexe E.
Comme nous l'avons déjà explicité dans nos limites, certaines catégories de biens et de
services nous ont posé des difficultés. Il s'agit des zones grisées de l'annexe D, qui correspondent à
des biens ou services tellement spécifiques ou excluables qu'ils en rendent toute tentative
d'interprétation impossible. Par « spécifique », nous entendons des catégories qui regroupent des
94
éléments si particuliers qu'ils ne sont pas substituables : c'est le cas d'un abonnement de journal, ou
d'une formation continue. En effet, chaque type de journal ou de formation continue est unique, et
ne pourrait être facilement remplacée dans le réseau, à moins de répondre à une demande précise. Et
par « excluable », nous désignons des catégories de biens ou de services dont la quantité est
fortement limitée, et difficilement extensible. C'est le cas des prestations annexes – elles ne
correspondent pas à l'activité principale d'un acteur – comme le serait par exemple la location d'une
arcade par un organisme fournissant du logement.
Les flux correspondant à ces catégories inexploitables s'élèvent à 550'070.-, ce qui
représente tout de même à 19,7 % de l'ensemble des transactions réalisées avec « l'extérieur »35. Une
telle proportion n'est pas négligeable, mais ces flux semblent avoir peu de chance d'être affectés par
la future monnaie.
Nous avons donc finalement croisé les deux tableaux qui viennent d'être décrits, afin d'en
faire ressortir – en termes de flux monétaire – la quantité de richesse qui s'échangeait jusqu'à
maintenant avec des acteurs aux valeurs incompatibles avec l'ESS et qui pourrait l'être avec des
organismes respectueux de ces valeurs avec le développement d'un système territorial dans le bassin
de vie genevois. Nous sommes donc arrivé au résultat suivant : un ensemble de transactions
s'élevant à 967'930.- pourrait être redirigés vers de futurs membres de la communauté de payement,
ce qui correspond à 34.7 % des flux reliés à l'extérieur du futur réseau.
Bien entendu, ce tiers de transactions redirigées ne correspond à aucune certitude, et il faut
s'attendre à ce qu'une partie de ces flux restent inchangés, en raisons de variables non prises en
compte par cette recherche, par exemple des relations de confiance ancrées dans le temps entre
certaines entreprises prônant des valeurs pourtant différentes. Nous nous intéressons ici seulement
au potentiel maximum de transformation économique que porte en lui un système de crédit mutuel.
C'est ici qu'une donnée encore inexploitée par notre analyse peut faire son entrée. Il s'agit de
la variable qualitative qui questionne le niveau de développement de l'activité économique. Sur
l'échelle allant de 1 à 10, la moyenne des réponses enregistrées se situe à 6, et les données ne
présentent pas une trop forte disparité. A part « E3 », « E6 » et « E13 » qui ont répondu par 8 ou 9 –
soit un niveau de développement économique presque maximum – les dix autres se situent autour
ou en-dessous de la moyenne. Cela signifie que la majorité des acteurs interrogés souhaiteraient
voir leur activité s'accroître.
35 L'ensemble de ces transactions entre les organismes analyses et des acteurs « DIfF » ou « EXT- » s'élève à2'786'420.-.
95
Cette donnée est cruciale, car elle met en perspective les résultats trouvés jusqu'alors. En
effet, il ne suffit pas que de nouvelles transactions puissent potentiellement être créées au sein du
réseau, il faut aussi que les membres de la future communauté de payement soient intéressés et prêts
à assumer un accroissement de leur activité économique. Nous pouvons affirmer que c'est le cas,
compte tenu des réponses collectées, mais aussi des échanges informels lors des entretiens.
Afin de conclure sur cette analyse de flux, revenons sur nos hypothèses compte tenu des
caractéristiques mises en avant par le traitement des données. La modélisation de réseau, confortée
par le travail des matrices, a relevé le caractère peu cohésif des membres de l'ESS analysés. Ces
acteurs semblent donc former un réseau autour de valeurs communes plus que d'une dynamique
économique. Mais il est impossible d'inférer ce résultat à l'ensemble de l'ESS genevoise : si le
réseau est peu dense et les volumes de transaction sont dans l'ensemble faibles, nous avons aussi vu
que certains acteurs sont très fortement liés au reste de l'ESS. Les données variant dans de grandes
proportions selon les acteurs, il nous semble délicat de prendre position de façon déterminée sur ce
point.
Nous avons aussi remarqué que les organismes rencontrés entretiennent de fortes relations
commerciales avec des acteurs non-membres de l'ESS mais qui en partagent les valeurs. Tous ces
partenaires similaires sont en fait de potentiels utilisateurs de la monnaie complémentaire. Ainsi, il
faudrait apporter une précision concernant notre première hypothèse, à savoir que si l'activité
économique intra-ESS ne s'avère pas particulièrement dense, ce sont tout de même les valeurs
défendues qui semblent orienter une part importante des flux monétaires des acteurs-cible. Il est
particulièrement intéressant de mettre cette caractéristique en perspective, car la visée de la monnaie
complémentaire est justement de catalyser ce type de relations, qui semblent déjà privilégiées par
les acteurs. Ainsi, comme l'anticipait la deuxième hypothèse (2a), un système de crédit mutuel
présente le potentiel de s'étendre rapidement au-delà du réseau de l'ESS, en intégrant des acteurs
aux valeurs similaires. Des acteurs ne se fréquentant pas jusqu'alors – économiquement parlant –
seront mis en relation au sein de la communauté de payement, entraînant de nouvelles interactions
économiques. Par la même occasion, il est d'ailleurs imaginable que ces acteurs deviennent
membres de l'ESS genevoise.
96
Notre troisième hypothèse (2b) a elle aussi été validée par la confrontation empirique. Nous
avons déterminé qu'environ un tiers des transactions jusqu'alors réalisées avec des acteurs
présentant des valeurs différentes pourraient potentiellement être réalisées à l'avenir avec de futurs
membres de la communauté de payement. Ce nombre représente bien sûr un maximum qui ne sera
pas forcément atteint, mais il rend en tout cas compte du potentiel de transformation de l'activité
économique qu'incarne la mise en place d'un système de crédit mutuel dans l'ESS genevoise. De
plus, les biens et services qui ne sont pas proposés dans le réseau offrent des fenêtres d'opportunité
pour des nouvelles entreprises, qui trouveraient rapidement des débouchées à travers la monnaie
complémentaire.
VI. Conclusion
Nous voici arrivés au bout de ce cheminement qui a tenté d'aborder le sujet d'étude sous ses aspects
théoriques puis empiriques. Le crédit mutuel en tant que système atypique de création monétaire a
ainsi été placé sous les projecteurs de différents concepts et notions.
Des réflexions autour de la création monétaire
Tout d'abord, nous avons abordé le mécanisme du troc, auquel est souvent comparé le crédit
mutuel. Nous avons alors fait ressortir une différence fondamentale entre les deux : le crédit mutuel
permet un échange de biens et de services différé non seulement dans le temps, mais aussi au niveau
des partenaires étant donné qu'il mutualise les crédits au sein de la communauté de payement. Le
caractère fictif du troc en tant que système économique a aussi été mis en relief, en argumentant que
ce mythe a été élaboré et instrumentalisé par les économistes du XVIIIe siècle afin de justifier
l'intérêt de l'économie classique.
La fonte monétaire, théorisée par Silvio Gesell, a ensuite été développée, et nous avons
réfléchi à son application, en particulier dans un système de crédit mutuel. Si elle soulève des
critiques – elle peut notamment être perçue comme poussant à la consommation – l'oxydation
97
appliquée à un système de crédit mutuel peut décourager les acteurs de s'éloigner trop de l'équilibre,
ou de s'impliquer de manière trop marginale, ce qui nuirait à son fonctionnement.
En nous penchant sur la caractère gagé de la monnaie, nous avons mis en parallèle notre
objet d'étude avec un autre type de création monétaire : le nantissement. Gagé sur la monnaie
officielle, ce dernier se distingue justement du crédit mutuel par sa perméabilité. Les unités de
compte d'un crédit mutuel circulent en vase clos et servent à mesurer la valeur des biens échangés et
le niveau de crédit des acteurs vis-à-vis du réseau, alors que celles issues du nantissement
représentent une créance en monnaie conventionnelle, généralement convertible dans les deux sens.
La notion de Bien commun nous a amené à nous questionner sur la légitimité d'un
instrument d'échange émis pour sa majeure partie par les établissements bancaires, soit des
organismes privés et à but lucratif. Les monnaies émises par un institut central peuvent être non-
excluables – c'est le cas des monnaies locales qui sont diffusées dans la société sous forme de
micro-crédits ou de subventions – mais une rivalité leur sera toujours attachée : une unité émise par
l'agence ne pourra pas être distribuée ou prêtée simultanément à plusieurs personnes. En revanche,
les unités de compte d'un crédit mutuel ne sont pas concernées par le critère de rivalité car
l'émission est totalement décentralisée. Concrètement, il suffit à n'importe quel membre de vendre
ou d'acheter dans le réseau pour créer des unités ; théoriquement, il n'y a pas besoin d'être en
possession d'unités pour faire fonctionner l'économie puisque les biens et services s'échangent entre
eux. Nous devrions donc parler de bien collectif et non de bien commun en ce qui concerne la
création monétaire par un système de crédit mutuel.
La question de la confiance est inhérente à toute problématique monétaire, car la légitimité
d'un instrument d'échange repose justement sur sa fiabilité, c'est-à-dire l'assurance que ses
utilisateurs pourront l'utiliser pour se fournir ailleurs et plus tard dans la société. Nous avons à cet
égard exploré des moyens permettant de garantir la confiance des membres dans le fonctionnement
du système, notamment par la mise en place de quotas et le calcul de la performance des acteurs en
terme de réciprocité.
Nous avons finalement abordé la territorialisation d'une monnaie, c'est-à-dire sa sphère
d'utilisation et d'influence. Nous avons exploré ce concept sous l'angle géographique, une monnaie
pouvant avoir une visée locale ou au contraire internationale ; éthique, si un instrument d'échange
prévoit de développer certaines valeurs en dynamisant les activités économiques qui s'y rapportent;
et sociétal, car une monnaie peut être conçue pour ne circuler qu'entre un type d'acteur économique
donné.
98
Un éventail des systèmes de crédit mutuel
Dans une deuxième partie, nous nous sommes penchés sur des systèmes de crédit mutuel qui
ont été pensés ou mis en place, afin de pouvoir les confronter aux réflexions conceptuelles
précédentes. La Banque du Peuple de Proudhon se revendique d'une dimension très citoyenne en
proposant la gratuité de l'échange et du crédit et sa gouvernance est très démocratique. Incarnant
d'autres ambitions, le Bancor de Keynes se veut un moyen d'échange inter-étatique, régulant les
balances commerciales et simplifiant le commerce mondial, dans un souci d'efficience économique.
Nous avons aussi mis en exergue les différences entre les cercles d'échange entre particuliers
et les réseaux d'échange inter-entreprises. Ils s'adressent à des d'acteurs économiques distincts, et
leurs ambitions sont différentes. Les monnaies sociales cherchent à valoriser la Core economy, soit
les activités non monétaires ignorées par le PIB et marginalisées par la société, alors que les Barters
tendent à dynamiser l'activité économique des entreprises en créant de nouveaux liens commerciaux
et en valorisant les actifs et stocks inutilisés dans l'économie conventionnelle.
Les systèmes territoriaux tendent, quant à eux, à englober toutes les sphères économiques de
la société, soit les personnes morales, physiques, ainsi que les acteurs publics. Leurs ancrages sont
généralement centrés autour d'une aire urbaine. Afin de pouvoir intégrer aisément citoyens et
entreprises, ces systèmes fonctionnent sur le principe du crédit mutuel, mais le double de la
possibilité d'un nantissement pour les citoyens qui ne pourraient y participer autrement – par le biais
des salaires notamment. De par leur caractère englobant, il est possible que ces systèmes – ils se
mettent actuellement en place, notamment en Sardaigne et à Nantes – connaissent un plus fort écho
que les SELs ou les Barters qui restent essentiellement marginaux pour les premiers et discrets en ce
qui concerne les seconds.
Le mécanisme du crédit mutuel peut donc être employé dans des systèmes très divers, mais
son principe de fonctionnement reste le même : les unités de compte sont créées de façon
décentralisées par les acteurs au gré des échanges de biens ou de services et elles tiennent la
fonction de mesure des dettes et crédits qui sont mutualisés par l'ensemble des acteurs.
Un système de Crédit mutuel à Genève ?
Dans un troisième temps, les enjeux de la mise en place d'une monnaie complémentaire sous
la forme d'un système de crédit mutuel ont été abordés de façon empirique, à travers une analyse de
flux. Un système territorial est en phase de création à Genève, et cette étude a pour but d'anticiper
99
son potentiel en terme de dynamisation des flux, en particulier au sein de l'ESS genevoise.
Nous avons donc passé au crible la comptabilité de treize membres de l'ESS, et même si la
qualité de notre échantillonnage, découlant des aléas des enquêtes de terrain, nous empêche
d'inférer les résultats à l'échelle de l'ESS, nous avons néanmoins pu tirer quelques conclusions
intéressantes de cette multitude de données.
La parcelle du réseau de l'ESS étudiée se révèle dans l'ensemble être faiblement cohésive, et
les flux sont globalement très modestes en termes de volume. Ainsi, si les membres de l'ESS sont
liés autour de valeurs communes, ils ne renforcent pas particulièrement ce lien à travers leurs flux
économiques. Mais nous devons aussi admettre que la réalité est très disparate, car certains de ces
acteurs sont fortement liés au reste de l'ESS, alors que d'autres ne le sont quasiment pas.
Nous avons aussi remarqué que les organismes privilégient les acteurs qui partagent leurs
valeurs, mais sans être forcément membres de l'ESS. Et c'est là justement que la notion de
communauté de payement et de crédit mutuel prend son sens. En effet, nous pouvons supposer que
ces acteurs privilégient les relations commerciales avec des acteurs similaires, qu'ils soient ou non
dans l'ESS. Un système de crédit mutuel permettrait de mettre concrètement en relation tous ces
acteurs autour de ce nouveau moyen d'échange, qui jouerait ainsi le rôle de catalyseur économique
entre les futurs membres de la communauté de payement. Afin d'estimer ce que cela pourrait
représenter, nous avons comparé la nature des flux réalisés avec des acteurs ne respectant pas les
valeurs de l'ESS et les prestations de ceux les respectant – soit les membres de l'ESS et des acteurs
similaires. Nous en avons ainsi déduit qu'un tiers de ces flux – en termes de volume – pourrait se
faire avec des acteurs respectant les valeurs de l'ESS. Mais ce pourcentage doit être nuancé dans les
deux sens : si certains flux ne vont pas êtres réaxés par le crédit mutuel, en raisons de variables non
prises en compte dans ce travail, il ne faut pas oublier que l'intérêt d'un système de crédit mutuel est
de permettre la création de flux par rapport à la situation actuelle – en créant un lien particulier et
une interaction facilitée à l'intérieur de la communauté de payement ainsi qu'en permettant la
valorisation d'actifs inexploités.
Il aurait été en tout cas intéressant d'avoir à notre disposition les données provenant d'un
nombre plus important de membres de l'ESS, afin de comprendre si la forte variance au niveau des
liens monétaires avec le reste de ESS est propre à notre échantillon où s'il s'agit d'un trait
caractéristique du secteur d'activité.
100
VII. Bibliographie
Monographies et articles scientifiques généraux
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BECK William, Money and Banking, or Their Nature and Effects Considered ; TogetherWith a Plan for the Universal Diffusion of Their Legitimate Benefits Without Their Evils, Bya citizen of Ohio. Cincinnati: William Beck, 1839, 212 p.
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106
D. Tableau regroupant l'ensemble agrégé des biens et services pour
lesquels les treize acteurs se fournissent chez des partenaires
appartenant aux catégories « DIFF » et « EXT- ».
110
E. Tableau contenant les biens et services présents dans l'annexe
D mais qui sont aussi proposés par des acteurs « ESS », « SIM » ou
« EXT+ ».
111
Résumé / Abstract
Ce mémoire interroge la création monétaire en se penchant sur une
conception alternative au système monétaire conventionnel : le
Crédit mutuel. Ce principe y est étudié au travers de notions
telles que le Bien commun, la confiance, le troc, l'ancrage
territorial, la monnaie fondante ou encore le gage monétaire. Un
tour d'horizon de systèmes de Crédit mutuel pensés ou mis en œuvre
est proposé, mettant ainsi en relief les éléments théoriques
avancés.
L'intérêt pratique du Crédit mutuel est aussi questionné par une
analyse de flux effectuée au sein de l'Economie Sociale et
Solidaire genevoise, afin d'évaluer le potentiel de développement
des valeurs de ce secteur par une dynamisation de l'activité
économique au sein d'une communauté de payement.
Mots-clés : Monnaie Complémentaire ; Système de Crédit Mutuel ;
Création Monétaire ; Economie Sociale et Solidaire