Sociologie des gauchers : Du handicap aux revendications ...

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Sociologie des gauchers : Du handicap aux revendications identitaires Simon LETONTURIER Mémoire de 4e année Séminaire : Identités et mobilisations Sous la direction de : Christian Le Bart 2010 - 2011

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Sociologie des gauchers :Du handicap aux

revendications identitaires

Simon LETONTURIER

Mémoire de 4e année

Séminaire : Identités et mobilisations

Sous la direction de : Christian Le Bart

2010 - 2011

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RemerciementsL’Institut d’Études Politiques de Rennes.

Mon directeur de mémoire,

Christian Le Bart, pour ses conseils.

Les « gens à l'envers »,

Ambre, Annie, Béatrice, Cécile, Céline, Maëlane, Clément, Jean-François, Julien,

Pierrick et Yann, pour leurs récits et anecdotes.

Les spécialistes des gauchers,

Pierre-Michel Bertrand et Alain G., pour leur disponibilité et leur passion.

Les relecteurs et correcteurs,

Maureen, Murielle et Antoine, pour leur regard critique.

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SommaireIntroduction............................................................................................................................4

1. Pour une sociologie des gauchers.............................................................................42. Qu'est-ce qu'un gaucher ? ........................................................................................53. Du handicap aux revendications identitaires............................................................74. Une enquête par entretiens........................................................................................9

I. Être gaucher, un « handicap » ?........................................................................................13A. Un handicap physique ?..............................................................................................13

1. Les difficultés de la vie quotidienne.......................................................................13a. Une société faite pour les droitiers ....................................................................14b. Des outils non adaptés........................................................................................18

2. Une adaptation nécessaire.......................................................................................21a. Une adaptation forcée.........................................................................................21b. S'adapter, un inconvénient ?...............................................................................26

B. Un marqueur social.....................................................................................................311. La gaucherie, un stigmate ?....................................................................................32

a. « Ah, t’es gaucher ! ».........................................................................................32b. Vivre en situation de minorité............................................................................37

2. Le gaucher contrarié...............................................................................................41a. Le « génocide des gauchers ».............................................................................42b. Quelle contrariété aujourd’hui ?.........................................................................46

II. Les stratégies identitaires des gauchers...........................................................................50A. Un élément mineur de la personnalité........................................................................50

1. Un marqueur identitaire faible................................................................................50a. Un critère comme un autre.................................................................................51b. Cacher le stigmate..............................................................................................54

2. Une solidarité non effective pour tous....................................................................57a. Le « club des gauchers »....................................................................................57b. Une solidarité à relativiser..................................................................................60

B. La gaucherie revendiquée...........................................................................................641. Un marqueur identitaire fort...................................................................................64

a. La fierté gauchère...............................................................................................64b. Un élément fondateur de la personnalité............................................................69

2. Être gaucher, un combat..........................................................................................75a. Revendiquer le droit à la différence...................................................................76b. Le combat d'une vie...........................................................................................80

Conclusion............................................................................................................................85

Bibliographie........................................................................................................................90

Annexes................................................................................................................................92Liste d'entretiens..............................................................................................................92

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Introduction« Si minoritaires soient-ils, si atypiques d'aucuns les jugeront encore, les gauchers ne forment pas pour cela une espèce à part ; non plus qu'une ethnie, une communauté, une caste ou tout autre groupe sociologiquement distinct. Ce sont des spécimens humains très ordinaires, que rien, ni origine, ni train de vie, ni mœurs, ni rang social, ni croyance religieuse, ni pouvoir, ni savoir, ni éducation, ni appartenance quelconque, ni vice et ni vertu particulière n'a jamais distingués du commun... si ce n'est leur tendance à utiliser la "mauvaise main". »1

Ainsi Pierre-Michel Bertrand, docteur en Histoire de l'art, spécialisé dans l'étude

des gauchers à travers les siècles, présente-t-il la singularité de cette catégorie

« atypique » : une minorité souvent méprisée, voire persécutée au cours de l'Histoire,

mais qui, aujourd'hui en France, ne se distingue généralement pas de la majorité

droitière ; une minorité invisible, qui semble maintenant largement acceptée et

tolérée, mais qui a pourtant perçu la nécessité de créer une fête nationale des

gauchers, en 2004.

1. Pour une sociologie des gauchersQuestionner les identités et les mobilisations en prenant le point de vue des

gauchers peut paraître saugrenu, futile. C'est pourtant le fruit de plusieurs réflexions

que j'ai pu élaborer, en tant que gaucher moi-même. En effet, j'ai appris par

expérience que j'appartiens à une minorité particulière, comme l'a bien illustré Pierre-

Michel Bertrand. Alors que rien ne nous différencie de prime abord des droitiers, il

nous suffit de prendre un crayon en main pour entendre diverses remarques, du on ne

peut plus classique « ah, t'es gaucher ? » à l'étalage de clichés en tout genre. Et une

recherche rapide sur Internet ne fait que confirmer ces a priori : en tapant

« gaucher » sur un moteur de recherche, l'un des premiers résultats que l'on trouve est

un article proposé par un site médical en apparence sérieux, mais dont l'introduction

annonce « Mais d'où vient cette inversion ? »2

1 BERTRAND P.-M., Histoire des gauchers, Paris, Imago, 2008, p. 7.2 SOUSA A., « La vérité sur les gauchers », in www.doctissimo.fr, 2009 (consulté le 3 mai 2011).

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Ainsi, la droite m'est peu à peu apparue comme une norme à laquelle il est

problématique de déroger. En témoignent, entre autres, les nombreux outils de la vie

quotidienne dont l'usage m'a toujours été difficile, de la paire de ciseaux à l'ouvre-

boîte, en passant par les poignées de porte et les boutons de braguette de pantalon.

C'est donc, pour toutes ces raisons, un sujet d'étude qui me tient personnellement à

cœur. De plus, les gauchers n'ont pas, à ma connaissance, été étudiés en tant qu'objet

sociologique à part entière. En effet, il existe de nombreuses études sur le sujet, mais

dans des champs disciplinaires autres que la sociologie : en histoire3, en pédagogie,

en psychologie4, en symbolique, ou encore en biologie. D'autre part, s'il est fait

référence aux gauchers en sociologie, ce n'est que de façon minime, au sein de la

sociologie des minorités5 ou de la sociologie du corps6. C'est donc un champ qui me

paraît relativement nouveau et inexploré. Pour autant, il ne s'inscrit pas en rupture

avec la sociologie du corps, la sociologie des identités ou la sociologie des

minorités ; cette étude s'inspire entre autres des travaux d'Erving Goffman7 et de

Wayne Brekhus. Pour toutes ces raisons, il m'a semblé intéressant d'effectuer cette

étude sur les gauchers, ces « spécimens humains très ordinaires » ; il s'agit donc

d'une sociologie des gauchers, qui est, en cela, différente d'une histoire ou d'une

psychologie des gauchers. Pour autant, il sera parfois nécessaire d'y intégrer des

éléments historiques, psychologiques ou encore symboliques afin d'éclairer certains

aspects du sujet.

2. Qu'est-ce qu'un gaucher ? Lionel Messi est-il gaucher ? Dans le monde du football, est considéré comme

gaucher quelqu'un qui se sert principalement de son pied gauche, quelle que soit la

main qu'il utilise dans les tâches de la vie quotidienne. Rafaël Nadal est-il gaucher ?

Dans le monde du tennis, est considéré comme gaucher celui qui tient sa raquette de

la main gauche, quelle que soit la main qu'il utilise habituellement hors des courts de

3 BERTRAND P.-M, op. cit.4 POMMIER G., « Droitier ou gaucher ? Sacrifice aux horribles mères », La clinique lacanienne,

n° 13, 2008/1. 5 BREKHUS W., « Une sociologie de l'« invisibilité » : réorienter notre regard », Réseaux, n°129-

130, 2005, pp. 249-250.6 LE BRETON D., La sociologie du corps, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2010.7 GOFFMAN E., Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de minuit,

1975.

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tennis. Quelqu'un qui écrit de la main gauche mais qui utilise généralement la main

droite pour les autres activités est-il gaucher ? Pour répondre à cette question, nous

pourrions alors nous demander si, à une époque où l'écriture n'était pas répandue au

sein de la population, au Moyen Âge par exemple, cette personne aurait été

considérée comme gauchère ou comme droitière. Et au contraire, quelqu'un qui écrit

de la main droite mais utilise la main gauche dans les autres activités de la vie

quotidienne est-il gaucher ? Pour le Grand Usuel Larousse, est gaucher celui « qui

manifeste une préférence pour la main gauche dans la majorité des tâches ». Dans

cette étude, seront alors considérés comme gauchers ceux qui utilisent leur main

gauche pour la majorité des activités, et entre autres l'écriture ; et cela quelles que

soient leurs préférences dans l'utilisation de leur pied, leur œil ou leur ouïe.

Le lexique lié à la gauche et à la droite est lui même intéressant et très parlant. Il

suffit d'ouvrir un dictionnaire pour remarquer que la droite est définie positivement :

pour le même Grand usuel Larousse, droit est 1) une ligne sans déviation, sans

courbure ; rectiligne ; 2) vertical, debout, bien stable ; 3) qui agit honnêtement, qui

est franc, loyal, honnête ; 4) qui raisonne sainement. Au contraire, gauche est défini

par contraste : c'est 1) ce qui n'est pas droit, ou plan ; 2) quelqu'un de maladroit,

malhabile, emprunté. Mais plus encore, au cours des siècles, la droite s'est

progressivement imposée comme la vertu, alors que la gauche s'est vue liée au vice.

En témoignent de nombreux mots de la langue française : étymologiquement, alors

que droite provient du latin directus (en ligne droite, sans détour), gauche vient de

gauchir, qui est lui-même issu de l'ancien français guenchir, qui signifie « faire des

détours ». Le fait même d'être gaucher se dit « la gaucherie » ou « la sinistralité » ;

mots dont la connotation péjorative se fait sentir8. Le latin comportait déjà cette

dichotomie : droit se dit dexter, et a donné la dextérité. Il est d'ailleurs intéressant de

remarquer que l'ambidextrie, ou ambidextérité, à savoir la capacité à utiliser sa main

gauche comme sa main droite, signifie étymologiquement « qui a deux mains

droites ». Gauche se dit sinistra, ce qui a donné senestre en ancien français, puis

sinistre. De là à considérer les gauchers comme des gens sinistres, il n'y a qu'un pas,

que n'ont pas hésité à franchir des générations de censeurs. De même, de nombreuses 8 Bien que certains refusent d'utiliser les mots « gaucherie » ou « sinistralité » du fait de cette

connotation péjorative , nous les utiliserons au cours de cette étude pour définir « la prévalence manuelle gauche que présentent les gauchers » (dictionnaire le Grand Usuel Larousse).

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expressions, forgées au cours des siècles, suivent la même logique : à la droite est

liée l'adresse, alors qu'être maladroit, c'est être gauche ; si l'on peut être le bras droit

de quelqu'un, ou être droit comme la justice, les expressions liées à la gauche sont

légion, et sont connotées plus négativement, de se lever du pied gauche à passer

l'arme à gauche, en passant par avoir deux mains gauches ou passer de l'argent à

gauche. Un petit détour par d'autres langues nous montrera qu'il ne s'agit pas d'une

spécificité française9. En anglais, right (droit) a le même sens qu'en français : il se

rapporte à la latéralité et a cette connotation méliorative que n'a pas left (gauche), qui

pourrait être issu de lyft, qui au XIIIe siècle signifiait faible et sans intérêt. En

allemand, recht, qui signifie droit, mais aussi juste, s'oppose à die linke (la main

gauche), qui a donné linkish (maladroit). De même, en espagnol, derecho correspond

au côté droit, mais signifie aussi rectiligne. On dit de quelqu'un qui fait tout en dépit

du bon sens, « no hace nada a derechas » (il ne fait rien à droite). On dit alors que

c'est « un cero a la izquierda » (un zéro à la main gauche, ce qui correspond à un

incapable). D'autres langues, comme l'italien et le néerlandais10, entre autres, ne font

que confirmer cette dichotomie.

3. Du handicap aux revendications identitairesLa plupart des études sur les gauchers ne sont pas centrées sur les gauchers eux-

mêmes, mais sur leur relation avec les droitiers : pour Pierre-Michel Bertrand,

l'Histoire des gauchers « est aussi, sinon d'abord, celle des droitiers »11; en effet,

l'identité et la singularité d'un groupe ne s'évaluent que par rapport à un autre. Ce

sont les droitiers qui font prendre conscience aux gauchers de leur spécificité. C'est

pourquoi les différents chapitres de son livre, intitulés Les gauchers méprisés, Les

gauchers tolérés et Les gauchers admirés interrogent ce rapport. Il en va de même de

l’Éloge du gaucher dans un monde manchot12, dont le titre lui-même est révélateur

de la volonté de l'auteur, Jean-Paul Dubois, d'inscrire son essai dans la perspective de

la relation entre les gauchers et leurs homologues droitiers.

9 BERTRAND P.-M., op. cit., pp. 45-46.10 Ibid., p. 46.11 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 8.12 DUBOIS J.-P., Éloge du gaucher dans un monde manchot, Paris, Robert Laffont, 1986.

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Or, dans cette présente étude, la perspective est différente : il s'agit non pas

d'étudier « la façon dont [les gauchers] ont été perçus et traités par la collectivité »13,

mais la façon dont eux-mêmes se représentent ce traitement et y réagissent. L'étude

partira donc du point de vue des gauchers eux-mêmes ; et elle sera centrée

principalement sur la France, et en particulier la Bretagne. Plusieurs raisons peuvent

expliquer ce choix : tout d'abord, c'est un terrain proche et donc facilement

accessible. De plus, vivant moi-même en Bretagne, je connais certains aspects de

l'enfance, de l'éducation et de la vie d'un gaucher dans cette région. Enfin, c'est un

terrain qui me semble particulièrement intéressant. En effet, la France étant un pays

occidental au fort libéralisme, les gauchers sont a priori tolérés et acceptés dans la

société à l'heure actuelle, ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs dans le monde.

Cependant, comme le dit Pierre-Michel Bertrand, « même si on ne contrarie plus les

gauchers aujourd’hui, tout n’est pas encore rose, il y a encore pas mal de problèmes »

en France. Il est donc intéressant d'étudier cette situation, et de voir en quoi les

gauchers sont acceptés, et vivent bien leur particularité, mais aussi quels sont encore

les points noirs, étant donné que, comme certains l'affirment, « le gaucher non

contrarié ne peut pas exister »14. D'autre part, la Bretagne est également un terrain

intéressant en ce qu'il est particulier dans l'histoire des gauchers. En effet, une étude

anthropométrique de 1974 a révélé que la Bretagne comptait, avec l'Auvergne, le

taux de gauchers le plus bas de France15. Plusieurs éléments, culturels entre autres,

peuvent l'expliquer ; la présente étude se propose de donner quelques pistes et

quelques éléments de comparaison avec la situation actuelle.

Ainsi, cette étude sera l'occasion de nous demander comment les gauchers,

confrontés à diverses situations face à leur sinistralité, élaborent des stratégies

identitaires différentes pour y faire face. Plusieurs éléments découlent d'une telle

question. D'une part, les gauchers ne vivent pas tous leur particularité de la même

manière. Certains vivraient bien leur gaucherie, alors que d'autres seraient contrariés,

mal acceptés, humiliés... Il convient de voir si la catégorie des « gauchers

13 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 8.14 « Les gauchers font la fête », in www.lefigaro.fr, 1er août 2008 (consulté le 3 mai 2011). 15 OLIVIER G., « Données anthropométriques sur les gauchers », 1974, in BERTRAND P.-M., op.

cit., p. 73.

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contrariés »16 est encore d'actualité d'aujourd'hui, et, si c'est le cas, quelles formes

prend cette contrariété. Mais il s'agit également de comprendre pourquoi tous ne

vivent pas leur particularité de la même façon : est-ce une question d'âge ? On peut

effectivement penser que les jeunes gauchers ne vivent pas les contrariétés qu'ont

vécues leurs homologues dans les années 1950 ou 1960. Est-ce une question

d'activité ? Les métiers intellectuels, qui donnent une place limitée au corps,

pourraient voir la gaucherie de façon moins discriminante que les activités

physiques. D'autre part, face à la situation qu'ils vivent au quotidien, les gauchers

élaborent des stratégies identitaires différentes. Existe-t-il une identité de gauchers ?

Y a-t-il des caractéristiques partagées qui permettent de donner corps à une telle

catégorie sociale ? L'existence ou non de revendications de la part de ces individus

paraît être un élément de réponse intéressant. On peut émettre l'hypothèse que ce sont

les gauchers contrariés qui revendiquent le plus leur particularité. Or, ce n'est pas le

cas de tous les gauchers contrariés, et certains ne savent même pas qu'ils ont été

contrariés, alors que certains jeunes gauchers, qui n'ont pas vécu de contrariété

explicite lors de leur enfance, sont pourtant très fiers d'afficher leur sinistralité. Si ce

critère peut avoir une pertinence, il n'est donc pas le seul. D'autres éléments seront à

prendre en compte, car « les sujets ne sont pas définis uniquement par leurs

appartenances les plus visibles à une catégorie »17.

4. Une enquête par entretiensPour tenter d'éclairer le sujet et de répondre à ces différentes questions, j'ai choisi

d'effectuer une douzaine d'entretiens, en face à face le plus souvent, chez la personne

interrogée ou dans un endroit neutre, ou par téléphone le cas échéant, si la distance

rendait une rencontre physique impossible. Comme l'étude est centrée sur

l'expérience vécue par les gauchers et leurs stratégies identitaires, j'ai choisi de

n'interroger que des représentants de cette catégorie. Cette recherche s'inscrit dans la

tradition de la sociologie des identités, en ce qu'elle peut avoir tendance à « se

focaliser uniquement sur les pôles marqués et socialement visibles»18 du corps social.

Le risque de travailler sur la latéralisation en n'interrogeant que des gauchers est en

16 Contrarier un gaucher, c'est « forcer un gaucher à écrire de la main droite ». (Le Petit Larousse)17 BREKHUS W., art. cit., p. 266.18 Ibid., p. 253.

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effet de renforcer le marquage en ne traitant qu'un aspect du problème : le choix de

thèmes selon leur caractère « factuellement exotique »19 peut avoir pour conséquence

de renforcer les ghettos épistémologiques. Un biais qui aurait pu être renforcé si

« seuls [étaient entrés] dans l'échantillonnage les membres d'une identité marquée et

qui excèdent un certain seuil de différence »20, c'est-à-dire si j'avais choisi de

n'interroger que les gauchers les plus visibles, les plus marquants ou les plus

« exotiques ».

Or, l'échantillon a été élaboré en vue d'éviter un tel biais. Il a donc fallu choisir,

tout d'abord, des personnes appartenant à différentes catégories de gauchers. Dans

Histoire des gauchers, Pierre-Michel Bertrand en définit sept21 ; les gauchers de

l'échantillon appartiennent chacun à l'une des trois catégories principales : ils sont

gauchers (aptitude congénitale, permanente et caractéristique de la personnalité),

gauchers contrariés (ils ont été « remis à droite » et exercent la plupart de leurs

activités de la main droite) ou ambidextres (dans le cas présent, les ambidextres sont

considérés comme des gauchers, mais ont « une aptitude plus ou moins caractérisée à

utiliser [leur] main droite) ». D'autre part, l'échantillon devait comporter des

personnes qui ont un degré différent de conscientisation de leur identité gauchère, de

celui pour qui c'est un critère comme un autre à celui qui s'est constitué en

entrepreneur de cause. De plus, il était judicieux que plusieurs âges y soient

représentés : des adolescents, en pleine phase d'apprentissage, des jeunes adultes qui

ont eu ou non l'occasion de théoriser sur leur latéralisation, des adultes ayant vécu

une contrariété au cours de leur enfance, et des adultes « sans problème ». En outre,

il fallait que différentes activités y soient représentées : activités manuelles, activités

physiques ou intellectuelles. Et enfin, des personnes en provenance de différentes

régions. La Bretagne principalement, mais on ne peut établir de caractérisation de

cette région sans la comparer à d'autres.

Ainsi, l'échantillon22 est composé, tout d'abord, de deux lycéens :

• Ambre et Yann (ils sont gauchers, et ont tous deux quinze ans),

19 Ibid., p. 252.20 Ibid., p. 257.21 BERTRAND P.-M., op. cit., p.245.22 Détail des entretiens p. 92.

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et de quatre étudiants :

• Maëlane (19 ans) est étudiante en arts du spectacle. Elle est ambidextre.

• Clément (20 ans) étudie actuellement en troisième année de Licence en Langues

Étrangères Appliquées. Il est gaucher ;

• Cécile (22 ans) et Céline (23 ans) sont en quatrième année à l'Institut d’Études Politiques

de Rennes. Elles sont toutes deux gauchères.

Si les quatre premiers sont Bretons, Cécile et Céline sont originaires de la région

parisienne. Ensuite, cinq personnes issues du monde du travail ont été interrogées :

• Julien (22 ans), surveillant dans un collège, est gaucher ;

• Béatrice (45 ans), professeur des écoles, est gauchère ;

• Annie (54 ans), postière en formation (en troisième année de Licence de Langues

Étrangères Appliquées), est partiellement ambidextre ;

• Jean-François (55 ans), sculpteur, est gaucher, et ambidextre dans le cadre de son activité

artistique ;

• Pierrick (57 ans), chauffeur routier, est un gaucher contrarié.

Tous les cinq vivent en Bretagne. Enfin, deux personnes que l'on peut considérer

comme des entrepreneurs de cause ont accepté de participer à cette étude :

• Pierre-Michel Bertrand, né en 1962, est Normand. Il est docteur en Histoire de l'Art,

suite à une thèse sur la symbolique de la droite et de la gauche dans l'iconographie23. Il a

depuis écrit plusieurs ouvrages sur les gauchers, parmi lesquels Histoire des gauchers et

Le dictionnaire des gauchers. Il est gaucher.

• Alain G. est le créateur d'un site Internet dédié aux gauchers, d'un magasin en ligne de

matériel pour gauchers, et l'instigateur de la fête nationale des gauchers. C'est également

le président d'une association de gauchers. Il est droitier.

Il convient, en dernier lieu, de poser les bases de notre réflexion, et de mettre en

forme notre perspective d'étude : comment les gauchers, confrontés à diverses

situations liées à leur particularité, élaborent-ils des stratégies différentes pour y faire

23 BERTRAND P.-M., La Symbolique de la droite et de la gauche au Moyen Âge et au début des Temps modernes. Étude d'anthropologie sociale et d'iconographie, thèse de doctorat, dir. Ch. Prigent, Univ. de Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1998.

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face ? Tout d'abord, il s'agit d'étudier dans quelle mesure la gaucherie peut être

considérée aujourd'hui comme un handicap par les gauchers eux-mêmes (I). Chaque

gaucher vit sa sinistralité de façon particulière. Elle peut être considérée par certains

comme un handicap, par d'autres comme un marqueur social, alors que d'autres

encore n'y voient pas d'inconvénient. Comment expliquer de telles différences de

perception ? D'autre part, face à une multitude de situations, les réactions sont tout

autant différentes : les gauchers élaborent des stratégies identitaires variées (II) ;

alors que certains considèrent leur sinistralité comme un marqueur identitaire faible,

d'autres ont fait de leur gaucherie un combat.

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I. Être gaucher, un « handicap » ?

De prime abord, il peut sembler disproportionné de parler de « handicap » pour

qualifier la gaucherie. Le Grand Usuel Larousse donne plusieurs définitions du

handicap : « infirmité ou déficience, congénitale ou acquise, des capacités physiques

ou mentales ». Si cette définition paraît exagérée pour qualifier la sinistralité, il en est

une autre qui semble mieux correspondre à cette particularité : « désavantage souvent

naturel, infériorité qu'on doit supporter » (« désavantage » et « infériorité » n'étant

pas entendus, ici, en soi, mais bien par rapport à une norme majoritaire). Et en effet,

« handicap » est un terme qui est revenu plusieurs fois au cours des différents

entretiens, au détour d'une phrase de Béatrice : « C'est comme tout handicap, quand

tu nais avec, tu t'habitues », ou de Cécile : « je n'ai jamais eu l'occasion d'évoquer ma

situation de gauchère... J'hésitais entre "situation" et "handicap" ».

Dans quelle mesure est-il judicieux d'utiliser un tel terme ? D'une part, la

gaucherie, en tant que caractéristique physique, est perçue par chaque gaucher de

manière différente (A). D'autre part, c'est un marqueur social avec lequel chacun doit

composer (B).

A. Un handicap physique ?En règle générale, les personnes interrogées considèrent leur sinistralité comme

un handicap, au sens de « désavantage souvent naturel, infériorité qu'on doit

supporter »24, dans certains aspects de la vie quotidienne (1). Il leur est donc

nécessaire de s'adapter à une société faite essentiellement par et pour les droitiers (2).

1. Les difficultés de la vie quotidienneLes difficultés rencontrées par les gauchers s'expliquent en grande partie par

24 Le Grand Usuel Larousse, article « handicap ».

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divers éléments de la vie quotidienne, conçus majoritairement par et pour des

droitiers : les gauchers sont « des gens à l'envers ». En particulier, de nombreux

outils ne sont pas adaptés aux gauchers, et peuvent poser problème.

a. Une société faite pour les droitiers

Au Moyen Âge, la préséance manuelle n'avait pas d'importance, comme

l'explique Alain G. :

« Dans les situations permissives, au Moyen Âge, il faut savoir que comme on ne savait pas écrire, on ne les embêtait pas avec ça. Après, dans leur vie courante, ils pouvaient utiliser leur main gauche : comme, à l’époque, on utilisait des outils qu’on se façonnait soi-même, c’est-à-dire que le paysan utilisait une faucille qu’il se forgeait lui-même, ou il allait à la forge d’à-côté, et il demandait au forgeron de la lui faire pour gaucher, etc., il n’y avait aucun souci. » (Alain G.)

Or, progressivement, la main droite s'est imposée comme « la belle main », avec

le développement de l'écriture et des règles de civilité : dès 1530, Érasme expose,

dans son traité de civilité Savoir vivre à l'usage des enfants (De civilitate morum

puelirum), des directives assignant des nobles tâches à la main droite et des basses

besognes à la main gauche. Par exemple, la suivante : « en posant un plat comme en

versant à boire, ne te sers jamais de la main gauche »25. A partir de cette époque, les

codes de civilité ont imposé une latéralisation du comportement, dans diverses

activités de la vie quotidienne ; et le développement de l'écriture n'a fait qu'accentuer

cette tendance. En effet, comme l'explique Norbert Élias, tous les gestes sont le

résultat d'une évolution historique26 ; la primauté accordée à la main droite dans la

majorité des actes de la vie quotidienne est le fruit d'une telle évolution. Les codes de

civilité ont conféré un rôle secondaire à la main gauche, ce qui a permis à de

Quevedo de décrire, en 1608, les gauchers comme « des gens à l'envers, dont on se

demande même s'il s'agit vraiment de gens »27.

Sans aller jusqu'à sa négation de l'individu, il est possible de suivre la citation de

Quevedo en remarquant que les gauchers sont effectivement « des gens à l'envers ».

25 ÉRASME D., De civilitate morum puelirum, 1530, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 127.26 ÉLIAS N., La Civilisation des mœurs, 1ère éd. 1939, in DETREZ C., La construction sociale du

corps, Paris, Seuil, 2002, p. 110.27 DE QUEVEDO F., Sueño del infierno, 1608, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 242.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

Une inversion dont l'origine se situerait dans le cerveau : alors que chez les droitiers,

l'hémisphère gauche est dominant, c'est l'hémisphère droit qui domine chez les

gauchers. Or, chaque hémisphère ayant des fonctions différentes, le fonctionnement

cérébral des gauchers et des droitiers est différent28. Le gaucher devient alors le

symbole même, dans notre vie quotidienne, de l'altérité courante. Et Jean-François

l'a compris quand il dit qu'« il y a un faux effet de miroir, du gaucher, dans sa relation

à l'autre. C'est des choses qu'on découvre après dans sa vie ». Il va plus loin, en citant

l'exemple de Léonard de Vinci, qui, en écrivant de la droite vers la gauche, avait

« compris qu'il était en miroir avec les autres ». Maëlane, quant à elle, remarque qu'

« au final, tu penses quand même à l'envers des autres, et je pense que ça influence

quand même pas mal de choses ». Ainsi, un gaucher qui feuillette un journal ou un

magazine le fera plus instinctivement de la droite vers la gauche, comme l'explique

Maëlane :

« Les catalogues, ou les journaux, je ne sais pas si ça t'arrive, mais je sais que moi, je ne les feuillette jamais de la première à la dernière page, mais de la dernière à la première page. Tu vois ce que je veux dire ? C'est comme un réflexe, tu vois. » (Maëlane)

Béatrice, en tant qu'enseignante en moyenne et grande sections de maternelle,

fait de la danse avec ses élèves :

« Tous les gauchers partaient dans le mauvais sens. Et c'est marrant, parce que pourtant, là, on commençait à gauche. Ils sont partis à droite, et ils font systématiquement à l'envers. […] C'est drôle, hein ? Alors comme on est habitué à tout faire à l'envers, est-ce que c'est systématique pour tout ? » (Béatrice)

Les gauchers devraient-ils donc systématiquement prendre le contre-pied de la

norme ? Il est possible dans ce cas précis d'émettre l'hypothèse que, du fait que

Béatrice est gauchère, son jugement serait faussé : elle pourrait en effet attribuer cette

conséquence à la gaucherie alors que peut-être d'autres enfants l'ont fait aussi. La

systématicité est-elle réellement observée ou surinterprétée ?

Et en effet, ce jeu de miroir pose souvent des problèmes aux gauchers : la société

est organisée pour les droitiers. Caroline Larroche, auteure du Livre de tous les

gauchers29, déclare elle-même que le monde « marche à droite »30. Et chacun peut y

28 LARROCHE C., Le livre de tous les gauchers, Paris, Le baron perché, 2010, pp. 16-17.29 Ibid.30 LEBRETON F., « Mon enfant est gaucher », in www.la-croix.com, 25 janvier 2011 (consulté le 3

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aller de son exemple : Maëlane a eu des difficultés à la banque, ou elle « devai[t]

signer un papier, sauf que le stylo était attaché à droite. Du coup, c'est pas facile, t'es

obligé de tourner la feuille dans tous les sens pour pouvoir écrire ». Elle remarque

également que « les couverts, à table, ils sont posés pour les droitiers », alors que

pour Clément, ce sont les poignées de porte qui posent problème. L'espace lui-même

est souvent conçu pour les droitiers. L'exemple du four à micro-ondes est en cela

parlant : l'ouverture est conçue de telle manière qu'il est plus facile de tenir son

assiette de la main droite et ouvrir la porte de la main gauche, geste approximatif et

délicat pour un gaucher. La cuisine est ainsi souvent conçue et aménagée pour

favoriser les gestes de droitiers. Céline l'explique :

« Ma cuisine est petite, je vois que c'est des choses qui ont été faites pour ouvrir de la main droite. Parce que je vois, si j'ouvre une armoire avec ma main gauche, je risque de me la prendre dans la tête, ou des choses comme ça, alors que c'est conçu... Même la porte du frigo, ou les fenêtres, les portes, les poignées d'armoire, tout est pensé pour les droitiers. Je pense que tout a été conçu pour les droitiers. » (Céline)

Cécile a les mêmes problèmes pour évoluer dans sa cuisine de logement

d'étudiant :

« Dans les appartements type étudiant, les petites kitchenettes avec des trucs électriques, tout est toujours à droite. Et moi je sais, par exemple, que pour prendre des casseroles ou des poêles, c'est hyper embêtant, je suis toujours obligée de la prendre avec la main droite, sinon je n'ai pas la place sur mon plan de travail pour manipuler les ustensiles avec la main gauche. Et ça c'est un truc, c'est clairement conçu pour les droitiers. Les plaques électriques, dans n'importe quel appartement, de type étudiant, elles sont toujours à droite. Ça, c'est un truc que je trouve débile. » (Cécile)

Pour Julien, c'est l'agencement du bureau qui pose problème :

« Des fois, c'est au niveau des cahiers, quand j'ai plusieurs trucs sur le bureau, et qu'il faut que je prenne la souris avec la main droite, enfin, je sais pas, je suis... Et je reclasse tout, tu vois ? Et du coup, je sais pas si c'est à cause de ça, mais des fois, je me dis "c'est fait pour les droitiers, ou quoi ?" » (Julien)

Le fait d'avoir un fonctionnement cérébral « en miroir » rend beaucoup

d'adaptations difficiles pour les gauchers. Pour Jean-François, « il y a plein de choses

qui coulent de source dans la société pour un droitier, qui ne coulent pas de source

pour un gaucher ». L'apprentissage, en particulier, peut se révéler problématique.

mai 2011).

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

Jean-François explique qu'il a toujours eu des difficultés pour suivre un

apprentissage, notamment celui de la sculpture : « les autres ne peuvent pas

m'apprendre, parce que je n'arrive pas... Peut-être, dès petit, j'ai eu un blocage parce

que je n'arrive pas à délatéraliser pour reprendre à mon compte ». Pour Béatrice, c'est

faire des nœuds qui pose problème :

« Il y a des choses que je n'ai jamais réussi à faire, des nœuds de marin. J'y arrive pas, j'ai jamais pu comprendre quand je les vois faire de la main droite. Parce que j'ai appris, quand je faisais classe aux CM : il y avait un moniteur de voile qui leur montrait comment faire, parce qu'eux, ils faisaient de la main droite. Et quand moi, je faisais de la main gauche, ça partait dans l'autre sens, et j'étais perdue. » (Béatrice)

Ces propos démontrent bien que la gaucherie n'est pas un handicap en soi, mais

bien par rapport à la norme droitière. D'autre part, l'écriture de gauche à droite

représente un apprentissage particulièrement difficile : le sens logique pour un

gaucher est de la droite vers la gauche. Béatrice le remarque tous les jours, à l'école :

« C'est vrai qu'il y a un sens de l'écriture, et on l'apprend à tout le monde, aux gauchers et aux droitiers, alors que c'est beaucoup plus facile pour un gaucher de faire autrement, de faire certaines lettres. Et il y en a plein, des petits, qui écrivent dans l'autre sens. Moi, j'écris aussi bien à l'envers qu'à l'endroit, ça ne me pose aucun souci. » (Béatrice)

Écrire de la droite vers la gauche est d'ailleurs une particularité dont sont

capables de nombreux gauchers : Maëlane dit « pouvoir écrire de droite à gauche

sans problème », tandis qu'Annie reconnaît même que ce serait plus naturel pour

elle : « à un moment donné, j'arrivais à écrire sans trop de mal aussi comme ça. Je

peux écrire de droite à gauche, et en inversant. Mais oui, je crois que j'aurais préféré,

parce que c'est plus simple pour nous d'écrire de droite à gauche. »

Cependant, tous les gauchers ne régissent pas ainsi. Pierrick ne pense pas que la

société soit faite pour les droitiers : « c'est vrai qu'on ne fait pas des choses

spécialement pour des gauchers, mais à partir de là... non », tout comme Ambre : « ça

ne me gêne pas tant que ça d'être gaucher ou droitier ». Il est difficile de comprendre

cette différence de perception. Ambre, qui a quinze ans, est en pleine phase

d'apprentissage ; peut-être n'a-t-elle pas encore théorisé et pensé sa gaucherie. Mais

on ne peut pas en dire autant de Pierrick. Une autre explication possible est apportée

par Alain G.. Il explique qu'il existe différents types de gauchers (le gaucher « fort »

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ou « intégral », le gaucher « moyen » et le gaucher « faible »), et que « le gaucher

fort n'arrivera pas à s'adapter, alors que le gaucher faible aura plus de facilité ». Ce

qui pourrait donc expliquer cette perception différente de la société, adaptée ou non à

la sinistralité.

Si les gauchers perçoivent différemment leur capacité d'adaptation, tous

reconnaissent qu'il leur est difficile d'utiliser certains outils de la vie quotidienne.

b. Des outils non adaptés

L'adaptation aux difficultés de la vie quotidienne est particulièrement difficile en

ce qui concerne l'utilisation de certains outils, élaborés principalement pour être

utilisés de la main droite, et dont l'utilisation de la main gauche est problématique.

Pour Alain G., il faut faire une différence entre ces multiples outils : à l'extrême,

certains gauchers pourraient n'avoir aucun problème d'adaptation aux outils pour

droitiers, tout simplement parce qu'ils n'en utilisent pas. C'est ce qu'explique Cécile :

« Si j'avais été professionnelle du bricolage, et que j'avais à utiliser un quelconque instrument, peut-être que là, ça me poserait des problèmes. Mais comme je n'utilise, à part pour écrire, ma main que dans des contextes je dirais intellectuels, je ne suis pas plus handicapée que ça. » (Cécile)

Cependant, tous reconnaissent avoir eu affaire au moins une fois à un outil ou un

instrument qu'ils avaient des difficultés à utiliser, ce qui perturbe l'apprentissage :

« un outil qui n'est pas adapté, on a beau dire à un gaucher "sers-toi de ta main

gauche", mais si vous lui mettez un outil qui est fait pour se servir de la main droite,

par exemple un crayon, par exemple une règle, on va le perturber », explique Alain

G.. Et Ambre d'ajouter « c'est pour ça qu'on est moins doués » : un sentiment

d'infériorité pourrait donc se développer, chez certains, face à ce qui est perçu

comme un problème d'adaptation. Et chacun d'évoquer son cas personnel. L'ouvre-

boîte est cité en exemple par toutes les femmes de l'échantillon. Pour Céline, le tire-

bouchon pose également problème, et Béatrice, quant à elle, remarque qu'elle n'arrive

pas à utiliser certains ustensiles de cuisine :

« La semaine dernière, à l'école, pour éplucher ma pomme, j'avais un couteau qui n'épluchait que d'un côté, j'arrivais pas à éplucher ma pomme. […] Un économe, ça marche pas, j'arrive pas à m'en servir.

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Qu'est-ce qu'il y a encore qui peut être difficile ? Quand j'étais plus jeune, il y avait des trucs pour râper les carottes, ou même pour la purée, il fallait tourner à la main ; et moi il fallait tourner à l'envers, et ça ne marchait pas. » (Béatrice)

Béatrice cite également l'exemple de la machine à coudre, tandis que Pierre-

Michel Bertrand remarque qu'il a beaucoup de mal à utiliser certains outils de

bricolage :

« tout, les outils de bricolage, notamment, tout est prévu pour être manié de la main droite, et quand ils sont maniés de la main gauche, ils sont très dangereux. Mais véritablement. Je prends souvent l'exemple de la scie circulaire, voyez, ça expulse à une vitesse incroyable des sciures du côté droit, et quand vous tenez la scie circulaire de la main gauche, vous prenez tout dans la figure ; vous vous trouvez avec des poussières dans les yeux. » (Pierre-Michel Bertrand)

Ces exemples illustrent le fait que des outils différents, du fait de leur utilisation

différenciée, notamment par les hommes et les femmes, ne sont pas problématiques

pour tout le monde. Il est remarquable que la perception des outils qui présentent des

problèmes suit une division sexuelle des tâches domestiques31 contre laquelle

beaucoup s'insurgent pourtant : alors que toutes les femmes de l'échantillon ont cité

l'exemple de l'ouvre-boîte, ce qu'aucun homme n'a fait, Pierrick évoque le problème

de la faucille, et Pierre-Michel celui de la scie circulaire.

Cependant, il serait réducteur de croire que tous les outils suivent cette division

binaire. Alors qu'Annie a des difficultés pour utiliser une serpette et que pour

Béatrice, le téléphone fixe, avec le combiné placé pour être pris de la main gauche,

présente des inconvénients, Clément remarque que la souris de l'ordinateur et la

fourchette à dessert (avec une lame du côté gauche, pour couper le gâteau quand elle

est tenue de la main droite) posent problème. L'ergonomie peut expliquer une grande

partie des inconvénients constatés : selon A. Kerguelen,

« les origines de l’analyse ergonomique du travail ont été fortement marquées par les méthodes des disciplines fondamentales dont les premiers ergonomes et psychologues du travail sont issus : notamment les méthodes expérimentales qui sont indissociables de techniques statistiques telles que l’analyse de variance. »32

Ainsi, l'ergonomie des outils, que ce soit au travail ou dans la vie quotidienne, est 31 KAUFFMANN J.-C., Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je, 1993.32 KERGUELEN A., « Description et quantification en analyse ergonomique du travail : le cas de

l’observation systématique », in w3.ltc.univ-tlse2.fr, consulté le 3 mai 2011.

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étudiée à partir de caractéristiques statistiques de la population. Les outils utilisés

avec la main sont donc conçus pour satisfaire à la majorité de la population, qui est

droitière ; ce qui explique qu'ils soient difficiles à utiliser de la main gauche. Chose

que Maëlane a bien perçue : « de toute façon, on est minoritaires, c'est vrai qu'on est

lésés. Ils se disent "oh, on va faire ça là, ouais, mais les gauchers ça va les embêter...

Mais tant pis, ils sont pas beaucoup !" » Les téléphones portables les plus récents

présentent les mêmes caractéristiques :

« Rien que le façon dont il faut débloquer le clavier, je trouve que c'est pas fait pour les gauchers. Parce que les deux touches sont à gauche, et le gaucher est obligé de le faire de la main droite, sinon tu tords ton pouce gauche... » (Maëlane)

C'est également ce qu'ont noté Clément et Yann ; une observation corroborée par

un site Internet spécialiste de l'analyse des nouvelles technologies de l'information et

de la communication :

« À peine en vente en France, le dernier téléphone d'Apple défraie déjà la chronique. Non pas pour ses chiffres de vente, mais pour un défaut de fabrication. En effet, les ondes de l'antenne de l'iPhone 4 seraient bloquées lorsque l'appareil est tenu de la main gauche. »33

Si les outils présentent des inconvénients différents selon leur utilisation, il en est

un qui est presque unanimement cité comme étant problématique (par onze gauchers

sur les douze interrogés) : la paire de ciseaux. Mise à part Cécile, pour qui ça n'a

« jamais posé de problème d'utiliser des ciseaux de droitier, bizarrement », les

gauchers sont confrontés à deux sortes d'inconvénients avec cet instrument. Pour

certains, c'est la précision qui pose problème : Béatrice donne l'exemple d'une paire

de ciseaux, « un gros vert, je n'y arrive pas parce que je coupe toujours à côté ».

Pierre-Michel Bertrand va dans le même sens :« il n'y a rien à faire, on n'arrive pas à

bien couper, avec des ciseaux de droitier», tandis que pour Julien, « à l'école, ça m'a

vraiment gêné. Les ciseaux de gaucher, quand je n'en avais pas, c'était galère, j'ai

toujours mal coupé ». Pour certains, le résultat est même catastrophique : « même en

cours, avec les cours d'arts plastiques, c'était toujours un carnage le découpage »,

selon Céline. En tant que spécialiste de l'outillage pour gauchers, Alain G. explique

cela par le placement des lames de l'outil :

« Vous êtes droitier, avec cette paire de ciseaux, vous coupez [la feuille]

33 PEPIN G., « L'iPhone 4 interdit aux gauchers ? », in www.zdnet.fr, 25 juin 2010 (consulté le 3 mai 2011).

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sans problème. Vous la prenez dans la main gauche, et tout d’un coup vous vous apercevez que ça ne coupe plus. Pourquoi ? Parce que le geste de la main gauche fait qu’on écarte les lames, alors que de la main droite, on fait une pression qui fait que les lames se resserrent. Et en plus, on s’aperçoit que la ligne de coupe n’est plus du bon côté. C'est-à-dire que si vous êtes gaucher, vous allez pencher la paire de ciseaux. » (Alain G.)

D'où une imprécision du geste. Pour d'autres, en revanche, c'est la prise

ergonomique, sur le manche, qui pose problème. En effet, comme le dit Pierrick, « la

forme est plus faite pour les droitiers ». Annie a elle aussi perçu la difficulté

d'utilisation d'un tel instrument : « moi, je couds beaucoup. Et les ciseaux qui ont des

formes pour les droitiers, c'est une horreur. La barre, l'arête est inversée, donc ça

rentre dans les doigts, ça fait mal. »

Ainsi, de nombreux outils sont difficilement utilisables par des gauchers. Or, il

n'est pas toujours facile, voire impossible, de se procurer des outils élaborés

spécialement pour les gauchers. Ceux-ci doivent donc bien souvent s'adapter, trouver

des stratégies de contournement des difficultés... Comme l'explique Clément, si l'on

n'utilise pas ces outils-là, et si l'on ne s'adapte pas à « la société qui est faite pour les

droitiers, on ne fait plus rien, et on ne vit plus. Donc on est obligé de survivre dans ce

monde, et donc de développer d’autres tactiques, en utilisant des trucs faits pour les

droitiers. »

2. Une adaptation nécessaire« Je pense que dans la vie, le gaucher est obligé de s'adapter. Ce que le droitier ne

fait pas, parce que le monde est déjà fait pour lui. » Cette phrase de Jean-François

illustre la nécessité pour le gaucher de s'adapter. Une adaptation bien souvent forcée

et handicapante ; mais qui n'est pas perçue de la même manière par tous.

a. Une adaptation forcée

Comme le dit Clément, le gaucher doit s'adapter à tout ce qui n'est pas conçu

pour lui, s'il veut « survivre dans ce monde ». L'image est forte, mais montre la

nécessité qu'ont les gauchers de développer de telles stratégies d'adaptation. Une

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adaptation forcée, car comme l'explique Annie, « On n’a pas le choix, quand t’es tout

seul et qu’il y en a dix, en général, c’est toi qui t’adapte aux dix autres, ou alors t’es

doté d’un caractère... » Et en effet, dès l'enfance, les gauchers sont confrontés à

certains outils qu'ils ne peuvent utiliser, comme l'explique Alain G. en prenant

l'exemple du taille-crayon :

« Si l'enfant est gaucher et qu'il a quatre ou cinq ans, il ne va pas penser forcément à changer de main, parce que l'adaptation a ses limites. A cet âge-là, on insiste et on veut absolument, et c'est normal, se servir de ses mains tel que c'est inscrit dans notre cerveau (…). Donc le gamin, lui, le taille-crayon, il l'a toujours dans sa main droite, et il va essayer de le tailler tant bien que mal. Alors il tourne autour du crayon. » (Alain G.)

Pour lui, le problème ne provient pas seulement de l'outillage qui n'est pas

adapté, mais de la manière dont on lui apprend à s'en servir :

« Vous vous imaginez, vous avez quatre ou cinq ans, c'est un outil, vous devez apprendre comment vous en servir, parce que des modes d'emploi de taille-crayon, j'en ai pas vu beaucoup. Donc il faut leur montrer, et on ne le fait pas toujours. Donc tu dois te démerder. » (Alain G.)

C'est donc pour cela que les gauchers doivent généralement établir des stratégies

d'adaptation personnelles : d'après Béatrice, « ils doivent pouvoir faire, mais il faut

leur mettre les bons outils dans la main. Sinon, tu peux pas, il faut trouver des

techniques, il faut trouver des échappatoires ». Par exemple, certains ont développé

une technique particulière pour faire les lacets. C'est le cas de Jean-François, ou de

Maëlane :

« Il y a quelque chose que je n’ai jamais réussi à faire, et je n’y arrive toujours pas, c’est faire mes lacets comme tout le monde. Tu sais, tu fais une boucle, et après tu tournes autour et tu passes en-dessous. Ça je sais que je n’ai jamais réussi, et je sais que c’est à cause de ma main gauche. Parce que ma main gauche m’empêche de le faire correctement. Du coup, tu sais, je fais deux boucles, et après je fais un nœud avec les deux boucles. Ça, par exemple, je ne peux pas faire autrement, et je sais que c’est à cause de ma main gauche. » (Maëlane)

D'autres, comme Clément, vont apprendre à utiliser leur main droite dans

certaines situations :

« Je sens que de plus en plus, j’ai développé des choses avec ma main droite, comme le portable. J’ai remarqué il n’y a pas longtemps que j’ai plus de mal à l’utiliser de la main gauche. J’ai plus le réflexe d’utiliser mon portable de la main droite. Si j’écris un SMS d’une seule main, j’ai plus tendance à l’écrire de la main droite que de la main gauche. » (Clément)

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Le problème de l'adaptation peut se poser jusque dans l'exercice de sa

profession : Béatrice doit réfléchir en miroir pour apprendre à découper à des

droitiers :

« Les petits tiennent mal leurs ciseaux, alors je veux leur montrer comment ça marche. Si je veux leur prendre la main pour leur montrer, je suis incapable. Je suis obligée de prendre dans ma main d'abord, et hop ! Retransposer à droite pour voir comment... Mais ça vient pas tout seul, et tu vois, après tant d'années d'expérience, je suis toujours en train de me poser la question "comment ?" » (Béatrice)

Jean-François, lui, a dû créer ses propres outils pour son travail de

sculpteur : « quelque part, je pense que c'est le fait d'être différent qui m'a obligé à

modifier des choses et à m'adapter. »

L'adaptation nécessite de tout penser différemment, et de réfléchir à des gestes et

des actes quotidiens, qui peuvent paraître naturels et « couler de source » pour un

droitier. Ainsi, Béatrice fait attention, lorsqu'elle fait ses courses, à ne pas acheter de

boîtes de conserve sans languette, qu'elle devrait ouvrir à l'aide d'un ouvre-boîte.

Céline, elle, pense à réorganiser son espace : « moi, dans ma vie quotidienne,

personnelle, je m'organise à ma façon, après je me rends compte que si quelqu'un de

droitier va venir derrière, c'est pas du tout quelque chose qui est pensé de la même

façon ». Si ces différents exemples peuvent paraître ne pas avoir une grande

incidence sur la vie quotidienne, il est une adaptation qui a posé problème à nombre

de gauchers dans leur enfance : l'écriture. En effet, le simple fait de lire et d'écrire de

gauche à droite n'est pas logique pour un gaucher, qui a une « grammaire mentale »

(selon l'expression d'Alain G.) différente d'un droitier. Pourtant, comme l'explique

Annie, « j'aurais préféré écrire de droite à gauche, mais on aurait des soucis je crois.

Ça fait partie des adaptations qu’on est obligés de faire au monde des droitiers ».

Adaptation que n'ont, d'ailleurs, pas à faire les gauchers qui écrivent en Arabe ou en

Hébreu, de droite à gauche, donc dans leur sens naturel (c'est, dans ce cas, les

droitiers qui doivent s'adapter). Chaque gaucher qui écrit de gauche à droite a donc

dû se forger sa propre manière d'écrire, car, comme le dit Alain G., « aux gauchers,

on ne leur apprend pas. On apprend aux droitiers », ce qu'a également noté Maëlane :

« les gens ne comprennent pas que, quand t'es gaucher, t'es obligé de te trouver une

façon personnelle, parce que sinon t'y arrives pas. » Cette adaptation peut avoir des

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inconvénients, dont certains sont mineurs : ainsi, Ambre et Yann se souviennent avoir

souvent dû, à l'école primaire, se laver le côté de la main, tout tâché d'encre. Il s'agit

d'un problème récurrent chez les gauchers : Annie explique que « le problème des

gauchers, c'est qu'on efface ce qu'on écrit ». D'autres inconvénients peuvent se

révéler plus graves : Alain G. donne l'exemple de troubles musculo-squelettiques liés

à certaines positions. « On peut avoir pas mal de névralgies, de scolioses, la colonne

vertébrale déviée, des tendinites, etc. » Enfin, apprendre à écrire à des droitiers peut

également se révéler problématique. Béatrice se demande souvent quelle méthode

utiliser :

« Si je veux leur prendre la main pour écrire, je suis obligée de prendre la main droite, pour les droitiers. Ben j’ai du mal, j’ai beaucoup de mal. S’ils se laissent faire, parce que je leur dis toujours « laisse-toi faire », s’ils se laissent faire, j’arrive à peu près. Mais alors pour peu qu’ils aient le bras raide, c’est pas terrible. » (Béatrice)

Les stratégies d'adaptation étant personnelles, il peut arriver que l'éventail de

solutions développées pour remédier à un inconvénient soit très étendu. L'ouvre-boîte

en est un exemple parlant. Face au problème de l'ouverture d'une boîte de conserve,

de nombreuses stratégies sont possibles. Certains utilisent l'outil, à défaut de mieux :

tandis que Maëlane et Céline le prennent de la main droite, Béatrice l'utilise de la

main gauche, mais dans l'autre sens, ce qui n'est pas l'idéal. « Au lieu d'aller vers

moi, je vais vers l'extérieur. Par contre c'est dur, j'ai du mal des fois ». Le plus simple

est alors de se procurer un outillage spécifique (Annie dispose d'un ouvre-boîte

électrique) ou de n'acheter que des boîtes à ouverture facile, ce à quoi sont attentives

Cécile, Céline et Béatrice. Enfin, avant l'apparition de cet outillage et des boîtes à

languette, Annie avait envisagé une autre solution : « ben, je braillais pour qu'on

m'ouvre la boîte ». Le professeur des universités et membre de l'INRP Luc Trouche

s'est appuyé, pour étudier des processus d'apprentissage en mathématiques, sur une

petite histoire qu'il a inventée, et qu'il a appelée « parabole du gaucher et de la

casserole à bec verseur »34. Il fonde sa réflexion sur une situation classique : pour le

petit déjeuner, un gaucher a mis du lait à chauffer dans une casserole. Quand le lait

est chaud, « le sujet effleure rapidement le manche de la casserole pour vérifier qu’il

34 TROUCHE L., « La parabole du gaucher et de la casserole à bec verseur : étude des processus d'apprentissage dans un environnement de calculatrices symboliques », Educational studies in mathematics, 41, 2000, pp. 239-241.

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n’est pas trop chaud, le saisit avec la main gauche et interrompt son geste (il réalise

que l’outil n’est pas adapté au geste qu’il envisage: le bec verseur est du mauvais

côté par rapport au bol) ». A partir de ce moment, le chercheur élabore sept

possibilités pour remédier à cette situation. Cinq de ces solutions sont transposables à

l'exemple des ciseaux, problématiques pour une grande partie de l'échantillon.

1) S'adapter complètement à la configuration de l'outil, et donc saisir le manche avec la

main droite. De la même manière, Maëlane utilise des ciseaux pour droitier, qu'elle tient

de la main droite ;

2) S'adapter modérément à la configuration de l'outil, à savoir prendre la casserole de la

main gauche et verser le lait du côté du bec verseur. Cette situation peut se rapprocher

de la solution trouvée par Cécile, Béatrice et Pierre-Michel Bertrand, qui utilisent des

ciseaux pour droitiers, mais avec la main gauche. Pour Luc Trouche, bien que, dans

cette configuration, « le gaucher reste gaucher, le geste est plus complexe ». Cette

situation est souvent choisie par défaut, en l'absence de ciseaux pour gaucher, comme

chez Pierre-Michel Bertrand : « vous savez, je suis père de famille, on est six à la

maison, si je faisais venir une paire de ciseaux de gaucher, il y en a plusieurs qui

n'arriveraient pas à s'en servir », ou bien parce que l'habitude d'utiliser des ciseaux pour

droitiers a rendu impossible l'utilisation d'un outillage spécialisé. C'est ainsi que, si

Béatrice avait acheté des ciseaux pour gauchers pour sa classe, elle les a enlevés du

service : « j'avais acheté des petits ciseaux, ça ne fonctionne pas. Je me suis aperçue que

les gauchers n'y arrivent pas non plus. » L'utilisation par défaut d'un outillage non

adapté est souvent sous-optimale : le gaucher est dans une situation où il a des

difficultés pour couper avec des ciseaux pour droitiers, mais il lui est impossible de se

servir de ciseaux pour gauchers, comme l'explique Julien : « je ne sais pas si c'est à

cause de ça, mais le fait que j'aie eu des ciseaux [pour gaucher] tard, faut vraiment que

je m'applique. » Cela peut se révéler problématique pour certains, notamment pendant

l'enfance : un élève gaucher pourra, malgré de bons résultats en classe, avoir des

difficultés à découper, ce qui crée chez lui un complexe.

3) Refuser l'outil et aller en chercher un autre pour accomplir la tâche, à savoir une

casserole pour gaucher, avec le bec verseur placé de l'autre côté. Plusieurs personnes ont

choisi cette solution, pour ce qui est du découpage : Céline, Clément, Annie, Ambre et

Yann préfèrent utiliser des ciseaux pour gaucher, c'est-à-dire des ciseaux dont les lames

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sont inversées. Annie évoque, elle, des ciseaux ambidextres. Pour Alain G., c'est « une

arnaque » :

« Il y a des gens qui imaginent que c’était simplement la prise ergonomique qui était importante, et qu’à partir du moment où on supprime la prise ergonomique droite ou gauche, on peut utiliser une paire de ciseaux dits ambidextres, par les fabricants qui veulent ratisser large. Ils vous vendent des soi-disant ciseaux ambidextres. Or, des ciseaux ambidextres ne sont jamais que des ciseaux pour droitiers où on a évité une prise ergonomique au manche. C’est en fait des ciseaux pour droitiers, point barre. Ça, c’est à la limite scandaleux. » (Alain G.)

4) Refuser l'outil et modifier la tâche : se contenter de lait froid. Par analogie, lorsqu'il n'a

pas de ciseaux adaptés à disposition, Yann découpe avec sa règle. Dans cette situation,

c'est l'outil qui gagne, et le gaucher qui perd.

5) Refuser la tâche elle-même : ne pas déjeuner. C'est la solution que propose Ambre en ce

qui concerne le découpage : si elle n'a pas de ciseaux, elle ne coupe pas. Dans ce cas-là,

le gaucher est encore plus perdant : il y a un risque de frustration et d'amertume.

Ces différentes situations ne sont pas incompatibles : par exemple, Clément

comme Céline préfèrent utiliser un matériel pour gaucher, plus précis, mais

s'adaptent tout de même aux ciseaux pour droitiers. Cet exemple montre que

l'adaptation est bel et bien une nécessité : même pour celui qui ne souhaite pas

utiliser de ciseaux pour droitiers, le fait de devoir acheter une paire de ciseaux

adaptée à sa latéralisation, ce qui se trouve moins facilement dans le commerce, est

une adaptation en soi. Il convient maintenant de se demander si la nécessité de

s'adapter est plutôt un inconvénient ou un avantage.

b. S'adapter, un inconvénient ?

Pour Alain G., l'adaptation, quand elle est subie et non souhaitée, ne peut être

qu'handicapante : « dans la société, le gaucher s'adapte par nécessité. C'est une

adaptation contrainte, pas un choix. Et tous les gauchers contrariés s'en plaignent ».

Et il est vrai que les gauchers perçoivent les inconvénients de certaines adaptations.

Dans le sport notamment, Ambre a des difficultés à suivre des pas de danse expliqués

pour des droitiers : « parfois on doit faire des trucs à droite, des appuis, ou des trucs

comme ça. Et moi je les fais à gauche, donc ça me gêne ». Pourtant, même Annie, en

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tant que gauchère, n'a pas perçu la nécessité d'apprendre les gestes de manière

spécifique aux gauchers, alors qu'elle était entraîneuse de patinage artistique :

« J’avais appris toutes les bases techniques du côté droit, donc après il fallait un effet miroir pour les gauchers, c’était très compliqué. Mais c’est pareil, ça se gère. Elles faisaient par mimétisme par rapport aux droitiers, quoi. Elles avaient la technique, et elles inversaient d’elles-mêmes. » (Annie)

Pour Clément, gardien de but de rink-hockey, c'est l'équipement qui a posé

problème (voir illustration 1). En effet, alors qu'il est plus facile pour un gaucher de

tenir sa crosse de la main gauche, l'équipement de gardien est élaboré de telle

manière que la crosse ne peut être tenue que de la main droite.

« Il aurait fallu, en tant que gardien, avoir un équipement adéquat, que je n’ai pas eu. Donc j’ai développé aussi la main droite, mais parce que je tiens la crosse de la main droite, quand j’ai besoin d’utiliser la crosse, je ne l’utilise pas bien, parce que mon bras est quand même plus faible. » (Clément)

Illustration 1 : Clément, en position de gardien de rink-hockey35

Pourtant, il existe des équipements de gardien pour gaucher, mais ils sont très peu

distribués ; la direction de son club formateur n'en avait pas connaissance lorsqu'il

qu'il a débuté le rink-hockey.

Mais pour Alain G., l'adaptation est également négative en ce qu'elle peut

engendrer des troubles du comportement. Il donne en cela l'exemple du fils de son

35 Alors qu'un équipement pour gaucher aurait permis à Clément de se saisir de sa crosse de sa main directrice, l'équipement « traditionnel », pour droitier, l'oblige à la tenir de la main droite.

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meilleur ami, qui est introverti, supposément suite à des contrariétés qu'il a subies à

l'école :

« Il a sûrement dû y avoir une pression sur ce gamin, qui a fait qu’ils l’ont sorti de son état normal à lui, de pouvoir utiliser librement sa main gauche, que ce soit pour l’écriture ou autre chose. (…) Le fils de mon ami est très introverti, sa mère me disait qu’il ne pouvait pas aller acheter le pain tout seul. » (Alain G.)

Si l'on ne peut établir de lien certain entre une contrariété et le comportement de

cet enfant, il est vrai que certains gauchers considèrent eux-mêmes que l'adaptation a

forgé leur caractère. C'est le cas de Jean-François :

« Ma gauchitude, c’est une tête de mule : est-ce que c’est lié au fait d’être gaucher de dire qu’on a une légitimité à être gaucher ? Parce qu’il n’y a rien de mal à ça, et que c’est le monde qui nous voit négativement alors qu’on n’est pas négatif. » (Jean-François)

Cependant, l'adaptation est-elle réellement handicapante, ou les récits

d'adaptations problématiques font-ils partie de l'itinéraire moral classique d'une

personne stigmatisée ? Erving Goffman distingue trois phases dans cet itinéraire36 :

« celle ou il apprend à connaître le point de vue des normaux », et « celle où il

comprend qu'il n'y correspond pas », la troisième étant « celle où il apprend à faire

face ». Un individu peut mettre en évidence « certaines expériences qui lui servent à

expliquer comment il en est venu aux opinions et aux comportements qu'il a

désormais à l'égard des siens et des normaux »37. Sans débattre ici de la pertinence du

terme stigmate pour qualifier la gaucherie (qui fera l'objet d'un autre chapitre), il est

remarquable que Jean-François situe la cause de son caractère dans sa sinistralité, et

dans le fait que l'on a voulu le contrarier à l'école. Ainsi, sans aller jusqu'à nier

l'existence d'inconvénients à l'adaptation, il faut donc les relativiser : peut-être que

certains font partie de l'itinéraire moral de ces individus en tant que gauchers, et leur

servent à justifier des comportements, des opinions... Leur importance pourrait, en

cela, être exagérée. Pour la plupart des gauchers interrogés, d'ailleurs, l'adaptation

n'est pas un handicap. Ils retournent une nécessité, perçue négativement, en atout, en

force. Pour certains, tout d'abord, la nécessité de s'adapter est très minime, et ne

demande pas un effort considérable. Ils ne perçoivent donc pas l'adaptation comme

36 GOFFMAN E., op. cit., p. 99.37 Ibid., p. 53.

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une nécessité handicapante. C'est le cas de Pierrick, qui s'est habitué à utiliser des

outils pour droitiers, ou de Pierre-Michel Bertrand, qui ne voit pas l'utilité des outils

pour gauchers : « ça me gênerait plutôt, si vous voulez. Vous savez, quand on est

habitué, je ne vois pas l'intérêt. J'ai l'impression que ça doit bien fonctionner, mais

mon geste est habitué. » D'autres, comme Céline, reconnaissent que plusieurs outils

sont maintenant conçus de telle manière qu'ils sont également adaptés à leur

latéralité : « maintenant, on a des tire-bouchons qui remontent, comme ça, où tu n'as

pas besoin de faire un travail énorme avec ton bras ». Si, pour certains, l'adaptation

n'est donc pas problématique en elle-même, d'autres considèrent que leur gaucherie

est un avantage du fait même que la société est principalement faite pour les

droitiers, et qu'ils doivent donc s'adapter : pour Clément, « c’est un avantage, mais

avec tout ce que j’ai dit, c’est un avantage parce que la société est pour les droitiers,

donc c’est un peu bizarre ».

Mais est-ce l'adaptation en elle-même qui est positive, ou seulement une

adaptation voulue ? Certains suivent Alain G. en ce qu'ils pensent que seule

l'adaptation souhaitée, et non contrainte, est positive : selon Jean-François, « c'est

quelque chose qui m'a aidé dans ma façon de fonctionner, plus que ça m'a handicapé,

en fait, le fait d'être gaucher, dans la mesure où c'est une démarche volontariste ».

Pour d'autres, l'adaptation est un atout en elle-même, qu'elle soit voulue ou

contrainte ; de fait, chacun, qu'il soit gaucher ou non, doit, dans la vie, s'adapter à un

grand nombre de situations. Cependant, considérer cette adaptation comme un atout

dépend de plusieurs facteurs, qui tiennent tant de l'environnement social et familial

de l'individu que de sa personnalité. C'est le cas d'Annie, qui considère que « de toute

façon, on n'a pas le choix, donc il faut bien contourner la difficulté, et on va peut-

être, consciemment ou inconsciemment, s'adapter plus facilement. » Les avantages

de l'adaptation prennent alors différentes formes. Ils peuvent être très variés : d'une

part, l'adaptation permettrait de développer, outre une force de caractère, des

stratégies, des techniques, de l'inventivité pour contourner les différents obstacles qui

peuvent se dresser. En effet, pour Béatrice, « c'est forcément un avantage, parce que

tu inventes des techniques, ou tu trouves des techniques pour y arriver. C'est

certainement un avantage, ça fait travailler beaucoup plus », alors que Pierre-Michel

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Bertrand met en avant le sens des stratégies :

« Être soumis à tout un tas de contraintes et obstacles oblige les gauchers à développer des stratégies d’adaptation. Cela peut donner une certaine force de caractère, également. Il faut toujours en faire un peu plus qu’un droitier, donc ça peut devenir un atout »38. (P.-M. Bertrand)

Transformer des stratégies contraintes en atout, c'est ce qu'a fait Jean-François, en

inventant une technique personnelle pour nouer ses lacets : « j'ai créé des

dysfonctionnements, qui sont considérés comme des dysfonctionnements, mais moi,

mes chaussures, quand je fais mes boucles, elles ne se défont pas, du fait que j'ai un

nœud par-dessus l'autre », ou en créant ses propres outils. Il a ainsi créé une cuillère à

confiture à sa main (voir illustration 2). Il en explique la particularité :

« Je me suis aperçu que dans les pots à confiture, on n’arrive jamais à attraper le fond avec un outil normal. Moi, avec cette louche-là, voyez, je vais aller glisser sur le fond pour attraper la dernière goutte de confiture. Et quand je touille, pour racler les bords, c’est l’idéal. Il y a un bord droit, et il est pour gaucher celui-là. » (Jean-François)

Illustration 2 : Jean-François et sa cuillère à confiture

Enfin, la nécessité de s'adapter peut développer une ambidextrie (ce que certains

auteurs ont préféré appelé l'équimanie, pour éviter la connotation dont est porteur le

terme ambidextrie39) : Clément retire un avantage du « fait d'être un peu plus habile

38 PIERRON M., « Les préjugés sur les gauchers se sont inversés », in www.20minutes.fr, 13 août 2010, consulté le 3 mai 2011.

39 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 223. « Ambidextrie » signifie étymologiquement « qui a deux mains droites ».

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des deux mains. Je suis habile de la main gauche, mais aussi de la main droite »,

alors que certains droitiers seraient incapables d'utiliser leur main gauche, qui est

moins sollicitée dans la vie quotidienne. Ainsi, il utilise plus facilement la main

droite pour le téléphone portable, de même que Julien reconnaît utiliser plus

facilement la main droite lorsqu'il bricole, comme Annie, lorsqu'elle fait du

modelage. Ce dernier exemple est intéressant, en ce que l'ambidextrie a pu, au cours

du temps, devenir un avantage dans le domaine de l'art. Dans son Histoire des

gauchers, Pierre-Michel Bertrand dresse une liste d'artistes gauchers, comme

Delaroche ou Menzel40, qui utilisaient autant leur main gauche que leur main droite

dans l'exercice de leur art. Et c'est justement le cas de Jean-François, qui se considère

comme totalement ambidextre lorsqu'il sculpte :

« Là, c'est mon domaine. Ça m'appartient, c'est le domaine de ma création, de mon intime. Alors là, effectivement, je peux travailler de la main droite comme de la main gauche. Mais c'est parce que c'est intelligemment nécessaire dans la mesure où si je ne fais pas ça, je m'expose à des difficultés. » (Jean-François)

Ainsi, la société étant, dans nombre de ses traits, conçue pour des droitiers, les

gauchers doivent nécessairement s'adapter. Pour autant, si certaines adaptations sont

problématiques, et si certains droitiers considèrent que « le gaucher contrarié n'existe

pas » (Alain G.), l'avis des gauchers eux-mêmes est moins catégorique. Alors que

beaucoup reconnaissent avoir certaines situations difficiles à vivre au quotidien,

l'adaptation à la société n'est pas handicapante outre mesure. Elle peut même se

révéler être un atout ; il faut donc relativiser le handicap physique que représente le

fait d'être gaucher, en France à l'heure actuelle. Pour autant, en va-t-il de même pour

la gaucherie en tant que marqueur social ? Pendant des siècles, la gaucherie a été

combattue. Mais qu'en est-il maintenant ? Quelle est aujourd'hui la pertinence de

cette particularité comme marqueur social ?

B. Un marqueur socialAu cours des siècles, la gaucherie a souvent été perçue négativement, et les

40 Ibid., p. 195. Paul Delaroche (1797-1856) est un peintre français ; Adolph von Menzel (1815-1905), un peintre allemand.

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gauchers sinon « persécutés », du moins « méprisés »41. Cependant, la situation en

France, à l'heure actuelle, semble tout autre : plus de contrariété à l'école, et respect

des différences. Mais la gaucherie reste un marqueur social, qu'elle soit perçue ou

non comme un stigmate par les gauchers eux-mêmes (1). « Le gaucher non contrarié

n'existe pas »42 : si certains des plus anciens ont eux-mêmes été contrariés lors de leur

enfance, la situation est variable pour les plus jeunes ; ce qui permet d'étudier la

réalité d'une catégorie « gaucher contrarié » aujourd'hui (2).

1. La gaucherie, un stigmate ?« Stigmate » provient du latin stigmata, qui signifie « marque au fer rouge,

marque d'infamie ». Le stigmate est, au Moyen Âge, utilisé pour définir « les

marques des cinq plaies faites par la crucifixion sur le corps de Jésus », et, par

extension, une « trace honteuse que laisse dans le coupable une faute morale. »43 De

nos jours, on parle de stigmate lorsqu'un individu possède un attribut qui le rend

différent des autres44. Il existe trois sortes de stigmate : les stigmates liés au corps, les

stigmates liés au caractère et les stigmates tribaux. En ce sens, la gaucherie peut être

considérée comme un stigmate. En effet, être gaucher, c'est être marqué socialement :

tous les gauchers doivent faire face à des stéréotypes, qu'ils soient positifs ou

négatifs. Que l'on puisse ou non caractériser la gaucherie comme un stigmate, les

gauchers restent une minorité ; et chacun vit cette situation différemment.

a. « Ah, t’es gaucher ! »

« En étudiant des paires de phénomènes, Trubezkoy soulignait qu'un élément

d'une paire était toujours accentué de manière active par une marque (mark), tandis

que les autres, par leur absence de marque, restaient définis de manière passive. »45

Ce concept de marquage, défini à l'origine en linguistique, peut s'appliquer

également en sociologie. En effet, de nombreux éléments de la vie sociale peuvent

être perçus comme deux parties d'un tout, l'une étant marquée, l'autre non. Comme

41 P.-M. Bertrand titre l'un des chapitres de son Histoire des gauchers « Les gauchers méprisés ».42 Entretien avec Alain G..43 Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), article « stigmate ».44 GOFFMAN E., op. cit., p. 12.45 BREKHUS W., art. cit., p. 246.

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l'explique W. Brekhus, « certains éléments de notre vie sociale sont ainsi perçus

comme des figures marquées, tandis que la plus grande partie de notre univers social

se dilue dans un arrière-fond non marqué. »46 Par exemple, alors que l'hétérosexualité

est la norme, l'homosexualité est marquée socialement. Alors que la masculinité est

la norme, la féminité est marquée socialement. En effet, de nombreuses études sur le

genre questionnent principalement la féminité. En témoigne le dernier recensement

du CNRS, intitulé « recensement national des recherches sur le genre et/ou les

femmes »47 : les recherches sur le genre n'ont pas pour objet les hommes, ou du

moins pas directement. Pour W. Brekhus, il en va de même de la distinction entre

gauchers et droitiers :

« Des exemples du modèle binaire dans la société contemporaine pourraient être l'identité de genre (les femmes étant marquées et les hommes non-marqués), la capacité auditive (l'altération des capacités auditives est marquée, alors que celle qui est « intacte » ne l'est pas), et la préséance manuelle (les gauchers étant marqués alors que les droitiers ne le sont pas), etc. »48

Les gauchers eux-mêmes ont conscience d'appartenir à une catégorie marquée.

Toutes les personnes interrogées ont remarqué qu'on leur adresse régulièrement des

remarques telles que « ah, t'es gaucher ! », lorsqu'on les voit écrire ; tandis que,

comme le remarque justement Céline, « ça n'arriverait jamais de dire à un droitier

"oh, t'es droitier, c'est marrant !" » Être gaucher est donc une caractéristique

supplémentaire, qui ajoute quelque chose à la personnalité ; ce qui n'est pas le cas de

la dextralité. Alain G., en tant que spécialiste des gauchers, sait que c'est une

remarque qui revient fréquemment, et que certaines personnes acceptent

difficilement : « les gauchers eux-mêmes, c’est pareil, je sais comment ça se passe.

Quelqu’un qui est gaucher : « ah, vous êtes gaucher », etc. Jamais je ne ferais ça ». Et

en effet, les gauchers réagissent différemment à une telle remarque. Certains la

prennent comme une réaction normale et anodine : pour Annie, « les gens

remarquent quand tu es gaucher : ils font remarquer, "ah, t'es gaucher". Mais je pense

que c'est beaucoup plus anodin maintenant que ça ne l'était ». Pour Maëlane, « c'est

pas trop négatif, c'est jamais méchant, c'est juste pour rigoler ». D'autres réagissent

moins bien à ces remarques : pour Céline, « il y a quand même toujours un côté

46 Ibid., p. 247.47 Étude du CNRS, disponible sur le site https://recherche.genre.cnrs.fr (consulté le 3 mai 2011).48 BREKHUS W., art. cit., pp. 249-250.

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stigmatisant, en disant "ah, t'es gaucher" ». Béatrice, elle, subit difficilement

certaines remarques, comme « regarde, regarde comment elle se débrouille, regarde !

Tout de la gauche ! Et ça marche ! », tandis que Yann se souvient de son stage de

troisième en entreprise, à la Poste : « je devais écrire une adresse pour un papy, et il

m'avait dit "ouh, le gaucher !". » Mais un tel commentaire est perçu différemment

selon la personne qui l'adresse. Une même remarque n'a pas la même force ni le

même impact si elle est le fait d'amis ou d'inconnus, comme l'explique E. Goffman :

« ce déplaisir est souvent accru par celui que lui causent les inconnus qui se sentent

autorisés à engager avec lui des conversations au cours desquelles ils expriment ce

qu'il prend comme une curiosité morbide à son égard »49. Ce qu'illustre Céline :

« Je pense que ça, par contre, ça serait mal venu, je ne le prendrais pas forcément bien. Je le prendrais plus comme une différenciation : si t'es au supermarché, que tu fais un chèque, et que la caissière te dit "vous êtes gauchère !", je vais lui dire "c'est quoi ton problème ?" » (Céline)

En tant que caractéristique marquée de la personne, la gaucherie n'est jamais

neutre. Elle est souvent perçue par les droitiers comme un critère auquel sont

attachées des caractéristiques de la personnalité, qu'elles soient positives ou

négatives. La gaucherie s'établit contre la norme droitière : c'est une anormalité. C'est

ce que perçoivent souvent les gauchers dans les remarques de leurs homologues

droitiers : « je pense que les gauchers sont vraiment perçus comme des personnes pas

normales, tu vois ? J'ai l'impression que tout de suite, les gens se disent "tiens, il doit

y avoir quelque chose de pas normal" », explique Maëlane. Pour Jean-François, le

gaucher est traité comme quelqu'un de marginal. S'ensuivent souvent des moqueries,

plus particulièrement pendant l'enfance et l'adolescence. Ambre et Yann, lycéens en

classe de seconde, subissent régulièrement des railleries, même si Yann dit ne pas en

souffrir : « tous ceux qu'on taquine avec ça, on sait bien qu'ils ne le prennent pas mal,

et que ça ne va pas les choquer ». Céline, elle, se souvient de ses années d'école

primaire :

« Je pense que c’est surtout quand on est tout petit, en primaire, ou même après collège, où on se moque un peu des différences, que les gens vont dire "ah, t’es gauchère !", "ah, tu écris avec le bras tout tordu !", et donc voilà, toujours un peu mise de côté. Et en fait, au début, je comprenais pas trop, je me disais "c’est quoi la différence?" »

49 GOFFMAN E., op. cit., p. 28.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

(Céline)

Alain G. donne lui-même l'exemple de Pierre-Michel Bertrand : « il me disait

"quand j'allais au tableau, je faisais marrer tout le monde". Ne me faites pas croire

que ça lui faisait plaisir ! » Après l'enfance, des stéréotypes, souvent négatifs,

subsistent. En effet, ce qui est marqué socialement est souvent perçu comme

appartenant à une rangée inférieure à ce qui est non-marqué50, comme le dit elle-

même Béatrice : « on met souvent les gauchers au rang en-dessous des droitiers,

quand même ».

L'un des stéréotypes les plus ancrés est l'écriture : le gaucher écrirait mal. L'une

des particularités de la gaucherie est qu'on ne la remarque chez quelqu'un

généralement que quand il écrit. L'écriture fonctionne alors comme une information

sociale, donnée par un individu discréditable51 : elle le caractérise de façon durable et

elle est « diffusée au moyen d'une expression corporelle que perçoivent directement

les personnes présentes ». L'écriture, en tant qu'information sociale, peut contribuer à

discréditer le gaucher : il est en effet habituel de dire d'un gaucher qu'il écrit mal. En

témoigne un sondage réalisé pour le jeu de TF1 « Une famille en or » du 14 mars

2011. La question posée à un échantillon de Français était « selon vous, qu'est-ce

qu'un gaucher fait moins bien qu'un droitier ? » La question semble en elle-même

problématique : il serait normal que les gauchers fassent certaines choses moins bien

que des droitiers. Mais la réponse est encore plus parlante : 49% des personnes

interrogées ont répondu écrire (les autres réponses divulguées étant découper pour

6% de l'échantillon, dessiner pour 5%, conduire pour 4%, et jouer du violon pour

4%). Et en effet, la plupart des gauchers remarquent que c'est un stéréotype qui

revient régulièrement. Cela va de « les gauchers écrivent d'une façon sale » ou

« t'écris bizarrement », comme Jean-François a pu l'entendre, à « les gauchers

tiennent mal leur crayon », remarque provenant de certains collègues de Béatrice.

Pourtant, ce stéréotype est infondé. Selon la graphothérapeuthe Marie-Alice Du

Pasquier, « si un enfant écrit mal, en dehors de toute pathologie physique ou

psychique grave, ce n’est pas, comme on l’entend dire encore souvent, parce qu’il est

50 BREKHUS W., art. cit., p. 249.51 GOFFMAN E., op. cit., pp. 58-59.

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maladroit, ou mal repéré dans l’espace, ou gaucher »52 ; il s'agit plutôt généralement

d'un problème d'accès à la symbolique de l'écriture. Clément et Béatrice ont eux-

mêmes remarqué qu'il n'y a pas forcément de lien entre l'écriture et la latéralité : il y

a des gauchers qui écrivent bien et des droitiers qui écrivent mal, et vice-versa. De

même, parmi les stéréotypes qui reviennent souvent aux oreilles des gauchers, la

maladresse est souvent citée. Pierrick le remarque quand il bricole : « c'est vrai que

quand ils voient quelqu'un qui se sert d'un marteau et qui est gaucher, ça fait drôle.

Les gens ont l'impression que tu vas être maladroit, que tu vas te taper sur les doigts

ou faire des conneries, quoi. ». De même, « il est maladroit, mais c'est normal, il est

gaucher », est une phrase que Béatrice entend souvent. Étymologiquement, une telle

phrase est correcte. Si le droitier est par définition quelqu'un d'adroit, ce n'est pas le

cas du gaucher, comme le remarque justement Jean-François : « je ne suis pas

maladroit. Maladroit, aussi… Je suis bien agauche, on va dire. » L'humoriste

Raymond Devos disait, lui, « Je suis adroit de la main gauche et je suis gauche de la

main droite »53. Mais il est vrai que la gaucherie et la maladresse semblent avoir

partie liée. Ne dit-on pas couramment « avoir deux mains gauches ? » Certains,

comme Ambre et Yann, souffrent d'un tel cliché.

Dans Éloge du gaucher dans un monde manchot54, Jean-Paul Dubois raconte

l'histoire de Louis, un gaucher que ses camarades de classe avaient surnommé

« l'estropié », et qui en a souffert toute sa vie : « ses copains, qui vieillissaient

aujourd'hui devant leur ballon de rosé, lui avaient donné ce surnom, l'estropié. En

fait, il devait le traîner toute une vie durant. Peut-être était-ce à cause de cela qu'il

avait ce caractère fermé comme un volet ». Certes, une telle histoire semble extrême

et invraisemblable, et il faut relativiser le stigmate, d'autant que la stigmatisation,

courante avant les années 1960, est maintenant moindre ; mais la situation n'est pas

pour autant idéale. Si l'anormalité que représente la gaucherie donne naissance à des

stéréotypes négatifs, elle peut également impressionner : « l'excellence, en effet, au

même titre que le handicap, constitue un écart à la norme »55. Pour Pierre-Michel

52 DU PASQUIER M.-A., « L'enfant qui écrit mal, ou la difficulté d'accès au symbolique interrogée à travers l'écriture », Mémoires cliniques, 2001, p. 341.

53 LARROCHE C., op. cit., p. 25.54 DUBOIS J.-P., op. cit., pp. 217-219.55 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 188.

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Bertrand, ce qui peut paraître extraordinaire pour un droitier, c'est qu'il n'y a aucune

activité qui soit impossible pour un gaucher : « c'est précisément en ce qu'il était en

quelque sorte droitier de la main gauche que le gaucher a pu aussi, à d'autres

occasions, forcer l'admiration »56 Jean-François a ainsi reçu de nombreuses réactions

positives : « ben oui, t'es gaucher, c'est pour ça que t'es artiste », ou encore « t'es

gaucher, c'est pour ça que t'as une belle écriture, t'as une écriture de gaucher ».

L'écriture gauchère constitue souvent un motif d'étonnement. Pierre-Michel Bertrand

se souvient de propos qu'on lui tenait à l'école primaire : « on me disait que j'écrivais,

je dessinais bien, avec la main gauche, encore plus extraordinaire ! J'avoue que ça me

turlupinait, ça. Pour moi, ce qui était extraordinaire, c'était que j'écrive de ma main

droite. Ça, ça aurait été extraordinaire ! » L'écriture en miroir, dont sont capables

Maëlane, Béatrice et Annie, comme de nombreux gauchers (qui en détiennent le

monopole), est quelque chose de particulièrement étonnant pour les droitiers. Ce dont

s'amuse Béatrice : « quand tu fais ça, quand tu écris de la droite vers la gauche, les

gens sont "Comment t’arrives à faire ça ?" Ils ne comprennent pas, alors on leur dit

"Vas-y, essaie !" Et quand ils font ça, ils ont un mal fou. » L'étonnement que

provoquent les gauchers peut parfois aller jusqu'à la fascination : certains droitiers

sont allés jusqu'à révéler à Clément, ou à Céline, qu'ils auraient aimé être gauchers.

Qu'elle soit perçue négativement ou positivement par les droitiers, la gaucherie

est un marqueur social. Un marqueur lié, entre autres, au fait que les gauchers sont

une minorité subordonnée à la majorité. Si tous les gauchers en sont conscients, leurs

réactions sont très variées face à cette situation.

b. Vivre en situation de minorité

Selon une étude de 2005, il y aurait 12,7% de gauchers dans la population

française57. Pour certains chercheurs, la faiblesse de ce taux pourrait être due à la

pression exercée sur les gauchers. Pourtant, différentes études prouvent que, même

lorsqu'ils sont tolérés, ce chiffre n'excède pas les 16%. En effet, une étude a été

menée dans le cimetière médiéval de Wharram Percy, dans le Yorkshire58, afin de

56 Ibid., p. 181.57 « Y a-t-il un gaucher dans la classe ? », in www.lesgauchers.com (consulté le 3 mai 2011).58 STEELE J., MAYS S., « Handedness and directional asimetry in the long bones of the human

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

déterminer la proportion de gauchers et de droitiers parmi quatre-vingts squelettes

exhumés, par une mesure de la longueur des os du bras. Le Moyen Âge étant une

période permissive envers les gauchers, les résultats de cette étude pouvaient être

généralisés, et donner une idée du taux naturel de gauchers dans une population. Or,

l'étude a donné un résultat de 16%. Ainsi, même dans des situations permissives, les

gauchers restent donc une minorité, dont le taux naturel dans une population ne peut

a priori pas dépasser les 16%. Or, comme l'explique Annie, la société n'est pas

adaptée à ces minorités : « toute société est faite pour les majorités : c'est fait pour les

hommes, droitiers, blancs, et pesant moins de 80 kilos. Après, tous ceux qui ne sont

pas dans le schéma, tant pis pour eux, il faut bien qu'ils vivent avec ». S'il ne cite pas

les gauchers dans son exemple, E. Goffman évoque lui aussi l'idéal-type du « seul

homme achevé qui n'ait pas à rougir : le jeune père de famille marié, blanc, citadin,

nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d'université, employé à temps plein, en

bonne santé, d'un bon poids, d'une taille suffisante et pratiquant un sport »59. Il s'agit

d'un modèle idéal, que peu d'individus atteignent ; les personnes en situation de

minorité, qui peuvent être considérées comme déviantes pour l'un de ces critères,

doivent s'adapter à la société.

Ainsi, comme la société est, dans ses grandes caractéristiques, globalement

organisée pour la majorité droitière, c'est au gaucher d'adapter son comportement.

Alain G., lui, invite à retourner la situation : « imaginez un monde avec 90% de

gauchers, ce serait la même chose : les droitiers devraient s'adapter ». C'est donc

parce qu'il vit en situation de minorité que c'est au gaucher de s'adapter, et non

l'inverse. Il s'agit en cela d'une obligation, comme le spécifie Béatrice : « les

gauchers sont bien obligés de se mettre au niveau des droitiers ». Pierre-Michel

Bertrand utilise, lui, l'exemple de la paire de ciseaux, dont il ne souhaite pas acheter

un exemplaire pour gauchers de peur que plusieurs membres de sa famille ne

parviennent pas à s'en servir. C'est donc parce que l'instrument ne serait pas adapté à

un nombre plus important de personnes que le gaucher refuse d'en acheter. Les

ciseaux pour droitier offrent une situation plus optimale, même si le gaucher en fait

les frais. Il en va de même dans de nombreuses situations de la vie quotidienne.

upper limb », International journal of osteoarcheology, vol.5, 1995, in BERTRAND P.-M., op. cit.59 GOFFMAN E., op. cit., p. 151.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

Plusieurs personnes citent l'exemple du placement autour d'une table : Jean-François

et Pierre-Michel remarquent qu'il leur faut faire attention, lorsqu'ils s'installent à

table, à ne pas se placer à la droite d'un droitier, auquel cas ils risquent de

« s'escrimer » avec leur voisin, selon l'expression de Jean-François. Cécile et

Maëlane ont le même problème en classe : elles font attention à ne pas se mettre à

droite d'un droitier, pour éviter des désagréments lors de la prise de notes. Comme

l'indique Cécile, « je fais attention à ce que la personne ne soit pas gênée par moi ».

Il ne s'agit pas d'une gêne réciproque : en tant que gauchère, Cécile a intégré le fait

que c'est elle qui, par sa latéralisation « anormale », gêne son voisin droitier, et non

l'inverse. Il existerait ainsi, dans la société, ce que l'on pourrait appeler une

« présomption de dextralité » ; ce qui générerait un sentiment de culpabilité pour le

gaucher, soumis à l'imposition d'une norme arbitraire.

Cette situation de minorité devient alors pesante pour certains gauchers ; ce qui

n'est pas sans rappeler l'histoire du capitaine Auguste Renard, dans L'île des

gauchers60 : « né gaucher dans un monde de droitiers », ce dernier avait fondé la

Société géographique des gauchers, qui devait rallier des gauchers désirant émigrer

vers une île où ne vivraient que des gens « en miroir ». De la même manière,

plusieurs gauchers avouent sinon qu'ils souffrent de cette situation de minorité, du

moins qu'ils ne verraient pas d'un mauvais œil la perspective - tout aussi utopique -

de vivre dans une société comportant 50% de gauchers. Pour Clément, « ça

permettrait d'égaliser les gauchers et les droitiers, et de ne plus faire tout pour les

droitiers. Moi, ça serait plus l'égalisation des conditions, que tout soit fait et pour les

gauchers, et pour les droitiers ». Une égalisation des conditions, c'est également ce

que souhaite Maëlane :

« Je pense que les arrangements seraient différents. Je pense que les gens penseraient tout de suite "ah oui, mais il y a les gauchers aussi". Tu vois, ce serait différent de la configuration des choses aujourd'hui. C'est comme la souris des ordinateurs, par exemple : elle ne serait pas tout le temps mise à droite. » (Maëlane)

Et pour Ambre, cela éviterait de faire le lien, trop facile à son goût, entre

gaucherie et maladresse. D'autres vont plus loin, et y voient un monde meilleur. C'est

le cas de Cécile : « ce serait une société qui serait peut-être plus égalitaire, moins

60 JARDIN A., L'île des gauchers, Paris, Gallimard, 1995 (éd. Folio), pp. 38-39.

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dans l'empressement. Je pense que la société en général serait peut-être un peu plus

équilibrée qu'elle ne l'est ». D'autant plus que cela lui permettrait de ne plus être

considérée comme « le vilain petit canard du groupe ».

Pourtant, tous les gauchers ne réagissent pas ainsi. Et même si certains

reconnaissent les avantages que présenterait une société comportant la moitié de

gauchers, plusieurs sont fiers d'appartenir à cette minorité. C'est le cas de Pierrick,

d'Ambre, ou encore de Maëlane, selon qui « c'est bien d'être gaucher, dans le sens où

on n'est pas beaucoup ». Tandis que pour Annie, « faire partie d'une minorité a

quelque chose de valorisant », plusieurs considèrent cette appartenance comme un

élément original de leur personnalité : pour Béatrice, c'est « une petite particularité »,

pour Cécile, « un élément d'originalité, une différenciation », et pour Céline, « un

petit plus ». D'où vient cette fierté ? Pour E. Goffman, les membres d'une minorité

appartiennent à une communauté « qui définit ses membres comme des gens qui, loin

de chercher à se remettre, devraient tirer fierté de leur mal »61. Les gauchers feraient

donc une force de leur marqueur social, en en tirant une fierté plutôt que de le cacher.

Certains vont dans le même sens, en considérant qu'une société comportant 50% de

gauchers ne serait pas une bonne chose. Ils cultivent cette particularité et ne

souhaitent pas en faire une norme : Céline est déçue lorsqu'elle remarque, en début

d'année, qu'il y a beaucoup de gauchers dans sa classe : « je me dis "oh dis donc, il y

a beaucoup de gauchers dans le groupe, limite il y en a trop !" ». Pour Jean-François,

« on serait quand même les deuxièmes sur la liste. Je ne sais pas si c'est une qualité,

on ne serait pas particuliers, donc ça serait moins bien. » Pour Pierre-Michel

Bertrand, « on n'a pas trop envie non plus qu'il y ait 50/50, qu'il y ait parité totale. On

a envie aussi que le gaucher fasse un peu grain de sable dans une société droitière et

technocrate. Il faut des minorités, il me semble ». Jean-François comme Pierre-

Michel intègrent leur sinistralité dans un comportement plus global de remise en

cause d'un conformisme de la pensée majoritaire. Ils reconnaissent que leur combat

résonne avec le combat d'autres minorités, et qu'il y aurait une sorte de solidarité

entre minorités : tous deux reconnaissent des similitudes entre la cause féministe et la

cause gauchère. Pour Pierre-Michel Bertrand, le sentiment d'être à part, qui a bercé

son enfance, est « un sentiment que partagent bien d'autres catégories: il y a des

61 GOFFMAN E., op. cit., p. 53.

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enfants malades, par exemple, il y a des enfants d'immigrés, ça n'a rien

d'extraordinaire ». Cette empathie pourrait être liée au fait que les gauchers, en tant

qu'individus qui dévient peu de la norme, acquièrent une capacité à comprendre la

situation des stigmatisés complets62. Pierre-Michel Bertrand reconnaît ainsi que les

désagréments qu'il subit au quotidien sont peu de chose à côté de ce que peut vivre

quelqu'un en fauteuil roulant, par exemple. Cette empathie avec les minorités, Jean-

François la partage : « je pense qu’une condition de minoritaires nous oblige à être en

empathie avec d’autres types de minorités, d’autres fonctionnements minoritaires,

pour remettre en cause la doxa majoritaire ».

Ainsi, la gaucherie est clairement marquée socialement par rapport à la dextralité.

Chaque gaucher vit cela différemment : acceptation de la condition pour certains,

malaise pour d'autres. Comment peut-on expliquer une telle différence de perception

d'une même situation ? La réponse se situe peut-être dans les contrariétés vécues au

quotidien : si certains ont vécu l'époque de la gaucherie persécutée, notamment à

l'école, d'autres « vivent leur gaucherie de manière épanouie » (P.-M. Bertrand).

2. Le gaucher contrariéSelon le lexique du site www.lesgauchers.com, « contrarié » se dit d'un gaucher

que l'on a obligé ou incité à écrire de la main droite. Pierre-Michel Bertrand parle

d'une « Haute époque de l'intolérance »63, de la fin du XIXè siècle à la moitié du XXè

siècle. En 1956, le Petit Larousse donne du gaucher la définition suivante : « qui se

sert ordinairement de la main gauche au lieu de la droite ». Pierre-Michel Bertrand

établit une comparaison très juste avec d'autres caractéristiques :

« Pour bien prendre la mesure d'un tel non-sens, imaginons un instant que l'on définisse un roux comme quelqu'un qui a les cheveux orangés au lieu de les avoir blonds ou bruns ; ou encore que l'on dise d'un Noir qu'il a la peau noire au lieu de l'avoir blanche »64.

La gaucherie étant un écart à la norme droitière, il fallait « remettre à droite » les

enfants atteints de cette « anormalité ». Il est donc possible que les gauchers nés

avant les années 1960 aient été contrariés lors de leur enfance ; mais malgré une

62 Ibid., p. 150.63 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 92.64 Ibid., p. 110.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

tolérance de plus en plus grande vis-à-vis de l'utilisation de la main gauche, on ne

peut nier l’existence de certaines contrariétés encore actuellement.

a. Le « génocide des gauchers »

Le « génocide des gauchers » est une expression de Clément. Elle peut sembler

forte, en ce que les gauchers n'ont jamais été persécutés physiquement. Il faut donc

tout d'abord relativiser un tel constat : les injustices qu'ils ont pu vivre au cours du

temps ne sont pas comparables à celles qu'ont vécues d'autres minorités, les

« traditionnels bannis de l'humanité » :

« les persécutions qu'ils connurent – si tant est que ce terme de "persécutions" ne soit pas déjà trop fort – sont évidemment sans commune mesure avec celles qu'eurent à subir d'autres individus en raison de leur appartenance religieuse, ethnique, ou politique. (…) Nous ne savons pas, par exemple, qu'ils furent jamais inquiétés par l'Inquisition ou le nazisme »65.

Parler de « génocide des gauchers » peut donc sembler exagéré : si la gaucherie a

été persécutée, les problèmes de la minorité gauchère, que ce soit actuellement ou

dans l'Histoire, n'ont rien à voir avec ceux que connurent – et connaissent encore –

certaines minorités persécutées. En effet, même s'il y a eu (et il y a encore parfois)

humiliations, il n'y a jamais eu ni assassinats ni exécutions. Pourtant, cette idée

d'extermination est présente chez certains gauchers, qui considèrent, à l'instar de

Clément, les persécutions à l'égard des gauchers comme un totalitarisme. Ainsi,

l'histoire des gauchers contrariés résonne, pour Céline, avec la nouvelle Matin

Brun66, de Franck Pavloff, une métaphore du système totalitaire où seuls les chats

bruns sont acceptés, puis seuls les chiens bruns ; tous les autres doivent être tués.

Céline fait un parallèle entre cette histoire et la « stigmatisation des gauchers » :

« moi, je m'imaginais quelque chose comme ça avec les gauchers : (…) c'est aussi, je

n'irais pas jusqu'à dire du totalitarisme, mais c'est quand même une stigmatisation

hyper importante. » Alain G. réagit de la même manière : « on n'a pas découvert le

gène du gaucher, je dirais Dieu merci. Parce que si un jour ils découvrent ça, qu'est-

ce qu'ils vont faire ? Parce qu'ils sont bien capables de vouloir l'éradiquer, s'ils

65 Ibid., p. 241.66 PAVLOFF F., Matin brun, Paris, Ed. Cheyne, 1998.

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connaissent la source du mal. »67 Une telle opinion peut sembler exagérée. Pierre-

Michel Bertrand, lui, ne va pas jusqu'à parler d'eugénisme. Il reconnaît quand même

que certains gauchers ont pu vivre des situations très difficiles : « le sort qu'on a fait

aux gauchers, là, il y a encore quelques décennies, c'est absolument insupportable.

(…) On a brimé, on a sacrifié des générations entières de gamins sur l'autel du

conformisme social, c'est insupportable. »

Les deux spécialistes de la sinistralité peuvent citer nombre de méthodes qui ont

été utilisées, jusque dans les années 1950, pour contrarier un gaucher. Des idées

toutes plus inventives les unes que les autres : attacher la main gauche de l'enfant

dans le dos, la mettre dans un sac, attacher sa manche au corps avec une épingle,

voire lui mettre du goudron sous la main, ou même, dès le berceau, attacher la main

du bébé pour ne pas qu'il s'en serve. En particulier, l'école reste un lieu

d'apprentissage du stigmate. Mais à la différence de E. Goffman, pour qui l'enfant

découvre son stigmate au contact de ses semblables68, il semble que, dans le cas de la

gaucherie, ce soient les enseignants qui lui font prendre conscience de sa différence.

Jean-François et Pierrick ont été à l'école primaire dans les années 1960. Jean-

François se souvient avoir été contrarié à l'école : « quand j'étais petit, il y avait les

classes CM1, CM2, ensemble, avec les certificats d'étude, à l'époque, en campagne.

Et moi, mon instituteur corrigeait les gauchers. Il nous mettait une main dans le

dos ». S'il ne se souvient pas de la manière dont cela s'est produit, Pierrick lui-même

a été contrarié à l'école primaire. Il écrit maintenant de la main droite. Pourtant,

Annie, qui est de la même génération, ne se souvient pas avoir été particulièrement

contrariée : « moi, on m'a appris à écrire de la main droite, au cas où, mais on ne m'a

pas contrainte à écrire de la main droite absolument ».La façon dont cela s'est produit

semble pourtant révélatrice : elle se rappelle d'avoir entendu « prends ta belle main »

toute son enfance. Béatrice, qui est plus jeune (elle a été à l'école primaire dans les

années 1970), a elle aussi subi des contrariétés de la part de son institutrice :

« Quand j'étais en CP, la maîtresse voulait me faire écrire de la main droite. Et après, ça devait être en CE1, je crois, il y avait le fameux porte-plume. Et avec l'encrier, à droite, la plume faite pour les droitiers, faite pour être tirée, et pas pour être poussée, je faisais plein de taches,

67 Des chercheurs de l'université d'Oxford ont, en 2007, découvert un gène qui « augmenterait la possibilité d'être gaucher » (LARROCHE C., op. cit., p. 19)

68 GOFFMAN E., op. cit., p. 47.

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et je me faisais engueuler, fallait que j'aille montrer mon cahier à tout le monde dans l'école. » (Béatrice)

Ainsi, alors qu'Annie, qui a grandi dans les Ardennes, n'a pas souffert d'une

contrariété particulière, Béatrice, qui est plus jeune, et qui a toujours vécu en

Bretagne, a subi diverses contraintes. Ainsi, en Bretagne, les gauchers auraient été

contrariés plus longtemps que dans d'autres régions. C'est une hypothèse qu'émet

Pierre-Michel Bertrand, en étudiant les résultats de l'étude anthropométrique de

197469, qui a révélé un très faible taux de gauchers en Bretagne et en Auvergne, lié

probablement à une intolérance plus grande. La permanence d'une stigmatisation

pourrait être lié à un facteur culturel caractéristique de la Bretagne de l'époque. Et les

gauchers qui ont vécu de telles contrariétés établissent un lien entre leur vécu

d'écolier et le poids de l’Église catholique dans l'éducation. Béatrice se souvient de

« la directrice, c'était une bonne sœur qu'était méchante » ; Pierrick remarque que

« c'était l'école des bonnes sœurs et des curés, et tout ça, donc il y avait une règle,

tout le monde écrit de la main droite, et c'était comme ça ». Une observation

corroborée par Annie :

« l'emprise de l’Église est très forte en Bretagne. Moi j'étais dans une région où l'emprise de la religion n'était pas forte, ou nulle. Moi, je suis arrivée en Bretagne, j'étais effarée par l'emprise de la religion. C'était l’Église qui était très porteuse de ce tabou sur la main gauche, la "main du diable". » (Annie)

S'il n'est pas possible d'affirmer indubitablement que la cause principale de la

contrariété des gauchers en Bretagne est liée à l'importance de l'enseignement

catholique, une phrase de Pierre-Michel Bertrand peut éclairer le débat : « il paraît en

effet indiscutable que le christianisme, perpétuant la pensée dualiste des religions

primitives, a joué un rôle déterminant dans l'aversion dont a toujours souffert la main

gauche dans nos sociétés occidentales. »70

Les gauchers réagissent tous différemment à ces tentatives de « remise à

droite » : certains, comme Pierrick, les ont acceptées. D'autres, comme Béatrice, ont

résisté : « La maîtresse voulait que j'écrive de la main droite. Et je me rappelle de ça,

dès qu'elle partait avec un autre groupe, je changeais de main ». C'est suite à une

visite médicale, que, Béatrice ayant été définie comme totalement gauchère, son 69 OLIVIER G., op. cit.70 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 240.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

enseignante a « capitulé ». D'autres, encore, comme Jean-François, ont eu une

réaction plus radicale : « Moi, quand il me mettait une main dans le dos, je n'écrivais

pas. Je dis toujours que c'est mon instit qui a été contrarié, parce que je l'ai beaucoup

contrarié, mais je n'ai jamais cédé. » S'il faut faire preuve d'une grande force de

caractère pour résister de telle manière à son enseignant en CM2, d'autres éléments

sont à prendre en compte pour expliquer les différentes réactions face à la contrariété.

D'après Alain G., cela tient essentiellement à l'importance de la gaucherie chez

l'enfant (selon les trois catégories qu'il a élaborées : gaucher fort, moyen et faible) :

« le gaucher intégral, ça va être le gaucher le plus difficile à contrarier dans ses

gestes. Parce que lui, ça va le contrarier au niveau du cerveau ». Pierrick serait donc

un gaucher faible, et Jean-François un gaucher fort. Un autre élément va dans ce

sens : plusieurs spécialistes de la question ont noté que le fait de contrarier un

gaucher peut avoir des conséquences pathologiques, de type bégaiement, énurésie,

voire d'autres symptômes. Georges Pérec, qui, dans W ou le souvenir d'enfance, émet

l'hypothèse d'être un gaucher contrarié, reconnaît une incapacité à distinguer « d'une

manière générale tous les énoncés impliquant à plus ou moins juste titre une latéralité

et / ou une dichotomie »71. Or, c'est également ce dont souffre Jean-François :

« Il y a une chose que je n’arrive pas à faire, c’est dire à gauche ou à droite. Là, je suis inversé, à ce niveau-là, j’arrive pas. Est-ce que c’est de la dyslexie, je ne sais pas. J’ai inversé la latéralité, il ne faut pas me dire, j’arrive toujours pas à savoir où est la droite et où est la gauche. Et sur mes mains, je cherche, je ne vais pas le dire automatiquement. Je suis obligé de faire le geste, et de retrouver, à chaque fois, le côté initial, pour définir la droite en fonction. » (Jean-François)

Il est donc possible que Jean-François soit un gaucher fort, pour qui toute

contrariété aurait été insupportable et cause de diverses pathologies. Cela dit, une

telle pathologie reste assez répandue, et pas seulement chez les gauchers contrariés.

Ainsi, si les années 1960 voire 1970 conservent encore quelques traces de la

persécution de la gaucherie, elles étaient sur le point de laisser place à une période de

plus grande tolérance. Cependant, il serait erroné d'affirmer qu'il n'y a plus, à l'heure

actuelle, de stigmatisation ni de tentatives visant à « remettre à droite » les gauchers.

71 PEREC G., W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, in BERTRAND P.-M., op. cit.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

b. Quelle contrariété aujourd’hui ?

Céline ne pense pas que les gauchers, en France, à l'heure actuelle, puissent être

stigmatisés, persécutés :

« Parce qu'on est dans une société occidentale, au fort libéralisme, dans tous les sens du terme, avec la liberté de faire ce que l'on veut, dans le respect des lois, je suis en train de prendre ça comme un jeu, comme une stratégie de différenciation rigolote, alors que ce n'est pas évident partout non plus. » (Céline)

Et il est vrai que la situation, en France, comme dans nombre de pays

occidentaux, est plutôt permissive. La gaucherie est devenue un stigmate faible, si

l'on en croit E. Goffman, pour qui « la faiblesse d'un stigmate peut se mesurer au

degré d'éminence que peut conquérir un membre de la catégorie ainsi affligée »72.

Les gauchers comptant dans leurs rangs des personnalités aussi éminentes que

Barack Obama, président des États-Unis, ou Bill Gates, l'un des hommes les plus

inventifs et les plus riches du monde, le fait d'être gaucher est donc bien un stigmate

faible (si tant est que l'on puisse encore le considérer comme un stigmate). Mais si

l'on en croit certains témoignages de l'étranger, la situation n'est pas la même partout.

Alain G. explique qu'au Japon, il y a peu de temps encore, se rendre compte que son

épouse était gauchère était un motif possible de divorce. D'autres situations sont pires

encore. L'exemple du Mali est très significatif :

« Dans notre pays et presque partout la main gauche est considérée comme malfaisante. Elle est marquée d'opprobre. Cette raison pousse beaucoup de parents "à transformer" dès l'enfance les filles gauchères en droitières à force de réprimandes, de gifles et de coups de fouets. »73

Plus que les coups de fouets, une gauchère affirme que sa tante « déposait une

braise dans la paume de la main gauche pour l'empêcher de s'en servir ». Alain G.

établit ainsi qu'entre 80 et 90% des gauchers dans le monde ne vivent pas leur

particularité de manière épanouie, mais subissent des pressions voire des

persécutions. S'il est difficile de vérifier un tel chiffre, il est possible d'admettre, à

l'instar de Céline, que la situation en France est beaucoup moins problématique. Les

jeunes gauchers n'ont en général pas vécu de contrariété telle qu'ont pu en vivre leurs

aînés. Pierre-Michel Bertrand, écolier en Normandie dans les années 1960, fait partie

72 GOFFMAN E., op. cit., p. 40.73 TRAORE M.-A., « Le calvaire des gauchères », L'essor, 13 novembre 2009, in

www.maliweb.net (consulté le 3 mai 2011).

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

de l'une des premières générations de gauchers à ne pas avoir été contrariés : « moi,

en 1960 aussi hein, c’était bon. C'est-à-dire que la génération passée 1960, sans trop

de malchance, on vivait sa gaucherie de manière totalement épanouie. Jamais on ne

m’a obligé à passer à droite, de manière désobligeante ». A cette époque, la gaucherie

a perdu « l'essentiel de sa force stigmatisante » ; il s'agit d'une « période où la

définition antérieure du stigmate [s'est vue] de plus en plus attaquée »74. Si, comme

l'exemple de Béatrice l'a prouvé, les années 1960 ne marquent pas un tournant dans

toutes les régions de France, les générations suivantes ne se souviennent pas d'avoir

mal vécu leur scolarité. Comme le dit Clément, « je n'ai pas senti de différence par

rapport aux autres : on était à égalité, sans différence entre les droitiers et les

gauchers, donc je n'ai pas du tout senti de différenciation négative ».

Pourtant, deux éléments doivent attirer l'attention sur la situation française. D'une

part, la neuvième et dernière édition du dictionnaire de l'Académie française donne

du terme gaucher la définition suivante : « qui se sert spontanément de sa main

gauche plutôt que de sa main droite », alors qu'un droitier est simplement une

« personne qui se sert spontanément de la main droite ». D'autre part, l'étude

statistique de 2005 menée par le site Internet www.lesgauchers.com afin de

déterminer le nombre de gauchers dans la population française a donné un taux de

12,7%, loin des 16% naturels. Il faut en outre noter que l'étude a été menée dans des

écoles primaires et des collèges, puis les résultats ont été étendus à l'ensemble de la

population. Or, une telle généralisation paraît abusive : les générations précédentes

comportent vraisemblablement moins de gauchers, ceux-ci ayant été pour une part

contrariés. Il y aurait donc moins de 12,7% de gauchers dans la population française.

Ces deux exemples sont autant d'éléments qui permettent d'émettre l'hypothèse selon

laquelle il existe encore des contrariétés pour les gauchers en France. Même si la

sinistralité est passée d'un stigmate pathologique, il y a quelques décennies, à une

« variété anodine de la complexion humaine »75 toute discrimination n'a pas disparu

pour autant : « dans notre monde moderne, la discrimination entre la droite et la

gauche est un trait culturel toujours vivace »76. Selon Alain G., les contrariétés

prennent place encore essentiellement à l'école, mais dans des formes différentes 74 GOFFMAN E., op. cit., p. 160.75 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 9.76 Ibid., p. 15.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

d'autrefois. Parfois, il s'agit d'une contrariété involontaire, liée au matériel : comme

les gauchers n'ont souvent pas de matériel adéquat à l'école, certains pourraient se

mettre d'eux-mêmes à utiliser leur main droite afin de faciliter leur adaptation.

Parfois, elle prend une forme plus insidieuse :

« Aujourd'hui, c'est vrai, on ne fait plus comme dans les années 1950, où on attachait la main dans le dos, vraiment pour être sûr que l'élève n'utilise pas sa main. Ça, ça a été abandonné. Mais ils n'ont pas apporté de solution après. On ne va pas les obliger, mais on va les inciter. Ça ne s'est pas dit comme ça,, mais quand on voit dans les écoles, on s'aperçoit qu'il y a toujours une incitation : "oh, on devrait peut-être, ouais, il a des difficultés à écrire, parce qu'il est gaucher, mais il devrait essayer de la main droite, vous savez, peut-être, quand même..." » (Alain G.)

Certains jeunes gauchers, comme Céline, se souviennent de telles incitations :

« Je repense à une maîtresse, en CE1, qui avait été hyper méchante. Je l’avais trouvée très intolérante, parce que du fait d’être gauchère, quand il fallait faire des dessins, ou justement, quand on a commencé à écrire au stylo à plume, moi c’était très tôt, presque dès le CP, on m’a mis un stylo à plume dans la main, et du coup forcément en écrivant le stylo bavait, enfin avec l’encre, quand tu repassais ta main dessus. Et on me disait tout le temps « mais t’es cochon, t’es brouillon ». (Céline)

Certains sont même allés plus loin : Julien se souvient d'une institutrice « qui a

essayé, enfin, qui a voulu que j'écrive de la main droite, parce que dans son cours,

elle voulait absolument qu'on écrive au plume. Du coup, moi, je repassais dessus

avec ma main, du coup elle a voulu que j'écrive de la main droite ». De même,

Maëlane se souvient d'une amie à elle, née en 1991 : « sa maîtresse, en maternelle,

lui attachait la main dans le dos encore. » Pour Alain G., ces contrariétés restent le

fait d'une pression culturelle ou religieuse. Dans le cas présent, il est difficile de lui

donner raison : Julien a été scolarisé au milieu des années 1990, dans une école

publique. D'autres facteurs seraient donc à prendre en compte. Pourtant, Alain G.

persiste, et va plus loin, en établissant un lien arbitraire entre Islam et pression envers

les gauchers :

« Quand on a fait les statistiques, on l’a fait sur les quatre coins de France, en particulier à Paris, dans le 93. Le 93, il y a une forte colonie musulmane, dans nos écoles. Et bien, quand on a fait les statistiques, on a le chiffre de gauchers qui a chuté dans ces écoles. C'est-à-dire que là où, un peu partout, on trouvait les mêmes chiffres, on arrivait à 12,6, on tombait en-dessous de 10%. Pourquoi ? Parce que la pression religieuse

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musulmane est assez forte, on leur interdit de manger à table, etc., et tout le reste suit : on ne veut pas qu’ils soient gauchers ». (Alain G.)

Les statistiques ethniques et religieuses étant interdites en France, une telle

généralisation semble pour le moins hâtive et teintée idéologiquement. D'autre part,

si pour Alain G., la situation, même en France, reste problématique, les quelques

exemples cités représentent une minorité de cas. Les témoignages qu'il reçoit, sur son

site Internet, au siège de son association ou lors de la fête des gauchers, proviennent

de personnes qui ont quelque chose à dire sur la question, qui font la démarche

d'écrire ou de se déplacer. Il s'agit des « représentants les plus visibles d'une

catégorie »77 . Or, ces représentants sont peu représentatifs, car « il est rare que le

deviennent ceux qui ne prêtent pas attention à leur stigmate »78.

Être gaucher, un handicap ? Que l'on étudie la gaucherie en tant que handicap

physique ou social, la portée du terme est à relativiser. Alors qu'être gaucher était, il y

a quelques années, à la fois un handicap physique et un stigmate, à l'heure actuelle, la

situation dépend beaucoup des gauchers eux-mêmes. Si certains ont beaucoup de

difficultés à s'adapter à la société, qui, il est vrai, reste majoritairement faite pour les

droitiers, d'autres s'en accommodent sans problème. De même, si certains vivent

péniblement leur appartenance à une catégorie marquée, souvent parce qu'ils ont eux-

mêmes subi une stigmatisation, notamment pendant leur enfance, d'autres acceptent

facilement ce marquage.

Face à ces différentes situations, plusieurs façons d'y répondre peuvent éclore.

Comment les gauchers réagissent-ils à la perception de leur « anormalité » ? Quelles

sont les stratégies identitaires des gauchers ? Existe-t-il une identité gauchère unique,

ou bien une multiplicité de réactions différentes ?

77 BREKHUS W., art. cit., p. 257.78 GOFFMAN E., op. cit., p. 40.

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II. Les stratégies identitaires des gauchers

Il est difficile de construire une catégorisation fermée, et de classer les gauchers

selon leurs stratégies identitaires. En effet, comme « chaque individu possède une

combinaison de traits marqués et non-marqués »79, les stratégies identitaires ne sont

pas liées uniquement au fait d'être gaucher ou non, mais à une multitude de

composantes de l'identité.

Mais justement, il faut noter que, parmi toutes ces composantes, la sinistralité

occupe une place différente selon les individus. Deux types de réactions identitaires

se distinguent alors : alors que certains considèrent leur sinistralité comme un

élément mineur de leur personnalité (A), d'autres en sont fiers, et revendiquent le fait

d'être gauchers (B). Cela dit, les frontières de ces deux catégories restent poreuses, et

l'on observe une palette de stratégies identitaires différentes, qu'il s'agit d'examiner et

de comprendre.

A. Un élément mineur de la personnalitéPour la plupart des personnes interrogées, la sinistralité ne représente pas un

critère fondamental de leur personnalité (1) ; et même si certains reconnaissent une

certaine solidarité entre gauchers, il faut en relativiser la portée (2).

1. Un marqueur identitaire faibleCertaines personnes ne considèrent pas la gaucherie comme un critère important

de leur personnalité ; et même pour ceux qui sont fiers de cette particularité, les

revendications ne sont pas permanentes et restent à relativiser. Il convient alors de

comprendre les causes d'une telle situation, en interrogeant l'éventualité, pour

certains, de cacher leur stigmate.

79 BREKHUS W., art. cit., p. 256.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

a. Un critère comme un autre

Pierrick, Béatrice, Ambre, Cécile et Julien ont cela en commun qu'ils ne

considèrent pas le fait d'être gauchers comme un élément important de leur

personnalité, qu'ils vont mettre en avant : « c'est un critère comme un autre, dit

Cécile. Ah oui, ce n'est pas le genre de chose que je dis quand je me présente aux

gens : "je m'appelle Cécile, je suis gauchère, excusez-moi !" ». Certains, comme

Béatrice ou Julien, mettent ce critère au même rang que d'autres caractéristiques

physiques : « je pense que c'est peut-être un peu différent [que d'avoir les cheveux

bruns], mais c'est pas non plus hyper important. C'est pas comme la couleur des yeux

non plus, mais ça n'a pas une importance forcément supérieure quoi. » Pour d'autres,

comme Cécile ou Ambre, c'est même un critère inférieur : Ambre le définit

comme « un critère comme un autre, même moins important je pense ». Ils ne font

donc pas de la sinistralité un élément fondateur de leur personnalité : « comme je ne

considère pas le fait d'être gauchère comme un élément de ma personnalité, je ne m'y

suis jamais intéressée, explique Cécile. Je ne me suis jamais interrogée sur ce qu'est

une identité gaucher, est-ce qu'on est si particuliers que ça » ; et certains ne pensent

pas appartenir à une « communauté de gauchers ». Pour preuve, chercher qui est

gaucher dans un groupe (en classe, par exemple), ne semble important ni pour

Ambre, ni pour Yann, ni pour Julien. De plus, ils ne pensent pas qu'il existe des

caractéristiques communes aux gauchers :

« On dit souvent "les gauchers ne pensent pas comme les autres, les gauchers…" T’as des gauchers qui réussissent, t’as des gauchers qui réussissent pas… Enfin non, quand on veut on peut, d’une façon ou d’une autre, que tu sois droitier ou gaucher. » (Béatrice)

De même, Yann, qui pourtant entend souvent l'expression « tu as deux mains

gauches » (voire « tu as deux mains droites ») ne pense pas que sa sinistralité soit la

cause de sa maladresse : « je pense que même si j'avais été droitier, j'aurais été aussi

maladroit. Je ne pense pas que ce soit lié aux gauchers ». Une explication possible à

un tel comportement peut être que « les sujets ne sont pas définis uniquement par

leurs appartenances les plus visibles à une catégorie »80 : ils exercent leurs identités

« vues mais non remarquées » aussi bien que leurs identités saillantes. Ils peuvent

donc préférer mettre en avant leurs attributs non-marqués plutôt qu'un attribut

80 Ibid., p. 266.

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marqué comme leur gaucherie.

Si certains gauchers ne revendiquent aucunement leur particularité, même ceux

qui en tirent une fierté reconnaissent qu'une telle lutte a des limites, et qu'il faut

relativiser cette caractéristique en tant que marqueur identitaire fort : pour Céline,

« c'est pas très important, en fait, aujourd'hui ». Même s'ils considèrent que c'est l'un

des traits de leur personnalité, il ne leur viendrait pas à l'idée de se présenter en

intégrant cette caractéristique : « je dis [que je suis gaucher], quand ça vient, mais je

ne le montre pas, explique Clément. Quand je suis en train d'écrire, je ne vais pas me

dire "ah, peut-être que les gens regardent, et voient que je suis gaucher". » Céline

pense la même chose : « je ne me présenterais pas en disant "j'ai les yeux marrons, et

je suis gauchère", ça ne me viendrait pas à l'idée. » Ceci peut s'expliquer par la

faiblesse du stigmate qu'est la gaucherie. Jean-François, lui, pense que c'est parce

qu'une telle situation est intégrée, dès l'enfance : « quand on est petit, c'est des choses

qu'on a été obligés de subir, dès le départ. Après, c'est intégré. On n'en est pas

forcément tous les jours conscients. » On peut donc être fier d'être gaucher, mais les

revendications restent limitées : « je n'irais pas à une manif de gauchers », comme le

dit Céline. Il en va de même pour Jean-François et Pierre-Michel Bertrand, qui

considèrent le combat des gauchers comme moins important que la lutte féministe :

« je ne le revendique pas tous les jours comme on revendique d'être une femme, pour

militer dans le féminisme ou autre », explique Jean-François, tandis que Pierre-

Michel Bertrand dit ne pas être « un pro "MLG" vous savez, "Mouvement de

Libération des Gauchers", comme il y avait le MLF ».

Les gauchers, comme les droitiers, ne constituent pas une catégorie homogène,

mais bien un groupe hétérogène d'individus, de différents univers sociaux, et aux

représentations et stratégies différentes. Il faut donc tenter d'analyser et de

comprendre les différences de perception de leur situation de gaucher, causes de

variations dans leurs stratégies identitaires. L'une des explications possibles peut être

liée à l'univers social et professionnel auquel les individus appartiennent :

« À mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, que croît le niveau d'instruction et que décroît corrélativement et progressivement l'importance du travail manuel au profit du travail intellectuel, le système des règles qui régissent le rapport des individus à leur corps se

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modifie également : lorsque leur activité professionnelle est essentiellement une activité intellectuelle n'exigeant ni force ni compétences physiques particulières, les sujets sociaux tendent à établir un rapport conscient à leur corps et à s'entraîner plus systématiquement à la perception de leurs sensations organiques et à l'expression de ces sensations »81.

Il pourrait donc y avoir un lien entre la nature de l'activité professionnelle exercée

et la perception de la gaucherie comme caractéristique importante de la personnalité.

Cela se vérifie dans certains cas : Pierrick, chauffeur routier, et Julien, titulaire d'un

Baccalauréat technologique, font peu de cas de leur sinistralité, tandis que des

individus en études supérieures, comme Céline ou Clément, se sentent concernés par

le sujet. Mais il faut pourtant éviter toute généralisation hâtive : Cécile, elle-même

étudiante en Institut d’Études Politiques, tout comme Béatrice, professeur des écoles,

rejoignent plus Pierrick et Julien dans la perception de cette caractéristique. Il n'y a

donc pas de détermination sociale des comportements, comme l'explique David Le

Breton : nous vivons dans une société « où la seule permanence est celle du

provisoire et où l'imprévisible l'emporte souvent sur le probable »82. Cette différence

serait-elle liée alors à l'existence d'une stigmatisation vécue dans l'enfance ? Les

gauchers contrariés afficheraient-ils plus facilement leur particularité ? Ce critère

fonctionne dans certains cas : Jean-François, que l'on a tenté de contrarier à l'école,

considère qu'être gaucher est un critère important de sa personnalité, tandis que

Cécile, qui a vécu une « gaucherie épanouie » dans son enfance, ne fait que peu de

cas de sa gaucherie. Mais il existe des contre-exemples, comme Pierrick, qui est

gaucher contrarié, mais pas particulièrement fier pour autant d'être gaucher, ou

Clément, pour qui c'est le contraire. La gaucherie pourrait donc être considérée, pour

certains, comme un support identitaire : dans un contexte de déclin des identités

prescrites, se définir comme gaucher serait à la fois une stratégie de différenciation et

la réponse à une situation d'incertitude identitaire. Une dernière explication pourrait

provenir du fait que « la normalité n'est pas un signe distinctif »83 : alors que pour

certains, la gaucherie ne serait qu' « une variété anodine de la complexion

humaine »84, les gauchers qui le revendiquent reconnaîtraient que cette

81 BOLTANSKI L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, 1974, in LE BRETON D., op. cit., p. 105.

82 LE BRETON D., op. cit., p. 106.83 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 119.84 Ibid., p. 9.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

caractéristique est « anormale ». Ils seraient donc plus sensibles à la gaucherie en tant

que marqueur social. C'est l'explication qui paraît la plus plausible. Pourtant, on se

moque souvent, par exemple, de la maladresse d'Ambre et Yann au titre qu'ils sont

gauchers, ce qui n'en fait pas des militants de la cause gauchère pour autant.

Aucune explication n'est donc satisfaisante en elle-même, mais chacune peut

éclairer en partie les différences observées. Une fois les différences observées, il

s'agit maintenant de tenter de comprendre pourquoi certaines personnes, qui ont vécu

des contrariétés, ne revendiquent pas leur sinistralité : s'agirait-il d'un refoulement du

stigmate ?

b. Cacher le stigmate

Si le terme de « stigmatisés » est discutable pour qualifier les gauchers, on peut

affirmer qu'ils appartiennent à la catégorie des « dévieurs ». «Le jeu de la différence

honteuse [constituant] un trait général de la vie sociale »85, le gaucher, comme tout un

chacun, n'adhère pas forcément à toutes les valeurs et normes sociales que peut

partager un groupe déterminé ; or, « on peut désigner tout membre qui n'adhère pas

comme étant un "dévieur", et sa particularité comme une déviation ». Le gaucher

n'exerce aucun contrôle sur le degré de son adhésion à la norme : il n'a pas choisi

d'être gaucher, et les conséquences imputables à cette caractéristique lui sont

également imposées. Gauchers malgré eux, certains subissent cela comme un

stigmate, en particulier pendant l'enfance. Céline, Ambre, Yann et Julien ont en

commun d'avoir été la cible de moqueries à l'école, du fait qu'ils sont gauchers. Or,

plusieurs réactions sont possibles face aux quolibets. Ambre et Yann ne prennent pas

mal les plaisanteries à leur égard. Ils font partie de ce qu'Erving Goffman appelle les

« déviants intégrés » :

« Il est très fréquent qu'un groupe ou une communauté étroitement unie offre l'exemple d'un membre qui dévie, par ses actes ou par ses attributs ou par les deux en même temps, et qui, en conséquence, en vient à jouer un rôle particulier, à la fois symbole du groupe et tenant de certaines fonctions bouffonnes »86.

Ainsi, dans la classe d'Ambre et Yann, tout le monde sait qui est gaucher, ce qui

85 GOFFMAN E., op. cit., p. 163.86 Ibid., p. 164.

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fait d'eux les « symboles du groupe », pour reprendre l'expression d'Erving Goffman.

De plus, Ambre a intégré la comparaison faite, au sein de la classe, entre sinistralité

et maladresse : « c'est vrai que les gauchers sont plutôt maladroits. Dans notre classe,

les trois plus maladroits, c'est nous deux et une gauchère » ; ce qui illustre son rôle en

tant que « tenant de certaines fonctions bouffonnes ».

Si certains vivent bien ce genre de moqueries, ce n'est pas le cas de tous. Pour

d'autres, l'écart par rapport à la norme est plus difficile à vivre. Céline a analysé elle-

même cette situation : « je pense que des gens qui vont être plus stricts, ou

renfermés, quelque chose comme ça, vont mal le vivre. Tu vois, des gens qui

voudraient plus être par rapport à la norme ». Il s'agirait principalement d'une

question de distanciation vis-à-vis de sa sinistralité ; seraient prompts à l'auto-

dérision ceux qui auraient suffisamment pris conscience de leur état de gaucher pour

pouvoir en rire sans amertume. Mais il faut, pour cela, ne pas en avoir trop souffert.

L'exemple de Julien est en cela intéressant : lors de son enfance, une enseignante a

tenté de le faire écrire de la main droite ; et il a, selon ses dires, toujours eu des

difficultés à bien écrire et à bien découper, ce qui, par moments, a pu être l'objet de

réprimandes de la part des instituteurs, et de railleries de la part des autres élèves,

voire, plus tard, de ses collègues. Julien a intériorisé le découpage et l'écriture

comme des symboles de son stigmate. Ce sont des « signes dont l'effet spécifique est

d'attirer l'attention sur une faille honteuse »87, face auxquels plusieurs réactions sont

envisageables. La première est une réaction de honte : « je crois que je suis le seul

gaucher au boulot. Enfin, dans ceux de mon bureau, on est huit, et je suis vraiment

perçu comme celui qui écrit mal. Et du coup, c'est gênant. » La deuxième est une

réaction d'acceptation : Julien reconnaît que son écriture et son découpage justifient

ces moqueries. Il convient alors de corriger le fondement de sa déficience : avant

d'écrire, il « fait des tests » au brouillon pour améliorer sa graphie : comme l'explique

Erving Goffman, « c'est un fait qu'un individu disposé à admettre qu'il possède un

stigmate (parce qu'il est connu de tous ou immédiatement visible) peut néanmoins

faire tous les efforts pour l'empêcher de trop s'imposer »88. La troisième est une

réaction de couverture : il s'agit de limiter « l'étalage des imperfections » liées à son

87 Ibid., p. 59.88 Ibid., p. 123.

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stigmate. Ainsi, Julien reconnaît avoir, à l'école, caché des découpages qu'il n'avait

pas réussi : « parce que t'as mal découpé, t'as tous les gamins qui font "aah !"..."C'est

pas à moi ça !" Ou tu caches le truc parce que tu l'as mal fait... ». Être gaucher

devient donc quelque chose d'insupportable. S'il avait pu choisir, Julien n'aurait pas

été gaucher :

« Quand j'étais petit, j'aurais choisi droitier, je pense. J'aurais choisi droitier, parce que ça aurait été plus simple, au niveau de l'écriture, au niveau de tout ça quoi. L'écriture, découper, ça aurait été plus simple, ça aurait été moins galère, et je pense que justement, quand t'es petit, à l'école, et que tu découpes mal par rapport aux autres, les autres vont plus vite rire. Et du coup, dans un sens, ça peut être handicapant quand on est petit. » (Julien)

S'il arrive à certains, comme Julien, de cacher sciemment leur stigmate, d'autres

le refoulent inconsciemment. Cela fait partie des traumatismes que l'on subit pendant

notre enfance, mais dont on ne se souvient pas forcément. C'est le cas de certains

gauchers contrariés, qui se considèrent eux-mêmes comme des droitiers, bien qu'ils

fassent certains gestes comme des gauchers. Céline soupçonne ainsi son père de faire

partie de cette catégorie : « je suis presque sûre qu'il était gaucher, parce qu'il écrit

d'une façon très bizarre de la main droite, et il fait beaucoup de choses de la main

gauche. Mais lui dit qu'il ne s'en souvient pas. » Alain G. donne, lui, l'exemple d'une

institutrice droitière qu'il a rencontrée à la fête des gauchers, en 2008 : en voyant des

gauchers écrire en miroir, elle a elle-même essayé, et y est arrivée naturellement, du

fait de sa « grammaire mentale » : c'était une gauchère contrariée. Certains, enfin,

savent qu'ils ont été contrariés, mais ne se souviennent pas de la façon dont cela s'est

passé, et des méthodes qui ont été employées. C'est le cas de Pierrick, qui écrit

maintenant de la main droite, et d'Annie, qu'on a incitée à écrire de la main droite

sans l'empêcher d'utiliser l'autre main. De deux choses l'une : soit leur « remise à

droite » a été particulièrement douloureuse, auquel cas il l'ont refoulée ; soit ils ne

l'ont pas mal vécue. Comme l'explique Pierre-Michel Bertrand, tous les gauchers

contrariés n'ont pas vécu leur redressement de façon douloureuse : « beaucoup

d'entre eux, pour peu qu'ils fussent très solides, ou physiquement bien doués, ont fort

bien pu s'adapter aux exigences despotiques de la dextrocratie »89. Annie pencherait

plutôt vers cette explication-là :

89 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 109.

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« Quand on est petit, on ne se rend pas bien compte... C'est-à-dire que je n'ai pas gardé de souvenir traumatisant de l'apprentissage de l'écriture à droite. Je crois qu'on a dû me le présenter en disant que plus tard, je choisirais la main que je voudrais. Déjà, il n'y avait pas de notion de contrainte, donc par curiosité, j'ai dû essayer l'autre, et j'ai appris les deux. » (Annie)

Nombreux sont les gauchers qui ne voient pas cette caractéristique comme un

élément fondateur de leur personnalité. Il existe plusieurs explications à cela :

certains ne le voient pas comme un stigmate, qui serait enjeu de fierté et de lutte.

D'autres le considèrent comme un stigmate mais le cachent, voire le refoulent. Est-il

alors possible de parler d'une communauté de gauchers ? Se focaliser sur la solidarité

entre gauchers semble un bon moyen de répondre à cette question.

2. Une solidarité non effective pour tousLa plupart des gauchers s'accordent à reconnaître qu'il existe quelques éléments

caractéristiques de l'appartenance à une communauté, aux valeurs et identité

partagées ; mais la solidarité entre ses membres est à relativiser.

a. Le « club des gauchers »

Pour Erving Goffman, une communauté s'établit autour du partage d'un stigmate.

Elle est constituée des « autres compatissants », qui peuvent offrir un soutien moral

ainsi qu' « enseigner les trucs du métier à l'individu qui en est affligé »90. De la même

manière, plusieurs éléments peuvent attester de l'existence d'une communauté de

gauchers. Tout d'abord, la plupart des gauchers remarquent plus facilement, dans un

groupe, qui l'est aussi, ce qui ne serait pas le cas des droitiers, comme le dit Alain

G. : « on remarque dans son entourage qu'on a des gauchers quand on est gaucher

soi-même ». C'est également ce que pense Céline : « Dans une salle de cours avec les

tables en U, très vite on va faire le tour et voir qui sont les gauchers. Et je ne pense

pas que les droitiers font ça. » C'est même parfois l'une des premières choses qu'ils

remarquent, comme dans le cas de Céline : « moi, systématiquement, quand j'arrive

dans une classe, je me dis "qui est gaucher ?" Et même, sans me le dire, c'est la

90 GOFFMAN E., op. cit., p. 32.

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première chose que je remarque en regardant les gens écrire », ou encore de

Clément :« moi c'est quand je vois quelqu'un d'autre écrire de la main gauche. Quand

je vois quelqu'un, je vois, ça saute aux yeux pour moi, quand quelqu'un écrit de la

main gauche. » Céline et Clément vont même jusqu'à compter le nombre de gauchers

de la classe. Pour d'autres, c'est moins systématique. C'est le cas d'Annie : « je ne

vais pas obligatoirement faire le tour, par exemple quand je suis arrivée là, au début

de la classe, je n'ai pas fait le tour des popotes pour voir qui était gaucher, mais à un

moment donné on finit par s'apercevoir que telle personne est gauchère. » De même,

bien que Cécile et Yann relativisent l'importance de la gaucherie dans leur

personnalité, il leur arrive, en classe, de chercher les gauchers du regard. Comme

l'explique Yann, « moi des fois, quand je m'ennuie ou que je regarde un peu n'importe

où, je remarque si les gens sont gauchers. »

La plupart des personnes interrogées reconnaissent alors aimer rencontrer des

gauchers. Comme l'indique Annie, « ça ne fait pas partie des critères de

reconnaissance que je vais établir, mais quand il y a un lien qui se crée avec

quelqu'un, c'est quelque chose que je vais remarquer plus vite. Je vais le dire,

d'ailleurs, "ah, t'es gaucher !" ». Le partage de cette caractéristique permet de nouer

plus facilement contact, comme l'expliquent Yann, Clément, ou Maëlane : « il y a des

gens, ils ont des gestes légèrement différents, ou des réactions, et tu dis "tiens, t'es

gaucher", et tout de suite tu marques un point ». Et en effet, selon E. Goffman, on

constate que, « lorsque deux membres d'une certaine catégorie se rencontrent par

hasard, ils peuvent être tous deux enclins à modifier la façon dont ils se traitent »91.

Une telle réaction peut être liée au fait que les gauchers sont en minorité : « il n'y en

a pas beaucoup, alors c'est toujours marrant d'en trouver un », dit Maëlane. Cécile

comme Pierrick ont la même réaction : « je dis "tiens, je ne suis pas tout seul. Un de

plus !" ». Si le contact est noué plus facilement, c'est aussi parce que les gauchers

ressentent généralement une empathie pour leurs semblables. Rencontrer un gaucher

rappelle ainsi à Cécile sa propre expérience : « ça me fait plaisir, je me dis "ah, tiens,

en voilà un qui a dû migrer à gauche dans sa classe, ou qui a dû changer de paire de

ciseaux en maternelle ! ». Jean-François va plus loin : « c'est drôle, parce que, quand

moi, je vois des gauchers, j'ai mal pour eux. Il y a cette espèce de sentiment

91 Ibid., p. 36.

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d'intuition qui fait qu'il y a quelque chose qui va pas, alors qu'on est soi-même

habitué à voir des gens avec des gestes de droitier ». Pour d'autres, se rendre compte

que son interlocuteur est gaucher le revalorise d'emblée, ce qu'admet Pierre-Michel

Bertrand : « je dois admettre que quand je vois un gaucher, il y a une sorte, pas de

sympathie, comment dire, a priori des atomes crochus avec cette personne ». Alors

que Jean-François parle de « préjugé favorable », la gaucherie est, pour Clément, une

sorte de valeur ajoutée : « c'est un peu bizarre de dire ça, on ne va pas dire "remonter

dans mon estime", mais la personne est un peu valorisée. Quand je vois qu'elle est

gauchère, ça rajoute un truc à la personne. »

Le fait de vivre en minorité joue également dans la solidarité entre les membres

de cette minorité. Certains gauchers, comme Maëlane, Céline et Béatrice, sont

certains de l'existence d'une telle solidarité. Ce qu'explique Maëlane : « comme on

n'est pas beaucoup, on a tendance à être plus solidaires, quelque part ». Les gauchers

sont alors contents d'avoir des gauchers dans leur famille ou leur entourage proche.

Alors que les deux filles d'Annie, « à [son] grand regret », sont droitières, Béatrice

est « contente de voir que dans [sa] famille, [elle a] des neveux et nièces et des filles

qui sont gauchers. » De même, Julien attend avec impatience de savoir si sa jeune

nièce sera gauchère ou droitière, en affichant une préférence pour la première

solution. En évoquant cette solidarité, plusieurs gauchers font référence à des clans,

des clubs fermés et sélectifs : pour Annie, être gaucher, c'est « une appartenance à un

club un peu privé », tandis que Jean-François a l'impression que « quand les gens

sont gauchers, automatiquement, il y a comme une espèce de confrérie secrète ».

Céline, elle, utilise l'expression « le club des gauchers ». Elle se souvient du lycée :

« j'avais un groupe de copains qui avaient fait un espèce de cercle, peu importe,

c'était un délire à eux, et ils disaient "et on est tous gauchers dans le groupe". »

D'autres, comme Clément, appartiennent à des groupes Facebook réservés aux

gauchers :

« Je l’ai fait surtout pour faire partie d’un groupe où il n’y a que des gauchers. Je pense pas qu’il y ait de droitiers sur ce groupe. Je pense que les droitiers n’auraient aucun intérêt à rentrer dans un groupe comme ça. Et on voit que dans ce groupe-là, tout le monde est fier d’être gaucher. Le titre du groupe, c’est "Si toi aussi tu es gaucher,

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gauchère, et fier de l’être" ». (Clément)

Facebook recense ainsi plusieurs groupes dédiés au thème des gauchers,

comme« Tu sais que tu es gaucher quand... »92 , voire à un combat entre gauchers et

droitiers. Ainsi, les pages « Droitier contre gaucher » ont un côté droitier, et un côté

gaucher, chacune visant à rassembler le plus de fans93. À ce titre, signalons le groupe,

plus problématique, « Les gauchers sont-ils les fils du diable ? »94, qui annonce :

« ensemble, amis droitiers, élevons-nous contre cette invasion qui menace notre belle

société. Aux armes ! Boutons le gaucher ! Je vous invite à dénoncer tous vos contacts

gauchers pour mener une répression dure et efficace. » Si ce groupe a peut-être, à

l'origine, été créé sur le ton de l'humour, plusieurs commentaires se rapprochent

d'une incitation à la haine. Ainsi, le créateur du groupe nomme plusieurs de ses

contacts, avec la phrase « est gaucher et doit mourir pendu » (ou une variante,

comme « doit mourir brûlé / lapidé / dans d'atroces souffrances »...), tandis que des

membres du groupe ont posté certains commentaires à l'humour pour le moins

douteux : « mort aux gauchers », « les gauchers se la pètent trop », « et en plus ils se

branlent avec la main droite les connards », ou encore « tuons tous les gauchers »95.

Un tel groupe, auquel les gauchers peuvent avoir facilement accès, peut être

considéré par certains comme une attaque, ce qui ne peut que renforcer leur solidarité

et leur sentiment d'appartenance à une communauté.

Ainsi, la plupart des gauchers ont un certain sentiment d'appartenance à une

communauté, ce qui se manifeste de différentes façons, de la manifestation d'une

empathie envers les autres gauchers à l'appartenance à des regroupements divers.

Cependant, il faut relativiser la solidarité que pourraient manifester entre eux les

membres de cette communauté.

b. Une solidarité à relativiser

Si beaucoup de gauchers remarquent généralement lorsque quelqu'un partage leur

particularité, ils ne considèrent pas pour autant qu'il existe entre eux une solidarité

92 636 membres le 14 mai 2011.93 Au 14 mai 2011, le côté droitier rassemble 2010 personnes ; le côté gaucher 396.94 46 membres le 14 mai 2011.95 Les fautes d'orthographe des commentaires originaux n'ont pas été conservées.

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effective. Plusieurs éléments le prouvent. Tout d'abord, toute communauté se définit

par des symboles ; et de la même manière qu'une communauté nationale se réfère à

des mythes fondateurs comme un hymne ou une fête nationale, la communauté des

gauchers a ses éléments fondateurs. Il est possible, entre autres, de citer la journée

internationale des gauchers, le 13 août, créée en 1976 par l'Américain Dean R.

Campbell96 et importée en France en 2004, sous le nom de fête nationale des

gauchers. Or, nombre de gauchers ne connaissent pas eux-mêmes la journée qui leur

est dédiée. Ainsi, parmi les douze gauchers interrogés, seuls deux en avaient

connaissance. Pour certains, l'apprendre est même une vraie surprise. De plus,

plusieurs perçoivent les limites d'un tel événement. Certains, comme Céline, mettent

en évidence les limites des journées internationales en tant que telles : « Tous les

jours c'est la journée mondiale de quelque chose. Donc ça me paraît un peu bête, en

fait. Au même titre que la journée de la femme, ce qui voudrait dire que toutes les

autres journées sont les journées des hommes ». C'est également le cas de Maëlane :

« je ne pense pas que ça soit vraiment nécessaire, parce que regarde, il y a des

journées mondiales pour tout, et personne n'est jamais au courant. » Pour d'autres,

comme Jean-François, c'est la journée des gauchers qui pose problème :

« Je ne suis pas certain que les gauchers ne gagnent pas beaucoup plus de choses à être gauchers naturellement, sans avoir une journée pour eux, comme si c'était une anormalité, quelque part. On ne va pas faire avancer ça comme étant quelque chose d'anormal. » (Jean-François)

Il ajoute même en riant : « je trouve même qu'il faudrait faire une journée de pitié

pour les droitiers ». De même, bien qu'il reconnaisse que cette journée peut être

positive, Pierre-Michel Bertrand remarque que « ça permet simplement de

sensibiliser, mais sans plus que ça. Je ne suis pas trop du genre à descendre dans la

rue avec des pancartes... Je n'ai pas envie de faire la gay pride des gauchers, quoi, ça

me dérange ». Une image récurrente, puisque Cécile aussi compare cette fête

nationale à un genre de « gay pride des gauchers ». Pour prendre un autre exemple,

l'existence d'un Panthéon de personnalités liées à la communauté peut être considérée

comme un élément fondateur ; et la liste des gauchers célèbres, de Léonard de Vinci

à Barack Obama, en passant par Charlie Chaplin et le prince William d'Angleterre,

est fournie. Or, peu de gauchers sont capables de citer des homologues célèbres.

96 « Faites la fête le 13 août », in www.lesgauchers.com (consulté le 3 mai 2011).

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

Plusieurs, comme Annie, Ambre, Yann ou Pierrick, sont même incapables d'en citer

un seul. De plus, comme l'explique Cécile, « les stars ou les personnes très

médiatisées, moi ce qui m'importe ce n'est pas si elles sont gauchères ou pas, ce qui

m'importe c'est ce qu'elles disent ».

Si la solidarité d'un groupe devait se mesurer au partage de « mythes

fondateurs », la cohésion de la communauté des gauchers serait donc toute relative.

Mais ce n'est pas le seul élément à prendre en compte : les interactions sociales en

elles-mêmes sont primordiales. Or, si les gauchers, comme il a été vu précédemment,

reconnaissent avoir a priori de l'empathie, voire des atomes crochus avec leurs pairs,

la solidarité va rarement plus loin. Il arrive aux gauchers de mettre en exergue un

« nous » commun par rapport aux « autres », les droitiers, de se constituer en groupe

symbolique, mais sans pour autant qu'il y ait une réalité d'unité, d'entraide et de

coopération. Comme l'explique E. Goffman, « il est fréquent que l'ensemble des

membres ne constitue pas un groupe unique, au sens strict : ils sont incapables d'une

action collective et ne montrent aucune structure stable et globale d'interactions

mutuelles. »97 Ainsi, bien souvent, un a priori favorable ne donne pas lieu à une

réelle solidarité, comme le dit Cécile : « si les solidarités se créaient sur la base des...

Non, je ne pense pas réellement qu'il y en ait. C'est simplement, on va dire, une

empathie pour les gens que tu rencontres. Mais de là à créer une vraie solidarité... »

L'absence de solidarité semble essentiellement due au fait qu'être gaucher reste un

stigmate mineur, qui ne nécessite pas de mener une action collective, comme le dit

Clément : « étant donné qu'il n'y a pas une suprématie des droitiers, dans le sens où

on rabaisse les gauchers, la solidarité n'est pas très forte entre les gauchers. » Céline

va dans le même sens, en montrant qu'« il n'y a pas vraiment besoin de s'épauler

comme si on était handicapés, enfin c'est pas du même ordre qu'un handicap. » Et si

Annie remarque qu'il n'y a pas de « franc-maçonnerie des gauchers », c'est également

parce que la gaucherie « n'est pas marquée par quoi que ce soit, ce n'est pas un

caractère très mis en valeur ».

La latéralisation reste un critère parmi d'autres dans les interactions sociales. Il

est même très peu, sinon pas déterminant, dans le choix des relations et des amitiés.

97 GOFFMAN E., op. cit., p. 36.

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Pour illustrer ce propos, reprenons l'exemple d'un infirme, choisi par E. Goffman :

« je finis par voir que les infirmes peuvent être avenants, charmants, laids, aimables,

stupides, intelligents tout comme les autres, et je m'aperçus qu'il m'était possible de

détester ou d'aimer un infirme en dépit de son handicap »98. Un parallèle peut être

dressé entre cet exemple et les gauchers : Yann remarque ainsi qu' « il y a des

gauchers de la classe avec qui on parle moins qu'avec d'autres », tandis que Pierre-

Michel Bertrand a constaté que s'il a a priori des atomes crochus avec des gauchers,

il en connaît aussi « quelques imbéciles ». Une opinion partagée par Annie : « ce

n'est pas un trait dominant, parce qu'il y a des gauchers que je hais franchement, ce

n'est pas le fait qu'ils soient gauchers qui me les rend plus sympathiques, je regrette

d'ailleurs qu'ils soient gauchers. » Nombre d'allusions à une solidarité liée à la

sinistralité semblent alors faites sur le ton de l'humour. « La solidarité, c'est vraiment

pour rigoler, comme le dit Clément. Il n'y a pas une bataille, un combat à faire pour

l'égalité. » Pour Annie comme pour Cécile, la journée des gauchers ressemble plus à

une blague qu'à une plate-forme de revendications : « c'est rigolo, pourquoi pas, dit

Annie. Après, pour faire quoi ? Manger de la main gauche, tout le monde ? Si,

pourquoi pas, c'est rigolo, c'est marrant, pourquoi pas. » De même, Cécile trouve

cette journée « drôle, je trouve ça vraiment amusant. Bon, ça tient peut-être à cœur à

ces personnes, mais moi je trouve ça plus amusant qu'autre chose, quoi. » C'est

également sur le ton de la plaisanterie qu'elle propose la création d'un club au sein de

l'IEP de Rennes : « ça serait drôle d'ailleurs, on pourrait réfléchir à ça : le club des

gauchers du cloître, ça pourrait être drôle ».

Ainsi, pour une partie non négligeable de gauchers, cette caractéristique n'est pas

fondatrice de leur personnalité ; et même ceux qui revendiquent leur sinistralité n'en

font généralement pas un combat permanent. L'explication principale de ce

phénomène peut être liée au fait que la gaucherie est un stigmate faible, en France, à

l'heure actuelle. Toute solidarité entre gauchers, si elle existe, doit donc être

relativisée. Pourtant, certaines personnes revendiquent leur sinistralité : elles en font

un critère fondateur de leur personnalité, et réclament le droit à la différence.

98 CARLING F., And yet we are human, Londres, Chatto & Windus, 1962, in GOFFMAN E., op. cit, p. 54.

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B. La gaucherie revendiquéePour certains, la gaucherie est un marqueur identitaire fort : ils sont fiers de cette

caractéristique, et considèrent qu'elle est un élément fondateur de leur personnalité

(1). Être gaucher devient donc un combat, un enjeu de revendications diverses (2).

1. Un marqueur identitaire fortAprès avoir étudié les gauchers qui considèrent que leur latéralisation n'est pas un

élément important de leur personnalité, nous pouvons tenter d'établir deux catégories

assez distinctes : d'une part, ceux pour qui le fait d'être gaucher est un critère comme

un autre, et qui ne voient pas la nécessité de le revendiquer ; d'autre part, ceux qui en

font un élément important, fondateur. Cela dit, cette catégorisation n'est pas

hermétique, et s'il est vrai que tous les gauchers ne font pas de lien de causalité entre

leur latéralisation et ce qu'ils sont aujourd'hui, très peu sont ceux qui ne font aucun

cas de leur sinistralité : la grande majorité reconnaît que c'est un critère important.

a. La fierté gauchère

« La normalité n'est pas un signe distinctif »99 : il est peu probable que les

droitiers, appartenant à ce qui peut être appelé la « normalité », revendiquent fort leur

dextralité. Mais, à l'opposé, l'anormalité est un signe distinctif. Et nombre de

gauchers l'ont compris, en faisant de leur sinistralité un critère identitaire important.

Comme l'explique Clément, « je pense que le fait d'être droitier, ça fait que c'est

vraiment une caractéristique comme avoir les cheveux blonds, les yeux bleus, alors

qu'être gaucher ce n'est pas ça ». Jean-Paul Dubois, prend, lui, l'exemple de

l'annuaire pour parvenir à la même conclusion :

« Prenez un annuaire. Cherchez des "Gaucher" parmi les noms, vous en trouverez plusieurs colonnes, renouvelez maintenant l'expression avec "Droitier", vous n'en trouverez aucun. Qu'en concluez-vous ? […] Qu'être droitier n'a jamais été un signe distinctif. »100

Comme être gaucher est un signe distinctif, il faut donc l'afficher : « puisque son

99 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 119.100 DUBOIS J.P., op. cit., p. 159.

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mal n'est rien en soi, l'individu stigmatisé ne devrait pas en avoir honte, ni de ceux

qui en sont ainsi affligés ; non plus qu'il ne devrait se compromettre à tâcher de le

dissimuler »101. La plupart des gauchers l'affichent donc : « je suis content d'être

gaucher », dit Yann. Julien, lui, explique que c'est parce que la gaucherie est acceptée

qu'il peut affirmer « je suis gaucher, et j'en suis fier ». Il en va de même pour Céline :

« je revendique d'être gauchère. Tu pourras l'écrire : Céline L., gauchère ! » Le cas de

Pierrick est également digne d'intérêt : gaucher contrarié, il écrit avec la main droite

et utilise la main gauche pour la majorité des actes de la vie quotidienne. Or, pour le

Petit Robert, est gaucher celui « qui se sert de la main gauche pour effectuer certaines

activités, en particulier l'écriture. » Il pourrait donc, selon cette définition, se

considérer comme un droitier. Mais il revendique le fait d'être gaucher : « je suis

gaucher. Ah oui, quand je prends un ustensile, n'importe quoi, toujours de la main

gauche ».

Pour certains, être fier d'être gaucher est même une évidence et selon eux, il

semble inconcevable qu'on n'en puisse tirer aucune fierté. C'est le cas de Pierre-

Michel Bertrand : « clairement, comme la plupart des gauchers que je connais, sinon

tous, ça fait partie intégrante de notre personnalité. » De même, à la question « le fait

d'être gaucher est-il une fierté ? », Pierrick répond par l'affirmative, et ajoute « ben

pour toi aussi, sans doute ! » Être gaucher est donc souvent perçu comme un élément

plus important que d'autres critères physiques, comme la couleur des cheveux ou des

yeux, par exemple. Comme le dit Maëlane, c'est un critère identitaire à part entière :

« moi je trouve ça, important, ça fait partie de mon identité », à tel point que Clément

aimerait, « sur Facebook, sur le profil, mettre "gaucher" ou "droitier", ou même, pas

sur la carte d'identité, mais des trucs comme ça, pour préciser, le montrer. » Certains,

comme Annie, tiennent tant à leur particularité qu'ils n'aiment pas se servir de leur

main droite : « ma "gauchitude", j'y tiens ! C'est pour ça qu'à la limite, j'ai choisi à 17

ou 18 ans de privilégier ma main gauche pour écrire. Je me définis entièrement

comme gauchère. Même à la limite, des fois, faire des choses à droite, ça m'énerve,

quoi ! » D'autre part, l'identité se définissant par rapport à un autre, les gauchers

s'identifient, entre autres, par rapport au regard des droitiers. Il arrive alors que,

comme, le dit Céline, « dans la séduction avec les autres gens, ça joue, le fait d'être

101 GOFFMAN E., op. cit., p. 137.

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gauchère ». Nombre de préjugés s'étant inversés, certains droitiers affichent leur

admiration pour les gauchers, ce dont ces derniers tirent une certaine fierté : « par

exemple, dit Céline, j'ai eu une copine qui m'a dit "moi j'adore les gauchers, je me

suis toujours mieux entendue avec les gauchers", et je trouve ça très drôle, qu'on

fasse aussi une distinction dans le bon sens. » Certains vont même plus loin, comme

le montre Clément : « il y a une personne, une fois, qui m'a dit "j'aurais bien aimé

être gaucher", pour les mêmes raisons pour lesquelles on est fier d'être gaucher ».

Qu'ils considèrent leur sinistralité comme un élément important ou secondaire de

leur personnalité, les gauchers, dans leur grande majorité, ont intégré cette

caractéristique à leur identité. Ainsi, malgré les désagréments, les contrariétés, s'ils

avaient pu choisir leur latéralisation, beaucoup n'auraient pas changé. Alain G. estime

que c'est à l'âge adulte que de tels comportements se font jour : « j'entends beaucoup

d'adultes me dire "je suis fier d'être gaucher" : on s'en aperçoit seulement à l'âge

adulte, après avoir vécu de nombreuses pressions ». Si son explication semble

plausible, le cas de Yann, qui, à quinze ans, est encore en phase d'apprentissage, mais

affirme pourtant être content d'être gaucher, est un contre-exemple. Mais il est vrai

que la plupart des adultes – et jeunes adultes – ont maintenant intégré leur

latéralisation comme un élément de fierté. La plupart, comme Cécile, Maëlane ou

Béatrice, l'expliquent par l'absence de grande contrariété que la gaucherie implique

aujourd'hui. Comme le dit Cécile, « franchement, je suis très bien comme je suis.

C'est absolument pas un élément de honte, ou de handicap, ou de sentiment

d'infériorité. » C'est même « un petit plus » :

« Je me suis dit "enfin un élément auquel je peux me raccrocher". C'est vrai parce qu'en fait, on n'a pas vraiment, à part les opinions politiques, ou, je sais pas, la mode, on n'a pas vraiment de choses qui sont vraiment très familières et auxquelles on peut se raccrocher. » (Cécile)

D'autres, au contraire, ont toujours mis en valeur cette caractéristique justement

parce qu'elle était connotée négativement. Il s'agissait donc, d'une part, de faire face

aux préjugés, mais c'était aussi, d'autre part, une forme de provocation, comme

l'exemple d'Annie le montre :

« Je n'ai jamais eu envie de basculer à droite. Au contraire, j'ai toujours mis un point d'honneur à... Surtout que j'étais à cette frange où on le faisait encore remarquer... Et donc je tenais beaucoup à cette

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particularité, parce que, d'abord, c'est marrant, et puis j'aime bien le côté démoniaque aussi. » (Annie)

Tous ces témoignages de gauchers sont à mettre en perspective avec celui d'Alain

G., qui, en tant que droitier, s'est forgé une opinion sur ces « gens à l'envers » à leur

contact. Pour lui, « s'ils avaient eu le choix, plusieurs auraient choisi d'être droitiers.

Pour preuve, en France, il y a 12,6% de gauchers au primaire, mais ce taux décroît

après. Certains s'autocontrarient, et n'affichent plus leur différence. » Les réactions

des gauchers interrogés vont dans un sens totalement opposé à cette déclaration : mis

à part Julien, qui aurait, dans son enfance, préféré être droitier, notamment pour

pouvoir écrire au stylo plume, tous affirment qu'ils auraient de toute façon décidé

d'être gauchers s'ils avaient eu le choix. Comment expliquer un tel décalage dans le

vécu de sa latéralisation ? Une explication semble satisfaisante : même si Alain G.

reçoit de nombreux gauchers dans le cadre de son activité, au point qu'il se dit

« nourri » par eux, et qu'il en devient « gaucher par procuration », il ne peut connaître

réellement la situation que vivent les gauchers, tout simplement pour ne pas l'avoir

vécue lui-même. Il l'explique en faisant un parallèle avec la maternité :

« Une femme qui porte un enfant, qui va accoucher, on dit qu’on comprend, qu’on peut comprendre sa douleur. Mais on n’y comprend rien du tout. Est-ce que vous avez senti, vous, d’avoir un corps qui se développe ? Est-ce qu’honnêtement, vous pouvez me répondre "oui, je sais ce que c’est ?" Non, je suis un homme, j’essaie de comprendre, je voudrais bien comprendre, mais je ne peux pas comprendre. C’est pareil, celui qui n’est pas gaucher, qui n’a pas vécu toute son enfance en étant gaucher, il peut essayer de comprendre. » (Alain G.)

Il peut essayer de comprendre, mais il n'a qu'une compréhension partielle de sa

condition. Alain G. pourrait donc se tromper en pensant que beaucoup de gauchers

auraient préféré être droitiers.

Il est enfin un autre élément de fierté pour les gauchers : la liste des gauchers

célèbres, le « Panthéon des gauchers ». Comme le dit Pierre-Michel Bertrand, les

gauchers sont « toujours prompts à se réclamer de patronages illustres »102. Ainsi,

Clément, lors de l'entretien, est capable d'en citer quatorze d'une traite. S'identifier à

des gauchers célèbres permet de se rassurer : comme l'indique fort à propos le titre

d'un chapitre d’Éloge du gaucher dans un monde manchot, « il n'y a pas que des

102 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 212.

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malades dans la famille »103. Un titre qu'explique Pierre-Michel Bertrand :

« il se moque un peu du réflexe qu'ont les gauchers de dire "oui, mais attends, Léonard de Vinci, Einstein, enfin oui, il n'y a pas que des malades dans la famille". C'est assez cocasse, mais je pense que c'est plus ce qu'il veut tourner en dérision, c'est cet automatisme qu'ont les gauchers de toujours se réclamer de patronages illustres comme ça. » (Pierre-Michel Bertrand)

Et en effet, la plupart des gauchers, comme Céline, se rassurent en évoquant des

personnalités qui partagent cette caractéristique, de Robert Redford : « je suis née le

même jour que Robert Redford, et il est gaucher : on a trop de points en commun ! »

à Barack Obama : « Obama, le président des États-Unis, est gaucher, je trouvais ça

extraordinaire ! ». Céline explique pourquoi la référence à cette image lui paraît si

importante : « Je trouvais ça chouette qu'Obama soit gaucher, parce que c'est le

président des États-Unis, un peu le président du monde, et du coup ça renvoyait une

belle image au monde entier, même dans les pays plus extrémistes, ou à l'idéologie

plus reculée. » Lui-même aurait déclaré, en signant les premiers documents de son

investiture, « je suis gaucher. Il va falloir vous y faire! »104 Sa sinistralité est souvent

une source de fierté pour les gauchers. En apprenant que le président des États-Unis

fait partie de ce Panthéon, les réactions sont souvent positives, de « c'est bien ! »

(Yann) à « Obama est gaucher ? Ben on a de beaux jours devant nous ! » (Cécile).

Pour Julien, c'est un argument de défense : « quand on se fait chambrer avec les

droitiers et les gauchers, quand on nous dit "ils sont plus intelligents les droitiers", on

répond "ben, Obama !" »

A l'inverse, certains gauchers célèbres peuvent être perçus comme une honte pour

la « communauté gauchère ». C'est ce que montre Pierrick à propos de Raymond

Domenech : « Domenech est gaucher. Mais c'est pas une référence. Lui, c'est

vraiment un gaucher contrarié, sans doute, parce qu'il a vraiment l'esprit obtus ! » La

référence à des personnalités célèbres peut donc avoir des effets paradoxaux : « ils en

viennent aisément à vivre dans un monde peuplé de héros célèbres et de fameux

gredins »105. S'il est un « héros célèbre », symbole des gauchers, c'est bien Léonard

de Vinci : « M. de Vinci est une constante référence, le Nord magnétique qui indique

103 DUBOIS J.-P., op. cit., p. 143.104 LARROCHE C., op. cit., p. 44.105 GOFFMAN E., op. cit., p. 41.

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au gaucher la voie à suivre. Léonard est d'ailleurs le gaucher »106. Alors qu'Annie

insiste sur le fait que Léonard de Vinci écrivait en miroir, pour d'autres, comme Jean-

François, « il est au-delà, il est artiste au-delà de son côté artistique. Il a quelque

chose d'universel. Et je pense que chez les gauchers, il y a quelque chose d'universel,

peut-être, moi c'est mon intuition, ce que je disais d'Einstein un petit peu ». De la

même manière, cinq des douze gauchers interrogés citent Einstein parmi les gauchers

célèbres. Or, rien ne permet d'affirmer qu'il était gaucher (et rien, d'ailleurs, ne

permet de le réfuter), si ce n'est qu'il souffrait de troubles langagiers lors de son

enfance – particularité qui n'est pas réservée aux seuls gauchers. Mais Einstein

bénéficie sans doute de ce que Pierre-Michel Bertrand nomme « le syndrome de

Vinci »107 : il peut arriver que les gauchers établissent une équivalence entre génie et

gaucher. Équivalence que des droitiers censeurs avaient eux-même établie bien

avant : en 1916, une chercheuse française écrivait que « la gaucherie coexiste

fréquemment avec l'épilepsie, elle est fréquente chez les aliénés, chez les criminels,

et enfin... on la rencontre aussi chez les génies. »108 Pourtant, aucun chiffre ne vient

étayer sa démonstration : cette scientifique établit un parallèle arbitraire entre la

gaucherie et divers écarts à la norme. « Les gauchers s'écartent plus ou moins de la

généralité des hommes pour entrer dans cette classe à laquelle Morel et Magnan ont

donné le nom de dégénérés ». Or, le génie est un écart à la norme, au même titre que

la folie ou la criminalité.

Ainsi, la référence à un Panthéon des gauchers peut être considérée comme un

élément de fierté : la plupart des gauchers vivent bien avec cette caractéristique, et en

tirent un certain orgueil. Être gaucher est même perçu par certains comme un élément

fondateur de leur identité, à l'origine de caractéristiques de leur personne, du

caractère aux aptitudes et compétences.

b. Un élément fondateur de la personnalité

De nombreux chercheurs ont étudié l'origine de la latéralisation, ce qui a donné

106 DUBOIS J.-P., op. cit., p. 147.107 BERTRAND P.-M., op. cit. p. 218.108 Ioteyko J., « Théorie psycho-physiologique de la droiterie », Revue philosophique de la France

et de l'étranger, 1916, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 219.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

lieu à autant de théories liant le fait d'être gaucher ou droitier à la psychanalyse, la

biologie ou encore la génétique109. Dès l'Antiquité, des savants ont proposé des

explications différentes : alors que pour Platon, la latéralisation serait liée à

l'éducation, Aristote en situe l'origine dans l'influence de l'environnement. Depuis,

aucune théorie n'a emporté l'adhésion générale. Les gauchers eux-mêmes se

contentent de théories pseudo-scientifiques pour expliquer l'origine de leur

sinistralité. Et de la même manière, le fait d'être gaucher impliquerait des différences

dans le comportement, dans la manière d'appréhender les choses, par rapport aux

droitiers. Comme l'explique Alain G., les gauchers ont une « grammaire mentale » qui

leur est propre. Et Pierre-Michel Bertrand d'ajouter que « ce n'est pas uniquement une

question de main, on est gaucher de la pensée, quoi ». Céline, elle, ne voit pas l'origine

de ces différences dans l'intellect, mais plutôt dans les relations sociales : « c'est plus de

l'ordre de la socialisation. C'est pas que tu nais avec, donc tu as un caractère de gaucher.

C'est par rapport à ce que les autres vont te dire, et te stigmatiser, enfin te classer dans la

catégorie des gauchers de toute façon, que tu le veuilles ou non. » Et chaque article dédié

aux gauchers relaie ces préjugés : « les gauchers auraient mauvais caractère et se

montreraient plus volontiers rebelles que les droitiers ; ils seraient par ailleurs paresseux

mais plus intelligents que la moyenne ! »110 Si le but ici n'est pas de vérifier de telles

affirmations, il est possible de remarquer que les gauchers pensent généralement, eux

aussi, que beaucoup de caractéristiques de leur personnalité sont liées au fait qu'ils sont

gauchers. En cela, la sinistralité est donc perçue par de nombreux gauchers comme un

élément fondateur, au premier sens du terme, de leur identité ; un élément fondateur pour

le meilleur et pour le pire. En effet, certains situent dans leur latéralisation l'origine

d'aptitudes, de dispositions ou de talents, à tel point qu'Alain G. affirme que « le gaucher,

dans l'humanité, il a apporté sa part ». C'est ce postulat qui est à l'origine du roman L'île

des gauchers, d'Alexandre Jardin : le capitaine Auguste Renard souhaitant « établir un

ordre social où l'attention aux choses de l'amour et la recherche de la tendresse se

substitueraient à l'agressivité, à l'initiative personnelle, à l'émulation économique, à

l'instinct de possession »111, il décide pour cela de créer une société uniquement peuplée

de gauchers. En effet, selon lui, « seule une colonie de gauchers serait à même de jeter

les bases d'une civilisation qui placerait l'amour au centre de l'existence ». S'il s'agit

109 Théories compilées dans POMMIER G., art. cit., pp. 1-3.110 LARROCHE C., op. cit., p. 30.111 JARDIN A., op. cit., p. 38.

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d'une utopie, un tel avis est partagé par Cécile : pour elle, une société qui

comporterait 50% de gauchers serait « peut-être plus égalitaire, moins dans

l’empressement, dans… Je pense que la société en général serait peut-être un peu

plus équilibrée qu’elle ne l’est » ; ce qui reste un avis subjectif.

Ainsi, il est fréquent que des gauchers situent la cause de certaines qualités ou

compétences dans leur gaucherie. Pour certains, les gauchers auraient développé une

intuition, une sensibilité que n'auraient pas les droitiers. C'est ce que croit Jean-

François :

« On a le sens artistique qui est plus développé, je pense. Il y a des choses qui sont beaucoup plus directes, je m'en aperçois, la spatialisation des choses, et une sensibilité aussi. Du côté des émotions, aussi, on est beaucoup plus proches de ses émotions, je pense. » (Jean-François)

Ce qui aurait des conséquences sur certaines capacités artistiques : Céline a « lu

un truc sur les gauchers, on est meilleurs au niveau instrument, par exemple,

apparemment, on joue mieux de n'importe quel instrument. » Un tel préjugé doit être

relativisé : Pierre-Michel Bertrand révèle que dans le monde de la musique, le fait

d'être gaucher a souvent été perçu comme une infirmité. Ainsi, Camille Saint-Saëns

prétendait « repérer les compositeurs gauchers à leur façon particulière d'alléger le

travail de la main droite au piano »112. De la même manière, Céline a remarqué que

« le côté gaucher renvoie plus à quelque chose de scientifique, artistique, créatif,

intellectuel, plus sciences dures, sciences molles, peu importe. C'est peut-être un

critère plus scientifique, et au contraire d'être droitier, c'est quelque chose de viril ».

Les gauchers moins virils ? Ce n'est pas un préjugé nouveau, comme en témoigne le

discours d'un médecin allemand, ami de Freud, Wilhem Fliess :

« Là où il y a gaucherie, le caractère sexuel opposé semble prévaloir. Non seulement cette affirmation semble toujours juste, mais son inverse l'est également : lorsqu'une femme est virile ou qu'un homme ressemble à une femme, nous trouvons une prévalence du côté gauche »113.

Certains gauchers ne s'arrêtent pas à de telles idées reçues ; mais c'est pour mieux

en défendre d'autres. Ainsi en est-il du caractère : pour Céline, les gauchers seraient

plus extravertis. « Je n'ai jamais vu des élèves très très stricts, enfin, comment dire,

112 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 227.113 FLIESS W., Der Ablauf des leben, 1906, in BERTRAND P.-M., op. cit.

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des gens très très sérieux, un peu renfermés, être gauchers. »

L'intelligence est également un préjugé vivace sur les gauchers (qu'aucune preuve

scientifique n'a à ce jour permis d'étayer). Comme le dit Julien, « je sais pas si c'est

vrai, mais à ce qu'il paraît, les gauchers sont plus intelligents, des trucs comme ça.

On dit que c'est prouvé, mais je ne sais pas. » Il s'agit bien souvent d'une opinion

préconçue, sans vérification scientifique : « les gauchers sont plus intelligents, ils

font marcher leur côté je sais pas quoi, là, du cerveau, qui marche moins bien chez

les droitiers. » Or, Caroline Larroche réfute cette idée reçue : « l'intelligence ne

dépend aucunement de la latéralité, quelle qu'elle soit. En revanche, il est vrai que les

gauchers, avec leur hémisphère droit dominant, possèdent une excellente perception

de l'espace et des formes »114. Alain G. va dans le même sens : « « on dit souvent que

les gauchers sont plus intelligents. Or, en moyenne, ce n'est pas le cas. » Mais c'est

pour en établir une autre : « Seulement, il y a des gauchers beaucoup plus intelligents

et des débiles profonds, alors que les droitiers sont plus dans la moyenne. » Plusieurs

gauchers vont dans le même sens. C'est le cas de Céline, qui a une admiration envers

certains gauchers :

« J'ai rencontré plusieurs gauchers qui étaient des personnes brillantes, ou intellectuellement très fortes, et j'ai été impressionnée. C'est vrai que des amis que j'ai eus, à l'école, enfin pas forcément des amis, mais des gens qui étaient gauchers, très intelligents. Et je me disais "c'est l'image, le cliché d'un savant, quelqu'un d'intellectuellement avancé". » (Céline)

Il est difficile de dire si de telles affirmations sont de l'ordre de la supposition ou

de la vérité scientifique. Mais sans aller jusqu'à confirmer ou réfuter de tels propos, il

est possible de suivre Pierre-Michel Bertrand, pour qui les gauchers ne sont pas

forcément plus intelligents que les droitiers ; mais leur intelligence et leur façon de

penser sont différentes.

« Quand on vous dit "le chemin le plus court entre le point A et le point B, c'est la ligne droite", vous pensez qu'il y a quelque chose qui cloche, non ? C'est peut-être le plus court, mais le plus court, c'est peut-être aussi le plus long quoi, parce que c'est celui qui est le plus aride, le plus stérile surtout, donc on aime bien contourner. » (P.-M. Bertrand)

Si le caractère ou l'intelligence différents, et propres aux gauchers, font partie de

114 LARROCHE C., op. cit., pp. 31-32.

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ces idées reçues difficilement vérifiables, il est un domaine où une certaine

supériorité des gauchers peut s'exercer, et où elle est facilement vérifiable : le sport.

« C'est l'endroit où les gauchers sont le plus développés, le sport, et peut-être les meilleurs, dit Clément. On voit que le meilleur footballeur du monde est gaucher : Messi est gaucher, donc voilà. On voit que, dans le sport en général, les gauchers sont arrivés à être plus épanouis et développés. » (Clément)

Deux éléments peuvent l'expliquer : tout d'abord, la rareté des gauchers les rend

déroutants, dans un contexte de confrontation directe. De plus, ils auraient un temps

de réaction plus court et seraient dotés d'une intelligence spatiale plus développée, ce

qui leur permet, comme l'explique Alain G., de « gagner quelques millièmes de

secondes, ce qui fait la différence entre le haut et le très haut niveau. » Un

phénomène très important dans certains sports : « si vous voulez que votre fils

gaucher aille haut, mettez-le en escrime ou en tennis de table, où il y a une

domination écrasante des gauchers ». Et en effet, trente-sept des quarante derniers

champions de France de tennis de table sont gauchers115. Mais le tennis n'est pas en

reste, Clément et Cécile l'ont remarqué. Comme l'explique Cécile, ça a pu aussi gêner

parfois mes adversaires, parce qu'ils étaient là : "attends, t'es mal placée, là, t'es en

train de me faire un revers de gauchère !" C'est vrai que, stratégiquement parlant,

c'est très intéressant, parce que du coup, le droitier ne sait pas comment se placer.

Donc effectivement, ça me donne un avantage. »

« On est les gauchers, on est les meilleurs » : quoi de mieux que cette phrase –

volontairement provocante – de Clément pour conclure sur les qualités liées à la

gaucherie. Cependant, et les gauchers eux-mêmes en sont bien conscients, être

gaucher implique également quelques défauts. Ainsi, si beaucoup de gauchers

reconnaissent être des « gens à part », ce n'est pas que pour le meilleur, comme

l'indique Clément :

« Des gens spéciaux, dans le sens positif : c'est des gens qui ont des qualités, qui ont un truc en plus, je me dis, ça m'étonnerait pas qu'ils soient gauchers, parce qu'ils ont un truc en plus. Mais autrement, d'autres gens un peu bizarres, qui sont différents des autres... » (Clément)

Et plusieurs gauchers, à l'instar de Clément, remarquent qu'ils sont parfois perçus 115 « Tennis de table : trente-sept titres pour les gauchers ! », in www.lesgauchers.com (consulté

le 3 mai 2011).

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comme des gens différents : « le gaucher gaucher, le bon gaucher, est toujours du

côté des, on parle toujours, vous savez, du vilain petit canard ou du mouton noir,

même affectueusement, mais c'est toujours celui qui pense un peu de travers, quoi. »

Différents, pour le meilleur comme pour le pire. C'est véritablement ce que pense

l'une des personnes interrogées, lorsqu'elle demande : « Est-ce que Hitler était

gaucher ? Parce que ce serait possible, parce que c'est vraiment des gens qui sont

différents des autres. » Sans pousser le raisonnement à l'extrême, plusieurs gauchers

considèrent que certains défauts de leur caractère sont liés à leur latéralisation. Le

gaucher aurait donc un esprit de contradiction (lié à son fonctionnement « à

l'envers » par rapport à la norme : il a l'habitude de faire le contraire de ce que font

les droitiers), comme le pensent Pierre-Michel Bertrand et Jean-François. Il aurait

« l'esprit obtus », d'après Pierrick. De la même manière, lorsque Jean-François

apprend que Barack Obama est gaucher, une conclusion lui vient à l'esprit :

« Obama ? Ah oui, oui. C'est son côté hésitant, ça, très inhibé. » Si beaucoup de ces

affirmations tiennent largement de l'opinion préconçue, le lien entre le caractère et la

préférence manuelle a été l'objet de recherches. Ainsi, les gauchers auraient un

mauvais caractère : « les gauchers seraient beaucoup plus agressifs, et auraient même

des comportements destructeurs. Les droitiers, à l’inverse, seraient beaucoup plus

calmes et tolérants. »116 Jean-François est de cet avis : « chez les gauchers, il y a une

force de caractère qui doit se développer pour assumer sa gauchitude,

automatiquement. » Une force de caractère qui pourrait être liée à la nécessité de

s'adapter, comme l'explique Alain G. en donnant l'exemple de son fils :

« L’adaptation forge un caractère : mon fils, qui est gaucher du pied, en est devenu

râleur, il piquait des colères quand on l’obligeait à jouer [au football] à gauche. Il a

finit par l’accepter. Mais ce n’est pas une bonne chose. » Deux types de caractères

pourraient donc émerger de la nécessité de s'adapter : l'un fondé sur l'amertume,

l'autre sur l'assurance et la volonté.

Pour finir, certains gauchers se servent de cet argument pour justifier des échecs.

Comme l'explique Erving Goffman, « l'individu affligé d'un stigmate s'en sert

souvent en vue de "petits profits", pour justifier des insuccès rencontrés pour d'autres

116 SOUSA A., art. cit., p.1.

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raisons »117. C'est ainsi que, tout comme Julien établit un rapport de causalité entre le

fait qu'il est gaucher et le fait qu'il écrit mal, Cécile comme Maëlane établissent un

lien entre leur sinistralité et le fait qu'elles ne sont pas bonnes en mathématiques :

comme le dit Cécile, « est-ce que si je ne suis pas bonne en maths, c'est pour ça ?

Parce que je sais qu'en fait, on a une logique très différente de celle des droitiers ».

Une explication de Jean-François pourrait aller dans leur sens : « on est moins, peut-

être, cartésiens, et on est plus du côté de la sensibilité, de l'émotion, et de

l'intuition ». Or, d'une part, le fait de comprendre les mathématiques ne nécessite pas

seulement un esprit cartésien ; mais il faut également de l'intuition. Et d'autre part, les

universités de sciences fondamentales sont remplies de contre-exemples. Il y a de

nombreux gauchers très bons en maths, ce qui pourrait être lié notamment à une

« intelligence spatiale » plus développée, comme l'explique Alain G.. Et il cite, pour

se justifier, l'exemple d'Ernö Rubik, gaucher et inventeur du Rubik's Cube. La

sinistralité semble donc, dans ce cas, servir de justification à certains échecs.

Ainsi, pour la majorité des gauchers, la sinistralité n'est pas une caractéristique

comme les autres de leur personnalité. C'est l'objet d'une fierté, et un élément

fondateur de ce qu'ils sont, la cause de certaines de leurs qualités, mais aussi de leurs

défauts. En tant que marqueur identitaire fort, la sinistralité devient alors l'objet de

revendications.

2. Être gaucher, un combat« L'anormalité est aussi légitime que la règle ». Cette phrase de Flaubert

s'applique bien à la latéralisation : face à la règle droitière, la gaucherie est une

anormalité. Mais nombre de gauchers ne considèrent pas leur particularité comme

étant moins légitime pour autant. Puisque le fait d'être gaucher n'est pas illégitime, il

n'est pas nécessaire de le dissimuler. Il faut au contraire l'afficher, revendiquer son

droit à la différence. Ainsi, la plupart des gauchers élaborent diverses stratégies pour

revendiquer leur droit à la différence. Pour certains, c'est même devenu le combat

d'une vie.

117 GOFFMAN E., op. cit., p. 21.

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a. Revendiquer le droit à la différence

Comme la gaucherie est encore, de nos jours, marquée socialement, la plupart des

gauchers considèrent qu'il est nécessaire d'afficher ce qui est parfois, même sur le ton

de l'humour, considéré comme une anormalité. Pour preuve, alors que, comme il a

été vu précédemment, certains gauchers font peu de cas de la journée qui leur est

dédiée, plusieurs, au contraire, en reconnaissent la nécessité. D'aucuns considèrent

que c'est un moyen d'attirer l'attention sur certains problèmes. C'est l'avis de

Maëlane : « c'est positif dans le sens où ça attire l'attention là-dessus. Donc après, si

ça apporte des réflexions, pourquoi pas », comme celui de Pierre-Michel Bertrand :

« Je pense que c’est un moyen, un petit peu, juste une journée quoi, ça permet à quelques journalistes de faire des papiers, quelques chroniqueurs de faire des chroniques, quelques présentateurs de faire des émissions… C’est un vaste sujet si vous voulez, parce que, même si on ne contrarie plus les gauchers aujourd’hui, tout n’est pas encore rose, il y a encore pas mal de problèmes. C’est bien qu’on prenne un peu plus en compte cette particularité. » (Pierre-Michel Bertrand)

D'autres, comme Cécile, considèrent que « c'est une occasion supplémentaire de

faire le buzz, de créer des solidarités, de créer du lien », alors qu'Ambre compare une

telle journée à la « révolution des gauchers ». Ainsi, si certains considèrent qu'il est

nécessaire de leur accorder une journée internationale, c'est bien qu'ils ont des

revendications à exprimer. Mais ces revendications ne s'arrêtent pas à une journée

unique. Elles sont une étape du processus d'apprentissage de tout individu stigmatisé.

Tous les gauchers ont affaire, régulièrement, à des remarques, des réflexions,

souvent sur le ton de l'humour, d'ailleurs, de la part des droitiers. Ils ont appris à y

faire face. Comme l'explique Jean-François, « dans la mesure où on est

systématiquement marginal quand on est gaucher, ou on est traité comme tel, d'une

certaine façon, automatiquement, il faut qu'on prenne le contre-pied, pour au

contraire être militant, une démarche positive quoi. » Ainsi, face aux remarques,

« l'individu stigmatisé peut s'attaquer ouvertement à la désapprobation à demi

déguisée des normaux »118 : « on a envie d'être différenciés dans le bon sens aussi, et

de revendiquer le bon côté des gauchers. De dire "ben ouais, je suis gaucher, et tant

mieux quoi !" De basculer cette stigmatisation en fierté » (Céline). Certains ont

118 Ibid., p. 136.

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adopté une telle posture dès l'enfance : « j'ai compris assez jeune que, quand on est

gaucher, il faut être quelque part militant, c'est-à-dire revendiquer, et assumer, et dire

non » (Jean-François). C'est également le cas de Céline : « je faisais des blagues, tu

vois, "les super-héros sont gauchers", ou "ça va plus vite du côté gauche"... » Elle a

même, alors qu'elle avait 5 ou 6 ans, écrit une petite histoire décrivant le quotidien

d'un enfant gaucher stigmatisé (voir illustration 3). Une telle posture revendicative

est donc ancrée en elle depuis longtemps.

Illustration 3 : L'histoire de Nicolas le gaucher, par Céline119

Comme Céline, les gauchers réagissent, chacun à sa manière, aux réflexions de la

part des droitiers. Certains répondent aux préjugés par d'autres préjugés :

« Je dis "eh oui, et alors, j'en suis fière", ou "ben oui, moi je peux écrire de droite à gauche, et pas toi", ou "voilà, moi j'ai un sens artistique plus développé." Tu vois, des clichés, quoi. Eux, ils te font part des clichés qu'ils ont reçus, alors tu en rebalances d'autres » (Maëlane).

D'autres répondent sur le ton de la plaisanterie, tels Raoul Dufy, peintre français 119 Le texte dit : «1) Il y avait une fois un gaucher qui écrivait de la main gauche et qui coupait de

la main gauche. Et une fille qui avait un cœur lui offrit des ciseaux pour gaucher. Et la mère du gaucher avait aussi un bébé gaucher, alors elle fut furieuse du gaucher. 2) Alors Mini, la fille avec un cœur, dit : "Madame, calmez-vous donc !" Et le gaucher qui s'appelait Nicolas dit : "Maman, je prêterai mes ciseaux à bébé." La maman fut contente et Nicolas alla à l'école. »

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gaucher, qui, face aux remarques de passants étonnés de le voir tenir son pinceau de

la main gauche, affirmait « qu'il peignait de la main gauche par simple goût de la

difficulté... parce que de la main droite, c'eût été vraiment trop simple. »120 De la

même manière, les réactions peuvent aller de « les gauchers, c'est mieux, quelle idée

d'être droitier ! » (Julien) à « c'est banal d'être droitier » (Ambre). D'autres encore

prennent plaisir à mettre leur interlocuteur devant l'incohérence de sa réaction. De

telles réactions, envisagées par E. Goffman quant aux handicapés physiques, peut

s'appliquer également aux gauchers : « les handicapés physiques, contraints de subir

la sympathie et la curiosité d'inconnus, en viennent parfois à protéger leur intimité

par autre chose que par le tact. »121 Ainsi, face à la remarque très courante « ah, t'es

gaucher ! », les réactions vont de « et alors ? » (Béatrice) à « c'est un défaut de plus !

C'est un parmi mes nombreux défauts ! » (Annie), en passant par « si ça peut te faire

plaisir, rigole ! » (Cécile), ou même « ben non ! » (Céline). Certaines réactions

peuvent sembler disproportionnées vis-à-vis de l'attaque subie, qui ne vise

généralement pas à offenser. Une explication possible tiendrait à la fréquence à

laquelle les gauchers se sentent victimes de ces quolibets. Même si les droitiers ne

font que très rarement des remarques à un gaucher sur sa façon d'écrire ou de tenir

son stylo, par exemple, celles-ci peuvent revenir très souvent du point de vue du

gaucher lui-même, qui est statistiquement plus souvent confronté à des droitiers que

les droitiers eux-mêmes ne rencontrent des gauchers.

Si de telles réactions peuvent être le fait de tous les gauchers, certains sont plus

engagés, et adoptent un comportement militant dans leur vie quotidienne : « ce

mouvement-là, chez moi, il s'est amplifié très profondément, et c'est devenu une

attitude de vie ». (Jean-François) Ces personnes ont en général réfléchi à leur

engagement, et ils peuvent en expliquer les raisons. Ainsi, Céline défend sa

sinistralité pour éviter un éventuel retour d'une période de stigmatisation :

« Personnellement, je dirais que, par rapport au fait que ça a été quelque chose de stigmatisé, j’aurais tendance à vouloir le défendre, justement pour ne pas que ça retombe dans quelque chose comme ça, d’extrême. Enfin, je ne sais pas si l’image est bien choisie de comparer ça à la montée de régime totalitaire ou quelque chose comme ça, ou en tout cas toute forme de stigmatisation, qui est dangereuse. C’est dans ce sens là

120 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 186.121 GOFFMAN E., op. cit., p. 159.

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que je trouve ça bien, pas de le revendiquer, mais de le défendre, si on te dit « ah, t’es gaucher ! ». Pour pas que ça retombe dans ce que ça a été. Je vois pas pourquoi, parce qu’on est minoritaires, ça serait différent. Il n’y a pas d’égalité dans le nombre donc il n’y a pas d’égalité de traitement, ce n’est pas normal. » (Céline)

Jean-François, en particulier, a conceptualisé l'apport de sa latéralisation dans sa

façon d'être : « je le reconnais et je le revendique dans ma façon de remettre en

question tout ce qui nous est donné à manger. […] C'est-à-dire que non, les choses ne

coulent pas de source. Je suis toujours placé dans la contradiction. » Il revendique

ainsi sa « façon gauchère » d'écrire :

« J’ai une façon particulière d’écrire, que les gens trouvaient belle, généralement. […] J’aime bien le faire, et je le revendique, et je l’assume totalement. Parce que ça reste dans l’ordre du lisible, mais c’est une façon particulière de le faire qui n’est pas désagréable même pour les yeux des autres. Donc c’est une façon artistique, c’est toujours pareil, c’est une démarche pour positiver sa façon d’aller de l’avant : écrire d’une façon gauchère, c’est un plus ». (Jean-François)

D'autre part, Annie comme Jean-François adaptent leur vocabulaire, et font dans

le néologisme : tous deux ont créé le mot « gauchitude » pour qualifier leur situation.

Jean-François réagit même vivement lorsque le mot « gaucherie » est prononcé :

« ah, gauchitude ! Parce que gaucherie, je suis pas gauche. La gaucherie, c'est très

péjoratif, mais je n'ai aucune gaucherie, je n'ai jamais eu aucune gaucherie. »

Ainsi, comme l'explique Céline, les gauchers sont « différents », et peuvent

légitimement revendiquer leur droit à la différence. Un avis que ne partage pas

vraiment Pierre-Michel Bertrand : « aujourd'hui, les gauchers n'ont plus rien à

revendiquer si ce n'est, éventuellement, le droit à l'indifférence »122. Pierre-Michel

Bertrand, justement, fait partie, avec Marie-Alice du Pasquier et Caroline Larroche

entre autres, des quelques gauchers français qui ont fait de l'étude de la question une

spécialité, chacun dans son domaine. Si l'on peut comprendre les revendications des

gauchers, comment expliquer un tel engouement pour la question au point d'y

consacrer sa profession ?

122 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 220.

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b. Le combat d'une vie

À première vue, il semble logique de croire que les entrepreneurs de la « cause

gauchère » seraient essentiellement des gauchers contrariés : un tel postulat est très

plausible, dans la mesure où ces personnes pourraient situer la cause de leur

engagement dans ce qu'elles ont vécu dans leur enfance. Or, bien que Jean-François

(un gaucher que l'on a essayé de « remettre à droite » dans son enfance, et qui a

adopté un comportement militant) confirme cette hypothèse, Pierrick, gaucher

contrarié, n'en fait que peu de cas. Au contraire, Pierre-Michel Bertrand, auteur de

plusieurs livres consacrés à ce sujet, déclare avoir vécu son enfance « de manière tout

à fait épanouie. Il n'y a pas eu un seul moment, c'est peut-être le hasard, mais il n'y a

jamais eu un moment où on m'a fait un reproche » ; et Alain G., l'un des plus fervents

défenseurs des gauchers en France, est droitier. Ainsi, comme Pierre-Michel Bertrand

et Alain G., quelques personnes peuvent maintenant être considérées comme des

« soutiens », des entrepreneurs de cause. Ils peuvent être distingués selon deux

catégories établies par Erving Goffman : d'une part, « ceux qui partagent [ce]

stigmate, et qui, de ce fait, sont définis et se définissent comme [des] semblables »123;

c'est le cas notamment de Pierre-Michel Bertrand. Et les « initiés », d'autre part, des

« normaux qui, du fait de leur situation particulière, pénètrent et comprennent

intimement la vie secrète des stigmatisés »124, comme Alain G..

Les « semblables », d'une part, sont généralement spécialistes d'une question en

particulier. Comme l'explique Alain G., ils étudient le sujet sous un angle précis :

« un gaucher, ou ceux qui font des études, vont être très spécialisés, c'est-à-dire que

vous allez avoir un gars qui fait dans le sport, qui a fait des études sur les gauchers

dans le sport, donc lui, il va être très concentré sur les sportifs. » Tous ces spécialistes

ont en commun de publier, de contribuer à la création d'une littérature (scientifique,

de vulgarisation ou de divertissement) sur le sujet. Ces publications remplissent

plusieurs objectifs: elles renforcent chez le lecteur le sens de la réalité du groupe,

elles sont un moyen de rappeler les « atrocités commises par les moraux

persécuteurs »125 , et elles servent de « forum où s'expriment des avis diversement

123 GOFFMAN E., op. cit., p. 41.124 Ibid., p. 41.125 Ibid., p. 38.

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partagés quant à la meilleure façon de traiter la situation »126. Ainsi, entre autres,

Pierre-Michel Bertrand, docteur en Histoire de l'Art, a écrit son premier livre,

Histoire des gauchers, à l'issue de sa thèse sur la symbolique de la droite et de la

gauche dans l'iconographie. Marie-Alice du Pasquier s'est concentrée sur l'écriture et

la graphie ; Jean-Paul Dubois a apporté sa pierre à l'édifice par son essai Éloge du

gaucher dans un monde manchot. Comment expliquer un tel engouement pour le

sujet ? Pierre-Michel Bertrand donne plusieurs justifications à sa démarche. D'une

part, il ne cache pas, dans le choix de ce sujet d'étude, une part d'opportunisme :

« On n'est pas grand monde sur ce créneau-là, donc je ne crains pas de me faire doubler comme ça au dernier moment, quand vous travaillez un an sur un sujet et que vous vous apercevez qu'il y a un collègue qui a sorti un livre qui dit exactement ce que vous comptiez dire... » (Pierre-Michel Bertrand)

De plus, il souhaite combattre ainsi les idées reçues, « des contre-vérités, des

approximations, des erreurs manifestes, des fois des gros mensonges, ou des rumeurs

plus ou moins volontaires. Il faut faire le tri, parce qu'on dit tout et n'importe quoi ».

Et enfin, il veut que son action contribue à permettre que la stigmatisation dont les

gauchers ont été victimes ne se reproduise pas avec d'autres minorités :

« Au moins, ces bêtises qui ont été faites, qu'on ne les refasse pas aujourd'hui, avec d'autres catégories humaines. Ça me paraît être la moindre des choses de préserver […] les individualités. Qu'on préserve les plus faibles, quoi, qu'on respecte les différences. Un monde un peu plus tolérant, quoi, c'est vraiment incroyable tout ce qui se passe avec les gauchers, vraiment incroyable. » (Pierre-Michel Bertrand)

Cependant, consacrer ainsi son activité professionnelle aux gauchers comporte le

risque de s'enfermer dans la « défense d'une ligne militante et chauvine, voire une

idéologie sécessionniste »127, ce dont Pierre-Michel Bertrand se défend : « je ne suis

pas du tout un militant de la cause gauchère, alors là vraiment pas du tout. Je suis

historien, voilà. Surtout, je ne veux pas qu'on me soupçonne de rouler pour une cause

quelconque. »

D'autre part, certains « initiés », comme Alain G., consacrent leur vie au sujet.

Plusieurs éléments peuvent expliquer sa démarche. D'une part, il compare son

activité à de l'action humanitaire. Selon ses dires, « je fais de l'humanitaire pour les

126 Ibid., p. 38.127 Ibid., p. 135.

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gauchers ». De plus, il souhaite alerter l'opinion sur les problèmes qui subsistent

aujourd'hui, comme il l'explique à propos de la fête des gaucher : « le but, ce n'était

pas de faire kermesse de quartier, c'était quelque chose de national, il fallait qu'on en

parle nationalement, parce qu'on voulait alerter au moins en France. » La

médiatisation doit être le moyen, d'une part, d'attirer l'attention sur les difficultés

auxquelles sont confrontés les gauchers, et, d'autre part, d'en « célébrer les mérites et

les contributions présumés »128 de ceux-ci. Enfin, il est possible de supposer qu'une

telle activité doive contribuer à assurer une visibilité personnelle à son auteur.

Quelques éléments du discours d'Alain G. semblent aller dans ce sens. Il attire, par

exemple, l'attention sur la présence de médias étrangers à la fête des gauchers : « les

Belges se sont déplacés, moi j'ai vu RTBF venir à Brive pour faire un reportage sur

mon activité, y compris une télévision mexicaine », et il se considère comme

l'inventeur de techniques pour détecter la gaucherie : « le taille-crayon, c'est encore

une révélation que j'ai faite, moi ». son association multiplie les actions diverses et

variées : site Internet, magasin en ligne, fête nationale, publications diverses, enquête

visant à dénombrer les gauchers en France, ou encore mise en place de classes

pilotes, visant à « appliquer dans leur globalité tous les composants pédagogiques

indispensables pour mettre sur pied d'égalité les élèves gauchers et les élèves

droitiers ». Certes, de telles entreprises poursuivent un but louable : améliorer la

condition des gauchers en général. Mais elles comportent également un biais, que

comporte tout militantisme : « attirer l'attention sur la condition de ses semblables

revient par certains aspects à confirmer aux yeux du public la réalité de cette

différence et du groupe qui la partage »129.

En tant que droitier et « initié », il est accordé à Alain G. « une certaine

admission, une sorte de participation honoraire au clan »130. Il est devenu un gaucher

par procuration, comme il le dit lui-même : « ils m'ont nourri, les gauchers que j'ai

rencontrés. Je suis devenu, peut-être, un gaucher sans l'être. » Dans son discours, il

s'inclut même naturellement dans un « nous » opposé aux droitiers : « on pourrait le

faire, puisque les droitiers font la même chose », dit-il à propos du commerce de

ciseaux dits ambidextres. Mais une telle acceptation parmi les entrepreneurs de cause 128 Ibid., p. 135.129 GOFFMAN E., op. cit., p. 124.130 Ibid., p. 41.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

ne va pas de soi. Elle fait suite à une cérémonie symbolique : « une fois qu'il s'est

ouvert aux stigmatisés, le sympathisant doit souvent attendre que ceux-ci l'admettent

en tant que membre honoraire. Il ne suffit pas d'offrir son moi, encore faut-il qu'on

l'accepte »131. Le moment précis de l'acceptation est décrit par l'intéressé lui-même :

« Le fait d'être droitier n'a pas d'importance, la légitimité de ça, Pierre-Michel Bertrand, encore une dois, me l'a donnée. Je suis devenu, c'est quand même curieux, président d'une association de gauchers, en étant droitier. [...] Pierre-Michel Bertrand et la graphothérapeuthe me demandaient de l'instituer. » (Alain G.)

Cependant, est-il réellement accepté ? En effet, comme l'indique Erving

Goffman, « de même que les stigmatisés vis-à-vis de lui, il est en souvent en droit de

se demander si, en dernière analyse, il est bien vrai qu'il soit "accepté" »132. D'après

lui, la réponse ne fait aucun doute : « il n'y a jamais eu un gaucher qui m'a fait le

reproche de m'occuper de quelque chose que je ne pouvais pas connaître. Jamais. »

Cependant, il doit justifier sa position et son action : pourquoi un tel engagement,

alors qu'il n'est ni gaucher, ni père d'un enfant gaucher manuel (son fils est gaucher

du pied), donc a priori pas personnellement intéressé par la question ? Selon lui, le

fait d'être droitier lui apporte du crédit :

« Être droitier m'a servi dans l'approche avec les médias, parce que j'ai été sollicité par les médias. Ça les a interpellé, et puis, surtout, un droitier, ça évite le côté communautaire d'un gaucher qui fait un site pour les gauchers, qui serait trop extrémiste » (Alain G.).

De plus, il se dit généraliste, contrairement aux « semblables », spécialisés dans

un thème en particulier :

« Quelle que soit sa profession, on est limité : les professeurs voient des enfants gauchers... Moi, c'est sans limite : depuis la création du site, j'ai rencontré des enfants, des adultes, des personnes de quatre-vingts ans, des gauchers contrariés, des non contrariés, des gauchers forts, des gauchers faibles... Cela m'a permis d'avoir beaucoup de connaissances sur le sujet, au moins en France. » (Alain G.)

Enfin, le fait d'être gaucher lui permet de ne pas être limité par son expérience

personnelle :

« Je suis devenu le spécialiste pour la bonne et simple raison, non pas que je suis gaucher moi-même, ce qui limite quand même son horizon,

131 Ibid., p. 42.132 Ibid., p. 45.

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quand on est gaucher, on connaît ses propres particularités, pas forcément celles des autres. Ce qui m'a servi, dans le cas des droitiers, c'est d'avoir une vision de droitier par rapport aux gauchers. » (Alain G.)

Or, en tant que « stigmatisé honoraire », il ne connaît pas vraiment la réalité de la

vie des gauchers, excepté à travers le prisme des témoignages qui lui ont été faits, ce

qui pose un problème : « toujours prêt à se charger d'un fardeau qui n'est pas

"vraiment" le sien, il impose à tous son excès de moralité, faisant du stigmate une

chose neutre qu'il conviendrait de considérer objectivement et sans façon »133. Or, il

est vrai que le discours d'Alain G., bien qu'utile du point de vue de nombreux

gauchers, peut parfois sembler moralisateur. En témoignent certains de ses

commentaires, notamment liés à l'influence de la religion sur la stigmatisation des

gauchers134.

Mais que l'on approuve ou non le combat de ces entrepreneurs de la « cause

gauchère », on ne peut que remarquer que la sinistralité est, encore aujourd'hui, un

handicap physique et un marqueur social assez important pour que plusieurs

personnes croient en la nécessité de lutter pour la reconnaissance de cette singularité.

133 Ibid., pp. 44-45.134Dans son discours, Alain G. évoque, par exemple, la « colonie musulmane » de Seine-Saint-

Denis.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

Conclusion« Bien que chaque individu possède une combinaison de traits marqués et non-

marqués, nous tournons le dos aux caractéristiques non-marquées et généralisons en

faisant comme si seuls les traits marqués importaient »135. Se lancer dans une étude

sur les gauchers, c'est accepter de courir ce risque : considérer la gaucherie comme

un élément fondamental, voire l'une des caractéristiques déterminantes de la

personnalité. Or, la latéralisation est un élément de l'identité parmi d'autres, qui a une

importance différente selon les individus : « les sujets ne sont pas définis uniquement

par leurs appartenances les plus visibles à une catégorie »136. Il faut garder à l'esprit

que bien que l'étude présente se soit concentrée exclusivement sur les gauchers, rien

ne les distingue des droitiers, pour reprendre l'expression de Pierre-Michel Bertrand,

« si ce n'est leur tendance à utiliser la "mauvaise main". »137 Il est donc nécessaire de

relativiser toute opposition systématique entre les gauchers et les droitiers. La gauche

et la droite ne sont que deux parties d'un tout : comme le dit Caroline Larroche, sans

la main gauche, « la main droite ne serait jamais qu'une main »138. Certes, il arrive

que les gauchers se définissent par rapport aux droitiers, mais il s'agit bien souvent

d'une identification parmi d'autres ; aucun gaucher ne se différencie de la majorité

droitière au point de refuser tout contact, ou de souhaiter vivre au sein d'une

communauté fermée de semblables.

Les gauchers forment un groupe spécifique (on ne peut parler de classe sociale ni

de communauté, et la notion même de « groupe » reste floue), qui tient sa

particularité essentiellement du fait qu'il est difficile d'en définir la position dans le

corps social. Ce n'est pas parce que la sinistralité n'est pas un handicap lourd qu'il

nous faut de fait oublier les quelques contrariétés au quotidien. La gaucherie n'est pas

non plus un fort marqueur social (comme m'a fait remarquer un droitier alors que je

lui parlais de ce sujet d'étude, « on ne va pas se jeter d'un pont parce qu'on est

gaucher ») ; pourtant, tous les gauchers ont affaire, plus ou moins régulièrement, à

135 BREKHUS W., art. cit., p. 256.136 Ibid., p. 266.137 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 7.138 LARROCHE C., op. cit., p. 9.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

une curiosité qui pousse leurs homologues droitiers à leur poser la question « ah, tu

es gaucher ? ». Il s'ensuit que les gauchers eux-mêmes peuvent avoir des difficultés à

se représenter leur caractéristique, et à établir des stratégies identitaires en

conséquence. Qu'un gaucher revendique sa différence peut paraître étrange pour un

droitier, qui n'en comprend pas la nécessité ni l'intérêt. Tout gaucher se retrouve donc

face à un dilemme : revendiquer sa sinistralité, afficher sa fierté gauchère au point de

pouvoir paraître ridicule, ou « rentrer dans le rang », ce qui implique de s'adapter et

d'accepter les remarques sans broncher ? C'est pourquoi il semble difficile de

déterminer les caractéristiques d'une « identité gauchère » : dans un contexte

d'effritement des identités prescrites, et alors qu'être gaucher n'est plus un stigmate

(comme il a pu l'être jusqu'à la fin des années 1960), mais une « déviance ordinaire »,

chacun élabore des stratégies identitaires personnelles pour y faire face. Il devient

donc difficile de les caractériser et d'en percevoir toute l'étendue.

Dans ce contexte, réaliser un mémoire sur les gauchers a suscité de nombreuses

remarques et réactions, tant de la part de gauchers que de droitiers. Comme l'explique

Wayne Brekhus, « ce qui est ontologiquement hors du commun attire une attention

épistémologique démesurée »139 . Alors qu'étudier les droitiers pourrait sembler avoir

un intérêt limité, les gauchers, en tant que catégorie « hors du commun », attirent

plus facilement l'attention. En effet, certaines études suscitent un intérêt « parce

qu'elles analysent ce qui est hors du commun ou inhabituel »140. Cependant, le risque

d'une telle étude, fondée uniquement sur les gauchers, alors qu'ils ne sont pas

foncièrement différents des droitiers, était donc de « reconduire la fossilisation

culturelle préexistante en voyant les minorités "spécialisées" comme

fondamentalement différentes de la majorité "générique" »141. Étudier les droitiers

comme les gauchers, et centrer la recherche sur la latéralisation et la perception de la

gaucherie dans la société aurait peut-être permis d'éviter de considérer les gauchers

comme plus marqués que les droitiers ; et un point de vue différent aurait nuancé et

contrebalancé leurs propos, par l'étude des « connexions relationnelles entre le

marqué et le non-marqué »142. Or, il a fallu choisir un sujet, et le délimiter. La volonté

139 BREKHUS W., art. cit., p. 245.140 Ibid., p. 245.141 Ibid., p. 260.142 Ibid., p. 263.

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

d'étudier cette question en considérant uniquement l'opinion des gauchers tient à

plusieurs facteurs : tout d'abord, l'absence (à ma connaissance) d'études fondées sur

leur perception personnelle, alors que les ouvrages sur les contraintes qu'ils ont

subies au cours de l'histoire sont légion. Ensuite, mon intérêt personnel pour ce

thème, en tant que gaucher moi-même. J'ai en effet élaboré des présupposés sur la

question : selon moi, être gaucher n'est pas du tout un handicap physique, mis à part

dans quelques très rares occasions (l'ouvre-boîte notamment). C'est, en revanche, à

mon avis, un marqueur social encore fort à l'heure actuelle. Je voulais donc savoir ce

qu'en pensaient les autres gauchers ; et plus encore, alors que, pour moi, être gaucher

est réellement une fierté, et quelque chose que j'affiche, je voulais savoir pourquoi ce

n'est pas le cas pour tout le monde. Et le seul moyen de répondre à cette question

était d'aller à la rencontre des gauchers eux-mêmes. Et enfin, une telle délimitation

du sujet tient à des contraintes techniques, de temps notamment. Il était difficile, sur

quelques mois, d'étudier assez de gauchers et de droitiers pour obtenir un panel de

représentations assez diversifiées.

Mais même en ayant choisi de me focaliser sur les gauchers, et de sélectionner

les personnes à interroger selon certains critères (âge, sexe, profession, région

d'origine, « type de latéralisation »), l'échantillon comporte quelques imperfections.

D'une part, il semble trop jeune : sept personnes sur les treize ont moins de 25 ans, et

ont vécu par conséquent une enfance a priori sans contrariété forte. D'autre part, il

comporte une forte proportion de professions intellectuelles (seules deux personnes

ont une profession réellement manuelle, deux une profession intermédiaire ; alors

que six sont étudiants ou lycéens, et trois ont une profession intellectuelle). Il

devenait donc difficile dans ce cas de valider le critère selon lequel le rapport à la

gaucherie pourrait être lié au type de profession. Cependant, ce mauvais choix peut

être en partie expliqué par le fait que les gauchers forment une minorité invisible : il

n'existe pas, du moins en Bretagne, d'association de gauchers. Il fallait donc (mis à

part les deux spécialistes de la question) choisir les gauchers parmi des

connaissances personnelles, ou des connaissances de connaissances. Je reste

cependant déçu de n'avoir pu interroger certaines personnes dont le témoignage me

semblait intéressant : un joueur de rink-hockey de 18 ans, sélectionné en équipe de

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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER

France, et qui suit des études de maçonnerie (qui a donc le double intérêt de réussir

en sport et d'avoir une profession manuelle) ; et un entraîneur de rink-hockey de 22

ans, qui fait également partie d'un groupe de musique, en tant que guitariste (son

témoignage nous aurait apporté des précisions sur les conséquences de la gaucherie

dans l'apprentissage d'un instrument et dans l'enseignement d'un sport).

D'autre part, la contrainte de temps m'a empêché de pousser la réflexion en lisant

d'autres ouvrages, qu'il s'agisse de sources primaires ou d'ouvrages scientifiques. Je

me suis en effet essentiellement cantonné à trois œuvres, à savoir Histoire des

gauchers, de Pierre-Michel Bertrand, Stigmate, d'Erving Goffman, et l'article de

Wayne Brekhus « Une sociologie de l'identité ». Comme l'Histoire des gauchers, très

documentée, offre une vision qui se veut objective et peut servir de référence

historique, un nombre peut-être trop important d'exemples sont tirés de cet ouvrage

sans être toujours mis en perspective ni critiqués. Quoiqu'il en soit, je ne pouvais

faire autrement étant donné que les autres sources que j'ai étudiées semblaient moins

bien documentées et offraient donc moins de garanties. De même, en ce qui concerne

les travaux scientifiques, si Stigmate reste une référence, c'est un ouvrage daté, sur

lequel l'étude de théories de l'identité plus récentes aurait pu apporter un éclairage

nouveau (celle de Bernard Lahire sur l'individu pluriel et dissonant, notamment).

Malgré ces différentes limites, la réflexion sur les gauchers ouvre plusieurs pistes de

recherche, notamment en sociologie. Il serait possible en effet de poursuivre l'étude

sur les gauchers eux-mêmes, en la focalisant par exemple sur la littérature liée au

sujet, ou bien sur une catégorie de gauchers en particulier (les gauchers contrariés, ou

encore les enfants gauchers, tout en ayant conscience des risques liés à la focalisation

sur une catégorie très spécifique); il serait intéressant également d'étudier la situation

des gauchers dans d'autres pays, comme le Mali, où la perception de cette

caractéristique est différente (les gauchers y forment une minorité opprimée) ; ou

encore dans un pays où l'écriture s'effectue de droite à gauche. La réflexion peut

également s'étendre à d'autres minorités qui présentent des caractéristiques

semblables à celles de la minorité gauchère. Il serait possible d'envisager, par

exemple, une sociologie du cheveu roux.

L'étude sociologique des gauchers comporte donc un intérêt pour les gauchers

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eux-mêmes, mais aussi pour les droitiers : chacun a des gauchers dans son entourage,

et tout le monde est d'ailleurs en mesure de raconter des anecdotes sur le sujet. De

plus, l'histoire des gauchers est à rapprocher de celles d'autres minorités (si les

homosexuels sont, au même titre que les Juifs, une minorité fortement stigmatisée

dans l'histoire, il semble que les gauchers se rapprochent particulièrement de

certaines minorités longtemps méprisées, maintenant acceptées, comme les roux par

exemple). Cette recherche s'est focalisée sur les gauchers, mais il ne faut pas la voir

comme une entreprise sectaire. Les gauchers ne forment, en effet, qu'une minorité

parmi d'autres, et la réflexion sur le marquage social et les réactions identitaires peut

s'étendre à d'autres minorités plus ou moins stigmatisées. Certes, en France, les

gauchers peuvent vivre leur sinistralité de manière épanouie. Mais, d'une part, la

situation est loin d'être aussi facile dans d'autres pays du monde ; et d'autre part, la

lutte pour la reconnaissance des gauchers peut servir d'exemple à d'autres luttes

identitaires, afin que « ces bêtises qui ont été faites, on ne les refasse pas aujourd’hui,

avec d’autres catégories humaines »143.

143 Entretien de Pierre-Michel Bertrand.

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BibliographieSources primaires

Ouvrages imprimés BERTRAND P.-M., Histoire des gauchers, Paris, Imago, 2008. DUBOIS J.-P., Éloge du gaucher dans un monde manchot, Paris, Robert

Laffont, 1986. JARDIN A., L'île des gauchers, Paris, Gallimard, 1995 (éd. Folio). LARROCHE C., Le livre de tous les gauchers, Paris, Le baron perché, 2010. PAVLOFF F., Matin brun, Paris, Ed. Cheyne, 1998.

Articles de revues et périodiques GIUST-DESPRAIRIES F., « Les deux mains gauches de Freud ou le temps

poétique de la psychanalyse », Revue internationale de psychosociologie 2002/1, N° 18, p. 15-32.

POMMIER G., « Droitier ou gaucher ? Sacrifice aux horribles mères », La clinique lacanienne, n° 13, 2008/1.

TROUCHE L., « La parabole du gaucher et de la casserole à bec verseur : étude des processus d'apprentissage dans un environnement de calculatrices symboliques », Educational studies in mathematics, 41, 2000.

Support numérique ARIANA F., « Les gauchers ont leur historien », in vivat.fr.be, 2003. GUBLIN L., « Les gauchers sont-ils vraiment plus doués que les droitiers ? », in

www.rue89.com, 13 août 2007. LANZA C., « Le 13 août, Brive fête les gauchers « , in www.brivemag.fr, 10

août 2010. LEBRETON F., « Mon enfant est gaucher », in www.la-croix.com, 25 janvier

2011. PEPIN G., « L'iPhone 4 interdit aux gauchers ? », in www.zdnet.fr, 25 juin 2010. PIERRON M., « Les préjugés sur les gauchers se sont inversés », in

www.20minutes.fr, 13 août 2010. R. L. N., « Les gauchers font la fête », in www.lefigaro.fr, 1er août 2008.

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SOUSA A., « La vérité sur les gauchers », in www.doctissimo.fr, 2009. TRAORE M.-A., « Le calvaire des gauchères », L'essor, 13 novembre 2009, in

www.maliweb.net. WIKIPEDIA, article « Gaucherie ».

Analyse scientifiqueOuvrages imprimés

DETREZ C., La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002. GOFFMAN E., Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions

de minuit, 1975. LE BRETON D., La sociologie du corps, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2010.

Articles de revues et périodiques BREKHUS W., « Une sociologie de l'« invisibilité » : réorienter notre regard »,

Réseaux, n°129-130, 2005, pp. 249-250. DU PASQUIER M.-A., « L'enfant qui écrit mal, ou la difficulté d'accès au

symbolique interrogée à travers l'écriture », Mémoires cliniques , 2001. LE ROUX Y., « Comment les enfants apprennent à écrire », Enfances & Psy.,

n°24, 2003/4.

Support numérique KERGUELEN A., « Description et quantification en analyse ergonomique du

travail : le cas de l’observation systématique », in w3.ltc.univ-tlse2.fr.

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AnnexesListe d'entretiens

Afin de réaliser cette étude, treize personnes ont été interrogées, entre le 23

février et le 17 avril 2011.

• Annie (54 ans). Elle a grandi dans les Ardennes, et vit maintenant près de Rennes. Elle

est postière, et suit actuellement une formation, en troisième année de Licence en

Langues étrangères appliquées. Elle est partiellement ambidextre. Entretien réalisé à

Villejean, dans le parc de l'Université Rennes-2, le 6 avril 2011. (Durée appr. : 30')

• Ambre (15 ans). Elle vit dans les Côtes d'Armor, et elle est en seconde dans un lycée de

Dinan. Elle est gauchère. Entretien le 2 avril 2011 à la médiathèque de Dinan. (Durée

appr. : 30')

• Béatrice (45 ans). Elle est originaire des Côtes-d'Armor, et elle vit actuellement à Saint-

Lormel. Elle est professeur des écoles, en moyenne et grande sections de maternelle.

Elle est gauchère. Entretien à son domicile, le 23 février 2011. (Durée appr. : 1h)

• Cécile (22 ans). Elle est originaire de région parisienne, et elle est étudiante en quatrième

année à l'Institut d'études politiques de Rennes. Elle est gauchère. Entretien le 21 mars

2011, à l'IEP de Rennes. (Durée appr. : 30')

• Céline (23 ans). Elle est originaire de Montreuil (Seine-Saint-Denis) et est étudiante en

quatrième année à l'Institut d'études politiques de Rennes. Elle est gauchère. Entretien le

16 mars 2011, à l'IEP de Rennes. (Durée appr. : 50')

• Clément (20 ans). Il vit à Créhen, dans les Côtes-d'Armor. Il est actuellement étudiant en

troisième année de Licence en Langues Étrangères Appliquées. Il est gaucher. Entretien

le 29 mars 2011 à son domicile étudiant, à Rennes. (Durée appr. : 1h)

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• Jean-François (55 ans). Il est originaire de Bordeaux, et vit actuellement à Plouër-sur-

Rance (Côtes-d'Armor). Il est sculpteur sur bois. Il est gaucher, et ambidextre dans le

cadre de son activité artistique. Entretien réalisé dans son atelier, le 18 mars 2011.

(Durée appr. : 50')

• Julien (22 ans). Il habite à Plancoët (Côtes-d'Armor). Il est surveillant dans un collège de

Dinan. Il est gaucher. Entretien à son domicile, le 23 février 2011. (Durée appr. : 30')

• Maëlane (19 ans). Elle est originaire de Saint-Lormel, dans les Côtes-d'Armor, mais elle

est actuellement étudiante en arts du spectacle, parcours théâtral, à Bordeaux. Elle est

ambidextre. Entretien téléphonique réalisé le 30 mars 2011. (Durée appr. : 35')

• Pierrick (57 ans). Il est originaire des Côtes-d'Armor, où il vit toujours. Il est chauffeur

routier. C'est un gaucher contrarié. Entretien réalisé à son domicile, le 17 avril 2011.

(Durée appr. : 30')

• Yann (15 ans). Il vit à Corseul, dans les Côtes-d'Armor. Il est en seconde dans un lycée

de Dinan. Il est gaucher. Entretien le 2 avril 2011 à la médiathèque de Dinan. (Durée

appr. : 30')

• Alain G. est le créateur d'un site Internet pour gauchers, d'une boutique en ligne de

matériel pour gauchers, et l'instigateur de la fête nationale des gauchers. C'est également

le président d'une association pour gauchers. Il est droitier. Entretien les 31 mars et 1er

avril 2011. (Durée appr. : 2h30')

• Pierre-Michel Bertrand est né en 1962. Normand, il est docteur en Histoire de l'Art, suite

à une thèse sur la symbolique de la droite et de la gauche dans l'iconographie. Il a depuis

écrit plusieurs ouvrages sur les gauchers, parmi lesquels Histoire des gauchers et Le

dictionnaire des gauchers. Il est gaucher. Entretien téléphonique, le 23 mars 2011.

(Durée appr. : 1h)

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