Recueil de Chansons de Lucien Moynot

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Lucien MOYNOT Membre honoraire de la Société du Caveau CHANSONS ~ . Parues dans les recueils annuels de la Société entre 1866 et 1909 ~

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Lucien MOYNOTMembre honoraire de la Société du

Caveau

CHANSONS~.

Parues dans les recueils annuels de la Société entre 1866 et 1909

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AvANT-prOpOS

pierre-Lucien Moynot, dit Lucien, est né en 1830 à paris, rue des petites-Écuries. En 1848, à l’âge de 18 ans, il est embauché comme com-mis auxiliaire à la Banque de France où tra-vaillait déjà son père Jacques (Louis-Jacques Moynot). Il y fera toute sa carrière, prenant sa retraite en 1894 après être devenu Direc-teur de la Comptabilité des billets.(1)

Mais pendant ses loisirs, il fut membre de la Société du Caveau, un cabaret de chanson-niers créé à paris en 1729 par pierre Gallet, une «goguette».

Durant deux siècles, jusqu’en 1939, ce nom est repris par une succession d’autres goguet-tes. Celle à laquelle notre aïeul a appartenu est la quatrième (et dernière).

La quatrième société du Caveau (1834-1939) est, comme les précédentes, exclusivement masculine. Même si l’article 9 des statuts pré-cise qu’au sein de la société il faut s’abste-nir de toute polémique, la neutralité n’est pas souvent respectée. On trouve, par exemple, dans le recueil daté de 1872, une chanson de

(1) pour plus de précisions à ce sujet, voir Souvenirs int imes, édité par la Banque de France.

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Clairville appelant au massacre des Commu-nards. La Société tient ses réunions au café Corazza. Elle est très élitiste. Elle refuse d’être assimilées aux autres goguettes et n’a jamais souhaité porter ce nom. L’article 24 du règle-ment indique que l’admission d’un Membre du Caveau à toute autre Société chantante entraî-nera de droit sa radiation.

Chaque année, la Société publie ses chansons dans un recueil qui porte son nom. Il s’ap-pelle d’abord Les Enfants du Caveau, puis Le Caveau. Ils ont été numérisés par la BNF et sont disponibles en ligne. Les textes que j’ai compilé ici en sont extraits. Lucien Moynot y apparaît pour la première fois en tant que visiteur en 1866, puis l’année suivante comme membre associé et enfin, jusqu’aux dernières années, comme membre honoraire. Une seule fois, dans le courant des années 70, il sera cité comme membre titulaire, mais il peut s’agir d’une coquille (elles sont d’ailleurs nombreu-ses dans le texte, et si j’ai tâché d’en corriger la plupart, il doit en rester quelques unes). Le Caveau est constitué de 20 Membres honorai-res, de 20 Membres titulaires qui, seuls, ont voix délibérative et de 15 Membres associés. En 1907, Lucien Moynot apparaît comme vice-président de la Société.

Dans la plupart de ces textes, il se montre vo-lontiers passéiste, réactionnaire, anti-égali-taire, voire même antirépublicain, mais moins violemment, cependant, qu’un Clairville. Ses origines modestes lui permettaient de moquer le peuple, sans doute pas de le haïr.

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Il n’y a aucune indication qu’il ait publié d’autres textes avant 1866. En revanche, « Un original » date de 1909, après que Le Caveau a cessé d’éditer ses recueils. plusieurs de ses chansons ont d’ailleurs été imprimées, sans doute à compte d’auteur, séparément de ceux-ci (quoique chez le même imprimeur). vous en trouverez une liste en fin de volume, probable-ment pas exhaustive. Ce sont les titres que j’ai pu trouver associés à son nom sur Internet.

Emmanuel Moynot

Carnavaleux parisien, 1856

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1866LA GAÎTÉ.Air : Ne raillons pas la garde citoyenne.

De tous les biens précieux de la vie, Que l’homme tient de la divinité. Il n’en est pas dont la douce folie, Amis, nous charme autant que la gaîté !

Quand du printemps les brises embaumées Font éclater les calices en pleurs, Elle s’épanche en ondes parfumées, Et va partout, jetant la joie aux cœurs.

Comme l’oiseau, qui redoute l’étreinte Des froids barreaux de la captivité, Elle n’admet ni gène ni contrainte, Et sa devise est toujours : Liberté !

Dans la mansarde, où s’abat la misère, Si, par hasard, elle vient s’égarer. Elle s’enfuit aussitôt, l’étrangère, De ce logis où la faim vient d’entrer.

La Charité va bientôt apparaître pour consoler le pauvre à son réveil : Et la gaîté rentre par la fenêtre,

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Accompagnant un rayon de soleil.

Sylphe léger, adorable coquette. Attrait piquant de nos folles amours, Tu resplendis dans les yeux de Lisette, Mieux qu’un rubis en de riches atours !

Lorsque l’hiver, de sa nuit ténébreuse, Couvre le monde ainsi qu’un noir manteau, La gaîté vient parmi nous, radieuse, Se retremper aux feux du vin nouveau.

Quand les rayons de sa subtile flamme vont scintillant, derrière un éventail, On voit briller, sous des lèvres de femme. Humide écrin, la perle et le corail.

Par son pouvoir, le souffle de Bellone va pénétrer au cœur de nos soldats : Malgré le feu, quand le clairon résonne, Elle est vivante au milieu des combats !

Elle se trouve au fond de la bouteille, Elle s’assoit à table sans façon. Muse gauloise, elle vient sous la treille pour exciter le rire et la chanson.

Insouciante et volage maîtresse, Sans provoquer de jalouses ardeurs, Elle veut bien, la belle enchanteresse, À tous venants prodiguer ses faveurs.

Elle n’est pas des fêtes, où l’orgie roule en cherchant un factice plaisir. Le vice impur, à la bouche flétrie, En vain l’appelle et ne peut la saisir.

À nos banquets, C’est elle qui préside. Dans nos plaisirs se mettant de moitié,

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La gaîté franche offrira son égide, Longtemps encor, à la franche amitié.

De tous les biens précieux de la vie, Que l’homme tient de la divinité, Il n’en est pas dont la douce folie, Amis, nous charme autant que la gaîté !

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1867LE CAFÉ TUNISIENAir : Bonjour, mon ami Vincent.

Du Champ-d’-Mars, en vrai gourmet, J’ai goûté d’tout’s les cuisines, Et visité d’ chaqu’ buffet Les diverses officines. Je m’ suis restauré chez les Bavarois ; On m’a vu luncher dans l’ palais chinois. J’ai mangé du pain de tout’s les farines Et gobichonné d’pays en pays. Mais, je vous le dis, rien, à mon avis, N’est plus épatant que l’café d’Tunis.

Dans l’jardin privé d’fraîcheur De ce bazar exotique, On offre au consommateur Une infernale musique. Sur des instruments qui n’sont pas nouveaux, Chant’nt, en nasillant, quatre moricauds. C’est sans dout’ fort beau sous l’soleil d’Afrique. Ici, franchement, ça vous abrutit. Pourtant on finit, À ce qu’on m’a dit, par s’y façonner petit à petit.

Les produits de l’Orient À c’buffet ne brillent guère. À part le café, l’on n’ vend

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Que d’ l’absinthe et d’la bière. En r’vanche, on y voit des garçons charmants Qui port’nt le bonnet en brav’s musulmans. Moi, qui n’connais pas la langue berbère, J’interpelle l’un d’eux en allant m’asseoir : – Moi, voudrais savoir Si l’on peut avoir, Fils de Mahomet, petit café noir ? – parbleu ! m’dit ce serviteur, En me parlant à l’oreille, vous êt’s un joli farceur, Et me la fait’s à l’oseille. Je ne connais pas monsieur Mahomet ; J’suis tout simplement issu d’ Bagnolet. voici du moka, liqueur sans pareille ; On en sert très peu, c’ qui fait qu’au total, Ce léger régal Est tell’ment frugal, Que s’il n’fait pas d’ bien, il n’fait aucun mal.

J’ dois dir’ qu’il vous est offert D’admirer une Arabesque. Qui s’trouv’ dans l’salon couvert De ce café barbaresque. On peut voir aussi sur un grand sopha La femm’ du patron, madam’ Mustapha. L’public est prév’nu que c’est un’ Moresque, Mais j’entends Gavroch’ dir’ d’un ton gogu’nard Que c’est un canard, Et qu’à cet égard, Il sait qu’elle descend des Benis-Mouff’tard.

Enfin, d’ces Orientaux J’quittai l’buffet somnifère, Et j’rencontrai deux chameaux D’une allure débonnaire. – pourquoi, m’direz-vous, dans votre chanson,

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parler d’ces bêt’s là, sans rim’ ni raison ? C’est bien malgré moi, je ne les aim’ guère, Et j’en suis content, car si j’les aimais, Sur eux je mont’rais À chaque instant, mais Je n’ peux les souffrir ni de loin ni d’ près.

Dans c’ récit, je m’aperçois Qu’ j’ai traite d’ façon maligne Et d’un air un peu narquois Des étrangers… c’est indigne ! pour qu’on n’m’accus’ pas, dans ma légèr’té, De trahir les d’voirs d’l’hospitalité, J’ vais, pour en finir, messieurs, changer d’ligne Et dir’ qu’au Champ-d’-Mars, pour êtr’ bien servis, Les gourmets d’ paris Ou d’autres pays Doiv’nt aller toujours au café d’Tunis.

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INDULGENCE AUX pOCHArDSAir de Lantara.

pourquoi décrier l’ pauvre monde, Quand par hasard, dans un ruisseau, rempli de vin jusqu’à la bonde, On voit rouler un vaincu du tonneau ? pourquoi l’traiter à l’égal d’un pourceau ? vous, qui nagez dans l’oisive opulence, Découvrez-vous !… Un ivrogne est divin !… Mes bons amis, ayez de l’indulgence pour les pochards qui vont chez l’marchand d’vin !

roublards, qui sablez à votre aise Des trois-six savamment poivrés ; Et vous qui buvez l’vin à seize, puissants du jour, sous vos lambris dorés, respectez tous nos gosiers altérés ! Avant d’quitter l’chemin de l’existence, De gob’loter occupons-nous un brin… Mes bons amis, ayez de l’indulgence pour les pochards qui vont chez l’marchand d’vin !

Souvent on r’proche au prolétaire L’bleu qu’il absorbe au mastroquet, Quand il revient d’porter en terre Un camarad’ qu’a lâché l’tourniquet ; Ça m’fait suer, ça m’procur’ le hoquet. Faut c’pendant bien, dans plus d’un’ circonstance. Savoir fêter les vertus d’un copain… Mes bons amis, ayez de l’indulgence pour les pochards qui vont chez l’marchand d’vin !

J’suis qu’un’ volaill’, j’aim’ le rogomme, Tout ça c’est vrai, mais nonobstant

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J’peux dir’ que j’fus un honnête homme Et qu’ j’ai toujours été plein d’sentiment. Moi, j’ pourrais pas voir pleurer un enfant… Mais si jamais on attaquait la France, Comme un lion je me battrais demain !… Mes bons amis, ayez de l’indulgence pour les pochards qui vont chez l’marchand d’vin !

On dit qu’les méchants dans ce monde Sont buveurs d’eau… je m’en bats l’œil ! pour moi, qui décoiffe à la ronde Le p’tit clairet d’Surêne ou d’Argenteuil, Au paradis je r’cevrai bon accueil. Combien de vous, sans vous faire une offense, N’en peuv’nt pas dire autant que l’pèr’ Chauvin !… Mes bons amis, ayez de l’indulgence pour les pochards qui vont chez l’marchand d’vin !

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UN p’TIT EXTrAAir de Fanchon

Sur un thème bachique Autant que drôlatique, Cher Almanzor, M’a dit victor, v’là, chance sans pareille, Sept ou huit couplets à fournir : Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

Ève pour une pomme perdit le premier homme ; On connaît l’cas, Mais c’ qu’on n’sait pas, C’est que, sous une treille, Satan lui dit, pour la fléchir : – Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

J’dînais à la barrière Quand j’vois dans ma soupière, Spectacle affreux, Quatre cheveux ! – Dans un’ soupe à l’oseille, Me dit l’ garçon fans tressaillir, Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

Esaü, plein d’guenilles, pour un plat de lentilles, D’son droit d’aîné S’vit détrôné. A Jacob, dans l’oreille, Il dit en poussant un soupir : – Un p’tit extra, ma vieille,

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Ça fait toujours plaisir.

Un geôlier débonnaire Disait à Lacenaire : – En attendant L’ déménag’ment, Accepte une bouteille, Gobichonne avant d’en finir ; Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

Un jour, pour un piqu’-nique Dans le désert d’Afrique, Un vieux soldat N’trouva qu’un rat. – Ça va faire merveille, Dit-il, dans l’bocal d’un zéphir ; Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

Un docteur émérite Soignant sa favorite, Dans un bonbon Mit du poison. – C’est du sirop d’ groseille, Crois-moi, ça va t’ragaillardir ; Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

C’ dîner qui nous rassemble Offre dans son ensemble plus d’un sujet pour un couplet, Mais ma muse sommeille, Il est temps d’ chanter pour finir : Un p’tit extra, ma vieille, Ça fait toujours plaisir.

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rEGArDEZ, MAIS N’Y TOUCHEZ pASAir du vaudeville de la Somnambule.

Une pointe philosophique Doit assaisonner, nous dit-on, Le couplet sévère ou comique De notre moderne chanson. À m’y conformer je m’applique, Mais pour éviter les faux pas, J’ai choisi ce refrain… classique : regardez, mais n’y touchez pas !

Gloire à la terre d’Amérique ! C’est de là qu’on a rapporté La tête vivante, authentique, D’un scélérat décapité. Elle fit six mois son service ; Mais je sais qu’on disait tout bas Chez Talrich, avant l’exercice : regardez, mais n’y touchez pas !

À Saint-Cloud, à pantin, à Tarbes, Les jours de fête on est admis À visiter la femme à barbe pour deux ou trois maravédis. S’il vous vient le moindre scrupule Sur l’authenticité du cas, Croyez-moi, restez incrédule, regardez, mais n’y touchez pas !

De bon goût et d’art idolâtre, Certain directeur, à paris, Montre au public, dans son théâtre, Des carnassiers très bien bâtis. Malgré leurs façons débonnaires,

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pour éviter tout embarras, Laissez-les gérer leurs affaires, regardez, mais n’y touchez pas !

Les crevettes, les cocodettes, Aux longs regards si langoureux, Cachent sous de riches toilettes De fausses dents, de faux cheveux, Du haut en bas tout est factice ; Aussi, de peur que vos ébats Ne fassent crouler l’édifice, regardez, mais n’v touchez pas !

Regarder, enfin, c’est facile, Au moins, lorsqu’on a de bons yeux, Mais toucher, c’est plus difficile Et parfois même périlleux. Si, près de vous, chose importune, La foudre tombe en mille éclats Ou qu’au ciel vous voyiez… la lune, regardez, mais n’y touchez pas !

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1869IL NE FAUT pAS MENTIr À SES AMOUrSAir : d’Yelva.

Un ciel brumeux couvre notre planète, L’été rapide a fui comme un éclair ; On s’en console et partout l’on s’apprête À célébrer les fêtes de l’hiver. Que librement, cet éternel programme Des noirs frimas accomplisse son cours ! près du foyer, l’amitié nous réclame… Il ne faut pas mentir à ses amours !

J’ai conservé de mes jeunes années, Des riens charmants, des trésors, un bouquet De fleurs, hélas ! que le temps a fanées, Et de Lisette un ravissant portrait. Chers souvenirs par qui l’on se sent vivre, Auprès de moi, restez, restez toujours De vos parfums, bien souvent je m’enivre… Il ne faut pas mentir à ses amours !

Il est permis de penser que Clarence Fut le buveur le plus fort de son temps. Quand il connut la terrible sentence Qui le rayait du nombre des vivants : voici, dit-il, quelle est ma fantaisie, Ô mes bourreaux ! Je veux finir mes jours Dans un tonneau rempli de malvoisie… Il ne faut pas mentir à ses amours !

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Du sexe faible, entonnons la louange, Il a chez nous le culte du passé. pourtant, là-bas, sur les rives du Gange, Combien ce zèle ardent est dépassé ! Sur un bûcher, soupirait une veuve : Pour un mari sacrifier ses jours, C’est pour l’amant une trop rude épreuve… Il ne faut pas mentir à ses amours.

Je sais des fous qui croient se montrer sages En nous disant : « vite, portons nos pas

» Sous d’autres cieux, vers de lointains rivages » La vie est belle en ces riches climats. » De m’exiler, je ne sens point l’envie, J’ai sous les yeux les plus riants séjours, Et je m’en tiens au sol de la patrie… Il ne faut pas mentir à ses amours !

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L’ATTENTESa bouche, avec une caresse, Avait murmuré : « Je viendrai, » Et moi, le cœur rempli d’ivresse, J’avais répondu : « J’attendrai. »

J’étais donc là bien avant l’heure, Faisant de ces rêves charmants Dans lesquels notre esprit demeure Éperdu d’éblouissements.

Je voyais entrer la rieuse : – Mon logis était un palais – J’entendais sa voix radieuse, Et son rire argentin et frais.

Ses beaux yeux brillaient sous son voile, Comme le soir, brille le feu De la resplendissante étoile Qui se lève à l’orient bleu.

Et je me croyais auprès d’elle, Lui disant les vers langoureux De cette romance éternelle Que savent tous les amoureux.

Mais un sylphe léger qui passe, À l’oreille me dit tout bas Que ce soir, rose, à cette place, Ma rose, hélas ! ne viendrait pas !…

Que le diable emporte le traître ! Aurait-il dit la vérité ? Ingrat, en ce moment, peut-être, Je touche à la réalité.

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Mais aussi, combien l’heure est lente À passer au gré des amants ! Combien l’aiguille est nonchalante À tourner autour des cadrans !

Et j’allais, rêvant de la sorte, Sur le point de désespérer, Quand soudain rose ouvrit la porte En me disant : « peut-on entrer ? »

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LE SOLEIL LUIT pOUr TOUT LE MONDEAir : Soldat français né d’obscurs laboureurs.

L’astre du jour, dans cet espace bleu Où resplendit sa royauté magique, S’est vu, dit-on, adoré comme un dieu Des bords du Gange aux confins de l’Afrique. Ce culte est-il si loin de la raison ? Je crois plutôt que sur elle il se fonde. C’est que, du haut de l’immense horizon, Sur le palais ou sur l’humble maison, Le soleil luit pour tout le monde !

J’ai souvenir que, d’un amour ardent, Mon cœur, un jour, brûlait pour une femme, De mon secret, j’avais un confident Qui vint bientôt éteindre cette flamme. « Mon cher, pardonne à ma sincérité ; « Je la connais, ton adorable blonde ; « Sache donc bien que si, pour la beauté, « C’est le soleil… voici la vérité : « Le soleil luit pour tout le monde !... »

vous qu’on rencontre, hélas ! à chaque pas, Membres actifs du camp des inutiles, Qui, n’admettant que la chance ici-bas, Usez la vie en jours longs et stériles, relevez-vous ! cherchez un meilleur sort Dans le travail, cette mine féconde, Que Dieu réserve au faible comme au fort. pour y puiser, sachez faire un effort ; Le soleil luit pour tout le monde !

On nous l’a dit souvent : l’Égalité Ne peut régner dans l’existence humaine.

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C’est un effet de la fatalité Contre lequel tout argutie est vaine. Mais un jour vient, jour du dernier relais, Que suit de près la nuit la plus profonde. Dans cet asile où croissent les cyprès, Où nous aurons tôt ou tard libre accès, Le soleil luit pour tout le monde !

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1871NINONAir de Béranger à l’Académie

Le front couvert d’une riche parure Dont les reflets éclairent à la fois votre teint rose et votre chevelure. Est-ce bien vous, Ninon, que je revois ? Sous ce velours et ces flots de dentelle, Cadre charmant où brillent mille attraits, Ton cœur, dis-moi, bat-il encor, ma belle, Au souvenir du temps où tu m’aimais ?

Eh quoi, Ninon, vous êtes soucieuse ; D’où peut venir ce regard attristé, vous que je vis toujours si radieuse, Auriez-vous donc perdu votre gaîté ? Qui nous rendra les fantasques délires Où nous étions lorsque tu remplissais Notre logis de chansons et de rires ; Te souvient-il du temps où tu m’aimais ?

Or, maintenant, ô ma belle indolente, Laissant bien loin les choses d’autrefois, vous ne sortez qu’en voiture élégante pour promener votre toilette au bois. Aux jours heureux de notre doux poème, C’était à pied, vers moi, que tu venais, Et tu montais, Ninon, jusqu’au cinquième. Te souvient-il du temps où tu m’aimais ?

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Quand le soleil met l’hiver en déroute, En le frappant de ses ardents éclats, Comme l’oiseau vous émigrez sans doute, Et vous allez bien loin porter vos pas. rappelle-toi ces printaniers voyages Que nous faisions près de paris, tout près ; Nous nous perdions joyeux sous les ombrages. Te souvient-il du temps où tu m’aimais ?

Ce que ta voix, méchante, ne veut dire, Tes yeux ici viennent le révéler, Car j’aperçois à travers ton sourire, Humide perle, une larme couler… Vois-tu, Ninon, les fleurs de la jeunesse, Ont un parfum qui ne passe jamais, Et tu ne peux me cacher ton ivresse Au souvenir du temps où tu m’aimais !

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DE L’UTILITE DU COTONAir: de l’Apothicaire.

À celui qu’ tourment’ le désir De n’jamais rien fair’ qu’à sa tête, À celui qui prétend d’venir L’émul’ d’un bon ch’val de trompette, J’propose un moyen préventif Dont j’lui promets monts et merveilles ; J’lui glisse au fond d’son auditif : Mets du coton dans tes oreilles !

pour exemple, Homère a r’tracé Ce fait des compagnons d’Ulysse Qui, par les conseils de Circé, Des sirèn’s trompèr’nt l’artifice. Horrible eût été leur trépas Chez ces cocottes sans pareilles, Si, moins prudents, ils n’avaient pas Mis de coton dans leurs oreilles !

Tu t’plains, Gavet, qu’tu n’peux savoir Le vrai mot de la politique : Quand l’un dit blanc, l’autre dit noir ; A t’égarer chacun s’applique. pour éviter qu’à Charenton, Un beau matin, tu n’te réveilles, Ferm’ tout passage au hanneton, Mets du coton dans tes oreilles !

Encor, si l’ son du piano Te rend l’existence impossible, Si ton part’naire au domino Est d’tempérament irascible ; Au jour de l’an, si ton portier vient t’réclamer le prix d’ses veilles,

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Si chez toi sonne un créancier… Mets du coton dans tes oreilles !

On lit dans l’azur de tes yeux Et sur ton front, belle Clémence, Qu’il est un trésor précieux Caché sous ta rob’ d’innocence, pour préserver des enjôleurs Cett’ rose aux couleurs si vermeilles, prends garde aux propos séducteurs, Mets du coton dans tes oreilles !

près d’certain ami très bruyant, J’vantai un jour mon spécifique, Mais d’son organ’ tonitruant J’faisais en mêm’ temps la critique. parbleu ! m’répondit-il, mon bon, Tu d’vrais bien fair’ c’que tu m’ conseilles ; Si ma voix tonn’ comme un canon, Mets du coton dans tes oreilles !

À qui décocherait des traits Sur ces couplets sans conséquence, Très franchement j’opposerais Cet argument plein d’éloquence : Si tu trouv’s que dans mes chansons, Les pointes sont fades ou vieilles, La premier’ fois qu’nous nous r’verrons, Mets du coton dans tes oreilles !

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pOLICHINELLEAir: Mon père était pot.

Un pantin bossu par devant Et bossu par derrière, vieux ricaneur qui porte au vent Sa face grimacière. pourpoint bigarré, visage empourpré, La voix criarde et grêle ; La jambe en fléau, La plume au chapeau, voilà polichinelle !

Il n’illustre pas seulement La farce italienne ; Il a, pour montrer son talent, Une plus vaste scène. Il prend ses ébats En haut comme en bas De notre humaine échelle, Il nargue le temps Depuis six mille ans : voilà polichinelle !

Accommodant à sa façon La haute politique, Il sert César, il sert Bourbon, Même la république. Il sert au besoin La messe avec soin Ou le Turc infidèle, Et se met d’accord Avec le plus fort : voilà polichinelle !

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Il prend l’habit et le rabat D’un père de l’Église, Et tout le jour, d’un ton béat, Saintement catéchise. Mais le verre en main, En franc libertin, Il chante avec sa belle Dans un autre ton Sur le mirliton : voilà polichinelle !

À la Bourse, il fait à son gré Et la hausse et la baisse ; S’il est, par hasard, obéré, Il bat la grosse caisse. L’excellent Gogo Arrive presto remplir son escarcelle ; puis, le drôle adroit passe le détroit : voilà polichinelle !

Sur le turf, au théâtre, au bois, Bêtement il parade ; Il se met la tête aux abois pour paraître plus fade. De Gladiateur Il prend la couleur (La mode en est nouvelle), Et ne place un mot Qu’en langue d’argot : voilà polichinelle !

À chaque instant on voit percer Le bout de son oreille ; partout il trouve à s’exercer, partout il fait merveille.

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N’ayons pas l’espoir, Quelque jour, de voir Cesser la ritournelle, Tant que durera Le monde, on verra régner polichinelle !

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SUr CETTE pENTE LÀ !

Air : de l’Artiste.

Lorsqu’un joyeux cénacle prend ici tous les mois L’amitié pour oracle Et les plaisirs pour lois ; Lorsque chants et malice règnent à ce gala, Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

Je veux cesser de vivre, S’écriait un buveur, Si demain je me livre Aux vignes du Seigneur ! Serment vain et factice ! Qui but un jour, boira… Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

Arthur peut de maîtresse Changer tous les huit jours ; C’est avec sa jeunesse Qu’il solde ses amours. Moi, j’attends qu’il vieillisse, C’est en or qu’il paiera… Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

Certain fils de famille Monte à la bourse un jour ; Il y joue, on le pille, À sa ruine il court. La misère et le vice L’attendent… et voilà !… Il faut bien que l’on glisse

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Sur cette pente là !

Foulant l’herbe fleurie, Au déclin d’un beau jour, Charles à son amie Exprimait son amour ; L’instant était propice, Et l’amour s’en mêla… Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

Tel qui, plus fou que sage, Sur un thème connu, Traite le mariage D’usage biscornu, Dans la grande milice Comme un autre entrera… Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

L’existence si prompte Nous offre deux versants. pour l’un, Dieu nous dit : Monte ! Et pour l’autre : Descends ! Au bord du précipice, On crie en vain : Holà !… Il faut bien que l’on glisse Sur cette pente là !

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AIMONS LA vIE !Air: Soldat français, né d’obscurs laboureurs.

Lorsqu’à nos yeux apparaît le bonheur, Que notre esprit plein d’une douce ivresse S’épanouit, tandis que notre cœur Est pénétré d’une folle allégresse, par le plaisir et les illusions Notre âme entière est alors asservie ; Dans ce rapide instant, nous oublions Tourments, douleurs, et nous nous écrions : La bonne chose que la vie !

Dans ces longs jours où règnent les frimas, Où nous vivons sous la neige et le givre, Transis, glacés, ne vous semble-t-il pas Qu’il est parfois monotone de vivre ? Mais quand d’avril la riante saison À respirer ses parfums nous convie, Que le soleil sortant de l’horizon, En gerbes d’or entre dans la maison, La bonne chose que la vie !

Les sénateurs à trente mille francs Tant bien que mal supportent l’existence ; De loin en loin, Beimontet, dans leurs rangs vient chevroter l’air de la reine Hortense… Si de moitié dans un tel traitement, Je me trouvais quelque jour, par magie… Sans m’occuper d’aucun gouvernement, A pleins poumons je chanterais gaîment : La bonne chose que la vie !

L’expérience et la froide raison En vain sur nous peuvent jeter un voile ; Ainsi qu’un phare éclairant l’horizon,

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Le souvenir survit, brillante étoile. En relisant son passé, qui de nous Ne se souvient de la joie infinie Et des transports du premier rendez-vous Où, tout ému, l’on murmure à genoux : La bonne chose que la vie !

L’âme, dit-on, pour un autre séjour, Après la mort s’échappe de la terre, Et dans des flots d’harmonie et d’amour. Comme un phénix éteint se régénère. Jusqu’à présent ce sublime idéal M’a laissé froid et sans aucune envie… Oui, me dût-on traiter d’original. Je redirai, même au terme fatal : La bonne chose que la vie !

Depuis qu’un jour je fus initié Aux gais travaux de cette académie, Fier de mon rang de membre associé, J’étais heureux de votre sympathie. Mais aujourd’hui que, d’un degré nouveau vous m’élevez dans notre confrérie, Me figurant être à votre niveau, Je dis tout bas : au milieu du Caveau, La bonne chose que la vie !

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1872À LA CAMpAGNEAu pied d’un gracieux village, Sur le penchant d’un vert coteau, S’élève un discret ermitage : On croirait voir un nid d’oiseau.

Unis par un accord tacite, La rose et le frais liseron viennent, avec la clématite, Grimper aux murs de la maison.

Les fauvettes capricieuses Dans le parc ont des rendez-vous : On y voit des voûtes ombreuses À rendre versailles jaloux.

Là, c’est un roc de fière allure Aux flancs de basalte et de grès, Où l’onde limpide murmure En retombant, tous ses secrets.

plus loin, dans l’ombre, un pont rustique Domine un ravin si profond, Que l’on devient mélancolique rien qu’à jeter les yeux au fond.

pour n’avoir point produit la pomme Qui perdit Adam et ses fils, Ce modeste jardin, en somme, N’en n’est pas moins un paradis.

Dans les frais massifs de verdure,

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Trois gais lutins aux blonds cheveux Mêlent aux bruits de la nature Leurs éclats de rire joyeux.

À chercher un problème étrange, vainement, nous nous escrimons : pourquoi la mère est-elle un ange Quand ses enfants sont des démons ?

Le châtelain n’a pour escorte Ni hallebardiers ni piqueurs ; point de nain qui hèle à la porte, Au son du cor, les visiteurs.

S’il a donné son âme entière, (Indissoluble compromis) À celle qui l’a rendu père, Sa maison est à ses amis.

pour tous, elle est large, la porte ; On y peut frapper tous les jours, Sûr de trouver, qu’on entre ou sorte, Une main ouverte toujours.

Lorsqu’ici mon sujet m’entraîne. Moi, timide, vais-je pouvoir vous parler de la châtelaine Qui règne en cet heureux manoir ?

Elle vient de ces pyrénées, Où le Canigou, dans les cieux, Depuis plus de dix mille années porte son front audacieux.

C’est l’ancien pays de Cerdagne Que la mer baigne de flots bleus ; On y peut rencontrer l’Espagne En cheminant une heure ou deux.

vers la péninsule hispanique

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Que l’Afriqne un jour habita, Ma bonne étoile, astre magique, Naguère encore me porta.

Moi, qui crois toujours aux mantilles, Aux cavaliers espagnolas Qui vont chanter les seguidilles Sous les balcons des manolas ;

Moi, dont le feu monte à la joue rien qu’à rêver de Gibraltar. Du vieil Alhambra, de Cordoue Ou des jardins de l’Alcazar ;

Moi, qui fais enfin en Espagne Tous les matins, tant de châteaux, Croyant que tout est de cocagne Dans ce fier pays d’hidalgos !

J’ai vu, – que le ciel me pardonne ! Sur la route qui du pertus S’en va tout droit à Barcelone, En passant par Corpo-Sanctus,

Au lieu de têtes à résilles Et de basquines de satin, J’ai vu, traînant leurs souquenilles Dans les ornières du chemin,

Des femmes au teint hâve et blême Que suivaient de hideux enfants ; Tout l’arsenal de la bohème ; Tout un peuple de mendiants.

Des goitreux au fond des ruelles, En plein air, domiciliés ; Des soldats chaussés de ficelles Quand ils ne marchent pas nu-pieds.

Sur tout ce monde qui s’agite,

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On jette un coup d’œil ingénu, Et l’on s’en retourne bien vite En France d’où l’on est venu.

Heureux quand le vent trop fantasque N’enlève pas votre chapeau. Comme un jour dans une bourrasque Disparut celui de Léo.

voyez pourtant comme on s’égare Quand on se met à voyager : Je débute à N… Tarare ! Je viens finir à l’étranger.

C’est d’ailleurs chose bien cocasse, Explique qui voudra, le fait… Quoique je dise ou que je fasse, Je sors toujours de mon sujet.

Il faut que j’aie une araignée, Comme on l’a dit, dans le plafond. Ma raison n’est pas éloignée De trouver cela juste au fond.

Heureusement que, dans ce monde, Hommes et choses, tout prend fin. Or, étant à bout de faconde, Je vais clore mon speech, enfin.

Si j’ai fait de la maisonnette L’esquisse à grands coups de crayon ; Si ma plume par trop discrète A mis un X à chaque nom :

Jetez un voile sur ces fautes, Et prêtez-moi tous votre appui pour boire à la santé des hôtes Qui nous reçoivent aujourd’hui !

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AU FOND DU vErrEAir : Soldat français, né d’obscurs laboureurs.

Heureux l’ivrogne ! il sait le vrai moyen De se tirer des tracas de ce monde, Où maigre part est réservée au bien, Où triomphant, le mal partout abonde. Buvons, dit-il, car les chagrins sont lourds ! Si nous voulons les bannir de la terre, Du vin qui rit empruntons le secours : Quand on a bu, gloire, richesse, amours, C’est ce qu’on voit au fond d’un verre.

Un vieux richard égoïste, impotent, À ses dîners, donne de la piquette, Et, dans sa cave, il tient sous clé pourtant De vrai nectar qu’il boit seul en cachette. Jamais chez lui, dans sa coupe d’argent, N’étincela cette flamme légère Du vin qu’on verse aux amis en chantant, plein de rubis et d’amour tout brillant… Et qu’on ne voit qu’au fond d’un verre.

Lorsqu’il est gris, écoutez ce vieux fat Qui fait la roue et s’adore lui-même ;

De ses amours il nous vante l’éclat, Et croit vraiment que c’est pour lui qu’on l’aime ; plus on le gruge et plus il est heureux, Sa confiance augmente et persévère, Mais à coup sûr, ses triomphes nombreux Ses grands succès, ses exploits amoureux, Il ne les voit qu’au fond d’un verre…

vous connaissez cet ancien compagnon Qui, l’an dernier, perdant sa ménagère, Devint l’ami du vieux vin bourguignon.

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C’est là qu’il cherche un terme à sa misère. – repousse, ami, ce poison, il le faut ! – Non, non, dit-il, mon ivresse m’est chère ! Je vois revivre un ange qui, là-haut, Me tend les bras et me dit à bientôt !… C’est ce qu’il voit au fond d’un verre !

À soixante ans, aidé du souvenir, pour rafraîchir un cœur séché de peines. On pense au temps où l’on savait jouir Naïvement et sans craindre les haines. Alors vidant un flacon de vin vieux, Le peu de bien que l’on fit sur la terre, pures amours, plaisirs délicieux, Amitié sainte et place dans les deux, C’est ce qu’on trouve au fond d’un verre !

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pAS DE MONNAIE !…Air de la Treille de sincérité.

Acteurs, boutiquiers, journalistes, Banquiers, bottiers et chaudronniers, Coulissiers et capitalistes, Jusqu’aux portières et portiers, Du Caveau jusqu’aux deux caissiers, Tout Paris enfin se démène, Ainsi qu’une meute aux abois, Et chacun crie à perdre haleine D’une seule et commune voix :

pas de monnaie ! Et ça m’effraie... partout, c’est le cri général Sur la disette du métal !

Mon cœur pour toi brûle et soupire, Chaste voisine aux yeux si beaux, Que chaque matin je vois luire, purs comme le cristal des eaux Sous les longs plis de tes rideaux ! Quand d’un regard tu me fascines, Avec mon amour, je voudrais T’offrir un coupé, des bottines, Un bock ou des crevettes… mais…

pas de monnaie!… etc.

D’un viveur voyez la tactique : Il possède pour tout avoir Cent francs… en un billet unique Qui, par un magique pouvoir, rapporte intérêt chaque soir. Autant qu’un cosaque, il consomme ; Il fait même quatre repas ;

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Mais, pour l’addition, notre homme N’éprouve jamais d’embarras…

pas de monnaie!… etc.

Cora, l’esclave du caprice, Cette brune à l’œil indigo, Après dix-huit ans de service, vient d’hériter ex abrupto D’un noble et puissant hidalgo. Depuis ce temps, roulant carrosse, À qui l’aborde, elle répond : – vrai, j’ai d’la vein’ pour moi, quell’ noce ! J’tiens l’ sac ! – Hélas ! pourtant, au fond…

pas de monnaie!… etc.

À chaque pas, semant la gêne, Cette crise du monaco, Dans ces accès, parfois entraîne plus d’un comique imbroglio, plus d’un singulier quiproquo. Exemple : Au théâtre Saint-pierre, Du monde entier si bien connu, J’offre « un pape » un jour de première, Et par ces mots je suis reçu :

pas de monnaie !… etc.

Si la vaillance et l’héroïsme N’ont pu sauver notre pays, Les élans du patriotisme Ne sont pas encore endormis : On l’a vu naguère à paris. Jeunes et vieux, pauvres et riches, pour voir déguerpir le teuton, De leurs fonds n’ont pas été chiches, Et n’ont chanté sur aucun ton :

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pas de monnaie !… etc.

Nous avons enfin des coupures... Merci, mon Dieu !… Les financiers, Coupant court à nos aventures Sur la grève de nos deniers, Nous coupent des petits papiers. Que cela soit meilleur ou pire, Dans ce pont-là coupons en plein, Et nous n’entendrons plus redire Du matin au soir ce refrain : pas de monnaie !... Et ça m’effraie ;

pas de monnaie ! Et ça m’effraie... partout, c’est le cri général Sur la disette du métal !

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1873LE JEUNE CÉLIBATAIrEAir : Contentons nous d’une simple bouteille.

Oui, c’est mon goût : je suis célibataire ; Mais, étranger aux mœurs du bon vieux temps, Chez moi, je sais vivre sans ménagère Au jour le jour, avare de cancans. De mes voisins je me tiens à distance, Et chaque soir, dans mon humble réduit, Je sacrifie avec insouciance Le lait de poule et le bonnet de nuit !

pour n’être plus de cet âge vivace Que Béranger chanta dans son grenier, Les ans sur moi n’ont pas jeté leur glace, Il reste encor des roses au rosier. Avec un soin jaloux, je tiens captive L’illusion, qui, rapide, s’enfuit. Lorsque l’amour lui met en perspective Le lait de poule et le bonnet de nuit !

Avant tout, j’aime, à moi, c’est mon système, Être le maître et ne pas causer haut ; Chaque matin, je me brosse moi-même Et sais trouver partout ce qu’il me faut. rose parfois s’en pique et fait la moue ;

Mais en bons mots, son humeur se traduit, Et, croyez-moi, l’affaire se dénoue Sans lait de poule et sans bonnet de nuit !

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Le souvenir de ces luttes ardentes Où l’étranger vint souiller nos drapeaux, N’est pas éteint dans nos âmes vaillantes ; Mais le pays, hélas ! songe au repos. pourtant, s’il veut un jour laver l’injure Qui l’outragea, je saurai bien, sans bruit, Boucler mon sac et coucher sur la dure Sans lait de poule et sans bonnet de nuit !

Il se pourra, si Dieu me prête vie. Qu’un jour le temps, vainqueur de la raison, Donne l’assaut à ma philosophie Et la soumette à son diapason ; À réclamer plus d’une complaisance, Il se pourra qu’enfin, je sois réduit… Mais, jusque là, vive l’indépendance, Sans lait de poule et sans bonnet de nuit !

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pAS BESOIN DE DIrE COMMENT !Air de Calpigi.

La vie est une étrange chose : Elle nous montre tout en rose, Mais en nous laissant voir au fond Le doute, – mystère profond, – Qui nous saisit et nous confond. par la faute d’Ève la blonde, pour nous faire entrer dans ce monde, Il a suffi d’un seul moment… pas besoin de dire comment !

Le bon prud’homme aime la chasse, Mais sur le terrain, quoi qu’il fasse Le coup de feu tous les huit jours, Après un immense parcours, Il revient bredouille toujours. pourtant, quand la nuit le ramène Au logis, sa besace est pleine De gibier digne d’un gourmand : pas besoin de dire comment !…

Mon voisin, vieux célibataire, Un jour, devant monsieur le Maire, Malgré soixante-et-dix printemps, prit une femme de vingt ans ; Cela se voit dans tous les temps. Au couple il semblait difficile D’aider à repeupler la ville : Madame eut quatre fils pourtant… pas besoin de dire comment !

On m’a raconté cette histoire D’un chanteur du Conservatoire, Lequel, baryton très complet,

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S’en fût porter son galoubet Au pays bleu de Mahomet. Mais, au retour de ce voyage, Il avait changé de ramage, C’était un soprano charmant… pas besoin de dire comment !

Nous avons tous connu Musette, La folle et joyeuse grisette, Cette sœur de Mimi-pinson, Qui savait vivre sans façon Entre l’amour et la chanson. Mais, comme au luxe chacun cède, Aujourd’hui, Musette possède Hôtel et riche ameublement… pas besoin de dire comment !

Un beau jour, un ami me tombe De pézenas, comme une bombe ; Il voulait visiter paris, Nos murs, nos palais en débris, Et, je crois… un peu, nos houris. Ayant fait certaine visite, Confus et penaud, il nous quitte pour revoir son département… pas besoin de dire comment !

L’homme, de l’un à l’autre pôle, S’agite et répète son rôle, Acteur ou simple figurant, Qu’il soit petit ou qu’il soit grand, Selon son esprit ou son rang. Qu’il excelle en la comédie Ou dans la sombre tragédie, Il marche vite au dénouement… pas besoin de dire comment !

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1874CHACUN A SA MANIÈrEAir : Mon père était pot.

Sur les couleurs et sur les goûts Discuter n’est pas sage ; Il n’est personne parmi nous Ignorant cet adage. Ceci nous fait voir Qu’on voit blanc ou noir Selon son caractère ; Qu’on juge le fait, La cause ou l’effet, Chacun a sa manière.

Le vin, quand il monte au cerveau, rend, c’est incontestable, Celui-là, gai comme un oiseau, Celui-ci lamentable, En Tircis le vieux S’érige, et le gueux Se croit millionnaire : preuve qu’on se met En tête un plumet Chacun à sa manière !

Le fer en main, deux Français vont Hors des murs, loin du centre, pour laver un sanglant affront, Se découdre le ventre. pour le même objet,

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D’un coup de tranchet. Le Japonais s’opère… restons-en d’accord, Sur ce point encor Chacun a sa manière.

La chanson, au café-concert, Est parfois bien fantasque ; On y fait rimailler « bois vert » Sans vergogne, avec « casque » A tous ces lazzis plus ou moins compris, Souffrez que je préfère L’esprit si gaulois Des chants d’autrefois : Chacun a sa manière !

Ma voisine a deux amoureux Dont je lève les voiles : Le jeune c’est Arthur, le vieux, C’est monsieur… Trois Étoiles. L’un, pour tous dépens, Fait de ses vingt ans L’offrande printanière ; L’autre en bon argent Fait son versement… Chacun a sa manière !

L’Arétin conçut, un beau jour, Au dire des chroniques, pour être heureux en fait d’amour, plusieurs moyens pratiques. Que, dans ses leçons, De trente façons Il pose son affaire, Je ris de cela, Car sur ce point-là, Chacun a sa manière !

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La folle du logis, vraiment, Beaucoup trop loin m’entraîne ; J’achève donc mon boniment, Craignant de perdre haleine. Si, dans maint couplet, J’ai, de mon sujet Dépassé la frontière, Songez qu’en chanson Grave ou sans façon, Chacun a sa manière !

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1875UNE vISITE AU JArDIN D’ACCLIMATATIONAir : Allez-vous-en, gens de la noce.

À ce jardin, né du caprice, Qu’on trouve aux portes de paris, Je rends d’abord pleine justice ; L’art en a fait un paradis. Mais auprès de ses fleurs sans nombre, De ses parterres tant vantés, De ses massifs si bien plantés, Il faut bien le dire, on rencontre De grandes singularités.

Là, ce sont des êtres à cornes, Natifs des lieux les plus lointains ; La tendresse est pour, eux sans bornes, Heureux cent fois sont leurs destins. À paris, les daims et les biches Sont pourtant bien représentés, Dans toutes leurs variétés, par des exemplaires très riches Depuis longtemps acclimatés !

plus loin, c’est l’espèce canine : Chiens esquimaux et chiens bassets, Chiens comestibles de la Chine, Caniches, danois et barbets. Encor, ceux-là, je les estime,

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Car sans nulles distinctions De races et de nations, Ils soldent à l’État leur dîme Sous forme d’impositions.

Laissant là roquets et molosses, On aperçoit des animaux, porteurs de plus ou moins de bosses, Que l’on appelle des chameaux. pourquoi faut-il qu’on s’embarrasse De ces grotesques aux longs cous ? Je ne le sais pas plus que vous… À quoi bon les changer de place ? Nous en avons assez chez nous !

Certain jour, du fond de l’Afrique, On fit arriver à grands frais Des singes, enfants du tropique, Qu’on installa dans un palais. Quelle nécessité commande L’innovation que voilà ? Qu’on veuille m’expliquer cela ! Est-il besoin, je le demande, D’acclimater ces bêtes-là ?

Bref, qu’on acclimate les plantes Qui sustentent le genre humain ; Qu’on cherche à rendre appétissantes Les chairs du phoque ou du mâtin ; Fort bien ! – Mais, pour être sincère, Moi, je prétends qu’il est au mieux, Afin que chacun soit heureux, De laisser l’enfant à sa mère… Et tous les animaux chez eux !

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1877pApILLONou la semaine des amours

Air de Saltarello

Si, dans mon vol, je me repose Un instant, comme un papillon, Sur chaque rose fraîche éclose, Je ne m’y fixe jamais… Non !

À l’instar du bouillant Joconde, Je tiens comme lui, chaque jour, À la brune autant qu’à la blonde, Les plus tendres propos d’amour. Je savoure à longs traits l’ivresse Qu’offre la coupe du plaisir, Et me moque de la sagesse, Sans nul souci de l’avenir. Le mardi, c’est la grande dame, À l’heure où l’on se presse au bois, Qui reçoit l’aveu de ma flamme Et qui l’accueille… quelquefois. Si, par faveur, d’une coquette, J’obtiens un rendez-vous le soir, D’abord, j’embrasse la soubrette, Avant d’entrer dans le boudoir. Nouveau Guzman, rien ne m’arrête ; On me revoit le lendemain Sur les talons de la grisette, papillonnant de grand matin.

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Qu’un provoquant visage passe, Grâce à mon coup d’œil sans égal, Je fais le siège de la place En moins de temps qu’un général. Amant de la chorégraphie, Le jeudi comble tous mes vœux ; Je débute à la Closerie par un quadrille audacieux. Mais, comme une étoile, je file… Et de nouveau, rempli d’ardeur, Du Casino jusqu’à Mabille, Je voltige de fleur en fleur. Sachez-le, Mesdames, j’adore Comme un toqué, les vendredis ; Ces jours-là, bravement j’explore De l’inconnu, le grand pays. Je vais alors de la lingère À la modiste, tour-à-tour, Et je fais même à ma portière – C’est jour de maigre – un doigt de cour. La Lorette si langoureuse A disparu, chacun sait ça ; Mais il me reste la gommeuse, La cocodette et cœtera. Il faut voir comme j’exécute La grande chasse dans paris ! Informez-vous à Mistenflûte, Carabine et Poudre-de-Riz Dimanche sonne sa fanfare, L’horizon est pur et vermeil ; vrai citadin, je me prépare À bien fêter l’ami soleil. Le cœur joyeux, je cours bien vite vers ce chemin des amoureux, Où l’on trouve la marguerite Que l’on effeuille deux à deux.

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Mais si, dans mon vol, je me pose Un instant, comme un papillon, Sur chaque rose fraîche éclose, Je ne me fixe jamais… Non !

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LE BILLET DE BANQUEAir : Jadis les Rois, race maudite (Fille de mme angot)

Sous quelque forme qu’il revête, Louis, pistoles ou doublons, L’or, que la foule avide fête, A défrayé bien des flonflons. On a chanté cet autre thème : La grosse pièce de cent sous ; De la monnaie, un jour, moi-même, J’ai parlé. – C’était parmi vous. Mais, comme à cette liste il manque Le billet de banque, Sur un aussi riche sujet, On peut risquer plus d’un couplet !

La feuille qui le constitue, Du chanvre agreste est le produit ; Et c’est d’azur toute vêtue Qu’elle s’offre au regard séduit. À travers ses mailles serrées, Le jour projette avec vigueur, Comme dans un blason, chiffrées, Les empreintes de sa valeur. parfois même, on y voit Mercure Montrant sa figure ; Ce qui fort à propos nous dit Qu’il est ici le dieu crédit !

Salut à celui qui déploie Son gros panache aux premiers rangs ! Devant lui tout s’incline et ploie, Car il s’appelle : mille francs !… Ce haut baron, ce matamore, Se laisse parfois enlacer,

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Mais, comme un brillant météore Qu’on voit resplendir et passer. Sous nos yeux éblouis il file, Le billet de mille ; Dès qu’on parvient à s’en saisir, On ne peut plus le retenir.

Quand il parcourt le vaste espace Où s’étend son pouvoir royal, Dans son orbe, passe et repasse Un état-major sans égal. De fiers généraux s’y rencontrent, Chamarrés de cinq cents fleurons… Auprès d’eux, des soldats se montrent Constellés d’éclatants chevrons… À l’envi, chacun d’eux gravite vite, vite, vite, Donnant ainsi pour très réel Le mouvement perpétuel.

Cet instrument fiduciaire Est un levier prodigieux ;

Il arrache aux flancs de la terre Ses trésors les plus précieux. Il paraît : la forge s’allume, La vapeur sillonne le rail Sous le marteau, gémit l’enclume, Tout est progrès, tout est travail ! On peut le dompter, s’il domine ; par son origine, Il subit une double loi : C’est un esclave et c’est un roi !

Dans les pages de notre histoire, On pourra lire avec orgueil Qu’il eut plus d’une fois la gloire

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De sauver la patrie en deuil. N’a-t-il pas rendu l’espérance Hier encore à tous les cœurs, En aidant à purger la France De ses âpres envahisseurs ? Ce sont des titres de noblesse Qu’avec hardiesse, On peut graver sur la maison Qui produit ce soyeux chiffon.

Lorsqu’il est au bout de son rôle, Après deux ou trois ans au plus ; Qu’il a, de l’un à l’autre pôle, Fait et défait bien des Crésus ; Alors meurtri, terne et débile, Il porte, en chancelant, ses pas vers son héréditaire asile Où l’attend un obscur trépas. Mais sa mort n’est que léthargie ; Il reprend la vie. C’est un vrai phénix, le billet, De sa cendre même il renaît.

Dans le cours de son existence, Que d’envieux n’a-t-il pas faits ? pour l’avoir en sa dépendance, Qui n’a formé mille souhaits ? Comme le veau de l’Écriture, D’aucuns l’adorent à genoux ; Il est des cœurs qu’il transfigure Au point d’en faire des cailloux. – Pour moi, que partout on me flanque De billets de banque, Le cours de ma tranquillité N’en sera pas très affecté !

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1880UN MOT DE BEAUMArCHAIS

Air : Ah ! daignez m’épargner le reste

La Chanson vit de liberté ; Elle mord, flagelle et censure. Laissant percer la vérité Dans ses refrains de vive allure. Sur moi, dût-on crier : haro, Cet argument, ce soir me tente. N’est-il pas le lointain écho Du mot piquant de Figaro : « Ce qu’on ne peut dire, on le chante ! »

On dit le Français né malin ; Sous la Fronde, il l’a fait connaître, Quand, pour narguer le Mazarin, Il chansonnait sous sa fenêtre. À tel ministre astucieux Que la soif des écus tourmente Le citadin, faute de mieux, Lance des traits malicieux : Ce qu’il ne peut dire, il le chante !

En parlant ainsi, Beaumarchais prévoyait-il que l’ariette, pour plaire au caprice français, Ferait place à la chansonnette ? S’il revenait, tous les Bidard Lui prouveraient chose évidente, Que sans même égaler panard,

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En France, au nom du nouvel art, Ce qu’on ne peut dire, on le chante !

Il est un être gracieux, Au chant perlé, dont le cœur tendre S’exhale en traits harmonieux ; Quand sourit mai, j’aime à l’entendre. Lorsque du jour vient le déclin, Il peint l’amour qui le tourmente. Ce chanteur ailé, c’est certain, Depuis le soir jusqu’au matin, Ce qu’il ne peut dire, il le chante !

Sous tes balcons grillés, Madrid, La blanche ville des alcades, On entend résonner, la nuit, La cadence des sérénades. C’est là qu’aux blondes novias Dont les longs yeux noirs les enchantent Les gais estudiantinas roucoulent des seguedillas... Ce qu’ils n’osent dire, ils le chantent !

Chacun a constaté cent fois, Au théâtre comme à la ville, L’esprit charmant, le ton courtois De notre regretté Clairville. Si dans quelque couplet moqueur, Il lance un mot à double entente, On sent toujours que ce vainqueur Même aux vaincus, montre son cœur : Ce qu’il n’ose dire, il le chante !

C’est en toute sincérité Que j’ai chanté cet aphorisme ; Il est rempli de vérité En même temps que d’atticisme.

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Oui, je le proclame à nouveau, Sans redouter qu’on me démente : Si je ne suis pas au niveau, J’ai prouvé que, même au Caveau, Ce qu’on ne peut dire, on le chante !

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1883ACTION ET OBLIGATIONAir du Vaudeville des deux Edmond.

Un fait éclatant ou modeste, Un mouvement, un simple geste, Un titre d’opération Cela s’appelle : une action. Un engagement qui s’impose, Quelle qu’en soit d’ailleurs la cause, Dans sa plus large acception : C’est l’obligation (bis).

Un financier – ce n’est pas rare – Fonde une banque ; il accapare Et mange avec conviction Le montant de chaque action. Mais si la chose se découvre, II met à la voile pour Douvres, Sans la moindre hésitation : C’est l’obligation.

Aux genoux d’une femme aimée, pour que d’aise elle soit pâmée, Dans votre déclaration Mettez surtout de l’action. Le mari vient-il à paraître,

presto, sauter par la fenêtre, C’est, dans la situation, Une obligation.

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Un général livre bataille Et, sous des torrents de mitraille, Fait flamboyer son fanion : Nous sommes en pleine action. Mais, vaincu par ses adversaires, II fuit en montrant ses derrières, Avec précipitation : C’est l’obligation.

La Chambre s’en va-t-elle en guerre pour démolir un ministère, vite, une interpellation ! C’est intenter une action. Si ce Conseil qu’on veut démettre Fait le refus de se soumettre II flanque sa démission : C’est l’obligation.

Séduire une jeune fillette Et consommer de la pauvrette La chute et la perdition C’est une vilaine action, Mais réparer un tel outrage par un bel et bon mariage C’est, en semblable occasion, Une obligation.

Applaudir une chansonnette, Ça fait grand plaisir au poète, Et, dans votre réunion, C’est un grand moyen d’action. Ce flon-flon n’est qu’une incartade ; Mais, pour votre vieux camarade, Observer la tradition, C’est l’obligation !

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1885UN pEU DE pHILOSOpHIEAir : J’ai vu le Parnasse des dames.

pour quelques roses dans la vie, Que de ronces sur le chemin ! Nous sommes en butte à l’envie, À la calomnie, au dédain. Le cœur de plus d’un s’en déchire parfois jusqu’à désespérer : Moi, je me dépêche d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer.

Je veux convoler… on salue Mon cas par des propos divers ; La femme est, dit-on, bien connue par ses instincts faux et pervers ; Le sort d’un époux est le pire Qu’on puisse ici-bas rencontrer… Moi, je me dépêche d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer.

Dans les meetings, devant les juges, Des anarchistes… malveillants Nous pronostiquent des grabuges, Qui font frémir les plus vaillants. On nous réserve le martyre, Afin de nous régénérer… Moi, je me dépêche d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer.

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Eh quoi ! vous êtes treize à table ? Mes amis, ne craignez-vous pas Que la camarde impitoyable Fauche un convive à ce repas ? – Mon cher, vous .pouvez nous prédire Qu’un jour on doit nous enterrer… Moi, je me dépêche d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer.

Ce siècle voit fleurir la Muse Du naturalisme à tous crins ; Pot-bouille avec Charlot s’amuse, Délectent nos contemporains. Bah ! la morale, vient-on dire, De l’ordure peut se tirer… Moi, je me dépêche d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer.

peut-être, ici, dois-je me taire. Eh bien non ! je n’en rougis pas ; J’ai fait quelque bien sur la terre Et j’ai trouvé beaucoup d’ingrats. De moi ceux-là peuvent médire, Je l’accepte sans murmurer, Et je me contente d’en rire, pour n’en pas avoir à pleurer !

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ArLEQUINAir : Halte-là !…

Ô fantoche bergamasque, Hâbleur, gourmand et naïf, personnage au sombre masque Sois ici mon objectif ! Laisse la fille à Cassandre Coqueter avec pierrot, Et paye, sans plus attendre, À la chanson ton écot. Arlequin, Né malin, Montre-nous ton casaquin !

Comme la mère Gigogne Aux vertugadins bouffants, Tu vois autour de ta trogne S’éparpiller tes enfants. Quelle nombreuse lignée D’histrions, de baladins ! C’est une horde alignée De pitres et de pantins, De scapins, De frontins, De bouffons : tous arlequins !

Salut à maître Gavroche, Ce picaro court-vêtu, Qui porte dans sa caboche plus d’esprit que de vertu ! Dans ce leste et joyeux drille Où la ruse et le trois-six Transpirent sous la guenille, Reconnais ton petit-fils ! Arlequin,

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Libertin, Il est de toi, ce gamin !

On le sait : tu tiens boutique Sur les marches d’un palais, À parler de politique C’est là que tu te complais. À ta voix, le monarchiste Devient, changeant de chemin, Tour à tour communaliste, Césariste ou jacobin… Ce pasquin, Qu’on croit fin, N’est qu’un vulgaire arlequin !

À paris, en Chine, à rome, Et même ailleurs, on peut voir Ce type de faux bonhomme Qui pense blanc et dit noir. Tout le jour il vous embrasse, vous adule et vous sourit ; Basilic à double face, Le soir, il vous démolit ! Arlequin, pur faquin, Tu rimes bien à coquin !

On connaît ce certain drôle, Impudent lécheur de plats, Qui mériterait la geôle, Grâce à de secrets ébats. Il nage de rive en rive, Sans souci de l’épervier, Et mieux qu’un autre, il arrive, Il arrive… bon premier. Arlequin, Ton cousin,

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Je l’appelle un aigrefin !

Il faut clore cette antienne ; Mais constatons in-petto Que toute l’espèce humaine A du sang d’Arlecchino ; Que de l’un à l’autre pôle, Ilote ou patricien, L’homme adopte et joue un rôle Et n’est qu’un comédien. Arlequins, Arlequins, Le monde est plein d’arlequins !

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1886N’HÉSITONS pAS !Air : Dans la Paix et l’Innocence.

L’occasion ne vient guère Au gré de notre désir ; C’est comme une ombre légère Qu’un rien fait évanouir. Si, d’une main leste et sûre, vous croyez pouvoir tenter De saisir sa chevelure, Faites-le sans discuter, C’est un crime d’hésiter !

vous êtes un pauvre hère D’appétit désespérant, Et vous faites maigre chère Dans un piètre restaurant. Qu’un ami, sensible et riche, vienne un soir vous inviter A souper au café riche, Ne craignez pas d’accepter, C’est un crime d’hésiter !

poursuivez-vous une aimée Qui résiste à vos transports, De votre ardeur comprimée Il faudra ronger le mors. Voyez-vous enfin la dame À vos yeux se présenter Pour couronner votre flamme,

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Hâtez-vous d’en profiter, C’est un crime d’hésiter !

Si le mari, plein de rage, Surgit le fer à la main, Et qu’il veuille de l’outrage Se venger sur le terrain ; Dans une si chaude alarme, Sachez bien interpréter Le coup fameux du gendarme ; vous devez le lui porter, C’est un crime d’hésiter !

vous êtes un rustre, une oie, Un bélître, un mal appris, Et le hasard vous fourvoie parmi de brillants esprits ; Dans tel cas, de ma devise N’allez pas vous écarter : Entre dire une sottise Et simplement écouter, C’est un crime d’hésiter !

D’avoir volé l’obélisque Si vous étiez soupçonné, N’affrontez jamais le risque D’être un jour emprisonné, Sans regarder en arrière, Ni même vous arrêter, Du côté de la frontière Il faut vous précipiter, C’est un crime d’hésiter !

Êtes-vous dans l’opulence ? Si des malheureux sans pain, Accablés par l’indigence, vous tendent leur pauvre main,

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N’ayez pas un cœur de roche Que rien ne puisse affecter ; vite, explorez votre poche Et sachez les assister, C’est un crime d’hésiter !

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LES prÉJUGÉSAir : Ces Postillons sont d’une maladresse.

Il est un mot dont parfois l’on abuse, Mot vrai, d’ailleurs : « On change avec le temps. » vertu, devoir, tradition, tout s’use ; Rien ne se fixe en nos cœurs inconstants ; Les océans moins que nous sont flottants. Brûlant les dieux qu’on adorait naguère, Nous reléguons dans un oubli profond Nos mœurs, nos us et nos goûts séculaires. Les préjugés s’en vont !…

Il fut un temps où le nom de patrie D’un noble émoi faisait battre le cœur ; Nos bons aïeux, avec idolâtrie, Le révéraient comme un dieu protecteur Et le plaçaient aussi haut que l’honneur. Nous assistons à d’autres phénomènes : Grâce au progrès, en surprises fécond, Ces cultes-là se traitent de rengaines… Les préjugés s’en vont !

Siècle charmant des roués, des marquises, Si séduisant par ta frivolité ; Siècle courtois qui puisais tes devises Dans le bon ton et dans l’urbanité, Ton souvenir a bien périclité ! Au cabinet gisent tes vieux programmes ; Il en emporte et la forme et le fond. On parle argot, on fume au nez des femmes… Les préjugés s’en vont !

Jadis l’hymen, pour la progéniture, N’admettait pas de cadres trop étroits ; Les deux conjoints suivaient de la Nature

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Naïvement les souveraines lois, Durant le cours de leurs galants exploits. Ces jours sont loin. L’on met des martingales À ses transports, et l’amour se morfond Au grand profit de nos horizontales : Les préjugés s’en vont !

Autrefois, bien que de la liturgie On ne fût pas un fervent zélateur, prenait-on femme ou perdait-on la vie, La créature offrait au créateur, Comme un tribut, sa joie ou sa douleur. Ce Dieu qu’alors édifiaient nos pères, Des songes-creux aujourd’hui le défont. On se marie et l’on meurt sans prières… Les préjugés s’en vont !

C

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1887SUCCÈS D’ESTIME

Air du Curé de Pomponne

poète ou simple troubadour, Concierge ou diplomate, vous produisez une œuvre un jour Dont votre orgueil se flatte ; Si le monde sur vas ébats Sans passion s’exprime : Ah ! n’en doutez pas, votre cas N’a qu’un succès d’estime !

Un auteur acclamé cent fois Fait jouer une pièce Qu’un public discret et courtois Accueille avec mollesse ; À la louer, sans trop d’excès, La presse est unanime… C’est, en bon français, Un succès, Mais un succès d’estime !

À table, valeureux jadis, Je faisais des merveilles ; Je savourais, sans être gris, Le jus de six bouteilles. Aujourd’hui n’est plus autrefois, Je me mets au régime : À peine, j’en bois

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Deux ou trois... Maigre succès d’estime !

De jeunesse on n’a nul besoin Dans le clan interlope ; D’un coin du monde à l’autre coin, vers lui chacun galope. Malgré dix lustres bien complets, pépita toujours trime… Elle a des succès, Je l’admets, Mais des succès d’estime !

J’ai pour voisin, quartier picpus, Un vieux fonctionnaire, Qui, depuis quarante ans et plus, Orne le ministère. À la retraite il a des droits, On la lui donne en prime ; Même, il a la croix… Là, je vois poindre un succès d’estime !

vous connaissez cet ancien beau Toujours tout feu, tout flamme, Qui, pour essayer du nouveau, Comme un autre prit femme. Sachez donc ce que révéla Sur lui sa légitime : L’objet se régla, Ce jour là, par un succès d’estime !

Sur la valeur de ma chanson, Je ne m’abuse guère ; Je le déclare sans façon : Elle est soporifère.

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Du Caveau qui sait applaudir L’œuvre la plus minime, Je ne veux tenir Pour finir, Qu’un succès… plein d’estime !

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1888L’ÂNE ET LA FLÛTEAir : Soldat français, né d’obscurs laboureurs.

Le chevalier Claris de Florian Nous cite un âne enclin à la satire, Qui déblatère, avec force hi-han, Contre la flûte et les airs qu’on en tire. Cet âne en trouve une sur son chemin, Souffle dedans et fait une culbute : parbleu, manants ! s’exclame le roussin, Filer des sons, est-ce donc si malin ? Moi, je joue aussi de la flûte !

par Guibollard, Désaugiers, Béranger, Même Nadaud, sont traités de perruques ; Il est d’avis qu’il faut vite changer, De la chanson, les factures caduques. Sa muse alors fait tinter ses grelots, Et Guibollard enlève à la minute : « J’ai mal aux ch’veux ; – Le bi du bas du dos – » puis, il vous dit, montant sur. ses ergots : Moi, je joue aussi de la flûte !

pour son plaisir, l’enfance a le hochet Et l’âge mûr a le vin et la table ; Les jeunes gens ont l’amour pour jouet Qui les soumet à son joug adorable. Quand vous vantez vos séniles exploits, vieux céladons, dans l’érotique lutte, Comme un écho, je crois ouïr parfois

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Le mot de l’âne au son de votre voix : Moi, je joue aussi de la flûte !

Que parle-t-on des œuvres d’autrefois ! C’est le vieux jeu. Nos peintres modernistes Blaguant très haut l’art qui plaît aux bourgeois, Ont enfanté les intentionnistes. vous embouchez en vain votre clairon, Ô barbouilleurs ; le bon sens vous réfute. Avec votre air moqueur et fanfaron, vous vous placez au rang d’Aliboron Vous jouez aussi de la flûte !

Gens d’outre-rhin, quand donc cesserez-vous De dénigrer toujours notre génie ? vous décriez dans des transports jaloux Le goût français qu’aucun peuple ne nie ; puis, imitant nos vins et nos tissus, Nos objets d’art que partout l’on répute, vous exultez en vrais Olibrius Comme le fit certain jour Asinus… Vous jouez aussi de la flûte !

Le fabuliste aimable et gracieux Dont j’ai pillé sans respect l’apologue,

Montre les sots comme un peuple nombreux Et les absout au cours de son prologue. La vanité, nul ne peut le nier, Fut le défaut de l’homme avant sa chute ; Gageons que même au jugement dernier, De toutes parts, on entendra crier : Moi, je joue aussi de la flûte !

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ON EN A pOUr SON ArGENTAir : Qu’il est heureux d’épouser celle.

Le titre de ma chansonnette, D’un aphorisme a la couleur. Il dit que l’objet qu’on achète Fait profit selon sa valeur. Si vous bornez votre dépense À son plus simple contingent, Acceptez-en la conséquence : vous en avez pour votre argent.

Affolé par la politique, Comme un badaud, visitez-vous Une réunion publique Où l’on ne paye que cinq sous ? Si, dans la séance oratoire, Un anarchiste intransigeant vous déboulonne la mâchoire, vous en avez pour votre argent !

Charles prend femme légitime, Mais, la veille du grand moment, Il fixe au taux le plus minime Les dépenses du sacrement. Sa belle-mère d’un ton rogue, Lui dit : « pour ce prix d’indigent, » Nous n’obtiendrons que de la drogue, » vous en aurez pour votre argent ! »

Or, à la noce on vous convie Et vous achetez, sans délai, Un complet de cérémonie pour trente-cinq francs, près du quai. Au bal, en dansant la gavotte, Vous entendez – cas affligeant –

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Se déchirer votre culotte… vous en avez pour votre argent !

Certain financier vous fait prendre, À bon marché, des actions Du tire-botte en palissandre Dont il fait les émissions. vous attendez, calme et stoïque, Un dividende encourageant ; Mais le banquier file en Belgique : vous en avez pour votre argent !

Il faut payer le prix des choses, Sinon le physique et l’esprit Subissent des métamorphoses Où l’existence s’engloutit ; Sur vous s’acharne la misère, Et malgré tout votre entregent, Finalement, l’on vous enterre : vous en avez pour votre argent !

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LIBErTÉ !Air du Vaudeville de Fanchon.

Avoir un seul système : Obéir à soi-même, Suivre ses goûts, Sages ou fous ; Dans toute conjoncture Agir selon sa volonté ; C’est la loi de nature Et c’est la Liberté !

Dans un sens théorique, Ce point philosophique Est séduisant, Convenons-en. En principe, il s’impose ; Mais vienne la réalité, Forcément on compose Avec la Liberté !

À l’âge des études On prend des attitudes D’indépendant ; C’est imprudent. Une frasque bénigne Attire sur le révolté Et pensum et consigne… voilà la Liberté !

Alors que l’on aspire À tout faire, à tout dire, On est soldat. Dans cet état, risquez une vétille, Au bloc vous êtes abrité,

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Ou bien l’on vous fusille. voilà la Liberté !

On rêve une carrière Digne d’une âme fière ; On a le cœur plein de valeur. Un hasard fantaisiste Ou la dure nécessité Fait de vous un fumiste… voilà la Liberté !

par un bon mariage vous entrez en ménage. Or, ce lien, Sachez-le bien, C’est la même romance : votre franc arbitre est capté. Bonsoir l’indépendance, Adieu la Liberté !

Malgré les Droits de l’Homme, On est esclave, en somme, De son métier, De son portier ; De son chien, de sa femme Et de toute l’humanité… Il ment à son programme, Le nom de Liberté !e

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1889BEAUCOUp DE BrUIT pOUr rIEN !Air : Eh ! le cœur à la danse.

Le tapage et le grand fracas, Telle est notre manie. Sans grosse caisse on ne peut pas Cheminer dans la vie. pour un simple mot, souvent, pour un brin de plume au vent, On gronde, on se querelle, On siffle comme un biscaïen. voilà ce qui s’appelle Beaucoup de bruit pour rien !

Au diable soient les aboyeurs De feuilles politiques, Qui poursuivent les promeneurs De leurs cris tyranniques ! pour le plus mince journal, Un horrible bacchanal Le matin vous réveille. Ô bénévole citoyen ! On fait à ton oreille Beaucoup de bruit pour rien !

Un grand théâtre va lancer Une nouvelle pièce, Et d’avance il fait annoncer Son succès par la presse. pour l’auteur vient le moment Du solennel jugement.

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S’il remporte une veste, Fût-il académicien, De son chef-d’œuvre il reste Beaucoup de bruit pour rien !

D’être patriote à tout crin Je ne me défends guère ; J’ai même le sang d’un chauvin ; pourtant… je hais la guerre ! Honni celui qui la fait ! Ce qu’elle coûte, on le sait ; Mais ce qu’on en retire, Je ne le perçois pas très bien. vraiment, d’elle on peut dire : Beaucoup de bruit pour rien !

Certain jour je passais, rêveur, Sur les bords de la Seine. Soudain, une vive rumeur près de moi se déchaîne. J’interroge le public : « Monsieur, répond un loustic, » voici toute l’affaire : » Une femme se noie… – Eh bien, » Je trouve que c’est faire » Beaucoup de bruit pour rien ! »

On renouvelle au parlement, En avant la réclame ! Chacun, dans son département, Sert le même programme : plus d’emprunts et moins d’impôt ; Au peuple, la poule au pot ! – Jean, va-t-en voir s’ils viennent ! Bientôt, bourgeois et plébéien Savent ce qu’ils obtiennent : Beaucoup de bruit pour rien !

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vieux séducteurs qui nous contez vos frasques ridicules ; Et vous, droguistes qui vantez vos infectes pilules ; Fabricateurs d’actions Qui visez nos millions ; Grotesques de la gomme, Héros du sport parisien ; vous faites tous, en somme, Beaucoup de bruit pour rien !

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UNE CrÉATUrE pErSÉCUTÉEAir: Allez-vous-en, gens de la noce.

permettez qu’ici je consigne Le cas vraiment intéressant D’un quadrupède qu’on désigne Comme timide et… nourrissant. L’animal que mon luth chansonne Suit le courant de son destin, Par des sentiers fleurant le thym, Sans dire de mal de personne. vous devinez... c’est le lapin !

Ce doux enfant de la nature, Jadis orgueil des camelots, prédisait la bonne aventure Et vous gagnait aux dominos. Il exécutait à la foire Des roulements de tambourin ; Il bondissait sur le tremplin ; Au noble jeu de rouge ou noire Il servait de prix, le lapin !

Trop belle était cette existence Faite de gloire et de succès ! voyez où mènent la science Et les audaces du progrès : pasteur, armé de sa canule, Saisit une hase, un bouquin, Et dans un clapier clandestin, Sournoisement il inocule L’hydrophobie à ce lapin !…

Ce ne sont là que des prémices ; Ce savant illustre et rageur prétend varier les supplices

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Qu’il inflige à notre rongeur. Il propose pour lui des boules Contenant un subtil venin, Qui lui colloquerait soudain L’horrible choléra des poules, Et nous n’aurions plus un lapin !

vous frémissez… ça vous honore ! Eh bien ! je n’ai pas tout cité ; Certain chimiste donne encore Sa mesure de cruauté : De la vapeur acre ou saline Qui s’exhale du genre humain, Il retire un produit malsain Qu’il nomme la leucomaïne Et qui tout net tue un lapin !

Songez-vous, bourreaux que vous êtes, Aux troubles profonds et divers Que l’extinction de ces bêtes pourrait causer dans l’univers ? Adieu ces mille écus de rente, rêve du bourgeois suburbain ! Adieu le civet extra fin ! Et chose non moins déchirante, plus de posage de lapin !

Allons, Messieurs de la clinique, Sachez faire un facile effort. Contre cet être sympathique Suspendez vos arrêts de mort !

S’il vous faut une autre victime, Sur l’homme, jetez le grappin ; vous en avez tant sous la main Qui ne valent pas un décime… ! Et laissez vivre Jean Lapin !

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MINUIT !Air: Heureux habitants des beaux vallons, etc.

Dans l’azur terni L’étoile sans nombre étincelle, Montrant l’infini Que l’œil interroge, ébloui. Moment enchanté Où la nature est bien chez elle C’est la liberté Que double la sérénité !

Le nid radieux, L’arbre, la corolle et la feuille Cèdent oublieux Au grand repos mystérieux. Dans la pâle nuit, La créature se recueille ; Il n’est plus de bruit, La terre dort… il est minuit !

L’heure où le Sylvain recherche l’ombre et le silence,

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pour le citadin Sonne le réveil du matin. À minuit, paris Commence une double existence Où ne sont admis Ni les tracas ni les soucis.

Sur les boulevards, Dès que les théâtres finissent, portons nos regards : On voit surgir de toutes parts Des groupes nombreux Qui dans les cafés s’établissent, Où des amoureux Très pressés de rentrer chez eux.

Le clan des flâneurs Sur l’asphalte passe et repasse, Frôlant les viveurs, Les sirènes et les gobeurs. Le boulevardier, parisien que rien ne lasse, venu le premier, Ne disparaît que le dernier.

Bravant les saisons, Le monde élégant des deux pôles Ouvre ses salons, Foyers éclatants de rayons ! Masques séducteurs, Diamants et blanches épaules Mêlent leurs splendeurs Au concert des ors et des fleurs !

Comme au temps jadis, La Finance et la politique Donnent à paris Les festivals les plus exquis.

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Ces deux Muses sœurs, La Comédie et la Musique, En font les honneurs Et ravissent leurs auditeurs.

plus loin, c’est le bal Du Grand Opéra qui commence. Dieu, quel bacchanal produit son orchestre infernal ! C’est là que le goût Brille surtout par son absence, Et que sans dégoût On applaudit « Grille-d’Égout ! »

Gommeux et vannés Joignant les nymphes de Cythère, portent leurs faux nez Dans des cabarets raffinés. Ces noceurs blasés refont leur tapage ordinaire, Et rentrent brisés Sans s’être beaucoup amusés.

On sait qu’à paris Les cercles sont en grande estime, Et que les maris pour eux désertent le logis. Fol aveuglement ! Monsieur, fuyant sa légitime, Laisse obligeamment La place libre pour l’amant…

La presse gémit ; Les journaux s’impriment en hâte pour qu’au saut du lit Chacun s’intoxique l’esprit ; Ardent au travail, Le mitron taquine sa pâte ;

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Sous son noir camail La vapeur sillonne le rail.

Dans tous les quartiers On voit accourir la marée, Les fruits, les gibiers, Ces précieux sucs nourriciers. Et, croisant leurs pas, Un autre genre de denrée Offrant moins d’appas, vers pantin roule avec fracas.

Au déshérité Manquant de pain, privé d’asile, La grande cité Accorde l’hospitalité. rôdeurs et fripons Cherchent un autre domicile Et vont sous les ponts Songer à d’obscurs horizons.

À minuit, paris vous garde plus d’une surprise : Escarpes, bandits vous guettent, dans l’ombre blottis. votre mauvais sort Fait si bien qu’on vous dévalise, Très heureux encor De n’en sortir qu’à moitié mort !

Craignez les hasards De cette nocturne existence, Bourgeois égrillards Qui rêvez d’imprudents écarts ! Folâtres époux, Il faut des soldats à la France, Tirez vos verrous, Il est minuit !… restez chez vous !

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1890pIErrOTAir de Calpigi

Jadis, au temps de la parade, venait s’ébattre sur l’estrade Un famélique baladin, Coiffé d’un feutre à la Colin Et vêtu d’un blanc casaquin. Confident de l’amour fidèle De Léandre pour Isabelle, valet greffé de villageois, voilà le pierrot d’autrefois !

Les maîtres de la pantomime, De nos jours ont commis le crime De lui transformer le moral, En le montrant plat et brutal, Inepte au bien, très apte au mal. Cet ingénu d’âme timide, Que Watteau peignit si candide, N’est plus qu’un muet malfaisant. voilà le pierrot d’à présent !

A la foire, ce personnage Jouait les pièces de Lesage ; Un théâtre moins ambulant Lui fit même un rôle galant, plus tard, dans « Le Tableau parlant » C’était un Gribouille, un Jocrisse, Un bouffon privé de malice,

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Bavard toujours, souvent grivois. voilà le pierrot d’autrefois !

Il trahit son maître Léandre Et le rosse comme Cassandre ; pour le faible il est sans pitié Et l’accable de coups de pied, Non sans l’avoir injurié. Au cirque, clown épileptique, C’est lui qui glapit « Miousique ! » Dans un baragouin déplaisant. voilà le pierrot d’à présent !

Nos pères au clair de la lune L’ont vu chez lui, loin de sa brune, A l’heure où l’aimable Lubin venait, à titre de voisin, Lui demander plume et vélin. Jean Gille, amant de Colombine, vers le logis de la mutine Guidait l’autre d’un ton courtois… voilà le pierrot d’autrefois !

Sur notre scène il déambule À la façon d’un funambule. Incapable de sentiment, poltron, vicieux et gourmand, Il ment et vole effrontément. En ville, orné d’une casquette D’où s’échappe la rouflaquette, C’est un faquin très séduisant… voilà le pierrot d’à présent !

Ce type, en sa forme nouvelle, Est assurément un modèle De forte originalité ; Mais avouons qu’en vérité

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Debureau ne l’a pas flatté. pour moi que charme l’atticisme, Entre la farce et le cynisme, Ami pierrot, j’ai fait mon choix ; Je te préférais autrefois !

Debureau, Pierrot voleur, 1854

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SOYONS DISCrETS !Air du Charlatanisme

Un sage a, certain jour, écrit : « La vérité, dans son essence, » C’est la lumière de l’esprit » Et le reflet de l’évidence. » Cet argument me semble abstrait : La sincérité, je l’admire, Mais rien ne vaut d’être discret ; Il faut se rappeler qu’il est Des choses qu’on ne doit pas dire.

vous avez un voisin rageur, Irascible et friand de lame Qu’on trouve toujours en fureur. Et vous lui séduisez sa femme ! Songez-y, ce brutal époux Serait en droit de vous occire, Si par hasard son œil jaloux. Surprenait un secret si doux. Il ne faut donc pas le lui dire !

Au début d’un brillant dîner, voyez-vous dans votre potage Un cure-dent s’abandonner A l’exercice de la nage ? N’affectez pas d’être surpris ; Évitez même de sourire ; Enfin, comme dernier avis, À la maîtresse du logis Gardez-vous surtout de le dire !

vous fait-on le coup de l’album Dans un salon de haut parage, vous acceptez par décorum

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D’y mettre un mot sur une page. Madame exige sans délais vingt vers… que rien ne vous inspire ; Malgré sa grâce et ses attraits, vous l’envoyez au diable ! Mais vous ne pouvez pas le lui dire !

plaignons le soldat Balendard ! Il a reçu, quelle injustice ! De son sergent, épais soudard, Huit jours de salle de police. Certes, j’admets que Balendard Mentalement puisse maudire Ce dur sous-off et même, à part, L’appeler canaille ou rossard, Mais il ne doit pas le lui dire !

Nous passons pour videurs de brocs, Tant la vigne est par nous prônée ; Il semble qu’on nous verse à flots : pomard, Chambertin, romanée, Il est certain qu’à nos repas régnent l’allégresse et le rire ; Quant à ces crûs à grand fracas, J’ai beau chercher, je n’en vois pas… Mais, chut ! il ne faut pas le dire !

N’estimant pas que ma chanson Soit de facture académique, J’en fais bon marché sans façon Et la livre à votre critique. – Eh bien, l’homme n’est pas parfait ! Car si ce produit de ma lyre par aventure vous semblait Très bon… à mettre au cabinet, J’aurais peine à l’entendre dire !

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ÉGALITÉAir : Restez, restez, troupe jolie

Chaque pas de la république Doit marquer un progrès nouveau ; C’est l’idéal. Mais qu’on s’applique À nous mettre au même niveau, À nous aligner au cordeau, C’est une scie épileptique Qui tourne à la férocité. pour moi, je trouve tyrannique Cette devise : Égalité !

Elle règne avec évidence Sur la matière seulement, par cette attractive puissance Qui régit dans le firmament, La chaleur et le mouvement. Mais cette loi de la nature Sur l’homme est sans autorité. Ce n’est pas chez la créature Qu’on rencontre l’Égalité !

Les exemples ne manquent guère : Ne voit-on pas dans tout pays Des gueux et des millionnaires, Des ignorants, des érudits, Des idiots, des grands esprits ? On est probe ou l’on est ficelle, Bossu, bancal ou bien planté. Je me demande où se révèle, Sur ce terrain, l’Égalité !

Est-ce l’universel suffrage Qui nous affirme sa valeur ? Mais le fou vote avec le sage

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Et maint Alphonse est électeur À l’égal d’un homme d’honneur. Au scrutin, le chef de famille En célibataire est traité. Ce n’est pis encor là que brille Le soleil de l’Egalité !

La trouverait-on davantage Dans ce système social Qui préconise le partage De la terre et du capital Ça me parait conjectural. Je crois que l’or en cette affaire, Comme un plomb vil serait coté. Chacun subirait la misère Sous prétexte d’Égalité !

L’Égalité dans notre espèce, C’est un phénix, un merle blanc. On a beau l’exalter sans cesse, Elle n’est pas dans notre sang, Ici-bas, chacun a son rang. J’estime que son auréole Ne luit avec sérénité Que sur la sombre nécropole… Là gît la vraie Égalité !

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1891COLOMBINEAir : Heureux habitants, etc.

Faire ton portrait. Ô sémillante Colombine, C’est peindre à souhait La fille d’Ève trait pour trait. Chanter tour à tour Ton charme et ta grâce badine. C’est prendre un détour pour chanter la femme et l’amour !

Sourire mutin, Sur la lèvre, mouche assassine, Bouche de carmin À des perles servant d’écrin ; provocant minois, Ongle rose, épaule enfantine, Ainsi je la vois Comme nos pères autrefois. Un petit bonnet De mousseline ou de guipure Se dresse coquet Sur son front pur, comme un bouquet. Soyons bien certains Qu’elle a jeté cette parure, De ses blanches mains, Souvent par-dessus les moulins. D’aucuns ont écrit Qu’elle est la fille de Cassandre ;

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Mais à ces on-dit N’accordons pas trop de crédit. Sur ce cas douteux On ne parvient pas à s’entendre, Car parfois ce vieux Se voit parmi ses amoureux. pourtant l’on sait bien Qu’elle est de vulgaire origine : Un sang plébéien remplit son cœur italien. Mais baste ! Son lot C’est d’être Lisette ou Martine, Et très peu lui chaut D’avoir des aïeux placés haut ! Elle a fait jadis Les beaux jours de la Comédie, Frais myosotis Échappé du char de Thespis. Astre à ses déclins, La pantomime l’a saisie, Bornant ses destins Aux lourds tréteaux des baladins. Chez ces bateleurs Elle est toujours la fine mouche Dont les traits vainqueurs percent à la fois tous les cœurs. pour elle, pierrot Se battrait contre Scaramouche Et sur un seul mot, Le Diable se ferait dévot. Que si quelquefois Elle joue à la grande dame, Elle a son carquois Rempli de flèches de tout bois ; Si du beau Lubin Elle feint d’accueillir la flamme, Dans l’ombre sa main

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reçoit un baiser d’Arlequin. D’humeur et d’habit Changeant à l’instar de protée, Elle travestit Et sa personne et son esprit. Tour à tour elle est Soubrette à la mine fûtée, robin ou valet. Douairière ou petit collet. Enfin, en tous lieux Où la mène sa fantaisie, Son jeu gracieux Séduit et captive les yeux. En réalité, La parade l’a bien choisie pour la déité Du printemps et de la gaîté !

Faire ton portrait, Ô sémillante Colombine, C’est peindre à souhait La fille d’Ève trait pour trait. Chanter tour à tour Ton charme et ta grâce badine, C’est prendre un détour pour chanter la femme et l’amour !

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LE vErrE DE pANArDAir des Trembleurs

Chansonniers, mes chers confrères, Gais apôtres littéraires, Fidèles dépositaires Des reliques du Caveau, Je veux sur un rythme antique Faire le panégyrique De ce velcôme bachique Qui pour nous est un drapeau !

Est-il de noble origine ? vient-il de perse ou de Chine Comme un objet de vitrine ? Est-ce un Bohême de choix ? Non, ce n’est qu’un simple verre Moins élégant que sévère. Qu’alors on ne trouvait guère Qu’au vieux quartier Quincampoix !

Mais ce qui fort émerveille, C’est que du jus de la treille Il contient une bouteille pour le moins, dans son giron. Quand je le vois plein, je pense Qu’il faut une rude panse pour absorber la pitance D’un semblable biberon !

Qui pourrait nombrer les tonnes, Les pichets et les bonbonnes Que ses murailles gloutonnes Convertirent en rubis ? Mais il est de forte race : Ni ses bords ni sa culasse

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Ne gardent aucune trace Des assauts qu’ils ont subis.

Le maître ici qu’on révère A glorifié son verre Certain jour qu’un gai compère L’avait rempli de bon vin : « Lorsque par lui je m’arrose, » Je fais, dit-il, une pause, » Et fleuris comme la rose » Qui décore mon jardin ! »

Que de chansons gracieuses, De rimes ingénieuses Surgirent victorieuses De ses sonores parois ! Sur les ailes du caprice, L’esprit, sortant du calice, Se répandait en malice Sans jamais être grivois.

Francs amis des ritournelles, Des rondeaux, des villanelles, De nos fêtes fraternelles venez prendre votre part ! Nos cœurs seront en liesse Et notre commune ivresse Fera frémir d’allégresse Le vieux verre de panard !

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UN AMI INvISIBLE

à henri de vire

Air : d’Aristippe

Nous possédons un vaillant camarade, A nous uni par le même lien ; C’est votre ami, je me le persuade, Et je crois bien que c’est aussi le mien, Tant mon cœur vibre à l’unisson du sien. pourtant, voyez, la chose est singulière :

Dans nos banquets il n’a jamais paru ; Il se dérobe… – Eh bien ! il a beau faire, On le connaît sans l’avoir jamais vu !

De se montrer à nos yeux s’il n’a garde, Sa muse vient parmi nous tous les mois ; Et cette muse est d’allure gaillarde, Tendre, légère et rieuse à la fois ; Comme son maître elle est de sang gaulois. S’il est réel que le style soit l’homme, Dans ses chansons nous le voyons à nu ; point n’est besoin même qu’on le dénomme… On le connaît sans l’avoir jamais vu !

Chacun sait bien autour de cette table Que s’il n’a point le culte du tonneau, Il n’en est pas pour cela moins capable De boire sec son vin même sans eau, Comme le doit tout membre du Caveau. Il nous le prouve en chantant « l’Espérance » rêve charmant d’un patriote ému. C’est là qu’il boit quatre coups à la France… On le connaît sans l’avoir jamais vu !

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Quand de ses vers il déroule la gamme Où le bon sens et le goût sont mêlés, Les traits malins brillent comme une flamme Dans des couplets finement ciselés. Qu’ils soient ou non discrètement voilés. C’est un lettré doublé d’un fantaisiste Qui ne suit pas le sentier rebattu ; Sous le poète on découvre l’artiste… On le connaît sans l’avoir jamais vu !

Mais il est temps, Messieurs, que j’exécute Une retraite en prudent escrimeur ; Je passerais pour un joueur de flûte Suivant le char acclamé d’un vainqueur, Si j’ajoutais un seul mot louangeur. L’ami caché que j’ai pris à partie En souffrirait, j’en suis bien convaincu, Dans son humeur et dans sa modestie... On le connaît sans l’avoir jamais vu !

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LE GrELOT DE COLLÉAir : Restez, restez, troupe jolie

De notre vieille confrérie Chacun connaît les attributs : Ils forment une allégorie Dont nos recueils et nos statuts Sont élégamment revêtus, (1) De panard j’ai chanté le verre, Naguère, en disciple zélé ; Il me reste un éloge à faire : Celui du grelot de Collé.

Il n’affecte pas notre vue par des dehors ambitieux ; Le métal qui le constitue N’est pas tellement précieux Que ses reflets blessent les yeux. Mais quand son timbre nous rappelle Que l’heure des chants a parlé, Il nous semble qu’il étincelle Le joyeux grelot de Collé !

Ce fut au siècle de voltaire Que chez Landelle (2) il vit le jour, Dans ce cénacle embryonnaire Où les adeptes tour à tour Célébraient le vin et l’amour. pour être plus que centenaire, Son organe n’est pas voilé ; Il est jeune et sait toujours plaire Le vaillant grelot de Collé !

(1) Grâce au talent du président Bourdelin qui en a enrichi le enrichi le Caveau en 1887.

(2) restaurateur au carrefour de Buci, chez qui fu-rent fondées dîners du Caveau,en 1737.

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Son aspect, à l’esprit révèle L’âge ancien qu’il a traversé. Des poignets garnis de dentelle pendant si longtemps l’ont pressé Qu’il garde un parfum du passé. Je gagerais bien du Champagne Qu’on trouverait, dissimulé, Quelque grain de tabac d’Espagne Dans le vieux grelot de Collé !

Que de chansons il dut entendre Dans ces banquets de francs rimeurs ! Couplets grivois, chants d’amour tendre, refrains caustiques et railleurs, Il en vit de toutes couleurs. Et quand sur la France meurtrie pleurait notre cœur accablé, Au nom sacré de la patrie, vibrait le grelot de Collé !

S’il inspira des rimes folles, On sait qu’il ne pencha jamais vers ces décadentes écoles Qui ne recherchent le succès Qu’en dépravant le goût français.

pour la Chanson, il faut le dire, Son respect est immaculé ! C’est sa devise ; on peut l’inscrire Au front du grelot de Collé !

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SCArAMOUCHEAir : Tout le long, le long de la rivière.

Du haut en bas, sous son manteau, vêtu de noir comme un corbeau, Moustache énorme de bravache, Gueule fendue en coup de hache, portant un nez monumental Qui n’a jamais vu son rival : Ce baladin à l’aspect si farouche Ne répond-il pas au nom de Scaramouche ? N’est-ce pas le bouffon Scaramouche ?

Il est querelleur et vantard Autant qu’ivrogne et papelard. Arrogant envers le débile, Avec le fort il est servile ; Et devant qui parle un peu haut, Il tire ses grègues bientôt. valet sans cœur à l’attitude louche, Tel nous apparaît au moral Scaramouche. Ainsi nous apparaît Scaramouche !

À Naples, l’histoire en fait foi, Il fut hébergé par le roi. pour des peccadilles légères Il a ramé sur les galères, Et lui-même ne peut jurer Qu’il n’ira pas s’y retirer. En attendant, le maroufle a fait souche Et laissé partout des fils de Scaramouche. Nous avons des fils de Scaramouche !

Bon nombre d’entre eux sont pourvus De ses principaux attributs. Il en est un, visir à rome,

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Sacré par la prusse grand homme, Qui prétend, nouveau Chat botté, Nous réduire en chair à pâté… Signorello ! ta menace nous touche Autant qu’un propos lancé par Scaramouche, Autant qu’un propos de Scaramouche !

Un doctrinaire avec éclat Mène sa cohorte au combat ; S’il succombe pour sa croyance, Face au drapeau, plein de vaillance, En lui j’admire le héros, Que ses dogmes soient vrais ou faux ! Mais sous le feu si tremblant il se couche, Je ne trouve plus qu’un piteux Scaramouche, Je ne trouve plus qu’un Scaramouche !

Du bohème pas trop n’en faut, L’excès en tout est un défaut. À ses yeux, la littérature, La statuaire et la peinture N’ont pour maîtres que des crétins, Des bourgeois ou des galopins… Lui seul est fort, mais jamais il n’accouche, Car il est du bois dont on fait Scaramouche, Il est fait du bois de Scaramouche !

Tibério Fiorelli, Ce comédien accompli, N’a pas créé le caractère D’un personnage imaginaire ; plein de morgue et de vanité, Il existe en réalité. Du premier coup et sans pierre de touche, Chacun reconnaît bien vite un Scaramouche, Chacun reconnaît un Scaramouche !…

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1892LES TrIBULATIONS D’UN prOvINCIAL À pArIS

Air des Danses Nationales

Brusquant l’accès d’insomnie Qu’un dîner mal digéré – Dîner de cérémonie – Cette nuit m’a procuré, J’abandonne mon chevet Dès que phébus apparaît Et d’un pas irrégulier, Je descends mon escalier.

À cette heure matinale Mon portier dort comme un pot. De sa couche conjugale Ma voix l’éveille en sursaut : « Monsieur, lui dis-je, pardon, » veuillez tirer le cordon ! » Ce qu’il fait d’un air bourru En m’appelant : « Malotru ! »

Sur cette injure cruelle Je sors en hâtant le pas Et je heurte une « Poubelle » Qui s’écroule avec fracas. perdant sa stabilité, Mon centre de gravité

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Se déplace et me fait choir Au milieu du dépotoir.

De ce flux de pestilence Je parviens à m’arracher Et je me trouve en présence Des carrosses de Richer, On doit convenir qu’à jeûn Changer ainsi de parfum, C’est donner en pareil cas Matière à bien des tracas.

Fuyant ces gaz délétères, Je me dirige au hasard. Après deux heures entières J’aperçois le boulevard. presto, je prends mon élan vers ce point sélect et vlan, Mais bientôt le sort jaloux Me porte de nouveaux coups.

Une brosse mécanique Aux convulsifs soubresauts, D’une bouillie azotique recouvre mes godillots. par ses rejets pourchassé, Je roule dans un fossé Où l’urbaine édilité pose l’électricité.

Quand il fait sec, dès l’aurore On arrose : c’est la loi ! S’il pleut, l’on arrose encore, On n’a jamais su pourquoi. Il était dans mon destin

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D’être arrosé, car soudain La lance d’un cantonnier vient m’inonder tout entier.

Humide et plein d’amertume, Je recule en chancelant Et je plonge en un bitume Qu’on étale tout brûlant Je me transporte plus loin Quand un vélo sans coin-coin, Circulant ab hoc, ab hac, M’arrive sur l’estomac.

Comment vous narrer la suite : De mon martyre à paris ? Le diable est à ma poursuite, Je tombe de mal en pis. Servant de plaisant jouet Au gavroche, au pick-pocket, Traité partout comme un chien, Je ne puis éviter rien !

par surcroît, la nuit arrive ; L’eau du ciel tombe à torrents. Sous un porche je l’esquive, Craignant les réfrigérants. Je hèle un cocher hâbleur Qui me répond : « Et ta sœur ! » vivat ! L’omnibus paraît ! Mais, hélas !... il est complet !

La tourmente s’est accrue, N’importe, de mon abri Je sors, et de rue en rue Je bondis comme un cabri.

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Enfin, le sort me conduit vers mon logis, à minuit, Et mon portier – le bourreau! – M’ouvre en m’appelant : « Chameau ! »

Je dédaigne cet outrage, N’aspirant plus qu’au repos. J’ai subi trop de dommage, De soucis et de cahots. De paris Je suis guéri ; Quel affreux charivari ! Demain, je prends mon chapeau Et retourne à Landernau !…

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FrATErNITÉAir de la République

Sainte union de l’esprit et de l’âme pour qui mon cœur a tant de fois battu, Lien sacré que la raison proclame Des nations la plus haute venu ; Fraternité ! Dans la même croyance Tu confondras un jour l’humanité ! Je te salue et je crie : Espérance ! En toi, j’ai foi, Fraternité !...

Cette devise est bien la tienne, ô France ! Quatre-vingt-neuf est l’aube de tes jours. Un siècle passe et l’œuvre d’alliance Sans s’arrêter jamais poursuit son cours. Debout toujours, la noble et fière Gaule Marche en avant semant la liberté, Et conviant de l’un à l’autre pôle Le monde à la Fraternité !…

Dans ces climats merveilleux du Tropique, Au plein soleil par Dieu prédestinés, On voit encor des enfants de l’Afrique par des traitants odieux enchaînés… Honneur et gloire au primat de Carthage Qui tend la main au noir déshérité, Et veut briser les fers de l’esclavage Au nom de la Fraternité !…

Quand les rayons de sa divine flamme Des affligés viennent sécher les pleurs ; Quand par l’effet de son puissant dictame, Elle adoucit de profondes douleurs ; Changeant de nom sans changer son essence, Elle s’appelle alors la Charité.

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Bonté, pitié : lueurs du ciel immense vous êtes la Fraternité !…

Un combattant tombe-t-il sous le glaive Blessé, sanglant, dans de lointains pays, II voit flotter l’étendard de Genève Qui va bientôt le couvrir de ses plis Accomplissant sa mission suprême En dispensant à tous l’égalité, La rouge croix est le plus pur emblème De la grande Fraternité !…

Foulons aux pieds les haines séculaires Et de nos cœurs bannissons le courroux Le rédempteur a dit : vous êtes frères, Hommes, vivez en frères, aimez vous ! peuples, suivons la doctrine immortelle ; Inaugurons un règne d’équité Ayant pour loi : Concorde universelle, Un règne de Fraternité !…

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pHYSIOLOGIE DU CŒUr.Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle

De tout temps, sur la même gamme, Chacun a défini le cœur. On en fait le foyer de l’âme, Des sentiments et de l’honneur. C’est un précepte que j’approuve Et j’affirme ici sa valeur : parmi vous, lorsque je me trouve, Je sens d’émoi battre mon cœur !

Nous naissons avec un bagage De qualités et de défauts, Et nous n’avons pas pour partage D’être tous absolument beaux. puisque aucun n’est un ange, en somme Ô philosophe critiqueur ! Apprends que pour connaître un homme II faut le juger par le cœur ! La femme est mobile et jalouse, Cela se chante en tous les temps. Qu’elle soit vierge, amante, épouse, Elle cède aux mêmes penchants. Les nerfs, dit-on, c’est bien notoire, Causent sa capricante humeur… Je le conteste, et je veux croire Qu’elle n’obéit qu’à son cœur.

De mon voisin le caractère Est pour le moins original. II est vif, étourdi, colère Et parfois même un peu brutal. pourtant, le pauvre le renomme À l’égal d’un grand bienfaiteur, Et dit tout bas que le bonhomme A mauvaise tête et bon cœur !

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Quand la malignité l’inspire, L’esprit est subtil et narquois ; Témoin l’ami qui nous déchire Au profit d’un bon mot parfois. On peut rire d’une épigramme Au trait satyrique ou moqueur Mais rien ne vaut, je le proclame, L’esprit qui s’échappe du cœur !

La politique nous divise Il semble que du sud au nord Le pays ait pris pour devise Un perpétuel désaccord pourtant, si la triple alliance Déchaînait sur nous sa fureur, À l’appel du clairon, la France N’aurait qu’un seul et même cœur !

De la brise qui nous caresse Aspirons les douces senteurs ; Fêtons la nature, en liesse, Fêtons les femmes et les fleurs ! Suivons les routes fantaisistes Qui nous font rêver le bonheur Et gardons-nous des égoïstes. Qui ne vivent pas par le cœur !…

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L’ÉCOLE BUISSONNIÈrEAir : Soldat français né d’obscurs laboureurs

Quelqu’un de nous s’est-il jamais plié Aux durs labeurs de son adolescence ? Qui peut jurer n’avoir pas envoyé L’étude au diable et toute la science ? Des règlements du régime claustral On nous voyait souvent faire litière ; Foulant aux pieds et l’écrit et l’oral, Gais écoliers, notre unique idéal Était l’école buissonnière !…

Les jouvenceaux, c’est inné dans leur sang, Sont affamés de ce plaisir frivole ; Je le veux bien, mais s’il faut parler franc, Ils n’en ont pas le joyeux monopole. L^âge en effet, disons-le sans détour, N’apparaît pas pour grand’chose en l’affaire : Jeunes ou vieux ne cèdent pas leur tour Sur ce point là, car jusqu’au dernier jour On fait l’école buissonnière !…

Lorsque le soir vous prenez le chemin Qui vous conduit à votre domicile, D’un pas dolent vous marchez, quand soudain vous rencontrez une vertu facile Séduit, charmé, vous risquez un aveu Tout en suivant la belle irrégulière ; On vous accueille et vous dites adieu pour un moment à votre pot-au-feu C’est votre école buissonnière !…

Lorsque affranchi des brumes de l’hiver, L’ami soleil de ses feux nous inonde, Nous aspirons à la vie en plein air

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Sous le ciel bleu qui luit pour tout le monde. Tout nous convie à de riants ébats ; Alors quittant la maison sédentaire, vers la feuillée on dirige ses pas Et l’on se grise au parfum des lilas : On fait l’école buissonnière !…

Le tourlourou s’échappant du quartier, À travers champs court guetter des payses ; L’étudiant, fruit sec ou bachelier, À la taverne établit ses assises ; Une bordée a de friands appas pour le marin sitôt qu’il est à terre. Je les absous et je redis tout bas : Ils sont heureux, ne les réveillons pas ; Ils font l’école buissonnière !

De l’existence on serait bientôt las Si l’on n’avait en réserve une joie, Un correctif à ces mille tracas Que le destin chaque jour nous envoie, pour moi qui suis du vaudeville épris, Mon grand bonheur – je n’en fais pas mystère Est de venir ici les vendredis Me retremper avec de vieux amis… C’est mon école buissonnière !…

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LA JALOUSIEAir de : Conseils à une Parisienne (a. de musset)

Vous voulez enfin, dites-vous, Clémence, À brève échéance Choisir un mari. Or, écoutez bien ce que vous conseille Tout bas à l’oreille votre vieil ami :

Lorsqu’à ce phénix vous serez unie, Qu’un dieu d’harmonie règne sur vos cœurs. De l’épouse ayez toute la tendresse Et de la maîtresse Les attraits vainqueurs.

Que votre vertu jamais ne chancèle ; Soyez un modèle De fidélité. Ce n’est qu’à ce prix qu’on fait la conquête De la plus complète réciprocité.

pour plaire l’amour vous prêtant des armes, Soyez de vos charmes Jalouse à merci, Comme d’acquérir, faveur sans seconde, L’estime du monde Et la vôtre aussi.

Si l’objet aimé vous paraît volage, rendez-le plus sage par vos soins jaloux À sa liberté mettez quelque entrave Qui le fasse esclave

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D’un regard de vous.

Seulement, fuyez l’âpre jalousie, Cette frénésie De certains amants, Quand ce sentiment va jusqu’au délire, La vie, à vrai dire, Manque d’agréments.

D’ailleurs, croyez-moi, la fureur, la haine vous rendraient vilaine, Ce qu’il ne faut pas ; Et vous pourriez voir, sans longtemps attendre, votre cher et tendre Faire des faux pas !

Mais non. vos deux cœurs dans leurs quiétudes, De ces turpitudes Seront triomphants. vous aurez, j’en ai la ferme assurance, Heureuse existence Et beaucoup d’enfants !…

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(1) Laffitte

L’ÉpINGLE DU JEUAir : Restez, restez, troupe jolie...

Se dégager avec adresse De subtils et traîtres filets ; Sortir d’une affaire en détresse Où l’on succombait sous le faix, En retirant du moins ses frais ; D’une impasse où le cœur chancelle Se dérober en temps et lieu ; voilà, je crois, ce qui s’appelle Tirer son épingle du jeu !…

On dit que dans un jour de gêne, Ce minuscule fil d’acier Marqua le début de la veine D’un obscur apprenti banquier, (1) plus tard connu du monde entier. passer ainsi de l’indigence À la fortune pour si peu... C’est, avec une rude chance, Tirer son épingle du jeu !…

Un fils de la vieille Angleterre perd un procès fort déplaisant ; Mais une opulente héritière, Trouvant ce héros séduisant, Le dédommage en l’épousant. Quoique l’on dise ou que l’on pense, Nous devons faire cet aveu : Gordon a bien, dans l’occurrence, Tiré son épingle du jeu !…

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vous délaissez une maîtresse Qui, du haut de votre entresol, vous guette avec scélératesse Afin de vous lancer au vol Une tasse de vitriol ! Si vous vous effacez, agile, Et qu’un autre affronte le feu, vous aurez en stratège habile Tiré votre épingle du jeu !…

Jeunes gens, si c’est votre envie, Je le veux bien, soyez gommeux ! Mais n’égrenez pas votre vie Dans les boudoirs licencieux De nos Tatas aux faux cheveux. Pour ne point finir en Alphonse, vite sortez de ce milieu, Où très aisément l’on s’enfonce… Tirez votre épingle du jeu !…

Le final de tout vaudeville Exige une moralité. Cette loi me paraît servile Et je la laisse de côté ; Excusez ma sincérité, Sans argumenter davantage, Ce soir ici je forme un vœu : C’est d’avoir avec avantage. Tiré mon épingle du jeu !…

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BOHÈMES ET BOHÉMIENSAir de l’Andalouse

Bravant le feu des anathèmes, voici venir dans nos sillons La troupe errante des Bohèmes Aux yeux aigus, aux faces blêmes, Couverts de sordides haillons.

Lentement, dans le fond des brumes, Défilent leurs lourds chariots remplis de dépouilles posthumes, De chaudrons, de guzlas, d’enclumes, Qui hurlent à tous les cahots.

Ne réclamant qu’un droit d’asile Sur la poussière du chemin, Ils vont aux portes de la ville Édifier leur domicile, Bivouac d’un jour sans lendemain.

La caravane enfin arrête Ses percherons estropiés. Le roi de Thune est à sa tête, Ayant jadis fait la conquête De ce ramas de va-nu-pieds.

Chevauchant une rosse étique, voici Menko, prince des gueux, Truand sauvage à l’œil oblique, Montrant sa poitrine athlétique Sous les trous d’un manteau pouilleux.

Il est expert en jonglerie, Tond les mulets, montre des ours ; Son faible est la piraterie : Il met à sac la bergerie

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Mieux que ses frères les vautours.

Voici Khava, la belle fille, Brune gipsie aux yeux félins. Un chiffon rouge est sa mantille, Et sur son cou basané brille Une rivière de sequins.

Sa danse est un fougueux délire, Elle met les sens aux abois. Son regard fauve vous attire Et son geste lascif inspire L’ivresse et l’horreur à la fois.

Mais cet amour qui vous dévore, Il faut à jamais l’oublier. Fidèle à sa caste, elle adore Ce haut et puissant matamore Qui dort là-bas sur un fumier.

vous que mène la fantaisie, peuple étrange, d’où sortez-vous ? Est-ce des jungles de l’Asie, Des bords où vécut Aspasie Ou des bleus pays andalous ?…

Nul ne le sait. Mais si féconde Est votre race qu’elle ira, Insouciante et vagabonde, Se répandre de par le monde, Tant que le monde durera !…

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LE DErNIEr MOTAir : Allez-vous-en, gens de la noce.

On a chanté tant d’ariettes, Tant de refrains, tant de couplets, Qu’il nous semble que les poètes Ont épuisé tous les sujets. Illusion ! plus d’une thèse S’impose encore à leur esprit ; À chaque pas il en jaillit. De la vieille Chanson française Le dernier mot n’est jamais dit !...

La France noue une alliance Avec un grand peuple du Nord ; On nous crie : Ayez confiance, par l’union on devient fort ! Oui, mais ce traité qu’on projette Nous fera-t-il longtemps crédit ? Va-t-il éviter un conflit ? Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Le dernier mot n’en est pas dit !…

parmi les roublards qu’on renomme, Le Normand brille au premier rang, Rusé, finaud, mais galant homme, Il a sa façon d’être franc. « Ni oui ni non » sur sa bannière C’est la devise qu’il inscrit, Il a son dit et son dédit ; Il peut causer une heure entière, Son dernier mot n’est jamais dit !…

L’amour est le ressort de l’âme ; C’est un précepte très profond Que le sexe fort ou la femme

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Se flatte de connaître à fond. Eh bien ! ce sublime délire Est encore un livre inédit Même pour le plus érudit ; On peut l’écrire et le récrire, Son dernier mot n’est jamais dit !…

Depuis longtemps l’on bat en brèche Et la censure et les censeurs ; Chacun de nous à l’envi bêche Cette officine de gêneurs. L’un veut la mettre, ô fantaisie ! Trois ans durant en interdit ; Tel autre à jamais l’abolit. Mais, sois sans crainte, Anastasie, Le dernier mot n’en est pas dit !…

La mort est la fin de la vie, Moi, je conçois très bien cela ; Mais mon entendement dévie Quand il s’agit de l’au-delà, Connaissons-nous où Dieu nous mène Et ce qu’il fait de notre esprit ? L’affuble-t-il d’un autre habit ? Où va se nicher l’âme humaine ? Le dernier mot n’en est pas dit !…

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1893LES rÊvESAir : Aussitôt que la lumière

Chacun rêve en fantaisiste Un avenir idéal, Qu’il soit matérialiste, Austère ou sentimental. Que de châteaux en Espagne, De beaux projets préconçus Que l’espérance accompagne Et qui sont vite déçus !…

Je rêvais dans ma jeunesse D’une existence au grand air, Bravant la rude caresse Des grands souffles de la mer. Dans une ardeur sans seconde. Avide d’autres séjours, J’aurais parcouru le monde Jusqu’au dernier de mes jours.

Or, voyez quelle est ma peine : Le sort à mes vœux rétif Se plut à river la chaîne Qui me tient encor captif. Au lieu d’horizons immenses, Au lieu d’effluves vitaux, Je n’ai que des résidences Fleurant odeur de bureaux !…

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D’une agaçante détresse Mon esprit impatient prétendait à la richesse Des nababs de l’Orient. Quels prestigieux mirages Se déroulaient à mes yeux : J’avais des laquais, des pages Et des palais somptueux !...

Eh bien ! la vache enragée Qui pimentait mes repas, N’est pas en entier mangée ; Il en reste des abats. À l’instar d’un vieux bohème Qui veut vivre à sa façon, Je suis toujours de moi-même L’écuyer ou l’échanson !…

pris d’un zèle méritoire, Je voulais être quelqu’un ; Et j’aspirais à la gloire De l’artiste ou du tribun. De cette fièvre éphémère, pour moi, qu’est-il advenu ? Je suis resté dans ma sphère Comme à peu près inconnu !…

En vérité, je blasphème Car le ciel m’a procuré Une famille que j’aime Et dont je suis adoré, Mon idéal m’est fidèle, Mes désirs sont accomplis Quand je suis au milieu d’elle Et près de vous, mes amis !…

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SOUS LE vOILE DE L’ANONYMEAir du Charlatanisme

La franchise doit nous régir Dans les actes de notre vie ; Tête levée il faut agir, La droiture nous y convie. Faire le mal en tapinois. C’est très canaille. Mais j’estime Qu’on peut n’être pas discourtois En se dérobant quelquefois Sous le voile de l’anonyme !…

Qu’un richard plein de vanité, À grand renfort de grosse caisse, Fasse prôner sa charité Dans les colonnes de la presse ; J’accepte cela. Mais combien Je prise mieux l’humble décime De la veuve ou du plébéien Qui, plus modeste, fait le bien Sous le voile de l’anonyme !…

Au bal de l’Opéra, l’hiver, J’admets que le sort vous égare Et qu’une « Nini-patte-en-l’air » vous intrigue sans crier gare ! Trouveriez-vous tant de brio À son bagout, sa pantomime, Si ce provocant domino Ne se cachait amoroso Sous le voile de l’anonyme ?…

S’il commet des naïvetés, Calinaux est probe ci sincère : II n’aime pas les lâchetés,

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Ça répugne à son caractère. Il couvre d’un profond mépris Toute manœuvre illégitime ; Aussi, dit-il à ses amis : « Je signe toujours quand j’écris

» Sous le voile de l’anonyme !… »

Avec « Machin » le grand auteur, vous faites une comédie Dont vous lui laissez tout l’honneur Tant vous avez de modestie. Si votre chef-d’œuvre est chuté, Machin seul en est la victime, Car c’est son nom qu’on a cité. Tandis que le vôtre est resté Sous le voile de l’anonyme !…

Il est un frère en gai savoir, Expert aux joutes poétiques, Dont nous acclamons chaque soir Les rimes anacréontiques. Or, à ce batteur de buissons, pourrons-nous jamais faire un crime De nous dédier ses moissons De vaux-de-vire et de chansons Sous le voile de l’anonyme ?…

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LA QUEUE DU CHIENAir de La Petite Gouvernante

De son caniche un jour Alcibiade Trancha tout net le plus bel ornement. À ses amis qui blâmaient l’incartade, Il opposa ce subtil argument : « Sur moi les Grecs ne diront rien de pire » Tant qu’ils auront ce sujet d’entretien ; » voilà pourquoi j’affronte leur satire » En coupant la queue à mon chien !... »

De ce vieux truc je conseille l’usage À qui se sent quelque chose au cerveau. Il est certain que faute de tapage, L’esprit qu’on a reste sous le boisseau. voyez Zola ! N’a-t-il pas fait renaître Le procédé du noble Athénien ? C’est par un coup d’assommoir que le maître A coupé la queue à son chien !…

Grande nouvelle ! Antonia la blonde, Belle petite au grand œil indigo, Celle qui fut reine, du quart de monde, vient d’allumer les feux du conjungo. Sur cet hymen chacun glose et caquète, À qui mieux mieux, sans y comprendre rien. Ses amants seuls savent que la coquette A coupé la queue à son chien !…

Conservateur, féru de politique, veux-tu briguer un siège au parlement ? Sur une gamme ultra-démocratique, Avec éclat braille ton boniment ! par ce moyen lu gagneras ta cause, Bien que tu sois un vieux patricien,

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Et tu seras dans l’État quelque chose, En coupant la queue à ton chien !…

Est-ce la haine ou bien la jalousie Qui déchaîna Fulbert sur Abélard ? Comment juger l’acte de frénésie Que consomma le sinistre vieillard ? – Je crois saisir le nœud de son affaire : Obscur alors, ce théologien N’avait qu’un but : se rendre populaire En coupant la queue à son chien !…

Sur ce pied-là, l’on va vite en besogne. rappelons-nous un fait incontesté ; C’est grâce au cri de « vive la pologne ! » Qu’un avocat dut sa célébrité. Cette action démontra avec justesse Que pour mener une carrière à bien, II faut savoir battre la grosse caisse Et couper la queue à son chien !…

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LES OrTOLANS DE TOULOUSEJe vous le dis en confidence, Messieurs, je suis un peu gourmand ; La table mieux que la science Convient à mon tempérament. J’aime les poulardes de Bresse, J’adore les chapons du Mans, Les gelinottes, les faisans ; Mais par-dessus tout je professe Un culte pour les ortolans !…

Ce sont des oiseaux de passage Aux nombreuses variétés. Leur troupe, en automne, voyage Et nous revient tous les étés, On en voit à Nice, à Narbonne, Aux champs lombards et catalans, En Lorraine et près d’Orléans ; Mais c’est dans la Haute-Garonne Qu’on trouve les vrais ortolans !…

Ce sont ceux qu’on nous expédie Dans des mannettes de millet ; Eux dont la panse rebondie Garnit les montres de Chevet, rondelets comme des pelotes, Ils sont si gras, si séduisants, Que l’on comprend que les friands Fassent le vide en leurs culottes pour acheter ces ortolans !…

Ne croyez pas que l’on achète Avec des coquilles de noix Cette excellente mauviette Déjà très coûteuse autrefois. Elle valait deux cents sesterces

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À rome, du temps de Trajan !… Aujourd’hui voici son bilan : Ça rentre dans les bons commerces De vendre un louis l’ortolan !…

rien ne le surpasse en cuisine, C’est la fleur des pois du gibier. Auprès de lui la bécassine Est un fretin bien roturier ; À la brochette, au bain-marie, Figurez-vous, tout ruisselants, Ces comestibles succulents… vos papilles sont en folie rien qu’à songer aux ortolans !…

Quand vous vous trouvez en présence De ces oisillons délicats, rendez grâce à la providence, vous allez faire un bon repas ! Le ventre à table, entrez en lice, Choisissez des vins stimulants, Ne perdez pas vos coups de dents, Et vous connaîtrez le délice Que procurent les ortolans !…

Mais, je vois bien ce qui vous touche ; Chacun se dit in-partibus : Le camarade est, sur sa bouche, Autant porté que Lucullus ! vous ne me faites pas injure, Tout comme un autre j’ai des sens. Seulement, soyez indulgents, Je n’ai, – c’est la vérité pure – Jamais dégusté d’ortolans !…

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NUL N’EST CONTENT DE CE QU’IL AAir de Calpigi

L’humaine espèce est ainsi faite Qu’elle n’est jamais satisfaite De son aise ou de son plaisir, N’ayant jamais pu réussir À se borner dans son désir. Que le hasard nous favorise, Que notre espoir se réalise, L’esprit va toujours au-delà : Nul n’est content de ce qu’il a !

Quand vous n’étiez qu’un pauvre diable, vous aviez soif de confortable, De fins repas, de lits mœlleux, Et le destin capricieux Un beau matin comble vos vœux. Mais vous le maudissez bien vite Car vous avez une gastrite, Un rhumatisme et cætera ; Nul n’est content de ce qu’il a !

Bien que sa femme soit fidèle, Baliveau certain jour appelle En champ clos, affaire d’honneur, Un sien ami plein de candeur Qu’il croit être un vil séducteur. Baliveau, dans cette algarade, Est doté d’une estafilade Qui le met un mois à-quia… Nul n’est content de ce qu’il a !

Docteur, accourez à mon aide Et me donnez vite un remède

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Antiseptique ou cordial, pour me délivrer de mon mal Et me retremper le moral. Bah ! dit l’autre : une babiole ! vous pouviez gagner la rougeole Et vous n’avez qu’un coryza… Nul n’est content de ce qu’il a !

L’homme en hiver se plaint de vivre Sous un ciel de neige et de givre Et peste plus que de raison Contre cette infecte saison Qui l’hypnotise à la maison. L’été revient : même musique ; Trente degrés de calorique Le font geindre et crier : holà !… Nul n’est content de ce qu’il a !

A vingt ans, le cœur se révèle ; Alors, combien la vie est belle ! On peut largement en jouir, Mais l’on n’a foi qu’en l’avenir Et l’on ne songe qu’à vieillir ! L’âge arrive et, pris de tristesse, Chacun regrette sa jeunesse, Ne trouvant bon que ce temps là... Nul n’est content de ce qu’il a !

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JE NE SUIS pLUS DE MON TEMpSAir : Dans la paix et l’innocence

Il faut bien qu’on en convienne : L’âge nous impose un frein. Un jour vient sans qu’il prévienne Où l’on n’est plus “ dans le train ”. pour moi que le sort fît naître Quand ce siècle avait trente ans Je ne peux le méconnaître : Je ne suis plus de mon temps !

Larfaillou, c’est une étoile parmi les indépendants. II vous entass’ sur sa toile Les tons les plus discordants. Il prétend qu’un’ vénus verte A des charmes fort tentants. Eh bien, moi, ça m’ déconcerte… Je ne suis plus de mon temps !

Le sport, aujourd’hui fait rage ; paris en est affolé. Qui n’parait pas au pesage Est traité d’vieux raffalé. pourtant, l’crottin, c’est un’ chose Aux parfums peu ragoûtants. J’préfèr’ l’odeur de la rose… Je ne suis plus de mon temps !

Une école audacieuse Qu’on dit avoir du succès, par un’ langu’ moyenâgeuse Tend à remplacer l’français. J’en ai beau piocher la prose, En dépit d’efforts constants, Je n’y comprends pas grand’chose, Je ne suis plus de mon temps !

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Ailleurs, un’ littérature Que prônent certains journaux, Sert au public, en pâture, Des mots gras et des gros mots. Libre soit qui s’en délecte ; Moi, pour mon compte, j’entends Être un lecteur qu’on respecte... Je ne suis plus de mon temps !

Aux jeun’s il faut du panache, Et sans s’donner l’moindre mal, Le plus minime potache veut tout d’ suite êtr’ général. « Ôt’ toi de là que j’m’y mette » ! C’est la d’vis’ des débutants. Tout ça m’ boul’verse la tête... Je ne suis plus de mon temps !

Le progrès sur not’ planète Est vraiment original. pour dire une chansonnette J’ai vu Kam-hill sur un ch’val. S’il me fallait de la sorte vous charmer par mes accents, Je prendrais bien vit’ la porte... Je ne suis plus de mon temps !

S

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UNE LOCUTION GAULOISEAir : Des deux Edmond

Messieurs, souffrez que je dédie Cette fantasque poésie Au gavroche parisien, Mon aimable concitoyen. Si donc, par le choix de ses rimes Ou par des préceptes sublimes vous croyez qu’elle va briller, vous pouvez vous fouiller !

C’est au foyer de la famille Qu’il vous faut chercher une fille Candide et simple dans ses goûts, Si votre idée est d’être époux ; Car pour trouver cette rosière Dans la folâtre pépinière Du Moulin-rouge ou de Bullier, vous pouvez vous fouiller !

Grâce au maintien de la « Triplice », Le parlement en exercice Nous fait cracher au bassinet pour alimenter le budget. vous qui concevez l’espérance De voir les élus de la France renoncer à vous étriller... vous pouvez vous fouiller !

paris en plein jour est tranquille ; On y voit des sergents de ville Déambuler à chaque coin Alors qu’on n’en a pas besoin. Les cherchez-vous dans la nuit sombre Quand un escarpe vient dans l’ombre

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Traîtreusement vous dépouiller... vous .pouvez vous fouiller !

Le Nil a vu sur ses rivages John-Bull installer ses bagages En promettant chaque matin De détaler le lendemain. Si vous pensez, de guerre lasse, Que pour évacuer la place, Il va bientôt appareiller... vous pouvez vous fouiller !

vous êtes jeune et beau : la femme vous donne son cœur et son âme En ne demandant en retour A défaut d’or qu’un peu d’amour. Tâchez de faire sa conquête . Quand aura blanchi votre tête, Sans vous laisser un brin piller… vous pouvez vous fouiller !

Désirant, pour m’aider à vivre, Offrir au public, dans un livre, Les chansons dont je suis l’auteur, J’allai chez un grand éditeur. « Monsieur, me dit cet homme habile, » Les imprimer, c’est bien facile ; » Mais, pour en vendre un millier... » vous pouvez vous fouiller ! »

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1900C’EST UNE FAÇON DE pArLErAir de Partie et revanche

Nous abusons de la parole, Dans le cours de nos entretiens ; Nous exagérons l’hyperbole Comme des rhétoriciens, pour grossir des propos, des riens. Que ce soit mal, que ce soit pire, On ne peut le dissimuler : Si ce n’est pas l’art de bien dire, C’est une façon de parler.

Chalumeau, d’humeur irascible, Décoche un trait plus qu’acéré Contre un Monsieur très susceptible Qui le convie, exaspéré, À se transporter sur le pré. Mais Chalumeau, pris d’un scrupule, Lui dit : « À ne vous rien celer, Si je me sers du mot : crapule, C’est une façon de parler ! »

Combien est ardente l’ivresse De l’âge riant des amours ! Elle et lui se prêtent sans cesse Le serment de s’aimer toujours Comme pendant les premiers jours. Ces sentiments, chacun les prône De bonne foi, sans calculer ;

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On sait pourtant ce qu’en vaut l’aune C’est une façon de parler.

Dans les réunions publiques, Les anarchistes, par état promoteurs de dogmes cyniques, viennent changer en pugilat Le plus pacifique débat. On s’éborgne, on se casse un membre Sous prétexte d’interpeller. Dans ce milieu, comme à la Chambre C’est une façon de parler.

Affirmer qu’à la quarantaine L’homme n’est plus qu’un vieux barbon, Que l’Alsace devient germaine, Ou que la sensible Ninon Est laide autant qu’une guenon ; Dire d’une femme coquette Qu’elle cascade, et l’appeler Étourdiment rosse ou crevette… C’est une façon de parler.

On ne mange plus, on boulotte ; Un tube est le nom d’un chapeau ; On ne tire plus de carotte, Mais le type monte un bateau pour vous taper d’un monaco. Ça manque de délicatesse, Il convient de le signaler ; Mais il paraît que, dans l’espèce, C’est une façon de parler.

On trouve le cas de Cambronne Fort malséant ; moi, je l’absous. Debout, face au canon qui tonne, Il entend : Français, rendez-vous,

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Ou vous allez succomber tous ! Sa réponse est un cri de rage Que rien ne saurait égaler. N’était-ce pas devant l’outrage, La seule façon de parler ?

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LES INTÉrÊTS DE JOHN BULLAir : On dit que je suis sans malice…

John Bull veut que toute la terre De son île soit tributaire ; Nul n’a le droit à son côté De prospérer en liberté. Aussi, chaque jour, voyez comme II moleste Jacques Bonhomme. Défense à lui de vivre en paix, C’est contraire a ses intérêts !

Au profit de l’humaine espèce Il prétend travailler sans cesse Et se croit le seul champion De la civilisation. Son système est plein d’éloquence : II vous bombarde à toute outrance. Méconnaître tant de bienfaits, C’est contraire à ses intérêts !

Avant que la Grande-Bretagne Ait fait sa dernière campagne, Bravant la peine et le péril, Marchand campait aux bords du Nil. Le Soudan n’était à personne, Mais John Bull se récrie et tonne : À Fachoda point de Français ! C’est contraire à ses intérêt !

ravivant les vieilles querelles, Il en suscite de nouvelles ; Terre-Neuve en peut témoigner : À nos pêcheurs de s’éloigner ! Au lieu de portions congrues, Ils y prennent trop de morues…

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plus de traités, plus de décrets ; C’est contraire à ses intérêts !

préférant la paix à la guerre, Le Czar a proposé naguère, Dans un généreux mouvement, L’universel désarmement. Après avoir feint d’y souscrire, John aujourd’hui ne fait qu’en rire : Siéger dans un pareil congrès, C’est contraire à ses intérêts !

D’une manière peu courtoise À nos colons il cherche noise, pour le présent, Madagascar L’agite autant qu’un cauchemar. II faut à ces gens des tropiques Des marchandises britanniques ! On leur vend des produits français, C’est contraire à ses intérêts !

Chacun sait qu’à nous chanter pouilles, II ne vise que nos dépouilles, pour grossir s’il se peut encor, Son abdomen d’alligator, Mais ici-bas, tout passe et casse ; Que le vieux monde un jour se lasse, On entendra : Sus à l’Anglais, Au diable soient ses intérêts !

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LES CrUAUTÉS DE LA NATUrEAir : Soldat français né d’obscurs laboureurs…

Quand le printemps, ramenant le soleil, vient avec lui ressusciter les choses, Tout nous séduit dans l’immense réveil, Les verts taillis, les femmes et les roses. De bourgeons d’or les rameaux sont criblés, Les bois mouillés revêtent leur parure ; pour ces trésors dont nous sommes comblés, La joie au cœur et les sens affolés, Nous rendons grâce à la Nature !

Oui, tout est grand dans la création, Nul mieux que moi n’en goûte les délices ; Mais comme tout objet de passion, Elle a parfois d’insondables caprices. pour quelque bien qu’elle nous fait, le mal Dépasse trop l’équitable mesure. Or, voudrait-on, sophisme original, Que sous le poids d’un sinistre brutal, On glorifiât la Nature ?

Nous jouissons d’un climat enchanteur, On nous le dit. pourtant c’est notre rôle, L’Été de cuire autant qu’à L’Équateur, Et de geler l’Hiver tout comme au pôle. Nous y gagnons la migraine et la toux, Le coryza, la goutte et l’engelure. Lorsque ces maux se donnent rendez-vous Sur notre corps fragile, devons-nous Trouver clémente la Nature ?

Sur l’Océan tout est calme ; les cieux versent l’azur ; l’horizon est limpide ; C’est un décor splendide et radieux :

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Mais qui ne sait combien l’onde est perfide ? Sur des récifs, de puissants paquebots Vont se briser, des flancs à la mâture ; puis, sans secours, passagers, matelots, Tout disparaît dans l’écume des flots… Telle est l’œuvre de la Nature !

En accordant un fortuné séjour À nos premiers parents, le divin père Leur dit: Enfants, ayez foi dans l’amour, Multipliez, croissez sur cette terre. Un mal subtil d’Occident rapporté Brave ces lois ! pourquoi cette torture Qui nous conduit à la débilité Et lentement détruit l’Humanité C’est un crime de la Nature !

vous connaissez là-bas, loin de paris, Dans un discret vallon, cette rivière Qui cheminait au sein de prés fleuris, Où Jeanne allait cueillir la primevère. Les noirs frimas ont soulevé ses eaux ; Fleuve aujourd’hui roulant à l’aventure, Elle engloutit au milieu des roseaux Arbres et fruits, chaumières et berceaux ; voilà les coups dé la Nature !

Qui peut percer les mystères secrets De cette aveugle et fatale puissance ? Comment nommer ses multiples effets : Est-ce Destin, Hasard ou providence ? Nul ne le sait. Mais on connaît, hélas, Tous les fléaux frappant la créature. Tourments, douleurs, angoisses et tracas, Le plus souvent ne lui viennent-ils pas Des cruautés de la Nature ?

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ENTrE DEUX SELLESAir : À Saint-Lazare

Celui dont les prétentions Sur toutes choses Atteignent des proportions À hautes doses, Ou fait jouer pour ses desseins Trop de ficelles ; risque de choir, le bas des reins Entre deux selles.

visant un siège électoral, Machin caresse Droitier, modéré, radical Avec souplesse. Mais les suffrages au scrutin Lui sont rebelles, Et l’on voit s’étaler Machin Entre deux selles.

Bourdelin, dans une chanson, Nous a naguère De la plus lucide façon Décrit l’Affaire. Grâce à lui, nous savons enfin, Dans ces querelles, Qui tombera l’arrière-train Entre deux selles.

Fillettes qui voulez cueillir Des époux sages, Ne laissez, pas le Temps flétrir vos frais visages : Faites un choix pour convoler, Mesdemoiselles, De crainte de vous affaler

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Entre deux selles.

Convive dans des soupers fins, En canicule, Je prétends sabler tous les vins Comme un Hercule. Mais je n’en ai pas plutôt bu Dix écuelles, Qu’on me voit m’effondrer vaincu Entre deux selles.

D’Icare la témérité, Nous dit la fable, Lui valut un sort mérité Mais lamentable Le Soleil qu’il frôlait lui fit perdre ses ailes, Et l’acrobate s’aplatit Entre deux selles.

rappelons -nous le marchepied Et la portière Où le hasard avait lié Une crinière… Le cocher fait caracoler Ses haridelles, Laissant le sujet s’acculer Entre deux selles.

Si, lors de son bilan final Notre existence Compte autant de bien que de mal Dans la balance, Au jour du dernier jugement, Transes cruelles ! Nous resterons certainement Entre deux selles !

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LA pAILLE HUMIDE DES CACHOTSAir : À quat’ pour un sou les Anglais

La geôle autrefois n’avait que peu d’appas, L’histoire du moins, nous l’assure ; Elle nous dit qu’alors, on ne s’y trouvait pas En pleine villégiature. Un’ fois coffrés par les exempts, Les pir’ scélérats, comme les honnêt’ gens, Laissaient presque toujours leurs os Sur la paille humid’ des cachots.

C’était l’bon vieux temps des bas fonds du Chât’let, Des cabanons et des bastilles, Ou, par la vertu d’un’ lettre de cachet, Sur vous se refermaient les grilles. Il paraît que pour trop d’bagout, pour un’ peccadille ou mêm’ pour rien du tout, On vous jetait comm’ des bestiaux Sur la paille humid’ des cachots.

On d’vine avec quoi le pauvre prisonnier Humectait sa triste géhenne. Il faut en convenir, un semblable fumier Ne d’vait pas sentir la verveine. pour luncher, l’on avait chaqu’ soir La cruche’ légendaire et l’odieux pain noir. On n’ servait jamais d’autr’s fricots Sur la paille humid’ des cachots.

Ce siècle a mis fin à d’ si cruelles douleurs. On vient d’ construire à la campagne Un nouveau Mazas où nos cambrioleurs S’ébaudiss’nt en pays de cocagne. On y trouve un confort parfait,

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Bon lit, bonne table et grand air à souhait. On n’ pourrit pas dans c’ lieu d’ repos Sur la paille humid’ des cachots !

Mais pour ceux qui sont d’ la cliqu’ des vrais bandits, rien ne vaut encor la Nouvelle. C’est là qu’est l’ salut, c’est là qu’est l’ paradis Où la flemme est perpétuelle. On s’y marie au bout d’six mois, Et l’on plant’ ses choux à l’instar des bourgeois. C’ n’est pas ça qui donn’ froid dans l’ dos, Comm’ la paille humid’ des cachots !

Comment expliquer c’ que notre esprit hâbleur A fait de ce terme classique ? En a-t-on jamais mesuré la valeur ; Est-il sinistre, est-il comique ? Sans m’prononcer, moi, j’ suis certain Qu’on nous rabâch’ra jusqu’au temps l’plus lointain : « On gémit comm’ des cachalots « Sur la paille humid’ des cachots ! »

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LA COUpE DU pLAISIrmot donné

Air : Les Anguilles, les jeunes filles…

Le cours de l’existence humaine Est peu folâtre assurément ; La peine succède à la peine Et l’inquiétude au tourment. pour atténuer sa misère Et se retremper à loisir, Chacun de nous, à sa manière. vide la coupe du plaisir.

L’un recherche une folle ivresse Dans le Champagne et dans l’amour ; L’autre avec un grain de sagesse pêche à la ligne tout le jour. Des délices de la morphine Ceux-ci se pressent de jouir ; Tous vident à pleine poitrine L’ardente coupe du plaisir.

Boireau ne se distingue guère par sa grande sobriété ; Quand il a séché trop de verres Il bouscule l’Autorité ! pour prix d’une telle cascade, Au poste il va sans coup férir ! C’est ainsi que le camarade vide la coupe du plaisir.

À quelles terribles épreuves Le sort d’un artiste est soumis ! Avant que d’avoir fait ses preuves II n’a qu’angoisses et soucis. Mais lorsqu’au jour de la victoire

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Il voit son œuvre resplendir, rêvant la fortune et la gloire, Il boit la coupe du plaisir.

Bertrand, débute encore imberbe Dans la carrière du gratin ; Il mange son avoine en herbe Avec l’éternel féminin. Après dix ans de cette vie, Il est vanné comme un fakir ; Mais il a, quand il se marie, vidé la coupe du plaisir.

Je sais un vieux porte-besace Qui, grelotteux, presque mourant Las de jeûner, brise une glace À la porte d’un restaurant, La prison pour lui c’est l’asile Où l’on petit manger et dormir. Dans ce lugubre domicile, Il boit la coupe du plaisir !

Sur un vieux cliché qui radote, Œuvre d’un temps maniéré, Cette chanson roule et cahote Comme un char mal équilibré. pourtant, malgré sa rosserie, Si vous veniez à l’applaudir, J’aurais dans notre confrérie vidé la coupe du plaisir !

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UN BON GArÇONAir de Calpigi

vous connaissez ce personnage Qui possède pour tout bagage Un physique ni bien ni mal Où se dissimule un moral Bougon, quinteux, original. vous souffrez toutes ses bourrasques, vous lui passez toutes ses frasques, Quitte à dire de cet ourson : « C’est tout de même un bon garçon ! »

Déjà, sur les bancs dé l’école Le scandale est son monopole ; De sa classe il est la terreur, Tant il est brutal et rageur ; C’est le modèle du gêneur. Eh bien, aux yeux des camarades Qui subissent les algarades De cet effronté polisson, « C’est tout de même un bon garçon ! »

L’oisiveté, c’est son système ; II mène le train d’un bohème, Mais il se montre diligent Quand il veut tirer de l’argent Du gousset d’un type obligeant. Lui prêtez-vous la grosse somme, S’il n’en rend rien, d’un air bonhomme vous ressassez votre chanson : « C’est tout de même un bon garçon ! »

II ne faut pas qu’on le moleste À la riposte il est très leste, Et pour peu qu’on l’ait chagriné,

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D’un coup de poing bien asséné II vous étale sur le nez. Malgré son humeur batailleuse, Comme il est d’allure joyeuse, Chacun s’exclame à l’unisson : « C’est tout de même un bon garçon ! »

Au sein des cercles artistiques, S’il a des copains sympathiques, II faut voir comme ils sont traités : Il les taxe d’antiquités Et leurs œuvres d’insanités. Mais les confrères n’en ont cure : Insoucieux d’une piqûre, Ils prennent ainsi la leçon : « C’est tout de même un bon garçon ! »

Celui-ci, c’est un parasite, piqueur d’assiettes émérite ; À votre table il mange, il boit Et folâtre sous votre toit Avec Madame, par surcroît. Devant ces excès d’impudence, Neuf fois sur dix, votre indulgence, Se traduit de cette façon : « C’est tout de même un bon garçon ! »

Cette faiblesse déplorable pour un berneur insupportable Qu’on devrait siffler vertement, Montre combien notre engouement Égale notre aveuglement, Il est temps de changer de rôle ! Fermons nos portes, à ce drôle Et rayons de notre écusson : « C’est tout de même un bon garçon ! »

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L’HIvErAir du Chanvre (mahiet de la Chesneraye)

Le souffle rude de l’Automne A balayé feuilles et fleurs ; Un brouillard lourd et monotone Sur nos abris verse des pleurs. Adieu, la tiède matinée, Adieu, charmilles et berceaux ! Nous n’entendrons plus cette année Le murmure de vos rameaux. L’heure de l’églogue est passée ; À grands pas, du fond de l’éther Accourt une brise glacée, voici l’Hiver !

C’est l’instant où l’esprit se plonge Dans les profondeurs du passé ; Il retrouve comme en un songe Tous les romans qui l’ont bercé II voit aux jours de la jeunesse Moins de bonheur que de soucis ; La souffrance primant l’ivresse, projets déçus, amours trahis ! Heureux s’il reste l’espérance Au fond de ce calice amer ! Il peut alors donner créance Au morne Hiver !

Dans l’âpre guéret solitaire Où rugit un vent glacial, Courbé par l’âge, un pauvre hère Dévale d’un pas machinal. Spectre de la misère humaine, Il a froid, il a même faim ; Sur la plaine embrumée il traîne

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Enfant et femme par la main. Ayons pitié du misérable ! L’aide donnée a cœur ouvert rendra pour nous plus tolérable Le sombre Hiver !

C’est au foyer de la famille, Durant le cours des longs mois noirs, Qu’aux rayons d’un feu qui brasille On âme à se serrer les soirs. Cadre charmant, douceurs exquises, Que rien ne saurait égaler ! C’est là-qu’on voit des têtes grises Aux têtes blondes se mêler. puis… voici Noël qui s’avance Faisant d’un ciel gris un ciel clair Aux yeux éblouis de l’enfance ; vive l’Hiver !

pour nous, fervents d’un cercle intime, Férus de vers et de chansons, Dans les domaines de la rime Battons collines et buissons ! Dehors, le froid gerce la terre, La neige couvre le chemin ; Qu’importe, si dans notre verre Étincelle un doigt de vieux vin ! Laissons courir la fantaisie Comme un sylphe léger dans l’air, Et grisons-nous de poésie pendant l’Hiver !

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1905LE BEAU TEMpS vIENT AprÈS LA pLUIEAir : Soldats français

C’est l’ouragan ! Sur nos toits, sous nos pas, Dans les sentiers de la forêt profonde, Les eaux du ciel roulent avec fracas, Mêlant leurs bruits à la foudre qui gronde. Arbres et fleurs s’inclinent ruisselants, Mais la nuée obscure s’est enfuie, Et du soleil les feux étincelants vont ranimer nos esprits chancelants : Le beau temps vient après la pluie !

La France vit dans un trouble profond ; La passion aveugle s’y déchaîne ; C’est un foyer en qui tout se confond : L’ambition et l’envie et la haine. Chacun de nous prône son idéal Ou la raison sur laquelle il s’appuie. rassurons-nous, le bien surgit du mal, C’est du destin l’enchaînement fatal, Le beau temps vient après la pluie !

Ne voit-on pas chez les meilleurs époux Sourdre parfois des ferments de discorde ? Elle est en proie à des transports jaloux Bien que pour Lui sa tendresse déborde. Des flots de pleurs s’échappent de ses yeux,

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Mais aussitôt qu’un baiser les essuie, par un prodige étrange et curieux, Tout l’horizon reparaît radieux… Le beau temps vient après la pluie !

Ces temps ont fait de la vie un enfer ; On se harponne, on crie, on se démène, On sent frémir et son âme et sa chair Sous les tourments, la souffrance et la peine, puis un jour vient où par l’âge dompté Tout ce fracas vous lasse et vous ennuie, On se retire alors désenchanté Pour vivre enfin dans la sérénité. Le beau temps vient après la pluie !

Dans l’air impur de tavernes, hélas ! La chanson fut vagabonde et volage, Mais aujourd’hui, ne vous semble-t-il pas Qu’elle s’amende et redevient plus sage ? Bien loin de nous et durant de longs jours, Soit qu’elle boude ou soit qu’elle nous fuie, Capricieuse, elle revient toujours Aux doux foyer de ses premiers amours. Le beau temps vient après la pluie !

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MES FAIBLESSESAir : Eh ! ma mère, est-ce que j’sais ça !

Dans les jours de mon enfance, On reléguait à l’écart Les bonbons, avec défense D’y jeter même un regard. En dépit de la menace, Je savais les dénicher Et les consommer sur place : J’pouvais pas m’en empêcher !

Cet instinct de gourmandise Chez moi s’est enraciné ; Si l’on m’offre un’friandise Au fumet carabiné, Bien qu’mon gaster me r’commande De prendr’ bien gard’ d’y toucher, par trois fois, j’en redemande : Je n’peux pas m’en empêcher !

Ma compagne est très jalouse : Ell’ prétend qu’on ne doit pas, Ayant au bras son épouse, Contempler d’autres appas. D’accord ! Mais qu’l’homme est canaille ! Si j’vois un’ femm’ s’approcher, J’ la r’luqu’ des yeux à la taille : Je n’peux pas m’en empêcher !

Un docteur plein de mérite Me dit un jour au Caveau : « pour guérir votre bronchite, « Ne buvez plus que de l’eau ! » Cett’ boisson qu’il me conseille N’a pas l’don de m’allécher ;

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J’bois toujours du jus d’la treille : Je n’peux pas m’en empêcher !

On dit qu’la pipe et l’cigare Nous dépriment le cerveau Et déchain’ sur nous l’catarrhe, En nous empestant l’museau. J’plaid’ pas pour la négative, Mais là d’sus, on peut m’prêcher, J’fum’ comme un’ locomotive, Je n’peux pas m’en empêcher !

Avec l’âge, on dégénère. vétéran de la chanson, J’avais bien juré naguère D’amener mon écusson, En brûlant les dieux qu’j’adore Sur un flamboyant bûcher. Et pourtant je chante encore : Je n’peux pas m’en empêcher !

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1907L’HABIT NOIrAir des Deux Edmond

On adopte pour sa toilette La redingote, la jaquette ; On porte même le veston, – C’est aujourd’hui du meilleur ton. Mais de peur qu’il ne s’avarie, Dans, le fond d’une penderie, Bien arrimé sur son perchoir, On suspend l’habit noir.

C’est pour observer les usages Qu’aux obsèques, aux mariages On décroche subtilement Cet insipide vêtement. patriciens et démocrates S’en affublent les omoplates, Et chacun d’eux est fier d’avoir Sur son dos, l’habit noir.

Il est digne ou grotesque en somme Selon le galbe du bonhomme. Qui l’exhibe en soirée, au bal Sur son système vertébral. Le gentleman est ineffable Sous ce harnais incomparable, Mais combien doit nous émouvoir Le pauvre en habit noir !

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S’il vous advient par aventure De chasser un jour d’ouverture Chez de fastueux financiers, vous portez blouse et gros souliers. Tout le jour, vous battez la plaine, puis fourbu, courbé sous la peine, Il faut, pour le dîner du soir, Mettre votre habit noir !

Enfin, Bec-Salé se marie Tout comme un autre à la mairie, Et prend à cette occasion Un Elbeuf en location. Or, à la noce il prend la mouche Avec un invité farouche Qui met dix accrocs à l’« Avoir » De son bel habit noir…

paris reçoit-il un monarque, Un grand duc, un prince de marque, On se demande quel effet peut produire Monsieur Loubet Lorsqu’au milieu des chamarrures Des panaches et des parures, On arrive à l’apercevoir Avec son habit noir !

Je manquerais aux bienséances Si j’oubliais qu’en nos séances, Les deux présidents du Caveau Sont en habit, et portent beau ! Dans notre lyrique domaine, pour ces régisseurs de la scène, C’est un honneur plus qu’un devoir D’endosser l’habit noir !

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L’ANCIEN SYSTÈMEAir : À quat’ pour un sou les Anglais !

partout l’on entend : « Nous sommes en progrès « Dans les esprits et dans les choses ; « Nous en constatons chaque jour les effets, « L’essor et les métamorphoses. » Moi, je trouve que l’on détruit Sans qu’on en recueille beaucoup de profit Et j’inscris sur mon fanion : L’ancien système avait du bon !

Qui ne se souvient des temps du Carnaval, Délices de notre jeunesse ? Les joyeux propos, même le bacchanal répandaient partout l’allégresse. La politique a tout gâté : Adieu la folie et la franche gaîté ! Ça vaut-il mieux ? Je crois que non ! L’ancien système avait du bon.

La Justice est-elle en quête d’un bandit, Les journaux sonnent leur fanfare. Le brigand malin sait en tirer profit Et quand on le trouve… c’est rare ! Sans l’ombre de zèle indiscret, L’affaire avait lieu jadis en grand secret, Et vite, on pinçait le larron… L’ancien système avait du bon.

Il fut un temps où l’on ne restreignait pas Le chiffre de sa descendance ; L’amour aujourd’hui modère ses ébats Et ne songe pas que la France veut des citoyens, des soldats ! Il faut avouer que si pour un tel cas,

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La natalité fait faux-bond, L’ancien système avait du bon !

pour les cœurs bien nés, la patrie était tout, À son culte on était fidèle. Maintenant, voici que se dresse debout Une secte étrange et nouvelle. reniant le nom de « Français » peu lui chaut qu’on soit teuton ou japonais... Croyez au sens d’un vieux barbon : L’ancien système avait du bon !

Nos pères chantaient des couplets gracieux D’une facture incomparable. Les miens, je le vois, sont des plus sérieux Et j’en fais amende honorable. C’est un signe des temps, je crois, Qui fait qu’on ne rit plus autant qu’autrefois. Et j’en reviens à mon dicton : L’ancien système avait du bon !

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TIrONS L’ÉCHELLEAir : Mon père était pot

Quoiqu’on puisse dire et penser Dans les temps où nous sommes, On ne peut guère dépasser Ce que font certains hommes. Et lorsque l’un d’eux, D’un coup hasardeux Crée une œuvre nouvelle, Un acte inouï, On dit : après lui, Il faut tirer l’échelle.

Chacun sait qu’Hercule vainquit Un jour, les Amazones ; On ajoute même qu’il fit Abus de leurs personnes. En fort peu de temps, Défaire trois cents De ces dames, quel zèle ! Si fort que l’on soit, Sur un tel exploit Il faut tirer l’échelle !

« pourquoi, disait un magistrat Hier, à certain apache, « Consommer un assassinat « Si féroce et si lâche ? – « C’est pour le plaisir, « Un soir de loisir « Où la lune était belle… » Après cet aveu Cynique, l’on peut Je crois, tirer l’échelle !

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À des sommets toujours gaillards Le budget monte, monte… À près de quatre milliards On n’est pas loin de compte. Le chiffre complet, C’est ce que promet La session nouvelle. Excusez du peu ; Fini le vieux jeu ! Il faut tirer l’échelle.

Type de chic et de beauté, C’est la parisienne. Elle marie à la gaieté La grâce souveraine. Enivrant foyer, L’univers entier S’incline devant elle. Sur ce cœur aimant, Délicat, charmant, Il faut tirer l’échelle !

Il n’est pas de plus vif attrait Que le meuble archaïque. On vous en truque, on vous en fait Même à la mécanique. vous croyez avoir Un ancien dressoir, Déception cruelle ! Après Jean Goujon, Boulle et Girardon, Il faut tirer l’échelle.

À l’heure des élections Le candidat fait rage. Si, dans ses déclarations Il s’exprime en langage

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Courtois et correct, À lui le respect ! Mais alors qu’il appelle Son rival gâteux Imbécile ou gueux, (1) Il faut tirer l’échelle.

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(1) voir les professions de foi de certains candidats à la députation aux élections de 1906.

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prOMENADE MATINALEMusique de henri Bresles

À quitter votre chambrette Alors que tant vous tardez, vous ne savez pas, Ninette, Le plaisir que vous perdez ! vous pourriez, je vous le jure, Goûter un charme divin Si vous voyiez la nature À cinq heures du matin.

Il faut bien que je l’admette : C’est tôt pour de tels ébats ; Mais pour une fois, Ninette, Baste ! vous n’en mourrez pas ! Songez que la gerbe est blonde Et que l’été bat son plein ; viens ! nous oublierons le monde À cinq heures du matin !

L’aube qui vient d’apparaître verse sa rosée en pleurs Sur le sol qu’elle pénètre Et fait s’entr’ouvrir les fleurs. Les parfums de la verveine Du lys pur et du jasmin, réjouissent notre haleine À cinq heures du matin.

L’alouette matineuse Comme une flèche fend l’air, Sans oublier, la rieuse, De vocaliser un air. La perdrix prudente appelle Son effectif enfantin

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Qui s’abrite sous son aile À cinq heures du matin.

Au sein des vertes ramures Dont les bois sont revêtus L’oreille entend des murmures Et des soupirs inconnus. La nuit, les arbres sommeillent, Mais est-elle à son déclin ? Lentement, ils se réveillent À cinq heures du matin.

On entend le rouge-gorge Avant que l’ami soleil Allume le feu de forge De son immense appareil. puis un frais ruisseau circule Où, dans le flot cristallin, Se mire une libellule À cinq heures du matin.

Ce concert tout d’harmonie Aux accords si caressants Avec l’âme communie Et met en fête nos sens. parée en Flore ou Cybèle Dans son admirable écrin, La nature est bien chez elle À cinq heures du matin !

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LA rOULETTEmot donné

Air : Va-t-en voir s’ils viennent, Jean

Mal à l’aise en sa maison, Le bourgeois voyage Et fréquente en leur saison Les eaux et la plage. Au cap Nord il va presto L’été, faire la fête, Et l’hiver à Monaco pays d’la roulette.

J’ viens de vous citer Monaco, Mais j’ai voulu dire Qu’il s’agit d’ Monte-Carlo, Un point d’cet empire, C’est en ces lieux enchanteurs, Féerique retraite Émergeant de mille fleurs, Que gît la roulette.

Avant d’ franchir les paliers, D’abord on vous toise ; Si vous n’avez pas d’papiers On vous cherche noise. Arrière les indigents Ou la femm’ seulette ! On n’admet qu’ les honnêt’ gens Au jeu d’la roulette.

Entrons sans trop de soucis Dans le sanctuaire ; Nous y verrons des lambris D’aspect somptuaire. Là, les rangs sont confondus : Bourgeoise et crevette,

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Chauves, pelés et tondus Entour’t la roulette.

On voit des croupiers bien mis Suant la migraine, Qui promèn’t sur le tapis Des râteaux d’ébène. Ils râl’t au bruit des écus D’un’ voix aigrelette : « Fait’ vos jeux – rien ne va plus, » Et tourn’ la roulette.

vous avez gagné vingt francs ! Ce succès vous grise. Avec des airs conquérants vous doublez la mise. Le sort vous sourit encor, vot’ chance est complète : vous palpez cent louis d’or, vive la roulette !

vous n’avez plus qu’un désir : Fair’ sauter la banque ! Mais pour le voir s’accomplir L’estomac vous manque. vous pontez à ric-à-rac, Tout à l’aveuglette, Et vous videz votre sac… À bas la roulette !

Quand on rest’ pauvr’ comme un gueux Triste est le visage ; Mais l’ Trésorier des jeux vous pay’ vot’ voyage. Alors, le bourgeois d’ paris, À sec de galette, remport’ sa veste au logis Grâce à la roulette !

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1909UN OrIGINALAir de Fanchon

pour peu que l’on s’engage, Dérogeant à l’usage Dans des sentiers Moins routiniers, Qu’on se singularise Afin de n’être point banal, Le monde vous baptise Du nom d’original.

À certain point de vue, Sur la route battue Je ne vais pas porter mes pas. pourtant quand la routine Conduit au bien plutôt qu’au mal, À l’admettre j’incline, Je suis original.

On a mis en usage Un singulier langage De gras propos Et de gras mots. Moi, je blâme ces choses Quand j’entends un terme brutal. Sortir de bouches roses, Je suis original.

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C’est une panacée Que la libre pensée pour tous les maux Et les fléaux. Nargue qui me décrie, J’ai pour principe radical : Dieu, Famille, patrie, Je suis original.

Il n’est rien qu’on ne vise : L’union libre est mise Comme Laïs Sur le tapis. On prend, c’est manifeste, L’homme pour un simple animal. Eh bien, moi, je proteste ! Je suis original.

La France est haletante Et Zola dans l’attente… Le mettra-t-on Au panthéon ? Dans cette mascarade Ou gît cet auteur génial, Moi j’y mettrai de Sade Je suis original.

De la chanson nouvelle, La musique est fort belle, C’est évident ! Et cependant Dans notre aréopage J’ai pour lyrisme musical Les timbres d’un autre âge… Je suis original.

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pUBLICATIONS pErSONNELLES dont j’ai pu trouver la trace.

Restons-en là imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1866 - 3 pages

Plus on crie et moins l’on s’entend imprimerie de A. Appert, 1866 - 3 pages

Le Café Tunisien imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1867 - 4 pages

Indulgence aux pochards imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1867 - 2 pages

Polichinelle imprimerie de Jules-Juteau, 1866 - 2 pages

Sur le pavé ! imprimerie de Jules-Juteau, 1868 - 3 pages

La Voiture aux chèvres imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1868 - 4 pages

Il ne faut pas mentir à ses amours imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1868 - 2 pages

Hier et aujourd’hui imprimerie de Jules-Juteau, 1868 - 3 pages

Le Soleil luit pour tout le monde imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1869 - 3 pages

Le Rémouleur imprimerie de Jules-Juteau et fils, 1869 - 3 pages

De l’Utilité du coton imprimerie de Jules-Juteau, 1870 - 3 pages

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Sous le voile de l’anonyme (sans mention d’année ou d’imprimeur)

La Queue du Chien (sans mention d’année ou d’imprimeur)

Les Ortolans de Toulouse (sans mention d’année ou d’imprimeur)

Nul n’est content de ce qu’il a (sans mention d’année ou d’imprimeur)

Je ne suis plus de mon temps (sans mention d’année ou d’imprimeur)

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