Laguiole Le savoir-faire de la Forge · interne établie pour s’acclimater aux pro-duits. «...

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le reportage Laguiole de Laguiole En Aveyron, le couteau Laguiole est une tradition. La manufacture Forge de Laguiole a relancé, il y a quelques années, la production de cet emblème du territoire. Dans les poches ou sur les tables des grands chefs, il est incontournable. L a silhouette longiligne du bâtiment qui abrite la Forge de Laguiole exa- gère la courbe de la départementale 15, dessinant un arc de cercle. Au milieu des champs du plateau de l’Aubrac, l’édifice forme un tunnel d’aluminium gris de plus de 100 mètres de long sur 25 mè- tres de large, où aucune fenêtre ne perfore la façade. Il est transpercé par une lame géante de 18 mètres de hauteur, elle aussi en alu. L’architecture unique du lieu sort tout droit de l’univers de Philippe Starck. C’est ce nouveau bâtiment de la Forge de Laguiole qui a relancé, en 1987, la fabrica- tion des couteaux du pays. Depuis la nuit des temps en Aveyron, les couteaux traînent dans les tiroirs des mai- sons ou dans les poches. « C’est un outil qui est rattaché à l’histoire du territoire, raconte Laura Vigroux, responsable com- merciale et marketing à la Forge de La- guiole. Un couteau bien entretenu se passe de génération en génération. » Elle-même en garde un précieusement dans son sac à main. Lors de son arrivée dans l’entreprise en 2011, elle est passée par toutes les éta- pes de fabrication des couteaux, tradition interne établie pour s’acclimater aux pro- duits. « J’ai fait ce couteau de A à Z et on me l’a offert à la fin de mon stage, il a une valeur sentimentale. » Plus qu’un outil, le couteau orne les tables de la région. Au Relais de la Vitarelle, une maison familiale juste avant Laguiole, les couteaux de table sont signés la Forge de Laguiole. Ici, c’est un peu la cantine de la manufacture. « Ils font partie des pre- miers couteaux que l’on a fabriqués », as- sure Laura Vigroux. La relance des couteaux Dans les années 80, le maire de Laguiole réunit un groupe de personnalités avey- ronnaises – dont les frères Costes, à la tête d’un réseau de brasserie parisienne – pour relancer la production ancestrale du cou- teau sur son territoire de naissance. « C’est en 1828 qu’un premier coutelier, M. Moulin s’établit ici pour faire du cou- teau son métier, confie Laura. Mais il faut savoir que le couteau de Laguiole existait bien avant. » Le laguiole droit, à lame bourbonnaise (avec une pointe centrée), s’affine et se dote d’un tire-bouchon à la demande des Aveyronnais partis à Paris, raconte-t-on. À la suite des deux guerres mondiales, les couteliers se raréfient et certains quittent le territoire pour s’établir à Thiers, dans le Puy-de-Dôme. « À quatre, ils vont relan- cer la fabrication en créant la Forge de La- guiole et le maire envoie des jeunes se for- mer », explique la jeune femme. Alors qu’il vient de redécorer les apparte- ments privés de l’Elysée et qu’il signe l’in- térieur du Café Costes, Philippe Starck est embarqué par les deux frères pour penser le design de l’usine. Il couronne cette col- laboration d’un premier couteau qui initie le début des séries « signature » de la mar- que. Il dessine une lame épurée en acier inoxydable et en aluminium poli qui fait partie aujourd’hui des collections perma- nentes du Musée d’art moderne La tradition coutelière remonte à 1828 en Aubrac Stéphane cisèle minutieusement chaque partie du couteau avec son marteau et son burin [ Texte: Perrine Aubert. Photos: PA et DR ] Le savoir-faire de la Forge 12 MIDI le magazine MIDI le magazine 13

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de LaguioleEn Aveyron, le couteau Laguiole est une tradition.

La manufacture Forge de Laguiole a relancé, il y a quelques années, la production de cet emblème du territoire. Dans les

poches ou sur les tables des grands chefs, il est incontournable.

La silhouette longiligne du bâtiment qui abrite la Forge de Laguiole exa-gère la courbe de la départementale 15, dessinant un arc de cercle. Au

milieu des champs du plateau de l’Aubrac, l’édifice forme un tunnel d’aluminium gris de plus de 100 mètres de long sur 25 mè-tres de large, où aucune fenêtre ne perfore la façade. Il est transpercé par une lame géante de 18 mètres de hauteur, elle aussi en alu. L’architecture unique du lieu sort tout droit de l’univers de Philippe Starck. C’est ce nouveau bâtiment de la Forge de Laguiole qui a relancé, en 1987, la fabrica-tion des couteaux du pays. Depuis la nuit des temps en Aveyron, les couteaux traînent dans les tiroirs des mai-sons ou dans les poches. « C’est un outil qui est rattaché à l’histoire du territoire, raconte Laura Vigroux, responsable com-merciale et marketing à la Forge de La-guiole. Un couteau bien entretenu se passe de génération en génération. » Elle-même en garde un précieusement dans son sac à main. Lors de son arrivée dans l’entreprise en 2011, elle est passée par toutes les éta-pes de fabrication des couteaux, tradition interne établie pour s’acclimater aux pro-duits. « J’ai fait ce couteau de A à Z et on me l’a offert à la fin de mon stage, il a une valeur sentimentale. »

Plus qu’un outil, le couteau orne les tables de la région. Au Relais de la Vitarelle, une maison familiale juste avant Laguiole, les couteaux de table sont signés la Forge de Laguiole. Ici, c’est un peu la cantine de la manufacture. « Ils font partie des pre-miers couteaux que l’on a fabriqués », as-sure Laura Vigroux. La relance des couteaux Dans les années 80, le maire de Laguiole réunit un groupe de personnalités avey-

ronnaises – dont les frères Costes, à la tête d’un réseau de brasserie parisienne – pour relancer la production ancestrale du cou-teau sur son territoire de naissance. « C’est en 1828 qu’un premier coutelier, M. Moulin s’établit ici pour faire du cou-teau son métier, confie Laura. Mais il faut savoir que le couteau de Laguiole existait bien avant. » Le laguiole droit, à lame bourbonnaise (avec une pointe centrée), s’affine et se dote d’un tire-bouchon à la demande des Aveyronnais partis à Paris, raconte-t-on. À la suite des deux guerres mondiales, les couteliers se raréfient et certains quittent le territoire pour s’établir à Thiers, dans le Puy-de-Dôme. « À quatre, ils vont relan-cer la fabrication en créant la Forge de La-guiole et le maire envoie des jeunes se for-mer », explique la jeune femme. Alors qu’il vient de redécorer les apparte-ments privés de l’Elysée et qu’il signe l’in-térieur du Café Costes, Philippe Starck est embarqué par les deux frères pour penser le design de l’usine. Il couronne cette col-laboration d’un premier couteau qui initie le début des séries « signature » de la mar-que. Il dessine une lame épurée en acier inoxydable et en aluminium poli qui fait partie aujourd’hui des collections perma-nentes du Musée d’art moderne

La tradition coutelière remonte à 1828 en Aubrac

Stéphane cisèle minutieusement chaque

partie du couteau avec son marteau et son burin

[ Texte: Perrine Aubert. Photos: PA et DR ]

Le savoir-faire de la Forge

12 MIDI le magazine MIDI le magazine 13

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La réalisation de ces pièces est un véritable travail d’orfèvre Le bâtiment tout en aluminium a été imaginé par

le célèbre designer Philippe Starck

L’abeille

L’abeille est apparue sur les couteaux Laguiole en 1909. Selon la légende, Napoléon aurait autorisé les habitants à porter une abeille sur le blason de la ville en récompense de leur bravoure lors de batailles. Aujourd’hui, il n’existe toujours pas d’indication géographique protégée pour le couteau Laguiole. L’abeille dessinée sur le ressort, étant copiée dans le monde entier, ne garantit pas que le couteau est un Laguiole.

www.forge-de-la-guiole.com ou au 05 65 48 43 34 À Laguiole : Route de l’Aubrac (BP9) ou 8, allée de l’amicale À Rodez : 3, rue Pénavayre À Toulouse : 24, rue des Arts

le reportage

(Museum of Modern Art, MoMA) à New York. L’effet Starck lance la machine et pousse de nombreux autres designers à revisiter le couteau de Laguiole. « Ça a été un vrai tremplin », affirme la responsable commercial. En 2007, l’entreprise, mena-cée, est reprise par cinq investisseurs avey-ronnais. Aujourd’hui, la fabrique compte une petite centaine d’employés et confec-tionne des couteaux de table, pliants, de sommeliers et une gamme d’art en plus de la signature. Devant le parvis en damier, l’entrée grouille de visiteurs venus découvrir la Forge. La longue lame de Philippe Starck barre le hall du bâtiment où une verrière donne sur l’atelier de Stéphane Rambaud. Le coutelier d’art s’attable depuis 15 ans devant son établi. Son marteau et son bu-rin en main, il cisèle minutieusement cha-que partie du couteau. Pour être le plus précis possible, il porte deux paires de lu-nettes grossissantes. La star des ventes de l’usine, c’est lui qui l’a imaginé il y a quelques années déjà : le couteau à beurre. « À l’école, j’avais déjà l’idée d’un couteau avec un manche plus

épais », révèle-t-il. « Lou bure », le beurre en occitan, est doté d’une base évasée et large en corne noire qui lui permet de tenir debout sur la table. Mais c’est celui qu’il a réalisé pour célébrer le centenaire de l’abeille (voir encadré) qu’il se plaît à dé-crire. « C’est un couteau avec une abeille mécanique ». Une fois ouvert, la lame étendue, les ailes de la butineuse se dé-ploient. En face de l’atelier de Stéphane, Philippe réalise une démonstration de montage pour les visiteurs. L’acier, forgé à chaud Plus loin, le couloir qui sépare l’usine sur toute sa longueur s’assombrit. Des odeurs

de métal chaud émanent de la forge où des bruits d’éclats métalliques retentissent. Ici, les lames sont forgées à chaud, une spécificité de la coutellerie qui permet d’éliminer les microgrumeaux de carbure et d’avoir un meilleur tranchant ainsi qu’un affûtage supérieur. « Toutes les piè-ces détachées sont réalisées dans l’usine du début à la fin », raconte Laura. Venu d’Isère, l’acier utilisé, le T12, est un savant mélange de carbone, le « métal des an-ciens », et de chrome, préparé spéciale-ment pour l’usine. « Le carbone rouille fa-cilement mais tient bien la coupe alors que le chrome c’est le contraire », résume la jeune femme. Sur les barres d’inox, les crampons de lame qui vont être forgés sont découpés, puis passés au four à 1 000 °C. Yves et Christophe, aux manettes, sortent l’acier brûlant direction le marteau-pilon (300 tonnes) pour presser. Les lames se dessi-nent légèrement avant d’être marquées du logo de la Forge. Elles obtiennent leur forme finale grâce au découpage puis à l’émouture qui permet de dessiner le « V », le tranchant avant l’affûtage. Entre-

temps, une trempe à l’huile durcit l’acier. « Il faut faire attention que l’acier ne de-vienne pas trop dur, sinon la lame casse », conclut Laura. L’assemblage Le long couloir vire en arc de cercle, sui-vant le bâtiment. Là, les couteliers cisèlent l’extrémité haute du ressort (partie arrière du couteau) pour y dessiner l’abeille avant de guillocher le reste. Les monteurs as-semblent et ajustent le manche au cou-teau. C’est à ce moment-là que les bois ré-vèlent leurs nœuds cachés et embellissent les manches. Plus loin, Jacki prépare ces derniers dans son atelier. Il démarre la découpe d’une bûche de genévrier qui laisse une odeur de résine fraîche et finit par sélectionner les meilleures parties du bois. « Les manches opèrent par paires pour garder une cer-taine homogénéité », intervient la respon-sable commercial. S’il ne travaille pas l’oli-vier ou le noyer, Jacki utilise la partie pleine des cornes de buffle, de zébu mais aussi de vache de l’Aubrac. De l’autre côté du couloir, affublé de son

tablier en inox et de ses gants épais, Jacki polit les lames et les manches, leur don-nant une finition brillante ou mate. C’est cette étape qui révèle le travail réalisé pré-cédemment. Au bout du couloir, les cou-teaux passent par un bac à ultrason qui en-lève les poussières accumulées au fil des étapes. Ils sont affûtés puis empaquetés pour être expédiés. « 60 % de notre chiffre d’affaires est à l’export », indique Laura. Chez les restaurants gastronomiques, la Forge étend son réseau. Prochainement, Mauro Colagreco, chef trois étoiles et pro-priétaire du Mirazur – sacré meilleur res-taurant en 2019 – sortira une ligne de cou-teau comme l’ont fait avant lui, Sébastien Bras ou encore Anne-Sophie Pic.

Un couteau se passe de génération en génération

Une des dernières étapes consiste à polir les lames

et les manches des couteaux

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