Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

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  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

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    Genses

    Alexandre Kojve et Tran-Duc-Thao. Correspondance inditeGwendoline Jarczyk, Pierre-Jean Labarrire

    Citer ce document Cite this document :

    Jarczyk Gwendoline, Labarrire Pierre-Jean. Alexandre Kojve et Tran-Duc-Thao. Correspondance indite. In: Genses, 2,

    1990. A la dcouverte du fait social. pp. 131-137;

    doi : 10.3406/genes.1990.1033

    http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1033

    Document gnr le 23/03/2016

    http://www.persee.fr/collection/geneshttp://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1033http://www.persee.fr/author/auteur_genes_37http://www.persee.fr/author/auteur_genes_38http://dx.doi.org/10.3406/genes.1990.1033http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1033http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1033http://dx.doi.org/10.3406/genes.1990.1033http://www.persee.fr/author/auteur_genes_38http://www.persee.fr/author/auteur_genes_37http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1033http://www.persee.fr/collection/geneshttp://www.persee.fr/
  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

    2/8

    Genses

    2,

    dec. 1990, p. 131-137

    C est

    en

    1947

    que

    fut publi, chez Gallimard,

    l ouvrage d'Alexandre Kojve

    qui devait

    marquer si

    durablement

    le

    cours des

    tudes

    hgliennes

    en

    France. Son titre exact : Introduction la lecture

    de

    Hegel.

    Leons

    sur

    la

    Phnomnologie de esprit,

    professes

    de 1933

    1939

    l'cole

    des Hautes-tudes,

    runies et publies par

    Raymond

    Queneau.

    L'anne

    suivante,

    parut

    ce propos, dans les Temps

    modernes,

    un

    article

    de

    Tran-Duc-Thao intitul

    La

    phnomnologie

    de

    l'esprit

    et

    son contenu

    rel1

    .

    Peut-tre

    la direction

    de

    la

    revue

    entendait-elle

    prendre

    quelque distance vis--vis

    de

    la teneur

    de

    ce

    texte,

    puisqu elle

    le produisit sous

    la

    rubrique Opinions ,

    et

    lui

    adjoignit

    une note prliminaire qui exprimait une claire

    rticence.

    Voici cette note

    :

    L'tude

    qu'on va

    lire

    restitue

    avec une rigueur scientifique la

    pense de

    Hegel sur

    les rapports de

    la matire

    et de l'esprit

    comme

    identit de l'identit et de

    la

    non-identit . Le mot de

    matrialisme ,

    l'ide

    d'une dialectique propre

    la

    nature

    sont-ils,

    dans ces

    conditions, les

    plus convenables

    pour exprimer

    cette pense, voil

    ce

    que nous nous demanderions, -

    si

    nous ne

    devions attendre, pour le faire, la thorie de la nature dont

    l auteur ne donne

    ici

    qu'un aperu. Mais,

    mme

    si nous

    formulons

    autrement

    que

    lui les conclusions, et parlons

    d'ambigut, quand

    il parle

    d'objectivit

    ou de

    nature,

    son

    exgse a pour

    nous la

    valeur

    d'un

    rappel

    l'ordre

    : il ne faut

    pas

    affadir la pense de

    Hegel,

    il faut

    en

    regarder

    en

    face

    l'nigme

    centrale,

    cette dhiscence

    qui ouvre

    la

    nature l'histoire, mais qui a dj son

    analogue

    l'intrieur de

    la

    nature,

    et ne s'explique

    donc

    pas par en bas ,

    mais pas davantage

    par en haut.

    D'emble, Tran-Duc-Thao

    laissait entendre, de

    fait,

    qu'il aborderait

    la

    prsentation

    de

    l'ouvrage

    de

    Kojve

    sous

    la

    raison, ses

    yeux positive et

    capitale, qu'il offre

    une confirmation

    de

    la

    lecture des

    dialectiques

    de

    autoconscience

    esquisse

    par Marx.

    Pour la premire fois,

    crivait-il, l'on se trouve devant une explication

    effect ive, qui

    donne

    au

    texte un sens

    concret

    en

    le rapportant

    des

    faits rels.

    Sous

    le

    devenir

    de

    la conscience

    de

    soi,

    Marx avait reconnu le mouvement

    de

    l'histoire

    humaine

    ;

    il

    restait

    le

    montrer

    dans

    le dtail

    du

    contenu.

    Le commentaire

    de

    Kojve nous en offre

    un

    essai, d'un

    rare brillant

    et d'une

    profonde originalit.

    ALEXANDRE KOJEVE

    ET

    TRAN DUC THAO

    CORRESPONDANCE

    INDITE

    Prsentation de

    Gwendoline Jarczyk

    et Pierre-Jean Labarrire

    1 3e anne, n 36, septembre

    19480,

    P-

    492-519.

    131

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    Kojvet

    Tran-Duc-Thao

    2. La lettre de Kojve

    a

    t

    rcemment

    analyse

    et cite en

    partie par

    Dominique

    Auffret

    dans

    son ouvrage intitul Alexandre

    Kojve. La Philosophie, l'tat, La

    fin de l'Histoire,

    Paris, Grasset,

    1990, p. 249.

    3. Un

    mot

    bien

    tonnant pour

    qui

    connat

    la haute probit scientifique

    de Kojve.

    On

    peut penser pourtant

    que

    l'inflchissement ici

    avou

    commence

    avec la dcision de

    sens

    qui consiste

    rendre

    par le

    terme

    esclave

    le mot

    allemand

    Knecht,

    dont

    on

    sait qu'il

    a

    une signification

    plus

    familire,

    moins

    dramatique.

    Sur ce point,

    cf. G.

    Jarczyk,

    P.-J.

    Labarrire,

    les Premiers

    Combats de la reconnaissance.

    Matrise et Servitude dans la

    Phnomnologie de l'Esprit de

    Hegel, Paris, Aubier-Montaigne,

    1987.

    4. Cf.

    la

    juste dnonciation

    de

    ces

    pratiques

    pdagogiques

    par

    Franois

    Chtelet

    dans son pamphlet

    intitul

    la Philosophie des professeurs,

    Paris, Grasset,

    1970, p.

    114-116.

    Or donc,

    c'est

    partir

    de

    Marx que Tran-Duc-Thao

    juge l'interprtation kojvienne ;

    il

    lui

    fait gloire d'avoir

    anticip le jugement que

    l'on

    rencontre l, tout

    en

    lui

    faisant reproche de n'tre pas all

    jusqu'au

    bout de cette

    logique , ce qui aurait d le conduire dresser

    l image d'un

    Hegel rsolument

    matrialiste

    . La thse de

    Tran-Duc-Thao

    ainsi

    dgage,

    il

    ne parat

    pas

    ncessaire

    d'entrer

    dans

    le

    dtail

    de

    son

    argumentation ; aussi bien,

    l'change

    de

    lettres dont cet

    article fut

    l'occasion

    donne-t-il

    de

    faon suffisamment claire l'essentiel

    de

    ce

    qui

    l

    se trouve en

    jeu.

    Les deux

    textes

    qui

    suivent

    lettre

    de

    Kojve

    tape

    la

    machine, date du 7 octobre

    1948, et

    rponse

    manuscrite

    de

    Tran-Duc-Thao du

    30

    octobre 1948 sont

    la

    proprit de Mlle Nina Ivanoff, lgataire

    d'Alexandre

    Kojve. Elle

    a

    bien

    voulu accder

    la demande

    qui

    lui

    fut faite,

    et permettre la

    publication, pour

    la premire

    fois,

    de

    cette correspondance2.

    Nous lui

    en exprimons

    notre

    sincre

    reconnaissance.

    On peut imaginer que Kojve,

    ayant

    se

    dfendre

    contre une amicale contestation

    lui

    faisant reproche de

    n'tre pas all au bout d'une

    lecture

    matrialiste

    de

    Hegel, aura

    tendance

    faire quelque concession en ce

    sens

    ;

    c'est

    pourquoi

    il

    faut

    sans

    doute

    temprer

    l'aveu

    qu'il

    fait

    d'avoir

    consciemment renforc le rle

    de

    la

    dialectique du Matre et

    de

    l'Esclave

    pour des raisons

    de propagande3

    et

    pour frapper les esprits . Il est

    nanmoins prcieux

    de

    prendre

    acte

    de

    ce fait :

    Kojve

    avait conscience d'avoir inflchi

    la porte et

    le

    sens

    mme

    de

    cette dialectique

    laquelle son expos allait

    confrer une influence durable et nettement oriente. Ce

    faisant,

    il ne

    se conduisait certes pas

    en

    banal

    propagandiste

    d'une

    lecture historic

    s ante et immdiatement

    rvolutionnaire , comme le firent dommageable-

    ment nombre

    de

    ses

    lecteurs-utilisateurs4

    ; mais

    il

    laissait percer

    sa propre conception des rapports entre na-

    turalit et

    histoire

    humaine. C'est pourquoi

    sa lecture

    conserve tout

    son intrt,

    mme si

    on

    ne

    peut y voir une

    exgse objective de cette

    part

    de l'uvre de Hegel. En

    somme,

    Kojve, et c'est en cela

    qu'il est

    un penseur

    original,

    n'entend pas faire un commentaire

    de

    la pense

    de Hegel,

    ce qui aurait

    relev

    du genre

    tude

    historique

    :

    il

    veut

    proposer

    un

    cours

    d'anthropologie

    phnomnologique

    ;

    et

    cela, crit-il, en me servant de

    textes

    hgliens , ne retenant d'eux

    que

    ce qu'il

    132

  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

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    estime

    tre la vrit , laissant

    tomber ce

    qui

    lui

    semble tre une

    erreur

    .

    Il convient

    donc

    de

    prter

    ici attention ce qui

    relve d'un

    kojvisme

    explicitement

    non

    hglien,

    encore

    qu'il ait

    t

    induit

    et

    port par cette

    lecture de

    Hegel.

    L'essentiel tient

    sans doute dans

    l'intelligence

    de ce que

    Kojve appelle un

    dualisme dialectique .

    Alors que Tran-Duc-Thao parie sur la dialecticit

    implicite de

    la

    nature, dont le dveloppement serait raison

    de l'apparition de l'esprit,

    Kojve

    invente une tierce

    voie,

    qui vite

    la

    fois

    dualisme et monisme

    ontologiques ; si

    dualisme

    il

    y a,

    il

    est

    temporel

    et

    non

    spatial

    : la nature

    a

    exist avant

    l'homme

    et

    sans

    lui, mais, depuis l'homme, elle n'a

    sens

    que d'tre

    nie pour apparatre comme esprit. Point de dualisme

    ontologique,

    par

    consquent

    et

    Kojve

    n'a

    aucune

    peine l'accorder son interlocuteur mais pas

    davantage

    de

    monisme

    ; car, contrairement ce que

    pense Tran-Duc-Thao,

    la

    transition de

    la

    nature

    l esprit

    Kojve

    prfre dire :

    de

    la

    nature l'homme ne

    s'opre pas sous mode d'une dduction, c'est--dire

    partir d'une

    prsupposition

    de

    nature

    matrialiste ,

    mais procde

    toujours d'un acte de libert qui tient

    dans une assomption ngative

    du

    donn

    naturel.

    Bref,

    pour

    Kojve,

    le

    dualisme

    nature/esprit

    dont

    la

    forme

    historique est le dualisme nature/homme est

    dialectique

    (pas seulement linaire, mais proprement r-

    flexif),

    du fait que l'esprit ou l'homme

    ne peuvent

    pas tre dduits

    partir de

    la nature, la

    coupure

    tant

    faite par l'acte

    de

    libert

    cratrice,

    c'est--dire

    ngatrice

    de

    la

    nature

    .

    C'est de

    la sorte que

    Kojve

    assoit un

    athisme

    sans

    faille.

    L'homme est

    en

    effet autre

    que

    le

    divin

    paen ,

    lequel

    est

    identique

    la

    nature

    elle-mme alors

    que

    l'Homme

    n'est Homme

    qu'en niant cette

    nature ;

    il

    exclut aussi le

    Dieu chrtien , postul comme

    antrieur

    la

    nature

    et la

    crant

    par

    un

    acte

    positif

    de

    sa volont

    alors que la ngation que

    l'homme opre de cette nature

    la

    prsuppose

    ncessairement,

    ontologiquement

    et

    dialectiquement .

    [La lettre de Kojve porte des

    corrections ou adjonctions

    marginales

    de

    sa

    main

    :

    elles

    seront

    indiques en note. Quant

    la

    ponctuation, elle est

    celle

    de

    l'original.

    Notons enfin qu'il est

    parfois

    difficile de

    faire le

    dpart

    entre les ajouts

    de

    Kojve lui-mme

    et nombre

    de

    graphismes marginaux

    ou

    de soulignements

    qui sont

    manifestement

    le

    fait

    d'un

    lecteur

    postrieur,

    cochant

    de la

    sorte

    ce

    qu'il pensait le

    plus

    important et

    voulait lui-mme

    retenir. Ne

    seront

    ici repris

    que

    les

    soulignements

    pratiqus

    la

    machine

    crire, et

    qui donc remontent ncessairement

    la

    premire frappe]

    133

  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

    5/8

    [Lettre de Kojve Tran-Duc-Thao]

    Paris,

    le 7

    octobre

    1948

    Cher Monsieur,

    Je

    viens de

    lire

    dans les

    Temps Modernes

    votre

    article

    sur

    la

    Phnomnologie

    de

    l'Esprit

    qui m'a beaucoup intress. Je voudrais d'abord vous remercier des

    paroles

    plus qu'aimables que

    vous avez

    cru devoir crire

    mon

    sujet.

    J'y suis d'autant plus sensible que

    le fait

    d'avoir

    fait publier

    mon livre dans l'tat chaotique que

    vous

    connaissez continue me donner des remords.

    Quant au

    fond mme

    de

    la

    question, je

    suis,

    dans l'ensemble, d'accord

    avec l'interprtation

    de

    la

    phnomnologie

    que

    vous donnez.

    Je voudrais signaler, toutefois, que mon uvre n'avait

    pas

    le

    caractre

    d'une

    tude

    historique

    ; il m'importait relativement

    peu de savoir

    ce

    que

    Hegel

    lui-mme a

    voulu

    dire dans son livre ;

    j'ai

    fait un cours d'anthropologie phnomnologique en me servant de

    textes hgliens,

    mais

    en ne disant

    que

    ce

    que je considrais tre

    la vrit,

    et

    en laissant tomber ce

    qui

    me

    semblait tre, chez

    Hegel, une

    erreur. Ainsi1, en

    renonant

    au monisme hglien, je me suis

    consciemment

    cart

    de ce grand philosophe. D'autre part, mon

    cours

    tait essentiellement une uvre

    de

    propagande

    destine

    frapper

    les

    esprits.

    C'est

    pourquoi

    j'ai

    consciemment

    renforc le

    rle

    de

    la

    dialectique

    du Matre

    et de

    l Esclave

    et, d'une manire gnrale, schmatis

    le contenu

    de

    la

    phnomnologie.

    C'est pourquoi je crois personnellement qu'il

    serait

    au plus haut point souhaitable que

    vous

    dveloppiez,

    sous forme

    d'un

    commentaire

    complet les grandes

    lignes

    d'interprtation2

    que vous avez

    esquisses

    dans l'article auquel je me rfre.

    Une

    petite

    remarque seulement. Les termes

    sentiment

    de soi et conscience de soi

    sont

    de

    Hegel

    lui-mme qui dit expressment qu'

    la

    diffrence

    de

    l'homme,

    l'animal

    ne

    dpasse jamais le

    stade

    du

    sentiment

    de soi .

    Le terme

    lutte

    de

    pur prestige ne se

    trouve

    effectivement

    pas chez

    Hegel, mais je crois qu'il s'agit

    l

    uniquement d'une

    diffrence

    de

    terminologie, car

    tout

    ce

    que je

    dis au sujet de

    cette

    lutte s'applique parfaitement ce que Hegel

    appelle

    la

    lutte

    pour la

    reconnaissance

    .

    Enfin,

    en

    ce

    qui concerne ma

    thorie

    du

    dsir

    du dsir

    ,

    elle

    n'est

    pas

    non

    plus

    chez

    Hegel

    et je ne suis pas sr

    qu'il

    ait bien vu

    la

    chose. J'ai introduit cette

    notion

    parce que j'avais

    l'intention

    de faire, non

    pas un

    commentaire de la

    phnomnologie, mais

    une interprtation ; autrement dit, j'ai

    essay de retrouver les prmisses

    profondes

    de

    la

    doctrine hglienne et

    de la

    construire en

    la dduisant

    logiquement

    de ces

    prmisses. Le dsir du dsir

    me

    semble tre l'une des prmisses fondamentales

    en question,

    et si Hegel

    lui-mme

    ne l a

    pas

    clairement dgage,

    je

    considre que,

    en

    la

    formulant

    expressment,

    j'ai

    ralis

    un certain progrs philosophique.

    C'est

    peut-tre le

    seul

    progrs

    philosophique

    que j'ai ralis, le reste n'tant plus ou moins que de la

    philologie,

    c'est--dire prcisment

    une

    explication de

    textes3.

    Le

    point le

    plus

    important est la

    question

    du

    dualisme

    et

    de l'athisme que vous voquez

    dans la

    dernire

    section de votre

    article

    (pages 517 519). Je dois dire que je ne suis pas d'accord avec ce

    que vous

    y

    dites,

    mais

    je

    crois

    que

    la

    divergence

    ne

    repose

    que

    sur

    un

    malentendu.

    Votre raisonnement serait certainement

    exact s'il

    se rapportait un

    dualisme

    proprement dit, c'est-

    -dire abstrait et non dialectique.

    Je

    dirais comme vous

    que

    tout

    dualisme

    est

    ncessairement

    diste,

    puisque, s'il

    y

    a deux

    types

    d'tre (Nature

    et homme), il y

    a ncessairement

    l'unit des

    deux qui

    leur

    est, d'une faon quelconque, suprieure , et cette

    unit

    ne peut tre conue autrement que comme

    une

    entit

    divine. Mais le

    dualisme que

    j'ai en

    vue

    est

    dialectique. En effet, je me suis

    servi

    de

    l'image

    d'un

    anneau

    en or, mais

    il

    n'existerait pas non plus en tant qu'anneau s'il n'y avait pas de trou. On

    ne peut pas dire, toutefois, que le trou existe au mme titre que

    l'or

    et

    qu'il

    y a l deux

    modes

    d'tre,

    dont

    l'anneau est l'unit.

    Dans

    notre cas,

    l'or est

    la

    Nature,

    le trou

    est l'Homme et

    l'anneau

    - l'Esprit4.

    Ceci veut dire que si

    la Nature

    peut

    exister

    sans l'Homme, et a, dans

    le

    pass, exist sans l'Homme,

    l'Homme n'a jamais exist et ne peut

    pas

    exister sans la Nature

    et

    en

    dehors d'elle. De

    mme

    que

    l'or

    peut

    exister

    sans

    le

    trou,

    tandis

    que

    le

    trou

    n'existe

    simplement

    pas

    s'il

    n'y

    a

    pas

    de

    mtal

    qui

    l'entoure. Etant donn que l'Homme ne s'est cr que dans et par, ou plus exactement encore, en tant

    que

    ngation

    de

    la Nature, il

    s'ensuit qu'il

    prsuppose la

    Nature. Ceci

    le

    distingue

    essentiellement

    de

    134

  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

    6/8

    tout

    ce qui est divin. Etant donn

    qu'il

    est la ngation

    de

    la

    nature,

    il est autre chose que le divin

    paen

    qui est la

    Nature elle-mme

    ; et

    tant

    donn

    qu'il

    est la ngation

    de

    la Nature, qui,

    comme

    toute

    ngation, prsuppose ce

    qui

    est ni,

    il

    est5 diffrend6 du Dieu

    chrtien

    qui, lui, est au contraire antrieur

    la Nature

    et

    la cre par

    un

    acte positif

    de

    sa volont.

    Je ne dis

    donc

    pas qu'il y a

    simultanment

    deux modes

    d'tre :

    Nature

    et Homme. Je dis que

    jusqu'

    l'apparition

    du premier Homme (qui

    s'est

    cr dans une lutte de prestige), l'tre tout entier

    n'tait que Nature. A

    partir du

    moment o l'Homme

    existe,

    l'tre

    tout

    entier est

    Esprit, puisque

    l'Esprit

    n'est

    autre

    chose

    que

    la7 Nature

    qui implique8

    l'Homme,

    et

    du moment

    o le

    monde

    rel

    implique,

    en fait, l'Homme, la Nature au

    sens

    troit du mot10 n'est plus qu'une abstraction. Donc, jusqu' un

    certain

    moment du

    temps, il

    n'y avait que Nature et partir

    d'un

    certain moment, il

    n'y a plus

    qu Esprit.

    Or,

    puisque ce

    qui est vraiment

    rel

    dans l'Esprit (l'or de l'anneau),

    c'est la

    Nature11,

    on peut

    dire, comme

    vous

    le faites, que

    l'Esprit

    est le rsultat de l'volution de la

    Nature

    elle-mme12.

    Toutefois, je

    n'aime

    pas cette

    faon de

    parler,

    parce

    qu'elle

    peut faire croire

    que l'apparition

    de l'Homme

    peut tre

    dduite

    a

    priori,

    comme n'importe

    quel

    autre vnement naturel. Or, je crois que ce n'est

    pas

    le cas et

    que

    si

    l'ensemble de

    l'volution naturelle

    peut,

    en principe, tre

    dduite

    a priori,

    l apparition de l'Homme et de son

    histoire ne peuvent tre

    dduites qu'a

    posteriori, c'est--dire,

    prcisment,

    non

    pas

    dduites

    ou

    prvues,

    mais seulement

    comprises.

    Ceci

    est une faon

    de dire que

    l'acte

    de l'auto-cration de l'Homme

    reste

    un

    acte

    de

    libert

    et que toute

    la srie

    des actes humains qui

    constituent

    l'histoire

    est,

    elle

    aussi,

    une srie

    d'actes

    libres.

    C'est

    pourquoi

    je

    prfre

    parler

    de

    dualisme entre la

    Nature et

    l'Homme,

    mais

    il serait

    plus

    correct

    de

    parler

    d'un dualisme

    entre la

    Nature

    et l'Esprit, l'Esprit tant cette mme

    Nature

    qui implique l'Homme. Donc, mon dualisme est

    non

    pas

    spatial ,

    mais

    temporel : Nature d'abord, Esprit

    ou

    Homme

    ensuite. Il

    y a

    dualisme

    parce que

    l'Esprit ou l'Homme ne peuvent pas tre dduits

    partir

    de

    la

    Nature,

    la

    coupure tant

    faite

    par

    l'acte

    de libert

    cratrice,

    c'est--dire ngatrice de

    la

    Nature.

    Je vous serais

    trs

    reconnaissant, Cher Monsieur, si vous

    pouviez

    me dire en

    quelques mots

    dans

    quelle mesure les explications, d'ailleurs trs insuffisantes que

    je vous

    donne dans

    cette

    lettre

    sont

    susceptibles de lever

    les

    objections que vous m'avez

    faites.

    Croyez, je vous prie, Cher Monsieur, toute ma sympathie.

    A.Kojve

    1. En

    marge

    : par exemple .

    2.

    En marge

    : les

    grandes

    lignes

    de

    l interprtation .

    3.

    En marge

    : ou un commentaire (

    mon

    attaque du monisme n'tait pas plus

    qu'un

    programme) .

    4.

    Kojve

    avait

    d'abord

    crit

    :

    et

    l'unit l'Esprit

    .

    Il a

    corrig

    en marge,

    pour

    crire

    :

    et

    l'anneau - l'Esprit .

    5. Ce est est barr, et remplac

    en marge par

    le texte

    suivant

    : prsuppose (ontologiquement et

    dialectiquement) cette Nature

    et est

    donc .

    6. Sic

    -

    il

    faut

    videmment

    lire

    : diffrent .

    7. La est

    barr,

    et remplac

    en

    marge

    par

    cette mme

    .

    8. Adjonction

    en marge

    : dsormais .

    9.

    Kojve avait d'abord

    crit :

    du moment

    o

    la Nature

    ;

    il a corrig en marge

    : du

    moment o

    le

    monde

    rel

    .

    10 .

    Un

    astrisque

    simple renvoie

    cette

    adjonction

    en

    bas

    de page : cd

    le

    monde

    rel moins

    l'Homme .

    11. Un astrisque double

    renvoie

    cette adjonction

    en

    bas

    de

    page :

    l'Homme

    n'tant

    que la

    ngation

    (relle,

    cd active) de la Nature .

    12 .

    Un astrisque

    triple

    renvoie

    cette

    adjonction

    en

    bas

    de

    page

    :

    Ceci

    d'autant plus

    qu'avant

    l'apparition de l'Homme la Nature tait seule exister

    rellement

    .

    135

  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

    7/8

    [Rponse de Tran-Duc-Thao Kojve]

    Paris,

    30 / X 48

    Cher Monsieur

    Je viens

    de recevoir

    votre

    lettre et vous

    remercie beaucoup

    des claircissements que vous m'y

    donnez.

    Ils rejoignent du reste ce que

    je

    pense moi-mme, car, comme

    vous

    avez pu le remarquer,

    j'ai lu votre livre avec la

    plus

    grande sympathie. Je crois simplement

    que vous

    n'allez

    pas assez

    loin

    et

    qu'en

    refusant de

    tirer les

    consquences matrialistes de l'humanisme athe, vous

    laissez

    place,

    sans

    vous

    en apercevoir,

    un

    retour de l'humanisme religieux. Si l'espace ne m'avait

    pas

    t mesur,

    et si

    je

    n'avais

    pas

    eu

    d'abord

    m'attacher au

    fond de

    la question, j'aurais insist

    encore davantage

    sur le

    progrs

    considrable que vous avez fait sur les interprtations ordinaires de Hegel. Mais

    puisque

    vous

    pensez

    que

    le

    domaine de l'esprit

    est

    d'essence

    historique,

    vous ne

    sauriez

    vous

    tonner

    que

    votre

    doctrine qui pouvait sembler rvolutionnaire

    il

    y a

    une dizaine

    d'annes, ne

    le soit

    plus

    aprs

    les vnements qui, depuis, ont

    boulevers

    le

    cours

    du monde et lui ont donn une figure toute

    nouvelle.

    Naturellement,

    il

    ne s'agit pas ici de quelque

    mdiocre

    problme d'rudition et l'on ne saurait

    critiquer

    un travail comme

    le vtre sur les quelques

    divergences qui

    peuvent se prsenter avec le

    texte

    de Hegel.

    Aussi

    bien

    ne les ai-je

    signales

    que

    pour

    mmoire et en passant.

    Il

    fallait d'ailleurs marquer

    votre originalit,

    que

    le lecteur ordinaire risquait de mconnatre.

    Je dois pourtant

    rappeler

    ce propos que je

    n'ai

    jamais ni l'existence chez

    Hegel

    de

    la distinction

    de

    la

    conscience

    de soi et

    du

    sentiment de soi

    , et

    je vous demanderais

    de

    croire que je n'ignorais

    pas

    les textes

    qui s'y

    rapportent.

    J'ai

    simplement remarqu, si

    vous voulez

    bien

    me

    lire avec

    attention,

    qu'elle

    ne se trouvait pas dans le passage en question (chap. IV),

    o elle

    ne pouvait

    manifestement

    jouer aucun rle, puisqu'il s'agissait, cet

    endroit,

    de supprimer les

    oppositions

    abstraites et

    d engendrer l'humain

    partir

    de

    l'animal.

    Quant

    la

    lutte

    de

    pur

    prestige

    ,

    elle

    se

    prsente,

    dans

    la

    dfinition

    que vous

    en

    donnez,

    comme

    une

    ngation immdiate et inconditionne de

    l'existence naturelle.

    Or un concept de

    ce genre

    ne peut

    trouver

    aucune place chez Hegel

    o

    la ngation est toujours

    mdiatise.

    Pour le cas

    qui nous

    occupe,

    elle

    ne peut surgir

    que

    comme le rsultat de ce dont

    elle

    est ngation, savoir la nature

    qui

    se nie

    en

    s'affirmant.

    La

    lutte

    des

    consciences

    de soi commence sur

    le

    plan animal et s'achve, par

    la logique

    interne

    de son mouvement, sur le plan humain.

    A

    ce sujet, il

    me

    serait bien

    difficile

    d'accepter la

    conciliation que vous proposez,

    o,

    reprenant

    la distinction de Kant entre folgen et erfolgen.

    vous

    consentez dire que l'esprit est le rsultat du

    devenir de la

    nature,

    en spcifiant

    qu'il s'agit

    d'un vnement absolument contingent et non d'une

    consquence ncessaire. Or, vous savez trs

    bien

    que chez

    Hegel le

    rsultat drive de son

    principe

    dans un

    mouvement dont la ncessit est identique la

    libert.

    Bien entendu il

    s'agit d'un

    mouvement

    dialectique,

    qui

    exclut

    toute

    dduction

    a

    priori.

    Il

    ne peut

    tre

    que

    compris

    historiquement

    ou pos

    dans

    une praxis.

    Mais comprhension et action impliquent ici

    une

    intelligibilit, qui se trouve justement

    nie dans

    votre

    doctrine de

    la

    libert.

    Je ne vous

    ai jamais

    attribu,

    bien videmment,

    un dualisme

    grossirement

    spatial . Mais je ne

    crois justement

    pas

    possible de transformer le

    passage

    dialectique de la nature

    l'esprit

    en une pure

    succession contingente, fonde sur un acte de ngation

    totalement

    arbitraire.

    Pour

    Hegel la

    ngation

    est

    identique

    l'affirmation

    et ne fait que

    la

    raliser dans

    son

    tre vritable. Si

    donc il

    y a

    dualit-

    cette dualit

    est identique

    l'unit.

    Et

    il ne

    s'agit pas

    du tout

    de

    jeux d'esprit

    :

    j'ai

    prcisment essay

    de

    montrer

    comment

    le

    marxisme matrialiste permettait de

    donner

    un

    contenu rel

    ces

    notions

    dialectiques fondamentales.

    Je ne vous

    reproche

    donc

    pas

    d'avoir

    spar

    la

    nature de l'esprit, mais

    bien

    de n'avoir pas

    reconnu

    que

    cette

    sparation

    ne

    faisait

    que

    raliser

    leur identit.

    Car

    il

    en rsulte

    que

    la

    sparation

    ne peut

    plus

    s'expliquer

    que

    par une transcendance divine.

    Naturellement vous

    repoussez

    cette consquence

    puisque

    vous

    dfinissez

    la

    libert par

    l'exclusion

    de toute intelligibilit, quelque genre

    qu'elle

    ap-

    136

  • 7/26/2019 Jarczyk Tran Duc Thao - Kojeve

    8/8

    partienne.

    Mais l'homme

    saurait renoncer

    comprendre la raison des choses. Et de ce que

    vous

    refusez

    de

    trouver le

    motif de

    la

    sparation dans

    l'unit

    elle-mme,

    le

    thologien conclura qu'elle drive d'une

    incarnation.

    Mais peut-tre

    n'appartenons-nous

    pas

    la

    mme famille d'esprits. Car avant d'aborder

    la

    philosophie contemporaine,

    j'tais un

    spinoziste

    convaincu,

    et

    je sais que

    c'est une doctrine

    que vous

    n apprciez

    gure.

    Vous dfinissez

    la libert par la ngation

    de

    la

    ncessit.

    Je

    dfends

    la grande tradition

    rationaliste

    qui

    les

    a

    toujours

    identifies.

    Croyez,

    Cher

    Monsieur, mes meilleurs

    sentiments

    Thao

    137