Extraits de la revue Etudes

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LA REVUE DE RÉFÉRENCE RÉSERVÉE AUX ESPRITS CURIEUX

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Quelques articles de la revue Etudes signés notamment de Laurence De Villars, Elodie Maurot, Bruno Saintôt,... Pour en savoir plus : www.revue-etudes.com

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LA REVUE DE RÉFÉRENCE RÉSERVÉE AUX ESPRITS CURIEUX

SOUHAITE FAIRE BÉNÉFICIER SES LECTEURSDE L’ÉCLAIRAGE DES MEILLEURS SPÉCIALISTES

PARMI LESQUELS...

FR. FRANÇOISCASSINGENA-TRÉVEDY

Chroniqueur

CHARLOTTE GARSONCritique de Cinéma

ETIENNE KLEINPhysicien

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ELODIE MAUROTJournaliste

LAURENCE DEVILLAIRSPhilosophe

BRUNO SAINTÔTJésuite

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LA REVUE DE RÉFÉRENCE RÉSERVÉE AUX ESPRITS CURIEUX

SOUHAITE FAIRE BÉNÉFICIER SES LECTEURSDE L’ÉCLAIRAGE DES MEILLEURS SPÉCIALISTES

PARMI LESQUELS...

FR. FRANÇOISCASSINGENA-TRÉVEDY

Chroniqueur

CHARLOTTE GARSONCritique de Cinéma

ETIENNE KLEINPhysicien

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ELODIE MAUROTJournaliste

LAURENCE DEVILLAIRSPhilosophe

BRUNO SAINTÔTJésuite

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s o c i é t é

é t u d e s • J u i n 2 0 1 4 • n ° 4 2 0 6 •

Aujourd’hui, en France, 289 100 personnes en «  congé paren-tal d’éducation » s’occupent à plein temps du soin de leurs jeunes

enfants. Inscrit en 1977 dans le Code du travail, ce dispositif permet à un parent d’interrompre son activité professionnelle, sans solde, pour s’occuper d’enfants âgés de moins de trois ans, avec une garantie de retour à l’emploi. Près de 300 000 citoyens, cela fait beaucoup, pour-tant ce groupe n’a que peu de visibilité sociale.

Force est de reconnaître que le congé parental est sous investi so-cialement et politiquement en France. Cela s’explique par un double handicap. D’abord, s’il est ouvert aux mères comme aux pères, le congé parental concerne dans les faits un public quasi exclusivement féminin1. Or on sait combien, historiquement, les préoccupations des femmes furent marginalisées de la vie publique. Ensuite, il concerne par définition des personnes ayant renoncé au travail. Dans une

société où le travail est une va-leur phare et le principal lieu de

1. Les hommes représentent moins de 4 % des bénéficiaires du Clca (Complément de libre choix d’activité), Cnaf, 2012.

Tout le monde connaît le « congé parental » mais celui-ci n’a guère de visibilité sociale et politique. Souvent jugé comme une disposition conservatrice, ce temps dédié aux jeunes enfants dessine un nouveau vivre ensemble qui remet le travail à sa juste place, promeut le soin et la responsabilité parentale. Cet article explore les bonnes raisons de le reconsidérer.

LE CONGé PARENtAL, uNE PARENtHèSE À VALORISER

élodie MAuROT

journaliste, La Croix.

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sociabilité, ceux qui s’en écartent, même temporairement, disparaissent des écrans radars collectifs et peinent à faire entendre leur voix.

Le congé parental fait ainsi partie des angles morts de notre dé-mocratie. Il existe mais il n’est ni pensé, ni promu. La question du soin parental devrait pourtant être un souci de toute société développée. Depuis des années, les spécialistes de la petite enfance ne cessent de rappeler combien la présence des parents est cruciale au début de la vie d’un enfant. À la question de savoir jusqu’où devait « s’étaler » la présence maternelle, Françoise Dolto estimait que « l’idéal » était que la mère puisse rester auprès de son enfant « jusqu’à l’âge de la marche confirmée », soit « vers dix-huit mois »2.

Intuitivement, bien des mères et des pères l’ont compris et placent en tête de leurs priorités de vie d’être présents, au long des jours, auprès de leur(s) enfant(s). Pourtant, à l’heure de la paternité et de la mater-nité choisis, peu de choses ont changé pour faciliter la disponibilité parentale. Le congé parental ne parvient pas à susciter un consensus, ni même un débat, de grande ampleur. Pourquoi ne parvenons-nous pas à penser et à organiser la présence des parents auprès de leurs enfants ? Comment expliquer notre timidité collective à ce sujet ? Sommes-nous satisfaits de cette situation ? Cet article voudrait explorer ces questions.

dans l’ombre de la mère au foyer

Plusieurs obstacles empêchent une réflexion sereine sur le congé parental. On pense souvent d’abord aux difficultés financières et à la précarité des salariés qui rendent pour beaucoup ce choix illusoire. Ces obstacles doivent être pris en compte honnêtement, mais ils n’ex-pliquent pas la difficulté que nous avons à aborder ce sujet. Plus pro-fondément, la discussion sur le congé parental est difficile parce qu’elle touche à la place que nous accordons au travail dans notre société, et tout particulièrement au travail des femmes.

Il faut rappeler qu’en France l’émancipation des femmes a été concomitante de leur accès au travail salarié3. Que le travail (et non l’engagement politique, par exemple) ait été le principal levier de l’émancipation féminine n’est pas sans conséquence aujourd’hui

2. Lorsque l’enfant paraît, t. 1, Points Seuil, 2007, p. 31.3. Françoise Battagliola, Histoire du travail des femmes, La Découverte, 2008.

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lorsque se pose la question du soin des enfants et du congé paren-tal. Dès lors que celui-ci implique un retrait –même temporaire – du monde du travail, il devient immédiatement suspect de promouvoir un retour en arrière en matière d’émancipation féminine.

Pour beaucoup de féministes, la mère en congé parental ne serait ainsi qu’un ersatz de la mère au foyer, la même en plus « light ». Soit une femme qui n’a pas pu accéder à une vie active épanouissante et que l’on plaint. Soit une femme qui a décidé de renoncer aux vastes horizons de la vie professionnelle, dont on suspecte la liberté de choix et que l’on méprise, plus ou moins explicitement. Dans les deux cas, elle est regardée comme la survivance anachronique d’un âge révolu.

De manière très révélatrice, de nombreuses études portant sur le congé parental insistent unilatéralement sur ses conséquences négatives pour les femmes. Le congé parental créerait des carrières discontinues, fragiliserait l’emploi des femmes, leur rémunération et leur retraite. Il se voit directement accusé de contribuer à leur paupérisation. Sur le plan de l’égalité entre les sexes, il accentuerait une répartition déséqui-librée des tâches domestiques et parentales au sein du couple. On trouve même le reproche que les femmes qui ne travaillent pas gâchent les compétences qu’elles ont acquises grâce à l’investissement collectif dans leur éducation et qu’elles portent préjudice à l’ensemble des femmes en donnant aux employeurs l’image d’une main-d’œuvre peu fiable4…

Ceux qui se méfient du congé parental, voire le combattent fronta-lement, doivent cependant convenir d’un fait : cette parenthèse conti-nue de séduire des mères. Le combat politique se déplace donc et l’on s’efforce de rendre le congé parental le moins attrayant possible. On se félicite de sa basse indemnisation5, on cherche à réduire sa durée et on place en tête de l’agenda des politiques de la petite enfance d’autres prio-rités, comme l’ouverture de places en crèches. Le tout avec la bonne conscience de protéger les femmes contre elles-mêmes, puisqu’il s’agit de préserver leur vie au travail et, par là, leur émancipation.

Très certainement, la liberté conquise par les femmes d’exercer une profession et de travailler doit être préservée et consolidée. Pour que cette liberté ne reste pas formelle, la création de places en crèches doit être encouragée. Mais ce dossier important ne devrait pas occu-

4. Sur tous ces points, voir notamment Dominique méda et Hélène Périvier, Le Deuxième âge de l’émancipation, Seuil, 2007.5. En 2013, le Clca s’élève à 388 euros pour une cessation complète d’activité. Les foyers aux revenus plus élevés (ne touchant pas la « Prestation d’accueil d’un jeune enfant » – Paje – attribuée sous condition de ressources à tous les parents, actifs et inactifs) reçoivent 572 euros mensuels.

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per tout l’espace de discussion disponible. Il faudrait redire que, même si le nombre de places en crèches était suffisant en France, la question du congé parental continuerait à se poser, au nom de l’importance du lien entre parents et enfants.

La collectivité se doit d’aider les femmes qui souhaitent conser-ver une activité professionnelle, mais elle devrait tout autant soutenir celles et ceux qui désirent, pour un temps, s’émanciper de la tutelle du travail pour le soin d’un enfant. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La collectivité (Caf, État et collectivités territoriales confondues) dé-pense 388 euros par mois pour un parent restant auprès de ses enfants (somme qu’il faudrait diviser par le nombre d’enfants de moins de trois ans gardés au domicile pour obtenir le coût réel d’une garde pa-rentale par enfant), tandis qu’elle dépense 827 euros mensuels pour un enfant confié à une assistante maternelle agréée et 1 332 euros men-suels pour un enfant bénéficiant d’une place en crèche6. Loin d’être neutre, l’investissement public soutient le transfert du soin familial du jeune enfant vers des instances extérieures à la famille.

Des parents divisés face au congé parental

Une des raisons de l’immobilisme social autour de la défense du congé parental vient sans doute de la division et de l’ambivalence des parents à son égard. Plutôt que de s’unir contre la rudesse du marché du travail pour faire valoir un droit de retrait légitime, les parents (et surtout les femmes qui portent l’essentiel du souci de ces questions) apparaissent divisés, jouant les uns contre les autres, dans une rivalité plus ou moins avouée. Les mères qui travaillent à temps plein, jon-glant avec un emploi du temps tendu, regardent souvent avec défiance celle qui « reste à la maison », vite suspectée de ne pas avoir d’ambition professionnelle, de ne pas savoir « penser à elle » ou de reproduire un schéma d’éducation périmé. À l’inverse, celles qui ont fait le choix de s’arrêter, jugent avec sévérité la légèreté des parents qui imposent à leurs enfants de longues journées de crèches ou des soins procurés par une inconnue… Mais, plus intimement, l’ambivalence traverse aussi bien des mères. Des mères « actives », censées être épanouies au travail, s’inquiètent des conséquences de leur rythme de vie et de leur

6. Observatoire de la petite enfance, 2012.

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fatigue. Certaines mères dites « inactives » craignent d’être définitive-ment remplacées ou de voir se réduire leurs perspectives de carrière.

En apparence anodine, la discussion sur le congé parental est en fait hautement inflammable, parce qu’elle touche à des réalités très intimes : la façon dont cette mère-ci se projette comme femme, comme épouse/compagne et comme mère ; son équilibre psychique et sa capacité à vivre en marge du modèle de la femme active ; l’intérêt ou non qu’elle trouve au soin des tout petits, sa créativité personnelle, ses talents d’éducatrice. Tout dépend aussi de la profession qu’elle exerce : est-elle une employée heureuse de quitter la caisse de son supermarché ? Une technicienne dont les compétences risquent de se périmer pendant son absence ? Une intellectuelle qui pourra plus faci-lement conserver ses centres d’intérêts à la maison ? L’attirance pour ce choix est également liée aux tiers : cette femme est-elle reconnue dans son choix par un entourage bienveillant ? Comment se situe-t-elle vis-à-vis de sa propre mère qui lui a transmis une image heureuse ou malheureuse de la « mère au foyer » ? Plus prégnantes encore sont les données liées au couple parental. La mère qui s’arrête de travailler vivra-t-elle ce choix comme un partenariat ou une dépendance vis-à-vis de son conjoint ? Ce couple sera-t-il assez solide pour surmonter l’inégalité des revenus et du temps passé par chacun auprès de l’enfant, la différence de leurs modes de vie ?

Chaque parent formule une réponse, plus ou moins consciente, à ces questions. Parce que cette décision est toujours singulière, il serait faux et dangereux de laisser croire que le congé parental puisse être bénéfique pour tous. Peut-on pour autant passer sous silence l’impor-tance que revêt, quand elle est choisie, la présence longue des parents auprès de leur jeune enfant ? Faut-il en taire les bienfaits ? Faut-il être gêné de rappeler que c’est d’abord à cette relation privilégiée et unique que le petit enfant aspire ?

Au nom de la valorisation du travail des femmes, un large silence entoure le congé parental. Pourtant, refuser de soutenir et de promou-voir ce dispositif, ce n’est pas favoriser l’émancipation des femmes. C’est d’abord leur imposer – ainsi qu’à leurs petits – la norme du tra-vail, sous couvert de progressisme. Ceux qui pensent que le congé parental est une opportunité réactionnaire, voire dangereuse, une

osons dire qu’une société où les parents seraient plus disponibles pour leurs jeunes enfants serait plus humaine

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simple survivance du passé attendant d’être résorbée, se trompent. Ils oublient que le soin aux plus vulnérables, au rang desquels on peut ranger celui dédié aux tout petits, est toujours un bon indicateur de l’humanité d’une société. Osons dire qu’une société où les parents – pères et mères – seraient plus disponibles pour leurs jeunes enfants serait plus humaine. Et si l’on devait ranger le congé parental quelque part, soutenons que c’est un choix progressiste, dessinant une nouvelle manière d’être parent, un nouveau rapport au travail et une nouvelle conception du soin conforme à l’importance de chaque être humain.

La responsabilité d’être parent

« Tu es né, tu es là, mon enfant. Tu me regardes. Je te regarde. Tu me requiers. Je te réponds.  » Parmi les visages qui s’offrent à notre contemplation, celui du nouveau-né est sans doute le plus interpellant par sa beauté, sa vulnérabilité, sa manière d’être à la fois familier et étranger. Sorti de la matrice maternelle qui fut durant neuf mois si protectrice, le voici projeté dans le vaste monde, en attente d’être guidé et aimé.

Cette fragilité engage les parents. Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt évoque le besoin de l’enfant d’être « protégé contre le monde », dans lequel il doit être introduit « petit à petit ». « Puisque l’enfant a besoin d’être protégé contre le monde, sa place traditionnelle est au sein de la famille, écrit-elle. Ces quatre murs à l’abri desquels se déroule la vie de famille constituent un rempart contre le monde et en particulier contre l’aspect public du monde. Ils délimitent un en-droit sûr sans lequel aucune chose vivante ne peut prospérer.7 » Hans Jonas évoque lui «  la responsabilité à tout moment aiguë, univoque et ne laissant aucun choix, que réclame le nouveau-né8 ». Il fait de la responsabilité du parent à l’égard de l’enfant « l’archétype intemporel de toute responsabilité9 ».

Cette responsabilité parentale peut s’exercer de mille manières, mais le choix du congé parental exprime sa reconnaissance et son acceptation. Il permet de s’engager dans les profondeurs d’une rela-tion intersubjective qui interpelle, engage, déloge. Le parent qui fait

7. L’Humaine condition, quarto Gallimard, p. 753.8. Le Principe responsabilité, Champs Flammarion, p. 257.9. Ibid, p. 250.

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ce choix accepte de prendre du temps, tout son temps, pour se rendre disponible au nouveau venu. Il rejoint cet enfant singulier dans le quotidien des jours, dans leur répétition, sans craindre leur banali-té. Il accepte de pourvoir au soin de l’humain, sans en mépriser les aspects les plus prosaïques. Ce faisant, il se voit gratifié de toutes les « premières fois » de son enfant, qui surgissent inopinément, se jouant de nos emplois du temps et de nos rythmes d’adultes.

À la différence de la mère au foyer, naguère assignée à la sphère domestique, ces parents peuvent désormais poser ce choix librement et l’assumer en première personne. Les Modernes que nous sommes devraient pouvoir valoriser cette décision. N’avons-nous pas appris que « le bébé est une personne » et l’unicité des relations intersubjectives ? Et si l’on pense avec Hans Jonas que la responsabilité parentale n’est pas seulement l’archétype de toute responsabilité mais aussi «  son germe » et qu’elle se déploie « conformément à son sens en direction d’autres horizons de responsabilité10  », ne devrait-on pas se réjouir que la promotion de cette responsabilité parentale diffuse un esprit de responsabilité dans l’ensemble du corps social ?

Un autre rapport au travail

Le congé parental fait signe vers un nouveau modèle de société, où le travail est ordonné à d’autres réalités que lui-même. Il implique un nouveau rapport au temps qui lui est consacré dans une vie. Il ma-nifeste très concrètement que le travail n’est pas légitimé à dominer notre existence de part en part. Il rappelle que l’on ne vit pas pour travailler, mais que l’on travaille pour vivre et, pourquoi pas, pour vivre avec ses enfants.

Évidences, idées convenues ? Pas si sûr, car il se pourrait que le principal obstacle au choix du congé parental ne soit pas d’abord fi-nancier. Il réside dans notre difficulté à nous libérer de l’emprise du travail et de la consommation qu’il rend possible. Les études révèlent ainsi que ce sont les femmes des milieux modestes qui choisissent le plus souvent l’option du congé parental11. En revanche, les femmes

10. Ibid, p. 260.11. Selon une étude de l’Insee, 47 % des mères titulaires d’un diplôme de niveau CAP-BEP ou inférieur ont interrompu leur activité alors que ce n’est le cas que de 29 % des mères titulaires d’un diplôme de niveau supérieur à Bac +2 (Insee Première n°1454, juin 2013).

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diplômées, ayant des revenus plus élevés, sont moins nombreuses à tirer profit de cette situation favorable pour s’offrir de rester avec leurs enfants.

Dans Métamorphoses du travail, André Gorz a finement ana-lysé la façon dont le travail est aujourd’hui idéologiquement glorifié comme source essentielle de l’identité et de l’épanouissement per-sonnels. Notre société a perdu l’objectif d’économiser du temps de travail pour le redéployer au bénéfice d’autres activités, ces « choses pour lesquelles on n’a jamais assez de temps », comme la vie avec ses enfants. Gorz souligne pourtant que, « de Platon à nos jours », l’idée fut constante que « la liberté, c’est-à-dire le règne de l’humain ne com-mence qu’au-delà du règne de la nécessité » et du travail12. Du côté de la tradition chrétienne, les travaux de Jacques Ellul rappellent que le travail est « avant tout nécessité, contrainte, peine, sauf en de rares cas exceptionnels13 ». C’est l’action « libre et gratuite14 » qui y est valorisée. Travail et vocation sont séparés, même s’il doit exister une tension créatrice entre les deux.

Il est certes des emplois qui élèvent, épanouissent, permettent de développer qualités et talents, élargissent nos horizons, offrent des rencontres qui comptent dans une vie. Mais ce résultat est toujours second, le but premier du travail étant toujours productif, souvent marchand, et toujours lié à des objectifs que l’individu ne se donne pas à lui-même. On ne peut le déplorer sans se tromper sur la nature du travail, en versant dans l’idéalisme. Par ailleurs, si quelques sala-riés expérimentent les joies du travail, beaucoup plus nombreux sont ceux qui ne connaissent que sa face sombre, les missions parfois ab-surdes, les décisions arbitraires, des relations minées par la rivalité et les inégalités de statuts, l’aliénation à la technique15…

Ceux qui défendent avec vigueur le travail des mères semblent avoir oublié cette douloureuse réalité. Plus qu’il ne favorise l’éman-cipation des femmes, leur discours accrédite la vision ultralibérale d’une société dominée par le travail. Les parents en congé parental promeuvent, eux, une autre vision des rapports entre activité et inac-tivité tenant compte des temps de la vie.

12. Folio Essais, Gallimard, p. 31.13. Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, La table ronde, 2013, p. 33.14. Ibid, p. 114.15. Voir les travaux de Christophe Dejours, notamment La Panne, entretien avec Béatrice Bouniol, Bayard, 2012.

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Une certaine idée du soin

La valorisation du soin parental porté par le congé parental ne devrait pas inquiéter ou indisposer les parents qui ont fait un autre choix. Au contraire, elle devrait nourrir une solidarité de fond entre parents. Pourquoi ? Parce que ceux qui confient leurs enfants à des tiers ont tout intérêt à ce que l’horizon régulateur, l’étalon de réfé-rence du soin, reste celui du père ou de la mère à temps plein auprès de son enfant. C’est cette référence qui fonde l’exigence d’une qua-lité de soin. C’est parce que l’enfant venant au monde est en droit de bénéficier de la présence de son père et de sa mère qu’il doit pouvoir compter, en leur absence, sur un tiers extérieur lui assurant une pré-sence et un éveil de qualité. Si l’on perd ce lien, cette continuité entre les différents types de soin (qui ne se confondent pas), on ne voit pas ce qui pourrait venir arrêter ou contenir la dégradation du soin sous la contrainte d’impératifs de rentabilité (secteur privé) ou d’objectifs gestionnaires (secteur public)16.

Le soutien du congé parental participe d’une valorisation plus large du soin. Aujourd’hui, dans le sillage des théories du Care, une partie de la gauche mène une bataille légitime pour la recon-naissance du soin dans nos so-ciétés démocratiques. Elle mène pourtant ce combat de manière contre-productive, en dévalorisant le soin privé et le modèle de la femme au foyer. À l’inverse, la droite bataille traditionnellement en faveur du soin privé (celui des mères), tout en s’inscrivant dans une tradition qui déprécie l’État social et les travailleurs du soin. Dans les deux cas, c’est faire fausse route, car la valorisation du soin fonctionne de manière cumulative. Dans une société donnée, plus le soin est valo-risé, en quelque lieu que ce soit (privé ou public), plus il se fortifie. Valoriser la mère ou le père au foyer, c’est valoriser indirectement tous les autres pourvoyeurs de soin. Que des chirurgiens, des avocats, des journalistes se mettent en congé parental et l’on verra le regard chan-ger sur les auxiliaires de puériculture…

16. Le « Décret morano » du 7 juin 2010 a ainsi abaissé le taux d’encadrement pour les enfants qui marchent à un adulte pour 12 enfants (au lieu de un pour 8) et autorisé un dépassement des capacités d’accueil des crèches dans les grandes structures de 20 %. Sur les inquiétudes des professionnels de la petite enfance face aux progrès de la raison économique, voir Le Livre noir de l’accueil de la petite enfance, sous la direction de Patrick Ben Soussan, Erès, 2010.

Le soutien du congé parental participe d’une valorisation plus large du soin

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Cette vision cumulative de la valorisation du soin est aussi valable pour sa promotion auprès des hommes. On sait aujourd’hui combien il est important d’inciter les pères à prendre leur part du soin parental. C’est la condition pour qu’il cesse d’être marginalisé dans nos socié-tés. Mais comment allons-nous y parvenir ? Pour le dire sans détours, ce n’est pas en dévalorisant la mère au foyer que l’on suscitera des vo-cations de pères au foyer ! C’est en partageant la conviction que le soin parental rend l’adulte qui y pourvoit heureux et qu’il est bienfaisant pour l’enfant.

Il faudrait donc réinvestir le congé parental. Malheureusement, la réforme du congé parental en discussion au Parlement à l’heure où nous écrivons ces lignes prend une toute autre voie. Élaborée dans le cadre du projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes, cette réforme instaure, au sein du congé parental, une période de six mois devant être obligatoirement prise par le père pour être indemni-sée. Si ce dernier ne répond pas présent, ces six mois seront perdus et ne pourront être pris par la mère.

Cette réforme prétend s’inspirer des modèles nordique et alle-mand où le nombre d’hommes en congé parental est significativement plus élevé qu’en France, mais elle oublie deux éléments essentiels ex-pliquant ces succès. D’abord, le fait que le congé parental des femmes (et donc potentiellement des hommes) y est fortement valorisé, alors que la France valorise d’abord le modèle de la femme active. Ensuite, l’indemnisation du congé parental peut y atteindre 80 % du salaire d’origine, rien à voir avec la situation française.

Faute de ces deux leviers, on voit mal pourquoi les hommes se déplaceraient massivement vers le congé parental. Ils ont déjà la pos-sibilité d’en bénéficier et, au-delà de l’injonction, la loi ne change pas grand-chose pour les inciter à s’en saisir. En situation de crise, il y a fort à penser que beaucoup de couples hésiteront à fragiliser deux trajectoires professionnelles. La réforme ne fera que reconduire les femmes plus rapidement au travail. On aura augmenté le taux d’emploi des femmes, sans faire avancer l’égalité homme-femme, et au préjudice des enfants pour qui il faudra bricoler des solutions de garde juste avant l’entrée en école maternelle… Qui en sortira gagnant ?

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Améliorer le congé parental

Autrement plus audacieux serait de repenser le congé paren-tal pour qu’il devienne attractif pour les femmes comme pour les hommes. Plutôt que d’inciter les femmes à abandonner le congé parental pour adopter le style des hommes – l’obligation du temps plein, la «  carrière continue  », les horaires flexibles et extensibles à l’infini… –, encourageons les hommes à adopter le style des femmes.

Pour cela, il faudrait consolider le congé parental. La réévalua-tion de son indemnisation paraît d’abord une priorité. Certaines féministes s’opposent à la hausse de cette prestation, craignant que plus de femmes ne soient attirées par le congé parental. Cette inquié-tude montre justement que les parents ne sont pas encore en mesure d’exercer une liberté de choix réelle. La critique justifiée d’un « salaire maternel17 » ne doit pas être un prétexte pour faire vivre le parent qui suspend son activité professionnelle en dessous du seuil de pauvreté18. Aussi faiblement aidé, le congé parental devient une source d’inégalité et de dépendance des femmes à l’égard des hommes (l’inverse est vrai quand c’est l’homme qui le prend), mais ce n’est en rien une fatalité.

La question financière n’est pas le tout du problème. On pourrait faire en sorte que le congé parental soit moins préjudiciable à l’emploi des femmes en développant des dispositifs d’aide au retour à l’emploi et de protection des salariés en retour de congé parental. Un autre champ de réflexion pourrait toucher au sentiment d’isolement dont se plaignent de nombreux parents, et qui, là encore, n’est pas inhérent au congé parental. Comment compenser la perte en relations sociales qui accompagne l’éloignement du monde du travail ? Il faudrait ima-giner une mise en réseau des parents en congé parental, penser des structures et des lieux où ils pourraient se rencontrer, s’entraider, faire entendre leur voix et leurs propositions.

17. Soutenu par les milieux conservateurs voire ultra-conservateurs, le salaire maternel se propose de rétribuer les mères pour le travail qu’elles effectuent dans l’espace domestique, au nom de la fonction sociale de la maternité et du service rendu à la société. Dans Métamorphoses du travail, André Gorz a montré les dangers de cette proposition qui fait entrer dans l’espace social et comptable ce qui est de l’ordre du singulier et du gratuit et il souligne le risque d’une instrumentalisation des femmes. mais cette critique ne remet absolument pas en cause la possibilité d’une « allocation sociale spécifique à la mère » (et nous ajoutons aux parents), consacrant « le droit souverain de la femme à être mère et à élever son enfant en toute indépendance, sans avoir de compte à rendre à personne » (p. 242). Plus loin, il ajoute : « L’allocation d’un revenu social spécifique et suffisant (nous soulignons) à la mère relève des mêmes principes que la protection sociale inconditionnelle de l’intégrité des personnes, de leur santé, de leur liberté. Leur rentabilité économique ou leur utilité sociale n’ont pas à entrer en ligne de compte » (p. 244).18. En 2011, le seuil de pauvreté se situait à 977 euros pour une personne seule.

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Vers une démocratie parentale ?

« Qui gardera les enfants ? » : dans ses mémoires19, l’historienne et féministe Yvonne Knibiehler a eu le courage de poser frontalement la question impensée de l’émancipation féminine. Entrées sur un mar-ché du travail pensé au XIXe siècle pour des hommes sans contraintes parentales, les mères se sont coulées dans un costume qui se révèle à l’usage très inconfortable. Elles paient aujourd’hui le prix fort de leur émancipation – la fameuse « fatigue des mères » – en cumulant la journée de travail et l’essentiel des tâches parentales et des charges domestiques. Au souci de concilier vie professionnelle et vie familiale, le congé parental à temps complet est une des réponses possibles, dis-position précieuse qui protège l’emploi des femmes en leur donnant le droit d’une interruption temporaire encadrée par la loi.

Il faudrait encore aller plus loin et inventer une véritable « démo-cratie parentale », qui n’ignore plus que les travailleurs – hommes et femmes – sont aussi des parents. À se saisir de ce sujet qui intéresse nombre de citoyen(ne)s, le politique gagnerait en crédibilité et en force de mobilisation. Loin d’entraîner un repli domestique, le soin des en-fants fait croiser la question collective et politique. « Les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde » dont ils doivent assumer « la responsa-bilité » et «  la continuité », rappelait Hannah Arendt dans La Crise de la culture20. Les parents en congé parental expérimentent que leur choix, d’abord intime, déborde sur le collectif. Ils pourraient dessiner avec d’autres les contours d’un nouveau vivre ensemble plus soucieux de la qualité des relations humaines. Audacieux ? Certainement, mais si nous ne le sommes pas pour les 2,4 millions d’enfants de moins de trois ans de notre pays, pour qui et pour quoi le serons-nous ?

Élodie MAUROT

19. Qui gardera les enfants ?, Calmann-Lévy, 2010.20. La Crise de la culture, p. 753.

Retrouvez le dossier « Famille » sur www.revue-etudes.com

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e s s a i

é t u d e s • J u i l l e t - A o û t 2 0 1 4 • n ° 4 2 0 7 •

Directeur du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres,

Faculté jésuites de Paris.

Faute de pouvoir déployer une analyse détaillée de la notion de « genre », la métaphore théâtrale d’une scène politique française

permettra d’évaluer de possibles évolutions sociétales, c’est-à-dire un espace de jeu social, au prisme de quelques enjeux catholiques com-pris à la fois, selon le double sens de l’adjectif, comme relatifs aux croyants catholiques et à leur ambition de se référer à des valeurs uni-verselles pour débattre de la vie commune. Après une simple men-tion de la naissance d’une polémique, l’évocation de l’entrée en scène de quelques figures marquantes des féminismes et des acteurs du « genre » conduira à proposer quelques manières de se situer comme catholiques dans un espace d’argumentation et d’action.

naissance d’une polémique sur la scène politique

En France, les études uni-versitaires sur les femmes et les féminismes ont débuté dans les

LE « GENRE » SuR LA SCèNE POLItIQuE

Quels enjeux pour les catholiques ?Bruno SAINTôT

Après les conflits entre les partisans du « mariage pour tous » et ceux de la « Manif pour tous », et à la suite des remaniements consécutifs aux élections municipales, le temps serait-il venu d’une pacification sociale, politique et religieuse de la polé-mique du « genre » ? Cette pacification ouvrirait-elle alors l’exa-men de quelques questions fondamentales qui conditionnent l’engagement social et politique des catholiques divisés sur les analyses, les jugements et les actions à mener ?

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années 1970. Elles ont notamment suscité, en 1983, le financement par le CNRS et le ministère des Droits de la femme d’une « action thé-matique programmée » (ATP) intitulée « Recherche sur les femmes et recherches féministes ». En 1989, le colloque « Sexe et genre1 » viendra clôturer ce programme. Le « genre » désignait alors le « sexe social » et l’analyse portait moins sur les différences de sexe et les différences de « rôles sociaux de sexe » que sur les « rapports sociaux de sexe » compris comme rapports de pouvoirs hiérarchiques et inégalitaires. Comment est-on passé d’études universitaires engagées à une polé-mique politique ?

Comme souvent en France, la polémique semble avoir été déclen-chée par des réformes éducatives. L’occasion est fournie par la création à Sciences Po, en septembre 2010, d’un « Programme de Recherche et d’Enseignement des Savoirs sur le Genre » (PRESAGE) qui rend obli-gatoire l’enseignement du gender pendant le cursus des études. Les critiques portent à la fois sur les bouleversements anthropologiques – le « genre » étant alors assimilé à l’affranchissement de la réalité bio-logique des sexes – et sur une obligation révélatrice d’une stratégie de conquête : « Le fait de cette obligation démontre bien qu’il s’agit avant tout de propager cette théorie au sein même des futures élites de notre pays, Sciences Po servant ici de simple cheval de Troie.2 » Ces points critiques sont accentués par la métaphore militaire de la conquête des institutions (le cheval de Troie) et par la métaphore médicale de la propagation d’idées dangereuses.

L’amplification de la polémique est bien connue : diffusion en 2011 des manuels de Sciences de la vie et de la terre introduisant des conflits d’interprétation sur l’identité sexuelle, les rôles sexuels et l’articulation des sphères publique et privée ; engagement en 2012 du candidat Hollande à ouvrir « le droit au mariage et à l’adoption aux couples homosexuels » ; projet d’enquête parlementaire contre la dif-fusion de la « théorie du gender » ; médiatisation de la visite ministé-rielle le 7 septembre 2012 à la crèche Boudarias qui pratique une péda-gogie active contre les stéréotypes de genre ; manifestations contre la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe puis vote de la loi le 17 mai 2013 ; lancement expérimental du programme « ABCD de

1. marie-Claude Hurtig, michèle Kail et Hélène Rouch (dir.), Sexe et Genre. De la hiérarchie entre les sexes, CNRS, 1991.2. Frédérique de Wratigant, « Science Po frappé par le genre », Valeurs Actuelles, 30 septembre 2010.

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l’égalité » par le ministère de l’Éducation nationale en 2013 ; création du collectif « Journées de retrait de l’école » en 2014…

Cette polémique nouant politique, éducation, sexualité, rôle et structuration des familles ne peut s’expliquer sans référence à l’his-toire de l’éducation et au rôle des institutions catholiques, plus par-ticulièrement à partir de la Révolution française où l’instruction est pensée comme un « quatrième pouvoir » : « L’instruction est un pou-voir, pouvoir d’autant plus étendu qu’il est moral, qu’il est le supplé-ment des institutions, et qu’il n’y a de solide gouvernement que celui qui emprunte de l’instruction sa principale force.3 » Cette seule cita-tion pourrait cristalliser bien des éléments apparus dans le conflit sur le « genre » : un pouvoir éducatif moral contesté au moment où l’école peine à procurer une véritable égalité des chances par l’acquisition des compétences premières ; un pouvoir éducatif moral contestant fronta-lement d’autres pouvoirs moraux et semblant s’affranchir d’une large délibération démocratique sur l’école ; un pouvoir éducatif imposant une pédagogie corrective des cultures familiales ; un fonctionnement en miroir entre durcissement du gouvernement faisant passer en force des réformes pédagogiques et sociétales et durcissement d’une oppo-sition morale et politique plurielle progressivement et temporaire-ment unifiée et solidifiée par la non-reconnaissance ; le ressenti d’une opposition entretenue entre enseignants et familles à une époque de fragilisation des familles et donc d’un besoin de collaboration et de soutien plus grand.

Comme le montre l’histoire, la scène politique est une scène de pouvoir où de nouveaux acteurs revendiquent d’autres libertés, d’autres pouvoirs, d’autres manières de vivre.

quelques acteurs des féminismes et de la réflexion sur le « genre »

La naissance des féminismes comme revendications intégrant l’analyse d’inégalités, l’argumentation et, parfois, des programmes de transformations sociopolitiques pourrait être datée du XVIIe siècle. Elle est rendue possible par l’ouverture à la pensée antique (Renais-

3. Décade philosophique du 10 pluviôse an VI, cité par Dominique julia, Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Belin, 1981, p. 18. Voir les résurgences de cette position chez Vincent Peillon, La Révolution française n’est pas terminée, Seuil, 2008.

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sance), par la libération des interprétations bibliques (Réforme), par de nouvelles philosophies (Descartes) et par des relectures théolo-giques des Pères de l’Église. Les argumentations reposent sur la valo-

risation de figures féminines antiques et bibliques, et sur des réinterprétations théo-logiques et philosophiques (Marie de Gournay, Gabrielle Suchon, François Poullain

de La Barre). L’auteur de la célèbre affirmation «  l’esprit […] n’a pas de sexe4 » l’emprunte à Grégoire de Nysse qui justifiait ainsi l’égalité fondamentale des deux sexes. Il s’appuie également sur la méthode cartésienne pour se libérer de la tutelle des traditions et remplacer les considérations sur « le beau sexe » par la « belle question » de l’égalité dont il perçoit bien l’ampleur et le risque :

Elle regarde tous les jugements et toute la conduite des hommes à l’égard des femmes, des femmes à l’égard des hommes, et des femmes entre elles. On ne la peut bien traiter sans ce qu’il y a de plus solide dans les sciences, et elle sert à décider de quantité d’autres questions curieuses [qui suscitent l’intérêt], principalement dans la Morale, la Jurisprudence, la Théologie et la Politique, dont on ne peut parler librement dans un livre.5

Mais il ne suffit pas de penser une égalité fondamentale pour réa-liser l’égalité civile et politique. Dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée au début de la Révolution française, Olympe de Gouges argumente en vain à partir de l’universalisme de la philosophie des Lumières et du droit naturel pour obtenir une éga-lité de droits politiques. En soutien à ses idéaux, Mary Wollstonecraft6 développe en Angleterre une analyse psychologique de l’inégalité et une critique des limites imposées à l’éducation des femmes en pre-nant notamment pour cible Jean-Jacques Rousseau. L’éducation est dès lors investie comme un facteur essentiel de transformation des relations hommes-femmes.

4. François Poullain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez [1673], Chez jean du Puis, 1676, p. 98.5. François Poullain de la Barre, De l’excellence des hommes contre l’égalité des sexes, Chez jean Du Puis, 1675, p. 3.6. mary Wollstonecraft, Défense des droits de la femme [1792], Payot, 2005.

Remplacer les considérations sur « le beau sexe » par la

« belle question » de l’égalité

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Au XIXe la figure du conflit est transposée du politique et du so-cial au domestique. Emprunté à Marx, le lien analogique entre lutte des sexes, lutte des classes, lutte des races influence alors les engage-ments de bien des mouvements féministes, depuis Hubertine Auclert qui dénonçait ceux qui voulaient abolir les « privilèges de classes » sans abolir les « privilèges de sexe7 » jusqu’à aujourd’hui8. La famille n’est plus considérée comme la base de la construction politique et elle est désormais analysée elle-même selon des catégories politiques.

Au seuil du XXe, la philosophie libérale et utilitariste de John Stuart Mill – un auteur connu pour sa lutte contre L’asservissement des femmes – et le socialisme utopique de Charles Fourier inspirent Madeleine Pelletier, première femme psychiatre en 1906, dans sa lutte pour l’émancipation sexuelle des femmes9 et contre la « monarchie absolue » de la famille. Les bases philosophiques du droit à disposer de soi, de l’extension des droits individuels et des reconfigurations familiales sont ainsi établies.

Par sa référence à la philosophie existentialiste soutenant les thèses constructivistes radicales contre l’invocation d’une nature humaine déterminante, Simone de Beauvoir exerce également une grande influence sur le développement des féminismes. Souvent détachée de son ancrage philosophique, sa célèbre formule sonne encore comme un cri de ralliement des pro et des anti : « On ne naît pas femme : on le devient.10 »

Bien des termes des débats actuels sont donc déjà posés avant même l’introduction, en 1955, du mot spécifique gender qui pro-blématise le rapport entre identité et rôle. Mobilisé par l’ambition médicale de remédier aux souffrances des personnes atteintes d’her-maphrodisme, le psychologue américain John Money substitue l’ex-périence de la bipartition masculinité/féminité au constat scienti-fique de la bipartition mâle/femelle : « Le rôle de genre (gender role) signifie toutes les manières […] suivant lesquelles la masculinité et la féminité sont expérimentées en privé et manifestées en public. » Il lie ensuite indissociablement l’identité au rôle sans nécessaire réfé-

7. Hubertine Auclert, Séance du Congrès Ouvrier Socialiste de France, Imprimerie Générale j. Doucet, 1879, p. 151.8. Cf. Christine Delphy, « Féminisme et marxisme », dans margaret maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, La Découverte, 2005.9. madeleine Pelletier, L’émancipation sexuelle de la femme, m. Giard & E. Brière, 1911.10. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome 2. L’expérience vécue [1949], Gallimard, 2012, p. 13.

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rence au sexe : « L’identité de genre (gender identity) est l’expérience privée du rôle de genre, et le rôle de genre est l’expression publique de l’identité de genre.11 »

Formulées à la même époque, les définitions du psychiatre amé-ricain Robert Stoller seront plus largement reprises. Stoller définit le mot gender comme « un terme qui a des connotations plutôt psycho-logiques et culturelles que biologiques », qui « peut être très indépen-dant du sexe (biologique) » et qui « est la somme (amount) de mas-culinité ou de féminité trouvée dans une personne, et parce qu’il y a évidemment des mélanges (mixtures) des deux dans beaucoup de personnes humaines, le mâle normal a une prépondérance de mas-culinité et la femelle normale une prépondérance de féminité12 ». Le critère médical de la normalité passe de la norme de sexe à la norme de genre puisque c’est la « prépondérance de masculinité » ou bien de féminité qui définit respectivement le « mâle normal » ou la « femelle normale ».

En reprenant la définition de Stoller dans les années 1970, la sociologue Ann Oakley utilise la notion de gender comme un outil sociologique et politique d’analyse des rapports de pouvoir entre hommes et femmes en proposant de « dénouer le “sexe” du “genre” » et en critiquant l’argument des « différences naturelles13 ». La notion de gender s’inscrit alors progressivement dans les mouvements fémi-nistes (gender feminism) et devient un opérateur de transformation des rapports de pouvoir et des inégalités jusqu’à l’intégration de « l’approche intégrée de la dimension de genre » (gender mainstrea-ming) dans le droit européen14 et les politiques internationales (ONU, OMS, UNESCO…).

Déclenchée par l’émeute consécutive à une répression policière dans le bar Stonewall Inn de New York en 1969, la structuration po-litique des homosexuels joue un grand rôle sur l’évolution concep-tuelle du gender et sur les revendications associées. Aux anniver-saires de l’émeute, la Gay Pride devient le signe d’une revendication politique de reconnaissance qui contribue à ne plus qualifier l’ho-

11. john money et Anke A. Ehrhardt, Man and woman, boy and girl: the differentiation and dimorphism of gender identity from conception to maturity, johns Hopkins university Press, 1972, p. 4.12. Robert Stoller, Sex and Gender: On the Development of Masculinity and Feminity, Science House, 1968, p. 9-10.13. Ann Oakley, Sex, gender and society [1972], Gower/temple Smith, 1985, p. 16.14. Cf. article 3 du traité d’Amsterdam, 1997.

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mosexualité de problème moral ou pathologique comme le pensait encore la psychiatrie jusqu’en 1973. De façon générale et jusqu’à aujourd’hui, la dépathologi-sation des orientations et des comportements sexuels suivra leur politisation. Dans l’épreuve du pouvoir revendiqué et par-tagé, cette politisation reconfi-gure la distribution médicale, sociale et politique du normal et du pathologique.

L’hétérosexualité est alors évaluée comme une norme dominante responsable de l’oppression, et fait l’objet de critiques parfois radicales (Guy Hocquenghem, Monique Wittig, Shulamith Firestone, Gayle Rubin, etc.). Shulamith Firestone propose même « d’éliminer la dif-férence sexuelle elle-même » et de développer la « reproduction arti-ficielle » afin que les enfants puissent naître « pour les deux sexes de manière égale, ou indépendamment des deux, selon la manière dont on considère la chose15 ». Pour cet égalitarisme, seule la visée de l’ecto-genèse (utérus artificiel) formulée dès 1923 peut vaincre l’asymétrie homme-femme dans l’engendrement, une asymétrie lue par Fran-çoise Héritier comme le « privilège exorbitant des femmes d’enfanter les deux sexes16  » à la source des violences masculines. L’engendre-ment apparaît alors comme le conflit originel et le dernier conflit à surmonter…

Les critiques de l’hétéronormativité vont prendre des figures idéo-logiques radicales de déconstruction atteignant même les structures du langage comme y invitait Monique Wittig : « Il faut comprendre que ce conflit n’a rien d’éternel et que pour le dépasser, il faut détruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’“homme” et de “femme”.17 » Faut-il détruire ou bien déconstruire, « défaire18 », «  jeter du trouble dans le genre » dans la mesure où il entretient une catégorisation des formes de sexualité (hétéro, homo, bi-sexuelle, etc.), qui reste potentiellement « essentialiste » et donc op-primante ? Après l’insistance sur le sexe puis sur l’identité sexuelle et

15. Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex: The Case for Feminist Revolution [1970], Bantam Books, 1972, p. 11.16. Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, Odile jacob, 2009, p. 286.17. monique Wittig, La Pensée Straight, éd. Amsterdam, 2007, p. 13 ; l’introduction date de 2001.18. En anglais « undoing », selon le titre de l’ouvrage de judith Butler, Défaire le genre [2004], trad. maxime Cervulle, 2e éd., éd. Amsterdam, 2012.

La dépathologisation des orientations et des comportements sexuels suivra leur politisation

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les rôles sociaux, puis sur l’orientation sexuelle, l’accent est désormais mis sur la sexualité comme pratique et comportement susceptibles de choix différents et changeants.

Au début des années 1990, les mouvements queer (bizarre) et les idéologies queer vont revendiquer, à partir de l’expérience subversive des transgenres et des travestis (drag queen et drag king), une meil-leure intégration politique des minorités sexuelles en s’appuyant sur une déconstruction des identités et des normes majoritaires. Le gender queer s’inspire notamment de Trouble dans le genre19, un ouvrage de Judith Butler influencé par les philosophies de la dé-construction de Foucault, Deleuze et Derrida (French Theory). Sans être le plus influant en France, le mouvement gender queer apparaît le plus déstabilisant pour les catholiques parce qu’il ouvre une plu-

ralité ouverte, changeante et performative de gender et qu’il supprime toute appré-ciation morale des différen-tes formes de sexualité. Le sexe n’est plus une condi-

tion pour conduire son existence mais un effet, une production de l’oppression : « C’est l’oppression qui crée le sexe et non l’inverse.20 » L’argument de Wittig est devenu classique : pour se justifier de dis-criminer, il faut naturaliser. De plus, l’identité de genre n’est plus une sorte de noyau de personnalité s’exprimant dans le rôle de genre ; elle ne préexiste pas à l’expression puisqu’elle est le résultat d’une performance sans cesse à reprendre : « il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là mêmes qui sont censées résulter de cette identité.21 » Cette concep-tion de l’identité mobilise à la fois la métaphore théâtrale, l’expé-rience du travestissement et la notion linguistique de performati-vité étendue à l’expérience subjective : désormais, ce sont les rôles variables joués qui génèrent des identités variables. Positivement, cette interdépendance entre identité et rôle souligne la plasticité de l’être humain et donc l’importance des projets éducatifs ! De plus,

19. judith Butler, Trouble dans le genre (Gender trouble) : le féminisme et la subversion de l’identité [1990], La Découverte, 2006.20. monique Wittig, « La catégorie de sexe » [1982], dans La Pensée Straight, op. cit., p. 36.21. judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 96.

La différence sexuelle n’est pas supprimée mais elle

est laissée sans définition

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selon Butler dont il faut nécessairement prendre en compte l’évo-lution de la pensée : le «  trouble dans le genre  » ne signifie pas la disparition du genre ou la recherche d’une sexualité totalement af-franchie du genre, car la question du féminisme ne pourrait alors même plus se poser. De même, pour elle, la différence sexuelle n’est pas supprimée mais elle est laissée sans définition comme une « question troublante et féconde, ouverte et non résolue22 ». La déconstruction ne supprime donc pas forcément le caractère énig-matique de la différence sexuelle et de la sexualité.

quels rôles éthiques et politiques pour les catholiques ?

Dans ce contexte d’influence de différents acteurs, comment les catholiques pourraient-ils jouer leur rôle de participants actifs et vigi-lants sur la scène politique de laquelle, par vocation, ils ne peuvent s’absenter, en cherchant à la fois à comprendre, s’engager, évaluer et innover ? Quelques postures peuvent être évoquées sans qu’il soit pos-sible ici de les justifier philosophiquement et théologiquement.

Comprendre et distinguer, c’est donner de l’espace pour la pensée et pour l’action. Après une phase de confusion, une première distinc-tion23 entre « études de genre » et «  idéologies du genre » a corrigé les premiers amalgames. Elle honore les analyses universitaires des structurations et des assignations des rôles sociaux de sexe, des rap-ports de pouvoir, des identités et des orientations sexuelles. Pourquoi faudrait-il refuser de voir ce qui est à l’œuvre dans la société et dans l’Église ? La distinction devrait porter ensuite sur les projets socio-politiques se réclamant du genre. La peur du « cheval de Troie » ou de stratégies masquées peut rendre incapable de valoriser des projets portant sur l’égalité des fonctions, des salaires, des rôles sociaux et des pouvoirs. Vouloir, dès l’école, mettre du jeu dans les stéréotypes des rôles sociaux et créer les conditions de respect des familles homopa-rentales et de leurs enfants, ce n’est pas forcément vouloir déconstruire les identités sexuelles et inciter à l’exploration d’autres orientations sexuelles ou pratiques sexuelles.

22. judith Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 220.23. Cf. Service national Famille et Société de la Conférence des évêques de France, À propos de la « gender theory » : distinguer, dissocier ou conjuguer ?, février 2014.

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Après une valorisation tardive de la démocratie, le magistère catholique a combattu le relativisme et insisté sur la nécessaire réfé-rence du pouvoir politique à « une juste conception de la personne24 ». La morale catholique s’est reconfigurée après Vatican II autour d’une conception du développement intégral de la personne et de la refor-mulation de la loi naturelle interprétée comme une «  “grammaire” transcendante, à savoir l’ensemble des règles de l’agir individuel et des relations mutuelles entre les personnes, selon la justice et la soli-darité.25  » Si l’Église contribue à l’élaboration d’une grammaire de l’humain, elle ne prétend pas rédiger les textes des programmes poli-tiques ! C’est pourquoi les acteurs catholiques peuvent se situer entre la contestation absolutiste d’une contre-culture et l’acceptation relati-viste du pluralisme. Les « principes non-négociables », ces « exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer26 » tentent de formuler un système de référence qui traduit la visée éthique du « bien intégral de la personne ». Cette visée éthique ne peut que se mani-fester lentement dans l’organisation politique et juridique. Ainsi, les catholiques peuvent s’engager en politique, parce que la politique n’est jamais une transcription directe de l’éthique, et parce que les compro-mis politiques ne sont pas forcément des compromissions éthiques.

Certains catholiques restent troublés par l’influence de la forme démocratique du gouvernement politique sur le gouvernement do-mestique (notions abolies de chef de famille, ou de gestion en bon père de famille, etc.) et sur le gouvernement ecclésial (spécificité et place des femmes et des laïcs, question des ministères, pouvoir et autorité doctrinale, etc.). L’Église catholique pourrait y trouver une occasion de réinterpréter certaines élaborations théologiques et de ré-viser certains modes de fonctionnement en redécouvrant son propre trésor ouvert par l’aiguillon de la critique. L’influence n’est pourtant pas unilatérale : l’engagement conjugal durable prôné par l’Église peut questionner le politique sur la place de la confiance, du don et d’un lien social non réduit au pouvoir ou au calcul d’intérêt.

Comment évaluer les principaux points critiques dans l’Église et envers de possibles nouvelles réformes ? Il ne faudrait pas confondre la « nature biologique » avec la « nature humaine ». En mettant l’accent

24. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002, n° 3.25. Benoît xVI, Message pour la célébration de la journée mondiale de la paix, n° 3, 1er janvier 2007.26. Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale citée, n° 4.

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sur la personne créée par la Parole à l’image de Dieu dans l’altérité énigmatique des sexes, l’Église catholique, après le judaïsme, a désa-cralisé, dénaturalisé et « débiologisé » le rapport moral à la création et à la sexualité – la vie consacrée n’est-elle pas antinaturelle ? Elle a dû corriger les lectures « biologisantes27 » de l’encyclique Humanae vitae. Elle a « recorporalisé » la vie morale en soutenant, par l’Incar-nation du Verbe, l’éminente dignité du corps et l’unité des dimensions physique, psychique et spirituelle de la personne face aux courants dualistes qui ressurgissent régulièrement dans certaines utopies bio-technologiques.

La question «  ouverte et non résolue  » de la différence sexuelle invite à considérer la sexualité humanisée comme mystère de ren-contre et de reconnaissance entre deux personnes. Elles se donnent l’une à l’autre selon toutes les dimensions de leur être et dans l’ouverture poten-tielle au mystère d’une autre existence, insubstituable, inaliénable, indisponible. En ce sens, les veilleurs sont peut-être d’abord des « émerveilleurs » qui se tiennent étonnés et en respect devant le mys-tère de chaque être humain et qui résistent à sa possible dissolution par des logiques instrumentales ou gestionnaires. Ils gardent ainsi les conditions du jeu politique. Si la sexualité reste un mystère du désir de l’autre, l’homosexualité ne peut être réduite à l’exercice d’une vo-lonté déviante28. Dès lors, il paraît difficile à la théologie catholique de contester politiquement une forme d’union civile même si elle ne cor-respond pas à sa vision de la sexualité dans le mariage. Sur ce point, le souhaitable théologique ne condamne pas le possible politique.

Le point de résistance principal porte sur l’utilisation des nou-velles formes de procréation offertes par les techniques biomédicales. Il n’est pas nouveau mais il est durci par les revendications des couples de même sexe. La résistance catholique à la dissociation entre sexua-lité et procréation ne procède pas d’une idéologie naturaliste mais d’une ambition personnaliste valorisant le don mutuel selon toutes les dimensions de la personne et l’engendrement dans la chair. Elle refuse

27. Voir Paul VI, Humanae vitae, 25 juillet 1968, n° 3. Cette acception « biologisante » est corrigée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, Donum vitae : le don de la vie. Instruction sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation, 1987, Introduction 3.28. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Persona humana, 29 décembre 1975, n° 8.

La vie consacrée n’est-elle pas antinaturelle ?

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l’instauration progressive d’un système libéral de contrôle d’accepta-bilité des nouveaux êtres humains par les techniques de diagnostic

prénatal ou préimplanta-toire. Ceux qui seraient de plus en plus voulus d’une volonté fabricatrice, au lieu d’être appelés d’un désir res-

pectueux de leur nouveauté incommensurable, ne naîtraient donc pas « libres et égaux ». Ils ne seraient plus attendus pour eux-mêmes. L’in-conditionnel du lien charnel porte aussi une signification profonde : le fait de devoir son existence à quelqu’un n’équivaudra jamais à l’éta-blissement d’un lien par la seule volonté contractuelle. La cohérence entre défense des libertés fondamentales et défense des conditions d’une hospitalité première appelle donc la régulation politique et juri-dique de la mise à disposition du pouvoir biomédical.

Par son Évangile vivant, le christianisme n’est pas d’abord une force critique mais une puissance d’innovation dans l’histoire. La contestation ne peut se développer de façon crédible que sur cette posture première de l’innovation et du témoignage humble de la vie bonne. Bien des innovations sociales et politiques présentes sont à soutenir et d’autres à développer : soutien scolaire des enfants les plus faibles, soutien mutuel des familles, coopération des familles avec les enseignants, accueil des minorités sociales ou sexuelles rejetées, etc.

L’apôtre Paul voyait dans l’appartenance des croyants au corps du Christ le dépassement, tout à la fois déjà anticipé et à réaliser dans l’histoire, des violences nourries par les catégories antagonistes des différences de religion, de culture, de classe, de race, de sexe : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Gal 3, 28). Comment cette réalité théologique ne soutiendrait-elle pas l’engagement des catholiques sur la scène politique au profit du corps social tout entier ?

Bruno SAINTôT s.j.

Le souhaitable théologique ne condamne pas le possible politique

Retrouvez le dossier « Identités sexuelles » sur www.revue-etudes.com

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e s s a i

é t u d e s • M a r s 2 0 1 4 • n ° 4 2 0 3 •

Si le plaisir existe, il n’est pas chrétien – ou alors rarement. Il est en effet couramment admis que la foi est ascèse et renoncement,

que la religion s’apparente à un processus de culpabilisation du plai-sir : « Le christianisme fit boire du poison à Éros : – il n’en mourut pas, mais dégénéra en vice.1 » Il en va de même de la charité qui se corrompt en compassion, la pitié que l’on éprouve pour les malheurs des autres allant souvent de pair avec notre engourdissement à nous réjouir de leur bonheur. Comment alors faire la part entre ce qui est charitable et ce qui relève du ressentiment ? Il serait apparemment plus aisé d’être chrétien dans les tracas que dans les joies.

Aussi faudrait-il inverser l’exhortation de saint Augustin à « chan-ter l’Alléluia dans les soucis afin de pouvoir un jour chanter dans la

paix2  » et réclamer de chanter l’Alléluia dans la joie, tant il nous serait apparemment malaisé, à

1. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Flammarion, « GF », 2000, § 168. 2. Sermones, 256, 3.

Combien d’idées reçues associent le christianisme à une as-cèse culpabilisante et à l’esprit de sérieux ? Rien n’autorise vraiment une telle identification entre foi et refus du plaisir. Et l’humour en spiritualité demeure le meilleur garde-fou contre un certain puritanisme.

LE CHRIStIANISmE N’ESt PAS UN PURItANISmE

laurence deVillaiRs

Philosophe et éditrice, auteur notamment de Descartes, Que sais-Je ?, PUF, 2013.

Flammarion / éTVDES éd., 238 p., 15 €. – Disponible en librairie

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Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation. Le Dieu “concret”, pour ainsi dire,est aujourd’hui. Les lamentations qui dénoncent un monde “barbare” ne nous aideront jamais à trouver Dieu.

Pape François

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«

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nous chrétiens, de simplement nous réjouir, comme si le «  revers de la compassion chrétienne devant la souffrance du prochain  » s’accompagnait de «  la profonde suspicion devant toutes les joies du prochain3  ». Difficile d’objecter quoi que ce soit à cette parfaite définition du puritanisme, si ce n’est que rien ne prouve que le christianisme soit par essence un puritanisme.

se plaire au plaisir

La théologie a, par tradition, tenté d’écarter la menace de l’ascèse culpabilisante. Elle le fait au travers du concept, en apparence secon-daire, d’eutrapélie. Se plaire au plaisir, ce que signifie précisément ce terme, est une vertu. C’est l’excès, qui porte avec lui l’addiction et donc l’insatiabilité, qu’il faut éviter dans la vie comme dans la foi, et non le plaisir lui-même. On doit essentiellement à Thomas d’Aquin d’avoir insisté sur la salubrité du jeu, du plaisir gratuit pris à se distraire :

Il y a ce que dit S. Augustin : « Enfin je veux que tu te ménages : car il est bon que le sage relâche de temps en temps la vigueur de son application au devoir. » Or, une certaine détente de l’esprit par rap-port au devoir s’obtient par les paroles et les actions de jeu.

Ce qui fait qu’il ne saurait y avoir de spiritualité et de prières sans légèreté. Un chrétien qui ne serait pas enjoué, non pas de façon mièvre ou béate mais par naturel et comme avec humour, serait à suivre Tho-mas d’Aquin « vicieux », c’est-à-dire inutile :

«  Or ceux qui refusent le jeu  » ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent, parce qu’ils n’acceptent pas les jeux modérés des autres. C’est pourquoi ceux-là sont vicieux, et on les appelle « pénibles et mal élevés », avec Aristote4.

Le vice ne résiderait pas tant dans le plaisir pris aux plaisirs que dans le déplaisir éprouvé face aux manifestations partagées de plaisir. C’est donc d’abord chez l’Aquinate, bien avant Nietzsche, que l’on trouve une critique de ce que serait le ressentiment religieux, cette incapacité

3. Nietzsche, Aurore, Flammarion, « GF », 2012, § 83. On peut citer aussi nombre de films où est mise en scène cette réduction du christianisme au puritanisme, du Ruban blanc de mikaele Haneke au Village de m. Night Shyamalan.4. Somme de théologie, I–IIae, q. 168, a. 4.

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à supporter le frivole et la drôlerie. Aussi se pourrait-il que l’injonction à aimer ses ennemis contienne indirectement l’exhortation à se réjouir du plaisir en général, et de celui des autres en particulier.

Il reste que cet enjouement relève d’un talent. L’un des fruits de l’Esprit, selon l’Épître aux Galates, n’est-il pas en effet la joie, aux côtés de la bienveillance (Ga, 5, 22) ? Et rien n’autorise à suspecter cette joie de ne pas être sincère, de manquer d’air et de panache. Aussi « jouir d’une âme forte, audacieuse, téméraire ; traverser la vie l’œil calme et le pas ferme […] ; prêter l’oreille à toute musique pleine de gaie-té d’esprit  », s’accorder «  une courte halte et un plaisir  », se laisser « vaincre par les larmes et toute la pourpre mélancolie de l’homme heureux  », peut-être n’est-ce pas uniquement là, comme le déclare Nietzsche, le bonheur d’Homère et des sages de la Grèce ancienne, celui que l’on éprouve dans la « vraie vie », opposée à la vie amoindrie, comptée et retenue, de l’ascétique et du croyant. Peut-être faut-il au contraire admettre que cette vie pourpre est aussi celle de la foi, qu’elle porte avec elle l’audace et la force que confère l’Esprit : « L’erreur es-sentielle de Nietzsche  » serait donc « de n’avoir pas vu que le suprême amour ne va pas sans la suprême audace, et que cet homme qui avance les mains jointes vers la petite hostie jette son va-tout, […]. Cette vie passionnée que Nietzsche place si haut, cette “vie pourpre”, le chrétien fidèle la goûte, à cette minute-là.5 »

Il faut être heureux pour croire et non pas seulement croire pour trouver le bonheur : « Pour trouver Dieu, il faut être heureux, car ceux qui par détresse l’inventent vont trop vite et cherchent trop peu l’inti-mité de son absence ardente.6 » Il y a un risque à accepter sans réserve le fait que la religion est consolation, car sa vocation première n’est pas de consoler de la vie mais de s’en nourrir. En ce sens, il n’y a pas de « vraie vie » à opposer à une vie consacrée, de plaisirs de l’existence à brandir contre la frugalité d’un quotidien de croyant. Il n’y pas moins de vie dans la foi que dans la vie tout court. La croyance n’est pas une sorte de caisse de prévoyance qui prémunirait contre le malheur et les matins blêmes. Elle ne permet probablement pas d’affronter les

5. mauriac, Le Jeudi saint, Flammarion, 1937, p. 97.6. Rilke, À madame la Baronne Renée de Brimont, Poèmes et Dédicaces.

Il y a un risque à accepter sans réserve le fait que la religion est consolation

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tragédies avec plus de tranquillité d’esprit mais si elle n’en console pas, elle en détermine toutefois le sens. Elle invite ainsi non pas tant à la sérénité – certaines philosophies ou psychologies y parviennent mieux qu’elle – qu’à la dépense : il s’agit de dépenser son existence avec la largesse de celui à qui il a été donné beaucoup, de façon déméritée et gratuite. Ce qui fait aussi que croire n’implique ni gravité ni austérité.

humour et salut

Il faudrait pouvoir pratiquer les choses sérieuses de la foi avec l’in-telligence de la plaisanterie. L’humour en spiritualité est un garde-fou contre le puritanisme, cet esprit de sérieux consistant à tout prendre au pied de la lettre au détriment de l’esprit. Il faut croire et en rire, non pas par désinvolture mais au contraire par conviction, celle que l’on a de ne pas être à la hauteur de ce que l’on croit, de ne pas être le garant du contenu de sa foi. C’est là une autre façon de désigner la grâce, qui fait certes advenir en nous le meilleur, mais au bout de nos forces, par le seul secours de Dieu. C’est pourquoi elle gracie et ne récompense pas. Dieu donne ce qu’il demande. Loin de nous accabler, cette vérité devrait pouvoir nous faire sourire.

Le puritain possède à l’inverse un esprit de propriétaire qui conduit à fétichiser la grâce, à en faire une valeur refuge contre tout ce qui ne serait pas son règne. Paradoxalement, cette attitude s’oppose non pas tant au laxisme moral qu’à l’humilité, cette capacité à prendre toute chose au sérieux à l’exception de soi-même. Ce qui frappe éga-lement dans les discours puritains est leur caractère buté, comme si l’intelligence devait se taire là où commence la piété. Il y a dans le puritanisme quelque chose comme une religion du bibelot, où un soin extrême est apporté à ce qui devrait être secondaire et subordonné à l’essentiel, seul à commander absolument. C’est de cet essentiel dont nous avons à rendre compte, car « travailler aux œuvres de Dieu » est avant tout croire « en celui qu’il a envoyé » (Jn 6, 28-29).

En tant qu’il magnifie les prescriptions sans les rapporter à ce qui leur donne sens, le puritanisme se présente comme une suite d’effets sans cause, une manifestation dévitalisée du religieux parce que dé-munie de sa raison d’être – cette raison d’être n’étant pas une morale ou un système de lois mais d’abord une foi. Malgré son impératif de dévotion, il n’est pas le rempart contre l’irrévérence mais l’obstacle à

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l’intelligence de la foi. Car c’est ce en quoi nous croyons qui donne sens à nos vénérations et non l’inverse. Le puritanisme se présente le plus souvent comme une sorte de Décalogue négatif, indexé à ce qui n’est pas permis. Ainsi en fut-il exemplairement de l’observance du sabbat. Dans l’Angleterre du Commonwealth d’Olivier Cromwell, alors que toutes les fêtes, même Noël, étaient supprimées, le sabbat était maintenu, en tant précisément que lieu par excellence d’expres-sion de la dévotion. Dans The True Doctrine of the Sabbath, publié pour la première fois en 1595, Nicolas Bownd montre com-ment le quatrième commande-ment interdit tout divertisse-ment le dimanche, « y compris les promenades ». Le gouvernement en fit un Acte officiel, et jusqu’au XVIIIe siècle, tout spectacle pour lequel il fallait payer une entrée était prohibé. Il serait malhonnête de penser que ces pratiques sont uni-quement celles qu’observeront scrupuleusement les futurs pères fon-dateurs du protestantisme américain : le puritanisme est une maladie de la foi et non un simple accident de l’histoire.

Privilégiant les comportements au détriment des significations, le puritanisme réduit la croyance au défendu. Inversant les priorités, il détermine le théologal par le moral. Or nous ne sommes pas maîtres de l’absolu, ni du désir que nous avons de lui, et c’est de cette absence de maîtrise que découle l’enjouement spirituel : « Sans l’avoir vu, vous l’aimez ; sans le voir encore, mais en croyant, vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire, sûrs d’obtenir l’objet de votre foi : le salut des âmes  » (1 Pi 1, 6-9). Ce gai savoir, qui s’oppose autant au puritanisme qu’à la tiédeur, a sa source dans la certitude de ne pou-voir faire soi-même son salut. Et cette certitude n’est en aucun cas dispensatrice de culpabilité, laquelle s’enracine au contraire dans une forme de professionnalisation du religieux, comme si les modalités du salut dépendaient de nos compétences et de notre investissement. Le christianisme étant une religion de la grâce, notre degré d’engage-ment ne constitue pas une condition nécessaire et suffisante au salut. C’est négliger cette dimension que de proportionner le fait d’être sau-vé au sérieux que l’on met à y croire. La légèreté n’est pas synonyme de désinvolture ; elle peut aussi être le signe d’une modestie spirituelle : je ne suis pas le gardien du temple, le défenseur, grave et investi, des « valeurs chrétiennes ».

Le puritanisme est une maladie de la foi

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légèreté et gravité de la foi

On connaît la fameuse thèse selon laquelle le Christ n’aurait jamais ri :

Jésus, qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses […] a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu’à nos frayeurs, mais n’a pris ni nos joies ni nos rires, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paraissait accompagné d’une indécence indigne d’un Dieu fait homme.7

Si nous sommes les héritiers de cette indignation, c’est parce que nous associons à tort foi et authenticité, et que la tristesse et la douleur nous paraissent plus sincères et donc plus vraies que le rire et la joie. Cette réduction des vertus théologales de la foi, de la charité et de l’espé-rance, au moral, en quoi consiste, nous l’avons dit, l’interprétation puri-taine du christianisme, conduit à mesurer la foi à la gravité avec laquelle elle est pratiquée : « dans la douce espérance de posséder Dieu nul récit, nulle musique, nul chant8 ». Ainsi se fonde l’identité entre inauthenticité et légèreté, qui devrait encourager à « fermer à jamais le théâtre, et faire dire à toute âme vraiment chrétienne : “Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit”9 ». Mais l’authenticité n’est pas théologale ; elle n’est ni signe ni critère de la foi ou de la charité. Elle ne devrait pas commander notre rapport à la vérité. Que nous vivions trop spontanément le christianisme sur le mode du pathos explique que nous fassions la promotion de la piété au détriment de la gaieté, du silence au détriment des mots et de l’émotion au détriment de la raison.

il n’y a pas de « valeurs chrétiennes »

Cet impératif d’authenticité s’adosse à la thèse implicite selon la-quelle la foi reposerait sur des valeurs et partant sur l’application que l’on met à les valoriser. Or il n’en est rien : il n’existe pas de « valeurs chrétiennes » puisque les contenus de la foi ne me requièrent ni en pre-

7. Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, Œuvres complètes, vol. xxVII, Vivès, 1879, p. 78.8. Ibid.9. Ibid.

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mier lieu ni de façon ultime : tout est l’affaire de Dieu, ma conversion, les sacrements et les dogmes. De même que je ne suis pas un fonction-naire du salut, un salarié de la grâce, de même ne suis-je pas le garant de valeurs. Savoir que le salut vient d’en haut met à l’abri non de la gaieté mais du contentement de soi. C’est un frein également à tout processus de culpabilisation : je n’ai pas à me culpabiliser de consentir ou pas à ces prétendues « valeurs chrétiennes », car ce n’est pas mon consentement qui les fonde. Si l’on peut bien dans le ressentiment ou la rébellion ren-verser des valeurs, on ne peut renverser des dogmes. En cela réside l’im-possibilité pour le chrétien de se prendre au sérieux. Bien que l’on fasse fréquemment du religieux le domaine par excellence de la réification des valeurs et donc de l’asservissement de l’homme à leur réalité monu-mentale et figée, il faut au contraire admettre que, dans la foi, il n’y a pas de valeurs et donc pas de prise en otage du sujet ni, réciproquement, de confiscation de la validité de la vérité par ce même sujet. Le seul à être en droit de se prendre au sérieux est d’une certaine façon Dieu, puisque lui seul décide des valeurs, lesquelles se donnent au croyant au travers de la Parole, du magistère et des sacrements – ces derniers, d’ailleurs, ne repo-sant pas sur l’authenticité avec laquelle on les pratique mais sur la grâce que Dieu y manifeste. « C’est l’Église, la communauté, qui sait que Jésus-Christ est notre Seigneur. Mais la vérité contenue dans ces deux mots : “notre Seigneur” ne dépend nullement de notre conscience ou de notre connaissance.10 » C’est ce qui fait le caractère audacieux et téméraire de la foi ; ce qui fait aussi qu’elle relève davantage de l’affirmation que de la contrition et qu’elle possède un accent de triomphe. Ce que Bergson dit de la vie peut ainsi parfaitement s’appliquer à la foi :

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice ima-giné par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal.11

10. K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, Delachaux & Niestlé, « Foi vivante », 1968, p. 144.11. Bergson, L’Énergie spirituelle, Payot, 2012, p. 52-53.

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Faut-il alors constituer le christianisme en religion du bonheur ? En allié naturel de la psychologie positive ? Cette école thérapeutique, qui recueille de nos jours presque tous les suffrages et tous les hommages, met en avant l’accomplissement positif de soi, lequel dépend de ver-tus ou forces de caractère consensuelles (au nombre de vingt-quatre), individuelles aussi bien que sociales ou culturelles, comme le respect d’autrui, la créativité, le courage, l’honnêteté, la curiosité, la gentillesse, l’ouverture d’esprit et le désir d’apprendre, mais aussi la recherche d’un sens à l’existence. Le bonheur est ainsi un objet réel qu’il est possible de mesurer au moyen du sentiment d’épanouissement :

La théorie du bonheur authentique est unidimensionnelle : elle concerne le fait de se sentir bien […] le bien-être ne peut exister uni-quement dans votre tête : votre sentiment de bien-être doit s’accom-pagner dans la réalité d’une vie pleine de sens, de bonnes relations et de réussite.12

La maximisation du bonheur et du bien-être est l’unique critère à partir duquel évaluer nos choix. De façon générale, il s’agit d’être vrai avec soi – authentique –, d’assumer ses actes et ses émotions, quels qu’ils soient. La foi est précisément l’inverse en ce qu’elle repose sur la certitude que l’on n’est pas à soi-même son propre bonheur, que le sens de la vie ne réside pas dans le sentiment de satisfaction. C’est tout à la fois plus exigeant et moins angoissant.

éros et agapè

Un dernier point nous paraît participer de l’esprit de sérieux spi-rituel ; il s’agit de l’opposition couramment admise entre éros et aga-pè. Le christianisme aurait été le promoteur d’un éros désintéressé, comme désénervé, et finalement désérotisé, alors que le monde païen identifiait l’éros à l’ivresse, à la plus haute félicité par rapport à la-quelle toutes les autres puissances paraissent secondaires – « Omnia vincit amor » (« l’amour vainc toute chose »), déclare Virgile. L’amour chrétien serait pur de tout enfièvrement des sens, de toute soif de jouissance possessive. Mais à la priver de la sorte du plaisir propre à l’éros, on risque de rendre la charité ou l’agapè non pas plus vertueuse

12. martin Seligman, S’épanouir. Pour un nouvel art du bien-être.

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mais plus triste. Certes la traduction grecque de l’Ancien Testament use de deux termes différents pour parler de l’amour : l’agapè, que l’on distingue de l’éros, désigne un amour qui ne se cherche pas lui-même mais qui se soucie du bien de l’autre pour lui-même. Le chris-tianisme a manifesté à plusieurs reprises dans son histoire une in-quiétude gnostique, c’est-à-dire une forme d’odium corporis ou haine du corps, d’identification du monde et du fait d’être au monde à une malédiction. Certains ont ainsi pu voir dans le jansénisme une telle résurgence gnostique. Pascal n’affirme-t-il pas en effet que le corps est en l’homme un corps étranger : « Ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme13 » ? Notre âme est « jetée », exilée dans le corps et le monde paraît aussi absurde qu’effrayant, comme abandonné de Dieu. Même nos prières et nos vertus, nos soi-disant mérites, sont « abominables devant Dieu » s’ils ne sont pas rapportés au Christ14.

C’est là toutefois négliger un point essentiel de la doctrine de Port-Royal qui consiste à définir la grâce elle-même comme un plaisir, au sens non pas d’un contentement assuré mais bien d’une volupté irrésis-tible. La relation à Dieu et à sa justice ne suscite ni sentiment de culpa-bilité ni ce « pessimisme » que l’on a si souvent attaché au jansénisme ; elle est au contraire de l’ordre de l’enivrement ; elle « rend fou de bon-heur15 ». C’est pourquoi « nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable16 ». C’est pourquoi aussi, il importe de rendre la religion chrétienne non pas tant vénérable qu’aimable :

Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison […]. La rendre en-suite aimable.17

Croire est d’abord éprouver du plaisir à croire. L’on est véritable-ment croyant que si l’on est véritablement heureux :

[…] on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ si on ne trouvait plus de douceur dans le

13. Pensées, texte établi par Ph. Sellier, Livre de Poche, 2000, fragment 140. Voir L. Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, Albin michel, 1997, p. 171.14. Pensées, fragment 769.15. Nous tenons cette expression de Philippe Sellier.16. Pensées, fragment 389.17. Ibid., fragment 46.

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mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement, et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché.18

Qu’est-ce d’ailleurs qu’un sacrement sinon le fait de rendre visible l’invisible, de le rendre manifeste et délectable, d’en faire une source de plaisir ? L’éros nous élève vers Dieu en nous conduisant au-delà de nous-mêmes, c’est pourquoi il est inséparable d’une forme de renon-cement. Cette mutation n’implique toutefois pas de purifier l’éros, ce qui risque de vider l’agapè de substance en la privant de plaisir. Fé-nelon légitime ainsi l’existence d’une délectation, d’une « érotique », propre à la charité, en se référant à saint Augustin :

Saint Augustin dit sans cesse que la grâce médicinale de Jésus-Christ consiste dans une délectation intérieure, et que, plus on goûte de plai-sir dans l’amour de Dieu, plus l’amour est ardent et parfait. Cette délectation est comme un plaisir chaste, qui bien loin de corrompre l’âme ne fait pas moins sa perfection que son bonheur.19

Ainsi, toujours selon Fénelon, une spiritualité qui exigerait la red-dition du plaisir, de l’éros, ne serait pas chrétienne. Ajoutons pour notre part qu’elle encouragerait une certaine tendance à l’austérité, dont le premier effet non négligeable serait un appauvrissement de l’art sacré et de la liturgie.

Laurence DEVILLAIRS

18. Pascal, Lettre à Charlotte de Roannez, Œuvres complètes, éd. Jean mesnard, Desclée de Brouwer, 1992, t. III, p. 1041. 19. Fénelon, Œuvres complètes, t. II, p. 484.

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f i g u r e l i b r e

La VirtuositéVincent Decleire

é t u d e s • J u i n 2 0 1 4 • n ° 4 2 0 6 •

2 600 pieds sous terreun récit de Christophe Henning*

à Georges SyCourte est la journée,

Courts sont tous les jours.Courte encore est l’heure.

Mais l’instant s’allongeQui a profondeur.

Eugène Guillevic(Sphère, Gallimard, 1963)

Je suis descendu dans les entrailles de la terre. J’ai touché le fond de la mine. Ce n’est ni un titre de gloire, ni un exploit. Plutôt une

sorte d’expérience, de quelques heures, un instant volé, suspendu, qui m’a fait pénétrer tout un monde souterrain, ténébreux, habité d’une certaine violence. Juste avant que les machines ne s’arrêtent et que le charbon n’ait plus vraiment cours, j’ai crapahuté dans une veine encore exploitée, pour voir de mes yeux noirs comment on arrachait de la matière quelques parcelles d’énergie vite englouties par les chau-dières et hauts-fourneaux.

Fier d’être descendu au fond, je suis pourtant un imposteur : il n’y a pas de gueule noire parmi mes ancêtres. Je suis né à Lille, et la capitale des Flandres n’entend rien à la mine. C’est au moins à une vingtaine de kilomètres au « sud » de la métropole nordiste que com-mence vraiment le pays minier. Mais je suis « descendu », comme on

* journaliste, écrivain.

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dit. Juste avant la dernière gaillette qui devait clore, le 21 décembre 1990, quelque 270 années d’histoire industrielle et humaine. Juste avant que la mine, qui a façonné les hommes et la région Nord – Pas-de-Calais, entre au musée et dans l’histoire. Privilège de journaliste, tout comme grimper sur le dôme glissant d’un château d’eau pour saisir une vue plongeante de la ville, pénétrer dans les réserves pous-siéreuses d’un musée ou prendre un petit déjeuner en tête-à-tête avec Raymond Devos…

la bataille du charbon

D’Est en Ouest, le « bassin minier » s’étend sur 120 km. De Valen-ciennes à Béthune en passant par Denain et Lens, il dessine un arc de cercle d’une douzaine de kilomètres de large. Un très petit « pays minier » finalement, même s’il est – après la Ruhr – le plus étendu d’Europe de l’Ouest. Un pays d’une extraordinaire concentration, avec plus d’un million d’habitants, qui ont vécu par et pour la mine pendant près de trois siècles. En 1930, au plus fort de l’exploitation, 35 millions de tonnes de charbon étaient extraites. Au cœur de la ba-taille du charbon, en 1947, ce sont 222 000 mineurs qui travaillent au sein des nouvelles « Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Ca-lais », fruit de la nationalisation des compagnies minières dans l’im-médiat après-guerre. C’est une longue histoire que celle du charbon en terre du Nord façonnée par les terrils et les chevalements… Une aventure industrielle, économique, et humaine avant tout.

Rendez-vous au petit matin pour la descente, à la fosse 9 de Oi-gnies. Non loin de l’autoroute A1 qui relie Lille à Paris, se dresse le complexe de Oignies, l’un des derniers puits en exploitation avec ce-lui de la fosse 9 dite « de l’Escarpelle », à Roost-Warendin. Automne 1990 : je n’ai plus la mémoire de la date précise, seulement le souvenir frisquet d’un matin encore endormi. Qu’importe pour la mine : de jour comme de nuit, c’est l’obscurité qui domine.

coup de grisou

Impossible d’emporter avec soi quelque ustensile électrique, ni montre ni appareil photo contenant une pile, susceptible de provo-

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quer une étincelle. La mine n’a jamais été sans danger. Jusqu’au bout et en dépit de la sophistication de l’exploitation, le coup de grisou reste le cauchemar du mineur. Les 1099 victimes de la catastrophe de Courrières en 1906 ou le dernier drame dans le Nord – Pas-de-Calais à Liévin, avec 42 morts le 27 décembre 1974, laissent une empreinte indélébile… Chaque année encore, de par le monde, des dizaines de mineurs sont victimes du grisou, en Chine notamment. Mais on n’en parle pas.

Tout au long de la journée, les consignes et conseils de prudence se multiplieront : le fond n’est pas une promenade de santé. Pourtant, il y a de quoi rire au moment d’enfiler le bleu de travail, trop grand, de boucler la ceinture de cuir, d’y accrocher la batterie sécurisée qui ali-mentera la lampe fixée sur le casque… Une certaine appréhension me gagne en quittant les vestiaires, dans un habit qui n’est pas le mien : suis-je taillé pour l’aventure ? Le service de presse qui organisait cette petite « sortie » avait insisté sur l’importance d’être en bonne forme physique… Trop tard pour reprendre les exercices.

Nous sommes quatre, peut-être cinq, je ne sais plus, à nous diri-ger vers «  l’accrochage », empruntés dans nos déguisements, mar-chant de guingois avec les chaussures de sécurité, de grosses bottes renforcées et déformées par l’usage, pointure 43. Comme la plupart des gens du Nord, je connais les termes, le travail, l’organisation d’un puits de mine. S’y trouver prend un autre relief. Le vaste « car-reau  », en surface, est tout entier aménagé en fonction du travail effectué sous terre. « Rester sur le carreau » pourrait venir de cette situation des mineurs qui n’ont pas été embauchés, mais certains linguistes font remonter l’expression à une date plus ancienne que l’apparition de la mine.

N’empêche : une fois les mines fermées, fils, petits-fils et descen-dants de mineurs sont souvent restés « sur le carreau », désœuvrés. Ils font penser aux journaliers de la parabole, que, toutes les trois heures, le maître appelle sur la place. Pour beaucoup, aujourd’hui dans la région, même la onzième heure d’un CDD ou d’un temps partiel ne sonne plus… Mais on ne les voit plus, ni sur le carreau, ni sur la place publique : le chômage n’est plus aujourd’hui qu’une fatalité cachée, un chiffre énorme, hors de proportion – plus de 3 millions de personnes ! En témoigne encore le visage de quelques proches et connaissances qui ne trouvent décidément pas de tra-vail… Et se taisent, et se terrent.

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780 mètres sous terre

À la verticale du puits de mine se dresse le chevalement, grande structure métallique au sommet de laquelle deux grandes roues, les molettes, manœuvrent les câbles. La grosse machinerie n’est pas vi-sible à l’intérieur du bâtiment. Il faut juste entrer dans la « cage », cet habitacle bien nommé tant il ressemble plus à un dispositif pour bêtes sauvages qu’à une cabine d’ascenseur. Le dispositif n’a guère évolué : il n’y a pas trente-six manières de descendre les hommes au fond, et ce que racontait Zola correspond :

Le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d’un coup de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d’être en nombre suffisant. […] Après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.

– C’est profond ? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de lui, l’air somnolent.

– Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l’homme.Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait…1

Il n’y a pas grand-chose à dire, juste ressentir cette impression d’une chute longue, profonde, avec le souffle d’air provoqué par la vitesse. Renseignements pris, la descente s’effectue à la vitesse de 9 mètres/seconde. Soit plus de 32 km à l’heure, l’allure d’un che-val bien entraîné et poussé au galop. La fosse 9 d’Oignies descend à 780 mètres. À titre de comparaison dans l’autre sens, vers le ciel, la Tour Eiffel s’élève à 324 mètres, desservie par un ascenseur qui, lui, respecte les limitations de vitesse… La tour la plus haute à ce jour est édifiée par les Japonais en 2011 : la Tokyo skytree atteint 634 mètres. Mon puits de mine devient abyssal… Ses 780 mètres de profondeur, c’est à peu près la longueur qui séparait la maison de mon enfance au centre du village, cette longue rue du cimetière, plus délicatement dénommée « rue de l’Égalité »… Nul doute qu’au bout de 780 mètres vers le fond, on se trouve aussi à égalité. Comme dans la mort.

1. émile Zola, Germinal, 1885.

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Enterrés vifs. On y pense, et je garde le souvenir d’un vertige à l’envers, avec presque un kilomètre de terre et de roches au-dessus de la tête. Impression oppressante de pesanteur. Pour un peu, on cour-berait le dos, comme l’on fait un soir d’été pour échapper au vol des chauves-souris qui semblent faire du rase-mottes. L’arrivée dans la galerie principale est presque décevante : tout y est large, clair, aéré. Vu leur expérience, les mineurs du Nord – Pas-de-Calais pouvaient évidemment être aussi tunneliers sous la Manche. Mais ce boulevard souterrain n’est qu’un lieu de passage, entre berlines pleines à ras-bord de minerai et petits trains jaunes prêts à nous entraîner plus profon-dément encore dans le ventre de la terre, au gré des méandres de gale-ries, jusqu’à atteindre la zone d’exploitation. Il faut parfois aller loin, très loin de l’axe du puits de mine pour trouver une bonne veine. Les quelques kilomètres sont parcourus dans le bruit de ferraille, dans un silence intérieur, comme on traverse une ville souterraine et déserte.

la mort du charbon

À l’approche du chantier, le bruit s’intensifie. Les compresseurs sont placés dans les galeries de proximité : le mineur a laissé tomber la pioche depuis longtemps pour utiliser diverses machines pneuma-tiques, marteaux piqueurs, vérins hydrauliques… C’est seulement maintenant que la chaleur est perceptible : le centre de la terre est à 6400 km de profondeur, et il y régnerait une température de plus de 5 000 °C… À 780 mètres, on en est loin, et pourtant : la température dépasse les 40° C. Une ambiance humide, qui vous rend poisseux… Et déjà l’un ou l’autre d’entre nous porte-t-il quelque trace noire sur le front, tandis que l’ingénieur nous fournit les détails techniques de l’exploitation industrielle qui touche à son terme : l’épaisseur des veines de charbon est devenue ridiculement limitée alors que les moyens d’extraction sont lourds… Comment s’ingénier à produire mieux pour un rendement moindre ?

La mort du charbon est annoncée depuis les années 1960. À cette même époque, c’est Jacques Brel qui était descendu au «  9  » de Oignies. En 1966, il accepta d’enregistrer un 45 tours à la de-mande du service des relations publiques des Houillères, à partir d’un texte du journaliste Jean Mauduit : «  La mine d’aujourd’hui, c’est un arbre, il a ses racines dans la terre du Nord, récite Jacques

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Brel, il pousse ses branches dans l’avenir du Pays. Ce qui le nourrit, le fortifie, le renouvelle, c’est le travail des hommes qui, à tous les ni-veaux, au fond comme en surface, sont les techniciens modernes du charbon. » Document de propagande, certes, mais le Grand Jacques a dû être impressionné par ces mineurs, descendants des immigrés italiens et polonais arrivés dans la première moitié du XXe siècle, par ces Marocains qu’on est allé chercher par charters entiers. Riche de cette diversité, la mine fut le creuset d’une humanité laborieuse et solidaire.

Avancer tête baissée

Casque bien enfoncé sur le crâne, nous voici à pied d’œuvre. À l’entrée de la veine. Trou noir, d’une profondeur insoupçonnée, en-taille horizontale dans la paroi, plus large que haute, qui se met à dé-gueuler du charbon. Dans les bennes disposées à l’entrée de la saignée se déversent dans le bruit et la poussière, le charbon et la caillasse entremêlés. Voilà le fruit de tous les efforts des mineurs. Ils sont dans les entrailles, suréquipés, pour arracher une strate carbonifère coin-cée entre deux épaisseurs de roche. Pris sous les tonnes de terre, les mineurs doivent aussi dompter les machines d’une rare puissance. Je n’entre pas dans les détails techniques : d’un côté, le rabot déchire lit-téralement la roche dans un mouvement de va-et-vient sur toute la longueur de la veine. De l’autre côté, à l’arrière, les vérins hydrauliques soutiennent un « plafond » de larges panneaux d’acier en « visière ». Entre deux, les hommes qui règlent les machines, les déplacent au gré de l’avancement du rabot.

Il faut y aller : baisser la tête, entrer dans cet espace restreint de trois à quatre mètres de large, sur trois à quatre cents mètres de long encombrés de machines, à parcourir plié en deux : la « hauteur de pla-fond » varie entre 1,2 et 1,5 mètres… Je commence courbé, avec bientôt le souffle court tant la position coupe la respiration. Il faut se décider à se mettre à quatre pattes, relever la tête pour « voir » autant que faire se peut où on va, se cogner aux étançons. J’ai l’impression de ramper sous la table, en slalomant entre les jambes métalliques de monstrueux convives des profondeurs. Au début, on calcule, on cherche à poser la main sur des pierres plates ou les pièces du « soutènement marchant », autrement dit mobile. Les genoux sont mis à rude épreuve, atterris-

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sant parfois sur une arête, entre deux pierres. L’eau, aussi, surprend : il faut arroser sérieusement la paroi qui va être implacablement rabotée, pour saisir au vol les poussières fines, à l’origine de la silicose qui a tué tant de mineurs à bout de souffle. Mais l’eau ruisselle : par endroits, en passant dans le boyau, vous pataugez…

C’est physique. Bien sûr, je ne veux rien perdre de cette expé-rience. Pourtant, l’inquiétude pointe… Vais-je y arriver ? Lâcher : qu’importe la crasse, la poussière qui colle, les vêtements qui s’humi-difient. Tenir : un pas après l’autre, sans aucune idée du chemin qui reste à faire. Avancer : la lampe fixée sur le casque éclaire mais le fais-ceau n’est pas large, et même si quelques projecteurs halogènes sont disposés, ils sont dirigés vers le chantier, c’est ce qui compte vraiment. Je traverse la mine à son plus haut degré de technicité, et c’est pour-tant un parcours du combattant, un défi charnel, un corps à corps à 2 600 pieds sous terre… Seul. Même pris dans un groupe de visiteurs bichonnés, on est seul à ramper, à chercher un appui pour progresser d’un mètre, à esquiver un bloc de pierre qui a roulé en travers du pas-sage. Derrière moi, un membre du groupe rend les armes ; il n’en peut plus et le fait savoir en gueulant. Lâchement, les difficultés de l’autre me rassurent : je n’en suis pas là. J’avancerai courbé, mais la tête haute. À une vingtaine de mètres devant, l’ingénieur ne dit rien. Il doit sou-rire intérieurement : le pauvre journaliste, mineur d’occasion, finira bien par sortir du trou.

passage au noir

Il est des circonstances du métier qui ne prêtent guère à fanfa-ronner… Quand, en fait, il n’est d’autre possibilité que de se colti-ner la réalité. Rester sur le banc de touche permet toujours de refaire le match, de commenter l’actualité sportive, et aussi économique, politique, culturelle… Mais à quelques rares occasions, il n’est plus question de regarder en spectateur – en juge : la seule issue, c’est d’en être. Pleinement. Aller au charbon, ou se jeter à l’eau, ce qui revient au même. J’ai le souvenir, par exemple, d’avoir « enseigné » dans un charabia d’anglais gestué quelques règles de calcul à des enfants des rues à Manille, pouilleux, crasseux, et rayonnants. Ou encore d’avoir passé trois jours avec une ermite, à deux heures de marche dans la montagne, avec le strict minimum d’une vie dépouillée – qui plus

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est par temps pluvieux –, sans eau, ni gaz, ni électricité… Je ne suis pas devenu mineur en quelques heures. Ni ermite. Mais le journaliste n’est pas resté spectateur.

Le rabot passait de gauche à droite, puis dans l’autre sens, dans un bruit d’enfer, cassant à la base la paroi de charbon qui, par l’effet de la pesanteur, s’effondrait sur une sorte de tapis roulant métallique. Le temps que nous progressions le long de la veine, l’exploitation avançait, et tout l’appareillage devait « coller » au plus près du chan-tier en marche. Les soutènements sont déplacés. À l’arrière, la partie vidée du charbon n’est plus étayée. La terre se referme dans un ébou-lement de roches et de craquements sourds. Au XIXe siècle, on appe-lait l’opération « foudroyage ». Le sous-sol retourne dans le silence des profondeurs.

Je ne sais plus comment s’est achevée la traversée de la taille. Ni la remontée à l’air vif. Trop plein d’émotions, de petites entailles, un ongle méchamment ébréché contre une pierre, le genou encore dou-loureux. Dans la cage qui nous ramène à la surface, le vent frais glace les os dans l’habit trempé de sueur. Le courant d’air saoule le bon-homme fatigué. Le retour à la surface tient de l’émerveillement : être descendu si loin, percevoir, plus encore à la remontée, l’incroyable profondeur de la mine et le fourmillement de la vie dans les galeries humaines. Quel génie ! Quelle folie… Nous posons pour la tradition-nelle photo, que j’ai égarée depuis, perdue dans les strates de pape-rasses que l’on garde sans y prêter attention. Mais je garde le souvenir net du visage noirci de poussière, saisi dans le miroir des salles de douche. Je n’avais pas travaillé, juste traversé le chantier. Je n’avais pas manipulé de charbon, juste rampé à même le sous-sol, à 780 mètres sous terre. Mais j’avais tout l’air du mineur de fond… Poussière qui colle, qui dessine mieux que n’importe quel khôl le pourtour des yeux pour en faire jaillir la blancheur du globe oculaire. Deux billes claires, sous le rond fixe, central et lumineux de la lampe qu’il faut éteindre, accrochée au casque qu’il faut enlever en se massant la nuque. On se débarrasse des habits sales comme d’une gangue, la peau paradoxa-lement pâle et blanchie par ces traces noires qui scarifient le torse, le dos, les cuisses, au gré des frottements et de la sueur. J’ai frotté, étrillé, récuré, mais le cuir a gardé la mémoire de ce passage au noir, et l’épi-derme reste blafard.

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Alchimie intérieure

Je suis descendu. Cela n’a rien d’héroïque : curiosité de journa-liste, envie de savoir, de connaître, de toucher du doigt une réalité. Un souvenir. Une allégorie, aussi, de ce que vivent ceux qui, un jour, décident de plonger, de descendre en eux-mêmes : il y fait chaud, à étouffer parfois. Comme dans la mine. C’est vertigineux, quand on mesure la profondeur de l’être humain, et ce qu’il peut y avoir de pièges dans les souterrains de l’âme. Tout y est rude, sans artifice ni fioritures : on ne se paie pas de mots au fond du puits comme dans les tréfonds de son cœur. Mais quelle énergie aussi ! Il faut arracher en soi des pans entiers de ces roches qui encombrent notre espace intérieur et deviennent le combustible d’une vie meilleure.

À leur échelle, les mineurs ont fait œuvre d’humanité, au point que le bassin minier du Nord – Pas-de-Calais a été inscrit au patri-moine mondial de l’Unesco. Toute descente dans les profondeurs tient de « l’œuvre au noir ». Celle que raconte Marguerite Yourcenar avec son Zénon, philosophe et religieux, scientifique et lettré, à la conquête de la vérité humaine au cœur de la Renaissance. La mine, la quête, les profondeurs… « La formule “L’Œuvre au noir”2, donnée comme titre au présent livre, désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre », écrit Yourcenar. Ce grand œuvre qui transforme le plomb en or.

Si la bataille du charbon a transformé la houille en richesse éco-nomique, comment ne pas voir que la traversée de nos profondeurs tient de cette même alchimie ? Au fond du puits, les mineurs viennent réveiller le monde endormi, ce charbon figé durant l’ère carbonifère, emprisonnant quelques fougères, bestioles et autres fossiles magni-fiques. Ce monde entré dans l’éternité est bouleversé sans vergogne par l’homme qui creuse au-delà du raisonnable. Il en est des entrailles de la terre comme de notre vie intérieure : plonger sans crainte et découvrir cette noirceur qui ne doit pas effrayer mais susciter, révéler, refléter l’éclat de vie.

Obsession du noir. Broyer du noir, liste noire, le regard noir, la bête noire parfois elle-même d’une humeur noire… Travail au noir. Il n’y a plus de mineurs. Il en reste pompeusement des valeurs. Plus

2. marguerite yourcenar, L’œuvre au noir, Gallimard, 1968.

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simplement, une humanité. La force de traverser le noir de l’exis-tence, la profondeur des ténèbres. Éprouver la solitude et mettre ses pas – même en rampant – dans ceux d’un peuple de mineurs. À qui Saint-Exupéry rendait hommage en peu de mots : « La grandeur de ma civilisation, c’est que cent mineurs s’y doivent de risquer leur vie pour le sauvetage d’un seul mineur enseveli. Ils sauvent l’Homme.3 »

3. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Gallimard, 1942.

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c h r o n i q u e

é t u d e s • J u i n 2 0 1 4 • n ° 4 2 0 6 •

Du Oui et du nonPar François Cassingena-Trévedy

L’on a vu naguère, et l’on voit encore de grands débats de société susciter de vives passions, descendre sur la voie publique et mo-

biliser des foules spectaculaires. Sans appel, sans nuance, sans merci – comme ils le sont presque toujours, dès l’instant qu’ils deviennent massifs, autrement dit lorsqu’ils s’aventurent à leurs risques et périls dans le domaine de la vulgarité au sens premier du terme (caractère de ce qui est général) –, des « oui » et des « non » s’affichent en toutes lettres, se voient brandis par les uns et par les autres, et fournissent prétexte à de farouches excommunications mutuelles. La légitimité et la respectabilité des motifs d’insurrection ne sauraient dispenser de faire œuvre de discernement au sujet de pareilles effervescences.

Citoyens qu’ils sont du monde et dépositaires d’un idéal relation-nel et communautaire dont la fécondité n’a d’égale que la redoutable exigence, comment les chrétiens – les catholiques – ne se sentiraient-ils pas émus, en effet, par toute intervention officielle et planifiée dans le champ sociétal, par toute agitation d’idées dont l’homme fait l’enjeu ? Comment pourrait-il se faire qu’ils ne fussent pas parfois, eux aussi, parmi les autres, avec les autres, au ras de la chaussée ? Mais la chaussée fréquentée avec trop d’assiduité et trop peu de considération peut deve-nir chausse-trappe, et certaines bravoures de circonstance dédouanent à peu de frais de combats plus fonciers, plus patients, plus obscurs, plus méritoires aussi : il est bien connu que ceux qui applaudissent avec le plus d’ostentation aux défilés militaires sont ceux qui cherchent à se faire pardonner de n’avoir pas été des soldats véritables. Bref, les banderoles ne se feront jamais passer pour le grand Vexillum, pour l’Étendard sous lequel se prennent, « dans le secret », des partis autrement coûteux, des décisions autrement incisives dans la matière courante de la vie. Elles ne

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parviendront pas à nous rassurer, à nos propres yeux, quant au sérieux de notre propre combat chrétien (lequel est d’abord intérieur). Elles ne suffiront pas davantage à nous obtenir un certificat d’authenticité face aux autres, face à ceux qui ont parfois quelque sujet de se plaindre, tant ils passent pour des méchants – ad intra – pour le seul motif qu’ils ne portent pas le label des manifestations foraines. Trouvât-elle son allu-mette dans les meilleures causes, la grégarité porte en elle-même une espèce de poison. Essentielle à l’être-chrétien au monde, une certaine prise de distance n’est pas une lâcheté, mais un calcul évangélique (cf. Lc 14, 28-31) qui permet de mieux prendre le monde à bras-le-corps (pour l’aimer, finalement, et non pour le détruire).

Nous, catholiques, dont le nom rayonne d’universalité, prenons garde qu’un boulangisme invétéré ne nous rétrécisse, que plusieurs siècles de comportement ligueur ne grèvent notre présent, que trop de « anti- » ne nous collent à la peau (« non » passerait-il pour notre nom ?), et qu’en nous aliénant beaucoup d’hommes de bonne volon-té, trop de « non » déclarés ne nous fassent manquer les rendez-vous d’humanité dont nous devrions être les artisans inlassables. Il est des oppositions qui s’avèrent être aussi piégées que des compromissions. Certains « non » mondanisés, mâtinés de ressentiments politiques, et dans lesquels le monde ne se félicite tant de nous voir nous engouffrer que parce qu’ils l’autorisent à mieux nous diaboliser (comme à mieux se convaincre de notre désuétude) –, certains « non » ne risquent-ils pas de nous distraire du « non » baptismal que nous avons à pronon-cer tout bas, par le menu, et forts de la seule force de Jésus-Christ, contre le mal qui est à l’œuvre en nous ? Ils finissent par obnubiler surtout, à nos propres yeux et aux yeux de ce même monde qui nous attend obscurément autre part, le grand « oui » théologique (Parole de Dieu), le « oui » fondamental et irrévocable que Dieu prononce sur le monde, en Jésus-Christ, et dont il nous incombe d’être les signes, les responsables, le langage sans cesse mis à jour. Ce « oui »-là, par lequel chacun de nous peut se découvrir gracié au plus intime, fait dans la dentelle des êtres, des situations, des conditions, des âges. Collaborer à son articulation est faire un tout autre métier que celui d’un parti-san ou d’un juge : un métier sans réclame, mais non pas sans avenir. Décidément, la véritable posture chrétienne dans le monde est celle de la différence, non celle de l’opposition. Car celle-ci, sommaire, brouil-lonne et non réfléchie, meurtrit à la longue la fécondité de celle-là.

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c a r n e t s c u l t u r e l s •

Les Combattantsde Thomas Cailley, film français (1 h 38), avec Adèle Haenel, Kévin Azaïs, Antoine Laurent, Brigitte Rouän… • Dans les salles

Raflant tout ce qui était à sa portée à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier festival de Cannes, Les Combattants va tenter de batailler dans la forêt des sorties de la rentrée. On devrait entendre – refrain habituel, qui plus est à l’époque des marronniers – qu’il s’agit d’un énième renouveau du genre comique hexagonal. Voilà qui est sans doute beaucoup pour un film qui ne bouleverse pas la donne, mais dont on notera qu’il s’avère bien moins univoque et monocorde que 2 automnes, 3 hivers de Sébas-tien Betbeder, largement moins dans la recette que le laborieux Tristesse Club de Vincent Mariette, émanations récentes de nouveaux réalisateurs français s’aventurant dans la comédie. Si les protagonistes sont ici moins âgés, chacun de ces films tente de cartographier une jeunesse ne sachant trop quel chemin emprunter pour se réaliser. Plus que le rire, c’est sans doute l’inquiétude profonde et son contrepoint, l’allant, qui donnent un relief particulier au film de Thomas Cailley.

La mise en présence ici d’un couple fort mal assorti embarqué dans une improbable histoire d’amour va sans doute chercher sa source d’ins-piration dans la screwball comedy – la comédie loufoque – américaine classique, notamment celles d’Howard Hawks. Arnaud (Kévin Azaïs) s’apprête à passer un été morose à construire des cabanes de jardin pour le compte d’une entreprise familiale dont le patriarche vient de décéder. Mais voilà Madeleine (Adèle Haenel, renouvelant ici ses gammes d’actrice d’une façon heureuse et prometteuse), plantureuse jeune femme mettant entre parenthèses de brillantes études pour entrer dans l’armée. Ceci moins par un quelconque sens du devoir – on s’en rendra compte ! – que pour apprendre à survivre, puisque, selon elle, l’apocalypse est proche. Le rapprochement est aussi inattendu qu’inéluctable pour ce duo qui rebat les cartes du masculin et du féminin : à elle la virilité, à lui une forme de douceur.

Nouée dans une petite station balnéaire des Landes, la rencontre se prolonge quand Arnaud décide de (pour)suivre Madeleine alors qu’elle se rend à sa préparation militaire. Avant que les deux tourtereaux ne s’échappent pour une robinsonnade bucolique, laquelle contient – avec la référence explicite à Adam et Ève – l’hypothèse d’un recommencement loin de la société. La réussite des Combattants tient en partie dans ces dépaysements : chacun de ces cadres remet en jeu un récit et des per-sonnages bénéficiant de ces sautes d’humeur. Thomas Cailley parvient à relier le cheminement individuel de Madeleine et Arnaud dans une sorte d’infusion mentale de l’un dans l’autre, jusqu’à ce qu’ils s’abandonnent à l’amour physique – beau traitement en plans serrés augmentant avec pudeur la vertu libératrice de l’acte. Ce segment est représentatif d’une

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mise en scène qui ne se rend pas spécialement visible, mais qui a une indéniable qualité d’écoute pour les corps des acteurs et les états des per-sonnages. Avec sensibilité mais sans sensiblerie, Les Combattants diffuse une singulière émotion en nous disant qu’aimer, désirer – soi-même, la vie, une autre personne – est affaire de vaillance. Et que l’aventure peut-être belle, même dans le monde tel qu’il est.

■■ Arnaud Hée

Sils Mariad’olivier Assayas, film franco-germano-suisse (2 h 03), avec Juliette Binoche, Kristen Stewart, Chloë Grace Moretz… • Dans les salles

Le cinéma d’Olivier Assayas semble partagé entre deux tendances. L’une vise à embrasser l’air du temps, à se tenir résolument du côté du contemporain, quand bien même le récit s’ancrerait dans le passé. Cela aboutissait dans son précédent film, Après mai1, à ce que la vivacité reven-diquée des personnages et de la mise en scène s’englue dans les signes de l’époque (le début des années 1970), patiemment rassemblés comme à la brocante. Dans Sils Maria, ce souci de la contemporanéité donne d’abord un rythme, une pulsation aux plans et aux voix. L’omniprésence des télé-phones portables et autres tablettes numériques permet, comme dans une comédie de Hawks, de faire déborder la parole. Deux ou trois dialogues se combinent, l’actrice (Juliette Binoche) et son assistante (Kristen Stewart) jonglent entre les interlocuteurs avec une dextérité qui dénote aussi leur entente. L’autre tendance de ce cinéma, à la fois esthétique et morale, tient à la manière de construire une distance vis-à-vis d’une époque jamais tout à fait à la hauteur des aspirations des personnages – et du cinéaste lui-même, qui leur fait souvent trop clairement porter son discours. En un même élan se combinent alors le désir de faire un chef-d’œuvre « classique » (et de ce point de vue, soucieux de ne rien oublier, le cinéaste charge la barque) et la volonté de faire partie des non-dupes. Ces deux tendances se rejoignent pour aboutir à des films toujours davantage du côté de la retenue et du commentaire que de la vie.

Vingt ans après avoir connu le succès avec un rôle de jeune fille séductrice et rebelle, Maria Anders accepte d’incarner, dans la même pièce, le rôle de la femme mûre. Selon le principe bien connu des échos entre le théâtre et la vie, l’actrice est confrontée lors des répétitions au temps qui a passé, à l’écart entre ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue. Sur ce plan, malgré le décor majestueux des Alpes suisses, le vertige est minime. Plus intéressante est la réflexion engagée autour de l’aura de

1. Voir Études de décembre 2012.

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la star à l’heure numérique, lorsque l’iconographie glamour du cinéma hollywoodien se trouve confrontée à la circulation virale d’images volées. C’était, d’une certaine manière, déjà l’enjeu souterrain de Her et d’Under the skin2. À l’instar de Scarlett Johansson, Kristen Stewart a ainsi été victime, dans la vraie vie, du brouillage des frontières entre le privé et le public, ce que le film aborde directement à travers la figure de la starlette chargée de reprendre le rôle de Maria Anders. Plus que pour sa détes-tation schématique d’Internet, Sils Maria intéresse en fait par son souci de renouer une intimité, sans voyeurisme ni pudibonderie, avec le corps des actrices. Par éclats, dans le rire imprévisible de Binoche ou dans une baignade impromptue, le film se libère de son discours démonstratif. Si Assayas peine souvent, hormis dans Irma Vep, à concilier réflexivité et grand spectacle, Bergman et Hong-Kong (ses deux passions de critique), son amour des actrices l’amène à explorer la capacité du cinéma à recréer un récit et une aura à partir de corps sur-exposés. Question essentielle, qui reste ouverte.

■■ Raphaël Nieuwjaer

2. Voir respectivement Études d’avril et de mai 2014.

Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?de Philippe de Chauvron, film français (1 h 37) avec Christian Clavier, Chantal Lauby, Ary Abittan… • Dans les salles

Le relatif consensus critique et surtout le triomphe commercial de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, qui dans sa treizième semaine d’exploitation, cumulait 11 millions d’entrées, a amené la presse de tout bord à s’interroger sur les raisons de ce succès. Diagnostic fréquent : la douloureuse acclimatation d’un couple de bourgeois de Chinon aux mariages respectifs de leurs quatre filles avec des Français d’origine étran-gère offrirait un miroir flatteur aux Français, à la fois traditionnellement racistes et profondément bons enfants – expression souvent employée dans les critiques laudatrices du film, en un écho au « Bon Dieu » du titre. Le happy end du film aurait donc une visée discrètement didactique : encore un effort, Français, pour accepter la réalité du multiculturalisme.

Une analyse un peu fouillée vient cependant remettre en question cette lecture qui ne voit dans cette comédie qu’une ode au consensus. Première remarque : suivant a priori des recettes éprouvées, Qu’est-ce qu’on a fait… ? aborde le racisme d’une manière étrangement pure, extraite de tout contexte. Aucune tension sociale, aucune différence de revenu ne vient troubler les rapports familiaux. Les trois premières filles du notaire joué par Christian Clavier ont en effet choisi des hommes

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c i n é m a

« CSP+ » – avocat, homme d’affaires, banquier… Même l’époux de la quatrième, un acteur fauché, vient d’une famille ivoirienne aisée. Mixité oui, conclut le scénario, mais pas mixité sociale. Qu’est-ce qu’on a fait… ? plaide ainsi pour le projet sarkozyste d’« immigration choisie », plusieurs années après qu’économistes et démographes se sont employés à prouver que cet élitisme ne pourrait être mis en œuvre, faute de correspondre aux besoins de main-d’œuvre de l’économie française1.

Mais ne montrer que des fils d’immigrés aisés, c’est avant tout dé-historiciser les rapports entre les différentes origines en France, et nier les statistiques concernant l’ascension sociale réduite de certaines populations. À part quelques allusions du père ivoirien à la colonisation, il n’est pas question ici de politique ou d’histoire. Chacun se résume à un ensemble de signes reconnaissables, ce que la construction d’un bon-homme de neige par les trois gendres résume visuellement : brindilles en forme d’yeux bridés posées par le Chinois, bonnet en guise de barbe mis par le Marocain, soucoupe-kippa placée par le juif : une origine, c’est un ensemble d’accessoires à placer le premier pour occuper le terrain identitaire. Or détacher le racisme de son contexte revient à en faire une essence. Non seulement un racisme doux (« c’est dit sans mauvais esprit », précise le père) ferait partie intégrante de l’identité française, mais le personnage du père ivoirien, monsieur Koffi, vient prouver dans la troisième partie que le racisme est la chose du monde la mieux par-tagée. « On est tous un peu racistes au fond », conclut l’un des gendres, magnanime. Voici le spectateur rassuré, lui qui se soupçonnait d’avoir ri à des clichés racistes. Ainsi le film accomplit-il ce tour de force : définir le racisme comme le ciment d’une fraternité universelle. Si toutes les « races » sont racistes, alors elles sont d’accord ! En fait, si les deux pater familias s’avouent mutuellement leur répugnance à voir leur fille ou fils épouser un Noir/une Blanche, la distinction entre leurs « styles » est soulignée : au Français les jeux de mots insultants (Amin-Dada, Bokassa), à l’Ivoirien la menace physique : même en universalisant le racisme, les auteurs créent une deuxième strate de préjugés qu’ils glissent dans le pli d’une fiction moins bon enfant qu’il n’y paraît.

La thèse d’un racisme universellement partagé – faiblesse humaine pardonnable – explique que tous les personnages victimes de propos racistes semblent jubiler à recevoir ces insultes et à les renvoyer à l’inter-locuteur. Façon pour le film de parer à toute accusation de n’être qu’un tissu de clichés : puisqu’on vous dit que le sujet de film, ce sont précisément les clichés racistes. Du coup, l’exposition du préjugé dans le dialogue est suivie immédiatement d’une réaffirmation du préjugé, dans l’écriture des personnages : le récit expose d’abord les réserves des parents envers David, le juif séfarade, avant de montrer ledit David en effet comme un

1. Lire par exemple mouna Viprey, « Immigration choisie, immigration subie, du discours à la réalité », La revue de l’IRES, 64, 2010. http ://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=RDLI_064_0149

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business man vulgaire et gourmand. Même chose pour Chao, furieux d’être traité de lèche-bottes puis montré en flagrant-délit de flagornerie. Cette acceptation a un nom : le communautarisme généralisé. Plus per-sonne ne prétend appartenir au fonds commun de l’humanité, chacun cherche à faire dominer ses traits identitaires. Il ne reste plus qu’à s’en remettre au fameux vivre-ensemble dont le trait d’union souligne une juxtaposition en prétendant relier…

Mais cela, dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, les femmes l’ont compris depuis le début, qui semblent magiquement imperméables au racisme. Autre essentialisme, qui masque sous l’antiracisme un sexisme éhonté. Au centre du mariage final, l’union de deux hommes riches et âgés, unis par l’alcool et l’argent (une sombre histoire de chèque)  : dominations masculine et économique n’ont pas changé d’un pouce, dans ce portrait d’une France qui n’existe pas. Ou plutôt, d’une France que le cinéma a déjà voulu faire exister, il y a 40 ans : c’est la France des comédies des Trente Glorieuses : Les Aventures de Rabbi Jacob, citées directement dans la conversation et le jeu de Clavier, ou encore celle des films d’Henri Verneuil, réalisateur de La Vache et le Prisonnier. C’est en effet ce nom que porte le couple de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? Sauf que Verneuil était le pseudonyme d’Achod Malakian, rescapé du génocide arménien de 1915… Espérons que dans les suites déjà mises en chantier par Philippe de Chauvron et son coscénariste Guy Laurent, ce feuilleté historique remonte enfin à la surface.

■■ Charlotte Garson

Mademoiselle Juliede Liv ullmann, film britannique (2 h 03), avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton… • Sortie le 10 septembreMademoiselle Julie (1951), d’Alf Sjöberg, film suédois (1 h 28), avec Anita Björk, Ulf Palme, Anders Henrikson… • Sortie le 10 septembre

Écrite en 1888, la pièce d’August Strindberg Mademoiselle Julie raconte une histoire désormais bien connue : durant la nuit de la Saint-Jean, la comtesse Julie s’éprend de celui qui l’a toujours aimée, son valet Jean. À l’aube, la barrière sociale et la morale auront séparé cet impossible couple. Julie se suicide. Nimbée depuis sa création d’un parfum de scandale, cette œuvre a connu d’innombrables mises en scène au théâtre (récemment encore avec Juliette Binoche dans le rôle-titre), et quelques adaptations au cinéma. Deux versions sortent conjointement sur les écrans : celle d’Alf Sjöberg, Grand Prix à Cannes en 1951, et celle de Liv Ullmann.

Également metteur en scène de théâtre, Sjöberg est peut-être aujourd’hui davantage connu pour avoir réalisé le premier scénario

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