Experts, chercheurs et acteurs face au développement des organisations collectives d'agriculteurs ?

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? coordonnés par Jean-Jacques Guibbert, LISST – CIEU MSHT - Université Toulouse II-Le Mirail Ateliers de dialogue Recherche - Action - Expertise, regards Nord-Sud Les relations entre experts, chercheurs et acteurs associatifs face au développement des organisations collectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ? Cahier des Ateliers de dialogue Recherche-Action-Expertise Édité par Alain Bonnassieux & Pierre Triboulet 1

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Alain Bonnassieux & Pierre Triboulet (eds.), 2012. Les relations entre experts, chercheurs et acteurs associatifs face au développement des organisations collectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ? Les Cahiers des Ateliers de dialogue Recherche-Action-Expertise, Cahier n°1, MSHS-T / INRA, Toulouse, 54 p.

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?coordonnés par Jean-Jacques Guibbert, LISST – CIEUMSHT - Université Toulouse II-Le Mirail

Ateliers de dialogueRecherche - Action - Expertise, regards Nord-Sud

Les relations entre experts,chercheurs et acteurs associatifsface au développementdes organisationscollectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ?

Cahier des Ateliers de dialogueRecherche-Action-ExpertiseÉdité parAlain Bonnassieux & Pierre Triboulet1

Cette publication émane de l’Atelier de dialogue « Quelles relations entre experts, chercheurs et acteurs associatifsface au développement des organisations collectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ? », organisé le 3novembre 2011 à la Maison de la recherche de l’Université de Toulouse II-Le Mirail.

Cet Atelier et la présente publication ont bénéficié du soutien financier de la Maison des sciences de l’homme etde la société de Toulouse (MSHS-T) et du Programme pour et sur le développement régionl (PSDR3) en Midi-Pyrénées, cofinancé par la Région Midi-Pyrénées, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), le Fondseuropéen de développement régional (FEDER) et le Groupement d’intérêt scientifique (GIS) TOULOUSEAGRICAMPUS.

Directeur de la publication - Jean-Jacques Guibbert

Éditeurs du cahier n°1 - Alain Bonnassieux et Pierre Triboulet

Conception et réalisation graphique - Yaël Kouzmine (INRA)Conception graphique de la couverture - Benoît Colas (UTM / CPRS - UMS 838)Avec le soutien de Céline Pottier (MSHS-T)

Crédits photographiques de couverture - © Alain Bonnassieux, Christophe Maître (INRA) et Photothèque INRA.

Pour citer ce documentAlain Bonnassieux & Pierre Triboulet (eds.), 2012. Les relations entre experts, chercheurs et acteurs associatifs faceau développement des organisations collectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ? Les Cahiers des Ateliersde dialogue Recherche-Action-Expertise, Cahier n°1, MSHS-T / INRA, Toulouse, 54 p.

ommaireP 3 Introduction

Alain Bonnassieux et Pierre Triboulet

S

P 9 Faire de la recherche et pratiquer l’expertise dans une logique d’accompagnement

Denis Pesche

P 19 La recherche-action

Guy Faure

P 25 Relation entre experts, chercheurs et organisations paysannes dans la construction d’un argumentaire pour la défense de l’exploitation familiale : le cas du Sénégal

Loic Barbedette

P 33 Chemin d’une recherche action pour le développement de coopérations locales autour des circuits alimentaires territorialisés

Sandrine Fournié

Parcours d’auteurs... P 53

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Chercheurs, experts et responsables associatifs : des logiques opposées ou complémentaires ?Quelques réflexions à partir de l’observation d’une trajectoire professionnelle et d’une recherche sur l’émergence d’une organisation d’éleveurs au Bénin

Alain Bonnassieux

P 43

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Introduction

Alain BonnassieuxUniversité de Toulouse II-Le Mirail, UMR Dynamiques rurales

Pierre TribouletCentre INRA Toulouse Midi-Pyrénées, UMR AGIR

Au Sud comme au Nord, l’évolution des organisations collectives d’agriculteurs (organisations paysannes, coopératives, organisations de producteurs, organisations d’éleveurs, etc.) ainsi que le renforcement de leurs capacités ont suscité de nombreux travaux : articles, rapports, etc. Une diversité d’acteurs y a été associée – experts, chercheurs, techniciens du développement. La mise en œuvre d’opérations de recherche-action et de recherches effectuées en partenariat avec des organisations implique également la participation des responsables paysans, des producteurs, etc. Du fait de leur positionnement professionnel, de leurs systèmes de référence, de leur environnement socioculturel, de leurs champs de compétences, ces acteurs divers ont souvent des représentations bien différentes de la place des organisations et de leurs contributions. Les échanges entre différents types d’acteurs lors de l’atelier visaient à caractériser cette hétérogénéité pour mettre en évidence les complémentarités et les oppositions afin de nourrir la réflexion sur les articulations possibles entre chercheurs, experts et acteurs du développement à différents niveaux. Il s’agissait notamment de mettre en évidence les coopérations et les tensions entre, d’une part, les chercheurs qui sont particulièrement attentifs aux logiques sociales qui orientent les pratiques des membres des organisations et aux dynamiques qui entraînent des différenciations au sein de celles-ci et, d’autre part, les experts et/ou les praticiens dont les regards et l’action sont tournés vers l’opérationnalité des organisations, la production d’outils et de méthodologies pour

la renforcer. L’évocation de trajectoires de chercheurs et d’experts/ou praticiens du développement devait permettre d’aborder les questions de l’évolution du positionnement et du passage d’une posture à l’autre.

La mise en œuvre de démarches de recherche-action a pour objectifs de résoudre des problèmes identifiés par l’ensemble des participants, de favoriser un processus d’apprentissage et de produire des connaissances nouvelles (Alabaladejo & Casabianca, 1997). Cela implique de créer un collectif entre des responsables associatifs, des chercheurs, des experts, des techniciens entre lesquels il y a des asymétries et qui ne poursuivent pas les mêmes intérêts (Pedelahore & Castellanet, 2010). Plusieurs des questions posées aux intervenants lors de l’atelier portaient sur les modalités de gestion de ces collectifs hétérogènes en vue d’atteindre les objectifs visés.

→ Quelle peut être la place du chercheur par rapport aux autres acteurs ?

→ Quels outils peut-il apporter pour aider les autres acteurs à problématiser leurs attentes ?

→ Quelle place doit être conférée aux savoirs et pratiques des acteurs associatifs par rapport à ceux des experts et des chercheurs ?

→ Quelles stratégies et méthodes de communication peut-on mobiliser pour rapprocher les points

de vue, articuler les finalités des participants ?

→ Comment concevoir des outils permettant de produire des connaissances qui soient accessibles à

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tous ? Faut-il se mettre d’accord sur des règles pour l’utilisation par les uns et les autres des résultats des recherches-actions ?

Dans les pays du Sud, particulièrement en Afrique subsaharienne, la libéralisation des politiques publiques comme l’affirmation de nouveaux enjeux liés à la production agricole ont conféré un rôle important aux organisations collectives d’agriculteurs. Ces mutations ont donné lieu à leur implication croissante dans la définition des politiques et dans la gestion des filières de production. L’orientation prise avec la réduction du rôle de l’État, et le transfert de responsabilités aux organisations, a suscité de nombreuses questions par rapport à leurs capacités à faire face à leurs nouvelles responsabilités. Elles sont appelées à exercer un rôle important dans la structuration des filières et à être compétitives pour faire face à l’approvisionnement des marchés nationaux et sous-régionaux et permettre aux grandes productions nationales de mieux se positionner dans le cadre d’échanges internationaux dominés par les pays du Nord. À une période marquée par l’accroissement des inégalités dans les espaces ruraux, par l’émergence de l’agro-business et par l’accaparement des terres par de nouveaux acteurs, elles sont fortement sollicitées pour défendre les intérêts des petits et moyens producteurs et contribuer à l’amélioration des capacités des exploitations familiales. Leurs aptitudes à représenter les différentes catégories de producteurs, à tenir compte des logiques qui orientent leurs pratiques, des formes d’organisation et d’apprentissage de savoir-faire, ont une incidence déterminante sur leur ancrage et la portée de leurs interventions. Au Nord, les organisations agricoles sont interpellées sur leurs capacités à mettre en œuvre des pratiques plus respectueuses de l’environnement et à améliorer la qualité des produits. Elles sont ainsi confrontées à des changements de paradigme productif, à l’évolution des politiques publiques et aux nouvelles attentes des consommateurs. Comment se sont-elles saisies de ces demandes liées à l’environnement et à la qualité des produits soit pour développer de nouvelles filières (circuits courts, marchés de producteurs, etc.), soit pour renforcer leur poids dans les filières classiques ou dominantes ? Quel poids ont ces acteurs collectifs dans la mise en œuvre de nouvelles configurations de filières et quelles sont les dynamiques sociales à l’œuvre dans ces organisations ?

L’atelier a été organisé autour d’interventions et d’échanges pour donner à voir en quoi le choix de l’une ou l’autre des approches (recherche, recherche-action, recherche en partenariat) participe au renforcement du rôle des organisations collectives dans les filières, à l’évolution des capacités des exploitations familiales, à la mise en œuvre de pratiques plus respectueuses

de l’environnement ainsi qu’à l’amélioration de la qualité des produits. La contribution de ces approches à des modalités novatrices, voire alternatives de production de connaissances et d’actions, a également été discutée. Il a été proposé d’aborder ces questions en mobilisant le concept de Transition Socio-Technique (Geels, 2002 ; Markard et al., 2012). Il s’agit d’une approche multi-niveaux qui vise à mieux comprendre comment interagissent des facteurs exogènes liés à un contexte institutionnel, un régime socio-technique dominant et des niches pour l’innovation. L’intérêt est de disposer d’un cadre intégrateur permettant de travailler à la fois sur comment fonctionne un régime dominant, notamment au travers des interdépendances très fortes qui contribuent à le stabiliser, mais également à le verrouiller et sur ses interactions avec le contexte macro et les niches pour l’innovation comme sources de déstabilisation. Ceci permet de cibler l’analyse sur les déterminants du verrouillage d’une filière classique ou sur ceux du succès d’une innovation de niche.

Plusieurs travaux présentés dans cet atelier ont permis d’aborder les principaux défis et enjeux auxquels sont confrontées les organisations collectives selon leur positionnement dans la grille des transitions socio-techniques et de préciser quelles étaient les spécificités des interactions entre chercheurs et acteurs associatifs selon les finalités des projets. Cinq articles rendent compte des présentations et des échanges qui ont eu lieu au cours de l’atelier. Les deux premiers sont à visée générale et portent, d’une part, sur les relations entre recherche académique, expertise et accompagnement à travers l’évocation de cas en Afrique et en France et, d’autre part, sur les principales caractéristiques des démarches de recherche-action. Les trois autres abordent la problématique des rapports entre experts, chercheurs et acteurs associatifs dans l’analyse de processus impliquant des organisations paysannes au Sénégal, en France et au Bénin, en tenant compte de la diversité des postures liées à l’évolution de trajectoires professionnelles.

Denis Pesche, dans sa contribution, nous montre qu’il faut dépasser la dissociation entre recherche et expertise et les stéréotypes qui établissent une dichotomie entre une recherche pure et une recherche appliquée. Il n’y aurait pas d’un côté des chercheurs détachés des choses opérationnelles, produisant des connaissances plus ou moins utiles et de l’autre des praticiens qui sont dans l’action. De plus en plus, les chercheurs se retrouvent en situation d’expertise pour produire des connaissances en vue d’aider à la prise de décision ou accompagner des

actions dans le champ du développement. La prise de distance revendiquée par le chercheur en sciences sociales par rapport à son objet comme gage d’objectivité doit ainsi être nuancée et il faut sortir d’une vision

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duale opposant la distance d’une observation extérieure et l’engagement du chercheur par rapport à son objet qui induirait une recherche de qualité moindre (Le Meur, 2007). L’intégration du chercheur dans les processus de développement, à condition qu’il fasse preuve de rigueur sur le plan méthodologique, peut apporter au chercheur des gains importants sur le plan scientifique du fait de l’accès à des informations et des lieux privilégiés et d’une observation en direct des processus. À partir de son expérience de terrain d’une vingtaine d’années avec des Organisations Paysannes (OP) en Afrique et en France, Denis Pesche estime qu’il est difficile de développer des recherches sur les OP sans travailler comme expert (ou accompagnateur) pour celles-ci. En effet, le chercheur qui étudie dans la durée le fonctionnement des organisations et leurs interactions avec l’environnement est souvent invité lorsqu’il acquiert une certaine reconnaissance, à participer à des situations d’expertise et, quand il a su tisser des relations de confiance avec des responsables paysans, à s’engager dans des dynamiques d’accompagnement. Les activités d’expertises les plus fréquentes sont des situations d’expertises extractives dans laquelle une étude est réalisée à la demande d’un client (une administration nationale, une organisation internationale) qui produit des connaissances qui ne sont pas ou peu communiquées à l’OP. Lorsque l’expertise s’effectue à la demande de l’OP ou sous leur contrôle, elles se situent davantage dans une logique d’accompagnement, et les responsables et les membres des OP sont alors étroitement associés à sa conception et sa réalisation. L’expertise permet d’accéder à des connaissances inédites sur les organisations paysannes, mais le chercheur doit faire preuve de discernement et de retenue dans la diffusion des connaissances pour ne pas menacer les positions que les organisations s’efforcent d’obtenir avec les autres acteurs avec lesquelles elles travaillent.

Dans son article, Guy Faure nous présente une synthèse de la recherche-action axée sur les grands principes, les temporalités et la place du chercheur. Il souligne d’abord la diversité des démarches, diversité qu’il est possible d’appréhender à travers différentes typologies et qui s’organise autour d’un continuum de la recherche sur l’action à la recherche pour l’action. En sciences de gestion, David (2001) a notamment formalisé la distinction entre recherche-action et recherche-intervention, sans qu’il y ait cependant nécessairement consensus entre les différents auteurs. Parmi les nombreux principes qui peuvent être mis en avant pour caractériser la recherche-action, celui de la participation de l’ensemble des acteurs comme élément-clé favorisant l’action et générant des processus d’apprentissage paraît celui le plus largement partagé. Cet élément renvoie alors aux questions des temporalités et de la place des chercheurs dans la mesure où

il faut concevoir un dispositif approprié permettant de favoriser la participation des différents participants tout au long du projet. Dans ce dispositif, le chercheur n’est pas nécessairement le pilote, mais il doit avoir un rôle de facilitateur et d’implication active tout en conservant une distanciation suffisante pour mener un travail d’analyse sur les phénomènes étudiés. En conclusion, Guy Faure précise les situations dans lesquelles la recherche-action trouve sa pleine justification et insiste sur la gouvernance de la recherche-action comme élément-clé de réussite, du fait de l’importance de constituer un collectif impliqué et participatif, sachant qu’il n’y a pas de recette toute faite et qu’il peut être nécessaire de recourir à une diversité d’outils, parfois complexes.

Dans le texte de Loïc Barbedette, la problématique de l’évolution des positions occupées par les experts, les organisations paysannes et les chercheurs dans le cadre des recherches-actions occupe une position de premier plan. À partir du cas du Sénégal, dans un contexte de tensions entre le pouvoir et le mouvement paysan autour des politiques à concevoir pour assurer la sécurité alimentaire, il décrit un processus dans lequel les organisations n’occupent pas une place subordonnée et ne sont pas perçues comme un objet, mais prennent l’initiative de la construction d’un argumentaire pour une vision renouvelée du rôle de l’exploitation familiale. Alors que bien souvent les responsables associatifs, instrumentalisés et en position d’infériorité, se rangent du côté des propositions de l’expertise, les OP sont parvenues à déplacer le curseur de l’innovation. Elles ont remis en cause le modèle libéral et productiviste de modernisation de l’agricultrice fondé sur une vision réductrice de l’exploitation familiale qui était défendue par les autorités sous le régime d’Abdoulaye Wade. Ce renversement qui va dans le sens d’une transition socio-technique a eu lieu, parce que plusieurs atouts ont été réunis. D’une part, au sein du mouvement paysan sénégalais, il y a une culture interne fédérative de l’organisation du travail et de la circulation de l’information avec ses membres qui a permis d’associer de nombreuses associations et fédérations à une évaluation de la problématique de la productivité de l’exploitation familiale et de construire un espace de dialogue avec des praticiens et des experts. D’autre part, dans les recherches-actions que les organisations fédératives ont mises en œuvre, elles ont bénéficié de l’appui de chercheurs engagés qui travaillent depuis longtemps à leur côté. Ces facteurs leur ont permis d’introduire des innovations méthodologiques et conceptuelles, notamment le concept de productivité globale de

l’exploitation familiale, qui les ont placées sur le même plan que les experts qui fondent leur suprématie sur l’imposition de leurs modèles, de leurs concepts, de leurs outils.

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Sandrine Fournié, dans le cadre d’un projet de thèse en entreprise en Sociologie de l’innovation, présente ses réflexions sur le développement de coopérations locales autour des circuits alimentaires territorialisés. L’originalité de la démarche est liée au rôle moteur d’une coopérative agricole, la SICASELI – Fermes de Figeac, fortement impliquée dans le développement local. Suite à une prospective réalisée en 2009 faisant état d’une situation de rupture économique et démographique pour l’agriculture en Ségala Limargue, la coopérative, qui revendique l’intérêt « sociétal » de l’agriculture sur son territoire, a réaffirmé son orientation territoriale avec notamment un axe sur la gouvernance alimentaire territoriale, visant au développement des circuits courts. L’approche mobilisée vise à combiner les atouts d’une filière organisée selon une approche Marché avec ceux des circuits courts selon une approche Territoire. Si la coopérative est à l’initiative de la démarche, ses dirigeants sont conscients qu’il est nécessaire d’enclencher une dynamique collective avec les autres acteurs locaux. À partir de 2010, une démarche territoriale, pilotée par l’association de développement du Pays de Figeac, associe sept familles d’acteurs qui échangent et mobilisent des ressources en vue de construire une charte d’engagement. Pour accompagner cette dynamique, la recherche vise à apporter les concepts (Systèmes Agro-alimentaires Locaux – SYAL – et processus d’innovations territoriales) et les outils (grille d’analyse croisant les dimensions Marché et Territoire) permettant de favoriser les interactions entre acteurs et les innovations. Les premières analyses ont permis de montrer que l’approche SYAL, très utile pour problématiser les attentes des acteurs, restait insuffisante pour accompagner une dynamique d’innovation visant à construire de nouveaux réseaux autour du lien agriculture, alimentation et territoire. Travailler à l’articulation entre les formes de gouvernance alimentaire territoriale et les processus d’innovation nécessite de s’intéresser aux dynamiques sociales de changement avec un ancrage dans la théorie de l’acteur-réseau (Law & Hassard, 1999). Pour le chercheur en recherche-action, reste alors à trouver le difficile équilibre entre l’implication dans le processus en cours et la prise de recul nécessaire pour traiter une question originale de recherche.

Enfin, et à partir de son parcours professionnel, Alain Bonnassieux souligne les atouts et les difficultés de la recherche-action à partir d’une analyse des relations entre chercheurs, experts et responsables associatifs. Pendant une vingtaine d’années, l’auteur, en tant que formateur, conseiller technique ou expert, a effectué des recherches visant à renforcer les capacités des acteurs d’organisations professionnelles en Afrique de l’Ouest, en s’inscrivant dans des démarches de recherche-action. Il a ainsi pu constater que les collaborations entre chercheurs,

agriculteurs, techniciens et formateurs ont favorisé l’élaboration d’approches innovantes de formation et de conseil tout en notant cependant l’impact mitigé de ces approches (faible généralisation du dispositif, manque de capitalisation des expériences, manque de recul par rapport au contexte économique et social, etc.). Sa trajectoire ayant bifurqué vers une activité de recherche en sciences sociales à Toulouse, Alain Bonnassieux note alors les difficultés de concilier production de connaissances dans un champ disciplinaire et ingénierie du développement, du fait d’une nécessaire prise de recul par rapport au terrain. Un retour sur le terrain auprès d’une organisation d’éleveurs au Bénin dans le cadre d’un projet de recherche Agence nationale de la recherche (ANR) lui permet d’appréhender la diversité des positions et des temporalités entre chercheurs, techniciens et experts. Ces différenciations sont importantes à prendre en compte pour permettre de collaborer de manière efficace. Elles posent également la question de la convergence des points de vue et des modalités de la diffusion des travaux du chercheur, notamment quand les résultats des chercheurs sont contradictoires avec ceux véhiculés par les experts ou responsables associatifs.

Remerciements

Nous remercions Marie-Christine Jaillet, vice-présidente du Conseil scientifique de l’Université Toulouse II-Le Mirail et Florent Hautefeuille, directeur de la Maison des sciences de l’homme et de la société de Toulouse (MSHS-T), qui ont accepté d’introduire cet atelier et qui ont apporté un soutien à sa réalisation.

Bibliographie

Alabaladejo C. & Casabianca F. (eds.), 1997. « La recherche-action : Ambitions, pratiques et débats », in Études et Recherches sur les Systèmes Agraires et le Développement, Paris, Éditions Quae, 30, 212 p.

David A., 2001. « Logique, épistémologie et méthodologies en sciences de gestion : trois hypothèses revisitées », In David A., Hatchuel A., Laufer R. (eds.), Les nouvelles fondations des sciences de gestion. Éléments d’épistémologie de la recherche en management, Vuibert-FNEGE, Paris, pp. 83-109.

Geels F.W., 2002. « Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes: a multi-level perspective

and a case-study », Research Policy, 31(8-9), pp. 1257-1274.

Law J. & Hassard J. (eds.), 1999. Actor Network Theory and After, Oxford, Blackwell, 238 p.

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Markard J., Raven R., & Truffer B., 2012. « Sustainability transitions: An emerging field of research and its prospects », Research Policy, 41(6), pp. 955-967.

Le Meur P.Y., 2007. « Anthropologie et développement, une relation à plaisanterie ? », in Bierschenk T., Blundo G., Jaffré Y., Tidjani A. (eds), Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre Olivier de Sardan, Paris, Karthala, pp. 53-174.

Pédelahore P. & Castellanet C. 2010. « L’émergence du collectif », in Faure G., Gasselin P., Triomphe B., Temple L , Hocdé H. (eds), Innover avec les acteurs du monde rural : la recherche-action en partenariat, Quae CTA et Presses Agronomiques de Gembloux, pp. 67-78.

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Faire de la recherche et pratiquer l’expertise dans une logique d’accompagnement

Denis PescheCIRAD, UMR ART-Dev

L’atelier de dialogue interdisciplinaire « Recherche-Action et Expertise : regards croisés Nord-Sud » organisé à Toulouse en novembre 2011 soulignait l’existence de nombreux travaux concernant les organisations collectives de producteurs agricoles, généralement qualifiées d’organisations paysannes ou organisations de producteurs (OP). Aussi bien au Nord, en France et en Europe, qu’au Sud, dans les pays en développement, ces organisations occupent parfois une place importante dans le fonctionnement des économies agricoles. Elles jouent parfois aussi des rôles de représentation et participent aux processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques qui concernent leur domaine d’activité. Ces « rôles » qu’elles jouent, où qu’on aimerait qu’elles jouent, font l’objet d’analyses et d’interventions visant à mieux comprendre leur fonctionnement, l’impact de leurs activités et, pour certaines, à renforcer leurs différentes capacités. Une grande diversité d’acteurs est engagée dans ces processus d’étude et d’intervention : des chercheurs, des experts, des techniciens de l’administration, travaillant pour des projets, des responsables paysans, les producteurs eux-mêmes.

Comme dans d’autres domaines, les recherches conduites sur ces organisations peuvent se faire selon des modalités très différentes. Certains chercheurs ont une posture très académique, considérant les OP comme des objets d’analyse au même titre que d’autres objets1 alors que

d’autres chercheurs adoptent des options plus orientées par l’action, soit dans un souci de participer aux actions de développement, soit dans l’optique de démarches de recherche-action ou recherche en partenariat.

La question centrale posée par l’atelier était d’examiner en quoi l’approche adoptée par l’intervenant extérieur (chercheur ou expert) peut avoir un effet sur le renforcement des OP ? Autrement dit, la façon de faire de la recherche ou de l’expertise a-t-elle des conséquences, et lesquelles, sur les capacités des organisations concernées par l’intervention ? En posant cette question de l’intervention, on se place d’emblée dans une posture plutôt de recherche-action dont il nous faudra définir les caractéristiques principales.

I - Entre recherche et expertise : des pratiques multiples

Il est commun de distinguer, d’un côté, la science, avec sa logique propre, et l’expertise qui consiste à sélectionner des connaissances en vue d’aider à la prise de décision. La « logique » de la science pourrait se résumer au fait qu’elle produit des connaissances validées de façon autonome selon un processus d’évaluation contradictoire qui associe d’autres scientifiques. Avec cette évaluation par les pairs, l’autonomie du champ scientifique constituerait, en définitive, la garantie de qualité de la production des connaissances scientifiques. L’expertise, quant à

elle, n’engage pas de nouvelles recherches, mais cherche à fournir rapidement une ou des réponses fondées sur le stock de connaissances disponibles (Roqueplo, 1997).

1. Il convient ici de souligner que le mot objet renvoie principalement à l’idée d’objectiver, de prendre de la distance par rapport à son domaine de recherche et d’expliciter les notions et prénotions que l’on peut avoir ou qui sont véhiculées à son propos. Objet ne signifie pas nécessairement chose inanimée qui s’opposerait à l’idée de sujet.

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L’expertise fait référence à une demande formellement explicitée et met en scène un commanditaire, qui va s’assurer les services de l’expert. Dans le domaine du développement, entendu comme ensemble d’interventions d’acteurs extérieurs visant à introduire ou accompagner un changement dans des sociétés (Olivier de Sardan, 1995), il est fréquent aussi de distinguer, si ce n’est d’opposer, recherche et action. Il y aurait d’un côté des chercheurs détachés des choses opérationnelles, produisant des connaissances, plus ou moins utiles et, de l’autre côté, des praticiens, des « développeurs » qui sont « dans l’action », qui participent à des projets de développement.

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. D’un côté, le chercheur est professionnellement inséré dans le champ scientifique qui lui confère sa légitimité et dans lequel il est amené à respecter certaines règles. D’un autre côté, sa pratique de la recherche peut différer selon les modes de production des connaissances et les relations qu’il peut développer avec son « objet » de recherche. La recherche-action et/ou la recherche en partenariat s’appuient sur l’hypothèse que la façon de travailler avec les « acteurs » (dont le chercheur étudie les pratiques) a des incidences, estimées positives, sur la qualité des connaissances produites par la recherche et sur leur utilité, ou leur possibilité de se voir intégrées ou utilisées par les acteurs, en vue de transformer leurs pratiques.

Certains distinguent les connaissances scientifiques de celles qui seraient « actionnables », c’est-à-dire utilisables directement par les acteurs. Dans une certaine mesure, cela rejoint la vision de l’expertise dont la fonction serait de rendre « actionnable » des connaissances scientifiques judicieusement sélectionnées en fonction des questions posées et des problèmes à résoudre (Argyris & Schön, 2002 ; Avenier, 2000). Cela renvoie à une autre distinction souvent établie entre une recherche qui serait fondamentale, ou académique, orientée vers la production de connaissances « en soi » et une recherche finalisée, appliquée, qui aurait pour ambition de produire des connaissances en réponse à une demande particulière. Ces différentes façons d’envisager la recherche, sous ses différentes formes, correspondent en partie à des réalités vécues, mais véhiculent aussi des stéréotypes de ce qui serait une recherche « pure » et une autre recherche « appliquée » alors que, comme le souligne Pierre Bourdieu, il peut être plus judicieux d’envisager les situations de recherches et d’expertise, dans un continuum entre ces visions extrêmes (Bourdieu, 1997).

Ces différentes distinctions sont souvent utilisées dans des logiques de conflits ou de rapports de forces pour disqualifier telle ou

telle personne, questionner sa posture ou, au contraire, la légitimer.

Ce débat est particulièrement vif au sein des sciences sociales qui sont de plus en plus incitées à démontrer leur « utilité » en apportant des contributions aux processus de décision sur un nombre croissant de questions de société.

La sociologie américaine, puis française quelques années après, a connu un débat similaire : en 2005, Michael Burawoy, alors président de l’Association américaine de sociologie, suggère, dans son discours d’introduction, l’existence de quatre formes de sociologie interdépendantes en fonction de ses publics (universitaire ou non universitaire) et du type de savoir qu’elle produit (instrumental, pour résoudre des problèmes, ou réflexif, pour discuter les finalités). Pour ce sociologue américain, la sociologie académique s’adresse exclusivement aux universitaires et développe un savoir instrumental (afin de résoudre des questions de sociologie selon les théories et les méthodes en cours), la sociologie critique s’adresse aussi à des universitaires, mais développe des savoirs réflexifs qui questionnent les fondements des théories ou des programmes de recherches. L’expertise sociologique répond à des demandes de non-universitaires

et mobilisent des savoirs instrumentaux (pour répondre à des questions qui lui sont posées) alors que la « sociologie publique » cherche aussi à répondre à des demandes sociales, mais en mobilisant des savoirs réflexifs qui

Photo 1. Parcelle irriguée de piments au Sénégal

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s’interrogent sur les valeurs sur lesquelles se fondent la société (Burawoy, 2005)2.

Au-delà des critiques, souvent justifiées, dont a été l’objet cette proposition d’une vision éclatée de la discipline sociologique, il faut souligner l’intérêt que représente le fait de mettre en débat la nature diversifiée des publics concernés par les sciences sociales et de s’interroger sur le statut des connaissances produites. Sans naturaliser ces différences, force est de constater que, dans le métier de chercheur, aujourd’hui, nous sommes de plus en plus placés dans des situations diverses, tout au long de notre carrière. Nous devons assumer notre métier de base de chercheur, et ses règles spécifiques, mais nous sommes parfois placés en situation d’expertise ou de recherche dans lesquelles nos rapports à d’autres acteurs sociaux sont en partie liés à des attentes ou des demandes plus ou moins explicitées ou formalisées. Il y a de moins en moins, d’un côté, de « vrais » chercheurs et, de l’autre, des experts ou des « développeurs », mais de plus en plus des chercheurs mis de temps à autre en situation d’expertise, selon des modalités très variables ou devant produire des connaissances en vue d’identifier ou d’accompagner des processus dans le champ du développement ou de la société.

II - Sciences sociales et rapport au terrain

Dans le domaine des sciences sociales, la prise de distance du chercheur à l’égard de son objet de recherche s’effectue dans ce qu’on appelle le processus de « construction de l’objet de recherche ». Dans « Le métier de sociologue », Pierre Bourdieu et ses collègues soulignent l’importance de réaliser une rupture avec les « prénotions » qui constitue notre socle de perception du « réel » pour construire son objet de recherche et expliciter les « théories » véhiculées par les instruments d’observation et de mesure du social (Bourdieu et al., 1968). Cette vision d’une distance surplombante, source revendiquée d’objectivité, doit être nuancée par le fait que, en contrepoint du travail de distanciation, le chercheur doit souvent s’immerger dans les processus pour mieux les comprendre. Pour Norbert Elias, « le problème devant lequel se trouvent placés les spécialistes en sciences humaines ne peut pas être résolu par le simple fait qu’ils renonceraient à leur fonction de membre d’un groupe au profit de leur fonction de chercheur. Ils ne peuvent cesser de prendre part aux affaires sociales et politiques de leur groupe et de leur époque, ils ne peuvent cesser d’être concernés par

il pas expliciter sa position tout au long du processus de recherche ? Les dimensions affectives de l’implication du chercheur dans son terrain peuvent affecter la pertinence de ses analyses. De nombreux travaux se sont penchés sur ces questions délicates et toujours vivaces (Olivier de Sardan, 2000 et 2008)

Depuis sa création en 1991, l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) est un espace privilégié de débat sur cette question récurrente du positionnement du chercheur

Photo 2. Responsables paysans à Gaya, Nigéria

elles. Leur propre participation, leur propre engagement conditionne par ailleurs leur intelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leur qualité de scientifiques. Car, si pour comprendre la structure d’une molécule, on n’a pas besoin de savoir ce que signifie se ressentir comme l’un de ses atomes, il est indispensable, pour comprendre le mode de fonctionnement des groupes humains, d’avoir accès aussi de l’intérieur à l’expérience que les hommes ont de leur propre groupe et des autres groupes ; or, on ne peut l’avoir sans participation et engagement actifs » (Elias, 1993).

C’est l’anthropologie qui a le plus travaillé cette question de l’implication radicale du chercheur sur son terrain. Dans quelle mesure cette implication est-elle une exigence méthodologique ? Le chercheur ne doit-

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2. Voir aussi Ollion (2009) qui comprend une synthèse en français du texte de Michael Burawoy et résume les principales critiques qu’il a suscitées.

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par rapport à son terrain, en particulier quand ses objets de recherche touchent aux questions de développement. Pour Pierre-Yves Le Meur, il est nécessaire de sortir de la vision duale opposant la distance d’une observation extérieure et l’engagement du chercheur par rapport à son objet qui induirait nécessairement une recherche de qualité moindre (Le Meur, 2007) : l’intégration du chercheur dans les processus de développement peut lui apporter, moyennant une rigueur et une vigilance épistémologique, des « gains méthodologiques et théoriques » par l’accès à des informations et des lieux privilégiés, par une observation en direct des processus et par la réflexivité que cela suppose de sa part au moment de produire les savoirs issus de son terrain. L’anthropologie est bien placée pour souligner aussi l’importance d’une implication dans la durée du chercheur avec son terrain et ses objets, source de confiance et donc de sincérité et de qualité dans les informations et connaissances produites. Plus généralement, le chercheur engagé dans une situation d’expertise pourra être amené aussi à se poser cette question d’une pratique d’expertise régulière pour un client, qui suppose et induit des relations de confiance, avec toujours le risque de ce que les anthropologues appellent l’encliquage, sorte de complicité mal tempérée par le recul critique, et qui risque de conduire le chercheur à épouser sans suffisamment de discernement les points de vue des personnes qu’il enquête.

III - Pratiques d’accompagnement, situations de recherche

À partir d’une expérience de travail d’une vingtaine d’années avec des OP, principalement en France et en Afrique de l’Ouest, je souhaiterais apporter des

Photo 3. Responsables et animateurs paysans, UJAK Podor, Sénégal

éclairages à ces débats sous deux angles complémentaires. Le premier consiste à interroger les frontières mouvantes entre recherche, recherche-action et expertise, en particulier dans le domaine du travail avec des OP. Le second consiste à préciser les options méthodologiques que peuvent adopter aussi bien un travail de recherche qu’un travail d’expertise et leurs conséquences en termes de renforcement des capacités des OP. En définitive, il s’agira de montrer qu’on peut difficilement faire une recherche dans la durée sur les OP sans travailler en tant qu’expert (ou accompagnateur) pour les OP. Les deux postures de recherche et d’expertise ne sont pas nécessairement antagoniques si on peut les articuler dans le temps et si les conditions de leur pratique sont clairement établies avec les acteurs concernés. On illustrera cette possibilité par la mise en évidence d’une troisième posture, celle de l’accompagnement, qui peut aussi bien se manifester dans une situation de recherche comme dans le cadre d’une expertise.

Dans le cas d’un travail sur des organisations paysannes, la question se pose donc rapidement de la relation qu’il convient d’entretenir avec elles si on a pour objectif d’analyser leur fonctionnement et leurs évolutions. Autrement dit, peut-on travailler « sur » les OP sans, à certaines occasions, travailler « avec » les OP, voire même, « pour » les OP ?

À ce stade, il convient de préciser ce que j’entends par « faire un travail de recherche sur les OP ». Mon expérience m’a amené à réaliser de nombreuses activités de recherche, mais aussi d’expertise, auprès d’organisations paysannes de type fédératif, structurées à des échelles régionales, nationales et pour certaines internationales. Il est important de s’arrêter sur cette question de l’échelle de structuration qui, le plus souvent, reflète aussi une maturité de l’organisation et une « consistance » politique : ce n’est pas la même chose de travailler avec de petites organisations locales qui démarrent - dont les activités sont limitées - que de travailler avec une organisation de taille régionale ou nationale, existant depuis de nombreuses années, parfois plusieurs décennies, disposant le plus souvent d’une équipe de salariés et dont les activités l’amènent à être en situation de négociation avec les pouvoirs publics ou des acteurs économiques privés. En effet, dans le second cas de figure, le chercheur doit prendre en compte ces insertions multiples et les enjeux qu’elles véhiculent.

Du côté de la recherche, il s’agit le plus souvent de mieux comprendre le fonctionnement de ces organisations et les interactions avec leur environnement en vue de saisir leur nature et comprendre le rôle qu’elles jouent

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et les effets qu’elles produisent (ou pas) auprès de leurs membres et dans leur environnement. Ici, l’appartenance du chercheur à une discipline, une sous-discipline ou un courant théorique oriente souvent les questions qu’il met en avant : l’économiste cherchera, par exemple, à identifier les ressorts de l’efficacité de l’organisation à fournir des services à ses membres, le sociologue pourra s’intéresser au processus d’émergence des responsables, aux équilibres entre groupes sociaux au sein de l’organisation et en relation avec son environnement (femmes, jeunes, etc.), le politiste s’intéressera aux relations entre l’organisation et son environnement politique, etc. On pourrait multiplier à l’envi les angles de questionnements spécifiques autour d’un même « objet », les organisations de producteurs. Pour ma part, j’ai souvent mis l’accent sur des analyses socio-historiques qui visaient à comprendre la manière dont les organisations ont pu, le plus souvent progressivement, selon des processus non linéaires, construire leurs capacités à mobiliser des ressources multiples et à conforter leur légitimité pour peser sur les politiques qu’elles cherchent à influencer (Pesche, 2000 ; Pesche, 2009a ; Pesche, 2009b). Du côté de l’expertise, il s’agit le plus souvent d’évaluer ou de concevoir des activités de renforcement des capacités de ce type d’organisation qui prenaient souvent la forme de projets de développement ou de composantes de projets. Selon le commanditaire de l’étude, la nature des termes de référence et la méthodologie adoptée, on peut ranger ce type de travaux dans la rubrique « travailler avec » (Berthomé & Pesche, 2005) ou « travailler pour » les organisations (Pesche & Ba, 2006).

J’ai eu aussi l’occasion de travailler pour des organisations et d’échanger régulièrement avec d’autres collègues qui étaient aussi dans cette posture qu’on pourrait qualifier d’accompagnement. Cette situation d’expertise un peu particulière mérite d’être distinguée de l’expertise plus classique ou le chercheur est sollicité par un client, en général un bailleur de fonds et/ou une administration, pour répondre à une ou plusieurs questions préalablement posées et liées à la mise en œuvre de projets de développement. D’une manière schématique, cette notion d’accompagnement pourrait se définir par deux choses : l’idée d’un cheminement dans la durée, le plus souvent intermittent, et celle d’une forme d’intervention qui contribue au renforcement des capacités de l’organisation avec laquelle l’intervenant s’engage dans la dynamique d’accompagnement. Cela suppose des méthodes de travail qui associent les acteurs concernés, ici le plus souvent des responsables paysans et des producteurs, parfois les techniciens des OP quand elles en ont, à la production et la discussion des connaissances.

On peut retrouver ici une similitude avec les tenants de la recherche en partenariat qui placent au centre de leur approche la négociation avec les acteurs locaux des conditions de conduites de la recherche et justifient la spécificité de leur approche par la co-construction de connaissances avec ces mêmes acteurs (Faure et al., 2010), dans la perspective d’une épistémologie constructiviste (Le Moigne, 1995). Dans un premier temps, on peut regarder de plus près les situations d’expertise sur les OP pour en distinguer quelques catégories spécifiques qui sont de nature à contribuer au processus de recherche.

IV - Expertise sur les OP, pour les OP et logiques d’accompagnement

Dans une situation d’expertise sur les OP, on pourrait schématiser ainsi quatre situations distinctes selon la nature du client (une OP, un autre acteur : administration, bailleurs de fonds, entreprise privée, etc.) et selon l’intégration de la préoccupation du renforcement de capacités dans l’option méthodologique principale adoptée par l’expert. Cette préoccupation se traduit généralement par l’implication des acteurs concernés dans la définition des termes de référence, dans la production des connaissances et dans l’effort réalisé pour la restitution des connaissances dans l’optique de générer des débats entre les acteurs concernés, source à la fois d’initiatives de changement, mais aussi de production de nouvelles connaissances. Le tableau ci-dessus résume ces quatre situations les plus fréquemment rencontrées dans les situations d’expertise sur ou pour des OP.

Dans la situation A, l’expert réalise une étude à la demande d’un client extérieur et produit des connaissances qui ne sont pas communiquées à l’OP ou aux OP qui ont fait l’objet de l’étude. Dans le meilleur des cas, il y aura une

TYPE

S D

’EX

PERT

ISE

CLIENT

Expertise« extractive »

Expertise / accompagnement

Autre (État,administration...)

OP

A

B C

D

Tableau 1. Situations d’expertise sur ou pour les OP

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de notre étude consistait à faire des propositions pour inclure dans la nouvelle phase du projet une composante concernant l’appui aux OP (Berthomé & Pesche, 2005). Avec mon collègue, nous avons fait des propositions méthodologiques qui donnaient à des OP fédératives un rôle actif dans l’exploration des possibles pour ces propositions. L’étude a été faite en deux temps : d’abord un diagnostic d’une trentaine d’OP réalisé par des enquêteurs issus de quelques OP fédératives, puis une série d’ateliers pour partager les résultats de ces études et élaborer des scénarios de propositions pour le projet. Cette façon de travailler a été l’occasion d’impliquer une vingtaine de salariés et responsables d’OP dans la réflexion prospective, les renforçant ainsi dans leur capacité de dialogue et de négociation avec l’administration. Dans ce cas de figure, bien que le commanditaire soit extérieur aux OP (une administration), la méthode adoptée permet de renforcer les capacités des OP : nous sommes bien dans le cas de figure de type B.

V- Accompagnement des OP et logiques de recherche

Le chercheur aujourd’hui est soumis à un impératif de production scientifique. Dans quelle mesure une situation d’accompagnement d’une organisation, ou une situation d’expertise, permet de produire de la connaissance utile pour la recherche ? J’évoquerai ici deux situations très différentes, mais qui illustrent cette même question : comment valoriser des connaissances générées par un processus d’accompagnement/expertise dans une

recherche ?

La première situation renvoie à un travail régulier réalisé pour une organisation

restitution finale de l’étude à laquelle pourront assister quelques responsables d’OP, mais le rapport définitif ne leur sera pas communiqué : il reste la propriété du client. Dans la situation B, l’expert et le client partagent l’objectif de conférer à l’étude un caractère de renforcement des capacités des OP concernées. La méthode de travail adoptée va alors consister à associer, selon des modalités diverses, des représentants d’OP à la conduite de l’étude et la discussion de ses résultats. Dans la situation C, le commanditaire de l’étude est l’OP elle-même. La situation est très différente des situations A et B, même si le financeur de l’étude n’est pas forcément l’OP elle-même, qui peut avoir négocié des moyens financiers pour cela. La situation D, moins fréquente, peut néanmoins exister, dans le cas de figure où l’étude est pilotée par un ou quelques dirigeants de l’OP qui ne souhaitent pas communiquer sur les résultats de l’étude qu’ils ont commanditée.

On peut maintenant décrire quelques exemples de situations correspondant aux catégories générales esquissées ci-dessus. La situation d’expertise extractive sur les OP est assez fréquente. Je pendrai l’exemple d’une étude réalisée en 2002/2003 par un bureau d’étude burkinabé qui gérait un programme national de renforcement des capacités des OP. Ce programme souhaitait établir une « physionomie générale des organisations paysannes burkinabé » et a pour cela constitué une base de données des OP du pays en distinguant les OP, pour les principales régions du pays, selon quelques variables comme leur composition (genre), leur taille et leur niveau de structuration, leur statut et leur activité dominante. Pour la seule région centre du pays, plus de 7000 OP ont été ainsi référencées dans cette base de données qui a demandé un travail considérable pendant plus d’un an. L’ambition de cette étude était de servir de base de référence pour un programme d’appui aux OP qui a, au bout de quelques années, sombré par manque de cohérence et divers problèmes. À aucun moment, les données produites n’ont été partagées et discutées avec les responsables des OP. Nous sommes typiquement dans une situation de type expertise extractive. Dans le même pays, un collègue sociologue réalise depuis plusieurs années un travail d’accompagnement d’une fédération paysanne nationale. Parmi ces activités, il a accompagné la réalisation d’un diagnostic stratégique des unions membres de cette fédération sur la base de variables et critères élaborés avec les responsables de ces unions en vue de contribuer au renforcement de leurs capacités. Ici, la situation est clairement de type C où l’accompagnement s’effectue à la demande des OP et sous leur contrôle (Barbedette, 1996). En 2005, j’ai eu l’occasion de réaliser une étude pour le compte de l’administration guinéenne en charge de la gestion d’un projet de la Banque mondiale portant sur l’appui aux collectivités locales. L’objet

Photo 4. Veaux en Aveyron

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d’éleveurs en Midi-Pyrénées. Responsable pendant huit ans d’un master professionnel, j’ai accompagné des étudiants chaque année dans le département de l’Aveyron pendant deux semaines. À la demande d’une organisation agricole, l’objectif était de placer les étudiants en situation de répondre à cette demande par la réalisation d’enquêtes puis la restitution des résultats auprès des commanditaires et, plus largement, du public concerné. Pendant cinq ans, notre partenaire a été une organisation d’éleveurs de veau d’Aveyron, centrée sur la question de la commercialisation de ce produit. Pour l’organisation d’éleveurs, accueillir une vingtaine d’étudiants pendant deux semaines était l’occasion de faire se rencontrer leurs membres et débattre de question touchant l’avenir de l’organisation. Pour les étudiants, la réalisation d’enquêtes et surtout la présentation des résultats et leur discussion lors d’une soirée de restitution étaient l’occasion de « rentrer » dans le fonctionnement intime de l’organisation et d’en mieux comprendre les dynamiques au-delà de l’apparente simplicité de son objet, la mise en marché du veau d’Aveyron et du Ségala. Pour moi, cette immersion régulière, pendant plusieurs années dans cette organisation a été une occasion très riche de suivre de l’intérieur l’évolution d’une organisation économique : j’ai valorisé cette connaissance pour mieux cerner de nouvelles formes de rapport à l’économique et chercher à comprendre dans quelle mesure une forme d’engagement personnel dans l’activité économique pouvait générer un dynamisme dont la portée allait bien au-delà du simple résultat financier. En d’autres termes, l’insertion active dans une filière courte mettant directement le producteur en

contact avec « son » consommateur est source de fierté et produit du sens en mesure de générer d’autres initiatives (nouvelles formes de coordination pour le travail collectif, regroupement d’employeurs) et contribuer ainsi à la recomposition des formes de représentation professionnelle (Pesche, 2007).

La seconde situation correspond à mon implication comme « expert » des OP dans la rédaction du rapport sur le développement dans le monde que la Banque mondiale a consacré en 2008 à l’agriculture (World Bank, 2008). Deux ans avant la sortie de ce rapport, un de deux rédacteurs avait contacté une collègue pour organiser un atelier avec des responsables d’OP afin d’examiner la façon dont les OP participent au développement de l’agriculture (Mercoiret et al., 2007). En parallèle, j’ai participé avec une vingtaine d’autres personnes à la relecture des versions provisoires du rapport de la Banque mondiale afin de faire remonter des commentaires pour le compte du ministère français des Affaires étrangères (Brouillet, 2007). Dans ce travail de relecture, j’ai plus particulièrement analysé la façon dont les auteurs du rapport évoquaient les OP et la place qu’ils leur accordaient dans leurs analyses. Ce faisant, j’ai été au plus près d’un processus d’élaboration d’un document stratégique et j’ai pu repérer le travail de sélection des cadres d’analyses retenus. Je me suis en particulier intéressé à la façon dont les auteurs concevaient le processus d’élaboration d’une politique et comment une vision basée sur les rapports de force entre coalitions d’acteurs, dont les OP, initialement proposée par un des rédacteurs3, avait été écartée au profit d’une vision plus classique voyant le processus politique comme le choix rationnel des hommes politiques. Ainsi, d’acteur à part entière du processus politique, les OP sont devenues dans le rapport final des acteurs principalement économiques, au mieux engagés dans le dialogue politique, et devant faire l’objet de politiques d’accompagnement spécifiques.

Dans ces deux situations, l’expertise réalisée permet d’accéder à des connaissances inédites qui peuvent nourrir la réflexion autour d’une question à expliciter, et instruire un processus de recherche moyennant la construction d’un cadre d’analyse spécifique. La situation d’expertise et sa valorisation dans la recherche sont des moments distincts, qui obéissent à des logiques différentes, mais qui peuvent se nourrir mutuellement.

3. Il s’agissait du cadre d’analyse des coalitions de causes développé par Paul A. Sabatier (1988 et 2007).

Figure 1. Couverture du rapport « Agriculture for development » - 2008 World Bank

16

Conclusion

En conclusion, on pourrait résumer la diversité des situations décrites ci-dessous en trois postures principales afin de sortir de l’opposition manichéenne et souvent stérile entre recherche et « développement » : (1) la situation de chercheur positionné dans le champ académique, (2) celle du chercheur agissant dans le champ du développement, le plus souvent comme « expert » et celle (3) du chercheur (ou de l’expert) associé à un processus d’accompagnement à la demande des OP elles-mêmes. Dans un chapitre d’ouvrage récent, je décris plus en détail ces trois postures sur la base d’études réalisées auprès des OP dans un pays d’Afrique de l’Ouest (Pesche, 2012). Ces trois situations constituent les angles d’un triangle dans lequel évolue le chercheur qui a pour ambition de travailler sur les OP dans la durée. Celui-ci est souvent invité, lorsqu’il acquiert une certaine reconnaissance, à participer à des situations d’expertise et parfois, quand il a pu tisser des relations de confiance avec des responsables paysans, à s’engager dans des dynamiques d’accompagnement. Cette question de la confiance devient progressivement un élément clé à la fois de la qualité de l’expertise réalisée, par la capacité qu’elle permet de collecter des informations stratégiques et inédites, mais aussi de la qualité des données que la recherche pourra utiliser, avec dans cette perspective, la question centrale de la déontologie de celui qui accompagne les OP. Si on distingue schématiquement les capacités techniques (gestion, comptabilité, maîtrise d’ouvrage) des capacités stratégiques des OP (analyse de l’environnement, négociation avec les pouvoirs publics, etc.) (Pesche, 1999), l’engagement d’une personne, chercheur ou non, dans l’accompagnement des capacités stratégiques d’une organisation suppose nécessairement une retenue et un discernement dans la diffusion des connaissances acquises dans ce processus dans la mesure où elles peuvent menacer les positions que l’organisation s’efforce d’obtenir dans ses rapports avec les acteurs de son environnement. Travailler sur les OP dans la durée peut se nourrir d’un travail avec les OP, voire d’un travail pour les OP, mais cela suppose une grande rigueur méthodologique et une attention dans ce qui s’écrit et se dit sur les OP. Autocensure, respect de l’intimité d’une organisation, le risque de « complicité » avec l’OP est grand, mais n’est-il pas le gage d’une pertinence des connaissances produites et de leur utilité pour l’organisation elle-même ? Le débat ne sera jamais clos !

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19

I - La diversité des démarches

La volonté de chercheurs en sciences sociales d’agir sur le réel a été formalisée, il y a près de soixante ans, par K. Lewin (1948) au travers du concept de recherche-action. Il défend l’idée que la recherche doit permettre de résoudre des problèmes concrets rencontrés par des groupes sociaux défavorisés. D’autre part, il mentionne que pour bien connaître l’objet étudié il est nécessaire de le faire bouger et donc de conduire des expérimentations avec les personnes dans leurs conditions de vie. Cette approche change profondément le paradigme de la recherche en s’ancrant dans le constructivisme qui postule que l’intelligence organise le monde et donc que la réalité est une représentation reposant sur le principe de l’interaction entre le sujet et l’objet. Le chercheur fait partie intégrante de cette construction.

La notion d’intervention est au cœur d’un certain nombre de démarches développées par des communautés scientifiques, avec des termes variés qui qualifient la diversité des approches et/ou des origines disciplinaires : recherche opérationnelle, recherche-développement, recherche participative, recherche intervention, recherche clinique, recherche-action, recherche-action en partenariat, etc. (David, 2001a). Ces approches s’inscrivent dans un continuum qui va de la recherche sur l’action, avec une posture d’observation relevant du positivisme, à la recherche pour l’action dans laquelle les autres acteurs ne font pas partie intégrante du processus de recherche, à la recherche-action qui vise à associer les acteurs à l’ensemble des phases du processus de recherche. Lavoie et al. (2003)

La recherche-action

Guy FaureCIRAD, UMR Innovation

présentent plusieurs typologies de la recherche-action en fonction de différents critères : origine de la demande, degré de participation des personnes, degré d’implication du chercheur, préoccupation pour la production de connaissances, préoccupation pour la résolution de problèmes. Ces auteurs donnent également les caractéristiques que doit remplir toute recherche-action (encadré 1). Conformément à tout un courant de la recherche-action, Stringer (1999) affiche une démarche résolument tournée vers l’action destinée à traiter des problèmes rencontrés par des minorités dans un processus de renforcement des capacités alors que d’autres auteurs, comme Hatchuel (2001), rejettent les approches militantes s’appuyant sur des valeurs préconçues pour privilégier une reconstruction des relations et des savoirs dans un cadre d’intervention négocié et accepté par tous. David (2001b), notamment à partir d’expériences issues du domaine industriel et de l’administration publique, propose de considérer la recherche-intervention comme un cadre intégrateur des sciences de gestion et positionne les différentes recherches en science de gestion sous la forme d’un tableau qui est fort utile pour structurer les réflexions. Son acceptation de la recherche-action par rapport à recherche-intervention peut cependant être discutée. La recherche-action présentée par David (2001b) exclut pour partie la volonté des participants à expérimenter et évaluer le changement dans le cadre du processus de recherche-action. Cette phase est pourtant partie prenante d’une recherche-

action défendue par d’autres auteurs (Liu, 1992 ; Stringer, 1999 ; Faure et al., 2010).

20

II - Les principes

Liu (1992) précise qu’une recherche-action doit répondre à plusieurs critères : (i) une rencontre entre une intention de recherche (chercheurs) et une volonté de changement (usagers), (ii) un objectif dual pour résoudre le problème des usagers et pour faire avancer les connaissances fondamentales, (iii) un travail conjoint entre chercheurs et usagers, (iv) un cadre éthique négocié et accepté par tous.

Selon David (2001a), la recherche-intervention insiste donc sur « l’aide sur le terrain à la conception et la mise au point de modèles et d’outils de gestion à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini » et énonce quatre principes communs aux démarches scientifiques d’intervention, à savoir :

→ Principe 1 : l’objectif est de comprendre en profondeur le fonctionnement du système, de l’aider à définir des trajectoires possibles d’évolution, de l’aider à en choisir une, à la réaliser, à en évaluer les résultats ;

→ Principe 2 : la production de connaissances se fait dans l’interaction avec le terrain ;

→ Principe 3 : le chercheur parcourt différents niveaux théoriques (de plus en plus général) ; le niveau obligatoire est celui des théories intermédiaires qui permet le dialogue avec le terrain et les théories générales ;

→ Principe 4 : l’intervention sur la réalité justifie son caractère normatif par référence à des principes scientifiques (recherche de la vérité) et démocratiques (égal respect des acteurs).

Dans le domaine agricole et rural, des recherches-actions sont développées à partir des années 1980 et l’INRA fait un point sur la question dans un ouvrage intitulé « La recherche-action. Ambitions, pratiques et débat » (Abaladejo et Casabianca, 1997) qui montre que cette démarche, à travers une intervention directe du chercheur dans la construction concrète de la réalité, permet de résoudre des problèmes, de produire des connaissances, et de former des personnes. « Le chercheur doit prendre part à l’action pour repérer, recueillir ou produire les données pertinentes, l’interprétation des données ne peut se faire sans la participation active des partenaires, l’administration de la preuve passe par un test dans l’action… ». Elle se fonde sur une participation responsable des autres acteurs, dépassant le cadre de la participation alibi, dans le sens où elle nécessite une co-construction du problème, des questions à traiter, et des dispositifs de recherche-action pouvant déboucher sur l’élaboration de cahiers des charges ou la création de comités de pilotage.

Elle génère un processus d’apprentissage tant du chercheur que des autres acteurs, transformant leurs représentations et rendant ainsi possible la construction progressive d’un

DEM

ARC

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OBJECTIF Construction mentale de la réalité

Construction concrète de la réalité

Partir de l’existant (observation des faits ou travail du groupe sur son propre comportement)

Observation participante ou non Élaborer un modèle du fonctionnement du système observé Formalisation changement - Contextualisation changement -

Formalisation changement - Contextualisation changement +

Partir d’une situation idéalisée ou d’un projet concret de transformation

Conception en chambre de modèles et outils de gestion

+ -

Recherche - intervention Aider sur le terrain à concevoir et à mettre en place des modèles et outils de gestion adéquats à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini

+ +

Source : David (2001, b). L’expression « formalisation du changement » désigne le processus de définition formelle des nouveautés et l’expression « contextualisation du changement » désigne le processus d’adaptation croisée de l’organisation existante aux innovations envisagées et des innovations à l’organisation.

Élaborer des outils potentiels, des modèles possibles de fonctionnement, sans lien direct avec le terrain

Recherche-actionAider à transformer le système à partir de sa propre réflexion sur lui-même dans une optique participative

Formalisation changementxtualisation changementConte

Formalisation changementContextualisation changement

Tableau 1. Classification des recherches en sciences de gestion

21

langage commun puis l’identification de solutions au-delà des conflits entre les parties prenantes, sous la forme d’innovations techniques ou organisationnelles.

III - Les temporalités

La démarche de recherche-action, flexible pour s’adapter aux évolutions voulues par les acteurs, nécessite cependant une rigueur pour permettre une production scientifique à la fois sur les processus sociaux en cours générés par la recherche-action et sur la nature même du problème commun identifié par les acteurs. Liu (1992) considère qu’une démarche de recherche-action inclut une phase initiale de mise en route, une phase de réalisation qui comprend elle-même différentes étapes (diagnostic de la situation d’origine, formulation de la problématique, élaboration d’hypothèses, mise en œuvre, diagnostic-évaluation et conclusions, mémorisation et transmission), et une phase de désengagement. Dans le domaine des sciences de la gestion, A. David (2001) identifie cinq étapes dans le processus en insistant sur la place des outils et de l’élaboration de nouvelles règles pour résoudre le problème identifié :

→ la perception d’un problème (dysfonctionnements supposés, nécessités d’améliorations) ;

→ la construction d’un mythe rationnel permettant de transformer la perception en concepts et données, et la constitution d’une théorie de l’organisation associée au problème ;

→ la phase expérimentale comprenant intervention et interaction autour du projet d’outils pour résoudre le problème ;

→ la définition d’un ensemble simplifié de logiques d’action à l’œuvre dans l’organisation permettant de mieux comprendre son fonctionnement à travers un processus d’apprentissage des acteurs généré par les outils ;

→ le processus de changement avec une transformation croisée de l’outil par l’organisation et de l’organisation par l’outil.

Ces différentes étapes se répètent autant de fois que cela est jugé nécessaire par les acteurs, formant autant de cycles permettant l’adaptation du processus aux évolutions de la recherche-action. Lavoie et al. (2003) évoquent la notion de spirale pour montrer que chaque nouveau cycle prend ancrage sur les résultats du précédent.

La démarche de recherche-action nécessite la conception de dispositifs appropriés. Le dispositif1 peut être défini comme l’ensemble des acteurs impliqués dans la recherche-action avec leurs relations, des moyens et activités mis en œuvre, et des règles définies d’un commun accord pour atteindre les objectifs fixés. Liu (1992a) insiste sur la mise en place d’une organisation transitoire, dès la fin de la phase initiale, qui comprend divers comités de pilotage capables de gérer les aspects opérationnels, d’assurer l’équilibre entre la recherche et la résolution du problème, d’arbitrer les décisions importantes, etc.

IV - La place du chercheur

Le chercheur n’est plus le pilote du processus mais y participe activement. Il joue un rôle de facilitateur entre les acteurs lors de la formulation du problème et de l’identification de solutions, mais conserve une activité particulière de réflexion sur le processus et de modélisation tant du problème tel que formulé par l’ensemble des acteurs que des alternatives envisagées pour le résoudre. À la fois engagé dans l’action il doit conserver une distanciation suffisante pour conduire son propre travail d’analyse. S’engageant dans un processus participatif favorisant l’apprentissage, le chercheur doit gérer les différentes temporalités, celle de sa recherche, celle liée aux phénomènes sociaux (rythme d’évolution

DéfinitionApproche de recherche à caractère social associée à une straté-gie d’invention dans un contexte dynamique

Principe de base Fondée sur la conviction que la recherche et l’action peuvent être réunies pour construire des connaissances et les valider

ButsChanger des situations existantesComprendre les pratiquesÉvaluer des activités, des processus, des résultats, etc.Résoudre des problèmesProduire des connaissancesAméliorer des situations existantes

Conditions critiques de la recherche-actionAvoir pour origine des besoins sociaux réelsÊtre menée en milieu naturel de vieMettre à contribution tous les participants à tous les niveauxÊtre flexible (s’ajuster et progresser selon les évènements)Établir une communication systématiqueS’auto-évaluer

Conditions non critiques de la recherche-actionÀ caractère empiriqueEn lien dynamique avec le vécuCaractérisée par un design novateur et une forme de gestion collective où le chercheur est aussi acteur et où l’acteur est aussi chercheur

Encadré 1. Principales notions de la recherche-action, selon Lavoie (et al., 2003)

1. Foucault (1975), en évoquant les technologies du pouvoir, définit le dispositif comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. »

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d’une organisation, par exemple) ou bio-physiques (rythme lié aux saisons agricoles, par exemple) en lien avec le problème formulé, et celle concernant les apprentissages (temps d’appropriation et d’expérimentation, par exemple). La rigueur scientifique est alors garantie par un travail réflexif sur le processus en œuvre, et la preuve est fondée sur des principes de cohérence des faits mis en forme, et de réalisation lors de l’action des hypothèses énoncées initialement. Les résultats obtenus sont de nature générique acquérant une validité pour d’autres situations comparables, permettant d’assurer une véritable

production de connaissances scientifiques qui ne s’inscrit pas dans une dimension universelle mais contextuelle.

E. Chia (2004) insiste sur le cadre et les activités à mener par le chercheur et par les autres acteurs dans des situations de gestion à partir de ce qu’il qualifie comme une recherche-action en partenariat, forme de recherche-action qui met l’accent sur la participation des acteurs ruraux.

Conclusion

La recherche-action a déjà une longue histoire, avec des applications plus récentes dans le domaine du développement rural. Elle n’est pas synonyme de recherche-système ou de recherche-développement tout en ayant un lien important avec ces démarches. Il existe cependant une diversité de recherches-actions en fonction de la perception par les acteurs du changement social et du degré de participation des acteurs dans la recherche. La recherche-action n’a pas vocation à résoudre toutes les questions qui s’adressent à la recherche finalisée pour le développement. Elle trouve sa pleine justification dans des situations et conditions précises sans prétendre se substituer à d’autres formes de recherche dont la mise en œuvre est souvent nécessaire, voire indispensable. La recherche-action se justifie notamment dans certaines situations caractérisées par une forte complexité du problème, une absence de solutions facilement identifiables, et une forte interaction avec les acteurs.

Elle se justifie aussi par la reconnaissance du fait que le savoir des scientifiques n’est pas neutre et que tous les acteurs ont des savoirs et des compétences utiles pour la

Photo 1. Échanges sur une parcelle de fourrage pour construire un diagnostic au Costa Rica

Cadrage, travail à

effectuerTravail avec les acteurs Travail des chercheurs

Analyse

Action

- Identifier les acteurs et les organisations, les savoir-faire et les phénomènes en cause

- Formaliser les problèmes et choisir les niveaux d’analyse et d’action avec les acteurs

- Construire des dispositifs

- Favoriser la synergie entre recherche et développement

- Mettre en place et évaluer des solutions

- Comprendre la complexité des situations- Identifier les pratiques et les savoir-faire- Produire des connaissances sur les phénomènes biophysiques et socio-économiques

- Produire des connaissances actionnables- Préciser les conditions de production des connaissances et leur domaine de validité- Produire des méthodes d’intervention

Tableau 2. Cadrage et travail à effectuer dans des situations de gestion à partir d’une recherche-action en partenariat (Chia, 2004)

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aure

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résolution de ces questions. Enfin, elle se justifie par un impératif d’efficacité. En effet, le traitement des questions scientifiques complexes suppose une définition partagée et négociée des problèmes et des solutions.

Chaque recherche-action suppose de réinventer les modalités particulières d’une démarche fondée sur des principes (Faure et al., 2010) : développer un langage commun entre les acteurs, inscrire la recherche dans l’action, produire des connaissances contextualisées, construire des solutions avec les acteurs, reconnaître les savoirs des autres, se doter d’un cadre de valeurs partagées, conduire un processus itératif fondé sur une analyse réflexive. La recherche-action connaît des phases distinctes dont trois peuvent être jugées comme principales : une phase de démarrage, une phase de résolution et une phase de désengagement. La phase de démarrage permet, de manière concomitante, de poser un diagnostic initial, de construire une problématique et de construire un acteur collectif. Dans la phase de résolution, les acteurs élaborent des hypothèses, identifient des solutions, programment, puis mettent en œuvre des activités et, enfin, analysent et évaluent des résultats. Cette séquence peut être répétée en autant de cycles que nécessaire pour permettre de résoudre le problème posé. La phase de désengagement signe l’arrêt de la recherche-action quand les objectifs sont atteints et que les acteurs deviennent autonomes par rapport aux appuis fournis. Mais la recherche-action est rarement un long fleuve tranquille et le parcours est souvent plus erratique.La constitution du collectif de la recherche-action est une étape critique. Elle interagit fortement avec la construction du problème et influence la capacité du collectif à résoudre le problème. La représentativité, la légitimité et les compétences des acteurs sont des éléments à prendre en considération, mais l’histoire des relations entre les acteurs, les rapports de force ainsi que les motivations affichées et cachées sont également des déterminants importants. La construction d’un collectif nécessite non seulement du temps et des capacités d’écoute, mais aussi la mise en œuvre de pratiques qui facilitent le dialogue et le démarrage de premières actions concrètes.

Le fonctionnement du collectif de la recherche-action met en évidence la nécessité de partager des valeurs communes tout en reconnaissant les différences. Il importe alors de savoir gérer les asymétries, notamment entre groupes sociaux et entre chercheurs et autres acteurs, portant sur des ressources matérielles et immatérielles, en créant de la confiance, en s’appuyant sur des règles, en mobilisant des personnes reconnues dans leur fonction de médiateur. Dans ce contexte, la gestion de l’information

et la propriété des résultats sont des questions sensibles. Le chercheur a une fonction spécifique dans ce collectif, qui implique un difficile équilibre entre engagement dans l’action et distanciation pour conduire sa propre analyse.

La gouvernance de la recherche-action vise à créer les conditions pour que tous les acteurs puissent participer aux décisions. Elle s’appuie sur (i) un cadre éthique partagé qui définit non seulement les grandes finalités, mais aussi les règles précises d’utilisation des résultats, (ii) des instances de gouvernance qui peuvent être variées (comité de pilotage, comité scientifique, comités locaux), mais qui visent à programmer les activités et à évaluer les résultats à différents niveaux (local versus global, scientifique versus opérationnel), et (iii) des règles de fonctionnement formalisées en s’appuyant, par exemple, sur une charte de travail ou sur un cahier des charges.

La mise en œuvre de la recherche-action ne passe pas par des recettes toutes faites. Du coup, elle fait appel à une grande diversité d’outils, dont certains peuvent être complexes. Ces outils sont généralement déjà utilisés dans d’autres démarches de recherche ou d’accompagnement des acteurs. C’est la manière de les mettre en œuvre qui est originale : tous les acteurs sont associés dans leur conception et leur utilisation, dans le cadre d’un processus d’apprentissage pour les maîtriser et valoriser les résultats produits. La bonne gestion de la communication entre les participants, pour mieux se connaître, informer sur les activités, faciliter le suivi des tâches et éclairer la

prise de décision, est un point fondamental pour le succès de la recherche-action. La communication avec l’extérieur est également cruciale. De même, les fonctions d’animation

Photo 2. Formalisation des résultats du diagnostic pour des non-alphabétisés au Bénin

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et de médiation, qui se traduisent par l’organisation de réunions et d’échanges qui permettent une réelle participation de tous, sont centrales. Leur maîtrise demande de développer des compétences spécifiques.

Les résultats de la recherche-action sont de différentes natures. Elle permet de produire des connaissances nouvelles dont la validation scientifique exige des critères spécifiques et dont la généricité est établie pour des situations considérées comme similaires. Elle permet ensuite une résolution du problème signalé par les acteurs, en promouvant des innovations techniques, organisationnelles et institutionnelles. Elle contribue enfin à un renforcement des compétences individuelles et collectives des acteurs visant une autonomisation par rapport aux appuis extérieurs. L’évaluation des résultats de la recherche-action n’est pas aisée, car les objectifs des acteurs peuvent être explicites ou implicites, intentionnels ou non intentionnels. De plus, ces objectifs évoluent au cours du temps en fonction des résultats intermédiaires. Le suivi-évaluation permet un meilleur pilotage de la recherche-action par les acteurs et s’inscrit dans les instances de gouvernance. Il permet également de mesurer les résultats de la recherche-action dans le cadre d’une autoévaluation où les acteurs définissent leurs propres critères d’évaluation. Cette évaluation fait partie d’un processus plus large et continu, propre à la recherche-action et dénommé « réflexivité », qui vise à comprendre et à justifier les choix faits à chaque étape.

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25

Relation entre experts, chercheurs et organisations paysannes dans la construction d’un argumentaire pour la défense de l’exploitation familiale : le cas du Sénégal

Loïc BarbedetteSociologue

I - Le processus

I.1 - Le paysage

Nous sommes au Sénégal, pays qui a connu une longue période de développement administré avec un encadrement du monde rural autoritaire à travers le système coopératif – c’est l’ère Senghor –, puis, sous la présidence d’Abdou Diouf, le désengagement de l’État consécutif aux plans d’ajustements structurels – c’est à cette période que l’on a assisté à une montée en puissance des organisations paysannes autonomes –, et qui est enfin soumis entre 2000 et 2012 au « volontarisme libéral » du Président Abdoulaye Wade et de ses experts avec qui il partage la conviction qu’une modernisation rapide de l’agriculture – selon les modèles productivistes occidentaux – est seule à même de nourrir le Sénégal, et que cette révolution agricole doit être confiée à de nouveaux acteurs. La Nouvelle initiative sectorielle pour le développement de l’élevage (NISDEL, lancée en 2004), la Grande offensive pour la nourriture et l’abondance (GOANA, lancée en 2008), illustrent cette vision. Parallèlement, le pouvoir né de l’alternance politique cherche à instrumentaliser les organisations de producteurs et a créé unilatéralement en 2009 un syndicat des paysans dont il a fait son interlocuteur et à qui il a confié la distribution de matériel et d’intrants agricoles.Nous allons nous situer dans ce paysage du point de vue de la Fédération des organisations non gouvernementales du Sénégal (FONGS), une fédération de 39 associations paysannes sénégalaises implantées sur l’ensemble du territoire national qui a joué et joue toujours un rôle moteur dans la construction de ce que l’on appelle le

« mouvement paysan africain » autonome. Elle est à l’origine de la création en 1993 du Conseil national de concertation et de coopération des Ruraux (CNCR), qui regroupe les principales fédérations nationales d’agriculteurs, d’éleveurs, de pêcheurs, de maraîchers et d’agroforestiers, et qui est lui-même à l’origine de la création en 2000 du Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) qui rayonne sur 12 pays de la région. Le CNCR comme le ROPPA ont fait de la défense de l’exploitation familiale l’un des thèmes majeurs de leur action politique ; celle-ci a notamment abouti à la reconnaissance de ce mode de production dans la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale du Sénégal et dans la politique agricole de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), désignée par l’accronyme anglais d’ECOWAP. Leur argumentaire initial a été fourni par la FONGS, que le CNCR a mandatée pour approfondir la question de l’exploitation familiale.Cette toile de fond permet déjà de cerner des enjeux qui vont par la suite se durcir, de situer les trois premiers acteurs qui nous intéressent et d’en ajouter de nouveaux.

I.2 - Premier cycle du processus : la redécouverte de l’exploitation familiale

À la fin des années 1990, la question de l’exploitation familiale n’est pas à l’ordre du jour et elle est très peu documentée : on parle de « l’exploitation agricole » ou de « l’entreprise agricole », et l’attention de l’expertise

en développement agricole se focalise sur la professionnalisation des agriculteurs et l’organisation des filières. Les deux principales lignes d’action en direction du secteur agricole sont celle, avec le Programme national de

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vulgarisation agricole (PNVA), de la vulgarisation agricole (et dans une moindre mesure celle du conseil de gestion), qui s’adresse aux chefs d’exploitation, et celle, dans laquelle se sont principalement engagées les associations paysannes sénégalaises, des petits projets d’amélioration de la production qui introduisent des innovations à la marge (maraîchage, embouche, compostage, agroforesterie, etc.) et s’adressent à des groupements ou communautés. Au milieu des années 1990, Daniel Benor viendra au Sénégal constater l’échec du training and visit system et il sera mis fin au PNVA. À la même époque, les associations membres de la FONGS font un bilan approfondi de leurs programmes communautaires dont elles analysent les limites ; elles se les expliquent par le fait que les principales décisions

(Faye, 1999). Celui-ci base son étude sur l’analyse d’une quarantaine d’exploitations familiales dans trois terroirs du bassin arachidier. Il en retire des informations extrêmement riches sur les stratégies familiales face au désengagement de l’État qui vont permettre au mouvement paysan de préciser un concept « d’exploitation familiale africaine » basé sur la logique de raisonnement global du paysan ou du pasteur qui ne dissocie pas ses choix de production de la reproduction du patrimoine et de l’entité familiale : on produit « pour vivre » et non « pour vendre ». L’exploitation familiale est considérée comme une unité de vie, et non pas simplement une unité de production. La première grande bataille du ROPPA, en 2001, visera à faire admettre que la politique agricole de l’Union

concernant la conduite de l’exploitation sont prises dans une délibération qui se fait au niveau du groupe familial. Or tant la vulgarisation que l’approche communautaire « sautent le niveau de la famille ». C’est ainsi que la FONGS élabore de façon empirique un modèle original de conseil aux familles, le « LEFA », basé sur l’assemblée de famille et l’élaboration de projets familiaux. On rentre vers 1996 dans le premier cycle d’un processus de construction d’une nouvelle stratégie des organisations paysannes basée sur la promotion de l’agriculture familiale. Ici intervient le premier croisement avec la recherche : la FONGS et le CNCR demandent dans la perspective de la préparation des négociations du CNCR avec l’État sénégalais une étude sur l’impact des politiques agricoles sur l’agriculture familiale à Jacques Faye, chercheur à l’époque à l’Institut sénégalais de recherches agricoles

économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) soit centrée sur le développement global de l’exploitation familiale, et non sur le développement sectoriel des filières. Son argumentation repose alors sur la seule étude de Jacques Faye et sur la conviction que ses conclusions peuvent être généralisées. Le mouvement paysan se heurte aux préjugés dominants dans le monde de l’expertise en développement stigmatisant l’archaïsme de l’agriculture familiale africaine et son incapacité à répondre aux défis contemporains. Mais d’autres travaux de recherche, notamment ceux du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) (Bélières et al., 2002) et ceux

de l’International Institute for Environment and Development (IIED) (Toulmin et Gueye, 2003 ; Mortimore, 2003), vont venir étayer les positions du mouvement paysan

Figure 1. Un paysage qui a fortement évolué

1960 /1980 1980 / 2000 Depuis 2000

ÉTAT

OP COOP Fédérations nat.

Associations, GIE,Coopératives

ROPPA

Syndicat des

paysans

Wade« Volontarisme libéral »

(NISDEL, GOANA)

SenghorDéveloppement

administré(Programme

agricole)

évitement négociation

DioufDésengagement

de l’État (PASA)

FONGS

tension

Associationsautonomes

CNCRCNCR

Fédérations nat.

Associations, GIE,Coopératives

tension

tension

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en démontrant les fortes capacités d’adaptation et d’évolution de l’exploitation familiale africaine et ses avantages comparatifs dans le contexte sahélien, du fait de sa résilience, par rapport à l’entreprise agricole productiviste. Derrière les acteurs qui nous intéressent (les organisations paysannes, la recherche, l’expertise et les techniciens) se profilent deux autres acteurs déterminants : les paysans, qui sont les vrais acteurs décisionnels, et les Policy makers : l’État, les institutions régionales, les grandes agences mondiales. Au Sénégal, le nouveau pouvoir libéral né de l’alternance va chercher à imposer de façon très interventionniste sa vision de la modernisation de l’agriculture dans laquelle les paysans ne sont pas une ressource, mais un problème, et à affaiblir le CNCR en coupant le dialogue avec lui et en se créant de nouveaux interlocuteurs paysans plus dociles. Parallèlement, l’État favorise l’accès de « nouveaux acteurs » aux moyens de production et à la terre. C’est donc sur fond de bras de fer politique que commence, en 2008, un nouveau cycle du processus.

I.3 - Deuxième cycle : le renouvellement de l’argumentaire de défense de l’exploitation familiale et la bataille de la productivité

La stratégie d’asphyxie du CNCR par le pouvoir sénégalais commence à affaiblir le mouvement paysan autonome qui s’épuise dans des combats défensifs sans pouvoir renouveler son discours. La FONGS est interpelée en 2006 dans le cadre d’une évaluation externe sur son incapacité à exploiter sa riche expérience d’appui aux

exploitations familiales de ses membres pour alimenter l’argumentaire du mouvement paysan dans ses combats politiques. En 2008, les chercheurs de l’Initiative prospective agricole et rurale (IPAR, récemment créée autour de Jacques Faye) invités par la fédération à débattre de façon critique autour du bilan de son action se font l’avocat du diable et mettent au défi la FONGS de se situer dans le débat d’expert sur l’amélioration de la productivité de l’agriculture derrière lequel s’abrite le pouvoir pour justifier ses choix en faveur de l’agrobusiness, et de démontrer que l’agriculture familiale est en mesure de nourrir le Sénégal. Un concours de circonstances permet à la FONGS de convaincre ses bailleurs de financer en fin de programme non pas l’évaluation quasi rituelle de la conduite et des résultats du programme qu’ils ont appuyé, mais celle de la problématique sur laquelle porte ce programme. On s’accorde sur un thème : « évaluation de la portée stratégique de la problématique de la productivité des exploitations familiales au Sénégal », sans bien savoir comment on allait procéder pour conduire cet exercice totalement inédit dans le monde de la coopération au développement qui va occuper toute l’année 2009. La méthodologie s’est précisée au fil de l’action et prendra appui sur ce que la FONGS appelle ses « processus de socialisation » qui mobilisent tout l’appareil de la fédération. Environ 1200 personnes, dont plus de mille membres de la FONGS, vont participer à cette évaluation. Il est utile ici d’en retracer les grandes étapes.

→ après un premier test réalisé dans une association du bassin arachidier et auquel est associé l’IPAR, 38 ateliers vont être organisés dans chacune des associations membres pour analyser et discuter les performances de 711 exploitations familiales suivies par leurs animateurs paysans.

→ Six ateliers de synthèse par zone agro-écologique auxquels ont été invités des techniciens des services de l’État et de projets, des chercheurs, et des acteurs de la société civile régionale vont permettre ensuite de faire une analyse comparative des résultats des ateliers d’association et d’élargir l’analyse à d’autres caractéristiques évoquées dans ces ateliers (état des ressources naturelles, accès au foncier, marchés et flux, etc.) ;

→ l’exploitation des synthèses par zone agro-écologique permet de construire sous forme de typologies des images nationales synthétiques des performances des exploitations familiales sénégalaises, de leur maîtrise de l’espace et des ressources naturelles et de leur rapport avec

l’économie et l’organisation sociale qui dominent dans chaque région pour organiser en août 2009 un atelier national de « problématisation » élargi,

Photo 1. Exploitation familiale à Tambacounba

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d’une part, à des paysans appartenant à d’autres organisations de producteurs non membres de la FONGS et, d’autre part, à des responsables techniques des services de l’État, des chercheurs et des représentants de la société civile situés au niveau national. C’est à cette étape que le concept restreint de productivité a été critiqué dans un débat approfondi avec les techniciens et que l’on a été amené à construire ensemble celui de « productivité globale » de l’exploitation familiale en tenant compte des fonctions complémentaires que ces exploitations assurent : production agro-sylvo-pastorale, production non agricole, consommation familiale, gestion du terroir, transmission de connaissances et de valeurs sociales. Neuf « thèmes de lutte », qui sont également des questions de recherche, sont dégagés ;

→ enfin, en décembre 2009, on a procédé avec les coordinateurs régionaux de la FONGS et des chercheurs de l’IPAR à l’évaluation de la portée stratégique de la problématique thématisée lors de l’atelier national. Pour ce faire, on a précisé l’impact respectif des trois dimensions de la problématique, et cerné 13 questions cruciales qui constituent autant de « nœuds stratégiques » autour desquels, selon les orientations qui seront prises, les impacts produits seront différents et plus ou moins favorables à la transformation des exploitations familiales et au monde rural sénégalais.

Une synthèse d’étape (Sall, Diop, Barbedette, 2010) a permis de dégager les premières conclusions des résultats de cette

recherche paysanne. Ils répondaient déjà en grande partie à la question : « comment les exploitations familiales peuvent-elles nourrir le Sénégal ? ». On voit en effet que si actuellement l’agriculture familiale ne nourrit pas le Sénégal, qui de ce fait doit importer une quantité importante de denrées alimentaires pour assurer sa sécurité, elle contribue déjà de façon très significative à l’alimentation des populations, notamment rurales. On voit surtout qu’elle pourrait nourrir le Sénégal si certaines conditions étaient assurées : pour améliorer les performances des exploitations familiales, il faut d’abord repenser l’approche de la productivité de ces exploitations en la mettant en perspective avec la durabilité du type d’agriculture à promouvoir ; il faut par ailleurs garantir les conditions permettant que les exploitations familiales maîtrisent mieux leur espace et renouvellent leurs bases de ressources naturelles, et ainsi assurent de façon durable leur reproduction et les bases du progrès de leurs performances ; il faut enfin que ces exploitations soient insérées dans un tissu économique et social régional qui stimule ces progrès, lesquels bénéficieront à leur tour de la promotion de l’économie rurale et à l’amélioration des conditions de vie dans le monde rural. Ceci suppose de penser les politiques d’investissements et d’aménagement de l’espace en conséquence.

I.4 - La reconquête de la « visibilité » du mouvement paysan sénégalais

L’évaluation avait permis de produire sur chacun de ces aspects un argumentaire actualisé et bien étayé. Restait à le partager avec le mouvement paysan national et à l’utiliser pour redonner à ce mouvement la visibilité qu’il était en train de perdre. Ici, la FONGS a passé le relais au CNCR. Nous sommes au début de l’année 2010, et dix mois plus tard se tenait à Dakar un forum international qui mobilisait plus de mille paysans et permettait de réaffirmer la crédibilité du CNCR et de ses propositions (CNCR/FONGS/IPAR, 2011).Entre temps, la stratégie du CNCR a consisté d’une part à impliquer dans l’analyse de la contribution des exploitations familiales à la richesse nationale l’expertise des services techniques nationaux (agriculture, statistique, sociétés de développement, stratégie de croissance accélérée, etc.), l’université et la recherche, le secteur privé et la société civile en constituant un important « comité de pilotage » (plus de 60 membres) chargé de superviser la formulation des documents du forum. La préparation, la tenue et l’exploitation des différentes sessions de ce comité ont bénéficié de l’accompagnement de l’IPAR et de chercheurs

du CIRAD. Parallèlement, le CNCR a intéressé l’ensemble des fédérations membres en organisant des ateliers thématiques complétant la recherche de la FONGS par

Photo 2. Forum international de Dakar de 2010 sur l’exploitation familiale

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rapport aux secteurs de l’élevage, de la pêche et de la foresterie, puis a tenu dans les régions un mois avant la rencontre internationale de Dakar, des forums paysans par zone agro-écologique largement relayés par les radios locales pour mobiliser les paysans autour des thèmes qui devaient être traités au cours du grand forum final. L’étape suivante, dans laquelle le mouvement paysan est engagé depuis février 2011, est celle du passage à l’échelle du ROPPA dans la perspective de créer un observatoire régional des exploitations familiales.

II - Quelques éléments d’analyse

Il nous est proposé ici de clarifier la posture de la recherche en « mettant en évidence les coopérations et les tensions entre, d’une part, les chercheurs qui sont particulièrement attentifs aux logiques sociales qui orientent les pratiques des membres des organisations et aux dynamiques qui entrainent des différenciations au sein de celles-ci et, d’autre part, les experts et/ou les praticiens dont les regards et l’action sont tournés vers l’opérationnalité des organisations, la production d’outils et de méthodologies pour la renforcer. L’évocation de trajectoires de chercheurs et d’experts/ou praticiens du développement devrait permettre d’aborder les questions de l’évolution du positionnement et du passage d’une posture à l’autre »2. En saisissant « en situation », comme nous l’avons fait, un jeu d’acteurs, on le particularise, et force est de constater que si la problématique qui nous est proposée pour cet atelier paraît, dans sa généralité, tout à fait pertinente au Sénégal comme ailleurs (des études très fines réalisées sur les organisations paysannes sénégalaises illustrent bien la posture critique de la recherche qui y est décrite3, et on y reconnaît par ailleurs les habitus des experts et praticiens du développement), la configuration particulière de postures que l’on vient de décrire est quelque peu en décalage par rapport à la configuration triangulaire qui est mise aujourd’hui en discussion et qui place les organisations paysannes dans une position subordonnée. Chacun des acteurs décrits dans notre cas sénégalais est-il bien dans le rôle que l’on s’attend à lui voir jouer (ou qu’on lui assigne) ? Sommes-nous hors sujet, ou bien le sujet mérite-t-il d’être recadré ? Tout invite ici à le resituer dans le cadre d’un contexte politique qui, comme on l’a vu, est très prégnant. II.1 - Un jeu des acteurs éclairé par des enjeux politiques

Ce qui cristallise ici les positions de chacun, c’est un enjeu ou plutôt une série d’enjeux politiques qui ont trait à la sécurité

porte sur la conduite du changement dans un monde en évolution rapide. Il semble effectivement intéressant pour décoder ce débat de recourir aux travaux théoriques sur le concept de transitions socio-techniques (Geels & Schott, 2007), pourvu que l’on ne s’interdise pas de placer le curseur de l’innovation aussi du côté paysan : dans le cas présenté, la tentative de verrouillage se situe du coté de l’expertise à laquelle se réfère actuellement le pouvoir sénégalais pour justifier ses options « modernistes ». Nous n’allons cependant pas explorer ici cette piste, mais plutôt examiner les acteurs de ce processus et les rôles qu’ils y ont joués.

II.2 - Les organisations paysannes ont pris l’initiative par rapport aux praticiens

Dans ce processus, la FONGS, puis le CNCR ont l’initiative et donc occupent une position centrale : ceci paraît constituer une caractéristique essentielle de la situation décrite. L’enjeu était d’ailleurs clairement pour le mouvement paysan de « reprendre l’initiative » dans un

rapport de force qui le réduisait à simplement réagir aux initiatives souvent déroutantes du pouvoir. 2. Document introductif à la séance du 3 novembre 2011.

3. Voir les travaux de Blundo (1992), Dahou (2004), mais également ceux de Ndione et d’ENDA/GRAF.

Photo 3. Leader paysan au Sénégal(Nadjirou Sall, Secrétaire général de la FONGS)

alimentaire d’un pays où le rapport démographique ville/campagne s’inverse, au devenir du monde rural sénégalais et des familles paysannes, à l’affirmation des options libérales d’un régime et aux intérêts privés qui s’y attachent, à l’indépendance des organisations paysannes et à leur accès aux espaces de dialogue politique. Le débat politique s’abrite derrière un débat d’experts (démographes, économistes, agronomes, environnementalistes, etc.) qui

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Ici les OP ne sont pas instrumentalisées par les praticiens ou les experts : la FONGS et le CNCR ont cherché à se concilier ces acteurs pour atteindre le politique. Elles y parviendront d’autant mieux que le pouvoir politique en place malmène ses services techniques et cherche à aligner son expertise nationale au mainstream de l’expertise libérale internationale, ce qui est frustrant pour les techniciens comme pour les experts nationaux, mais qu’il ne peut se passer ni des uns ni des autres, qui donc gardent un accès à lui. Dans le cas présenté l’expertise et les services nationaux ont été valorisés par les organisations paysannes, et les praticiens qui ont pris part à ce processus ont unanimement reconnu qu’il leur avait apporté un air nouveau et qu’ils en tiraient eux-mêmes bénéfice. Les OP ont en fait joué deux cartes maîtresses dans ce processus.

II.3 - La carte de l’organisation des dispositifs de travail

Le mouvement paysan sénégalais a une culture interne fédérative de l’organisation du travail et de la circulation de l’information avec ses membres ; la FONGS et le CNCR l’ont pleinement fait jouer dans ce processus : l’évaluation de la problématique des exploitations familiales a impliqué les 39 associations membres de la FONGS, la préparation du forum a intéressé l’ensemble des fédérations membres du CNCR, et des représentants d’organisations paysannes en provenance de neuf pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale ont pris part au forum lui-même et ont participé à ses différentes tables rondes. Ces dispositifs sont rodés et ont donc bien fonctionné. Ceci a permis que le forum de Dakar soit un réel succès paysan.

Plus nouvelle à cette échelle était l’organisation de l’espace de dialogue avec les praticiens et les experts dans lequel les champs de tensions étaient plus prévisibles et devaient être maîtrisés. Elle s’est faite selon une approche très stratégique d’implication progressive et contrôlée : implication des praticiens dans les ateliers de synthèses régionale et nationale de l’évaluation de la problématique des exploitations familiales de 2009 – mais pas dans les ateliers associatifs qui ont fourni la matière première, ni dans l’atelier final d’analyse stratégique qui a dégagé les conclusions ; implication dans le comité de pilotage pour la préparation du forum de 2010, mais à titre simplement consultatif ; participation d’agents de l’État aux tables rondes du forum, mais présentation par des paysans des thèmes mis en débat, et rédaction par eux du mémorandum final. Les praticiens et experts ont ainsi été mis dans une position, au demeurant très fructueuse, de contribution, mais non d’orientation.

II.4 - La carte de l’innovation

La seconde carte maîtresse a été l’introduction dans ce processus d’innovations méthodologiques et conceptuelles. Les plus marquantes sont, d’une part, l’approche, nouvelle pour tous, « d’évaluation d’une problématique » qui s’est construite comme une recherche-action, et d’autre part, la construction dans le cadre de cette recherche et l’introduction dans le débat d’expert du concept de « productivité globale de l’exploitation familiale » ; mais ce ne sont pas les seules : des typologies inédites ont également été produites. De cette façon, dans ce débat politique qui se cache derrière des justifications d’experts, les organisations paysannes se sont placées d’emblée sur le même plan que les experts qui fondent leur suprématie sur l’imposition de leurs modèles, de leurs concepts et de leurs outils. Le pari était audacieux. C’est ici que la coopération entre les organisations paysannes et les chercheurs a été essentielle pour le gagner.

II.5 - La coopération entre responsables d’organisations paysannes et chercheurs

Tout au long de la description du déroulé des différents cycles de ce processus, nous avons montré la présence de chercheurs (celle de Jacques Faye, celle de chercheurs du CIRAD et de l’IIED, celle de l’IPAR). Leur intervention s’est souvent produite à des moments cruciaux et a rempli des fonctions différentes. On peut relever :

→ Une fonction de « stimulation/interpellation » : déterminante lors de la rencontre entre l’IPAR et la FONGS de 2008, et qui a indirectement déclenché le processus d’évaluation de la

Photo 4. Réunion d’éleveurs dans le Ferlo

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problématique de l’exploitation familiale en 2009. On pourrait presque parler de « provocation », mais il s’agit d’une provocation amicale et sollicitée.

→ Une fonction « d’approvisionnement » : jouée dès l’origine par l’étude de Jacques Faye, puis tout au long du processus par l’IPAR qui a mis à la disposition des organisations paysannes les très riches données de l’étude du programme RuralStruc qui venait d’être réalisée au Sénégal par les chercheurs de cet institut (IPAR, 2007 et 2009).

→ Une fonction de « validation » : les études de CIRAD/TERA et de l’IIED du début des années 2000, les enquêtes parallèles réalisées sur un large échantillon d’exploitations familiales par l’IPAR à la fin de ces mêmes années ont rempli une fonction de « contre-expertise » confortant les données recueillies par la FONGS dans le cadre du suivi de ses exploitations familiales. Elles ont permis de désamorcer les certitudes des « experts » de la modernisation de l’agriculture selon le modèle productiviste.

→ Une fonction « d’accompagnement » dans la durée : depuis la création du CNCR et jusqu’à sa mort, Jacques Faye a été aux côtés du mouvement paysan. Bara Gueye, Marie Rose Mercoiret, Bruno Losch qui, par leurs études avaient approvisionné la réflexion paysanne depuis plus de dix ans, animaient certaines tables rondes du Forum.

Ce n’est pas un hasard si nous sommes amenés ici à citer des noms de personnes et si nous avons parlé de coopération entre responsables d’organisations paysannes et de « chercheurs », et non entre les OP et « la Recherche ». Dans ce processus, les OP n’ont pas été « objet de recherche ». Les institutions de recherche sénégalaises (ISRA, Université) étaient présentes dans le comité de pilotage du forum, mais au même titre que les services techniques ou les experts nationaux que les organisations paysannes cherchaient à se concilier. La posture des chercheurs qui ont coopéré avec l’initiative paysanne est par contre une posture « engagée » : ce préalable a permis d’avancer vite et en confiance avec eux, sans pour autant se priver de leurs contributions critiques. II.6 - Champs de tension et de coopération

Dans la configuration d’acteurs analysée ici, la tension principale n’est pas entre chercheurs et praticiens, mais entre organisations paysannes et pouvoir politique. Autour de chacun de ces pôles s’organise une coopération entre, d’un côté, pouvoir politique et un certain type d’expertise qui sert les mêmes convictions idéologiques

libérales et, de l’autre, entre organisations paysannes autonomes et chercheurs engagés qui partagent la même vision de l’agriculture paysanne. Entre ces deux pôles, on trouve, d’une part, les services techniques, la recherche et l’expertise nationale concernés par les questions agricoles et, d’autre part, une partie du secteur privé national qui ne trouve pas son compte dans les préférences du régime, et la société civile qui a déjà pris ses distances avec le pouvoir lors des assises nationales de 2008/2009, mais l’un et l’autre sont peu sensibilisés à la problématique de l’agriculture familiale. L’enjeu était de faire basculer ces acteurs vers les positions paysannes pour renforcer la coopération avec eux. Un acteur manque dans ce paysage : les organisations paysannes « captives » suscitées par le pouvoir politique (notamment le syndicat des paysans). Malgré les fortes pressions de ce dernier qui assortissait sa présence au forum de Dakar à cette condition, le CNCR a fait le choix politique de ne pas les légitimer en les associant à cette démarche.

II.7 - Accompagner le développement d’une « expertise paysanne »

Notre position personnelle dans ce processus est assez atypique, mais proche de celle des « chercheurs engagés » dont il était précédemment question. Sociologue indépendant, nous travaillons directement et

à sa demande avec la FONGS depuis près de 30 ans. Ceci nous amène, d’une part, à accompagner des recherches paysannes de terrain, au niveau d’associations, notamment

ÉTAT Tension

Des réseaux de coopération

Expertisemainstream

Chercheursengagés

Des enjeux

Services techniquesExpertise et recherche

NationauxSecteur privéSociété civile

OP

Se concilierAccéder

Coopération Coopération

Figure 2. Deux pôles en tension

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depuis dix ans à réaliser avec des paysans des enquêtes sur les exploitations familiales et des recherches collectives historiques sur l’évolution de la condition paysanne et, d’autre part, à participer à des réflexions stratégiques au niveau de la fédération et d’associations membres (mais également avec d’autres organisations de paysans ou d’éleveurs d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale). Ce à quoi nous œuvrons ensemble, c’est en fait à développer une « expertise paysanne » autonome, et ceci se fait essentiellement à travers la conduite en commun de recherches-actions.

Conclusion

Le chantier que nous venons de décrire et à la définition, puis au suivi et à l’exploitation duquel nous avons été directement associé a permis d’établir une connaissance beaucoup plus précise et actualisée du fonctionnement et du rôle économique des exploitations familiales pour mieux cibler les priorités stratégiques des organisations paysannes. Il a permis de préciser à quelles conditions l’agriculture familiale sénégalaise peut « nourrir le Sénégal » et assurer les bases d’une économie plus favorable aux ruraux. Une partie de ces conditions relève des choix politiques locaux, nationaux et régionaux. Mais une autre, tout aussi déterminante, relève des pratiques de transformation des exploitations familiales, et donc des choix et décisions familiales dont on connaît encore mal les mécanismes. Dans le prolongement direct du processus que nous venons de visiter ensemble, le nouveau chantier qui s’ouvre actuellement avec la FONGS va porter sur ce thème : il s’agit de définir et conduire une recherche-action visant à renforcer l’expertise des associations paysannes dans l’accompagnement de la transformation des exploitations familiales, et d’anticiper ainsi sur des questions que se poseront inévitablement à l’avenir les autres composantes du CNCR, mais également les différentes plateformes nationales du ROPPA, ainsi sans doute que bien des « praticiens du développement ». On peut deviner que les résultats des Ateliers de dialogue interdisciplinaire « recherche-action et expertise » nous intéresseront.

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Chemin d’une recherche action pour le développement de coopérations locales autour des circuits alimentaires territorialisés

Sandrine FourniéSICASELI - Fermes de Figeac

INRA, UMR Innovation

Dans les pays du Nord, les organisations agricoles sont confrontées à des changements de paradigme productif, à l’évolution des politiques publiques et aux nouvelles attentes des consommateurs. Elles sont interpellées sur leurs capacités à mettre en œuvre des pratiques plus respectueuses de l’environnement et à améliorer la qualité des produits. Les circuits courts alimentaires trouvent dans ce contexte un regain d’intérêt et un nouvel essor. Des initiatives et des innovations émergent et se développent, en France (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne - AMAP -, magasins de producteurs), mais aussi aux États-Unis, au Canada (Raymond & Mathé, 2010) ou au Japon (Tekei). Ces « alternatives » se déploient généralement en marge des systèmes dominants, les formes « traditionnelles » de vente directe étant restées assez peu considérées par le secteur agricole et les politiques publiques français, jusqu’à la qualification officielle des circuits courts en 2009 par le ministère de l’Agriculture et leur reconnaissance au travers de politiques de développement. Toutefois, les moyens restent limités au niveau national et laissent aux acteurs des territoires le choix de soutenir le développement de ces initiatives1. Sur le terrain, les acteurs économiques se trouvent pris entre les logiques de Marché (enjeu économique des unités de production) et de Territoire (enjeu collectif de développement local), qui peuvent

présenter des contradictions ou constituer des injonctions paradoxales. Cependant, certains d’entre eux défendent l’idée qu’il est possible de tirer parti des différentes connaissances et compétences développées dans les deux approches et de s’appuyer sur leurs complémentarités pour répondre à ces enjeux. Positionnés au carrefour de ces problématiques, ces acteurs tentent de dépasser les rivalités sources de tensions et de conflits pour refonder une dynamique collective associant les acteurs non agricoles (publics et civils) plus favorable au développement local autour d’objectifs liant agriculture, alimentation et territoire. Cette position engage alors les acteurs à réfléchir aux modalités d’analyse, de décision et d’action collective innovantes à mettre en œuvre. C’est dans ce contexte que la coopérative Sicaseli — Fermes de Figeac a mobilisé la recherche via un projet de thèse en entreprise en sociologie de l’innovation pour suivre cette dynamique et aider à construire une gouvernance alimentaire en Pays de Figeac.

I - La demande du terrain : une coopérative porteuse d’un projet territorial

La Sicaseli — Fermes de Figeac est une coopérative d’approvisionnement et de services agricoles, qui compte 650 adhérents (2 000 à son origine en 1985). Elle a fait le choix de maintenir une activité locale pour répondre aux besoins spécifiques de l’agriculture du Ségala Limargue lotois (territoire rural de moyenne montagne croisant celui du Pays de Figeac), essentiellement orientée sur la

valorisation de systèmes d’élevage bovin viande et bovin lait. Alors que le secteur agricole s’organisait essentiellement autour d’approches filières ou métiers, la Sicaseli s’est

1. Chiffoleau Y., 2011. « Développer et organiser des circuits courts et de proximité dans les territoires : initiatives en cours et enjeux », Séminaire « Circuits de proximité, un enjeu pour le développement des territoires ? », 12-13 mai 2011, Réseau rural Midi-Pyrénées. Ministère de l’agriculture et de la pêche, 2009. Renforcer le lien entre agriculteurs et consommateurs, Plan d’action pour développer les circuits courts.Ministre de l’alimentation, de l’agriculture, de la pêche de la ruralité et de l’aménagement du territoire, 2011. Programme national pour l’alimentation, Loi de modernisation agricole.Réseau rural Français, 2011. Groupe valorisation des ressources locales, agriculture et alimentation, Résultats des travaux de la période 2009-2011.

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des emplois et des compétences), elle continue de chercher de nouvelles valeurs ajoutées pour l’agriculture et le territoire du Ségala Limargue et souhaite renforcer ses activités « alimentaires » (distribution, traiteur, etc.). Elle interroge les possibles démarches territoriales autour du lien entre agriculture, territoire et alimentation, permettant de valoriser les complémentarités aux dépens des conflits potentiels entre Marché et Territoire.

I.1 - Pour affirmer l’ancrage territorial de la coopérative… et de l’agriculture

Ces dernières décennies, l’agriculture du Ségala Limargue s’est modernisée et spécialisée dans les productions d’élevage bovin viande et bovin lait. Les activités agricoles diversifiées et en circuits courts ont subi un déclin et comptent à présent seulement une trentaine de producteurs sur la zone. Elles trouvent cependant aujourd’hui un regain d’intérêt et peuvent profiter d’un mode de commercialisation innovant au sein des magasins agricoles de la coopérative avec un marquage de produits locaux identifiés par une charte « Sens du Terroir ». La coopérative développe également une initiative originale de boucherie traditionnelle valorisant les productions animales qui n’étaient presque plus distribuées sur le

territoire, même si cela reste symbolique au regard du volume produit par la Ferme Ségala Limargue.

Un exercice de prospective « Agriculture 2020 en Ségala Limargue » a été mené en 2009. Constat fut fait d’une situation locale proche d’une rupture économique et démographique pour l’agriculture et le territoire :

→ évolution des marchés vers une compétitivité accrue liée aux dérégulations politiques publiques ;

→ diminution du nombre d’exploitations de l’ordre de 30 % tous les 10 ans, la surface agricole utile (SAU) totale étant cependant maintenue par l’agrandissement des exploitations restantes ;

→ et besoin de renouvellement des actifs d’une population agricole dont 40 % des chefs d’exploitation ont plus de 55 ans.

Ces constats sont repris par la coopérative qui revendique l’intérêt « sociétal » de l’agriculture de son territoire :

→ pour le développement et la vitalité d’un territoire rural : dynamisme économique, valorisation patrimoniale, alimentation de la population, lien social, etc. ;

→ pour la société en général par les fonctions productives (nutrition, énergie), patrimoniales (matérielle et culturelle) et de loisirs, qui font vivre les territoires ruraux et auxquelles les activités agricoles participent.

Suite à cette prospective, la coopérative affirme son orientation territoriale qu’elle consigne dans son projet

aussi appuyée sur certaines opportunités du contexte local pour fonder une stratégie territoriale et développer des capacités d’innovation. Elle a fait le choix de diversifier ses activités de services (stockage et rations aliments, Cuma, accompagnement de projets), de commercialisation (magasins LISA, rayon produits locaux, boucheries) et de production d’énergies renouvelables (solaire et bois, éolien en projet). Impliquée dans des dynamiques locales depuis les années 1990 (club d’entreprise, association de développement du Pays de Figeac, gestion territoriale

MARCHÉFilières - Métiers

TERRITOIRECircuits courts -

Développement local

COOPFermes de

Figeac

RECHERCHE - INRA SAD

Figure 1. A la recherche de complémentarités entre approches « Marché » et « Territoire » pour l’innovation

Photo 1. Pâture - vaches salers, Ségala lotois

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Pour renforcer la légitimité de cette orientation, les dirigeants de la coopérative s’appuient sur la pertinence des outils coopératifs dont ils revendiquent les atouts et les valeurs, et s’inspirent du succès de certaines initiatives territoriales (Méné, Aubrac et Guérande). Ils questionnent les formes de coopérations territoriales à imaginer et à construire, de gouvernance alimentaire définie ici comme une démarche associant les différents acteurs du territoire, économiques, publics et civils œuvrant et concernés par l’agriculture et l’alimentation pour mieux appréhender les enjeux locaux et accompagner une dynamique territoriale capable de répondre et de s’adapter à un contexte complexe et évolutif.

2. SICASELI et Sol et Civilisation, 2010. Projet d’engagement de la Sicaseli pour l’innovation territoriale sur le Pays de Figeac, document interne, janvier 2010.

3. Association de développement du Pays de Figeac, 2011, Terres de Figeac, Mêlée Gourmande, Document fondateur, consulté sur www.pays-figeac.fr/1-21625-Le-document-fondateur.php, le 17 janvier 2012.

I.2 - Pour une dynamique partagée avec les autres acteurs du territoire

Les dirigeants soutiennent l’idée que la dynamique à enclencher doit être partagée avec les autres acteurs locaux. En 2009, ils interpellent l’association de développement du Pays de Figeac en charge d’animer le développement du territoire, investie dans l’attractivité du territoire (tourisme, cadre de vie) et dans le développement économique (services et accompagnement des Très Petites Entreprises notamment).Déjà sensible aux questions agricoles et alimentaires, l’association s’engage dans l’animation d’une dynamique locale autour de la question de l’alimentation, car c’est une question qui « touche tout le monde ». La démarche rassemble aujourd’hui sept familles d’acteurs (producteurs, consommateurs, distributeurs, restaurateurs, métiers de bouche, associations et collectivités) invitées à participer à ce projet que l’association souhaite le plus partagé possible. L’initiative « Terres de Figeac, Mêlée Gourmande »3 inscrit en son nom l’image symbolique des trois terroirs différents et de la diversité des acteurs qu’elle invite à « faire équipe » autour de l’alimentation, mais aussi plus largement des enjeux de développement du territoire : transmission, développement des compétences, attractivité, qualité paysagère ou cohésion. Pour avancer sur un tel projet, les acteurs ne trouvent pas de solutions éprouvées répondant à l’ensemble de leurs objectifs, même si des dispositifs « participatifs »

Photo 2. Grillades des éleveurs

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AGRICULTURESpécificités - Pratiques

ALIMENTATIONDIversité - Accessibilité

TERRITOIRECohésion - Vitalité

Territoire Ségala - Limargue / Pays de Figeac

Quelles qualités ? Quelles valeurs ? Quels acteurs ?

Figure 2. Enjeux et questionnements des acteurs

stratégique « Changement de Cap »2 dans l’objectif de : « contribuer dans la durée au développement d’une agriculture gestionnaire du vivant à haute valeur ajoutée, innovante et ouverte aux autres, pour promouvoir depuis son territoire un développement durable au service de tous les hommes ». Le projet se décline autour de différents axes dont un autour d’une « gouvernance alimentaire territoriale » pour développer les circuits courts. Elle cherche à promouvoir un nouveau modèle de développement agricole durable autour de ce qui serait plus pertinent de nommer circuits alimentaires territorialisés ; combinant les atouts des filières organisées selon une approche Marché (compétences, outils, structures) et ceux des circuits courts (sens, spécificités, innovations) selon une approche Territoire : « Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un avec l’autre » (Président de la Sicaseli, 2011).

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sont expérimentés par ailleurs. Ils sont donc amenés à construire leur propre cheminement. Ils participent à différentes initiatives et réflexions en matière de « circuits alimentaires de proximité » (notamment celles menées avec le Réseau rural régional de Midi-Pyrénées4) et de dynamiques coopératives (coopérative de consommateurs au Japon, mouvement québécois de la coopération, Économie sociale et solidaire, Mouvement des entrepreneurs sociaux).

I.3 - Alliances et réseaux en évolution

La dynamique territoriale s’engage en 2010. L’association de développement du Pays de Figeac, légitime dans sa compétence d’animation, s’est dotée d’expertise et a pris le pilotage d’une démarche territoriale. Elle a développé un espace d’échanges rassemblant les acteurs locaux afin de proposer des actions collectives et favoriser les synergies. Sur le terrain, il se construit ainsi un processus collectif, un réseau d’acteurs dynamique au sein duquel les échanges, alliances, partenariats, participations évoluent : la coopérative a été moteur pour rendre compte des problématiques agricoles et alimentaires locales avant de se positionner comme acteur opérationnel au même titre que les autres acteurs ; l’association du Pays a pris le relais pour mobiliser les acteurs et animer une démarche territoriale ; les sept familles d’acteurs échangent, construisent leur charte d’engagement et commencent à apporter des ressources (matérielles et immatérielles). La formalisation de la démarche « Terres de Figeac » est progressive au travers de chartes, schémas de

gouvernance et actions collectives. Le réseau s’élargit aux interactions avec d’autres territoires et initiatives ayant des questionnements similaires et avec des institutions régionales dont le Réseau rural régional (copiloté par les services de la Région Midi-Pyrénées et ceux de la Direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt). Un séminaire régional autour des circuits de proximité a rassemblé un peu plus de 200 participants locaux et nationaux pour approfondir les quatre thèmes de travail du Réseau rural régional : articulation offre/demande, métiers et compétences, développement agricole et installation, gouvernance et synergies territoriales.

C’est pour « prendre du recul et voir plus large », que les acteurs ont souhaité associer la recherche pour suivre le processus en œuvre sur le terrain, appréhendé comme un système alimentaire localisé et analysé comme un réseau sociotechnique en évolution autour du lien entre agriculture, alimentation et territoire.

II - Propositions de recherche en sociologie et premiers travaux

La direction de la coopérative cherche à positionner une stratégie coopérative ancrée sur son territoire avec un axe autour de circuits alimentaires territorialisés, dépassant le clivage circuits courts/filières et favorisant les synergies entre acteurs locaux. L’opportunité d’une collaboration entreprise-recherche autour d’un dispositif Cifre (Convention industrielle de formation par la recherche)semble donner un cadre de travail pertinent pour cette problématique et le projet s’inscrit dans le cadre d’une « recherche-action » avec le département Sciences pour l’action et le développement (INRA-SAD) et l’Unité mixte de recherche (UMR) Innovation. La volonté des acteurs est de construire une forme de gouvernance alimentaire territoriale, ouverte aux différents acteurs locaux et favorable à l’innovation (adaptation dans un contexte complexe et évolutif). La recherche-action permet de croiser ces problématiques de terrain avec des questionnements scientifiques. Ici, ils interrogent les Systèmes agro-alimentaires locaux (approches SYAL) et les processus d’innovations territoriales (dynamiques d’apprentissage et d’actions collectives) autour du lien agriculture, alimentation et territoire sous l’éclairage de la sociologie de l’innovation et de l’acteur-réseau (Callon,1986 ; Callon et al., 2001).

II.1 - Concepts pour comprendre les dynamiques agroalimentaires localisées

Sur le terrain les premières initiatives visent à interpeller et mobiliser les différents acteurs concernés par les circuits alimentaires.

Photo 3. Soirée débat « Les Paniers de biens et de services », 2011

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4. Cf. Bouvier & Bardy (à paraître). Par ailleurs, les contenus du séminaire « Circuits de proximité, un enjeu pour les territoires ruraux ? » sont disponibles sur : www.reseaurural.fr/region/midi-pyrenees/seminaire2011.

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Les lectures s’orientent vers les approches SYAL pour problématiser le contexte et caractériser les dynamiques agroalimentaires à l’œuvre sur le territoire. De nombreuses approches et méthodes sont mobilisables dans ce but, comme le montre l’abondante littérature sur les SYAL (Canada & Muchnik, 2011 ; Fourcade, 2006), sur les démarches AOC et Paniers de Biens (Mollard & Pecqueur, 2007), ou sur les Systèmes Productifs Locaux (SPL), districts et clusters (Grossetti, 2004). Canada et Muchnik (2011) replacent les SYAL dans l’évolution générale des systèmes agroalimentaires, au carrefour d’une forte évolution économique et de nouveaux enjeux alimentaires et environnementaux. La globalisation des marchés se caractérise par une concentration des organisations (comme observées dans la coopération agricole (Filippi, 2004), sous l’impulsion des grandes firmes de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, se traduisant par une standardisation des produits et des marchés. Elle a permis de fortes économies d’échelles (stratégie dite de Price leadership), mais a diminué la capacité de négociations des producteurs de commodités. Les SYAL représentent des alternatives à ces systèmes, fondés sur la valorisation de la spécificité et de la qualité des produits. L’alliance Hommes – Identité – Territoire — Produits y a un rôle de catalyseur, fondant un actif spécifique idiosyncrasique de type bien commun. Les consommateurs y ont une place importante : leurs compétences contribuent au « maintien et à la diffusion d’aliments patrimoniaux » (Muchnik & Chabrol, 2011). Les études portant sur les SYAL s’intéressent aux modalités d’organisation et de gouvernance de ces systèmes : activation des ressources, coordination, gestion collective. Elles visent à appréhender l’ensemble des activités qui mobilisent la référence au territoire comme

espace vécu (économiques, culturelles, récréatives) et les synergies entre ces activités permettant de renforcer l’ancrage territorial et la valorisation des produits, à l’image du modèle de Panier de Biens (Mollard & Pecqueur, 2007). Elles indiquent aux acteurs du Pays de Figeac que le territoire détient des ressources locales intangibles mais mobilisables (patrimoine Écrin, savoirs) ainsi que des ressources latentes à révéler (pas de production « phare » reconnue, mais des productions estimées « de qualité », inscrites dans une histoire qui « a du sens »). Les analyses sur la territorialisation proposées par Pecqueur font état des valeurs ajoutées économiques (rente, patrimonialisation) d’une telle dynamique. L’implication de différents acteurs privés et publics vient légitimer et renforcer la reconnaissance et la valorisation finale des produits. Sur le terrain, l’intérêt est fort pour ces approches qui donnent des perspectives économiques, car « la validité économique est indispensable à tout le reste ». Reste à caractériser les « qualités nouvelles et spécifiques » auxquelles les productions agricoles du Ségala Limargue répondent et à organiser les dispositifs de promotion. La participation de l’association de développement du Pays de Figeac et la mobilisation des acteurs dans la démarche « Terres de Figeac, Mêlée gourmande » offrent de bons supports dans cette perspective et interrogent les capacités des acteurs à agir et à innover ensemble.

II.2 - Vers une grille d’analyse croisant les problématiques « Marché » et « Territoire »

Une première grille comparative des cadres d’analyse des problématiques « Marché » et « Territoire » peut être proposée et mise en perspective dans le cadre

Approche type " Marché " Approche type " Territoire "

Stratégie dominante Price Leadership Valeur ajoutée

Modèles d'organisation Sectorielle Collective, gouvernance

Régulations Macro-sociales (marchés, loi, normes, de contrôle) Micro-sociales (spécifiques, de proximité, réseaux)

Productions Standardisées, de masse Diverses et spécifiques

Modes de coordination Concurrentiels Complémentaires

Ressources Génériques Spécifiques

Acteurs Économiques, Acteurs professionnelsÉconomiques (privés), publics, civils, Acteurs professionnels et

usagers

Conventions Marchand - IndustrielCivique (Patrimoine) - Domestique (Réseau), Inspiration (Innovation),

Opinion (Image)

Impacts Compétitivité, économies d'échelle Valorisation " produit "/ " territoire "

Compétences Compétences professionnelles formelles Compétences professionnelles, usagères localisées

Apprentissages collectifs Professionnels, entre pairs Résiliaires, multi-acteurs

Innovation collective Connaissances théoriques et empiriques de force et de conflitConnaissances différenciées ou différentielles, interactions,

partage d'informations et de ressources

Bilan et perspectives pour le terrain

Modèle éprouvé, lisible, évalué Complexe, en construction, à évaluer

Tableau 1. Synthèse des approches différentes notables entre les problématiques Marché et Territoire5

5. À partir de ressources bibliographiques : Aloisi de Larderel (2006), Canada & Muchnik (2011), Callon et al. (2001), Chazoule & Lambert (2007), Colletis-Wahl (2008), Darré (1999), Dubuisson Quellier (2008), Fort et al. (2007), Filippi & Triboulet (2006), Grossetti (2004), Le Velly & Brechet (2011), Moiti Maïzi & Bouche (2011), Pecqueur (2006),

Rastoin (2008), Tanguy (2000), Teisserenc (1994), Torre (2009) et Vandecandelaere & Touzard (2005).

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Photo 4. Magasin Gamm Vert de la coopérative

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Pour illustrer, on peut mettre en perspective l’analyse de Magaud & Sugita (1991) rapportée par Corinne Tanguy (2000) qui compare les formes d’organisation et les modalités d’apprentissages de deux firmes différentes (une française, une japonaise) travaillant sur un même produit : forme hiérarchique versus

Figure 3. Schéma du positionnement des circuits alimentaires territorialisés6 à la croisée des circuits courts et des filières organisées

6. À ce stade qualifiés de « Circuits de Proximité » par les acteurs, Séminaire « Circuits de proximité, un enjeu pour le développement des territoires ? », 12-13 mai 2011, Réseau rural Midi-Pyrénées.

de cette recherche-action. Elle permet une meilleure compréhension des enjeux auxquels les acteurs du terrain et plus largement du secteur agroalimentaire peuvent être confrontés. Elle montre que les objectifs, conventions (Boltanski & Thévenot, 1987), compétences et autres éléments sur lesquels se développent les organisations économiques et les modalités de coordination des acteurs sont sensiblement différents dans les deux approches. Elle constitue une première mise à plat dans la recherche de complémentarités pour l’innovation.

Les deux approches constituent des espaces sociocognitifs ou cadres d’interprétation ayant chacun leurs spécificités et leur pertinence dans des stratégies contextualisées, en d’autres termes elles cherchent toutes deux des réponses à des problématiques agroalimentaires, des perceptions et constructions sociales différentes. Intégrées dans la même perspective de développement du territoire (objet partagé par les acteurs), elles enrichissent les réflexions et peuvent enclencher et nourrir un processus d’apprentissage et d’innovation. Elles questionnent également la forme d’organisation que peut prendre un éventuel SYAL sur le territoire du Pays de Figeac et mettent en avant la nécessité d’étudier les formes et les équilibres de compétition et coopération entre acteurs ayant des enjeux socio-économiques ou politiques, des points de vue et des attentes différents, mais qui cherchent à se conjuguer autour d’un enjeu commun.

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coopérative et modalités d’apprentissage rapports de forces et conflits versus agencement des différences et complémentarités. La seconde organisation favorisant les interactions, le partage d’informations et de ressources apparaît plus propice à l’innovation collective, sous certaines conditions de valorisation commune, sécurisation des acteurs, état de confiance.

II.3 - Pour une analyse des dynamiques sociales et des changements

Colette Fourcade (2008) résume bien la variété des stratégies spécifiques des SYAL, dans le scénario « entre global et local », ils « constitueraient des formes originales de coopérations fondées sur des dynamiques territoriales novatrices, permettant aux acteurs de ces organisations une insertion dans un environnement mondialisé ». Mais dans le cas de cette étude, ils ne suffisent pas pour autant à répondre à tous les objectifs des acteurs :

→ ils n’interrogent pas directement la dynamique « en train de se faire » ;

→ ils ne s’intéressent pas à ceux qui sont exclus du dispositif, tant du côté des producteurs que des consommateurs, comme inscrits dans les ambitions « Au service de tous les hommes » pour la coopérative, un territoire où « chacun puisse se nourrir convenablement de produits cultivés, élevés et travaillés sur le territoire » pour le Pays de Figeac ;

→ ils n’expliquent pas non plus les configurations sociales (systèmes d’action, stratégie des acteurs, réseaux) qui sous-tendent les dispositifs et qui ont un impact majeur sur la cohésion, les rapports de forces, la pérennité et les capacités d’innovations de ces dispositifs.

La recherche en sociologie de l’innovation s’intéresse à ces questions en proposant de nouvelles clés pour construire des liens réduisant l’exclusion et optimisant la complémentarité entre acteurs, objets et domaines d’action (Chiffoleau, 2009).

Il s’agit à présent de suivre une démarche permettant de mieux appréhender :

→ les systèmes d’acteurs au regard de la sociologie de l’action organisée (Crozier et Friedberg, 2000) pour comprendre et analyser les stratégies et actions collectives en cours;

→ les dynamiques propres aux réseaux sociaux de groupes professionnels localisés et groupes stratégiques (Darré, 1997 ; Lazega, 1998) ;

→ et enfin les capacités d’innovation et d’action du territoire à la lumière de la sociologie de l’innovation et de l’acteur-réseau (Callon, 1986 ; Callon et al., 2001) déjà mobilisées dans différents travaux du monde agricole (Barbier, 1998 ; Chiffoleau, 2005 ; Allaire & Wolf, 2004).

En ce sens, les premières initiatives engagées sur le terrain ont visé à mobiliser les acteurs autour d’une démarche territoriale et participé à la phase de problématisation et d’intéressement dans la perspective de construction de nouveaux réseaux autour du lien entre agriculture, alimentation et territoire.

Conclusion : le chercheur dans une situation d’innovation en train de se faire

L’étude des SYAL et systèmes apparentés est utile pour problématiser une partie des attentes des acteurs, mais insuffisante pour accompagner la dynamique d’innovation recherchée. Le projet de thèse s’intéressant aux

Coopérative Sicaseli - Fermes de Figeac Terres de Figeac - Mêlée gourmande

Acteurs économiques : P-Producteurs, D-Distributeurs, R-Restaurateurs, M-Métiers de boucheActeurs publics : As- Associations, Cl-CollectivitésActeurs civils : C-Consommateurs

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?Figure 4. De la mobilisation des acteurs du territoire aux capacités de coopération et d’innovation

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configurations sociales d’une gouvernance alimentaire propose de doubler l’approche SYAL d’une analyse des dynamiques sociales du changement sous le regard de la sociologie de l’innovation avec un ancrage dans la théorie de l’acteur-réseau (Law & Hassard, 1999). Mais cela pose aussi la question du mode de recherche dans la mesure où le chercheur est « dans et acteur de » la situation qu’il étudie au sein d’ordres socio-économiques souvent fondés, dans le monde agricole, sur des couplages entre monde économique et régime d’innovation polarisant (Aggeri & Hatchuel, 2003). Dans la continuité des travaux de Jean-Pierre Darré, pour qui les acteurs « n’attendent pas la recherche pour innover », le chercheur en recherche-action aide les acteurs à formuler leurs problèmes, à inventer des solutions qui s’appuient sur leurs capacités endogènes. Il participe aussi à faciliter l’expression de tous et notamment des entités peu reconnues, volontairement exclues ou simplement ignorées (Chiffoleau, 2009). Dans le présent projet, une première phase d’identification des problèmes et de mobilisation des acteurs a été réalisée en immersion avec la difficulté de répondre aux attentes de l’entreprise et aux obligations de la recherche. Une deuxième phase de prise de recul a été nécessaire pour stabiliser la problématique et élaborer une démarche d’investigation de la preuve. Il s’agit de maintenir le cap autour des objectifs initiaux et d’identifier des points d’entrée pertinents entre les différentes questions que se posent les acteurs dans l’action et l’objet de recherche qui n’est pas donné mais se construit. Nous prolongeons là une ambition portée par le département SAD de l'INRA de développer des recherches ayant prise sur les changements en cours dans les agricultures des pays industriels (Cerf et al., 2000).Entre l’entreprise et la recherche, le chercheur en recherche-action évolue dans des constructions sémantiques et temporelles différentes. Cette position implique un effort permanent de traduction et de coordination souvent sous-estimé notamment dans l’étude d’un processus en cours (Lemery et al., 1997 ; Soulard et al., 2007). Mais au-delà du chercheur, elles questionnent et invitent la science et la technique à la construction d’une interface de compréhension, de collaboration, de confiance et de reconnaissance réciproque (Barbier, 2010). En conclusion, la question soumise à la recherche porte sur le travail d’articulation entre les formes de gouvernance alimentaire en constitution et les processus d’innovation agricole et territoriale. Il nous revient de penser le dispositif capable de gérer cette zone frontière (Barbier, 2004) et de rendre actionnable la pensée issue de notre travail de recherche-action.

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Chercheurs, experts et responsables associatifs : des logiques opposées ou complémentaires ?Quelques réflexions à partir de l’observation d’une trajectoire professionnelle et d’une recherche sur l’émergence d’une organisation d’éleveurs au Bénin

Alain BonnassieuxUniversité de Toulouse II Le Mirail, UMR Dynamiques rurales

Les relations entre chercheurs, experts et responsables associatifs face à l’émergence des organisations collectives dans les filières de production en Afrique de l’Ouest sont difficiles à cerner car complexes du fait des postures et des attentes différentes de ces acteurs et de la diversité de leurs représentations des organisations. Pour tenter d’appréhender cette complexité, nous avons choisi d’adopter une démarche en deux étapes. Dans la première, l’accent sera mis sur des observations liées à l’évocation de notre trajectoire professionnelle caractérisée par le passage d’activités de recherche-action à des activités de recherche en sciences sociales. Lors d’une seconde étape, nous ferons part des réflexions issues d’un retour sur le terrain dans une position de chercheur pour analyser l’émergence d’une organisation d’éleveurs au Bénin. Cette expérience, ainsi que les enseignements issus de notre itinéraire, nous aideront à mettre en évidence ce qui, du point de vue de leur positionnement, de leur éthique et des temporalités, distingue le chercheur en sciences sociales, des acteurs associatifs et des experts.

I - Principales observations liées à un itinéraire : de la recherche/action à la recherche en sciences sociales

I.1 - Apports et limites d’activités de recherches-action visant au renforcement des capacités des membres d’organisations collectives en Afrique

Pendant une vingtaine d’années, jusqu’au début des années 2000, j’ai eu l’occasion dans

le cadre de différentes fonctions (formateur, conseiller technique dans des projets de formation, expert à l’occasion de consultations) d’effectuer des recherches qui visaient à renforcer les capacités des acteurs des organisations professionnelles et des structures de développement communautaire au Burkina Faso et au Niger ainsi que dans d’autres pays d’Afrique. Une grande partie des activités que j’ai exercées s’inscrivaient dans des démarches de recherche-action (Bonnassieux & Zonou, 2007).

Les activités de recherche-action se caractérisent par trois principaux objectifs : élaborer en commun dans le cadre de méthodes participatives des dispositifs et des outils pour améliorer l’action ; renforcer les capacités des différents acteurs engagés dans le processus de recherche-action par des formes d’apprentissage réciproque, produire des connaissances nouvelles contextualisées (Gasselin & Lavigne Delville, 2010).

La collaboration entre chercheurs, agriculteurs, techniciens, formateurs a favorisé l’élaboration d’approches innovantes de formation et de conseil

La crise des systèmes classiques de formation et de vulgarisation et la réduction du rôle des services de l’État dans le développement rural au cours de la période 1982-2000 ont favorisé le développement de nouvelles approches. L’impact des approches

diffusionnistes et descendantes de transfert de connaissances dans le cadre de messages standardisés s’avérait de plus en plus mitigé parce que les attentes réelles et variées des producteurs étaient peu prises en compte

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Dans ce contexte, plusieurs des activités auxquelles j’ai participé au Burkina Faso et au Niger ont porté sur l’élaboration de dispositifs de conseil pour permettre aux producteurs de mieux gérer leurs exploitations et de méthodologies pour aider des communautés villageoises et structures communautaires à mettre en place et à gérer des infrastructures collectives (boutiques coopératives et banques céréalières). D’autres ont été axées sur la conception de modules de formation et de documents techniques pour renforcer les capacités des membres de groupements villageois dans la conduite de leurs activités et la gestion de leurs organisations. Ces recherches-action ont été mises en œuvre dans le cadre de démarches associant des producteurs, des responsables associatifs, des chercheurs et des formateurs ruraux. Une place importante dans le cadre des enquêtes participatives et des séances de formation était conférée au recueil des savoirs populaires et à l’analyse des pratiques endogènes pour produire de l’intérieur des connaissances sur

le fonctionnement des exploitations et des organisations et mettre en évidence les rationalités des acteurs. Une attention particulière était consacrée à la collecte des terminologies utilisées dans les langues locales pour que les concepts-clés mobilisés au sein des approches de conseil et de formation fassent sens pour les producteurs et les responsables des organisations. L’accent était mis aussi sur la valorisation des modes endogènes de transmission des connaissances, le dialogue entre formateurs et formés pour améliorer la communication lors des actions de formation et produire des supports (livrets, fiches techniques) dont les contenus pourraient facilement être compris par des adultes peu familiarisés avec la lecture dans des milieux marqués par l’oralité (Bonnassieux, 2004).

Les recherches-actions qui ont été entreprises pour répondre à ces besoins dans des contextes économiques et institutionnels en évolution se sont donc matérialisées par la production d’une grande variété d’outils, de méthodes, de documents, de dispositifs organisationnels plus en conformité avec les attentes des groupes du fait en partie de leur association à leur élaboration dans le cadre de démarches participatives. La production d’outils et de méthodologies innovantes et l’organisation de formations-actions pour favoriser leur appropriation a permis à de nombreux acteurs associatifs de faire le point sur leurs pratiques, leurs savoirs et de mieux gérer leurs organisations, la commercialisation de leurs produits, leurs exploitations. Ces nouvelles approches de conseil et de formation ont suscité souvent beaucoup d’intérêt de la part des acteurs qui avaient été impliqués dans leur élaboration pour différentes raisons. Elles correspondaient mieux à la diversité des préoccupations des producteurs et des acteurs associatifs du fait d’une analyse plus précise de leurs attentes et des facteurs qui orientaient leurs comportements. Les agents de développement qui étaient impliqués dans leur mise en œuvre acquéraient des compétences nouvelles en matière de communication et d’animation. Les chercheurs appréhendaient mieux les pratiques et les rationalités des producteurs et des acteurs associatifs.

Mais un impact mitigé et des questions en suspens

Les impacts des outils et des méthodes innovantes ont été souvent plus limités que ce qui était attendu pour plusieurs raisons.En premier lieu, beaucoup de dispositifs innovants ont eu une extension réduite et sont restés parfois à un stade expérimental parce que leur mise en œuvre était

trop dépendante des ressources techniques et financières apportées par des projets de développement et la coopération internationale. La problématique de

dans des espaces ruraux en mutation. Le retrait de l’État imposé par les programmes d’ajustement structurel était compensé en partie par un accroissement du rôle des organisations paysannes et rurales et des structures communautaires dans le développement local et la gestion des filières de production. Afin de permettre aux acteurs associatifs d’assumer les fonctions nouvelles qui leur étaient conférées et auxquelles ils avaient été souvent peu préparés, il y avait une exigence d’innovations sur le plan méthodologique dans le cadre de démarches partenariales pour renforcer les capacités individuelles et collectives des organisations collectives et des dispositifs communautaires en milieu rural.

Photo 1. Marché à bétail dans la commune de Djougou

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l’implication des producteurs et des membres des organisations collectives n’avait pas été pensée suffisamment tôt pour définir des modes de prise en charge susceptibles d’assurer la pérennité des démarches.

Le manque de capitalisation des expériences tant par les projets, les ONGS, que les organisations collectives et l’insuffisante réflexion sur les acquis et les limites de chacune d’entre elles ont été un obstacle à l’approfondissement de certaines approches. La forte concurrence entre les acteurs du système de développement (experts, chercheurs, structures d’appui, organisations professionnelles) pour bénéficier des ressources matérielles et symboliques qu’il génère entraîne une évolution constante des modèles qui va souvent à l’encontre de la consolidation des actions entreprises.

Le contexte économique et social dans lequel les méthodes et outils étaient mis en œuvre n’a pas été suffisamment pris en compte. Dans le cadre des changements qui s’opèrent suite à la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de développement, le poids des dynamiques sociales et des mutations de l’environnement économique est souvent minoré par rapport au rôle attribué aux approches innovantes élaborées. Les rapports de force et les asymétries entre acteurs et le caractère opportuniste de certaines stratégies ne sont pas assez analysés par les acteurs du système développement aux différentes échelles.

Enfin, de nombreuses Interrogations subsistent concernant les finalités des méthodes participatives utilisées dans le

cadre des recherches-actions. Visent-elles une meilleure appropriation de dispositifs organisationnels et techniques exogènes ou à la co-construction de dispositifs originaux fondés sur la prise en compte des perceptions et des capacités des acteurs concernés par leur élaboration et leur mise en œuvre ?

La problématique de l’intérêt de ces enseignements et des réflexions issues d’une longue implication dans des activités de recherche-action dans les milieux du développement en Afrique de l’Ouest s’est posée lorsque ma trajectoire professionnelle a bifurqué vers des activités centrées sur des recherches en sciences sociales et l’accompagnement de travaux d’étudiants dans ce domaine suite à une insertion dans une unité mixte de recherche1 à l’Université de Toulouse. Dans le cadre de cette évolution professionnelle, je me suis posé plusieurs questions. L’expérience acquise dans le cadre des recherches orientées vers l’action pouvait-elle m’être utile, du fait des logiques qui prédominaient dans ce domaine. N’y allait-il pas y avoir un déphasage avec les objectifs et les pratiques de la recherche en sciences sociales ? Quelles synergies étaient possibles ?

I.2 - L’appui à des activités de recherches en sciences sociales : une posture centrée sur la production de connaissances sur des réalités complexes plutôt que sur l’ingénierie du développement

Les connaissances acquises dans les milieux du développement rural du fait d’une expérience professionnelle de longue durée consacrée au renforcement des capacités des producteurs et de leur organisations ont constitué un atout important pour favoriser mon insertion au sein d’un laboratoire qui accueillait de nombreux étudiants du Sud, notamment d’Afrique pour réaliser des mémoires et des thèses sur les mutations des espaces ruraux et des politiques de développement. Mais mes nouvelles fonctions à l’université, axées sur l’appui à des recherches en sciences sociales, m’ont conduit à changer complètement de posture.

Les projets de recherche en DEA et en thèses des étudiants que j’accompagnais devaient éviter les approches prescriptives qui se caractérisent par la formulation de recommandations pour améliorer l’efficacité des actions de développement. Ils devaient être en conformité avec

1. L’UMR Dynamiques Rurales à l’université Toulouse II-Le Mirail

Photo 2. Formation de femmes au Burkina Faso

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l’objectif principal des recherches en sciences sociales. Celui-ci vise à la production de connaissances rigoureuses qui ont un certain degré de généralité à partir de l’analyse d’une réalité complexe dans le cadre d’une démarche fondée à la fois sur la mobilisation de références théoriques et la réalisation d’analyses empiriques sur le sujet. La construction d’un cadre théorique basé sur l’utilisation de références conceptuelles doit aider à orienter l’analyse de la complexité de la réalité étudiée. Ensuite, la réalisation d’analyses empiriques dans le cadre d’enquêtes doit permettre d’approfondir la compréhension de la complexité de l’objet de l’étude et de préciser la portée et les limites des théories et des concepts qui ont été mobilisés pour l’appréhender.

Dans le cadre des recherches en sciences sociales, le positionnement du chercheur est donc très différent de celui de l’acteur de développement. Il se situe en amont par rapport à l’action. Sa liberté de parole est plus grande que celles de l’expert dont l’étude est conditionnée par les termes de référence élaborés par les structures (bureaux d’études, agences de coopération) qui ont obtenu des financements pour améliorer l’efficacité des interventions dans un secteur donné. Les recommandations que celui-ci doit formuler visent essentiellement à élaborer des dispositifs techniques et organisationnels pour améliorer l’action et n’ont pas pour objet de discuter du bien-fondé des politiques qui la déterminent. Par contre, les travaux du chercheur, parce qu’ils rendent compte de la complexité des contextes dans lesquels l’action s’insère et des modalités concrètes de sa mise en œuvre, apportent un éclairage qui peut aider le politique à faire des choix plus appropriés.

En effet, lorsqu’on passe des milieux du développement au monde de la recherche en sciences sociales, la perspective s’élargit, on est attentif à des aspects qui sont peu abordés dans le cadre de l’expertise ou de la recherche-action. L’analyse en amont des différents paramètres politiques, sociaux, économiques, culturels dans lesquels l’action se déroule prend de l’importance. L’examen des mutations des politiques de développement, des changements économiques et sociaux dans les espaces ruraux occupe une grande place dans les travaux de chercheurs en sciences sociales qui abordent le thème de l’accroissement du rôle des organisations paysannes (Haubert, 1999). L’analyse des stratégies d’acteurs, du rôle clé exercé par les acteurs qui se trouvent à l’interface entre les sociétés rurales et les milieux du développement, de la confrontation entre les logiques individuelles et collectives qui orientent les pratiques des adhérents sont au centre d’une série de travaux de sociologues sur la multiplication des organisations paysannes (Bierschenk,

Chauveau, Olivier de Sardan, 2000 ; Olson 1978). Les apports sur le plan théorique de ces travaux sont plus fréquemment mobilisés dans la construction des problématiques de recherche des étudiants qui s’intéressent aux dynamiques de l’action collective que ceux qui viennent d’acteurs engagés dans l’action. La perspective centrale de ces recherches, les positions adoptées par leurs auteurs sont souvent critiques par rapport à l’effectivité du rôle des organisations paysannes dans les processus de développement (Dahou, 2004). Elles sont très différentes de celle de beaucoup de travaux de praticiens du développement, d’acteurs associatifs qui font part de leurs expériences lors d’ateliers, dans le cadre de réseaux d’échanges (Inter-Réseaux, 1998). Ils mettent l’accent sur les dispositifs de conseils, les outils, les capacités des responsables associatifs qui peuvent contribuer à l’opérationnalité des organisations collectives, leur permettre d’assurer les responsabilités qui leur ont été transférées et d’accroître leur implication dans les différentes sphères du développement.

Si les travaux des praticiens, des experts, des responsables associatifs ne bénéficient pas de la même considération que ceux des chercheurs dans le cadre de thèses et d’articles scientifiques, les connaissances acquises dans la longue durée sur différents terrains au contact des producteurs et de leurs organisations sont un atout important pour l’acteur de développement qui intègre le monde de la recherche. Cette expérience du terrain lui permet souvent de mieux aborder la complexité des dynamiques

de l’action collective, des logiques différentes qui orientent les pratiques des acteurs que le chercheur qui a une connaissance théorique, mais une perception limitée des processus

Photo 3. Réunion de l’ANOPER à Djougou

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concrets de construction des organisations en milieu rural (Barbedette, 2001). Lors des recherches qu’il doit effectuer sur de nouveaux terrains, le chercheur en sciences sociales est amené à entrer en relation avec des acteurs engagés dans le développement (experts, techniciens, leaders associatifs), qui connaissent bien leurs terrains. C’est la problématique des rapports avec ces acteurs qui sont souvent mis à distance par le chercheur que nous allons analyser à travers l’évocation d’un retour sur le terrain en 2010 dans le cadre d’un projet de recherche au Bénin.

II - Réflexions sur la diversité des positions du chercheur, des responsables associatifs et des experts

La participation au projet ECLIS (Élevage, Climat, Société) 2008-2011 financé par l'Agence nationale de la recherche (ANR) avec une posture de chercheur en sciences sociales nous a donné l’occasion d’approfondir la problématique de la relation entre chercheurs, experts, responsables associatifs. Le thème central d’ECLIS est la contribution de l’élevage à la vulnérabilité et l’adaptabilité rurale aux changements climatiques et sociétaux en Afrique de l’Ouest au sud du Sahara. Au sein de ce programme, nos recherches ont porté sur l’accès des éleveurs aux ressources pastorales dans un contexte de décentralisation et de libéralisation. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement au rôle d’une organisation d’éleveurs intervenant à différentes échelles territoriales (ANOPER2 au niveau national, UDOPER3 et UCOPER4 aux niveaux départemental et communal et GPER5 au niveau village) dans la lutte contre la vulnérabilité et l’accès aux ressources pastorales dans la commune de Djougou au Centre Nord du Bénin. Les enquêtes réalisées nous ont conduits à avoir des contacts fréquents avec des responsables des organisations d’éleveurs, des techniciens employés par ces organisations et des experts des structures d’appui à l’élevage pour recueillir des informations, accéder au terrain et pénétrer le monde des éleveurs. Les observations que nous avons pu faire tant pendant le déroulement des enquêtes qu’au moment de leur exploitation nous ont aidés à appréhender les différenciations qui existent entre les positions du chercheur, des acteurs de l’organisation d’éleveurs et des experts. Pour rendre compte successivement de la diversité de leurs positions, nous avons choisi de mettre l’accent sur deux paramètres où les différences entre chercheurs, responsables associatifs, experts et techniciens paraissent les plus affirmées. Il s’agit de leur

le rôle des organisations d’éleveurs dans l’accès aux ressources pastorales et dans l’adaptation des éleveurs aux changements environnementaux, économiques, sociétaux et institutionnels. Pour traiter ce sujet, sa méthodologie de la recherche est basée sur des apports théoriques et des enquêtes empiriques.

Sur le plan conceptuel, son regard est conditionné en partie par une certaine familiarité avec des références conceptuelles sur les dynamiques de l’action collective à un niveau global et dans le contexte africain (stratégie d’acteurs, changement social, représentativité, diversité des représentations et des logiques d’action des adhérents,

contribution des organisations collectives à la gouvernance des territoires), mais également par le nombre limité de travaux qui existent sur les organisations d’éleveurs

2. Association nationale des organisations professionnelles d’éleveurs de ruminants.3. Union départementale des organisations professionnelles d’éleveurs de ruminants.4. Union communale des organisations professionnelles d’éleveurs de ruminants.5. Groupement professionnel d’éleveurs de ruminants.

positionnement et des temporalités dans lesquelles leurs activités s’inscrivent.

II.1 - Le chercheur : une posture distanciée pour appréhender la contribution des organisations d’éleveurs à la réduction de leur vulnérabilité

Le chercheur se veut être un acteur distancié, neutre, qui revendique une certaine objectivité du fait de sa non-implication dans une structure qu’il vient appuyer ou évaluer. L’objectif principal de sa recherche est lié à l’émergence d’organisations professionnelles d‘éleveurs dans la commune de Djougou au Bénin. Il s’agit d’analyser

Photo 4. Responsable associatif et technicien d’élevage

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en Afrique. Sa perception du sujet est influencée aussi par une connaissance des réalités du terrain issue de recherches documentaires (études géographiques, socio-économiques et anthropologiques déjà faites sur le Nord Bénin, l’élevage, les communautés d’éleveurs peuls) et des informations collectées auprès des collègues qui ont déjà réalisé des enquêtes dans la commune de Djougou.

Les enquêtes empiriques qu’il réalise pour appréhender la contribution des organisations collectives à l’adaptation ou à la vulnérabilité des éleveurs face aux changements ont lieu à deux niveaux :

→ d’une part auprès des éleveurs et des structures qui travaillent avec les Organisations d’Éleveurs (OE) ;

→ d’autre part et au-delà des acteurs directement impliqués par rapport à l’objet défini au départ, avec des acteurs en position contradictoire pour percevoir la complexité de la réalité des enjeux (intermédiaires, commerçants de bétail, éleveurs qui ne font pas partie de l’OE, agents des services techniques).

Pour la réalisation d’enquêtes sur le terrain, dans un premier temps, les contacts avec les acteurs locaux de l’organisation sont déterminants. Ils servent de porte d’entrée. Ce sont les responsables associatifs, les experts et techniciens qui les accompagnent qui donnent l’accès à un premier niveau de connaissances sur le sujet lors d’entretiens, par la fourniture de documents techniques qui permettent de cerner la problématique de l’élevage dans la commune. Ils favorisent une mise en relation avec un milieu d’éleveurs qui est difficile à pénétrer à cause de son hétérogénéité (Peuls installés depuis longtemps dans la commune autochtone,

Peuls transhumants originaires d’autres provinces du Nord du Bénin et des pays voisins, Niger, Nigeria, qui entretiennent des rapports antagonistes avec les Peuls locaux) et de la place subordonnée qu’il occupe dans l’espace social et physique de la commune par rapport aux populations autochtones d’agriculteurs. Les animateurs qui travaillent pour l’organisation d’éleveurs exercent le rôle de médiateur et de traducteur lors des entretiens. La temporalité des recherches à effectuer s’inscrit dans le cadre de la durée du programme de recherche. Il faut obtenir des informations pendant des séjours limités sur le terrain, trois au plus pendant une période de trois ans et de durée relativement brève (quelques semaines pour chacun).L’objectif est d’analyser l’existant : ce que l’élevage est, ce que les organisations d’éleveurs sont et non ce que les uns et les autres devraient être.Les attentes du chercheur se situent dans une perspective assez large, différente de celle de ses interlocuteurs qui ont des objectifs plus ciblés de type opérationnels et/ou de recherche d’appui (dont des financements). Mais ces objectifs dépendent du type d’interlocuteur et leurs activités ne s’inscrivent pas dans les mêmes temporalités.

II. 2 - Les responsables associatifs : des objectifs très diversifiés et une approche processuelle de long terme

Les principaux acteurs associatifs sont les organisations villageoises, communales et départementales des éleveurs de ruminants dans la commune de Djougou et le département de l’Attacora Donga. Leur implantation est récente et remonte à la fin des années 2000. Elle résulte d’un processus d’organisation des éleveurs à l’initiative de leaders peuls qui a démarré dans les années 1980 pour lutter contre la mainmise des intermédiaires sur le commerce du bétail et promouvoir la création de marchés autogérés. La création des premières organisations professionnelles d’éleveurs au début des années 2000 dans le département du Borgou-Alibori au Nord du Bénin, puis au niveau national avec la création de l’ANOPER est liée à cette dynamique et à la volonté d’une minorité d’éleveurs peuls d’affirmer leur identité et de lutter contre les discriminations dont ils font l’objet dans l’accès aux ressources pastorales. Elle provient aussi d’une volonté exogène de structurer les éleveurs en Afrique de l’Ouest dans un contexte de mutation de la gestion de la filière élevage et d’expansion du commerce du bétail. Les principaux objectifs que les organisations d’éleveurs affichent au sein de l’ANOPER :

→ représenter l’ensemble des éleveurs de bétail ;

→ lutter contre les discriminations dont sont victimes les éleveurs dans

Photo 5. Eleveur peul malien©

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l’accès aux ressources pastorales (eau, fourrages, foncier) et sur le plan identitaire. À cause de leur statut d’allochtone et des stéréotypes dévalorisants dont ils sont l’objet, les Peuls qui forment la grande majorité des éleveurs de la commune de Djougou sont considérés comme des citoyens de seconde zone et sont faiblement représentés dans les instances décisionnelles communales ;

→ améliorer la santé animale : l’état sanitaire du cheptel est médiocre, la couverture vaccinale insuffisante ;

→ accroître l’implication des éleveurs dans le commerce du bétail qui est en expansion en réduisant le poids des intermédiaires commerçants qui prélèvent la plus grande partie de la valeur ajoutée lors des transactions sur les marchés à bétail.

Différentes actions sont mises en œuvre pour atteindre ces objectifs. Elles portent sur :

→ l’accroissement des services en santé animale : extension des vaccinations, prévention des maladies les plus courantes ;

→ l’Implantation de structures de concertation réunissant les agriculteurs et les éleveurs pour la gestion des ressources pastorales : eau, ressources fourragères et ligneuses ;

→ la constitution de marchés à bétail autogérés par les éleveurs dans lesquels les transactions sont strictement réglementées pour réduire les marges des commerçants-intermédiaires ;

→ le développement de l’alphabétisation et de la formation pour réduire le taux d’illettrisme élevé des éleveurs et les doter de compétences nouvelles pour mieux gérer leurs activités.

Pour réaliser ces activités, l’organisation d’éleveurs reçoit l’appui de partenaires extérieurs (SNV6, AFDI7) et cherche à s’autofinancer par la fourniture de services en santé animale à ses membres.

Les organisations d’éleveurs rattachées à l’ANOPER, à travers les objectifs qu’elles se fixent, les actions qu’elles entreprennent et les changements qu’elles cherchent à promouvoir, sont représentatives d’une certaine vision de l’élevage, de ce qu’il devrait devenir, plutôt que de ce qu’il est.

Leurs activités s’inscrivent dans des temporalités spécifiques. Il y a un décalage entre la représentation du temps des structures d’appui et du chercheur, dont l’intervention a lieu à une période donnée (la durée du projet d’appui, le programme de recherche) et celle des organisations elles-mêmes. Leur vision est processuelle et s’inscrit dans un processus de construction de long terme de l’organisation. L’émergence et la construction de l’ANOPER ont lieu dans le cadre d’une période longue. Il y a plus de 10 ans entre le démarrage de l’organisation et

6. Netherland devlopment organisation7. Agriculteurs français et développement international

ANOPER

UDOPER

UCOPER

UAGGPER

Association nationale des organisations professionnelles d’éleveurs ruminants

NIVEAU DÉPARTEMENTALex : Départements de l’Attacora-Donga

NIVEAU COMMUNALex : Commune de Djougou

Union départementale des organisations d’éleveurs de ruminants

Union communale des organisations d’éleveurs de ruminants

Union d’arrondissement des groupements professionnels d’éleveurs de ruminants

NIVEAU VILLAGE/CAMPEMENT

NIVEAU ARRONDISSEMENT

Groupements professionnels d’éleveurs de ruminants

Groupements professionnels de femmes éleveurs de ruminants

GPER

NIVEAU NATIONAL

STRU

CTU

RES

D’A

PPUI

1 Agriculteurs français et développement international

SNV coopération néerlandaise

Missions ponctuelles

d’AFDI 1

Figure 1. Organigramme de l’Association nationale des éleveurs du Bénin (ANOPER)

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son extension sur le Nord Bénin. Des actions sont en cours pour qu’elle s’implante aussi dans d’autres régions.

II.3 - La professionnalisation des organisations : l’objectif principal des experts qui les accompagnent

L’objectif principal des employés du SNV (deux experts, un expatrié et un Béninois) pour apporter un appui aux organisations professionnelles d’éleveurs au sein de l’ANOPER est plus ciblé que ceux mis en avant par les responsables associatifs. Il porte principalement sur l’opérationnalité de l’organisation d’éleveurs qui passe selon eux par sa « professionnalisation » en vue de fournir en interne des services adaptés aux éleveurs-adhérents pour améliorer la qualité de leurs productions, leur permettre de défendre leurs intérêts au sein de la filière élevage. Cette professionnalisation s’inscrit aussi dans une logique de paiement des services offerts afin de générer des ressources financières permettant de réduire la dépendance de l’organisation vis-à-vis des aides extérieures.

Dans cette perspective, leurs interventions portent principalement sur le renforcement des capacités techniques et organisationnelles des Unions et des Groupements pour améliorer l’offre de services aux adhérents dans les domaines de la santé animale et de la conduite de l’élevage (par l’amélioration de l’alimentation du bétail notamment) et favoriser la mise en place de structures communautaires de gestion des ressources

pastorales (eau, ressources fourragères et ligneuses) et de marchés à bétail autogérés.

Les temporalités des activités des experts sont marquées par l’exigence de résultats à un terme rapproché à cause de la durée limitée des programmes d’aide. Dans le cadre de la présentation de leurs activités, l’accent est mis sur ce qui est en construction, au-delà de ce qui est effectivement réalisé. Les informations qu’ils donnent (entretiens, rapports) permettent de documenter ce que font les OE et les structures qui les accompagnent : fourniture de dispositifs concrets en matière d’offre de services (santé animale, éducation), en matière de gestion des ressources pastorales et de commercialisation du bétail.L’affichage de résultats est important pour témoigner de l’efficacité des activités entreprises, justifier les appuis reçus (SNV, AFDI). Celles qui marchent le mieux (fourniture de services en santé animale en collaboration avec le service d’élevage et des vétérinaires privés) sont mises en avant. Certaines insuffisances sur le plan technique et organisationnel sont pointées pour montrer la nécessité de poursuivre les actions entreprises afin d’assurer la viabilité de l’organisation et accroître les services qu’elle procure. Plusieurs des contraintes qui, au niveau du contexte national, entravent le développement de l’élevage (pas de reconnaissance de la valeur économique de l’élevage, marginalisation des éleveurs dans l’évolution des règles d’accès au foncier) sont évoquées pour expliquer la portée encore limitée d’une série d’actions.

Conclusion

La restitution des résultats de la recherche demeure une équation complexe à résoudre du fait de la diversité des positions et des attentes des chercheurs, des responsables associatifs et des experts.

Les contradictions entre ce que disent les acteurs associatifs et les résultats des enquêtes du chercheur le mettent en position délicate

Lorsqu’il fait le point sur les données fournies par les acteurs associatifs le chercheur voit surtout, dans un premier temps un affichage d’actions et de résultats qui valorisent leur expérience.

Le chercheur qui croise, dans un second temps, ces informations avec celles obtenues par le biais d’entretiens avec une diversité d’acteurs fait ressortir des résultats en partie contradictoires avec le discours des responsables

des organisations d’éleveurs dans la commune de Djougou et des experts et des techniciens qui leur apportent un appui. Effectivement, il y a des acquis importants en santé animale, mais

Photo 6. Bœufs en embouche à Djougou

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l’opérationnalité des structures de gestion des ressources pastorales est limitée, la progression de l’implantation des marchés autogérés est lente, seule une minorité d’éleveurs est représentée par l’organisation.

Ce décalage entre les objectifs affichés par l’organisation d’éleveurs, certains résultats sur lesquels elle met l’accent et le constat fait sur le terrain est problématique. Il met le chercheur dans une position délicate par rapport aux responsables associatifs et aux experts des structures d’appui, dont la médiation a été très utile pour qu’il puisse pénétrer un milieu complexe et accéder à un premier niveau de connaissances.

Le manque de restitution ne permet pas d’approfondir la portée des enquêtes du chercheur

Dans le cadre des programmes ANR, le chercheur produit des rapports, des articles destinés aux responsables du programme et à la communauté scientifique. Il fait rarement des restitutions aux experts et aux acteurs associatifs qui lui ont fourni des informations. L’absence de mise en débat des résultats réduit la portée des observations issues des enquêtes qu’il a réalisées à l’occasion de séjours de durée limitée sur le terrain. Elle ne permet pas d’affiner certaines données ni de confronter l’analyse qu’il en fait avec le point de vue des acteurs impliqués dans le développement des organisations d’éleveurs. Pourtant, une restitution des résultats auprès d’acteurs diversifiés en position contradictoire pourrait permettre aux responsables des organisations d’éleveurs et aux structures d’appui de resituer la portée de leurs activités dans le contexte de la place qui est conférée à l’élevage par les autres acteurs du développement communal. La mise à disposition du contenu des entretiens pourrait fournir des matériaux que les structures d’appui et les OE ont des difficultés à collecter à cause des contraintes de l’action qui ne leur laisse que peu de temps pour des recherches et d’une maîtrise limitée des méthodes d’enquêtes. Ces apports pourraient être utiles à un travail de capitalisation.

Quels résultats des enquêtes le chercheur doit-il diffuser : une question d’éthique ?

Que doit-on faire circuler ? Peut-on tout dire ? Comment le dire ? Quels peuvent être les effets négatifs possibles par rapport à des acteurs engagés dans l’action...? Le chercheur est contraint de se poser ces questions lorsqu’il effectue une restitution des résultats aux acteurs du secteur sur lequel il a enquêté.

La liberté de parole dont dispose le chercheur dans le cadre d’un article d’une

revue scientifique qui ne sera probablement lu que par les quelques chercheurs ou étudiants qui s’intéressent à la problématique de l’élevage et du développement des organisations d’éleveurs est plus grande que lorsqu’il rédige un document qui sera diffusé auprès des acteurs du secteur de l’élevage au Bénin. S’il met particulièrement l’accent sur les problèmes entre les différentes catégories d’éleveurs, les autorités décentralisées, les services techniques, les responsables locaux concernant l’accès aux ressources pastorales, la gestion des marchés à bétail, la santé animale, cela peut accroître les tensions entre ces acteurs. S’il dévoile les stratégies des acteurs des OE, en mettant en évidence les ruses qu’ils déploient pour éluder ou minimiser certains blocages pour continuer à bénéficier des appuis des bailleurs de fonds qui peuvent les aider à accroître leurs capacités, il peut fragiliser des organisations collectives en phase d’émergence qui ont besoin d’afficher des résultats pour continuer à recevoir des appuis des bailleurs de fonds. Ce dévoilement peut provoquer des tensions avec les acteurs des structures d’appui, les responsables d’OE qui ont apporté au chercheur un appui décisif pour accéder au terrain et à l’information. Ces tensions peuvent porter préjudice à la qualité des contacts et restreindre dès lors l’accès à l’information pour poursuivre un travail de terrain.

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53

Parcours d’auteurs

Loïc Barbedette, sociologue, a conduit des recherches-actions entre 1971 et 1981 avec

des organisations populaires en milieu péri-urbain en Afrique centrale. Puis à partir de

1982, en remontant les mécanismes de l’exode rural, il a rencontré le mouvement paysan

ouest-africain naissant et travaille depuis directement avec des organisations de paysans et

d’éleveurs dans plusieurs pays d’Afrique. Il a co-réalisé avec des paysans et des pasteurs des

recherches de terrain au Sénégal, Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, Congo et Cameroun. Il est

établi en Bretagne.

Contact

[email protected]

Goascaradec - 22720 Plésidy

Alain Bonnassieux est sociologue-chercheur à l’UMR Dynamique Rurales à l’Université

Toulouse II- Le Mirail depuis 2000. Avant, il a travaillé pendant près de trente ans en Afrique,

notamment en Côte d’Ivoire, au Niger et au Burkina Faso principalement dans les domaines

de la formation rurale et de l’alphabétisation. Après des travaux sur la pauvreté à Abidjan, il a

participé à des programmes d’appui aux organisations paysannes. Depuis qu’il est à l’université,

ses recherches en Afrique de l’Ouest portent sur les dynamiques associatives et les mobilités

dans les espaces ruraux ainsi que l’accès à l’eau potable.

Contact

[email protected]

Université de Toulouse II-Le Mirail

UMR Dynamiques Rurales, Toulouse, France

Guy Faure, sciences de gestion, est directeur adjoint de l’Unité Mixte de Recherche « Innovation

et Développement » au Centre de coopération internationale en recherche agronomique

pour le développement (CIRAD).

Il conduit des recherches sur le fonctionnement des exploitations familiales, le conseil à

l’exploitation et les organisations de producteurs. Dans le souci de mener une recherche utile

pour les acteurs, il revendique une posture de chercheur impliqué mobilisant des démarches

de recherche-action. Il a une longue expérience en Afrique de l’Ouest en zone de savanes et

en Amérique Latine en zone humide ou dans les Andes.

Contact

[email protected]

CIRAD - UMR Innovation, Montpellier, France

Sandrine Fournié, ingénieur agricole de l’École d'ingénieur de Purpan, a travaillé près de

six ans en tant que chargée mission auprès de Coop de France et dans d’autres organisations

en lien avec la coopération et le développement agricole et territorial. Elle a entrepris une

thèse en 2010 au sein de la coopérative SICASELI – Fermes de Figeac et de l’INRA SAD,

en sociologie de l’innovation portant sur la construction d’une gouvernance alimentaire

territoriale.

Contact

[email protected]

SICASELI, Lacapelle Marivall

INRA - UMR Innovation, Montpellier, France

Jean-Jacques Guibbert est géographe aménageur et chargé de recherche au LISST-

CIEU (Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires) de l’Université de

Toulouse II-Le Mirail. Associé à des recherches sur la Gouvernance et le développement

des villes du Sud, il enseigne dans plusieurs masters de l’Université Toulouse II-Le Mirail

ou du Centre universitaire d’Albi (Aménagement territorial, Nouvelle Economie Sociale,

Développement des territoires numériques) et coordonne les ateliers « Recherche -, Action

– Expertise » de la MSHS de Toulouse.

Il est en outre vice-président de l’ONG Internationale ENDA Tiers –Monde (Environnement

et Développement du Tiers-Monde) après y avoir exercé des postes de responsabilité

pendant une trentaine d’années au Sénégal, en Colombie et au Maroc.

Contact

[email protected]

Université Toulouse II-Le Mirail, Toulouse, France

Denis Pesche est sociologue au CIRAD et directeur adjoint de l’UMR ART-Dev depuis 2011.

Avant son entrée au CIRAD, il a animé pendant plus de 12 ans des réseaux d’échange et

de réflexion sur les questions de coopération et les politiques de développement rural

en Afrique sub-saharienne. Sa thèse porte sur le syndicalisme agricole spécialisé en France.

Il travaille depuis 1992 sur les organisations du mouvement paysan en Afrique de l’Ouest.

Depuis 2009, il travaille aussi sur les questions environnementales et analyse l’émergence et

la diffusion de la notion de service écosystémique.

Contact

[email protected]

CIRAD - UMR ART-Dev, Montpellier, France

À l’INRA depuis 1992, Pierre Triboulet est ingénieur de recherche en économie à l’UMR

AGIR. Ses thèmes de recherche portent sur les processus d’innovation et de gouvernance

dans les filières agro-industrielles, notamment dans leurs dimensions spatiale et de mise en

réseau des acteurs, avec de nombreux travaux empiriques sur les coopératives agricoles

et les firmes agro-alimentaires en France. Ses travaux plus récents portent sur l’analyse des

mécanismes permettant de favoriser une transition agro-écologique des filières agricoles.

Avant son entrée à l’INRA, il a travaillé pendant six ans au Niger en tant que formateur dans

une école professionnelle d’élevage.

Contact

[email protected]

INRA – UMR AGIR, Toulouse, France

Les Ateliers de dialogue interdisciplinaires« Recherche – Action – Expertise :

regards croisés Nord – Sud »

En 2009, le Conseil scientifique du GIS Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (RNMSH) diag-nostiquait une insuffisance des relations Universités – Société : « Les contacts avec la société civile, les milieuxassociatifs et syndicaux semblent rares, voire inexistants. Aucune MSH ne rapporte la mise sur pied de méca-nismes de collecte d’informations ou d’échanges avec les populations locales, qui leur permettraient de saisirles besoins et d’élaborer des programmes de recherche – action. »La fracture entre l’Université et son environnement économique et social, et la difficulté à repenser les re-lations entre Université et Société, est un défi à relever dans le cadre des nouvelles dynamiques de la re-cherche universitaire. Il est donc paru opportun de proposer un espace de débats et d’échanges sur l’évolutiondes pratiques, des réflexions et des interactions entre « Recherche, Expertise et Recherche - Action », touten portant sur cette question un regard croisé Nord-Sud.Ce questionnement, longtemps souterrain, est aujourd’hui largement partagé tant au niveau français qu’inter-national. Il se traduit par un certain métissage des pratiques et une porosité entre les acteurs de la recherche,de l’expertise, des politiques publiques et des organisations de la société civile et politique. Il est abordé àl’occasion d’une série d’ateliers, organisée au rythme de deux ateliers par an avec l’appui de la MSHS de Tou-louse, qui a décidé d’inscrire cette activité dans le cadre de son projet quinquennal 2011 - 2015.Chaque atelier s’organise autour des éléments suivants :

→ choix d’un domaine d’application de la relation recherche, expertise, recherche-action, abordéde manière interdisciplinaire ;→ combinaison entre des présentations de type académique, des témoignages d’acteurs et l’évocationd’itinéraires ;→ regard comparatif Nord-Sud.

Quatre ateliers ont déjà été organisés grâce à l’implication d’une quinzaine de structures en charge de la re-cherche, de l’expertise et des politiques publiques dans la région Midi-Pyrénées :

→ 3 novembre 2011, « Quelles relations entre experts, chercheurs et acteurs associatifs face audéveloppement des organisations collectives d’agriculteurs dans les filières agricoles ? » (Dyna-miques Rurales, INRA AGIR et LEREPS) ;→ 27 janvier 2012, « Quelles articulations entre chercheurs, experts et acteurs sociaux dans les po-litiques urbaines et les interventions en direction des quartiers populaires ? » (LISST-Cieu, LRAENSAT) ;→ 27 avril 2012. « Quelles articulations entre recherche, expertise et recherche – action dans lespolitiques urbaine de prévention et de sécurité ? » (LISST-Cieu, CERP) ;→ 19 octobre 2012. « Habiter et vieillir. Une société pour tous les âges. Quelles articulations entrechercheurs, experts et acteurs sociaux dans le champ des politiques de la vieillesse ? » (CNRS LISST-Cieu, LISST-Cers, ORSMIP, INSERM 1027).

ContactJean-Jacques Guibbert [email protected]

Site : w3.msh.univ-tlse2.fr

Conception graphique : Yaël K

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ine, IN

RA & Benoît C

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RS - UMS 838. Photographies : © Alain Bonnassieux, C

hristophe M

aître (INRA

) et Photothèque IN

RA.

Cette publication fait suite à l’Atelier de dialogue sur « les relations entre experts,chercheurs et acteurs associatifs face au développement des organisations col-lectives d’agriculteurs dans les filières agricoles » qui s’est tenu le 3 novembre2011 à Toulouse. L’objectif de l’atelier était de mettre en évidence les coopérationset les tensions entre, d’une part, les chercheurs qui sont particulièrement attentifs auxlogiques sociales qui orientent les pratiques des membres des organisations et aux dy-namiques qui entraînent des différenciations au sein de celles-ci et, d’autre part, les ex-perts et/ou les praticiens dont les regards et l’action sont tournés vers l’opérationnalitédes organisations à travers la production d’outils et de méthodologies visant à les ren-forcer. L’évocation de trajectoires de chercheurs et d’experts et/ou de praticiens dudéveloppement ayant mené de front ou alternativement ces différentes activités apermis d’approfondir les questions liées à l’évolution du positionnement d’un acteur etau passage d’une posture à l’autre. Agriculture familiale, sécurité alimentaire, circuitscourts, renforcement des capacités des organisations paysannes soulignent la diversitédes thèmes abordés. Les résultats présentés montrent l’importance qu’il faut accorderà la construction d’un dispositif collectif dans les démarches de recherche-action visantà résoudre des problèmes concrets rencontrés par les organisations et à favoriser lesprocessus d’apprentissage croisés et la production de nouvelles connaissances contex-tualisées. Ils mettent également l’accent sur les différentes postures du chercheur etsur la place de l’expertise paysanne en soulignant que les modalités de diffusion desconnaissances produites constituent une équation difficile à résoudre, que l’on soit dansune position de recherche, d’expertise ou d’accompagnement.

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