Digital, énergie de la postmodernité · questionner le sociologue. Je suis très heureux et fier...

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Digital, énergie de la postmodernité

Thomas Jamet

Directeur général adjoint de RELOAD (VIVAKI)

Texte basé sur une intervention au « Rendez-vous de l’Imaginaire »

organisé par Michel Maffesoli avec Stéphane Hugon et François Banon,

à l’Espace Fondation d’Entreprise Ricard, Paris février 2009.

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Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement MichelMaffesoli pour son invitation. Notre rencontre remonte à plusieursannées. Je me rappelle même qu’elle a eu lieu en boîte de nuit.Je vous rassure, il s’agissait d’un événement professionnel quej’organisais, une conférence d’immersion dans l’univers des jeunesà destination de mes clients, qu’il m’a fait l’amitié de bien vouloirintroduire. J’ai ensuite eu l’honneur d’être convié à un « Rendez-Vousde l’Imaginaire » dont le thème était « Publicité, Mythologie del’époque », avec Jean-Paul Richard, directeur marketing du groupePernod Ricard. Nous travaillâmes également récemment sur unquestionnement passionnant sur le rapport entre la communicationextérieure, les marques et la ville.

En tant que communicant, j’ai souhaité à plusieurs reprisesquestionner le sociologue. Je suis très heureux et fier qu’il aitsouhaité à nouveau à son tour questionner le communicant.

Si nous nous croisons de plus en plus souvent ces temps-ci,c’est que nos métiers sont en fait très proches. Plus je côtoie lesbrillants chercheurs du Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien(CEAQ) je plus me rends compte à quel point leur réflexion estcousine de la démarche qui est la nôtre : observer, décrypter,comprendre, tel est notre lot commun.

Ce n’est donc pas un hasard si R&D, structure centraled’études et de mesure d’efficacité de ZenithOptimedia et Starcom arécemment fusionné avec l’équipe de consultants Communication

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Planning de RELOAD, l’agence que j’ai créé avec mon associéYves Siméon en 2005. RELOAD est ainsi devenue la premièrestructure de ce type sur le marché français. Dans un environnementen pleine mutation, cette nouvelle entité a pour objectif de produireune vision prospective des media, des marques, des consommateurset des systèmes de communication. Elle est organisée autourde 5 pôles, tournés vers la prospective : un pôle prospectif deCommunication Planning, composé de planners intégrés dansles enseignes ZenithOptimedia et Starcom et de consultantsdéveloppant des systèmes de communication innovants, un pôleprospectif d’expertise media, centré sur la compréhension desaudiences, des contenus et des nouveaux usages, un pôle prospectifefficacité développant les nouveaux outils de mesure et de pilotagedes plateformes de communications, un pôle d’intelligence outils encharge du développement d’outils et du suivi des investissementspublicitaires et un pôle prospectif « consumer insight » développantla connaissance du consommateur.

En effet, à l’heure où tout se complexifie, à l’ère du digital,il faut une nouvelle expertise : comprendre les nouveaux compor-tements consommateurs, les nouveaux contenus, les nouveauxusages, pour pouvoir donner un temps d’avance aux marques, etcréer les plateformes de communication de demain.

Je suis donc vraiment ravi que Michel Maffesoli ait accepté cethème sur les media et le digital que je lui ai proposé, car demanière générale les media sont un sujet trop peu traité par leschercheurs et les sociologues. Selon le chercheur Eric Macé, ce

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thème souffrirait même d’une relative « indifférence sociologique ».C’est ce qu’il analyse dans son ouvrage « Penser les médiacultures »(Armand Colin, 2005), et qu’il explique par une tradition universitairebien française.

La sociologie française aurait ainsi tendance à considérer lasociologie des media comme une « sociologie des pratiques et desœuvres culturelles légitimes » (c'est-à-dire élitistes), et a contrario àdénigrer voire même ignorer des pratiques et à des produits culturelsconsidérés comme « non légitimes », car « populaires » et liées à laculture de « masse ». Les media, internet : tout ce qui renvoie àl’imaginaire du peuple (et à son irrationalité supposée) aurait-iltendance à faire peur aux sociologues ? Mais rentrons à présentdans le vif du sujet.

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1. DIGITAL,LE CHANGEMENT DE PARADIGME

L’apparition du digital a radicalement changé la donne.Dans mon métier, le nouveau paysage media a bouleversé lesmarques et la communication, a bouleversé les habitudes descommunicants, fait bouger les organisations, déplacé les lignes.

Auparavant on comptait les media sur les doigts d’une main :télévision, radio, presse, cinéma ou affichage… On parlait decinquième media, de sixième media. C’est devenu progressivementimpossible. Cette réalité-là a volé en éclat, car tout est devenu media(la recommandation d’un ami, un email, l’avis d’un professionnel enmagasin, le site de la marque, la brochure, un événement dans larue, etc.). A tel point qu’il est presque devenu dépassé de parler de« media ». Nous lui préférons aujourd’hui le terme « points decontacts » entre une marque et un consommateur. C’est tout l’objetde notre outil « Touchpoints », qui analyse l’efficacité et l’influencede ces points de contact sur l’acte d’achat.

Nombre de ces points de contact influents sont aujourd’huidigitaux. Les communicants anglais parlaient il y a quelques annéesde media « above the line » et de media « below the line ». La « ligne »représentait la différence entre les media « classiques », considéréscomme légitimes et efficaces, et les media « below the line »,considérés comme tactiques ou de complément. Aujourd’hui, il n’ya plus de ligne à l’horizon. Les points de contact digitaux sontdevenus légitimes.

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Le digital a d’ailleurs créé de nouvelles expertises, aux nomshermétiques : display, marketing mobile, social media, retargeting,ciblage comportemental, contextuel, SEO, SEM, affiliation,référencement, community management, gestion de la réputationen ligne… Ils ont bouleversé notre métier… et le rapport entremarque et consommateur, en permettant à ces derniers dedévelopper leur expertise prix, de partager des informations sur lesmarques, les produits, de créer leurs réseaux sociaux et d’intégrerou développer des communautés.

Le digital a aussi changé la donne media. Quand on parlede nouveaux media, on sous-entend qu’il y en a des « anciens ».Il est vrai que ceux-ci sont en crise, et que beaucoup sont menacésde mort.

Comme l’homme, les médias se croient parfois immortels.Une multitude de médias et de supports remplissent pourtant lescimetières de la communication, victimes de la loi de Moore, ou toutsimplement tombés en désuétude. Le site deadmedia.org a mêmeentrepris de les recenser, des pigeons voyageurs au télégraphe,en passant par le Minitel ou la VHS.

Aujourd’hui et avec la crise, beaucoup abondent dans lecatastrophisme, prédisant la fin du modèle de la radio, de latélévision, de la presse… Une vidéo buzze depuis quelques tempssur la toile. Réalisé aux Etats-Unis, ce petit montage annonce sur lamusique d’« American Pie » de Don McLean que 2009 est « l’année oùle média est mort », et consacre la mort des médias « traditionnels »,tués par le digital.

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Mais les médias sont-ils réellement voués à mourir ? Cettevidéo crée le buzz, mais oublie de préciser que si les media de massesont menacés, le digital compte aussi beaucoup de morts, et qu’unsite web peut disparaître encore plus vite. Jon Gibs, analyste médiaonline pour Nielsen, commente ainsi les derniers résultats de l’étudeNielsen du 11 juin 2009, annonçant que MySpace a perdu 31% en unan en termes de minutes passées aux USA, suivi d’un communiquéde presse annonçant le licenciement de 30% des effectifs du réseausocial. Un outil, un site web, un réseau social, peut ainsi rapidementtomber en disgrâce aux yeux des consommateurs, explique-t-il.« Vous rappelez-vous de Friendster ? Vous rappelez-vous lorsqueMySpace était un outil imbattable ? Ni Facebook, ni Twitter ne sontdonc à l'abri. Les consommateurs ont montré qu'ils sont disposés àprendre leurs réseaux et à les déplacer sur d'autres plateformes... »

Cette réflexion sur les médias et la mort résonne avec unfilm récent, « Departures », du réalisateur japonais Yojiro Takita.Récompensé par l'Oscar 2009 du Meilleur film étranger, ce longmétrage nous montre le parcours initiatique d’un jeune japonaisapprenant le métier et l’art de la thanatopraxie. Ce film poignantmontre à quel point les rituels de transmission de la vie versl’au-delà sont importants au Japon. Cette cérémonie est même unmoment essentiel, où le thanatopracteur, devant la communautérassemblée, prépare la personne décédée vers son plus grandvoyage.

Si les médias sont comme les humains voués à mourir,cela nous pose plusieurs questions : comment accompagner lesmedia en fin de vie ? Quels rites devons-nous observer ? Et surtout

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croyons-nous en l’au-delà pour les médias ? Croyons-nous qu’ilsdisparaissent à jamais, ou au contraire croyons-nous en leurrésurrection… ou en leur réincarnation ?

Le media radio, par exemple, semble être en voie deréincarnation… sur le net !

Beaucoup prédisent même la mort prochaine du media radioFM, et surtout des stations musicales. Mais ce media semble pourtanten train d’opérer un formidable sursaut. Et son salut vient du web.En s’accouplant avec le digital, la radio accélère le contact personnelavec son auditeur en le rendant encore plus interactif, transcendeson côté global, rend palpable le « live ». Aujourd’hui certainestentatives remarquables comme GOOM, Radionomy, ou le nouveauOUI FM racheté par Arthur (et ses partenariats avec Deezer ouMySpace) nous plongent presque dans les débuts de ce media :effervescence dans les studios, création de nouveaux modèles,imagination au pouvoir… ces tentatives nous font penser que lavitalité et l’imagination sont est en train de revenir. On peut ressentirune volonté de puissance, une force qui ne veut pas mourir, uneénergie qui va se réinventer.

Le récent film « Good Morning England », de Richard Curtis,inspiré de l’histoire vraie de Radio Caroline, qui émettait d’unchalutier de la Mer du Nord, et distillait le poison du rock n’roll dansla très puritaine Angleterre célèbre le pouvoir transgressif de la radioet arrive au même moment que beaucoup d’initiatives. Ce n’est pasun hasard. Le temps est peut-être revenu pour la radio de faire à sontour sa révolution.

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Il en est de même pour la télévision. Nouvelles législations,nouvelles technologies, nouvelles concurrences, face à tous cesbouleversements nombreuses sont les prédictions, plus ou moinsfondées, sur l’avenir de la télévision. Nous avons récemment décidéde démêler le vrai du faux en réalisant une étude sur les nouvellestendances du média TV, en partenariat avec l’institut NPA. Lesrésultats de l’étude cassent les idées reçues : non seulement la télén’est pas morte, bien au contraire, elle est en pleine réinvention : ense pluggant au digital, elle devient « hyper télévision », multiple,plurielle. L’exemple le plus frappant est l’évolution des modes deconsommation de la télé par les jeunes générations. Pour 81%des 15-24 ans, la télévision se regarde en groupe… Physiquementou à distance, comme nous l’a dit un ado : « le soir, j’allume mon PC,MSN, Facebook, de la musique, des vidéos, je travaille, je dîne,je regarde la TV. En même temps, je parle à mes amis de ce qui sepasse à la TV ». Commenter en direct ou en différé les programmes,« tagger » les programmes et les recommander, échanger sur lescontenus… Voici les tendances de demain.

Facebook et CNN avaient bien compris ce phénomène et ontensemble créé l’événement en s’associant lors de l’investiture deBarack Obama : des milliers de personnes ont ainsi updaté leurstatus, discuté et échangé en direct, tout en étant témoins de cemoment historique à la télévision.

Le digital fait donc muter les media classiques. Il s’agit d’unchangement de paradigme. Mais lors d’une transition de cetteampleur tout ce qui est ancien ne perd pas subitement de sa valeur.

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Tout se « transforme ». Tout est « ré-volutionné », « ré-inventé ».Et cette révolution qui est celle des nouveaux media est à doubledétente : car si le digital est de nature essentiellement postmoderne,et définit notre nouvelle réalité, il va beaucoup plus loin en ce qu’ilstendent à créer un nouvel imaginaire collectif, une nouvelle énergie,substantielle d’un nouveau monde en devenir. C’est ce que je vaistenter de démontrer.

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Rappelons brièvement ce qu’est la postmodernité. C’estJean-François Lyotard qui l’a défini en 1979 dans « La Condition Post-moderne ». La postmodernité est une étape historique commençantà la fin des années 60 et qui succède à la « modernité ». Cette étapeclôt donc des « temps modernes » marqués par l’industrialisation etl’idéologie du progrès. La modernité furent des temps marqués parune société homogène, rationnelle, structurée par des hiérarchiesclassiques et le patriarcat, et empreintes de valeurs binaires(bien/mal, public/privé, masculin/féminin).

La société postmoderne formule quant à elle une critiqueenvers la science et la raison, fait émerger des modèles alternatifs,basés sur le mélange des genres, l’hybridation, les paradoxesassumés, le brouillage des codes à tous les niveaux. Là où l’individude l’ère moderne obéissait à une logique de l’identité (une seuleidentité sexuelle, idéologique, professionnelle), l’individu de l’èrepostmoderne obéit à une logique de paradoxes assumés à tousces niveaux.

Si l’on définit la « réalité » par tout ce qui est « tangible »,concret, voire physique, la postmodernité chamboule tous lesrepères de la modernité. Elle transforme toutes les dimensions de laréalité : l’individu, temps, espace, les relations…

Il est passionnant de se rendre compte à quel point le digitalaccélère cette « concrétisation » de la postmodernité et son émergencedans nos vies.

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2. LE DIGITAL INCARNEUNE NOUVELLE RÉALITÉ POSTMODERNE

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Le digital change le temps

Le « temps réel ». C’est LE mot du moment, qui montre bienque l’on est dans l’invention d’une nouvelle réalité. Le temps réel,en soi, ne veut rien dire. Car on le sait – et les scientifiques necessent de le répéter- le temps ne bouge pas, c’est notre perceptionde ce qui se passe dans le temps qui s’accélère, jusqu’à incarnerconcrètement, tangiblement le temps lui-même. Il est en effet assezsavoureux de voir qu’à chaque révolution, ce qui se passe dans letemps se remplit, se sature : la notion de temps date de l’observationdu soleil et des saisons, mais s’est progressivement sophistiqué derévolutions en révolutions. La notion d’heure date de plusieurssiècles avant Jésus Christ, mais la notion de minute n’a réellementintégré la réalité que lors de la première révolution industrielle, oùles industries se sont mises à comptabiliser le temps des individusau travail, permettant d’établir la fameuse valeur travail. Aujourd’hui,la minute est morte, place à la nanoseconde : le « live » est lenouvel eldorado, la nouvelle mesure d’échanges d’information,d’ « upload », de téléchargement. Le live est LE nouveau cadrecivilisationnel, construit par l’évolution des techniques, et structurantl’ensemble des échanges de flux qui construisent notre société,qu’ils soient économiques, culturels ou même humains. Noussommes dans la civilisation du « live ». C’est un changement decadre de vie qui rétrécit considérablement notre planète et ainsinotre espace.

Le digital change la notion d’espace

Avec « le village global » McLuhan pressentait l’émergenced’une humanité transformée où les avancées technologiquesengendrent de nouveaux outils médiatiques induisant de nouvelles

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« perceptions ». Voilà qui résonne avec des sites web extraordinaires :flickvision, qui permet de visualiser en temps réel les photos déposéespar les internautes dans le monde entier : jardin d‘enfant à Seattle,groupe de rock à Pékin, touristes en Australie, groupes de copainsà Glasgow, photo d’art à Dubaï… L’impressionnant twittearth proposequant à lui une vision du village global modélisé sur une mappe-monde sur laquelle s’affichent les tweets, les occupations en tempsréel des internautes du monde entier : je travaille à Hong-Kong, jejoue à GTA à Rio, je me balade à Paris…

McLuhan parlait d’outils media déformant notre perception.C’est effectivement le cas. Le village global devient spectacle, maissurtout déformation de notre vision. Nous semblons en effet pris depresbytie (un trouble de la vision qui rend difficile la focalisation dela vision pour voir de près). Il est ainsi savoureux de réaliser qu’à unmoment où les nouvelles technologies créent plus de proximité etd’occasion de se rencontrer, nous ressentons le besoin de prendrede la distance pour voir ce qui est pourtant très près…

Le digital change la notion de relation

Robert Putnam dans « Bowling Alone » dressait en 2000 unportrait terrible de la révolution à laquelle nous assistons. Putnamnous avertit dans son ouvrage que notre capital social - le tissumême de nos liens les uns avec les autres, est appauvri par lesmedia et la place qu’ils prennent dans nos vies et communautés.Putnam tire des constats sur le fait que les américains signent moinsde pétitions, appartiennent à moins d’associations, connaissentmoins leurs voisins, rencontrent leurs amis moins fréquemment, etsocialisent moins avec leur famille. Jusqu’au bowling : on joue seulau bowling…

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Cette analyse est erronée. C’est tout particulièrement vraisur les écrans, qui nous entourent : télévision, mobile, ordinateur.Car c’est ce dont parlait Putnam. On peut voir en effet un écrancomme une surface, un panneau, une séparation. C’est pour moitout l’inverse. Je fais le postulat qu’un écran n’est pas qu’uneinterface, c’est une zone. Une zone qui était jusqu’à présent à sensunique. Mais le fait que soient créées les conditions d’une interac-tivité, d’un échange, crée toute la différence. Les écrans deviennentautant d’occasions de réintermédiation.

On passe en effet, avec le développement d’internet et duwi-fi, d’écrans « statiques », inanimés, à des écrans « impliqués »,habités, vivants : une démultiplication d’occasions de communiquer.

Les chiffres sont là : 64 % des internautes français fréquententdes réseaux sociaux. En France il y a 18 millions d’utilisateurs deMSN Messenger, 13 millions de visiteurs uniques pour facebook,47 millions d’utilisateurs de téléphones mobiles, dont 11 Millionsutilisant l’internet mobile. 49,1% des 15 ans et plus sont équipésd’une console de jeux vidéos, le plus souvent branché en réseau.(Source : janvier-Mars 2009 Observatoire des Usages InternetMediametrie). Au niveau mondial le jeu « World Of Warcraft »rassemble tous les jours plus de 11 millions de personnes, et uncouple sur huit mariés l’an dernier aux Etats-Unis s’est rencontré surInternet ! On ne peut pas vraiment dire que l’écran désocialise…

Le digital change la notion d’individu

Les Netocrates (2008, Editions Leo Scheer) est un essai cultedressant le portrait de l’après-capitalisme dans une nouvelle société« ultra-technologisée ». Ecrit par Alexander Bard, producteur rock,icône gay et philosophe, et le journaliste et auteur suédois Jan

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Söderqvist, l’ouvrage nous propose une vision des media et del’information, définis comme centraux, et revisitent l’archétypeparadigmatique de McLuhan : « Medium is the message », en allantencore plus loin : l’internaute est le message, car il ne fait plus qu’unavec l’information.

Les auteurs y dressent le portrait vertigineux et saisissant dunouveau « maître du monde » : le « netocrate », post-politiqueimmergé dans les réseaux, ayant une existence sociale virtuelle plutôtque réelle ou physique, et dont le Net est le « centre métaphysique ».

Pour Alexander Bard, « l’individu est mort avec le capitalisme.Il est maintenant remplacé par le « dividu ». Empruntant ce termeà Gilles Deleuze, les auteurs prophétisent l’avénement d’un indivi-dualisme « explosé » et la fin de « l’individu ». Nous ne serions ainsiplus des êtres « individuels », mais des « dividus » existant dans descontextes sociaux différents, de manière beaucoup plus charnelleque virtuelle sur Internet, dévoilant non pas une schizophrénie maisune personnalité « schizoïde », ayant abandonné l’idéal de lapersonnalité « monopsychique » pour se délecter à apparaîtredifférents selon les contextes. Le « dividu » peut être séparé en deséléments distincts, et vit dans les réseaux, composant son identitévia le Net…

Si les nouveaux media changent le tangible, transcendentconcrètement ce qui fait l’essence de la réalité (le temps, l’espace,l’individu, les relations), ils préparent le terrain pour un nouveaumonde que la crise précipite sans doute.

Le digital prépare UN NOUVEAU MONDE

Le digital prépare un nouveau monde. Il est facile d’être

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enthousiaste. Encore plus facile d’être anxieux. Pour autant, ilimporte de ne pas chercher un sens à ce qui se passe. Ce nouveaumonde ne peut pas être défini comme une morale. Durkheim, inquietpar la désorganisation sociale d’un autre moment de transitionhistorique, cherchait à faire advenir une nouvelle morale à travers ladéfinition d’une nouvelle forme moderne du « moi » (par l’éducation),Edgar Morin, curieux plutôt qu’inquiet, a quant à lui cherché dans« L’Esprit du Temps » non pas à fonder une nouvelle morale, mais àrendre compte d’un nouvel imaginaire émergent, un nouvel idéalplutôt qu’une morale. Un imaginaire réaliste transcendé par cettenouvelle culture de masse rendue possible par les nouvelles tech-nologies. Car les nouveaux media, pour Morin, incarnent un nouveauréalisme, mais également « la première culture universelle del’histoire de l’humanité ». Essayons nous aussi, de rendre compte,et non de moraliser.

Rendons-nous compte que cette nouvelle culture est médiéepar trois fondements… qui ne sont pas nouveaux. Dans ces troisfondements on retrouve cette idée de recherche de « l’instant éternel »,cher à Michel Maffesoli et aux penseurs de la postmodernité.

EmotionL’émotion est LE maître-mot du 21ème siècle. Une émotion

consubstantielle des nouveaux media : des hurlements des filles auxconcerts de Jonas Brothers saisis en direct par des milliers detéléphones mobiles brandis comme un signe de reconnaissance,jusqu’au mouvement Tecktonik, et en passant par 99% deséchanges de vidéo sur YouTube ou DailyMotion, tout répond à uneémotion : tour à tour le rire, la tristesse, la nostalgie, l’effroi, ou lapeur… Une part de ludique évidemment, l’avènement de la fameusecivilisation où règne l’homo ludens.

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AnimalitéL’animal n’est jamais loin quant on parle d’émotion et de

culture. Il est passionnant de se replonger dans les réflexions deGeorges Bataille. Ce dernier, dans « Lascaux ou la naissance de l’art »,nous rappelle que dans l’art pariétal, l’art des grottes de Lascaux,l’homme est représenté sans visage. Il cache systématiquement sonvisage en le remplaçant par un masque animal. L’hypothèse deGeorges Bataille est que « le passage de l’animal à l’homme passepar le reniement de l’animalité par l’homme ». L’animalité. Le côtéobscur n’est jamais loin, tant la figure de l’animal est souvent prochede celle de la « bête » et de celle du diable. Michel Maffesoli parle de« Part du Diable » pour définir cette partie refoulée de nous-mêmesque synthétisent des représentations mythologiques immortellesqui font leur retour dans les jeux vidéos. Un reniement incarné dansune différence fondamentale entre l’homme et l’animal pourBergson : la conscience et la maîtrise de soi. C’est cette lutteperpétuelle, entre voilement et dévoilement, qui « est la lutteintestine entre l’homme et l’animal ».

Dans cette bataille, le reniement n’est visiblement pas total,puisque la figure de l’animal qui resurgit est sans aucun douteconcomitante avec une valeur centrale de notre société actuelle oùse maîtriser, contrôler ses émotions, est absolument essentiel (deFear Factor au Grand Frère en passant par Super Nanny).

Peut-être faut-il voir de manière symbolique le coup de boulede Zidane ou le « casse-toi pauvre con » de Nicolas Sarkozy, commedes résurgences symboliques de notre animalité et de notre refussubconscient de la non-maîtrise ? Quoiqu’il en soit un nouveauchapitre de cette bataille éternelle semble ouvert. Nul ne sait quigagnera, mais une chose est sûre, la bête est prête à se réveiller.

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Et dans le fond l’animal et les tendances digitales ont un pointcommun : n’utilise-t-on pas d’ailleurs le même mot (« digital ») pourdécrire pour le toucher et la révolution numérique ?

ReligiositéBeaucoup de chercheurs ont montré à quel point les publicités

parlent de mythes, re-créent en permanence les mythologies les plusancestrales. Il est évident que Disneyland Resort Paris, par exemple,est très intéressant à plus d’un titre en ce qu’il incarne bien notresociété et ses mythes.

Si la pub crée du mythe, donc - et Roland Barthes l’a bienmontré -, les nouveaux media quant à eux, sont des véhicules. Desvéhicules mythologiques, habités, investis, où chacun vient puiser,de manière rituelle. Il y a quelque chose de totemique, d’iconique dansla façon dont des gens viennent communier autour des dispositifsde communication extérieure interactifs, permettant par exemple detélécharger du contenu sur une borne digitale située dans la rue.Comme on venait prier auprès d’une icône, et comme on repartait avecune reproduction de l’icône, afin de la déposer dans ses pénates.

Les nouveaux media sont ces nouveaux canaux du rêve,de cet « imaginaire collectif ». Un imaginaire collectif dont lesmystiques, comme Teilhard de Chardin, ont parlé en conceptualisantla noosphère, le lieu de l’agrégation de l’ensemble des pensées, desconsciences et des idées produites par l’humanité à chaque instant.Une zone située au-dessus de nos têtes, au-dessus du ciel, danslequel nous irions puiser la connaissance commune. Comme on vapuiser dans Wikipedia. Une structure organique qui serait presqueen train de se constituer sous nos yeux, avec une densification deséchanges synaptiques, ce que des chercheurs du Media Lab commeMarvin Minsky commencent à percevoir.

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Quelque chose commence donc. Nous n’en sommes doncqu’au début. Comme le dit Maurice Dantec, après tout, « nous nesommes que des singes qui jouent avec des machines à écrire »…

Le digital change la donne communicationnelle

Au-delà du constat selon lequel les nouveaux media changentle monde, ils représentent l’énergie d’un monde à venir. Il y a uneénergie au cœur de chaque révolution. Pour les Soviets l’électricitéétait au cœur du projet de nouvelle société. Elle représentait l’énergiede la révolution de 1917. On peut penser que les media digitaux, lesnouvelles technologies, incarnent l’énergie de ce nouveau mondeen train de se constituer sous nos yeux. C’est ce que disait ThomasKuhn : « chaque époque de l’histoire crée une structure imaginairequi s’impose à tous durant cette période ».

Depuis toujours l’évolution des media et des techniques a étécorrélative de l’évolution des sociétés. L’oralité était le media de lasociété-ville. Puis l’invention de l’écriture a structuré le droit, et ainsipermis l’avènement de règles pouvant se soumettre à tous, partout,sur un seul et même territoire, conduisant ainsi à inventer l’EtatNation. C’est l’invention de l’imprimerie ensuite, qui a permis, via lareproduction, de libérer les pensées, en permettant de diffuserla pensée critique. Il est évident que le digital participe du mêmeprincipe.

Sauf qu’aujourd’hui le moteur est humain. Dans les nouvellestechnologies, et dans le digital, l’humain, en réseau, est central.C’est l’essence même du Web 2.0. Participatif, collaboratif, interactif,créatif. Le vrai nouveau media c’est l’humain ! Alexander Bard et JanSoderqvist appellent les « Netocrates » cette « nouvelle élite pour

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l’après-capitalisme ». Joël de Rosnay les appelle les Pronétaires. Onpeut aussi les nommer « digital natives », ces adolescents qui sontnés avec ces nouvelles technologies…

L’humain est donc au cœur de cette révolution. Ecce Homo.Une volonté de puissance, pour citer Nietzsche, est en cours dedéveloppement. Une volonté de puissance qui peut et qui doitévidemment aller jusqu’au tragique. Je fais référence à « l’accidentintégral » dont parle Paul Virilio. La grande catastrophe informatique.Le grand bug qui paralyserait tous les échanges et même toute vie.

Ainsi on voit bien qu’on est en présence d’une énergie, d’uncarburant. Le carburant d’une postmodernité qui était auparavantvirtuelle, et qui est rendue paradoxalement réelle grâce au digital.

C’est là tout le rapport avec notre métier. Notre métier achangé.

Avant-hier nous cherchions à exposer une cible à un message.Hier nous cherchions à « engager » : engager le dialogue, proposer deco-créer, d’échanger. Vœu pieux. Le dialogue était plutôt monologue.Aujourd’hui et demain, il faut réinventer notre métier. Celui-ciconsiste aujourd’hui à gérer la relation entre une marque et unconsommateur.

Notre mission n’est plus de décider quel message ni quelcanal utiliser pour communiquer mais de la manière dont on peut, aumieux, gérer des flux d’énergies, d’information, entre marques etconsommateurs et entre les consommateurs eux-mêmes.

Pour répondre à ce challenge, plusieurs enjeux deviennentessentiels, qui doivent tirer partie de la nouvelle donne digitale. Ilfaut inventer et développer de nouvelles plateformes synergiques.

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Ces synergies rendent concrètes la cohérence de la communicationde la marque, permettent d’augmenter la puissance du messageface à la multiplication des prises de parole des annonceurs. Ellesrépondent également à la nécessité de maîtriser les budgets dansune période difficile mais aussi à la réalité du fonctionnementactuel des médias où les différents canaux interagissent entre eux,se répondent et se complètent et où les frontières entre les ciblessont souvent de plus en plus floues.

Ce développement d’une cohérence dans la stratégie desmoyens et cette recherche de synergies doivent s’accompagnerd’une très forte réactivité, qui devient un attribut essentiel dessystèmes de communication des marques. Dans un contexte globalde crise et de suspicion généralisée envers les banques, les plate-formes de communication doivent en effet pouvoir s’adapter entemps réel, de façon à relayer au plus vite les messages positifs etcontrer efficacement les bruits négatifs qui peuvent se diffuser trèsrapidement à une échelle planétaire. Il est essentiel d’être enpermanence en temps réel, dans un système vivant. Il est nécessairede susciter l’interactivité, le dialogue avec les publics à tout moment,et donc de faire naître des systèmes media vivants, activables etréactifs en « live ».

Pour autant, la vision globale ne doit pas conduire à négligerun autre impératif pour la communication aujourd’hui : le besoin deproximité. En effet, en ces temps de crise, les marques doivents’installer dans le quotidien des individus, montrer leur engagementpour la vie locale, ré-humaniser pour regagner en crédibilité et enprésence positive. Les systèmes de communication doivent permettreaux marques de s’inscrire dans la vie quotidienne de leurs clients etde rendre concrète leur volonté d’être véritablement à leur écoute.

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La stratégie media ne peut pas se contenter de porter desmessages mais doit aller plus loin. Ceci s’appuie sur une vision desmedia, où j’emprunte à McLuhan : « Medium Is More Than TheMessage : Medium Is The Value ». A l’heure du digital, les mediacréent de la valeur pour les marques.

Les systèmes media doivent permettre d’incarner concrètementde nouveaux engagements pour les marques. Notre mission estd’imaginer et de piloter des plateformes media créatrices de valeur.Cela va au-delà de la simple connexion (vocable utilisé par beaucoupd’acteurs du monde de la communication, et déjà terriblement daté).Il ne s’agit pas seulement de toucher des cibles mais d’engager aveceux une relation durable et nourrie.

A l’heure du digital, il est donc urgent de créer les conditionsde l’émergence d’un nouveau pacte, d’une nouvelle relation entre lesmarques et ses publics, basée sur l’échange de flux et... d’énergies.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Maurice Levy a choisid’appeler Vivaki la nouvelle entité portant les activités media etdigitales du groupe Publicis (Ki signifie « énergie » en japonais).

Mais ceci est une autre histoire.

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