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BIBEBOOK CHARLES BARBARA LE MAJOR WHITTINGTON

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  • BIBEBOOK

    CHARLES BARBARA

    LE MAJORWHITTINGTON

  • CHARLES BARBARA

    LE MAJORWHITTINGTON

    1860

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1185-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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  • N jardins de Paris, sur les bords euris de la Seine,se dveloppe une plaine vaste et ondule, o et l spa-nouissent, comme de gros dahlias orangs au milieu des ver-veines, diverses maisons de plaisance. De lun des coteaux voisins, le coupdil serait ravissant, sans un quadrilatre de murailles gigantesques quidominent lensemble et ousquent la vue. Ces murailles nues, solides,rouilleuses, emprisonnent un terrain de trois hectares environ. Le pro-meneur en mesure lenceinte et les parcourt de lil sans y remarquerdautre ouverture que celle dune petite porte en chne qui semble exi-ger, pour souvrir, le secret de quelque ssame, puisque aussi bien on nyvoit trace de serrure, ni de bouton, ni de marteau, ni de clochette. Ce quiarrte et achve de surprendre, cest que, de loin, en se postant sur unehauteur et en saidant dune lunette, on voit slancer cte cte, de lin-trieur, et la che dore dun paratonnerre, et le menu tuyau en fontedune chemine dusine do la fume schappe sans cesse par petits jetsintermittents.

    Les curieux renonaient voir au travers de ces murs. Depuis leurrection, personne, la connaissance des gens du voisinage, ny avaitpntr, personne nen tait sorti. Aussi fut-ce un vnement que larri-

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    ve de trois hommes, par une aprs-dne brumeuse, au pied de la pe-tite porte. Lun deux, distingu par un ruban rouge, marchait devant; lesdeux autres le suivaient dun air de dfrence. Ctaient videmment desreprsentants de lautorit.

    Voici ce qui donnait lieu cette visite domiciliaire.Huit ou dix jours auparavant, un bourgeois des environs, gravissant

    les marches du Palais, se faisait indiquer le cabinet du procureur gn-ral et demandait voir ce magistrat pour une aaire de la plus hauteimportance. Son habit noir, sa cravate blanche, et notamment son air res-pectable, lui valaient dobtenir sur-le-champ laudience quil sollicitait.Au pralable, il dclinait ses nom et prnoms, ses titres dex-ngociantet de propritaire, puis continuait dune voix grave en harmonie avec lasingularit de ses rvlations:

    Ma femme et moi, monsieur le magistrat, navons dautre ambitionque celle de vivre tranquillement chez nous; comme dit Horace: Flix quipotuit rerum Jai sacri la satisfaction davoir des enfants lembarrasde les lever, la crainte dentendre leurs cris, celle de rchauer des in-grats. Nous navons point de revenus; il nous a paru plus sage de partagernotre avoir en autant de lots quil nous reste hypothtiquement de mois vivre. De la sorte, nous jouissons dune scurit parfaite, sans avoir craindre ni la baisse, ni les faillites, ni les banqueroutes. Pendant quellevaque au mnage et surveille notre domestique, moi je fume, je me pro-mne, jarrose nos lgumes, je moccupe des lapins, je taille les arbres ouje fais la cueillette. Sans nous atter, il serait dicile, je crois, de trouver cent lieues aux alentours deux personnes plus vertueuses. Nous navonspoint de dettes, nous ne mdisons jamais du prochain, nous payons exac-tement nos contributions, nous ne gnons la libert de personne, il noussemble que lunivers est born la grille de notre maison.

    Ici lhonorable bourgeois t une pause. Il reprit haleine et ajouta:Cependant, monsieur lemagistrat, que ne doit pas vous faire craindre

    ma prsence? vous lavez sans doute dj pressenti mon visage. Ai-jebesoin de vous apprendre que notre repos est dtruit, que nos esprances

    1. Dans son trouble, lexcellent homme commet une bvue: ce nest pas Horace qui ditcela, cest Virgile, liv. I, les Gorgiques.

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    sont dues, nos combinaisons renverses, que notre bonheur nest plusquun songe vanoui?

    Le procureur gnral, stupfait, regarda son vis--vis de lair queprend le mdecin avec un hypocondre rel ou suppos. Il lui demandapoliment daller au fait.

    A ct de notre maison, reprit le bourgeois, stend un vaste terrainclos de hauts murs. Laspect en est sombre et mystrieux. Ces murailles,dans le principe, nous inspiraient la plus entire conance. Le propri-taire, assez jaloux de son intrieur pour le cacher tant de frais, ne pou-vait tre, notre avis, quun homme tranquille, plein de sollicitude pourla paix de ses voisins. Tout lhiver, en eet, lvnement a rpondu notreattente. Mais, Dieu du ciel, ce printemps, cet t, encore cette heure!

    Eh bien? demanda le magistrat avec intrt.Hlas! monsieur, imaginez tous les bruits de la terre et du ciel

    concentrs au plus haut degr de violence dans cet enclos. Comment vousdonner lide des tintamarres qui sen chappent! Vous croiriez parfoisaux aboiements de vingt meutes assembles, puis au tapage dune loco-motive remorquant un train, puis dinnombrables fanfares, puis descoups de fusil, mme des coups de canon, puis un orchestre de dixmille musiciens, ou encore au vacarme dune tempte avec accompagne-ment de la foudre. Bref, monsieur, du soir au matin et du matin au soir,cest le plus souvent ne pas sentendre dans un rayon dune lieue. Nousen perdons, ma femme et moi, lapptit et le sommeil, nous sommes plon-gs dans le marasme et la terreur, nous prenons la vie en dgot; peu senfaut que nous mourrions de chagrin et de dsespoir.

    Dans lopinion du magistrat, les griefs du plaignant taient de beau-coup surfaits, sils ntaient pas tout fait imaginaires. Impuissant dumoins les croire srieusement fonds, il leurra le maniaque prtendudune vague promesse et se hta de le congdier. De fait, aucun ordre nefut donn, aucune mesure ne fut prise. Mais, quelques jours plus tard,le malheureux propritaire, hors de lui, la mort sur le visage, accourutrenouveler ses dpositions et ses dolances. Le parti pris du procureurgnral ne tint pas contre la menace dtre obsd priodiquement; sansdsemparer, il dlgua le baron de Sarcus, lun de ses plus intelligentssubstituts, leet de vrier jusqu quel point les tranges assertions

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    du pauvre homme taient exactes.La porte souvrit delle-mme. A peine le magistrat et les deux se-

    crtaires quil avait emmens avec lui furent-ils entrs, que la porte sereferma comme elle stait ouverte, par un mcanisme invisible. Tout cequils embrassrent dun coup dil tait trange, la maison, le jardin, jus-quau terrain quils avaient sous les pieds. Un domestique venait eux.Leur surprise fut extrme: ce domestique, revtu dun ample pardessusde couleur noisette, droit et roide comme un poteau, ne marchait pas, ilglissait sur des rails; ses yeux, du plus bel mail, manquaient dexpres-sion; il ne semblait pas que du sang coult dans ses veines, et ses lvresdessinaient une ligne sche et inexible. Il sarrta. Un bruit de rouagese t entendre. Outre quil leva le bras la hauteur de lpaule commele garde-ligne dune voie ferre, il ouvrit la bouche et articula dune voixrauque ce seul monosyllabe:

    L! l!Aux prises avec un tonnement croissant, M. de Sarcus se dirigea vers

    la porte que lui indiquait le domestique. Il remarqua en passant le soclecurieux sur lequel reposait la maison: travers des glaces paisses ettransparentes comme le cristal, ses yeux plongrent dans un labyrintheinextricable de roues, de, cylindres, de pivots, dchappements, dancres,de dents, de crochets, de crmaillres et de vingt autres pices dune di-mension norme, enchevtres les unes dans les autres et toutes en mou-vement; ctait en avoir le vertige. Les visiteurs pntrrent ensuitedans un vestibule au fond duquel prenaient naissance les marches dunescalier. Une multitude de boutons en cuivre mouchetaient les murailles.Cet avertissement, traduit dans tous les idiomes connus, invitait la pru-dence:

    Sous peine de la vie, ne touchez rien.Ils montrent.Lescalier aboutissait une antichambre assez mal claire sur la-

    quelle souvraient plusieurs portes; celle de ces portes qui faisait face lescalier tait deux battants. Un domestique en perruque poudre, enhabit la franaise, en culotte courte, en bas de soie, en souliers boucles,sy tenait en sentinelle; son immobilit tait celle dun tronc darbre. Ilsanima tout coup. Les deux battants de la porte, en virant sur leurs

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    gonds, dmasqurent la vue dune vaste pice inonde du plus beau jour.En mme temps, par un geste roide et anguleux, le domestique invitaitle substitut et ses secrtaires entrer. Ils savancrent assez timidementjusque sur le seuil et plongrent des regards inquiets dans lintrieur.

    Entrez, messieurs, dit une voix.Au premier abord, celui qui parlait, personnage tout en rouge, plong

    dans un fauteuil, leur produisit leet dun automate. Il nen avait que lesapparences.

    Entrez, messieurs, entrez! rpta-t-il en faisant un signe de lamain.

    Ceux-ci sinclinrent avec respect. La salle o ils se trouvaient, sallehaute, large et profonde, admirablement claire par le haut, ne renfer-mait rien, hormis lhomme rouge et son sige. En revanche, on ne voyaitpas une place grande comme la main, sur le parquet, le long des murs,mme au plafond, qui ne part recler quelque secret ou quelquemystre;le parquet surtout, qui craquait sous les pieds, ntait quun assemblagede trappes et de marqueteries; mille rayures entrecroises le faisaient res-sembler une pice deau sur la glace de laquelle on aurait patin tout unjour. Outre cela, un bruit singulier, quelque peu semblable celui desrouages de lhorloge dune cathdrale, remplissait loreille dun perptuelbourdonnement; malgr ce bruit on sentendait, mais comme on sentendauprs de la roue en activit dun moulin de rivire.

    Asseyez-vous, messieurs, ajouta linconnu en pressant lun desclous dors dont les bras de son fauteuil taient garnis.

    Aussitt, trois fauteuils commodes schapprent lentement de la mu-raille.

    Si M. de Sarcus ne souait mot, ses yeux parlaient pour lui: ils cla-taient de questions. Lhte semblait avoir autant de peine se remuerquun lzard engourdi par le froid. Son extrieur respirait ltranget.Dj de haute taille, il tait coi dun chapeau cornes gigantesque quile faisait paratre plus grand encore; ce chapeau, enfoui sous un ot deplumes noires, couronnait une gure noble et intelligente, mais dogma-tique, impassible. Des cheveux blancs garnissaient les tempes; le fronttait large et ondul; entre deux yeux daigle, qui brillaient dans lombredpais sourcils gris, prenait racine un nez norme, mince, arqu, com-

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    parable celui du Polichinelle italien; un ddain amer plissait les lvres;le menton fort et carr annonait une volont puissante; sur la lisiredes favoris non moins blancs que les cheveux et taills la hauteur de labouche, spanouissaient des oreilles roses excessivement petites.

    Lhabit rouge dont le personnage tait vtu arrachait tout dabord lesyeux; on ne voyait que plus tard ses culottes noires dont les boucles seperdaient dans les tiges dune paire de bottes glands dor.

    Je vous attendais, monsieur le baron, dit-il avec egme.A son accent, on devinait un tranger. M. de Sarcus ne sy trompa

    point.Vous me connatriez, milord! scria-t-il.Ntes-vous pasM. de Sarcus, repartit lhomme rouge toujours avec

    calme, savant distingu et magistrat minent? Ces messieurs ne sont-ilspas vos secrtaires? Le plus jeune nest-il pas votre neveu, Philippe deSarcus, jeune avocat de la plus belle esprance?

    Alors, t observer le substitut intrigu, je naurai pas besoin dap-prendre votre seigneurie lobjet de ma mission?

    Et je me ferai, monsieur, un vritable plaisir daider lenqute quivous est cone.

    On ne pouvait prouver plus de courtoisie.Mais vous avez fait une longue course, messieurs, ajouta lAnglais:

    au pralable, sourez que je vous ore quelque rafrachissement.Avant mme que la pense vint aux visiteurs de refuser, il toucha

    du pied une pdale ajuste dans le parquet. Une porte souvrit; par cetteporte, un troisime domestique pntra dans la pice en roulant et sar-rta deux pas de son matre.

    John, dit celui-ci, servez dumadre pour cesmessieurs et pourmoi.Le domestique t un geste dintelligence, pirouetta sur les talons, et

    sen alla par o il tait entr.On le vit reparatre un trs-court intervalle; sa main droite suppor-

    tait un plateau o taient rangs quatre verres pleins et des biscuits quilprsenta dabord au substitut, ensuite aux secrtaires, puis son matre.Ceux-ci burent, non toutefois avant de stre mutuellement inclins avecpolitesse.

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    Aprs quoi, John, retournant sur ses pas, et dcrivant le mme circuit,recueillit les verres vides et disparut. La porte se referma.

    Un long silence eut lieu.Vous me voyez, milord, dit tout coup le baron, confondu dtonne-

    ment; jai peine en croire mes sens, il me semble que je rve.Peuh! t ddaigneusement le lord: ces enfantillages, Vaucanson

    et t mon matre. Attendez, monsieur.Enmme temps quil avait fait jouer la pdale du parquet, de ses doigts

    il avait press le bras de son fauteuil; un carillon y avait rpondu. Letemps scoulait. On entendit de nouveau le carillon; ctait peu prscelui dun rveille-matin.

    Il ny a quun instant, monsieur, dit lAnglais au substitut, vous pa-raissiez inquiet de savoir comment, sans quitter mon fauteuil, sans re-cevoir ni papier ni personne, il marrive de savoir les nouvelles. Javaisprvu cette inquitude. Le carillon que vous venez dentendre me four-nira loccasion de vous rpondre.

    Dune pression peine ostensible, il t jaillir du sol, sa droite, unpetit guridon au centre duquel tait un cadran, et continua:

    En ce moment mme, monsieur, il se passe du nouveau en Chine.Laiguille se mit marcher et le carillon recommena.Lempereur du Cleste Empire, dit lAnglais lil x sur le cadran,

    dcrte des primes aux industriels qui viendront stablir chez lui. Il en-voie, sur une otte de jonques vapeur, une commission de mandarinsvisiter les tablissements de lEurope.

    Ici, en sarrtant, laiguille mit n au carillon. Cest fabuleux!scria le baron enthousiasm. Un carillon dun timbre dirent annonaque laiguille allait de nouveau parler.

    Philadelphie, dit le major. Le Saturne, une locomotive monstreconstruite daprsmon systme. Accident areux. Train de plaisir. Convoide cinquante mille personnes. Dix mille tues. On frmit la pense dece qui serait arriv, etc.

    Les vibrations dun troisime timbre vinrent propos faire trve laconsternation du substitut et de ses secrtaires.

    Ah! ah! t lAnglais cette fois lgrement mu, voici la Nouvelle-Hollande en pleine rvolution. Dun bout lautre du pays, les popu-

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    lations viennent de se soulever. Des marchands se runissent Mel-bourne pour y proclamer lindpendance des tats australiens. La spa-ration davec la mre-patrie est dcrte. Il est question de se constitueren royaume. Un convict est choisi pour roi.

    A limmobilit de laiguille, lAnglais, au bout de quelques minutes,dclara quil ny avait prsentement sous le ciel rien de plus neuf ni deplus intressant.

    Cependant, un quatrime timbre carillonna tout coup.Cette fois, messieurs, dit lAnglais, lavertissement vous concerne: le

    procureur gnral sinquite du danger que vous pouvez courir et songe vous envoyer du secours.

    Faites savoir, milord, si cest possible, dit le substitut vivement, quenous sommes en sret et, mieux que cela, en compagnie du plus aimabledes hommes.

    Ds que le lord eut satisfait cette prire, il dit:Actuellement, monsieur, vous devez juger combien il mest facile

    de mentendre avec les fournisseurs. A ne vous rien cacher, les objetsdont je puis avoir besoin sont peu nombreux; ma chimie et mon industriesupplent peu prs tout. Pour ne citer quun exemple, le vin que vousavez bu et les biscuits que vous avez mangs sont de ma composition.

    Est-ce possible? dit M. de Sarcus. Ma foi! milord, je vous en faismon compliment, ce vin et ces biscuits sont dlicieux.

    Ce nest rien, moins que rien, dit lAnglais avec modestie.Quel n-gociant ne men remontrerait sur ce chapitre? Je vous conerai sommai-rement que les quatre murs de cette proprit embrassent tout un petitunivers dont je puis me dire le crateur. Ma science, ma sagacit, monimagination, mont rendu le rival, presque lgal de la nature; peu senfaut que je ne me passe tout fait delle. Hormis lart de crer des tresvivants, et cest au moins chose bien inutile et bien vaine, je ne sachepas quon puisse me demander lexcution dune chose impossible. Vousapprcierez vous-mme.

    Je vous crois, milord, repartit aussitt M, de Sarcus, je vous crois.Un seul dtail me confond: comment se peut-il quun homme de votrevaleur soit inconnu?

    Ne connatriez-vous point le major Whittington? dit lhomme

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    rouge du ton le plus simple et le plus modeste.A ce nom, les traits du substitut trahirent une profonde motion; il

    sembla un moment comme frapp de la foudre. Lenthousiasme larracharapidement cet tat de stupeur.

    Ai-je bien entendu? scria-t-il en se levant (et son exemple fut suivipar ses deux secrtaires), jaurais sous les yeux le savant, lillustre, lim-mortel major Whittington, lincomparable astronome, le mcanicien fa-buleux, linventeur, le crateur de la nouvelle panication, de la macro-biotique infaillible, du fameux tlescope grce auquel les plantes nontplus de mystre pour nous, et de mille autres merveilles, celui enn quele sicle a proclam dune voix unanime un Pic de la Mirandole la qua-rantime puissance!

    Dune inclination de tte, le major disait oui tout.Ah! milord, t M. de Sarcus au paroxysme de son lan, ce jour

    comble mon ambition, puisque je lui dois lhonneur de connatre le plusmerveilleux gnie qui ait jamais illustr et illustrera jamais lhumanit!

    Le major Whittington fut impassible devant ces loges, aucun desmuscles de son visage ne remua, son egme de glace tait inaltrable. Ason admirateur, qui nalement stonnait de voir un si grand personnagese clotrer dans une obscure retraite et se drober la gloire, aux cou-ronnes, aux honneurs, au trne, au culte que luniversalit de ses contem-porains brlait de lui dcerner, il rpondit

    Un rcit trs-succinct de mes infortunes vous expliquera la lgiti-mit de ma misanthropie; quelques mots suront

    En ce temps-l, grce la vapeur, au gaz, aux machines, aux innom-brables inventions humaines, le niveau de la douleur avait considrable-ment baiss sur la terre. Ce qui jadis net t quune simple piqre debistouri, devenait, vu cet abaissement de niveau, une large et cruelle bles-sure; la plus lgre contrarit produisait sur lhomme des eets toutaussi dsastreux que let pu faire ce quon appelait autrefois des mal-heurs et des catastrophes. Sous lempire de cet tat de choses, le majorWhittington avait horriblement souert; sa vie norait quun enchane-ment non interrompu de dsastres. Il sortait peine de ladolescence queses parents le laissaient matre dune fortune considrable et le privaientainsi de la gloire dtre le ls de ses uvres. Peu aprs, un vieil oncle c-

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    libataire, quil navait jamais vu, mourait dune indigestion de joies et luilguait, avec une fortune prodigieuse, des titres qui le constituaient lundes premiers personnages du royaume. Avec moins dnergie, il ft mortde dsespoir ou se ft suicid; sa haute vertu triompha dun lche d-couragement. Narguant les prjugs, ddaignant les devoirs de son tat,il se conna dans la solitude et se plongea dans ltude des sciences, cequi avait toujours t sa passion: chimie, physique, mcanique, astrono-mie, mdecine, physiologie, philosophie, mtaphysique, il dvora tout etse montra suprieur tout. Ses veilles, ses labeurs, ses combinaisons, sesindustries, ses imaginations, enrichirent les arts et les sciences dune s-rie de dcouvertes et de chefs-duvre tous plus tonnants les uns que lesautres. Pourquoi? Pour se voir mconnu, honni, calomni, pill, perscutpar ceux mme quil enrichissait. On en jugera par un exemple. Il inventale fameux tlescope qui porte son nom; cest une merveille connue: avecce tlescope, qui ne cote quun million, on peut se promener dans la lunecomme dans lun des jardins du voisinage.Quel service! Eh bien, lon pr-tendit quil avait achet prix dor cette dcouverte dun industriel pauvreet oubli. Ce ntait rien encore. Depuis prs de deux sicles, un prix taitoert au savant qui parviendrait rformer la table des mares. Pour lui,ce ne fut quun jeu denfant: ses calculs taient infaillibles. Les lmentsse conjurrent contre lui. Parce que le fait brutal osa le dmentir, parceque la mer eut limpertinence de contredire dune vingtaine de minutesses imprissables rformes, le prix lui fut refus. Cette iniquit rvoltanteporta ses malheurs au comble. Rsolu den nir avec une existence ja-mais trie et empoisonne, il ralisa sa fabuleuse fortune en bank-noteset acheta un grade dans larme de lInde.

    Jtais dcid, reprit ici le major, me laisser mourir du climat oude la guerre; la mort me refusa: il ny eut point de guerre, et le climat futplein de respect pour moi. A mon sens, on ne pouvait tre plus misrable.Je me trompais. Mes excessives richesses taient un aimant irrsistiblequi, la longue, avait group autour de moi toutes les miss aventureuseset sans dot de la Grande-Bretagne; jtais le point de mire des yeux lesplus beaux et les plus dangereux du monde. Une crature blonde et rose,dapparence vraiment anglique, russit me faire tourner la tte; je tom-bai perdument amoureux. Notre mariage fut clbr avec une pompe

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    extraordinaire. Nous emes des palais, des jardins sur les bords du Goda-very, des milliers de serviteurs, des lphants; nous menmes une exis-tence de prince. Je me croyais compris, et les plaies de mon cur com-menaient se cicatriser, quand, lheure o jy songeais le moins, jesurpris celle que javais faite lgale dune reine. absorbe dans llucu-bration de stances aux toiles. Javais pous un blue-stoking! La foudremet caus une surprise moindre; je fusse tomb dun dixime tage, latte en bas, que jeusse reu une moins rude secousse. Sous lempire dela fureur qui me possdait, les ammes dvorrent les stances, et les ca-mans du Godavery la crature perde. Aprs quoi, jessayai de mourir. Lecoup dvia; je me s une blessure qui neut dautre consquence que cellede changer la direction de mes ides. Outr davoir t jusqu ce jour leplus infortun des mortels, il me prit fantaisie den tre le plus heureuxet de diriger lavenir tous mes eorts vers ce but. Ma certitude, puiseaux sources dincessantes spculations, tait que la clef du bonheur par-fait rside en lart de se passer dautrui. Je quittai lInde, jabjurai moningrat pays et je vins incognito mtablir en cette plaine. Lexpriencema donn raison, jai russi au del de mes esprances; sil marrive desourir encore, cest de monotonie, et jen suis parfois rduit me causerquelque mal pour tre moins heureux.

    M. de Sarcus, tout navr, avoua quil faudrait remonter le cours dunsicle au moins pour trouver des infortunes aussi poignantes que cellesqui venaient de frapper ses oreilles; il flicita ensuite le major sur la s-rnit laquelle il tait enn parvenu.

    Bien que, ajouta-t-il, je neme rende compte que trs-imparfaitementde la manire dont milord, dans une squestration si absolue, peut em-ployer son temps.

    Sachez, monsieur, rpliqua lord Whittington, que six semaines suf-raient tout au plus lexamen, des distractions que je puis me procurersans sortir de chezmoi. Il vous plaira, jespre, de voir les principales. Pro-cdons avec mthode. Un homme de votre mrite doit aimer les voyages,et cela avec dautant plus de passion que ses devoirs ne sourent gurequil satisfasse son penchant. Vers quel pays senvolerait M. de Sarcus, si,par impossible, il lui poussait tout coup des ailes?

    Cependant, la nuit se faisait peu peu dans la pice; il y rgna bientt

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  • Le major Whittington

    des tnbres profondes.Vers Pkin, Saint-Ptersbourg, Philadelphie, ou encore vers le Ja-

    pon? continua le major. Daignez me le dire.Lamour des voyages avait en eet toujours possd M. de Sarcus.

    Il confessa, tout hasard, le dsir qui lavait longtemps poursuivi de voirlInde. Aussitt une sorte de craquement se t entendre, et limmense boi-serie du fond de la pice disparut graduellement pour laisser voir, sousles rayons dun soleil clatant, des perspectives dune splendeur incom-parable. Les pagodes, les dices, les jardins, les campagnes et les milleautres dtails de ces perspectives avaient les dimensions, le relief, lclat etlanimation de la nature mme; ctait quelque chose de magique, den-ivrant, de sublime. M. de Sarcus put ddommager sa passion en souf-france. Devant ses yeux blouis dlrent tour tour Calcutta, Bnars,Delhy, Jaggernauth, et les plus intressants points de vue du Bengale etdu royaume de Mysore. Son enthousiasme navait plus de bornes, il taitpresque fou de joie. Par le fait dun prodige incomprhensible, le mondeentier roulait en quelque sorte dans sa main. Il exprima le dsir daller enChine, au Cap, au cur des deux Amrique, la Terre-de-Feu, et il y futde mme sur-le-champ transport.

    Les mots manqurent lexpression de son ravissement, de son ex-tase; dailleurs un coup de piston en supprima tout coup la cause. Souspeine dpuiser le jour ces seules merveilles, il fallait sarrter. La boise-rie dplace fut remise en place, et la lumire du soleil ltra de nouveau travers les fentres de la pice.

    Pour la premire fois, le major quitta son fauteuil. A cause de sesjambes dmesurment longues, il tait encore plus grand debout quonne le jugeait le voir assis; son extrieur avait rellement quelque chosedimposant.

    Maintenant, messieurs, dit-il de son egme le plus automatique, sivous lavez pour agrable, nous descendrons au jardin.

    Il avait dj pris sur ses htes un tel empire que ceux-ci, pntrsdune admiration presque religieuse, se levrent sans souer mot et lesuivirent. Au bas de lescalier, le major leur dit:

    Ces messieurs ne seraient-ils pas charms de faire un tour de pro-menade travers mon parc? Jai une locomotive ma discrtion. En at-

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  • Le major Whittington

    tendant le dner, nous causerons tout aussi bien dans un wagon, en pleinair, que l haut.

    Avant mme que le baron de Sarcus et ses secrtaires fussent revenusde la stupeur que leur causaient ces ores, une locomotive, docile auxordres dun mcanicien, schappa de lune des faces latrales de lhtel;elle remorquait une lgante voiture dcouverte o le major invita seshtes prendre place. Aussitt, la machine, train mobile, vira droitesans quil ft besoin de plaque tournante, vomit la fume, soua la va-peur, sia et partit. Sa vitesse fut rgle sur celle dun train dagrment.Les promeneurs pouvaient jouir leur aise de la vue des sites au traversdesquels ils passaient. Ctait un spectacle vari et des plus curieux: auluxe, lclat et la varit des eurs, des plantes, des arbres qui et lcroissaient et eurissaient en pleine terre, il tait ais de se faire illusion etde se croire sous le climat le plus riche en plantes et en arbustes prcieux;des odeurs exquises embaumaient latmosphre; des bois dorangers, decitronniers, de grenadiers, tout chargs de fruits, y rpandaient lombre profusion. Au sortir de ces bois, les yeux taient frapps par des plan-tations de cannes sucre, par des champs de riz, par une ppinire decafiers, de cotonniers, darbrisseaux th. Plus loin, on traversait unefort de bananiers, de palmiers, de cocotiers et darbres pain. Sans par-ler des bassins o se jouaient, sous le feu crois des jets deau, toutessortes doiseaux aquatiques; des buissons euris o chantaient tour derle des fauvettes, des pinsons, des rossignols; des prs o se reposait untroupeau de gazelles; des taillis o des btes fauves se tenaient coites.

    A travers toutes ces richesses, le convoi dcrivait des courbes dunehardiesse incroyable, tournait droite, tournait gauche, faisait centtours et dtours, et cela sans jamais traverser les mmes paysages, si bienquau bout dune heure, avec une vitesse moyenne, les htes du major necroyaient point avoir mesur lenceinte du parc.

    Cependant lord Whittington, accoud sur les coussins, lil plein debrouillard, lair rveur, parlait de ceci, de cela, et dautre chose encore.

    Nos anctres, disait-il, avaient peur de tout; leurs yeux taient fer-ms aux ides les plus simples. Ainsi, la guerre et la peste les erayaientsans doute, et pourtant ils eussent t plus erays encore de lanantis-sement radical de ces aux. Ils semblaient persuads que cet anantis-

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  • Le major Whittington

    sement dciderait dun accroissement de population dplorable, funeste,et nirait par faire le monde trop petit.Quelle aberration! Comment leurchappait-il que, la place venant manquer en longueur et en largeur,nous prendrions tout naturellement en hauteur et btirions dans le ciel?

    Tmoin, milord, sempressa dajouter M. de Sarcus, le plan soumisen ce moment au conseil gnral de la Seine, et que le conseil gnral nesaurait manquer dadopter avec enthousiasme.

    De superposer Paris, interrompit tranquillement le major, aumoyen de charpentes jour et de planchers en glace, une ville non moinsgrande et non moins belle que cette capitale.

    Vous connatriez ce plan?Il est de moi: une de mes vieilles ides. On raserait les villes et

    villages des alentours et livrerait la culture tous ces terrains qui se-raient successivement dfrichs, labours, ensemencs, moissonns avecdes machines dune vitesse de vingt lieues lheure.

    Ah! avec Votre Seigneurie, t le baron, il faudrait des degrs ausublime.

    Il en est de mme, continua le major, de la direction des arostats.Jamais peut-tre lesprit de lhomme ne sest-il montr plus ingnieux quedans lexamen de ce problme; aussi ne puis-je assez mtonner quunechose si simple ait chapp plus dun sicle la sagacit des chercheurs.De quoi sagissait-il, en eet? De ruser avec le vent du moment o lonne pouvait le soumettre. Lair, dans ses variations et ses caprices mme,devait tre soumis des lois invariables. Mes observations mont apprisces lois; jai dress une carte; elle enseigne, avec des dtails innis, pourtoutes les latitudes, pour toutes les couches atmosphriques, la directionet le degr de force du vent jour par jour, heure par heure et secondepar seconde; les temptes, les coups de vent, les trombes y sont prvus.Somm toute, avec larostat de mon ami Ottway et ma carte des courantsdair, on peut se rendre en ballon, par nimporte quel temps, dun point un autre sans courir aucun risque.

    La locomotive allait toujours son train.Jy songe, milord, dit vivement M. de Sarcus, ces maisons de sant

    ariennes, dont le docteur Pritchard fait si grand bruit, ne seraient-ellespas aussi de vous?

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  • Le major Whittington

    Cest en vrit peu de chose, repartit le major; un enfant et ima-gin cela. Vous savez que Pritchard gurit toutes les maladies laide debains atmosphriques. Un tout petit obstacle gnait lemploi gnral deson systme: lembarras de se procurer sur-le-champ, en quantit su-sante, la qualit dair que rclame ltat du malade. Pritchard a t de mesamis; je lui ai communiqu un plan; il est en train de le raliser. De joliscottages, noys dans les eurs et les arbustes, seront enlevs, par dim-menses arostats et maintenus par des cbles qui permettront de les xerdans telle ou telle rgion de latmosphre. Le docteur, muni dun eudio-mtre, fera lascension avec ses malades, les installera, les conera auxsoins dun interne, et descendra chez lui au moyen dun parachute.

    M. de Sarcus, merveill, semblait douter que le major pt fournir denouveaux lments son admiration.

    Eh, monsieur, t le major en tendant la main, jetez les yeux autourde vous. Tout ce qui frappe vos sens, ces eurs superbes, ces arbres rares,ces fruits dor, ces oiseaux qui chantent, ces quadrupdes qui paissent,toutes ces choses sont dues mon art. Il nest pas un grain de poussireentre ces quatre murs qui ne soit de ma cration. Je voudrais avoir letemps, vous assisteriez toutes les pripties dune chasse courre: sousces remises, reposent une meute de chiens qui aboient, des piqueurs quisonnent des fanfares, des cuyers, un magnique cheval le plus doux dumonde conduire. Ou bien janimerais les poissons qui dorment au fondde ces bassins et vous ferais pcher des anguilles, des brochets, des truitesou des saumons. Vous pourriez encore, dans llgante gondole suspen-due l-bas entre les rameaux de ce cdre, ressentir toutes les motionsdun voyage travers les mers les plus orageuses. Mais le jour baisse.

    En vrit, milord, dit le baron confondu, peine oserais-je raconterce que je vois; on ne trouverait personne pour ajouter foi aux choses quise passent ici; le rcit en serait tax de fable absurde, extravagante, issuedun cerveau en dlire.

    Le wagon sarrta.Descendons, messieurs, dit le major. Je me atte de vous avoir donn

    quelque apptit.Ils rentrrent dans lhtel et montrent de nouveau au premier.Une table splendidement servie les y attendait. Du plafond pendaient

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  • Le major Whittington

    vingt lustres normes en or tordu et cisel, aux branches desquels se ba-lanaient des festons et des grappes de pierres prcieuses; sous les ots dela lumire que rpandait le seul de ces lustres qui ft encore allum, sur lanappe la plus ne et la plus blanche, o taient rangs quatre couverts, desvins, des liqueurs, des viandes, des terrines, etc., tincelaient des eurs,du vermeil, des cristaux. Rien ntait ni plus magnique, ni plus rjouis-sant voir. Chacun des htes sassit la place qui lui tait assigne. Latable abondait en mets friands et dlicats. Tout fut jug exquis, succulent;chaque coup de dent, chaque lampe taient accompagns dun murmureou dun mot de satisfaction. Le magistrat et ses secrtaires commenaient subir linuence des spiritueux, une sorte dexaltation les envahissait;ils buvaient, mangeaient, jasaient et semblaient dsormais hors dtat destonner mme de la rsurrection des morts.

    Lord Whittington les encourageait:Mangez, messieurs, disait-il, buvez! Vous navez pas craindre chez

    moi dtre empoisonns. Tous ces aliments, ces vins, ces viandes froides,ces marinades, ces conserves, ces pices, ces liqueurs, sortent de mon la-boratoire.

    On gagna ainsi le dessert. Les vins capiteux coulrent ots; on portades sants la chimie, la mcanique, au major, la nature. Une gaietun peu bruyante succda graduellement la srnit du dbut. Le froidWhittington lui-mme y prit part, sa langue se dlia, il t preuve duneloquacit surprenante; son loquence, surexcite par de nombreuses ra-sades, atteignit des hauteurs vertigineuses. Le moment tait propice. Sarpugnance aux spculations mtaphysiques navait point de mesure; ilne sy tait adonn que par ambition de rsoudre dcidment des pro-blmes quil plaisait aux mtaphysiciens de rsoudre nouveau tous lescinquante ans; un volume sous presse, qui paratrait plus tard, impose-rait pour jamais silence aux inventeurs de tourbillons. Il nen daigna pasmoins, par provision, dire son mot sur la cration, sur lorigine, les desti-nes, les ns de lespce humaine, et cela en termes si nets et si limpidesque les gens les moins verss en ces matires eussent compris. De lavisdu baron, il et fallu tre vou une ccit intellectuelle incurable pourse refuser croire et contredire.

    Toutefois, ce dernier, au paroxysme de son enthousiasme, estimait

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  • Le major Whittington

    que milord nen serait pas moins heureux pour voir de temps autre despersonnes dlite, et notamment des visages de femmes.

    Oh! t le major, je ne manque point de socit. Vous verrez milady,miss Whittington, miss Jeanne, mistress Ingram.

    Une horloge sonna.Sept heures trente-cinq minutes et quatre secondes, ajouta le major.

    En attendant, messieurs, moins que la musique ne vous irrite, jaurailhonneur de vous faire entendre une srnade grand orchestre.

    Quoi! Sa Seigneurie aurait aussi un orchestre ses ordres?Mieux que cela, monsieur: un orchestre crateur, qui improvise

    ce quil excute, et dont les combinaisons toujours nouvelles dgotenttrangement des meilleures symphonies du pass. La source de mes jouis-sances est intarissable. Fatigu dharmonie, jai recours la peinture ou la plastique: Apelles et Phidias ne dsavoueraient pas la srie de tableauxblouissants et de groupes admirables que jobtiens par les mcanismesdemon invention. Le tempsmanque mon dsir de vous exposer mes res-sources; je me bornerai mettre tout lheure sous vos yeux les modlesrduits de mes plus ingnieuses dcouvertes.

    Sa Seigneurie navait pas ni de parler que lorchestre prludait dj.Il tait encore permis de sentendre: une dizaine dinstruments tout auplus excutaient en sourdine une introduction de la plus majestueuse len-teur. Le renement progressif des sons couvrit bientt la voix du major;tous les instruments connus et inconnus vibrrent successivement et ai-drent ensemble au scherzo, qui subitement bondit et amusa loreille depirouettes et de bouonneries. Peu sen fallait que le volume du tapagenexcdt le sens auditif. Et pourtant ce ntait rien. Un hymne inspirdu national God save the king clata tout coup avec violence; le nombredes instruments, graduellement tripl, quintupl, dcupl, se trouva portplus quau centuple mesure quon approcha davantage du terme desdveloppements; dans la dernire partie du nale, notamment, le va-carme atteignit aux dernires limites du possible. Quon imagine le mo-ment le plus chaud dune bataille, alors que tambours, clairons, fusils, ca-nons, obus, mortiers, cris des mourants, hourras des soldats, rsonnent enchur; et encore! Peut-tre, pour complter la comparaison, ne ferait-onpoint mal dy joindre le roulement de la foudre dans les montagnes. Ah!

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    lombre de ce compositeur monstre, qui rvait des orchestres monstres,des concerts monstres, et ralisait des eets monstres, lesquels eets, parexemple, ne rent jamais trembler que les fentres; lombre, disons-nous,de ce grand homme, de ce prcurseur, dut tre contente!

    CependantM. de Sarcus stait assoupi; il sommeilla environ un quartdheure. Sous lempire de la digestion et des masses harmoniques de lor-chestre, le sommeil lavait gagn; le silence le rveilla. Il entrouvrit lespaupires pour les baisser aussitt; lintensit de la lumire qui inonda sesyeux les ousqua. De clignotements en clignotements, il se t lclat delincendie dont la salle resplendissait.

    Un spectacle imprvu, curieux, blouissant, frappa ses regards; ilsimagina quelques instants tre aux prises avec les feries dun rve, ouencore avec les hallucinations de la vre: les vingt lustres taient enfeu, dnormes glaces, magniquement encadres, tapissaient trois descts de la salle; entre ces glaces saillaient du mur des bras en or dont lesdoigts serraient des candlabres nombreux chandeliers galement enfeu. Une gigantesque bataille frachement peinte, seme dune multitudede scnes sanglantes, avec des horizons lointains o manuvraient descorps darme, couvraient le quatrime pan de muraille, lequel mesuraitbien soixante pieds de long sur quarante de haut. De riches fauteuils, ran-gs comme la comdie, comblaient, droite, une moiti de la fournaise,vide tout lheure. Le centre tait occup par une immense table dont lacouverture disparaissait sous toutes sortes de petits ncessaires incrustsdor et dcaille, de vritables bijoux destins des usages que la formenindiquait point. A gauche, dintervalle en intervalle, se dressaient unbuet charg de vaisselle dor, un piano droit en bois de rose, un lgantguridon o tincelait un service th, et diverses tables jeu.

    Trois femmes superbement vtues et un jeune cavalier costum enocier de marine jouaient silencieusement aux cartes lune des tables;une quatrime femme, occupe une broderie, compltait ce groupe.Plus loin tait assis le major vis--vis dun vieillard chauve avec lequelil faisait une partie dchecs. A deux autres tables, M. de Sarcus vit trs-distinctement ses deux secrtaires jouant tranquillement, lun au trictrac,lautre aux dominos, chacun avec un inconnu. Il faut ajouter que M. deSarcus, de ladversaire de son neveu, de celui de son autre secrtaire et de

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  • Le major Whittington

    celui du major, ne voyait que le dos.Assez confus de son oubli, le baron se leva la hte et se pencha

    vers le groupe de femmes. En examinant avec attention ce groupe, il secrut de nouveau le jouet dun rve et porta la main ses yeux. La plusge tait dun blond ardent; elle avait le teint couperos; ses yeux bleusde porcelaine regardaient sans voir; le sourire semblait strotyp surses lvres violettes; des diamants et des rubis brillaient parmi lor de sachevelure; un magnique collier de perles embrassait son long cou; desots de dentelles garnissaient le corsage et les trois volants de sa robe. Ellejouait au whist avec deux jeunes personnes, lune blonde et rose, lautrebrune et ple, et un jeune ocier. Ces cinq personnes, y compris lautrefemme dont les doigts soccupaient de broderie, avaient la tte droite,le visage inanim, les regards xes, le corps roide; lusage de la paroleleur semblait inconnu; elles ne remuaient que lavant-bras et les mains,encore ne les remuaient-elles que par saccades. Tout cela tait trange etproduisait leet dun cauchemar.

    Les pripties du jeu absorbaient compltement le major et les deuxsecrtaires du baron. M. de Sarcus eut tout le temps dexaminer leursadversaires. Entre ceux-ci et le groupe assis la table de whist, liden-tit de nature ntait pas douteuse: ils taient galement muets et gale-ment impassibles; leurs regards et leurs traits avaient la mme rigidit;lavant-bras et les mains taient les seules parties de leur personne quiremuassent.

    Mat! cria tout coup, au milieu dun bruit de rouages, une voixrauque.

    Ctait celle de ladversaire du major.Celui-ci confessa quil tait battu; il leva les yeux, et seulement alors

    il aperut son hte.Pardon, monsieur, dit-il avec politesse. Aux prises avec les motions

    du jeu, je vous oubliais. Laissez-moi vous prsenter ma famille.Il conduisit le juge stupfait la table de whist. A peine toucha-t-il au

    groupe, que les trois femmes et le jeune ocier interrompirent la partie etse levrent dun bond, comme sils eussent t soulevs par des ressorts.La femme qui brodait dans le voisinage arrta son aiguille et se dressaavec la mme vivacit.

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  • Le major Whittington

    Je vous prsente milady, t lord Whittington en dsignant lafemme aux cheveux dor.

    M. de Sarcus sinclina. On entendit un bruit singulier; milady branlala tte, ouvrit la bouche et balbutia:

    Milord beau, milord bon, moi aime milord.L-dessus, milady branla de nouveau la tte, sinclina et se glissa vers

    la table th.Miss Whittington, continua le major, qui caressa de la main les

    joues de la jeune lle blonde et rose.A son tour celle-ci hocha la tte, entrouvrit la bouche, et articula trs-

    nettement:Papa, papa.Puis alla rejoindre sa mre.Avec moins de crmonie, le major prsenta successivement Henri

    Smith, jeune marin anc miss Whittington; miss Anna, la jeune llebrune et ple, gouvernante de cette dernire; mistress Ingram, dame decompagnie, la femme qui brodait. A linstar de milady et de miss Whit-tington, ces trois personnes salurent, puis se dirigrent, lexception deSmith qui se rassit, du ct de la table o dj milady versait fort adroite-ment dans de petites tasses chinoises le contenu dune thire fumante.

    Le major entrana ensuite son hte stupfait vers les autres tables dejeu. Il ngligea de prsenter les inconnus, il se borna les nommer.

    Ce gentleman chauve, dit-il, est le vnrable sir Norton, le plus ha-bile joueur dchecs qui ait jamais exist; il vient encore de me battre,cest quoi je dois toujours me rsigner. M. votre neveu joue prsente-ment au trictrac avec sir George Chalmers, contre-amiral et pre de mi-lady.Quant votre secrtaire, il fait sa partie de dominos avec sir Barclay,esquire, ancien consul et lun de mes plus vieux amis. Ne les drangeonspas, ils auront bientt fait.

    M. de Sarcus examinait les joueurs avec une curiosit fbrile.Perdu! perdu! rptrent presque coup sur coup les deux secr-

    taires du baron.Ils se levrent; leur visage exprimait le dpit, mais non pas ltonne-

    ment. M. de Sarcus allait les interroger; au mme instant, miss Whitting-ton, miss Anna, mistress Ingram, orirent lenvi, avec une bonne grce

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  • Le major Whittington

    exemplaire, du th et des sandwiches ces messieurs.Mistress Ingram, ajouta le major en sadressant ses htes, ne brode

    pas seulement dans la perfection, elle joue encore admirablement dupiano. Jespre bien quelle ne refusera pas de nous faire entendre quelquechose.

    Le major prit lui-mme la main de mistress Ingram et la conduisit aupiano o elle sassit. Mistress Ingram ne prluda point, elle improvisa sur-le-champ un thme original quelle t suivre de cinq ou six variations: lapremire tait en triolets, la seconde en arpges, la troisime en trmolo,la dernire en cascades et en fuses. Ses doigts frappaient sur les touchesschement, livoire rsonnait comme sous de petits marteaux; on ne pou-vait pas dire que son jeu ft trs-expressif, mais il tait du moins dunergularit et dune galit parfaites.

    Miss Anna fut prie ensuite de chanter. Elle ouvrit une bouche normequi la dgurait et t entendre des vocalises. Sa voix de contralto, so-nore, clatante, mtallique, embrassait quatre octaves pleines; cette voixunique allait des notes les plus basses aux notes les plus aigus avec unemerveilleuse facilit. Elle excuta les trilles les plus vifs, les fuses les plusrapides, les sauts prilleux les plus surprenants, sans peur et sans fatigue.On ne pouvait entendre rien de plus parfait. Le petit auditoire tait ravi;milady, spcialement, approuvait de la tte, des mains, de la langue; ellerptait chaque phrase:

    Brava! brava! brava!Miss Anna roula enn sa place. Lorchestre se t de nouveau en-

    tendre. En apercevant Henri Smith saisir la taille de miss Whittington etse mettre son pas, M. de Sarcus comprit que les deux jeunes gens al-laient valser. En eet, la suite de quelques mesures lentes et dun pointdorgue, lorchestre clata en accents joyeux, et les deux ancs, loignslun de lautre de la longueur des bras, tournrent en mesure peu prscomme les valseurs en bois des joujoux du Tyrol. Ils ne restaient pointen place, ils dcrivaient un circuit autour des tables et acclraient lemouvement au gr du rhythme incessamment plus rapide de lorchestre.Cette rapidit croissait dinstant en instant, les formes des deux ancsdevenaient de moins en moins distinctes; il arriva enn quon ne vit plusquune forme de couleur indcise, et que leur tournoiement ressembla

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  • Le major Whittington

    un vritable tourbillon. Un signe du major les arrta court. Ils retour-nrent chacun sa place sans paratre nullement mus ni essous.

    M. de Sarcus navait pas encore lassurance dtre bien veill; sondoute cet gard lui causait une sorte de supplice. Fond se croire lejouet dune hallucination, il stonnait cependant de sa perception si netteet si persistante du mme milieu, des mmes personnes et des mmeschoses. Pouvait-on admettre quun rve durt si longtemps, senchantavec tant de logique, et cela sans aucune espce de solution de conti-nuit? Il ressentait une sorte doppression douloureuse quil attribuait ces rexions, quand le major lui dit:

    Actuellement, monsieur de Sarcus, pendant que milady reprendraet achvera sa partie de whist, et en attendant le ballet-pantomime que jecompte faire reprsenter devant vous, nous ferons, si vous le voulez bien,le tour de cette table et passerons ensemble la revue de mes meilleuresdcouvertes.

    Ils longrent la grande table encombre de botes plaques et vernies.Ces botes diraient les unes des autres par la forme et la dimension;quelques-unes navaient pas plus de volume quune tabatire, dautresavaient le calibre dun ncessaire de voyage. La mmoire de M. de Sar-cus, excellente dailleurs, net pas su au nombre de modles rduitsque le major mit sous ses yeux. Chaque bote tait ltui dune machinemicroscopique. On comptait dans cette collection la machine couper leshabits, la machine broder, la machine fabriquer de la bire, du th,du caf, la machine faire la barbe, celles produire des lgumes et desfruits, envelopper du chocolat, pondre des ufs, friser les cheveux, laver le linge, forger, etc., etc. Le major noubliait pas de mettre en reliefles inapprciables bienfaits de toutes ces dcouvertes: avec lassemblagecomplet des machines aratoires, un seul paysan surait une ferme dedix hectares et plus; avec telle autre, il ne serait besoin que dun ouvrierpour lexploitation de la fabrique la plus considrable. Les deux tiers aumoins des hommes navaient plus qu se croiser les bras. Des ouvragesqui jadis rclamaient la main dun ouvrier habile, il nen tait pas un au-jourdhui quon ne pt obtenir laide dun mcanisme. La plupart de cesmerveilles neurent quun coup dil rapide du baron de Sarcus; il ne sin-tressa gure quaux machines qui tendaient supprimer lintelligence:

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  • Le major Whittington

    la machine dessiner et peindre, par exemple, la machine sculpter,la machine composer de la musique, versier, la machine faire lesoprations mathmatiques (mathmathiques) les plus complexes, et sur-tout lbauche de la machine puiser les probabilits en toutes choses,le frapprent dadmiration.

    Vraiment, milord, scria-t-il, on peut dire que le gnie de lhommene saurait aller plus loin, et quaprs vous il faut fermer lre des inven-teurs et des inventions!

    Il nen tournait pas moins la tte tout bout de champ: certains bruitslinquitaient; les deux battants de la porte du salon ne cessaient de sou-vrir pour livrer passage tantt un militaire chamarr de cordons, tantt un gentleman en habit noir, tantt une femme habille de velours,couverte de eurs et de bijoux. Ces personnages, sous les dguisementsles plus divers, ne pouvaient cacher leur air de famille. Annoncs succes-sivement par lespce daboiement du domestique debout lentre, ilsse faulaient en souriant jusqu milady, sinclinaient devant elle et al-laient avec ordre prendre possession des siges qui faisaient face la mu-raille peinte. Le baron oublia un moment de prendre garde ces dtails.Il saperut tout coup que les sept ou huit longues ranges de fauteuilstaient combles par une nombreuse et brillante compagnie. Des chu-chotements comparables au bruit de vingt-mille montres dans une mmechambre emplissaient ses oreilles.

    Sa stupeur navait point de bornes. A voir tous ces gens roides et im-mobiles, assis en rang doignons, plis angles droits, il se crut un mo-ment gar au milieu dune assemble de dieux gyptiens.

    Insensiblement, la musique couvrit le bruit des conversations. Le ma-jor avait dj obligeamment prvenu ses htes que le ballet tait com-mand, et quils voulussent bien choisir des places.

    Un ballet! pensa M. de Sarcus confondu. O? comment?Il sattacha encore une fois lide quil rvait, que toutes les choses

    qui dlaient devant lui participaient du sommeil ou des fantasmagoriesde la vre. Encore une fois, il neut pas le loisir de vrier cette hy-pothse. Sous linuence des motifs nbuleux de lorchestre, il plongeaitrapidement, son insu mme, dans le royaume des feries.

    Limmense peinture qui couvrait le ct de la salle vers lequel taient

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  • Le major Whittington

    tourns les spectateurs frissonna, inopinment comme la surface dunbassin sous le vent du soir. Ce qui, au premier abord, avait la soliditdune muraille ntait quune toile peinte. Les deux tiers environ de cettetoile, enlevs graduellement par un mcanisme, dmasqurent un thtrelarge et profond, et, aux sons dune musique sans doute approprie lapantomime des personnages, la reprsentation commena.

    Un guide neut pas t superu; le plus intrpide dchireur dhiro-glyphes et recul devant la tche de pntrer laction; jamais scnarioplus obscur navait servi de prtexte danser. Il devait videmment sagirdun prince et dune princesse dont lunion, inscrite au livre des destines,soure dix ou douze tableaux de retardements. Les puissances du mondefantastique, intresses, les unes la mortication, les autres la gloiredun amour invincible, luttaient lenvi de ruses, de prodiges et dactesde courage.

    Au reste, on ne pouvait rien imaginer de plus beau que la mise enscne; ctait faire plir le soleil mme. Les dcors changeaient chaquescne, et les changements vue sopraient avec la rapidit de lclair, peine avait-on le temps de les voir; il semblait quon ft la portire dunwagon en marche travers de belles campagnes.

    Cependant, au chteau assig par des gants et dfendu par desnains, succdait une lgion de fes se battant larme blanche avec des g-nies; un branle de sorcires hideuses autour dune chaudire faisait place des quadrilles de papillons au milieu dun jardin o les eurs sani-maient et se mlaient aux danses; il y avait encore des cavernes pleinesde reptiles et de monstres, des forts prilleuses peuples de fantmes, dechauves-souris, de mille chimres.

    Tous ces personnages allaient, se croisaient, dansaient dune faon faire pmer daise. Tournant la tte droite et gauche, roulant les yeux,ils remuaient les bras comme des fantoccini, tandis que, glissant tantt surune jambe, tantt sur une autre, ils semblaient tenir aux planchers commele fer laimant. Un tang charg de patineurs demi gels net pas causune sensation plus singulire. Des costumesmagniques distinguaient lessujets; la premire danseuse, par exemple, tait couverte de pierreries. Ilfallait la ranger au nombre des plus grands artistes. Elle excuta diverspas et pirouetta sur lextrmit du pied avec une rapidit foudroyante qui

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  • Le major Whittington

    excita par intervalles les transports du public.Le rideau enn tomba sur linvitable triomphe des deux amoureux

    dans une atmosphre resplendissante de feux de Bengale.M. de Sarcus navait absolument rien compris; toutefois, incessam-

    ment sollicit par une musique tour tour dramatique et joyeuse, par leschangements vue, par la beaut et la richesse des costumes, par les coupsde thtre, par ltranget des mimes et des danseurs, il stait oubli jus-qu rire, jusqu crier bravo, jusqu battre des mains. Tout entier lamagie de la reprsentation, ses singuliers voisins, avec leurs cris et leursapplaudissements en quelque sorte mcaniques, lavaient peine proc-cup. Leur souvenir lui revint la chute du rideau: il les vit, pendantla proraison de lorchestre, se lever les uns aprs les autres, se tourner gauche, glisser jusqu milady, la saluer et disparatre par la porte, commeils taient venus. En ce moment lorchestre frappa les derniers accords dututti. Il ne restait plus dans la pice que les acteurs du premier acte de lasoire. Le contre-amiral Chalmers se leva son tour, serra la main deson gendre et sortit. Henri Smith, John Barclay, esquire, le vnrable sirNorton, ne tardrent pas suivre son exemple. Debout et entoure desa lle, de miss Anna, de mistress Ingram, milady recevait le bonsoir deson poux. Le baron de Sarcus courut elle, saisit une main quelle luiabandonna volontiers, et lui dit:

    Ah! milady, femme idale, merveille de grce, modle d dlit etde discrtion, permettez-moi de vous baiser la main.

    Milady, en rponse, baragouina quelques syllabes trangres dans les-quelles le baron neut point de mal dmler ce vers de Sophocle:

    ! Les lustres furent teints peu peu. Tout rentra dans le premier bruit

    de rouages qui avait frapp au dbut les htes du major. A diverses re-prises, M. de Sarcus, bout de louanges et dadmiration, avait manifestlintention de se retirer. Des sons tranges frapprent tout coup sesoreilles; une voix de perruche, qui semblait venir du rez-de-chausse, semit sier:

    Vive Henri quatre,Vive ce roi vaillant.

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  • Le major Whittington

    Un petit ricanement schappa des lvres du major.Que signie? scria M. de Sarcus stupfait.Descendons, messieurs, rpliqua tranquillement le major. Vous pa-

    raissiez craindre pour mes richesses; mes murs vous semblaient faciles franchir, mes portes faciles forcer. Descendons. Un heureux hasard secharge prcisment de rpondre pour moi.

    Ils descendirent. Au pied de lescalier, le major, au lieu de les conduiresur-le-champ au jardin, les pria de le suivre gauche et de pntrer aveclui dans une pice dont la porte tait entrouverte. Les tnbres y taientprofondes. A peine y furent-ils entrs, que des soupirs veillrent leurattention.

    Vingt becs de gaz clairrent subitement une scne qui les tonnadabord et qui bientt excita leur gaiet.

    A gauche de lentre, dans langle dune salle pleine de meubles pr-cieux, devant un immense core-fort ouvert deux battants, se tenait im-mobile un homme pauvrement vtu qui geignait. Ils ne lui voyaient queles reins et ne pouvaient concevoir comment le misrable, sans salar-mer du bruit ni des lumires, ne songeait pas mme retirer ses mainsplonges dans le core. Le major les pria dapprocher. Ils comprirent alorspourquoi linconnu se tenait ainsi en repos. Ses poignets bleuissaient sousla pression de bracelets en fer, et ses mains, allonges par la torture, pla-naient piteusement au-dessus de nombreuses piles dor et dargent ran-ges en bataille sur le rayon.

    Ah! ah! mon gaillard, t gaiement M. de Sarcus, mal vous en a prisde vous attaquer aux guines de Son Excellence.

    Ces paroles furent accueillies par une hilarit gnrale. Le voleur setaisait. Il tait jeune, de longs cheveux bruns tombaient pars sur sespaules; son visage, amaigri par les privations, ne manquait ni de no-blesse ni de charme; il avait un front qui clatait dintelligence, un nezaquilin dont les ailes annonaient une sensibilit extrme; sa bouche etson menton disparaissaient sous les ondes dune barbe soyeuse; une tris-tesse navrante ruisselait de ses grands yeux bleus. Bientt dbarrass desmenottes qui le martyrisaient, il courba honteusement la tte devant ceuxqui lexaminaient.

    Comment se fait-il, lui dit tout coup le baron dun ton svre, quun

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  • Le major Whittington

    jeune homme tel que lannoncent vos traits distingus nait pas reculdevant une tentative de vol?

    Hlas! rpondit le pauvre diable dun air de candeur irrsistible, jene songeais point voler: je cherchais un gte.

    Cest surprenant! scria M. de Sarcus. Vous navez donc pas deprofession?

    Pardon, balbutia le misrable voix basse et en rougissant: je suispote.

    A cet aveu, le major et ses htes sentre-regardrent avec stupeur.Un pote! t enn M. de Sarcus, un pote! le malheureux! Il en

    existe donc encore! Oh! milord, pour la curiosit du fait, donnons-luiquittance et laissons-le partir.

    Grce, monsieur, piti! repartit aussitt le pote tout en larmes. Jevous en supplie mains jointes, ne me chassez pas! O irais-je? Je suissans asile et sans pain; mettez-moi en prison!.

    Le premier mouvement de lord Whittington, cette prire, fut deprendre une pile dor sur les rayons du core et de lamettre dans lesmainsdu jeune homme. Stimul par cet exemple, M. de Sarcus lui-mme se pi-qua dhonneur, il plongea sa main dans son gousset et en tira quelquespices dargent quil ajouta au don du major. Le pote changeait de cou-leur; il devenait tour tour ple, vert, rouge; il ouvrait de grands yeuxhagards; ses mains restaient ouvertes; il croyait videmment rver outre le jouet dune mystication cruelle.

    Prenez, prenez, dit le major avec bont, et corrigez vous: embrassezune carrire quelconque.

    M. de Sarcus hocha la tte en signe de doute.Le pote parut jaloux de lui donner raison: persuad quil ne dormait

    point, quil avait de lor, quil tait libre, il fut saisi dune ivresse voisinedu dlire.

    Merci, messieurs, merci! scria-t-il soudain avec enthousiasme.Vous tes de nobles curs! La postrit le saura. Grce vous, je vaispouvoir enn me livrer la composition de mes odes la lune!

    Que vous disais-je? t M. de Sarcus en regardant le major dun airsignicatif. Incorrigible! incorrigible!

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  • Le major Whittington

    Le pote nentendit pas. Au comble de la joie, il avait dj disparu dansles ombres de la nuit.

    Cet incident, messieurs, reprit le major, me fait songer que les che-mins ne sont pas srs. Permettez-moi de vous orir chacun un paletotde mon invention.

    Il dcrocha du mur des casaques en peau dours, sur la fourrure des-quelles taient symtriquement appliqus des canons de pistolet et deslames de poignard, et invita ses htes les endosser.

    Remarquez ces trois olives ranges lendroit du cur, ajouta lemajor: la premire arme lengin, la seconde le fait clater, la troisime lemet au repos.

    M. de Sarcus, et, son exemple, les deux jeunes secrtaires, rentmouvoir la premire olive: les lames et les canons se dressrent dun airde menace. On et dit le dos dun porc-pic sur la dfensive.

    En cas de mauvaise rencontre, continua le major, il vous sura depresser la deuxime olive: vingt balles et vingt coups de poignard vousdbarrasseront sur-le-champ de vos ennemis. Jai appel ce vtement lemanteau infernal. Veuillez le conserver en mmoire de moi.

    Le baron se confondit en remercments. Il se mit tout entier la dis-crtion de Son Excellence, et lui exprima combien il serait er et heureuxde pouvoir lui tre agrable dune manire ou dune autre.

    Il est prsumer, dit le major en reconduisant ses htes, que monvoisin aura lieu plus dune fois encore de se plaindre et quil ne manquerapas de le faire. Veuillez, si cest possible, lui inspirer un peu de patience;mon voisinage ne le gnera plus bien longtemps, et je tiens en rservedhonorables fonctions pour lindemniser de ses insomnies.

    M. de Sarcus insista pour que Son Excellence ne prit aucun souci dece petit bourgeois.

    Adieu, messieurs, dit l-dessus lord Whittington, adieu! Que lascience et le progrs vous tiennent en joie! Avant peu vous aurez de mesnouvelles.

    Le malheureux bourgeois, en eet, ne tarda pas revenir au Palaisde justice faire entendre ses plaintes; il lui arriva insensiblement denprendre lhabitude. Sa femme et lui dprissaient vue dil. conduitdabord avec bienveillance, il le fut ensuite assez froidement et bientt

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    avec rudesse; le procureur gnral se dcida enn le faire consigner la porte de son cabinet. Linfortun eut recours aux ptitions, on les jetaau panier; la dernire pourtant tait menaante:

    Nous en sommes venus, y tait-il dit, souhaiter une mort promptepour tre dlivrs le plus tt possible dune existence dsormais empoi-sonne et intolrable. Prenez-y garde, monsieur le magistrat! A moinsque vous ne mettiez rapidement un terme la conspiration dont noussommes victimes, vous aurez vous reprocher la n prmature de deuxtres excellents, modles de toutes les vertus, qui encore actuellement nepeuvent se croire indignes dun bonheur achet par vingt annes de com-merce, dordre, dconomie, de privations et de bon mnage.

    Ces sinistres prvisions ne trouvrent que des curs insensibles.Le bon bourgeois ne prit plus conseil que de son dsespoir. Ab irato,

    il xa sur-le-champ la grille de son jardin lcriteau suivant:Maison pleine dagrment vendre tout de suite pour cause de dcs.Un acqureur se prsenta. Le contrat de vente fut promptement r-

    dig; il ny manquait plus que les signatures. Une nuit terrible changeainopinment les dispositions de lhonnte propritaire.

    Il pouvait tre une heure aprs minuit. Aux lueurs scintillantes destoiles, la nature reposait. De sourds grondements troublrent, dinter-valles en intervalles, le silence de la plaine; on crut lapproche dunorage ou aux menaces dun tremblement de terre. Insensiblement, lesroulements crurent dintensit et devinrent formidables; rien dappro-chant navait encore t entendu; il ne pleuvait ni ne ventait; le vacarme,sans rappeler la foudre, tait plus horrible: ctait un mlange singulierde mille bruits incommodes, une runion, sur un seul point, de tous lesmtiers bruyants du monde entier. A ce jeu, Vulcain et ses cyclopes, tra-vaillant de concert sous les votes sonores de lEtna, se fussent avousvaincus. Pendant deux heures environ, il sembla que des millions de mar-teaux, des millions de limes, des millions de scies, confondus avec autantde souets et de siets dusine, battaient, limaient, taraudaient, sciaientle fer, la tle, le bois, la pierre, en mme temps. Cette symphonie gante,monstrueuse, pouvantable, fut suivie dune explosion qui t vaciller lesmaisons deux lieues la ronde et porta leroi au cur des plus intr-pides; bien des gens crurent toucher leur dernire heure. Nanmoins,

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  • Le major Whittington

    ce fut tout. Un silence de mort suivit.,..Vers le matin, le pauvre bourgeois, demi mort de peur, se hasarda

    mettre un il la fentre. Ce quil aperut lui t croire quil ntaitpas bien veill. Il se frotta les yeux. Aucune mprise ntait possible.Quelques secondes ltonnement le cloua sur place et le paralysa. Peuaprs il courut sa femme, et, muet force dmotion, la tira par sa jupejusqu la fentre. Sa femme ne fut pas moins profondment bouleverse.

    Au lieu des hautes et sombres murailles, qui, la veille encore, mas-quaient leur vue, une belle grille dore embrassait actuellement un vastesquare au centre duquel slevait une sorte de monument.

    Lhomme et la femme, bientt au pied de cette grille, ne tardaient pas joindre leurs conjectures celle de la foule qui samassait incessammentdevant cette transformation (tranformation) miraculeuse.

    A la tte des autorits prvenues, survint plus tard M. de Sarcus, ausouvenir duquel rsonnaient encore ces paroles prophtiques du major:Avant peu vous aurez de mes nouvelles. Il fendit les groupes, pntradans le jardin, et marcha droit au monument.

    Ctait un grandiose et bizarre mausole. Dix pages ne suraientpas aux dtails de sa composition. Il tait dune forme impossible d-crire. Sur sa base en granit reposait un groupe gigantesque fort habile-ment conu, o lon distinguait, entremille autres choses, une locomotive,un arostat, un navire, des cbles lectriques, des hlices, des tlescopes.Lensemble tait domin par une petite pyramide et un paratonnerre. Surdeux des quatre faces du pidestal, une plaque en marbre attendait desinscriptions.

    Du ct est souvrait, dans la base, lentre dun caveau. M. de Sar-cus se t apporter des torches et descendit bravement. Vingt marches peu prs le conduisirent une vaste salle soutenue par des piliers et desarcs-boutants. Le long des murailles taient rangs avec ordre des mon-ceaux de manuscrits et plusieurs armoires, tandis quau centre slevaitune tombe enmarbre. Le baron sen approcha; une paisse glace sans tainla recouvrait. A travers le cristal, M. de Sarcus aperut le major couch surle dos: il tait vtu de son habit rouge et coi de son chapeau plumesde coq; part sa tte, quon voyait entire, le reste du corps plongeait demi dans de moelleux coussins. Il semblait quune lgre couche de cire

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    ft rpandue sur ses traits. Lune de ses mains serrait un papier roul.M. de Sarcus ordonna ses gens de soulever le couvercle de la tombe. Lerouleau de papier tait son adresse; il contenait lexpression des dsirsde lord Whittington.

    On ne pouvait pas dire que ce ft un testament.Je ne suis pas mort. La vie est simplement suspendue en moi par une

    anesthsie de mon invention.Ainsi dbutait le major. Il continuait:On en trouvera la recette parmi mes papiers. Je dsire voir par mes

    yeux ce que sera le monde dans soixante ans. A ne rien dissimuler, ausein mme de mon inaltrable bonheur, germait sourdement et prosp-rait certain malaise, quelque chose de comparable lennui ou au spleen.Le suicide men aurait dlivr, si je neusse eu la ressource de mendor-mir. Dici soixante ans, peut-tre aura-t-on trouv un remde ce tniadevant le dveloppement duquel toutes mes dcouvertes ont jusqu cejour chou. at is the question. Mon voisin, sa vie durant, voudra biense charger de garder mon corps raison de vingt livres sterling par mois:Cest une sincure dont je lui lgue le privilge lintention de lui faireoublier mon turbulent voisinage. Sa tche consistera mpousseter detemps autre et renouveler, une fois chaque anne, la Couche de ciresur mon visage. Il choisira lui-mme son successeur parmi les honntesgens de sa connaissance. Au bout de soixante ans, la personne qui se trou-vera de la sorte constitue mon gardien observera scrupuleusement lesinstructions consignes dans mes papiers pour me rappeler la vie.

    Suivaient nombre dautres dispositions. Le major ajoutait:Tous les manuscrits du caveau seront cons aux soins des membres

    de lAcadmie des sciences, qui voudront bien nommer une commissionpour les mettre en ordre, les annoter, les publier, et aider de toute leurinuence la vulgarisation de mes dcouvertes. Ces messieurs, en outre,daigneront, ma prire, fonder un prix annuel de huit cents livres sterlingau bnce de celui qui dcouvrira le moyen dtre encore parfaitementheureux quand bien mme la douleur en viendrait tre radicalementabolie. En prsence du bonheur incurable dont les sciences, les arts in-dustriels, la mcanique, le drainage, menacent de doter lhumanit, cettefondation me parat essentiellement philanthropique. Je lgue lAca-

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  • Le major Whittington

    dmie des sciences, comme une marque de ma profonde admiration et dema haute estime, une rente perptuelle de huit mille livres sterling, r-partir annuellement entre les quarante fauteuils de la section. La moitides soixante millions renferms en bank-notes dans mes armoires, suraamplement, je lespre, ces divers legs.

    Lhonorable mission de veiller laccomplissement rigoureux de cesdsirs exprs tait confre au bon vouloir et lintelligence du baron deSarcus.

    Ces nouvelles produisirent une sensation prolonge dans le mondesavant. Diverses feuilles, et notamment le Practical Mecanics Journal,parurent plusieurs mois encadres de noir. Une commission fut sur-le-champ nomme leet de coordonner, dexaminer, dapprofondir lespapiers du major. Aux innombrables merveilles dont ils contenaient legerme, les membres de lAcadmie, section des sciences, furent saisis dunenthousiasme extraordinaire. Ils se levrent comme un seul homme, et serendirent processionnellement, en grand costume, la demeure de lordWhittington.

    Par leurs soins, on grava en lettres dor sur lune des faces du pides-tal;

    AU MESSIE SCIENTIFIQUE.et sur lautre:IL NY A PAS DAUTRE DIEU QUE LHOMME, ET WHITTINGTON

    EST SON PROPHTE.Ainsi soit-il!

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.