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« Un peu de tenue quand la mort menace. »

Georges Bataille et le Collège de Sociologie.

Lorsque Nietzsche, entre 1920 et 1923, tire progressivement, mais définitivement, Georges

Bataille des ornières d’un catholicisme fervent où la première guerre mondiale et la tragédie

paternelle l’avaient précipité, c’est pour celui-ci non seulement la découverte du néant

fondamental et angoissant dont procède l’homme, mais simultanément toute velléité

communautaire qui vole en éclats, au nom désormais du seul génie individuel de l’être. A

commencer d’ailleurs par le sien, dont Nietzsche l’a vite persuadé1. Il n’y a dès lors pour

Bataille d’autre communauté pensable, d’autre communauté possible qu’une communauté

forgée à l’instar de la communauté idéaliste et mensongère de l’Église, communauté

dépersonnalisante, aliénante et sourde à la vérité pulsionnelle du corps. Nouvelle vertu

cardinale, cette « faculté d’être autre et seul de son parti » dont parle Nietzsche2.

De sorte qu’après tant d’entreprises collectives refusées (le surréalisme3) ou délibérément

perverties (Documents4 puis La Critique sociale5), Georges Bataille doit attendre octobre

1 « Il me semble aujourd’hui devoir dire : ceux qui [lisent Nietzsche] ou l’admirent ou le bafouent […]. Sauf moi ? (je simplifie). […] Cette totale libération du possible humain qu’il a définie, de tous les possibles est le seul sans doute qu’on n’ait pas tenté (je me répète : en simplifiant, sauf moi ( ?)) », Georges Bataille, Sur Nietzsche, volonté de chance (1944), OC VI, Gallimard, 1973, p. 13. 2 Friedrich Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, cité d’après Michel Onfray, La Sagesse tragique. Du bon usage de Nietzsche, Biblio essais, Le Livre de Poche, 2006, p. 172. 3 Sur la rencontre Bataille-Breton début 1925, et le refus du premier d’entrer dans la « communauté » surréaliste du second, voir Frédéric Aribit, « Georges Bataille, André Breton : de la “grenouille” et du “bœuf” surréaliste en 1925 », Colloque Des autres à soi-même – les voies du retour (Ecriture et pratiques discursives), 23-24 mai 2008, Université de Bacau, Roumanie, 2008 (actes à paraître). 4 Fondée sur les cendres d’Aréthuse, la revue Documents (1929-1930) connaît une brève mais décisive existence. Après quinze numéros à peine, Bataille, secrétaire général (« une sorte de direction déguisée », selon Surya), est écarté du comité de rédaction, avant que la revue ne périclite bientôt. Deux tendances s’y opposent d’emblée, les « scientifiques » (Babelon, d’Espézel…) et les « artistes », Bataille entraînant dans cette seconde faction avec lui les premiers transfuges du surréalisme (Leiris, Limbour, Desnos, Vitrac…). « [Entre] les plus suspects et les moins prévisibles parmi les jeunes écrivains contemporains et ceux qu’il convient de qualifier de conservateurs parmi les personnalités du comité de rédaction s’engagea un étrange bras de fer dont il n’est pas sûr que ces derniers comprissent la raison d’être et dont les éditeurs eurent plus d’une fois l’occasion de se plaindre », observe Michel Surya, qui ajoute qu’« [il] ne fait pas de doute que, patiemment, obstinément, [Bataille] conçut Documents comme une machine de guerre contre le surréalisme ; comme une position avancée sur ses terres

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1935 et Contre-Attaque pour s’essayer enfin, pour la première fois, à une communauté

« paradoxale », susceptible de trouver dans les théories sociales formulées ici ou là6, et

notamment sous le nom d’« hétérologie »7, son propre ciment.

Rappelons-en (trop) brièvement les principes : l’idée, qui entremêle des considérations qui

doivent indifféremment à Freud, à l’ethnologie (Durkheim, Mauss), à Marx…, s’articule

autour de l’antagonisme « utilité »/« inutilité », appliqué à l’observation la plus large de la

société humaine, où elle distingue entre principes d’accumulation et principes de dépense. Il

est d’usage de conférer une valeur d’utilité aux premiers (production, acquisition et

conservation…) et d’inutilité aux seconds (gaspillage d’argent ou de temps, débauche,

jeu…) : c’est ce constat que Bataille démolit, en suggérant qu’« une société puisse avoir […]

intérêt à des pertes considérables, à des catastrophes qui provoquent, conformément à des

besoins définis, des dépressions tumultueuses, des crises d’angoisse et, en dernière analyse,

un certain état orgiaque »8. Pour démontrer la nécessité de l’inutile (sa « fonction » sociale),

Bataille s’appuie sur une observation phénoménologique qui inscrit dans un jeu d’analogie,

différents domaines de l’expérience humaine, pareillement régis par la vérité de la dépense,

dépense inutile, « dépense improductive » (des bijoux, dont la valeur symbolique est d’autant

qu’un à un rallieraient ses dissidents ». Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, pp. 148-150. 5 En 1931, la rencontre de Boris Souvarine et de Jean Bernier entraîne la création de cette revue marxiste en marge du stalinisme (et donc du parti communiste) et du trotskisme. La Critique sociale offrira une tribune aux réflexions menées au sein du Cercle communiste démocratique, fondé dès juin 1930 par refonte de l’ancien Cercle Marx-Lénine, et dont Maurice Nadeau affirme qu’elle est « l’organe officieux ». Voir Maurice Nadeau, « Préface » à Anne Roche (sous la direction de), Boris Souvarine et La Critique sociale, Éditions La Découverte, 1990, p. 8. Bataille, bien qu’assez isolé au sein d’idéologues et d’économistes, y participe cependant activement, signant pas moins de vingt contributions entre octobre 1931 et mars 1934. Parmi les autres collaborateurs, citons Baron, Queneau et Leiris, mais aussi les philosophes Simone Weil ou Jean Piel. On y trouve également Colette Peignot, dite Laure. L’éclectisme idéologique de la revue se complique ainsi de questions personnelles toujours susceptibles de dégénérer en conflits. 6 Voir notamment Georges Bataille, « La notion de dépense » (La Critique sociale n°7, janvier 1933), « La structure psychologique du fascisme » (La Critique sociale n°10 et 11, novembre 1933, mars 1934), OC I, Gallimard, 1970 ainsi que La valeur d’usage de D.A.F. de Sade, « Dossier de la polémique avec André Breton », OC II, Gallimard, 1970. 7 Ou pas. Francis Marmande a relevé la « constellation » terminologique qui décline dans l’œuvre de Bataille cette même recherche, comme c’est d’ailleurs le cas pour chacune des notions fondamentales chez lui. Ainsi, pour le mot « hétérologie » : « agiologie », « scatologie », « hétérodoxie », « athéologie »… Voir Francis Marmande, Georges Bataille politique, Presses Universitaires de Lyon, 1985, pp. 114-115. 8 Georges Bataille, « La notion de dépense » (La Critique sociale n°7, janvier 1933), OC I, Gallimard, 1970, p. 303.

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plus grande qu’on leur a sacrifié « inutilement » une somme plus importante, jusqu’aux

excréments, au sacrifice religieux menant à la mort, à la poésie, cette « création au moyen de

la perte »9). Donne leur sens profond, à toutes ces formes de dépense, l’économie du potlatch,

cette forme archaïque de l’échange identifiée par Mauss, et qui consiste en un « don

considérable de richesses offertes ostensiblement dans le but d’humilier, de défier et d’obliger

un rival »10 (ce don peut, en pratique, se traduire par une destruction délibérée de ses propres

richesses, une dépense somptuaire engagée pour la collectivité par exemple). Le pouvoir n’est

ainsi plus attaché à l’acquisition et à la conservation, mais à la propension à la perte,

socialement fonctionnelle. De là, donc, l’impératif révolutionnaire selon Bataille, à condition

de l’entendre cependant avec tout ce qui le distingue de son expression marxiste, notamment

si la révolution, loin d’être le moyen de la libération humaine, en est bien selon lui le seul et

unique terme11. Bataille est en effet prêt avec Marx à admettre la nécessité historique d’une

telle libération, mais il refuse tout idéalisme qui finalement dissiperait l’impératif de la

destruction et de toutes les dynamiques mises à jour par l’hétérologie12.

Bref, la révolution doit momentanément mettre les puissances excrétoires du prolétariat au

service de la libération sociale, pour conduire vers une « communauté » politique capable de

garantir en toute lucidité à ces mêmes puissances, parce qu’elles n’auront absolument pas

disparu du fait de leur vérité inhérente à la condition humaine, des phases d’épanchement. De

cela, et juste avant les expériences d’Acéphale et du Collège de Sociologie, Contre-Attaque

9 Ibid. Perte du sens, de l’ordre, du langage… 10 Ibid., p. 309. Bataille s’appuie sur l’article de Marcel Mauss, « Essai sur le don, forme archaïque de l’échange », paru dans Année sociologique en 1925. 11 Bataille n’hésite pas à affirmer d’ailleurs que la révolution est un mouvement « impossible à contenir et à diriger vers un but limité », Ibid., p. 320. 12 Il est donc selon lui « nécessaire d’envisager deux phases distinctes dans l’émancipation humaine » : d’abord une phase révolutionnaire à proprement parler, « qui ne se terminera que par le triomphe mondial du socialisme », offrant une sorte de « voie d’écoulement » aux puissances d’excrétion de la « masse » ; ensuite une phase post-révolutionnaire, qui « implique la nécessité d’une scission entre l’organisation politique et économique de la société d’une part et d’autre part une organisation antireligieuse et asociale ayant pour but la participation orgiaque aux différentes formes de la destruction », Georges Bataille, La valeur d’usage de D.A.F. de Sade, « Dossier de la polémique avec André Breton », OC II, Gallimard, 1970, p. 68. Signalons que ce partage ne fait en un sens que donner une large dimension politique à la manière schizophrénique dont Bataille mène au même moment sa propre vie, entre une face diurne de fonctionnaire courtois et discret et une face nocturne de débauché frénétique.

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sera la première tentative. Il s’avère donc nécessaire d’ébaucher rapidement les contours de

ces premières expériences communautaires décisives qui occupent Bataille. Ce sont elles, en

effet, qui le conduisent ensuite au Collège de Sociologie à proprement parler, dont on pourra

alors singulariser par contraste les principes, en relisant les contributions qu’il y proposa.

Isolé après la fin de publication de La Critique sociale, Bataille retrouve Breton, totalement

désaveuglé de l’illusion stalinienne. Les deux hommes, privés de tout organe de combat, sont

plus seuls que jamais dans le champ idéologique agité de l’extrême gauche. Or, le temps

presse. Refusant de se laisser prendre dans le goulot d’étranglement de l’histoire, qui tétanise

les deux fronts de plus en plus impatients d’en découdre, ils pressentent qu’une autre riposte

est possible, qui prenne plus lucidement la mesure de l’agression fasciste et qui soit capable

d’y répondre en lui renvoyant la démesure même dont ils créditent l’homme. Le bref

mouvement qui les verra donc se rejoindre, depuis l’automne 1935 jusqu’à « La rupture avec

Contre-Attaque » du groupe surréaliste (24 mai 1936)13, n’est pas l’épisode le moins étonnant

du feuilleton de leur confrontation. Le 9 octobre 1935, soit deux jours après la publication du

manifeste fondateur de Contre-Attaque, Bataille écrit à Roger Caillois : « jusqu’aujourd’hui je

n’avais jamais trouvé moyen d’être dans un état fanatique : j’aspirais à cela mais devant moi,

il n’y avait que le vide »14. Contre-Attaque sera donc la première tentative pour donner à ce

« fanatisme » un espace où s’exercer, dans une orientation ouvertement, totalement politique :

il traduit, dans le vocabulaire de Bataille, ce « mythe collectif » que Breton vient de

13 « La rupture avec Contre-Attaque », (24 mai 1936) Tracts surréalistes et déclarations collectives, Tome I (1922-1939), présentation et commentaires de José Pierre, Éric Losfeld éditeur, 1980, p. 301. Signalons que la date qui figure dans cette édition au bas du document (24 mars 1936) est fautive, comme en atteste la note contradictoire de la page 506. Cette erreur se retrouve dans « Chronologie », André Breton, OC II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. XLVII. 14 Georges Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935 - 4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, préface de Francis Marmande, éditions Folle Avoine, 1987, p. 51. Il faut signaler que cette dernière lettre continue par un aveu qui trouvera écho lors du Collège de sociologie : « Je voudrais que le heurt de nos deux fanatismes d’hier prenne avant tout la valeur d’une rencontre ».

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promulguer de son côté contre le réalisme socialiste15. Mais de tout ceci pour l’instant, ni

Caillois ni Leiris ne veut entendre parler16.

Pour résumer l’expérience de Contre-Attaque, on peut y distinguer une dimension analytique

et programmatique, et une dimension pratique. Sur le plan idéologique, le mouvement clame

son antinationalisme et son anticapitalisme, et se range très explicitement dans la mouvance

marxiste, dont il reprend à son compte les principaux points doctrinaires (analyse du

capitalisme et du processus historique conduisant à la socialisation des moyens de

production, lutte des classes comme facteur historique et comme source des valeurs morales

essentielles, affirmation d’une conscience unitaire de la classe laborieuse, unissant dans un

même combat ouvriers, paysans et intellectuels, etc.). Un ambitieux programme de

publications est annoncé, afin de proposer une toute nouvelle lecture du paysage idéologique,

articulée sur la congruence de facteurs sociaux, politiques, économiques, historiques, mais

aussi philosophiques ou psychologiques. Mais sur les seize « Cahiers » initialement prévus,

un seul verra effectivement le jour. Car ce n’est pas tant par la propagation écrite mais bien

plutôt par le biais d’une série de réunions ou d’interventions publiques, accomplies parfois

15 Lors du premier Congrès des écrivains soviétiques à Moscou, en août 1934, congrès où sera entérinée la théorie du réalisme socialiste sans que Breton y voie immédiatement une menace, Malraux a avancé l’idée que « le travail d’un artiste occidental consiste à créer un mythe personnel à travers une série de symboles ». Breton, soulignant l’importance du symbole, reprend cette phrase du discours « sensationnel et décisif » de Malraux lorsque, un an plus tard, il s’agit de défendre l’idée que ce n’est plus « déjà de la création d’un mythe personnel qu’il s’agit en art, mais, avec le surréalisme, de la création d’un mythe collectif », Voir André Breton, Position politique du surréalisme (1935), OC II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, pp. 437-439. C’est la première fois, semble-t-il, que Breton utilise l’expression de « mythe collectif » à laquelle il aura par la suite si souvent recours. 16 Roger Caillois est brouillé avec Breton depuis la drolatique affaire des « haricots mexicains » du 26 décembre 1934. Le 30 octobre 1935, juste après la fondation de Contre-Attaque, il exprimera son désaccord avec Bataille dans une lettre à Jean Paulhan, « notamment parce qu’en chemin l’entreprise avait trop dévié, prenant des allures de parti politique avec des programmes précis, etc… et cédant d’autant sur les questions idéologiques délicates que je voulais, quant à moi, voir poser nettement », Georges Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935 - 4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, préface de Francis Marmande, éditions Folle Avoine, 1987, p. 42. On peut suggérer que c’est moins la question idéologique en tant que telle que les moyens préconisés pour sa mise en œuvre qui séparent alors Caillois de Breton et Bataille. On verra bientôt resurgir ce même différend avec le Collège de sociologie. Quant à Michel Leiris, il s’esquive et note, à la date du 26 décembre 1935, dans son Journal : « Je reproche à Bataille de se mêler de politique, sous prétexte qu'il y perd son temps, que cela lui fait gâcher son don poétique », Georges Bataille, Michel Leiris. Échanges et correspondances, « Les inédits de Doucet », Gallimard, 2004, p. 209. Parmi les participants à Contre-Attaque, signalons plusieurs surréalistes (Éluard, Péret, Pastoureau…) ou dissidents (Boiffard…), des anciens du Cercle communiste démocratique (Bernier, Dautry…), des anciens du Grand Jeu (Henry, Harfaux…), ou encore quelques personnalités proches de l’un comme de l’autre pour diverses raisons (Dora Maar, Maurice Heine…).

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selon les termes d’un véritable rituel, et volontiers dotées d’une dimension symbolique censée

frapper les esprits, que l’agit-prop se met en branle. Contre-Attaque inaugure, réunion après

réunion, un véritable « proto-situationnisme »17 en acte. L’atmosphère qui y règne se veut

« une excitation organisée de façon délibérée », dit Robert Stuart Short18. Aspect

insaisissable, que les effets oratoires lisibles dans telle ou telle déclaration rendent à peine, et

où tous les ressorts de la fièvre collective étaient sollicités. Ainsi, par exemple, « on faisait

planer une impression de danger et de sédition en donnant au public des avertissements quant

à leur sécurité personnelle »19. À ce jeu-là, semble-t-il, les interventions de Bataille n’avaient

rien à envier à celles de Breton. Car de fait, sur le plan pratique, c’est la violence la plus totale

qui est clairement présentée comme arme de prédilection pour renverser les « esclaves » et

atteindre l’exaltation collective désirée, encore que les moyens préconisés pour basculer dans

cette violence soient rarement explicités. La « peine de mort » contre tous les « esclaves du

capitalisme » ? Admettons. Mais une telle violence est-elle une « inéluctable nécessité », dont

on pourra à terme se dispenser, ou est-elle conforme à une prétendue « violence immédiate de

l’être humain »20, pulsion intemporelle, universelle, et naturelle ? Est-elle donc commanditée

par le social ou par l’individu ? Est-elle but ou moyen de l’« exaltation » ? On verrait aisément

dans ces deux orientations la marque d’un désaccord de fond entre Breton et Bataille.

Car l’échec du mouvement est cuisant. Il n’aura fallu que quelques mois à peine pour que

Contre-Attaque implose, et disperse vers d’autres zones de combat les forces qu’il cherchait à

rassembler, renvoyant notamment dos à dos André Breton et Georges Bataille. Doté de bien

faibles moyens au regard de ses ambitions (financiers, d’abord, mais aussi humains21), jamais

17 Le terme est de Vincent Kaufmann, « Communautés sans traces », Georges Bataille après tout, sous la direction de Denis Hollier, L’extrême contemporain, Belin, 1995. 18 Robert Stuart Short, « Contre-Attaque », Le surréalisme, entretiens dirigés par Ferdinand Alquié, Mouton, 1968, p. 157. 19 Ibid. 20 Voir « Contre-Attaque, Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », Georges Bataille, OC I, Gallimard, 1970, pp. 379-383. 21 Robert Stuart Short dénombre au maximum quelque « deux cents personnes », « Contre-Attaque », Le surréalisme, entretiens dirigés par Ferdinand Alquié, Mouton, 1968, p. 157.

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Contre-Attaque ne pouvait espérer parvenir à s’imposer comme cette troisième puissance

susceptible de s’opposer à la fascination brutale du fascisme et capable en outre de durcir la

force de frappe révolutionnaire de gauche pour conduire vers une émancipation véritable de

l’homme. Incapable d’atteindre ses objectifs sur un plan externe, et de clairement définir les

aspects « techniques » de l’exaltation collective espérée (outre la place, historique ou

naturelle, de la violence, le rôle assigné au discours, par exemple, aspects qui resurgiront au

sein du Collège), Contre-Attaque est aussi un échec interne : aucune « communauté

fraternelle » n’a vu le jour, ce dont attestent très clairement les rapports jamais totalement

pacifiés de Breton et de Bataille. Pour Bataille, quoi qu’il en soit, Contre-Attaque marque un

pas décisif, significativement accompli en compagnie de son ennemi de toujours, dans sa

découverte de la force communautaire. Ce qu’Acéphale et Le Collège de Sociologie, érigés

sur ses ruines, porteront à son comble.

Car il faut maintenant aller plus loin, donner à cette communauté des liens indénouables,

serrer le groupe autour d’un même abîme lucidement affronté, inventer un « autre » sacré qui

seul soit capable de conjurer la fascination fasciste des chefs, et l’apathie aveugle des masses.

Telles seront les aventures simultanées, ressemblantes et distinctes à la fois, d’Acéphale et du

Collège de Sociologie, où Nietzsche est repris aux nazis, et Hegel (par Kojève), aux idéalistes

de tous bords. On se souvient de la question que Bataille posait avec Breton : « Le refus

devant l’autorité et la contrainte peut-il, oui ou non, devenir beaucoup plus que le principe de

l’isolement individuel, le fondement du lien social, le fondement de la communauté

humaine ? »22. C’est précisément cette question à laquelle Contre-Attaque n’aura pas su

répondre, et qui trouvera dans les expériences communautaires inattendues auxquelles

Georges Bataille se livre ensuite, un champ d’application pour le moins radical. De 1936 à

22 Georges Bataille et André Breton, « L’autorité, les foules et les chefs », projet d’un Cahier pour Contre-Attaque, dans Georges Bataille, « Les Cahiers de Contre-Attaque » (1935), OC I, Gallimard, 1970, p. 390.

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1939, ce sont en effet deux sociétés distinctes (deux au moins, trois plutôt, quatre peut-être)

qui, simultanément, mais de façon dissemblable, voient le jour autour de Georges Bataille.

Encore que « voir le jour » soit une façon de parler, s’agissant de sociétés plus véritablement

nocturnes que diurnes, et qui entretiennent avec l’idée de secret ou de rite, un rapport

déconcertant. Chacune représente en effet une modalité à la fois heuristique (versant

théorique) et expérimentale (versant pratique) d’un sacré réinventé, qui mène à leur

paroxysme certaines ambitions avortées de Contre-Attaque. Mais alors, en en ayant au

préalable défait les liens directement politiques au sens strict, et en ayant presque déserté le

terrain historique sur lequel elles entendaient jusqu’alors s’exprimer.

De fait, il est impossible d’évoquer l’expérience du Collège de Sociologie sans dire quelques

mots de la singulière aventure communautaire, plus ou moins simultanée, qui occupe Georges

Bataille à ce moment-là. Véritablement pensée et conçue comme une société secrète,

Acéphale, négligeant toute espèce de prosélytisme, se caractérise par une expérimentation de

valeurs communautaires assurément moins tournées vers ce qui lui était extérieur (la violence

politique de Contre-Attaque) que vers ce gouffre inhérent à la psychologie humaine

(l’angoisse ontologique, l’érotisme, la mort…) autour duquel on eut l’effroyable audace de se

retrouver, en cercle restreint.

Acéphale émerge d’abord par sa part visible, non tête mais absence de tête qui dépasse. En

l’occurrence une revue, où signeront des noms aussi divers que Pierre Klossowski, André

Masson, Jules Monnerot… et dont on connaît quatre livraisons (de juin 1936 à juin 1939).

Acéphale y est présenté comme le lieu de combat entre forces « religieuses » (« NOUS

SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX […]. Ce que nous entreprenons est une

guerre »23) et forces « politiques ». S’exprimant de la sorte, Bataille ne fait que reformuler la

23 Georges Bataille, « Programme » (4 avril 1936), OC II, Gallimard, 1970. Les citations qui suivent, d’après ce document.

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théorie hétérologique qui est la sienne depuis plusieurs années déjà, comme on l’a dit : effet

de ces glissements conceptuels que la critique a souvent mis en avant chez lui, et qui, si elle

montre effectivement toute son indifférence au signifiant, atteste aussi, me semble-t-il, d’un

choix terminologique imprégné par l’instant historique de sa formulation. Ce qui, en

l’occurrence, signifie ceci : ce qui pouvait jusque-là à la rigueur être dit en termes politiques

(la « révolution », avec Marx), ne le peut plus, une fois Staline, une fois Hitler advenus. De

sorte que c’est désormais par une nouvelle articulation que Bataille exprime sa pensée,

articulation qui oppose valeurs politiques d’une part, et valeurs religieuses d’autre part.

Politiques donc : la nécessité, le travail, « le monde des civilisés et sa lumière », la raison,

l’instruction (« la vulgarité instruite »), la guerre (militaire)… Religieuses donc, au sens

dionysiaque du terme (avec Nietzsche, ou Sade, ou Don Juan) : le rire, l’amour, l’extase, le

« tumulte sans cohésion apparente », le jeu, la mort… Acéphale se veut le lieu de

convergence de tous ceux qui ont accepté ce combat pour les secondes, et contre les

premières. Et c’est de Nietzsche que Bataille, presque exclusivement, se réclamera, Nietzsche

qu’il entreprend de libérer du navrant enrôlement fasciste dont il est la victime. Car, clame-t-il

haut et fort, « LA DOCTRINE DE NIETZSCHE NE PEUT PAS ÊTRE ASSERVIE »24. En

d’autres termes, Nietzsche est résolument hostile à toute mise en forme politique. Sa pensée

déchaîne des forces « religieuses » qui en aucun cas ne peuvent s’accommoder de quelque

idéologie prétendument civilisatrice que ce soit. Et Bataille d’évoquer alors « [le] charme, au

sens toxique du mot, de l’exaltation nietzschéenne [qui] vient de ce qu’elle désintègre la vie

en la portant au comble de la volonté de puissance et de l’ironie »25. Reste alors l’essentiel

que Nietzsche a enseigné à Acéphale, cette « pratique de la joie devant la mort »26, une mort

24 Georges Bataille, « Nietzsche et les fascistes » (Acéphale n°2, 21 janvier 1937), OC I, Gallimard, 1970, pp. 447-465. 25 Georges Bataille, « Propositions », Ibid., p. 468. On retrouve le vocable de Contre-Attaque. 26 Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort » (Acéphale n°5, juin 1939), Ibid., pp. 552-558. Le même numéro s’ouvre sur une commémoration : le cinquantenaire du jour (3 janvier 1889) où Nietzsche, se

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seule capable de donner à la « communauté » des liens inextricables, mise à l’exercice d’une

véritable « mystique » (le mot est de lui) dont Bataille ébauche les rudiments. Il faut observer

ici que c’est curieusement par le recours à une écriture poétique contre laquelle il s’est

tellement érigé, c’est-à-dire par une sortie de la stricte discursivité vers un arrangement en

poème de son texte, que Bataille célèbre cette « joie devant la mort », et tente de décrire un

certain nombre d’états contemplatifs extatiques personnellement vécus. C’est également, autre

point significatif, à partir de 1938, peut-être après la mort de Laure, que Bataille commence à

pratiquer ses exercices de méditation mystique27. Car la mort alors a déjà pris pour lui les

horribles traits d’une vérité pratique. Non pas ceux que l’imminence de la guerre donne au

tremblé de l’époque : la mort qui se prépare dans les ministères est une mort « politique ». Au

contraire, une mort bien différente, une mort « religieuse » (qui, effectivement, relie les

hommes28), extatique, tragique, une mort vraie, en l’occurrence celle de Laure, qui meurt de

tuberculose le 7 novembre 1938. C’est très exactement cette mort-là qui donne à Acéphale le

sinistre poids de toute sa vérité pratique29.

Car jamais, en effet, Acéphale ne fut conçu comme un mouvement de « pensée » (littéraire,

philosophique…) mais comme une expérience commune et sacrée de la vie, mais alors d’une

vie enfin vécue à hauteur de la mort. De sorte que sous cette part visible, tête manquante qui

jetant à Turin au cou d’un cheval battu, sombrait définitivement dans la folie, Voir Georges Bataille, « La folie de Nietzsche », Ibid., pp. 545-549. 27 Voir Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », Critique n°195-196, « Hommage à Georges Bataille », Éditions de Minuit, août-septembre 1963. 28 Encore que, comme le signale Alain Rey, on n’oubliera pas combien l’étymologie de « Religion » « est controversée depuis l’Antiquité », entre auteurs souvent chrétiens (Tertullien) rattachant religio au verbe religere, au sens de « relier » comme nous le faisons ici, d’autres (Cicéron) y voyant un dérivé de legere (« cueillir », « ramasser ») c’est-à-dire collecter (par la lecture), d’autres encore (Benveniste) lui donnant le sens de « revenir sur ce que l’on a fait », « ressasser », faisant de religio un synonyme de « scrupule », « soin méticuleux », « ferveur inquiète », qui exclut tout idée de relation avec le sacré, Voir Article « Religion », Dictionnaire historique de la langue française (1992), Tome 3, Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, 1998, p. 3161. 29 Michel Surya, qui fait de la liaison de Bataille avec elle, une communauté amoureuse au sein même de la communauté religieuse d’Acéphale, a raconté les circonstances de ce décès, après trois années de débauche houleuse vécues avec Bataille : querelles violentes autour de son corps, avec une famille qui veut l’enterrer selon les rites chrétiens, tension autour des manuscrits qu’elle laisse… Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, pp. 308-317. Dans son cercueil, Bataille déposa Le mariage du ciel et de l’enfer, de William Blake.

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émerge d’un numéro à l’autre de la revue, se cache tout le corps secret de la « communauté »,

où l’alliance est scellée à même la chair. L’« exaltation générale » de la maladroite Contre-

Attaque allait ici atteindre son paroxysme, mais sans plus aucune ambiguïté ni faux prétexte

idéologique : « Ce que sans doute voulait Bataille, c’est que l’horreur de la mort promise à

chacun descendît en chacun comme une pentecôte horrifiante et que, déchaînées, les ardeurs

et les énergies jusque-là comprimées fussent à la mesure de cette horreur »30, dit sans

équivoque Michel Surya. Et rien ne manqua de tout le bric-à-brac ésotérique. Acéphale fut le

lieu de pratiques secrètes, rituelles, élaborées par recomposition d’éléments hétéroclites

occultes, religieux (chrétiens), historiques, etc., dont l’empreinte traumatique (à l’instar de la

photo du supplicié chinois) est profonde chez Bataille. Et, on le sait désormais, paroxysme de

tous les rites effectivement pratiqués ou simplement échafaudés (rendez-vous nocturnes au

pied d’un arbre foudroyé, dans la forêt de Marly-le-Roi ; hiérarchisation du groupe selon trois

degrés initiatiques, les « larves », les « muets », et les « prodigues », la « prodigalité », vertu

maximale de ce « potlatch » ravivé, etc.), un sacrifice humain fut envisagé, pour lequel,

rapporte Francis Marmande, « il aurait été plus facile, dit-on, de trouver une victime

consentante qu’un exécuteur » (il semble que ce fut Caillois, qui fut désigné, et qu’il se

rétracta)31. La mort de Laure fut indubitablement ce « sacrifice » inattendu auquel il fallut

consentir pour célébrer dans le plus grand déchirement cette « pratique de la joie devant la

30 Ibid., p. 302. 31 Francis Marmande, Georges Bataille politique, Presses Universitaires de Lyon, 1985, p. 63. Roger Caillois a lui-même évoqué ce projet dans Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Bibliothèque des Sciences humaines, nrf, Gallimard, 1974. Ainsi, dans « Préambule pour l’esprit des sectes », initialement paru en 1945 et repris dans le volume, il a expliqué que le sacrifice fut annulé « par lâcheté élémentaire et par l'effet de quelque doute qu'on n'avouait pas sur la fécondité d'une telle pluie de sang. La vaillance manqua, et aussi, je pense, la conviction », p. 93.

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mort » que « l’aventure cardiaque d’Acéphale »32 expérimenta jusqu’à l’extrême, et au milieu

de laquelle Bataille sembla faire office de premier célébrant33.

Communauté fondamentalement, expérimentalement nietzschéenne (et sadienne), Acéphale,

elle-même dédoublée entre part émergeante et part secrète, se double dès les premiers mois de

1937 d’une autre communauté autrement plus visible. Ce sera donc le Collège de sociologie

qui, de novembre 1937 jusqu’à juin 1939, et à raison de deux réunions par mois environ,

tentera d’élaborer « une sociologie du sacré », à savoir « l’étude de l’existence sociale dans

toutes celles de ses manifestations où se fait jour la présence active du sacré. [On] se propose

ainsi d’établir les points de coïncidence entre les tendances obsédantes fondamentales de la

psychologie individuelle et les structures directrices qui président à l’organisation sociale et

commandent ses révolutions »34. La fondation du Collège, décidée dès le mois de mars35, est

donc annoncée dans le dernier numéro collectif paru sous le nom d’Acéphale, avant un

numéro 5, deux ans plus tard, uniquement signé par Georges Bataille. Une communauté

semble ainsi, sur le plan chronologique, prendre le relais de l’autre. Plus exactement, du

versant émergeant, on dirait « théorique » de l’autre, qui n’en continue pas moins (voire qui

les inaugure précisément à ce moment-là) ses pratiques occultes.

On repère d’emblée l’ambition plus nettement heuristique affichée par le Collège. Pourtant,

partant du constat que « la science s’est trop limitée à l’analyse des structures des sociétés

dites primitives, laissant de côté les sociétés modernes », Bataille prétend « développer […]

32 L’expression est de Michel Camus, « L’Acéphalité ou la religion de la mort », préface à la réimpression de Acéphale 1936-1939, Jean-Michel Place, 1980, p. I. 33 S’appuyant sur les témoignages de Klossowski ou de Caillois, Surya insiste sur l’empire intellectuel et le pouvoir de fascination considérables qui étaient alors ceux de Bataille sur l’ensemble du groupe, Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 299. 34 Georges Bataille, « Note sur la fondation d’un Collège de sociologie » (Acéphale n°3-4, juillet 1937), OC I, Gallimard, 1970, p. 492. 35 Lors d’une réunion au Grand Véfour où Bataille parle de « L’Apprenti sorcier ». Cette communication fondatrice sera reprise en juillet 1938, lorsque Jean Paulhan publie dans la NRF un dossier émanant du Collège de sociologie, qui vient mettre un terme à sa première année d’existence. On y entend d’ailleurs moins l’ambition « scientifique » du futur Collège que la tonalité fortement mythologique qui était plutôt celle d’Acéphale. Voir Georges Bataille, « L’Apprenti sorcier », OC I, Gallimard, 1970, pp. 523-537.

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une communauté morale, en partie différente de celle qui unit d’ordinaire les savants et liée

précisément au caractère virulent du domaine étudié et des déterminations qui s’y révèlent

peu à peu ». Un telle « virulence » indique la nature contagieuse des objets d’étude qu’on se

donne, objets épistémologiquement dangereux car susceptibles de travailler en retour les

sujets mêmes qui se consacrent à leur analyse. Voilà d’emblée chaque acteur potentiel

prévenu. Mais hormis cet avertissement méthodologique, « [cette] communauté n’en reste pas

moins aussi libre d’accès que celle de la science constituée et toute personne peut y apporter

son point de vue personnel […], on considère que cette préoccupation est suffisante à elle

seule pour fonder des liens nécessaires à l’action en commun ». En somme, une étude, mais

une étude totale, qui ne soit pas seulement étude objective mais qui soit capable d’intégrer

l’observation du sujet même de la connaissance, de reconnaître comment celui-ci n’échappe

pas à ce qu’il observe36, était censée souder une communauté scientifique (communauté de

« sages », au sens absolu, hégélien du terme, celui que Kojève propage par ailleurs, on y

reviendra)37, elle-même censée provoquer ensuite, du moins dans l’esprit de certains, une

agitation irrémédiable dans la sphère sociale (fusion de l’homme du Savoir et de l’homme de

l’Action kojéviens). Pour le dire schématiquement, le Collège se concentrerait sur ces

phénomènes proprement « religieux » qu’Acéphale mettait en pratique : démarche cognitive,

36 Par exemple Bataille, dans son intervention du 5 février 1928 : « j’ai mis l’accent, et je ne cesserai pas de le mettre, sur le fait que les phénomènes que je tente de décrire sont vécus par nous. […] J’ai employé tout à l’heure le terme d’essentiel : j’estime en effet qu’ils constituent l’essentiel de ce qui est vécu par nous, et si l’on veut le cœur de l’existence qui nous anime. […] s’il en est comme je viens de le dire, je m’écarte évidemment de ce que j’appellerais volontiers le profond sommeil de la science. […] Pourquoi ne reconnaîtrais-je pas en effet que j’ai la possibilité de faire une phénoménologie et non une science de la société ? », Georges Bataille, « 5 février 1938 », OC II, Gallimard, 1970, p. 320. 37 Denis Hollier parle d’« une pseudo-valorisation de la science invitée, comme troisième larron, à geler le conflit de la politique et de l’art, du communisme et du surréalisme », Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 12. On réfutera cependant le double système d’opposition ici avancé, qui procède par assimilations et simplifications périlleuses : d’abord en oubliant que la politique et l’art se sont souvent présentés comme des alliés objectifs ; ensuite en dissimulant sous le vocable « communisme » les différentes réalités idéologiques qui le composent (au moins stalinisme, trotskisme ou marxisme hétérodoxe façon Souvarine…), très différemment reçues par Breton ; enfin, en suggérant par la construction syntaxique parallèle (juxtaposition ou apposition ? autrement dit, effet d’addition ou épanorthose ?) une coupure entre politique d’une part et esthétique d’autre part, contre laquelle le surréalisme s’est toujours battu. De fait, présenter la science (de Bataille) comme pôle de résolution des tels pseudo-conflits revient à minimiser combien justement le communisme se voulut lui-même « scientifique », et combien Breton n’a jamais été hermétique à la science (son éloge prochain du « surrationalisme » de Bachelard, par exemple).

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entreprise à la façon d’un ultime combat contre les ravages de l’idéologie politique et du

conditionnement militaire généralisés. On y retrouve, autour de Bataille, Roger Caillois et

Michel Leiris, avec lesquels il forme le « triumvirat » dirigeant38. Kojève

(exceptionnellement, le 4 décembre 1937), Klossowski (le 19 mai 1938) ou encore Denis de

Rougemont notamment (le 29 novembre 1938) y participent39. Certains qu’on retrouvait donc

dans Acéphale (à commencer par Caillois), d’autres pas (à commencer par Leiris). Avant de

suivre les contributions de Bataille, une observation de Surya mérite d’être signalée, et

commentée. Pour lui, en effet, « les interventions de Bataille dans le cadre du Collège de

sociologie n’ont pas la force de la pensée qu’au même moment il développait dans Acéphale.

Leur intérêt principal tient à ce que d’une certaine façon elles rassemblent et récapitulent

l’essentiel des thèmes mis en jeu par lui depuis 1928 […]. Et si leur intérêt est moindre, c’est

qu’il s’agit pour Bataille de parler publiquement : il n’était pas imaginable qu’il prît une

liberté égale à celle qu’il trouvait dans des textes rédigés pour lui seul, et qu’on ne publia

qu’après sa mort, ou dans les interventions faites auprès de quelques privilégiés (ses amis) ou

“initiés” (les membres d’Acéphale) »40. Autrement dit, pour lui, l’intérêt de l’implication de

Bataille dans le Collège est de permettre de mesurer l’écart entre une liberté totale éprouvée

dans le secret relatif d’Acéphale et une retenue partielle commandée par l’ouverture du

Collège. Il me semble important de nuancer de tels propos tant la première année au moins,

cette ouverture semble avoir été bien relative, si l’on se fie à l’invitation où il est clairement

stipulé que « [l]’entrée de la salle sera réservée aux membres du Collège, aux porteurs d’une

invitation nominale et (une seule fois) aux personnes présentées par un membre inscrit »41. La

nuancer en outre par le fait que les préoccupations de l’époque, et on le comprend aisément,

sont manifestement loin d’être les siennes, comme le souligne a posteriori l’un de ses

38 Encore que l’implication de Leiris reste assez marginale, Voir Ibid., pp. 94-95. 39 Mais aussi Wahl, Guastalla, Lewitzky, Mayer, Paulhan, Duthuit, Monnerot… 40 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 323. 41 Voir la « liste des exposés » pour l’année 1937-1938 et l’« invitation nominale » reproduite dans Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 29.

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membres, Pierre Prévost : « Au cours de cet hiver 1937-1938, il suffisait de parcourir les

journaux ou de voir les actualités cinématographiques pour constater que ce n’était pas notre

débat d’idées qui agitait les hommes, mais tout autre chose »42. Mais voyons maintenant en

particulier les principales contributions (ce qu’il en reste, ce qu’on en connaît) de Bataille au

sein de cette « communauté scientifique ».

Le 20 novembre 1937, Bataille inaugure avec Roger Caillois la première réunion du Collège.

Il y donne une analyse des « Rapports entre “société”, “organisme” et “être” » dont on connaît

aujourd’hui deux versions43. Ce texte réaffirme l’ambition théorique du Collège, qui projette

« l’étude non seulement des institutions religieuses mais de l’ensemble du mouvement

communiel de la société : c’est ainsi qu’[il] regarde entre autres comme son objet propre le

pouvoir et l’armée et qu’[il] envisage toutes les activités humaines – sciences, arts et

techniques – en tant qu’elles ont une valeur communielle au sens actif du mot, c’est-à-dire en

tant qu’elles sont créatrices d’unité ». Bataille y soutient que la société diffère « de la somme

des éléments qui la composent » et réfute catégoriquement l’idée rousseauiste d’une

communauté simplement contractuelle. Comme on voit, Acéphale comme le Collège en sont

les tentatives les plus brusquées. Son argumentation emprunte à des domaines scientifiques

très larges (sociologie politique, biologie, physique, astronomie…, constamment, le

vocabulaire dérape d’un domaine à l’autre) et à une actualité la plus immédiate. Elle tend à

soutenir l’idée que toute forme d’unité (état/citoyens ; molécule/atomes ; atome/électrons ;

galaxie/corps célestes…) génère une sorte de « valeur ajoutée » qui donne sa cohésion

existentielle à l’ensemble (Bataille dirait à l’« être composé »). Cette conception engage ainsi

à observer par exemple la vérité du fait nationaliste, qui dément dans les faits toutes les

42 Pierre Prévost, Pierre Prévost rencontre Georges Bataille, Jean-Michel Place, 1987, p. 31. 43 Tous les documents relatifs aux interventions de Bataille figurent à la fois dans ses œuvres complètes chez Gallimard et dans le volume publié par Denis Hollier, exclusivement consacré au Collège de sociologie. Voir par exemple Georges Bataille, « Rapports entre “société”, “organisme” et “être” » (1) et (2), OC II, Gallimard, 1970, pp. 291-306 et Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, pp. 36-60. Nous prendrons les premières comme texte de référence.

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chimères universalistes ou internationalistes de gauche. Elle pose plus largement le problème

de la conscience : à quel degré de composition faut-il parvenir pour parler de « conscience » ?

En d’autres termes, la société est-elle ou non un « être conscient » ? Existe-t-il une

« conscience collective » au-delà de la « conscience individuelle », elle-même d’une

consistance scientifique délicate ? Et quelle est la nature exacte de ce « mouvement

communiel », capable en outre d’amalgamer une société en plusieurs agrégats internes

conflictuels ? C’est à ces questions qu’il s’attachera de répondre au fil des exposés suivants,

afin de clarifier la réalité de cette « communauté élective » à laquelle il souhaite appartenir,

par opposition aux « communautés traditionnelles » comme aux « principes d’individualisme

qui aboutissent à l’atomisation démocratique ».

À la suite d’une intervention de Caillois sur « Les Sociétés animales » (le 19 décembre 1937),

Bataille en vient (le 22 janvier 1938) à souligner l’importance de l’articulation

attraction/répulsion dans le mouvement de constitution sociale humaine. Il révèle ainsi un

foyer du « sacré », constitué par tout ce qui est tabou, « c’est-à-dire intouchable et

innommable »44 (cadavres, sang menstruel…) : « Tout porte à croire que les hommes des

premiers temps ont été réunis par un dégoût et par une terreur commune, par une

insurmontable horreur portant précisément sur ce qui avait primitivement été le centre

attractif de leur union »45. C’est l’existence d’un tel « noyau sacré », où attraction et répulsion

fusionnent, qui distingue selon lui sociétés humaines et animales. Bataille appuie sa

démonstration sur deux exemples, le sexe et le rire46, vus comme des moments de

communication infraverbale particulièrement intenses, moments contagieux, et fortement

chargés de valeurs socialisantes : tous deux interposent en effet une « région de silence »47 qui

44 Georges Bataille, « 22 janvier 1938 », OC II, Gallimard, 1970, p. 310. 45 Ibid., p. 311. 46 Révélateur de ce point de tangence entre objectivité scientifique et projection subjective, l’exemple choisi, mais anonymé, « d’un homme qui ne pouvait pas voir un enterrement sans entrer en érection », mais qui renvoie assez clairement à certain aveu de Bataille devant le corps de sa mère, Ibid., p. 312. 47 Ibid., p. 318.

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est le domaine même de la mort partagée. Cet espace noir et vide, inaccessible au discours,

véritable séparation qui relie, apparaît encore mieux lorsqu’il s’agit d’observer, nouvel

exemple analysé dans la conférence suivante (5 février 1938), le rôle de l’église au sein des

villages français (avec ses cadavres sous les dalles, sa relique sacrée, son cimetière

périphérique), et plus encore, la fonction rituelle de la messe, et du sacrifice symbolique qui

s’y joue : espace même de cette répulsion/attraction et de ce silence chargé, indépendamment

de toute forme de croyance spécifiquement chrétienne (Bataille assimile d’ailleurs à cette

« mise en jeu d’une force répulsive intense »48 l’expérience d’un sacrifice vécu par Leiris au

cours de son voyage en Afrique, ou encore diverses formes ethnologiques du tabou). Ainsi, du

sexe au rire, à la consécration chrétienne, au sacrifice africain, l’objet des opérations

religieuses consiste à transformer la répulsion (sacré gauche : par excellence, le cadavre en

cours de putréfaction) en attraction (sacré droit : par excellence, les os blanchis du squelette).

C’est dans cette transmutation que la « communauté » trouve son socle fondateur49.

Se pose ensuite (19 février 1938) la question du pouvoir au sein de cette « communauté » : lui

aussi, en effet, à l’instar du sacré, « reste dans l’ensemble pour les hommes une réalité à la

fois séduisante et redoutable »50. Telle est en tout cas la condition sine qua none de son

efficacité. Bataille, s’appuyant sur les travaux de Frazer (le roi sacrifié comme bouc

émissaire, afin de purger la communauté du mal) ou de Dumézil (les tares diverses qui

affectent le roi, contreparties inhérentes à sa puissance même), oppose ainsi le ridicule du

pouvoir démocratique, pouvoir faible et fantoche à l’instar de celui du président Lebrun par

exemple, suscitant les éclats de rire de la foule51, avec d’une part le pouvoir très fortement

48 Georges Bataille, « 5 février 1938 », Ibid., p. 327. 49 Denis Hollier signale la parfaite conformité de vues de Bataille avec Totem et tabou de Freud, sur lequel il s’appuie d’ailleurs explicitement. 50 Georges Bataille, « 19 février 1938 », Ibid., p. 337. Signalons que pour cette conférence, Bataille remplace Caillois qui, malade, ne pourra pas participer pendant quelque temps aux activités du Collège. 51 « [Si] l’aspect extérieur [du pouvoir] va jusqu’à l’absence de dignité, s’il ne présente plus que la gravité maladroite et vide de celui qui n’accède pas directement à la grandeur – qui doit la rechercher par quelque moyen artificiel à la façon de ceux qui ne disposent pas réellement du pouvoir, qui sont réduits à singer la

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incarné, pouvoir « sacré », « tragique », qui concentre en lui la plus forte charge ambivalente

d’attraction et de répulsion, et d’autre part le pouvoir militaire, expédient né du délabrement

de la puissance effective du premier, et qui vient à bon escient lui prêter main forte ou s’y

substituer. On retrouve là certaines idées développées dans La structure psychologique du

fascisme. Bataille se méfie d’ailleurs des malentendus : de même que son exemple emprunté

aux églises chrétiennes ne suppose aucun éloge du christianisme, de même cette analyse de la

puissance sacrée du chef, qui risque d’être lue comme une apologie du fascisme, est au

contraire l’expression d’une « aversion profonde contre tout ce qui capte cette puissance au

bénéfice de la conservation », à savoir la personne même du chef52. Mais du pouvoir sacré

comme du pouvoir militaire, l’intensité disparaît finalement sous l’effet de la décadence, et

seul subsiste un résidu navrant (le président Lebrun), étranger au risque de la mort que son

rang était censé réclamer53.

Bataille propose ensuite les analyses successives de deux formes antithétiques du pouvoir, en

l’occurrence l’armée (le 5 mars 1938) et les sociétés secrètes (le 19 mars, où il s’exprime à la

place de Caillois, toujours malade)54 : la première, corps fortement constitué au sein du corps

social relâché, se distingue non par sa fonction de défense ou d’attaque, mais en ce qu’elle

« possède la gloire, qui s’élève au-dessus de toute utilité particulière ou générale », elle « ne

trouve la totalité de l’existence qu’au moment où elle lie à son destin la vie de chacun de ceux

qu’elle réunit en un seul corps agressif et en une seule âme »55 ; les secondes, les sociétés

grandeur avec quelque énervement – l’agitation inutile apparaissant là où la majesté immobile est attendue ne provoque plus seulement la déception : elle provoque l’hilarité », Ibid., p. 338. 52 Il faudrait sans doute insister ici sur tout ce qui empêche de faire de Bataille un apologue du fascisme. 53 Denis Hollier signale que pour sa part, Caillois a publié en octobre 1937 une note sur une autre incarnation de ce pouvoir défait, à savoir Léon Blum. Caillois écrit ainsi que « pour M. Blum, c’est la légalité qui fonde le pouvoir. Il faut craindre que ce soit au contraire le pouvoir qui fonde la légalité. Tout pouvoir est sévère : c’est presque le détruire et c’est sûrement l’user que de n’en pas abuser quand il convient », cité d’après Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 172. 54 On se souvient bien entendu que Freud avait de son côté étudié en 1921 « Deux foules artificielles : L’Église et l’Armée », dans le texte « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1981. 55 Georges Bataille, « L’armée mystique », OC II, Gallimard, 1970, pp. 235-236. Dans son intervention du 19 mars, Bataille récapitule les différentes formes de pouvoir en opposant trois types humains : le militaire, homme de la force armée, qui rejette la violence à l’extérieur de lui ; le démocrate, homme de la loi et du discours, qui

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secrètes, révèlent le projet même dont le Collège (comme Acéphale) est animé, celui de

grouper des « hommes tragiques », capables, dit-il, de donner « [leur] place à la tragédie » et

de reconnaître « l’esprit tragique comme [leur] propre réalité »56, en une « communauté

élective » en rupture avec la société : celle d’un part, des militaires, fascistes ou staliniens, soit

celle de la violence extériorisée, comme d’autre part celle, démocratique ou légaliste, des

hommes du discours, soit de la violence niée. Une telle analyse le conduit à distinguer après

Mauss sociétés secrètes « existentielles » et sociétés secrètes « de complot », sociétés « qui se

forment expressément en vue d’une action distincte de leur existence propre : en d’autres

termes, qui se forment pour agir et non pour exister »57. Seules les premières reçoivent son

assentiment, car elles seules constituent une négativité absolue, dionysiaque, à l’hégémonie

politique (militaire ou discursive) auxquelles les secondes sont pressées de participer58.

La deuxième année d’existence du Collège voit clairement les contributions de Bataille se

raréfier. Cette année marque d’ailleurs une nette diversification des conférenciers au fur et à

mesure des réunions du Collège. Bataille cosigne, avec Caillois et Leiris, une « Déclaration du

Collège de sociologie sur la crise internationale »59 en novembre 1938, soit un mois à peine

après la signature des accords de Munich. En refusant de se placer sur le terrain politique

(celui de la stratégie, de la diplomatie), cette déclaration voit le Collège maintenir son regard

analytique braqué sur l’espace de prédilection qui est le sien, à savoir les « réactions

psychologiques collectives ». Ainsi, la faiblesse de Daladier est-elle lue comme révélatrice de

la faiblesse de tout un peuple que l’imminence de la guerre effarouche. Cette « panique

morale » s’avère caractéristique de la déroute générale de la situation politique, quelque camp

ou quelque idéologie qu’on observe. De fait, les démocraties occidentales sont présentées

ignore la violence ; le religieux, ou l’homme tragique, qui « voit les forces violentes et contradictoires qui l’agitent », Voir Georges Bataille, « 19 mars 1938 », Ibid., p. 351. 56 Ibid. 57 Ibid., p. 359. 58 Et parmi ces sociétés « de complot » en 1938, figurent assurément dans son esprit le surréalisme ainsi que la FIARI, où Breton s’emploie avec Trotski. 59 Georges Bataille, « Déclaration du Collège de sociologie sur la crise internationale », Ibid., pp. 538-540.

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comme des régimes « de dévirilisation de l’homme » abandonné à un confortable

individualisme bourgeois. Il est à noter que cette déclaration se termine sur un appel à « ceux

à qui l’angoisse a révélé comme unique issue la création d’un lien vital entre les hommes, à

se joindre [au Collège], en dehors de toute autre détermination que la prise de conscience de

l’ absolu mensonge des formes politiques actuelles et la nécessité de reconstituer par le

principe un mode d’existence collective qui ne tienne compte d’aucune limitation

géographique ou sociale et qui permette d’avoir un peu de tenue quand la mort menace »60.

C’est à cette même « crise de septembre 1938 » qu’est consacré l’exposé du 13 décembre

suivant, exposé dont le texte n’a pas été retrouvé, comme plusieurs autres par la suite (« Hitler

et l’Ordre teutonique », ou la « Commémoration du mardi gras » par exemple61). Divers

témoignages réunis par Denis Hollier (Pierre Prévost, Bertrand d’Astorg…)62 donnent

cependant une idée de ce que Bataille put dire. Il semble qu’il insista sur la réalité du

nationalisme en tant que fait social en recherche de sacralité, plus exactement qu’il défendit

« la thèse selon laquelle les démocraties n’auraient rien d’autre à sacraliser que l’intégrité

territoriale »63. Il semble surtout qu’il y opposa la vérité muette du sacré, qui ne souffre

aucune discussion, au bavardage démocratique, dénudant à nouveau la vérité du silence.

Ainsi rapidement suivis les pas mêmes de Bataille, le parcours du Collège de sociologie nous

a conduit à suggérer l’importance décisive des cours sur La Phénoménologie de l’Esprit de

Hegel prodigués au même moment (de 1933 à 1939) par Kojève. Il est temps d’y insister : le

Collège fut une entreprise profondément hégélienne, au sens où Kojève, qui consent à y

60 Ibid., p. 540. Observons que Freud passait également ses deux foules « artificielles » au crible de la « panique ». 61 Respectivement conférences du 24 janvier et du 21 février 1939, Voir Ibid., pp. 494-501 et 533-543. Au sujet de cette intervention elle aussi perdue, Hollier avoue qu’elle « est la conférence [qu’il aurait] préféré ne pas être réduit à imaginer » et signale qu’elle a occasionné un différend avec Caillois, pour lequel le Mardi-gras est au contraire une des soupapes de sûreté du conservatisme social. Caillois lui oppose la « fête » dont il donne une théorie (le 2 mai 1939) qui fera date dans l’histoire du Collège et que Bataille retiendra longtemps. 62 Voir Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, pp. 448-459. 63 Ibid., p. 453. Hollier, qui souligne le déplacement de perspective depuis Contre-Attaque, signale en outre que cette théorie valut à Bataille une vive polémique avec Benda.

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participer pour une seule et unique intervention64, en proposait la lecture à l’École des Hautes

Études. Encore qu’il faille préciser : ces cours furent, de la philosophie de Hegel, « une

interprétation et non un commentaire, la lecture actualisée et non l’exégèse scientifique »65.

Bataille en est pourtant, avec Queneau notamment, un auditeur assidu : « (explication géniale,

à la mesure du livre : combien de fois Queneau et moi sortîmes suffoqués de la petite salle –

suffoqués, cloués). À la même époque, par d’innombrables lectures, j’étais au courant du

mouvement des sciences. Mais le cours de Kojève m’a rompu, broyé, tué dix fois », écrira-t-il

par la suite66. Encore, toujours, la communication (la communion) par la mort. Sans pouvoir

faire mieux ici que d’en évoquer certains aspects, il est important de souligner comment

Kojève provoque un déplacement sensible de Bataille à l’égard de Hegel, dont il avait

jusqu’alors sévèrement rejeté la philosophie.

Interprétant la question de la dialectique du Maître et de l’Esclave comme une lutte

existentielle pour une reconnaissance réciproque de l’un par l’autre, Kojève assurément

réhabilite la pensée dialectique aux yeux de Bataille lorsqu’il fait de Hegel un penseur

dualiste, qui aurait accepté la coupure radicale et irrémédiable entre réalité humaine

(historique) et réalité naturelle. La Négativité, qui distingue l’homme de l’animal, est cette

« possibilité de nier, et transcender, en la niant, sa réalité donnée, être plus et autre que l’être

seulement vivant »67. En acceptant sa mort, l’homme nie la mort naturelle, animale, à laquelle

il est voué : risquant sa vie jusqu’à la mort (par le combat, par le jeu…), il prouve son

humanité fondamentale et enclenche l’histoire. Rien là, que Bataille ne pouvait entendre

64 Le 4 décembre 1937, Kojève parle précisément des « Conceptions hégéliennes », qui introduisent directement Hegel au sein du Collège. Mais le témoignage de Caillois précise les raisons de son refus de s’impliquer davantage auprès de ces « apprentis sorciers » : « À ses yeux, nous nous mettions dans la position d’un prestidigitateur qui demanderait à ses tours de prestidigitation de lui faire croire à la magie », Voir Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939 (1979), Folio Essais, Gallimard, 1995, p. 67. 65 Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La Philosophie, l’État, la fin de l’Histoire, coll. Figures, Grasset, 1990, p. 17. 66 Georges Bataille, OC VI, Gallimard, 1973, p. 416. 67 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, réunies et publiées par Raymond Queneau, coll. Tel, Gallimard, 1947, p. 52.

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mieux que quiconque, a fortiori au moment des tentatives communautaires qu’on a vues.

Avec Kojève, la philosophie de Hegel s’incarne, devient anthropologie : elle dit le destin de

l’homme dans, c’est-à-dire contre la nature. Elle est aussi phénoménologie, elle embrasse dans

une même totalité l’objet et le sujet de son propre discours. C’est là un aspect fondamental sur

lequel Kojève insiste, et que Bataille a retenu lorsqu’il définit le programme du Collège. De

fait, si comme le prétend Kojève, la philosophie de Hegel est « une philosophie de la mort »68,

de cette Négativité absolue, acceptée, qui seule donne à l’homme sa dimension véritable, alors

Bataille et Hegel ne disent-ils pas la même chose ? La question de la mort est bien au cœur de

ce qui s’est joué chez Bataille, d’abord pour Nietzsche et contre Hegel, désormais, et grâce à

Kojève, entre Nietzsche et Hegel. En schématisant, on pourrait dire qu’avec Nietzsche,

l’acceptation de la mort est acceptation de la réalité matérielle qui fait et défait éternellement

le mouvement de la vie (acceptation positive) alors qu’avec Hegel, l’acceptation de la mort est

acceptation de son travail de négation qui fait l’homme par définition (et par opposition à la

nature). Kojève dissolvant littéralement l’« idéalisme absolu » de Hegel auquel Bataille était

si rétif, Hegel achève de perdre ce qui pouvait le rendre suspect aux yeux d’un

antichristianisme farouche : il est devenu le penseur même de ce qui est, et que l’homme

(Bataille lui-même) s’est longtemps refusé à voir69. Et plus encore : car Kojève en assure, et

Bataille est d’accord avec lui sur ce point, la « Fin de l’Histoire » est advenue. Le Sage n’est

plus en « devenir », de cela il ne fait aucun doute, il est celui qui, dans « l’instant » (de la

jouissance, du rire, de la mort), sait s’extraire de l’agitation et de la confusion politiques

(c’est-à-dire discursive), dont la crispation fasciste constitue la trémulation ultime (militaire).

Pour lui, la lucidité affranchit des chimères du bonheur (auquel aspire l’optimisme

68 Ibid., p. 539. 69 Dans sa toute dernière conférence, en 1939 : « trompé par l’expression hégélienne : “idéalisme absolu”, on a souvent affirmé que le système de Hegel est “idéaliste”. Or en fait, l’Idéalisme absolu hégélien n’a rien à voir avec ce qu’on appelle ordinairement “Idéalisme”. Et si l’on emploie les termes dans leur sens usuel, il faut dire que le Système de Hegel est “réaliste” », Ibid., p. 427.

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révolutionnaire), et donne en échange la joie immédiate, inaccessible au langage70. De sorte

que lorsque Kojève proclame l’avènement du Savoir Absolu auquel la mort conduit à la Fin

de l’Histoire, ce Savoir du Sage qui a enfin pris pleinement conscience de sa finitude, n’est-ce

pas précisément lui que Bataille peut probablement s’imaginer incarner tout

personnellement ? lui qu’il peut s’imaginer reconnaître sous les traits de ceux qu’il convoque

dans sa communauté ? Davantage, même, si l’on considère que lisant la philosophie

historique de Hegel comme Kojève le fait, en assignant à l’ère chrétienne la dimension d’une

nécessité historique qui demande à être dépassée, après la révolution (celle, implicite, de

Napoléon pour Hegel/explicite, de Staline pour Kojève71), par l’ère de la philosophie puis

enfin celle de la Sagesse, ère de la Vérité enfin parvenue à son terme72, il ne fait rien d’autre

que suggérer à Bataille d’y projeter sa propre histoire personnelle, telle que les diverses

expériences communautaires auxquelles on l’a vu participer en suggèrent le tracé.

Bien sûr, il reste certains aspects de la lecture kojévienne de Hegel auxquels Bataille ne peut

souscrire. Ainsi par exemple du rôle assigné au Discours, langage absolu du Sage, alors que

Bataille fait du Silence sa vertu distinctive. On retrouverait presque un des points

d’achoppement de l’ancienne Contre-Attaque avec Breton. On peut cependant suggérer qu’à

suivre la terminologie kojévienne, Bataille s’apparente en un sens à ce que celui-ci nomme les

« Sages Inconscients », encore qu’il leur dénie la possibilité d’accéder à la Connaissance,

70 Ainsi, Bataille écrit-il à Kojève, en 1937, dans une formule paradoxale qui suggère l’extrémité de la mort imminente : « J’admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l’histoire est achevée (au dénouement près) », Georges Bataille, « Lettre à X. chargé d’un cours sur Hegel » (6 décembre 1937), Le Coupable, OC V, Gallimard, 1973, p. 369. 71 Dominique Auffret rapporte les confidences que Kojève fait en 1968 à Gilles Lapouge, et qui donnent la clef de lecture de son cours sur Hegel et de son engagement pro-stalinien : « Hegel s’était trompé de cent cinquante ans. La fin de l’Histoire, ce n’était pas Napoléon, c’était Staline, et c’était moi qui serais chargé de l’annoncer avec la différence que je n’aurais pas la chance de voir passer Staline sous mes fenêtres », Alexandre Kojève, cité d’après Dominique Auffret, Alexandre Kojève. La Philosophie, l’État, la fin de l’Histoire, coll. Figures, Grasset, 1990, p. 243. 72 « La Religion naît du dualisme, du décalage entre l’idéal et la réalité, entre l’idée que l’homme se fait de lui-même […] et sa vie consciente dans le Monde empirique […]. Tant que ce décalage subsiste, il y aura toujours tendance à projeter cet idéal hors du Monde […]. La Révolution réalise donc la Religion dans le Monde, mais elle le fait en la “supprimant” en tant que Religion. Et la Religion “supprimée” en tant que Religion ou Théologie par sa réalisation dans le Monde, est la Science absolue », Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, réunies et publiées par Raymond Queneau, coll. Tel, Gallimard, 1947, pp. 212-213.

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accessible par le seul Discours selon lui73. Ainsi également de la valeur exacte de la

Négativité en jeu, lorsque Kojève voit dans la fin de l’histoire la dissolution de la négativité

hégélienne, là où Bataille maintient cette force de négativité « à l’état de “négativité sans

emploi” », c’est-à-dire de négativité qui perd son statut hégélien de force agissante de

l’histoire (son statut politique)74. Il ne fait cependant aucun doute qu’à partir de ses cours,

Hegel prend toute sa place chez Bataille sur le plan de ces quelques aspects que Kojève lui

révèle, et dont il incorpore immédiatement et explicitement l’enseignement dans le Collège,

cette étrange et originale expérimentation d’une « communauté de Sages »75.

Mais au moment où, dans une ultime livraison d’Acéphale, Bataille célèbre seul « La pratique

de la joie devant la mort », ses interventions au Collège s’achèvent parallèlement, et très

significativement, sur une présentation de « La joie devant la mort »76 (6 juin 1939), pendant

théorique de ces exercices de méditation mystique. Il est ainsi éloquent de voir les deux (les

trois)77 communautés distinctes dans lesquelles Bataille est engagé aboutir très exactement au

même point : celui de la mort, mais d’une mort assumée, affrontée, d’une mort gaie. Bataille

y dégage l’importance d’une conception sacrificielle de la vie humaine enfin parvenue à la

pleine conscience d’elle-même, conception selon laquelle la mort est une nécessité

inéluctable, ontologique, un trou noir, centre de gravité au cœur de l’existence personnelle et

73 Voir Ibid., p. 296. 74 Georges Bataille, « Lettre à X. chargé d’un cours sur Hegel » (6 décembre 1937), Le Coupable, OC V, Gallimard, 1973, p. 369. On sait l’importance de cette expression pour la réception critique de Bataille. 75 Voir par exemple la conférence du 5 février 1938, où Bataille renvoie explicitement à ses cours et suggère la possibilité de « rapprocher les données de la sociologie scientifique ou prétendue telle des données assez purement phénoménologiques de Hegel », mais à condition d’y considérer aussi les apports de l’inconscient que la phénoménologie ignore, Georges Bataille, « 5 février 1938 », OC II, Gallimard, 1970, p. 321. 76 Denis Hollier réunit sous ce titre deux textes posthumes, parus le premier sous le titre « Le sacrifice », le second sous celui de « La joie devant la mort », qui figurent dans OC II, Gallimard, 1970, respectivement pp. 238-243 et 244-247. On se rappelle comment la mort de Laure est inséparable de ces considérations. 77 Les quatre : il faut encore ajouter au dédoublement d’Acéphale la contribution de Bataille à la Société de psychologie collective, fondée en avril 1937 avec Leiris ainsi que les docteurs René Allendy, Paul Schiff, Pierre Janet et Adrien Borel (qui les a psychanalysés tous deux). Le thème d’étude retenu est « Les Attitudes devant la mort ». Bataille donne l’exposé inaugural le 17 janvier 1938, qui reprend son idée d’une transmutation du sacré gauche en sacré droit, par le biais de rituels sociaux. Voir Georges Bataille, « 17 janvier 1938 », Ibid., pp. 281-287.

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collective. « Il ne s’agit nullement de mourir mais d’être porté “à hauteur de mort”. Un

vertige et un rire sans amertume, une sorte de puissance qui grandit, mais se perd

douloureusement en elle-même arrive à une dureté suppliante, c’est là ce qui s’accomplit

dans un grand silence », écrit Bataille78. Alors, la vie pleine se retrouve, atteint son apogée,

culmine en son point même de rupture. C’est là qu’étaient fondés tous ses espoirs

communautaires, c’est à son observation, à sa pratique qu’il a l’audace de convoquer les uns

et les autres, lesquels n’ont pu finir, effrayés, que par reculer d’un pas. Au moment même où

la guerre éclate, c’en est fini de cette danse macabre et hilare autour du tombeau. Les sociétés

secrètes « existentielles » se dissolvent et cèdent place à une communauté « tragique » d’une

toute autre envergure. C’est donc seul que Bataille a publié le dernier numéro d’Acéphale en

juin. C’est également seul que le 4 juillet 1939, il s’exprime une dernière fois au nom du

Collège de sociologie. Caillois est en Argentine. Leiris a tourné les talons79.

Bataille seul, avec amertume, fait état de la crise qui sépare le triumvirat fondateur, crise à ses

yeux inévitable au regard des ambitions initiales du groupe. Parvenir à l’« être composé »

auquel on aurait souhaité parvenir, sur la base d’un affrontement lucide de la mort, d’un

partage même de cette mort, à l’instar de l’extase sexuelle qui est déchirure de soi vers l’autre,

redonner à la « communauté » humaine son sens le plus profond, le plus nu, et en un

mouvement centripète, inviter à se pencher ensemble et toujours plus près, sur son propre

abîme autour duquel la vie retrouve son véritable prix, voilà qui exposait sans doute à des

dangers incommensurables. Peut-être est-il alors possible de voir dans cette dernière

intervention de Bataille esseulé, justement le point mort, ultime, extrême, d’une aspiration

78 Georges Bataille, « Le sacrifice », Ibid., p. 243. 79 Le 3, Leiris a écrit à Bataille : « de plus en en plus de doutes m’assaillent quant à la rigueur avec laquelle a été menée cette entreprise […] si nous nous réclamons de la science sociologique telle que l’ont constituée des hommes tels que Durkheim, Mauss et Robert Hertz, il est indispensable que nous nous conformions à ses méthode. Sinon, il faut que nous cessions de nous dire “sociologues” afin de dissiper toute équivoque », Michel Leiris, lettre à Georges Bataille, 3 juillet 1939, cité d’après Georges Bataille, note pour « Le Collège de sociologie », OC II, Gallimard, 1970, pp. 454-455.

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défaite, elle-même finalement pulvérisée par ce sur quoi elle avait compté. C’est que la mort

ne réunit pas : la mort tue.

Frédéric Aribit