Xavier Brouillette. La philosophie delphique de Plutarque: Introduction

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INTRODUCTION Les suggestions de Plutarque ne m’emballent pas non plus, sauf une. Il me plairait en ef- fet que l’E signifie si, qu’il soit le point de départ d’une pensée inachevée que chacun peut compléter à sa guise. Je ne considère pas cette interprétation comme vraisemblable, je la trouve simplement plus attachante que les autres. J’entrerais volontiers dans un temple qui m’accueillerait par ces mots... Vassilis Alexakis, La langue maternelle 1. P LUTARQUE ET DELPHES Autour du I er siècle de notre ère, Plutarque envoie à son ami athénien Sa- rapion une série de textes qu’il décrit comme faisant partie d’une collection de puthikoi logoi 1 . S’il est difficile de dater précisément son envoi, on peut en re- vanche considérer que les textes qui composent la collection font partie de ses œuvres de maturité 2 . Quelques années avant de les envoyer, Plutarque a fait le (1) 1. De E, 384 E. (2) 2. Selon SIRINELLI 2000, p. 200, Plutarque accède à la prêtrise de Delphes vers l’an 96. Les puthikoi logoi furent donc, selon toute vraisemblance, écrits après cette date. La plupart des chercheurs s’entendent sur ce fait, voir notamment J ONES 1966, p. 72 et1971, p. 136, OGILVIE 1967, p. 109, FLACELIÈRE 1974 a, p. VIII, et MORESCHINI 1997, p. 51. La chronologie rela- tive des textes qui forment ce corpus est quant à elle la source d’un débat dont les arguments sont malheureusement souvent tirés d’appréciations générales sur « l’évolution » de la pensée de Plutarque. À titre d’exemple, OGILVIE 1967, p. 109, écrit : «The explanations advanced in the De Defectu Oraculorum for the decline of oracles are contradictory and tentative and the total conclusion of the work is unsatisfying. In the De Pythiae Oraculis a consistent and coherent account is given which shows a development in Plutarch’s thought. » FLACELIÈRE 1937 a, p. 40- 41 et 1943, p. 104-106, utilisait mutatis mutandis le même argument. Dès lors, il vaut mieux

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Introduction complète de l'ouvrage La philosophie de Plutarque. L'itinéraire des Dialogues pythiques, de Xavier Brouillette. Copyright Les Belles Lettres, 2014. Tous droits réservés.

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INTRODUCTION

Les suggestions de Plutarque ne m’emballentpas non plus, sauf une. Il me plairait en ef-fet que l’E signifie si, qu’il soit le point dedépart d’une pensée inachevée que chacunpeut compléter à sa guise. Je ne considère pascette interprétation comme vraisemblable, jela trouve simplement plus attachante que lesautres. J’entrerais volontiers dans un templequi m’accueillerait par ces mots...

Vassilis Alexakis, La langue maternelle

1. PLUTARQUE ET DELPHES

Autour du I er siècle de notre ère, Plutarque envoie à son ami athénien Sa-rapion une série de textes qu’il décrit comme faisant partie d’une collection deputhikoi logoi1. S’il est difficile de dater précisément son envoi, on peut en re-vanche considérer que les textes qui composent la collection font partie de sesœuvres de maturité2. Quelques années avant de les envoyer, Plutarque a fait le

(1) 1. De E, 384 E.(2) 2. Selon SIRINELLI 2000, p. 200, Plutarque accède à la prêtrise de Delphes vers l’an 96.Les puthikoi logoi furent donc, selon toute vraisemblance, écrits après cette date. La plupart deschercheurs s’entendent sur ce fait, voir notamment JONES 1966, p. 72 et 1971, p. 136, OGILVIE1967, p. 109, FLACELIÈRE 1974 a, p. VIII, et MORESCHINI 1997, p. 51. La chronologie rela-tive des textes qui forment ce corpus est quant à elle la source d’un débat dont les argumentssont malheureusement souvent tirés d’appréciations générales sur « l’évolution » de la pensée dePlutarque. À titre d’exemple, OGILVIE 1967, p. 109, écrit : « The explanations advanced in theDe Defectu Oraculorum for the decline of oracles are contradictory and tentative and the totalconclusion of the work is unsatisfying. In the De Pythiae Oraculis a consistent and coherentaccount is given which shows a development in Plutarch’s thought. » FLACELIÈRE 1937 a, p. 40-41 et 1943, p. 104-106, utilisait mutatis mutandis le même argument. Dès lors, il vaut mieux

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choix de s’installer définitivement à Chéronée, plutôt qu’à Rome ou à Athènes,qu’il connaît pourtant1. Ce retour en terre béotienne sera marqué par un évé-nement capital, l’accession de Plutarque à la prêtrise delphique, charge publiqueimportante, hautement honorifique et qu’il conservera jusqu’à sa mort2.

À l’époque, le sanctuaire de Delphes vit une brève renaissance « en partie arti-ficielle et de caractère un peu archéologique », comme l’a écrit Robert Flacelière3,en grande partie expliquée par le philhellénisme des empereurs Domitien, — àqui on doit la restauration du temple d’Apollon en 84 — de Trajan et d’Ha-drien4. Ces quelques interventions redonnent une certaine gloire au sanctuairedelphique, qui sera toutefois éphémère, car depuis le II e siècle av. J.-C., l’oraclede Delphes a amorcé un lent déclin qui s’achèvera autour du V e siècle ap. J.-C. Àl’époque hellénistique, l’influence de l’oracle, et par là son pouvoir, commencentà s’étioler. Comme l’affirment Parke et Wormell dans leur grande étude sur lesanctuaire delphique : « The new world of the Hellenistic monarchies held noscope for important activities of the Pythia5. » Les choses se dégradent encoresous la domination romaine, où l’oracle perd définitivement son influence poli-tique : « Ni sous la République ni sous l’Empire, Delphes n’est l’inspiratrice, nimême le lieu, de décisions importantes6. » Plutarque, qui fait le même constat,souligne dans le De Pyth. or. que les consultations courantes portent bien plussur de « petites affaires » qui n’ont pas l’importance des consultations de jadis(voir 407 D et 408 C). Quelques années auparavant, Cicéron notait lui aussi la

adopter une attitude de prudence, comme le fait BRENK 1977, p. 86 : « [Les puthikoi logoi] ap-parently were published at roughly the same time, though the exact interrelationship of one toanother and the order of composition remain a mystery ». Voir aussi SOURY 1942 b, p. 68-69.Cette chronologie relative suppose que nous ayons une idée précise du corpus en question, cequi n’est pas du tout évident. Sur cette question, voir infra, p. 22-25.

(3) 1. Sur la commodité des grands centres pour accéder aux livres, voir la Vie de Démosthène,2, 1, mais aussi le De E, 384 E. Dans la même Vie de Démosthène, 2, 2, Plutarque expliqueson choix de rester à Chéronée. On pourra aussi interpréter en ce sens ce que Plutarque disaità propos de l’éducation : « il est beau d’avoir abordé dans bien des villes, mais il est avantageuxde se fixer dans la meilleure » (De lib. edu., 7 C). Quant aux rapports de Plutarque avec Rome,voir JONES 1971, BOULOGNE 1994 et SIRINELLI 2000, notamment p. 53-109.

(4) 2. Voir l’indication célèbre du An sen., 792 F. Sur la prêtrise de Plutarque, voir FLACELIÈRE1964, p. 9-11 et plus récemment SIRINELLI 2000, p. 199-212.

(5) 3. FLACELIÈRE 1962 a, p. 7. Plutarque témoigne de cette renaissance dans le De Pyth. or.,408 F - 409 C.

(6) 4. Sur les rapports entre les empereurs Domitien et Trajan à Delphes, voir STADTER 2004,p. 24-28. Dans le De Pyth. or., 409 C, Plutarque écrit, à propos de la restauration de Delphes : « jesuis content de celui qui a été pour nous le guide de ces mesures de gouvernement, qui élaboreen pensée la plupart d’entre elles et les prépare, <l’empereur Hadrien César> ». La restitutiondu nom d’Hadrien, proposée par Flacelière et suivie par Ildefonse dans sa traduction, vise àcombler une lacune de 25 lettres dans les manuscrits. Voir là-dessus FLACELIÈRE 1934 et 1971.Toutefois, la proposition de Flacelière est loin de faire consensus, comme le montrent par exempleles interventions de JONES 1966 b, p. 63-66, SWAIN 1991, et SCHRÖDER 1990, p. 15-2. Pour lerésumé le plus récent et le plus complet des thèses proposées, voir ILDEFONSE 2006, p. 305-306,n. 306.

(7) 5. PARKE & WORMELL 1956, p. 244, cité par ROUGEMONT 2001, p. 66.(8) 6. BOMMELAER 1991, p. 23. Voir PARKE & WORMELL 1956, pp. 277 et ROUGEMONT2001, p. 66.

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décadence1, tout comme Strabon pour qui Delphes n’était plus riche que de sonpassé2. Juvénal, contemporain de Plutarque, était encore plus incisif. Pour lui,l’oracle de Delphes s’était littéralement tu3.

En dépit de cette perte d’influence, le pouvoir romain entretient toujours desliens avec l’oracle de Delphes qui demeure, malgré tout, une référence incontour-nable. On note ainsi plusieurs consultations, même si la dernière consultation àcaractère véritablement politique qui soit connue remonte à la Deuxième Guerrepunique4. En outre, les Romains ont protégé le sanctuaire à plusieurs reprisescontre notamment les Étoliens, les Locriens et les Thessaliens5. Ils ont aussi contri-bué à maintenir sa richesse en faisant diverses offrandes (que l’on pense à l’E d’oroffert par Livie, l’épouse d’Auguste, prétexte au De E, 385 F). Les rapports n’ontcependant pas toujours été aussi cordiaux. Au cœur du De E, on retrouve la vi-site de Néron à Delphes en 67 apr. J.-C., où ce dernier aurait dérobé plus de500 statues de bronze6. La palme du pillage revient probablement à Sylla, et ladescription indignée qu’en donne Plutarque nous permet de saisir l’ampleur dusacrilège (Vie de Sylla, 12)7. Georges Daux écrit à cet effet : « Avec Sylla s’ouvrela période la plus sombre de l’histoire du sanctuaire. Et toutes les “renaissances”,sous l’empire, seront misérables au prix du passé8. » Bref, au premier siècle denotre ère, lorsque Plutarque rédige les pythikoi logoi, le sanctuaire de Delphesvit ses dernières heures9.

2. LA SAGESSE DELPHIQUE

Pourtant, quelques siècles plus tôt, la grandeur de Delphes était bien réelle.L’oracle était au centre de la vie politique des cités grecques, non seulement parce

(9) 1. De div., II, 57, 117. Selon Plutarque, Cicéron aurait consulté dans sa jeunesse l’oracle :« Il avait demandé au dieu de Delphes comment il pourrait acquérir le plus de gloire, et la Pythielui répondit : “En prenant pour guide ta propre nature et non l’opinion de la foule”. » (Vie deCicéron, 5, 1) Voir la discussion de FLACELIÈRE 1977.

(10) 2. Géographie, IX, 3, 8.(11) 3. Satires, 6, 555. Voir AMANDRY 1997, p. 200, FONTENROSE 1978, p. 24-35 et LEVIN

1989, pp. 1607-1608.(12) 4. Tite-Live, 22, 57, 5. Voir LEVIN 1989, p. 1601.(13) 5. DAUX 1936, pp. 602-603 et LEVIN 1989, p. 1602.(14) 6. LEVIN 1989, p. 1605. Le cas de Néron est ambigu chez Plutarque. À la toute fin du mythe

qui clôt le De sera num., Plutarque écrit que parmi les âmes qui sont destinées à une secondenaissance, « celle de Néron lui apparut, bien mal en point déjà, et surtout transpercée de clousenflammés ». Toutefois, il note qu’ « il avait payé pour ses crimes » et « qu’il avait droit à lafaveur des dieux, pour avoir libéré le peuple le meilleur et le plus religieux soumis à son empire :la Grèce » (De sera num., 567 E-568 A).

(15) 7. Sur le pillage de Sylla, voir DAUX 1936, p. 397-407 et, plus récemment, BOMMELAER1991, p. 23.

(16) 8. DAUX 1936, p. 612.(17) 9. Voir FLACELIÈRE 1953, p. 98, DODDS 1965, p. 55, mais surtout LEVIN 1989, p. 1599-

1600.

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18 LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE

qu’il existait de nombreuses occasions de le consulter, mais aussi parce qu’il setrouvait au cœur du processus de colonisation1. L’expansion de la cité grecque,et du même coup de la culture hellénique, se trouvait directement sous le pa-tronage du sanctuaire, véritable carrefour politique et religieux, qui diffusa trèsrapidement la prééminence de l’oracle apollinien2. Lorsqu’il écrit ses Dialoguespythiques, Plutarque se veut l’héritier d’une tradition qu’il entend à coup sûrdéfendre. Mais il se trouve aussi être l’héritier d’une autre tradition delphique,celle de sa « sagesse », représentée par les célèbres maximes « connais-toi toi-même », « rien de trop » et « caution porte malheur3 ». L’histoire des rapportsentre Delphes et la tradition philosophique reste à écrire4, mais rappelons briè-vement quelles relations étroites entretenaient le sanctuaire et la légende des SeptSages5, le rôle de l’oracle de Delphes dans la vie de Pythagore6 et la présence deDelphes dans les écrits d’Héraclite7. Le « vaste rayonnement moral8 » de Delphes,pour reprendre l’expression de Pierre Hadot, est bien réel : Cléarque de Soles,philosophe péripatéticien, avait voyagé jusqu’à l’Oxus, actuellement situé en Af-ghanistan, et y avait fait graver « ces sages paroles des hommes d’autrefois » qu’ilavait soigneusement copiées « dans la sainte Pythô9 ».

La relation entre la sagesse delphique et la philosophie n’est nulle part aussiclaire que chez Platon. La démarche socratique se voit légitimée par l’oracle deDelphes, dont la Pythie annonça à Chéréphon « qu’il n’y avait personne de plussavant » que Socrate (Apologie de Socrate, 21 a). Platon le rappelle aussi dansle Phèdre. « Je ne suis pas encore capable, comme le demande l’inscription deDelphes, de me connaître moi-même ; dès lors, je trouve qu’il serait ridicule de melancer, moi à qui fait encore défaut cette connaissance, dans l’examen de ce quim’est étranger. » (Phèdre, 229 e). L’interprétation philosophique du « connais-toi toi-même » forme l’architecture de l’Alcibiade (voir la première mention en124 a-b), et constitue un argument central du Charmide (164 d-165 b)10. Le rôle

(18) 1. Voir l’ouvrage important de MALKIN 1987. Sur le rôle de l’Apollon archégète, dieu desfondations, voir l’étude essentielle de DETIENNE 1998, notamment p. 85-133.

(19) 2. L’histoire de la propagation des thèmes delphiques a été mise en lumière par DEFRADAS1972.

(20) 3. Sur la présence de ces maximes dans l’œuvre de Plutarque, voir Annexe 1.(21) 4. Sur le « connais-toi toi-même », l’ouvrage de Pierre COURCELLE 1974-75 demeure une

référence.(22) 5. Voir BUSINE 2002, p. 37-38. L’auteure souligne d’ailleurs (p. 45) le rôle joué par Platon

dans la mise en relation des Sept Sages au sanctuaire.(23) 6. Voir notamment Jamblique, Vie de Pythagore, 3 ; 5 ; 140. Voir aussi Diogène Laërce, 8,

21.(24) 7. Cf. le DK B 93 (« Le Maître dont l’oracle est à Delphes n’énonce ni ne cache, mais

signifie »), cité par Plutarque dans le De Pyth. or., 404 D ou encore le DK B 101 (« Je me suischerché moi-même ») que Plutarque relie au « Connais-toi toi-même » dans le Adv. Col., 1118 C.

(25) 8. HADOT 1987, p. 25.(26) 9. ROBERT 1968, p. 442. Voir aussi BUSINE 2002, p. 67-69.(27) 10. Sur la présence des préceptes delphiques chez Platon, voir Protagoras, 343 a-b, Mé-

nèxène, 247 e, Philèbe, 19 c, 45 d, 48 c, Timée, 72 a, Politique, 286 e et Lois, XI, 923 a. Voiraussi [Platon], Hipparque, 228 e, Second Alcibiade, 144 d et Rivaux, 138 a.

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INTRODUCTION 19

politique de Delphes dans la fondation des cités se trouve aussi valorisé par Platondans la République et dans les Lois1.

Les Dialogues pythiques doivent assurément se positionner dans l’histoire desrapports entre la philosophie et le sanctuaire delphique. La place de Plutarquedans la grande tradition de la sagesse delphique se révèle d’autant plus intéres-sante qu’il propose une interprétation de l’intérieur. C’est en qualité de prêtre quePlutarque écrit sur Delphes, dont les thèmes s’ancrent fermement dans la réalitédu sanctuaire, mais il n’en recueille pas moins la valeur philosophique derrièreles pratiques delphiques.

On pourrait penser que la rédaction des Dialogues pythiques fut moti-vée par la volonté de redonner une légitimité à la pratique delphique. Leprêtre-philosophe se serait ainsi porté en « défenseur et restaurateur du prestigede l’oracle apollinien2 ». Était-ce là l’unique motivation de Plutarque lorsqu’ilécrivait ? Son œuvre est-elle simplement apologétique3 ? Pour comprendre la si-gnification des Dialogues pythiques, à la fois leur sens et les motivations quiles sous-tendent, il faut se questionner plus précisément sur leur dénomination :qu’est-ce qu’un logos pythique ? Et en quoi un dialogue est-il pythique ? Une pre-mière piste de réponse pourrait se trouver dans la forme qu’ils prennent, celle dudialogue philosophique.

3. LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

Si la philosophie grecque pouvait se comparer à un édifice, les textes de Platonen constitueraient certainement les fondations. Harold Tarrant a été jusqu’à voiren Platon le « Homère de la philosophie4 ». La comparaison s’avère intéressante,car, alors qu’Homère a formé des générations de poètes, Platon a formé et formeencore des générations de philosophes. Toutefois, à la différence d’Homère, Pla-ton écrivait des dialogues5. Le genre littéraire est pour ainsi dire né à mesure

(28) 1. Voir notamment Rép., IV, 427 b-c ou encore Lois, VI, 759 c-d. Voir FLACELIÈRE 1962 a,p. 6-7, mais aussi (1987), p. XLVII : « Cette sorte de recommandation de Platon en faveur del’oracle de Delphes fut peut-être déterminante pour la décision de Plutarque, disciple du phi-losophe qu’il appelle divin, d’accepter la prêtrise delphique. » Voir aussi DELCOURT 1955,p. 272-280.

(29) 2. FLACELIÈRE 1962 a, p. 7, mais voir déjà FLACELIÈRE 1953, p. 98, qui parlait de« propagande défensive », en référence à l’ouvrage de DEFRADAS 1972. Voir aussi RUSSELL1968, p. 134 et BRENK 1977, p. 185 : « We have three essays, the Pythian dialogues, which aremeant as a defense and explanation of the Delphic oracle. »

(30) 3. Plutarque, en effet, dans le De Pyth. or., 408 D, se moque bien de ceux qui critiquent lesanctuaire en soulignant sa gloire millénaire.

(31) 4. TARRANT 2000, p. 1. Voir déjà FLACELIÈRE 1962 b, p. 332, qui faisait une suggestionsimilaire.

(32) 5. De façon générale, sur le dialogue philosophique dans l’Antiquité, voir l’étude essentielled’ANDRIEU 1954, p. 283-344. Voir aussi SANDBACH 1985, p. 480-497.

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20 LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE

que Platon l’a développé1. La raison pour laquelle Platon a opté pour le dialoguecomme forme privilégiée d’expression philosophique paraît être, selon Hadot,le rapport intime de la philosophie avec la tradition orale : « Plus que tous lesautres, les ouvrages philosophiques sont liés à l’oralité, parce que la philosophieantique elle-même est, avant tout, orale2. » Le dialogue écrit vise à reproduire ledialogue oral, idée fondamentale si l’on sait que la lecture de ces dialogues dansl’Antiquité se faisait à voix haute3.

Le choix du dialogue philosophique repose aussi sur le caractère pédagogiquedes textes, qui reproduisent l’activité d’enseignement où l’élève pose une questionau maître (afin d’approfondir un problème) et où le maître interroge l’élève (pourvérifier la compréhension d’une leçon)4. Christan Jacob est allé jusqu’à mettrela forme littéraire du dialogue, rattachée au genre littéraire des questions et ré-ponses, en relation avec la divination qui opère, elle aussi — et particulièrement àDelphes — selon le mode question-réponse5. Son indication est particulièrementpertinente dans le contexte des Dialogues pythiques, qui se présentent sous laforme de dialogues philosophiques se penchant sur la divination et où le jeu dela sagesse delphique recouvre l’expression d’un échange constant entre celui quise tient devant le temple et le dieu auquel ce dernier est consacré (De E, 394 C).

Nous savons que la forme littéraire du dialogue philosophique a été utilisée,entre autres, par Xénophon et Aristote et qu’elle a connu une fortune considé-rable jusqu’à l’époque de Plutarque6. Le philosophe représente l’un des derniersporte-parole anciens de cette tradition littéraire, à tout le moins le plus proli-fique7. Pour le lecteur de Plutarque, la relation avec les dialogues platoniciens

(33) 1. L’indication de Diogène Laërce est intéressante (3, 48) : « Eh bien, on dit que c’est Zénond’Élée qui le premier écrivit des dialogues. Mais Aristote, au livre I de son ouvrage Sur les poètes,dit que c’est Alexamène de Styrée ou de Téos, suivant Favorinus dans ses Mémorables. À monavis cependant, parce qu’il a porté à sa perfection cette forme littéraire, Platon doit aussi recevoirle premier prix aussi bien pour la beauté que pour l’invention. » (Trad. Luc Brisson).

(34) 2. HADOT 2002, p. 275. Voir aussi SANDBACH 1985, p. 482-484, qui explique de façonintéressante comment le recours à cette forme d’expression peut se comprendre dans le contextede la lutte contre les sophistes.

(35) 3. Comme le souligne d’ailleurs HADOT 2002, p. 274. Voir toutefois les indications deSVENBRO 2001, particulièrement p. 68-71, sur « l’invention de la lecture silencieuse ».

(36) 4. JACOB 2004, p. 30. Voir aussi HADOT 2002, pp. 276-277.(37) 5. JACOB 2004, pp. 29-30. Voir aussi CHAMPEAUX 1997, p. 406 : « Tout oracle est un

dialogue engagé sous l’égide d’une institution sacerdotale, même si ce dialogue est fort inégal,entre le fidèle et la divinité omnisciente. C’est un échange qui passe par les procédures du langage,qu’elles soient orales ou écrites. L’un interroge, l’autre répond. »

(38) 6. L’ouvrage de référence sur cette question demeure celui de HIRZEL 1895. Voir no-tamment sur Plutarque le second volume, p. 124-237. Voir aussi RUSSELL 1973, p. 34 et plusrécemment WHITMARSH 2001, p. 48-49.

(39) 7. OPSOMER 2007 a, p. 287 : « Plutarch is one of the few later Platonists who wrote dia-logues ; in fact, he is arguably the most important writer of philosophical dialogues in laterAntiquity. Plutarch has captured something of Plato’s spirit that went lost in the later tradition,even if his dialogues could not be mistaken for Plato’s. » Voir aussi la discussion d’Opsomer surles auteurs de dialogues philosophiques postérieurs à Plutarque.

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INTRODUCTION 21

apparaît d’emblée comme marquante. Comme l’a écrit Franco Ferrari : « è dif-ficile sottrarsi all’impressione che il platonismo in essi contenuto sia prima ditutto un platonismo costruito sulla base del riferimento continuo e costante altesto dei Dialoghi1 ». Du point de vue strictement formel, il serait en effet appro-prié d’établir plusieurs liens entre la mise en scène des dialogues platoniciens etcelle des dialogues plutarquéens. Selon Daniel Babut, la périégèse du De Pyth. or.ferait un clin d’œil à la promenade au bord de l’Ilissos dans le Phèdre2. De façonplus générale, Robert Flacelière notait que l’usage de prologues, notamment ceuxdu De E et du De Pyth. or. est une « imitation (...) indéniable » de la pratiqueplatonicienne3. Plus récemment, Frédérique Ildefonse, soulignant les parallèlesde construction entre le De E et le Banquet, entre le De Pyth. or. et le Phèdreainsi qu’entre le De def. or., le Sophiste et le Timée, notait que :

la citation, l’imitation, le renvoi, la variation semblent participer d’uneapologétique platonicienne — d’une imitation apologétique. Plus généralement,le rapport très important à la dialectique platonicienne peut expliquer bien desparticularités, voire d’apparentes obscurités de construction, comme la présencede développements entiers4.

L’influence platonicienne chez Plutarque n’est donc pas uniquement obser-vable dans le contenu philosophique, mais aussi dans la façon de l’exposer. Laforme retenue constitue dès lors un indice additionnel de cette influence mar-quée. D’ailleurs, comme le note Jan Opsomer, « the use of dialogue is a truecaracteristic of Plutarch’s Platonism5 ».

Le dialogue plutarquéen ne constitue pas pour autant une copie carbone dudialogue platonicien6. Comme Plutarque le souligne lui-même dans le prologue

(40) 1. FERRARI 2000 a, p. 147. Cf. aussi p. 165. Toutefois, aux yeux de ce dernier, cela ne veutpas dire que Plutarque ignorait la littérature « manualistico-scolastica » qui circulait à l’époque,mais simplement que la référence aux dialogues platoniciens n’est jamais générique, mais tou-jours en lien avec un texte particulier. Voir aussi FERRARI 2004, p. 226, qui insiste sur le faitque Plutarque lisait directement le texte de Platon. De toute évidence, Platon demeure pour Plu-tarque la référence philosophique indépassable, comme le disait encore récemment GALLO 1997,p. 3529 : « Platone è stato il filosofo-scrittore da lui più amato e ammirato. » Ce dernier retrouvecette idée déjà chez HIRZEL 1895, qu’il cite en bas de page, p. 148 et 213.

(41) 2. BABUT 1992, p. 192. Voir aussi POUILLOUX 1965, p. 55-56.(42) 3. FLACELIÈRE 1937 a, p. 12.(43) 4. ILDEFONSE 2006, p. 56. Sur la conception plutarquéenne de la mimèsis, voir les

développements intéressants de WHITMARSH 2001, p. 47-57.(44) 5. OPSOMER 2005, p. 199. Voir encore OPSOMER 2006, p. 154 : « Je crois que (...) la

forme littéraire du dialogue est essentielle à son projet philosophique » et FERRARI 2004, p. 225 :« Platone ha esercitato un influsso decisivo anche sulla scelta della forma litterario. L’esempiopiú eclatante è naturalmente costituito dalla forma dialogica, che Plutarco riproduce in piú di unscritto. »

(45) 6. L’héritage de Platon est grand, mais comme le note GALLO 1997, p. 3529, l’écriture dePlutarque est le résultat de plusieurs influences : « Se Platone rimane l’ideale modello di Plutarco,non c’è dubbio che vada tenuta presente l’evoluzione subita dal genere dialogico non solo in am-bito accademico e peripatetico, ma nel generale crogiuolo letterarioculturale dell’età alessandrinae imperiale. »

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de l’Amatorius, greffer au dialogue la mise en scène platonicienne du Phèdrene représenterait aucun avantage, bien au contraire. Ainsi, Flavien demande àAutobule de supprimer de son récit :

les prairies et les ombrages chers aux poètes, ainsi que les guirlandes de lierre etde liserons et tous les autres ornements qu’en abordant de tels lieux, on brûlede brocher — avec plus de zèle que de goût —, l’Ilissos de Platon, son fameuxgattilier et sa douce pente herbeuse (749 A, trad. Gotteland et Oudot)1.

Si nous le considérons sérieusement, le passage précédent nous indique qu’ilne faut pas chercher chez Plutarque un texte identique à celui de Platon, maisplutôt une inspiration générale dans la manière d’écrire le dialogue. Comme l’abien vu Flacelière, parmi les différentes formes littéraires utilisées par Plutarque,le dialogue est « celle qui témoigne le mieux de l’imagination et de la puissancecréatrice de l’écrivain2 ». Pour comprendre les Dialogues pythiques, il faudradonc s’interroger sur leur mise en scène.

4. LE CORPUS DES DIALOGUES PYTHIQUES

Quels dialogues devons-nous placer sous l’appellation de Dialogues py-thiques ? La question ne trouve pas de solution facile. Au tout début du DeE, Plutarque écrit : « [j’]envoie comme des prémices à toi et, par toi, aux amisde là-bas, quelques-uns de mes traités pythiques (τ�ν πυθικ�ν λγων ν�ου�) »3

(384 E). Même si elle demeure très vague, cette première indication nous ren-seigne sur le nombre de textes inclus dans le corpus pythique. De fait, commele note Daniel Babut dans un important article sur l’ensemble des Dialogues py-thiques, « si l’on peut déduire de la phrase qu’il a existé, au strict minimum,troisΠυθικο� λγοι— sinon, le premier envoi n’aurait pu en comporter déjà plu-sieurs, ν�ου�... — elle ne garantit, en revanche, que la seule appartenance du DeE au groupe d’écrits mentionnés4 ». Peut-on alors légitimement intégrer d’autrestextes de Plutarque aux Dialogues pythiques ? Et si oui, selon quels critères ?

De nos jours, le corpus des Dialogues pythiques se compose du De E apudDelphos, du De Pythiae oraculis, ainsi que du De defectu oraculorum. Le trip-tyque ne fut pourtant rassemblé dans l’ordre connu aujourd’hui qu’à l’époque

(46) 1. Voir sur ce passage FLACELIÈRE 1987, p. CCXIV-CCXV. Ce dernier note plusieurstournures qui donnent une « couleur platonicienne » aux dialogues de Plutarque. Il soutientnéanmoins que « cette imitation (μ�μησι�) de Platon, sensible jusque dans les détails du style,Plutarque refuse de la rendre servile » (p. CCXIV).

(47) 2. FLACELIÈRE 1987, p. CCXVII. Voir aussi récemment MORESCHINI 1997, p. 31, qui lequalifie d’« il piú grande artista, sicuramente, tra tutti i platonici dell’età imperiale ».

(48) 3. Tous les passages des Dialogues pythiques sont cités dans la traduction de FrédériqueILDEFONSE 2006. Nous indiquons en note les passages où nous nous en éloignons.

(49) 4. BABUT 1992, p. 187. Cet article a été reproduit dans le recueil Parerga, paru en 1994.Tout au long du texte, nous le citerons d’après la pagination de 1992 afin d’éviter toute confusion.

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INTRODUCTION 23

moderne, dans l’édition d’Henri Estienne publiée à Genève en 1572 et réim-primée à Francfort en 15991. Les numéros des pages auxquels nous renvoyonsaujourd’hui sont ceux de cette réimpression2. En effet, les trois textes ne sontrassemblés ni dans le Catalogue de Lamprias3 ni dans l’édition de Planude4. Es-tienne fut suivi par Paton qui, le premier, proposa une édition rassemblant le triode textes publiée sous le nom de Pythici dialogi tres5. Première publication mo-derne, elle allait ouvrir la voie aux éditions subséquentes chez Teubner, Loeb etLes Belles Lettres6. Toutefois, les responsables du Corpus plutarchi moralium,publié à Naples, ont récemment donné trois éditions séparées des trois textes7.

Plusieurs exégètes acceptèrent cet état de fait8, mais certains ajoutèrentd’autres dialogues au corpus : parfois le De Is. et Os., et assez souvent le Desera num.9. Le De Is. et Os., même s’il est dédicacé à Cléa, « supérieure desThyades de Delphes » (364 E), ne traite pas d’un problème spécifiquement del-phique et ne peut donc de toute évidence pas être relié au corpus10. Le cas duDe sera num. est plus complexe. Françoise Frazier a argumenté en faveur de soninclusion dans le corpus, notamment en soulignant « l’inflexion delphique de laréflexion11 », mais surtout en arguant que le dialogue « se meut dans le même

(50) 1. Voir VALGIGLIO 1992, p. 7.(51) 2. Pour toute cette section sur l’histoire du texte de Plutarque ainsi que des différentes

éditions, voir IRIGOIN 1987, p. CCXCVI sq.(52) 3. Les dialogues portent les numéros suivants : De def. or. (88), De Pyth. or. (116) et De E

(117).(53) 4. Les ouvrages sont classés ainsi : De E (68), De def. or. (69) et De Pyth. or. (72). Remar-

quons que dans le Catalogue de Lamprias, datant de l’antiquité, le De E et le De Pyth. or. sesuivent, tandis que chez Planude, d’où sont issus plusieurs de nos manuscrits, ce sont le De E etle De def. or. qui se suivent. Cette indication de la variation dans l’ordre de présentation n’estpeut-être pas en elle-même significative, mais elle semble néanmoins suggérer la façon dont ceuxqui ont composé ces corpus percevaient les liaisons, ou les disjonctions, entre les trois textes.

(54) 5. PATON 1893.(55) 6. Dans l’ordre SIEVEKING 1929 corrigé par GÄRTNER 1997, BABBITT 1936 et FLACE-

LIÈRE 1974 a.(56) 7. VALGIGLIO 1992 pour le De Pyth. or., RESCIGNO 1995 a pour le De def. or. et MO-

RESCHINI 1997 pour le De E. Remarquons, par ailleurs, que Flacelière avait déjà publié troiséditions séparées des textes dans les Annales de l’Université de Lyon, en 1937, 1941 et 1947 ainsiqu’une édition du De Pyth. or. pour les PUF en 1962.

(57) 8. Voir notamment BRENK 1977, p. 86-87, DEL CORNO 1983, p. 36, BABUT 1992, p. 187et FERRARI 1995, p. 38-39. De son côté, MORESCHINI 1997, p. 7 et p. 123 n. 4, n’est pas certainde l’appartenance du De Pyth. or. à ce groupe, affirmant qu’il fut rédigé plusieurs années aprèsle De E et le De def. or.

(58) 9. Pour le De Is. et Os., LAURENTI 1996 a, p. 68. Pour le De sera num., il semble queHIRZEL 1895, p. 200-211, fut un des premiers à l’insérer dans la liste. Vois aussi ZIEGLER 1949,col. 192. RUSSELL 1968, p. 133 a suivi cette opinion, encore partagée aujourd’hui par plusieurs,notamment TUSA MASSARO 2000, p. 118 et p. 122 et BOULOGNE 2003, p. 21-25. VALGIGLIO1992, p. 7-8, mentionne ce dialogue, mais demeure très prudent.

(59) 10. Sur Cléa, à qui est aussi dédicacé le Mul. virt. (242 E), voir FROIDEFOND 2003, p. 18-23.(60) 11. FRAZIER 2010, p. 73. La présence de Delphes dans le mythe final fait ressortir des

parallèles intéressants (cf. p. 86-88), mais ces rapprochements entre les thèmes qui peuvent êtrefaits ne se doublent pas d’un rapprochement par la forme, comme l’affirme Frazier elle-mêmeen conclusion : « le mythe en lui-même rapproche plutôt notre texte du De genio Socr. ou du

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24 LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE

orbe que les Dialogues pythiques où s’articulent étroitement aussi “divination,providence et causalité”1 ». Les arguments de Frazier ne paraissent pas totale-ment convaincants, car cette « inflexion » n’est pas spécifique aux De sera num.,ni même aux Dialogues pythiques. Le dialogue se déroule certes à Delphes, maisl’indication du lieu est loin d’être aussi explicite que dans le De E, le De Pyth. or.et le De def. or. où, nous le ferons valoir plus loin, le lieu physique de Delphes joueun rôle de premier plan dans la construction de l’argumentaire. Certes, commel’affirme Frazier, certains des thèmes qui y sont exprimés l’apparentent au corpustraditionnel, mais encore une fois, les questions abordées ne sont pas non plusspécifiques aux Dialogues pythiques.

Peut-on en revanche garantir l’appartenance aux Dialogues pythiques des troistextes que sont le De E, le De Pyth. or. et le De def. or. ? La justification de cechoix repose sur un certain nombre d’arguments qui permettent d’établir uneunité dans le triptyque. D’abord, aucun des trois textes ne présente de « mythephilosophique », comme le font le De genio Socr., le De sera num. ou encore le Defacie. Ensuite, contrairement au De an. procr. ou encore aux Plat. quaest., ils neforment pas stricto sensu des commentaires philosophiques2. Finalement, mêmes’ils ne font pas l’économie de discussions avec le stoïcisme ou l’épicurisme, lesDialogues pythiques ne peuvent être considérés comme des traités polémiques àla façon du De stoic. repugn. ou encore de l’Adv. Col.3. Les trois textes semblentdonc posséder une forme d’originalité caractéristique, même si l’on doit user deprudence en utilisant l’argument, dont la validité dépend de considérations surl’homogénéité des textes.

En effet, les trois textes possèdent une caractéristique commune, qui nemarque aucun autre écrit de Plutarque. Non seulement ils se déroulent à Delphes,mais surtout, ils se présentent tous trois comme une recherche commune sur uneaporie delphique : le De E s’interroge sur une offrande sacrée, le De Pyth. or. surl’enthousiasme et le langage de la Pythie et le De def. or. sur les mécanismes ora-culaires4. Le guide le plus sûr pour déterminer le corpus des Dialogues pythiquessera donc de se concentrer sur leur caractère pythique.

Ajoutons qu’une lecture du Catalogue de Lamprias nous fournit plusieurstitres d’ouvrages qui auraient bien pu faire partie du corpus, le plus probable

De facie, mais la place centrale de Delphes et sa transcendance absolue rappellent les Dialoguespythiques » (p. 86).

(61) 1. FRAZIER 2010, p. 72.(62) 2. Sur le style des Quaest. Plat., voir OPSOMER 1996 b, notamment, p. 82-83 et sur celui

du De an. procr., voir FERRARI & BALDI 2002, p. 7 et 9-10.(63) 3. Sur le genre, CHERNISS 1976 b, p. 369-372, mais surtout la « Notice » de Daniel Babut

dans CASEVITZ & BABUT 2004, p. 3-20. Même en acceptant l’hypothèse formulée plus loin queces textes seraient une réponse aux attaques de Dicéarque, on ne pourrait les tenir à proprementparler pour des dialogues polémiques : la critique ne serait ici qu’un point de départ.

(64) 4. Cet argument se retrouve notamment chez FLACELIÈRE 1953, p. 100. Il refuse d’intégrerle De sera num. au corpus des Dialogues pythiques, en affirmant que « non seulement la scène deces trois dialogues [De E, De Pyth. or. et De def. or.] est à Delphes, mais ils traitent tous les troisessentiellement de problèmes relatifs à la divination et à la religion delphiques ». Cet argumentn’est pas évoqué par FRAZIER 2010.

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INTRODUCTION 25

étant le Lamprias 177 : Sur le « connais-toi toi-même » et si l’âme est immor-telle (Περ� το� γν�θι σαυτ�ν κα� ε� �θ�νατο� � ψυχ�)1. Nous possédons aussi desfragments faisant état d’ouvrages sur la divination et le destin2 ainsi que sur larelation de la divinité avec l’Académie3. Signalons finalement un ouvrage intituléAmmonios ou Comment le plaisir n’est pas relié au mal (�Αμμ!νιο� "Περ� το� μ#�δ%ω� τ� κακ�& συνε�ναι, Lamprias 84), d’après l’un des personnages les plus im-portants des Dialogues pythiques. Notre connaissance de ces ouvrages accusantplusieurs limites, leur appartenance au corpus demeure purement hypothétique.Nous proposons donc de considérer ici les Dialogues pythiques comme un cor-pus cohérent, composé du De E, du De Pyth. or. et du De def. or., même si laconstitution exacte du corpus ne peut être déterminée avec une pleine assurance.

5. LA SYNTHÈSE TOPOLOGIQUE

DANS LES DIALOGUES PYTHIQUES

L’expression de puthikoi logoi qu’utilise Plutarque, bien qu’elle constitueun hapax, n’en semble pas moins fort probablement influencée par une lit-térature péripatéticienne, que l’on pense au Mégarique de Théophraste, auChalcidien de Démétrios de Phalère ou encore à l’Eubéenne de Dion Chryso-stome4. Toutefois, l’influence la plus probable semble être celle de Dicéarque,qui a écrit des Traités corinthiens (Κορινθιακο� λγοι) et des Traités lesbiens(Λεσ)ιακο� λγοι), qui faisaient partie d’un traité plus vaste, Sur l’âme (Περ�ψυχ��)5. De plus, Dicéarque est cité dès les premières lignes du De E, toutjuste avant que Plutarque introduise ses propres Πυθικο� λγοι6. Si l’on ne peutêtre certain de leur influence, on y voit à tout le moins une référence évidenteau penseur péripatéticien. Ainsi, il se pourrait qu’en donnant à ses écrits le

(65) 1. Voir ZIEGLER 1949, col. 192. Cette hypothèse est discutée aussi par FERRARI 1995,p. 62, n.4, MORESCHINI 1997, p. 123 n. 4 ainsi que MASSARO 2000, p. 124. On pourra rap-procher ce titre du Lamprias 226 : �Οτι �φθαρτο� � ψυχ�.

(66) 2. Voir les fr. 21-23 : ε� � τ�ν μελλ�ντων πρ�γνωσι� �φ�λιμο�, mais aussi le fr. 147 : περ�μαντικ��. Sur ce dernier ouvrage, voir DÖRRIE & BALTES 1993, pp. 322-323. Plutarque auraitaussi écrit un Περ� ε�μαρμ�νη� βι!λ�α β´ (Lamprias 58) et un ouvrage sur l’oracle de Lébadée,Lamprias 181 : Περ� τ�� ε�� Τροφων�ου κατα!"σεω�.

(67) 3. Lamprias 71 :Περ� μαντικ�� #τι σ$ζεται κατ& το'� �Ακαδημαϊκο*�, à rapprocher du Lam-prias 131 : Περ� το+ μ, μ"χεσθαι τ� μαντικ� τ-ν �Ακαδημαϊκ-ν λ�γον.

(68) 4. TUSA MASSARO 2000, p. 122, note à cet effet deux entrées intéressantes dans le Cataloguede Lamprias 204 : �Ο πρ-� Δ�ωνα .ηθε�� /ν �Ολυμπ�0 et 227 : Δι"λεξι� πρ-� Δ�ωνα. Voir aussiCRIPPA 2007, p. IX, n. 2.

(69) 5. Fr. 5-12 (WEHRLI). Voir aussi SCHNEIDER 1994, p. 760-761. Cicéron écrit, dans unelettre à Atticus, qu’il a l’intention d’écrire « une sorte de Colloque politique (πολιτικ-ν σ*λλογον)— soit à Olympie, soit où je le jugerai bon — à la manière de ton inséparable Dicéarque » (Ad.Att. XIII, 30, 2 = Fr. 68 WEHRLI, trad. Beaujeu).

(70) 6. 384 C-D : « Je suis récemment tombé sur de petits vers qui n’étaient pas mauvais, monami Sarapion, qu’Euripide, d’après Dicérarque, aurait adressés à Archélaos. » On peut compter,selon la liste dressée par HELMBOLD & O’NEIL 1959, p. 23, pas moins de treize références àl’œuvre de Dicéarque chez Plutarque.

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26 LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE

titre de Puthikoi logoi, Plutarque s’inscrive dans la tradition d’un genre lit-téraire où l’œuvre est nommée en fonction du lieu où se déroule l’entretien1.

Cette définition semble simple, voire simpliste, mais elle ouvre sur la formu-lation d’une première définition du dialogue pythique. Nous pouvons formulerl’hypothèse selon laquelle un dialogue pythique se définit comme un texte à l’in-térieur duquel la réflexion sur le topos pythique s’exerce par le moyen du logosphilosophique. Cette première hypothèse de lecture, pour être vérifiée, nous obli-gera à porter une attention particulière à la sensibilité qu’exprime Plutarque faceau sanctuaire. En somme, il s’agira de rester attentif à l’itinéraire des Dialoguespythiques, au cheminement opéré à travers les realia delphiques à l’aide du dis-cours philosophique.

La référence à Dicéarque nous oblige néanmoins à émettre une seconde hypo-thèse quant à la définition du dialogue pythique. Le dialogue pythique s’organiseautour d’une mise en scène visant à faire l’éloge d’un mode de vie philosophique.Précisons : pour le lecteur ancien cultivé, la référence auΠερ� ψυχ�� de Dicéarquedevait revêtir plus qu’une simple influence de genre. D’ailleurs, Dicéarque sou-tenait des positions très critiques envers Platon. Dans le Adv. Col., Plutarquesouligne que plusieurs péripatéticiens, dont Dicéarque dans le Περ� ψυχ��, « necessent, sur les points capitaux les plus importants des questions relatives à lanature (πρ�� τ* κυρι!τατα κα� μ%γιστα τ�ν φυσικ�ν) de s’opposer à Platonet de le combattre » (1115 A-B, trad. Boulogne). La teneur de cet ouvrage deDicéarque demeure obscure puisqu’on ne sait si la théorie pythagoricienne del’âme-harmonie défendue par un des personnages du dialogue l’était au nom deDicéarque2. Si tel est le cas, comme le note Schneider, Dicéarque nierait alorsl’immortalité de l’âme3. En admettant qu’il en fût ainsi, les Dialogues pythiquespourraient alors être considérés comme une réponse aux attaques de Dicéarquesur l’immortalité de l’âme humaine plutôt que comme des textes faisant l’apolo-gie de Delphes4. Cette proposition gagne à être explorée, car même si la question

(71) 1. HIRZEL 1895, p. 209, n. 4. Voir aussi TUSA MASSARO 2000, p. 124 : « “Pitici” sonoallora, a pieno titolo, giacché il loro autore volle chiamarli tali, i dialoghi che Plutarco ambientaDelfi. »

(72) 2. Voir GOTTSCHALK 1971, p. 186-187, SHARPLES 2001, p. 145-148 et SCHNEIDER 1994,p. 761. Par ailleurs, il est important de noter que Dicéarque aurait aussi écrit un Παναθηναϊκ�� etun �Ολυμπιακ�� (fr. 73-89 WEHRLI). Selon GOTTSCHALK 1971, p. 184, n. 19, leΠερ� ψυχ�� « ispresumably a collective title » pour ces deux dialogues. Dicéarque aurait aussi rédigé un traité surl’oracle de Lébadée (Ε��Τροφων�ου κατ"!ασι�, fr.13-22 WEHRLI), dans lequel il se montre critiqueenvers l’oracle. Voir SCHNEIDER 1994, p. 762-763. Sur les difficultés liées à notre compréhensionde la conception de la divination de Dicéarque, voir la discussion de SHARPLES 2001, p. 163-173.Malgré tout, le rapport à Plutraque saute aux yeux, car il avait écrit lui aussi, selon le Cataloguede Lamprias, unΠερ� τ�� ε�� Τροφων�ου κατα!"σεω� (Lamprias 181), et que d’autre part, le frèrede Plutarque, Lamprias, occupait semble-t-il des fonctions de prêtre à ce sanctuaire. Voir HIRZEL1895, p. 189, n. 3. Que cette dernière indication soit fondée ou non, il n’en demeure pas moinsque Plutarque connaît bien le sanctuaire béotien : voir De def. or., 411 F, 431 C-D, De facie,944 E, mais surtout De genio Socr., 590 B.

(73) 3. SCHNEIDER 1994, p. 761. Sur la mortalité de l’âme, voir le fr. 7 WEHRLI.(74) 4. Cette idée argumenterait en faveur de l’hypothèse formulée par BABUT 2002, p. 201, n.

58, qui, à la suite de ZIEGLER 1949, col. 192, a suggéré que le De E constituait un diptyque avec

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INTRODUCTION 27

de l’âme n’est traitée de que façon périphérique dans les Dialogues pythiques1,on peut penser que la psychologie de Dicéarque ait eu un impact sur le débatentourant les « genres de vie ».

Comme l’a affirmé Bénatouïl, « le rejet de l’immortalité de l’âme semble bienaller logiquement de pair avec le rejet de la vie contemplative2 ». Sur ce débat,nos sources sont plus précises et il semble certain que Dicéarque ait, en effet, dé-fendu l’importance du bios praktikos par opposition au bios theoretikos3. Dansla seconde Lettre à Atticus, Cicéron fait référence à « une si vive opposition »entre Dicéarque et Théophraste, où le premier met « plus haut que tout la vieactive (τ�ν πρακτικ�ν β�ον) » tandis que le second prône « la vie contemplative(τ�ν θεωρητικν) » (Ad. Att. II, 16, 3 = fr. 25 WEHRLI)4. Or, il se pourrait bienque Plutarque prenne ici la défense de son maître Platon, associé à la vie contem-plative, en critiquant Dicéarque5. En effet, quelques lignes après avoir mentionnéDicéarque, Plutarque fait l’éloge de la scholè, le loisir studieux intimement asso-cié à la vie contemplative (De E, 384 E-385 A), qui s’oppose aux ascholiai dela vie active, notamment les occupations liées au sanctuaire (De def. or., 431 D).Plutarque, à travers ses deux masques de prêtre et de philosophe, incarne donc àla fois les deux types de vies, tout comme Apollon, le dieu qui « n’est pas moinsphilosophe que devin » (De E, 385 B). Or, si de ce point de vue la référence àDicéarque à un sens, elle suggère la valorisation du loisir philosophique, à la foisdans la rédaction d’un dialogue, mais aussi dans sa conception même d’Apollon6.

le Lamprias 177 (Περ� το+ γν�θι σα2τ-ν κα� ε� 3θ"νατο� � ψυχ�), où justement la question de l’im-mortalité de l’âme est vraisemblablement mise en relation avec la maxime delphique « connais-toitoi-même », laquelle clôt le De E. L’idée est aussi reprise par TUSA MASSARO 2000, p. 124.

(75) 1. Voir infra, chap. 8 la discussion sur la Pythie. En acceptant l’hypothèse que le Lamprias177 faisait partie du corpus, la question de l’âme devenait de facto centrale dans les Dialoguespythiques.

(76) 2. BÉNATOUÏL 2012, p. 18. Voir déjà JOLY 1956, p. 133-135.(77) 3. Fr. 25 et 29 WEHRLI. Voir MOREAU 1962, p. 273-274 et BUSINE 2002, p. 79-80. Pour

CAMPOS DAROCA 2000, p. 61, la position de Dicéarque aurait plutôt été de nier la distinctionfondamentale entre la vie active et la vie contemplative.

(78) 4. Sur cette controverse, et les réserves que l’on doit y apporter, voir HUBY 2001. Plutarquesouligne d’ailleurs les interventions de Théophraste dans la vie publique de sa cité, l’aidant à sedébarrasser de la tyrannie (Non posse suav. 1097 B et Adv. Col. 1126 F).

(79) 5. Il devait aussi fort probablement connaître les positions de Théophraste. Sur le rapportambigu de Plutarque à ce dernier (source importante d’information, allié dans la critique desépicuriens, mais très souvent critiqué dans ses conceptions philosophiques), voir BOULOGNE2005, notamment p. 292-294.

(80) 6. Le fr. 31 WEHRLI de Dicéarque, tiré d’un ouvrage intitulé Apophtegmes romains, rédigépar Plutarque ou par Caecilius, pourrait fournir un argument supplémentaire. L’auteur y rapporteune série de maximes « auxquels les Grecs croyaient encore plus que les oracles », parmi lesquelsse trouvent le « connais-toi toi-même » et le « rien de trop ». L’auteur poursuit en affirmant que,selon Dicéarque, ces maximes n’ont pas été formulées par des hommes sages, car « les anciens nepratiquaient pas la philosophie par le langage (λ�γ4 φιλοσοφε�ν). Il pensait plutôt que la sagesse àcette époque consistait en la pratiques de bonnes actions (5ργων καλ�ν) ». Ce fragment est à reliéau fr. 30 WEHRLI, où Diogène Laërce rapporte que Dicéarque ne considérait pas les Sept Sages nicomme des sages, ni comme des philosophes, mais comme des gens intelligents et législateurs. Surces deux fragments et leur lien avec le débat sur les genres de vie, voir HUBY 2001, p. 321-324.

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28 LA PHILOSOPHIE DELPHIQUE DE PLUTARQUE

L’hypothèse peut paraître hardie, mais on sait que Plutarque s’est intéressé auproblème des genres de vie dans d’autres textes. Le De genio Socr. en fournit unexemple concret où tout l’enjeu du dialogue touche l’interaction entre les deuxmodes de vie1. De même, dans la Vie de Périclès, Plutarque fait le récit de la colla-boration entre Périclès et Anaxagore, le premier représentant le bios politikos, lesecond, le bios scholastikos (16, 3). Pour Mauro Bonazzi, Plutarque avait à cœurla vie mixte et son platonisme s’exprimait à travers la conception d’une complé-mentarité entre les deux types de vie2. D’ailleurs, le thème est souvent évoquélorsqu’il est question de combattre le stoïcisme et l’épicurisme. À titre indicatif,dans le De stoic. repugn. (1033 B-F), Plutarque fait de ce thème une des critiquesprincipales et on note dans le Catalogue de Lamprias un traité Sur les genres devie, contre Épicure3.

L’hypothèse de la valorisation du bios scholastikos, loin d’invalider la pre-mière hypothèse, vient plutôt la renforcer, car elle suppose que la réflexionphilosophique sur Delphes — le puthikos logos — doit s’inscrire dans le cadreparticulier du loisir philosophique et non directement dans celui de la prêtrisedelphique4. Autrement dit, si Plutarque entend dans les Dialogues pythiques seporter à la défense de Delphes, il ne le fait pas du point de vue du prêtre du sanc-tuaire, mais du point de vue du philosophe platonicien5. Le rôle et la portée destextes s’en trouvent irrémédiablement influencés.

Ces deux tentatives de définition nous invitent à suggérer une piste de lectureque nous explorerons dans notre ouvrage et que nous résumerons sous la for-mule de synthèse topologique. Il faut entendre dans l’expression à la fois l’idéed’une interaction entre un lieu et un argument et à la fois celle d’un argument endéfense du lieu et le lieu fait argument. Elle recouvre les deux hypothèses princi-pales présentées plus haut : la coalescence du logos et du topos dans un dialoguevalorisant la vie philosophique. Les Dialogues pythiques forment un ensembleintéressant de textes, car ils constituent justement un essai de synthèse qui ouvresur différents niveaux de lecture.

(81) 1. Cette question a soulevé un débat sur la position véritable de Plutarque. Voir particuliè-rement RILEY 1977, p. 257 et BABUT 1984, p. 74-75. Voir aussi la synthèse récente de TIMOTIN2012, p. 256-257.

(82) 2. Voir le An sen., 796 C-797 A. Voir BONAZZI 2012, p. 140.(83) 3. Lamprias 159 : Περ� β�ων πρ-� �Επ�κουρον à rapprocher probablement du Non posse

suav., comme le suggère JOLY 1956, p. 175. Voir aussi le Lamprias 199 : Τ�� �ριστο� β�ο�. Commele remarque CAMPOS DAROCA 2000, p. 46-47, n. 10, la littérature Peri biôn constituait un genrecaractéristique de la période hellénistique.

(84) 4. Au tout début du De E, Plutarque souligne que ce « cher Apollon soigne et dissipe lesdifficultés relatives à la vie (περ� τ-ν β�ον) en rendant ses oracles », mais qu’il inspire et propose enrevanche les difficultés « relatives au raisonnement (περ� τ-ν λ�γον) » au « philosophe par nature,en produisant en lui un désir de l’âme qui le guide vers la vérité » (384 E-F). Derrière l’alternativeentre le bios et le logos se profile fort probablement la distinction entre le bios praktikos et lebios scholastikos. Cela permet d’esquisser les relations suivantes : [Apollon-devin/bios/oracles]et [Apollon-philosophe/logos/désir de vérité].

(85) 5. Cela demeure en accord avec la thèse de Bonazzi sur la vie mixte. Si la vie active n’inté-ressait pas Plutarque, il n’aurait pas accepté la charge de la prêtrise, qui comportait sans aucundoute un aspect politique important. Voir les remarques de STADTER 2004, p. 30-31.

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INTRODUCTION 29

Nous proposons de visiter ces textes en suivant un itinéraire en boucle : nouspartirons du prologue du De E pour analyser la mise en scène des dialogues. Ilnous fournira la matière première d’une réflexion sur la vie philosophique, à lafois dans ses enjeux théoriques et pratiques. La réflexion nous mènera ensuiteau cœur métaphysique des Dialogues pythiques et nous étudierons notammentle rapport de Plutarque à Apollon. Finalement, nous reviendrons à notre pointde départ, Delphes, centre du monde, mais aussi point médian entre l’humain etles dieux.