Vinck, D (2012) La sociologie des sciences aux prises avec les infrastructures TIC

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Slightly revised for : Serge Proulx et Annabelle Klein (dir.). (2012) Connexion. Communication numérique et lien social, Namur : PUN, pp. 39-48. La sociologie des sciences aux prises avec les infrastructures TIC Dominique VINCK 1  1  Professeur, Université de Lausanne, Labso, [email protected] Résumé: L’intérêt de la sociologie des sciences pour les pratiques concrètes de l’activité scientifique et technique et ses extensions sous la forme de réseaux sociotechnique s conduit à s’intéresser aujourd’hui au défi que constitue la fabrication de nouvelles infrastructures, partiellement invisibles, qui, des laboratoires jusqu’aux traces produites par les usages, façonnent l’assemblage d’un nouvel écosystème. ***

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Serge Proulx et Annabelle Klein (dir.). (2012) Connexion. Communication

numérique et lien social, Namur : PUN, pp. 39-48.

La sociologie des sciences aux prises avec les

infrastructures TIC

Dominique VINCK1 

1 Professeur, Université de Lausanne, Labso, [email protected]

Résumé: L’intérêt de la sociologie des sciences pour les pratiques

concrètes de l’activité scientifique et technique et ses extensions sousla forme de réseaux sociotechniques conduit à s’intéresser aujourd’hui

au défi que constitue la fabrication de nouvelles infrastructures,

partiellement invisibles, qui, des laboratoires jusqu’aux traces

produites par les usages, façonnent l’assemblage d’un nouvel

écosystème.

***

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La sociologie des sciences étend son regard aux pratiques et auxobjets

A ses origines, la sociologie des sciences s’intéresse aux conditions

sociales et historiques qui expliquent l’éclosion de la science en tantqu’activité légitime et valorisée dans la société. Elle montre la relative

symbiose entre des courants de pensée qui prônent un mode

production des connaissances ancré dans l’expérimentation et à

l’écoute de la nature et des valeurs éthiques et religieuses qui

valorisent les choses d’ici-bas. De la mise en évidence de cesrapprochements, la sociologie des sciences1  retient surtout la

conscience d’une dépendance de l’activité scientifique vis-à-vis de lasociété et la convergence des valeurs qui orientent les activités des

nouveaux savants. Avec Merton ([1942]1973), elle s’intéresse, en

particulier, à la structure normative (ensemble de normes) qui régit

leur comportement. Ces normes sont de deux types : 1/ les normes

éthiques qui portent sur les comportements professionnels ; 2/ les

normes techniques qui concernent les aspects méthodologiques. Les

premières apportent une caution morale aux secondes. La sociologie

des sciences analyse exclusivement les premières (l’Ethos de la

science). Prescriptions liées aux valeurs de l’institution sociale de lascience, ces normes ne sont pas codifiées, mais intériorisées. Il s’agit

donc d’impératifs institutionnels requis par la finalité de la science, à

savoir l’expansion continue des connaissances validées et certifiées

par les pairs. La sociologie des sciences porte alors son attention au

fonctionnement du collectif des savants à l’œuvre dans la fabrication

des connaissances (la communauté scientifique, les disciplines, les

réseaux sociaux) et aux modalités des communications entrescientifiques (principalement la publication des résultats et les

mécanismes d’évaluation par les pairs). En se focalisant ainsi sur la

communication et sur la normativité qui régit les relations entre les

membres de la communauté scientifique, la sociologie des scienceslaisse de côté les pratiques expérimentales (pourtant valorisées par les

normes sociales légitimant ce type d’activité), les normes techniques

(deuxième volet de la structure normative) et les formes concrètes de

1 Pour des présentations des courants de pensée qui traversent la sociologie des sciences, voir

Dubois (1999, 2001), Vinck (2007).

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l’organisation du travail scientifique (modalités de la division du

travail, mécanismes de coordination, différenciation des rôles dont

celui de technicien ou d’assistant dont la littérature dit peu de choses).

De l’infrastructure des sciences, la sociologie analyse surtout la

structure normative, en particulier l’éthique qui régit le comportement

général des chercheurs, et le fonctionnement institutionnel de la

communication entre scientifiques et ses conséquences telle que la

constitution d’une stratification sociale et d’une méritocratie.

La sociologie des sciences se renouvelle dans les années 1970 par

des courants de pensée qui s’intéressent aux influences sociales et

culturelles qui pèsent sur la production des contenus scientifiques – etnon plus seulement sur la légitimité et la valorisation sociales de

l’activité scientifique en soi. Du coup, les sociologues, dans leurs

analyses, non seulement différencient, au sein des sciences, des sous-

groupes de chercheurs parfois en rivalité les uns par rapport aux autresquant à la définition des objets de recherche et des pratiques valides,

mais ils prennent aussi en compte d’autres groupes sociaux en

interaction avec les scientifiques. Ces groupes, au sein et en dehors de

l’institution sociale des sciences, agissent en fonction d’intérêts

cognitifs qui leur sont propres – vis-à-vis d’un type d’objet d’étude oud’une manière de l’étudier – mais aussi en fonction d’intérêts sociaux

ou professionnels liés aux investissements consentis dans le passé ou àdes appartenances sociales. Les structures alors prises en compte dans

l’analyse ne se limitent plus aux normes éthiques propres à

l’institution sociale des sciences et aux stratifications induites en

termes de reconnaissance scientifique puisqu’il s’agit cette fois de

prendre en compte les structures de la composition sociale au sein et

dehors des sciences. En outre, cette sociologie des sciences met en

évidence les relations étroites qui existent entre certains groupes

scientifiques (disciplines, sous-groupes de spécialistes, scientifiques

de générations différentes) avec certains groupes sociaux hors del’institution scientifique (notamment des mouvements sociaux, des

classes sociales, des Nations, des réseaux d’influence, des activités

socio-économiques, etc.). Elle prend également en compte les

dynamiques collectives de la production des connaissances, en

particulier les rivalités et les controverses scientifiques. La

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communication n’est plus de l’ordre de la circulation, de l’évaluation

et du partage des connaissances mais de la stratégie d’influence et de

conviction, du rapport de force jusqu’à la clôture éventuelle de la

controverse. Toutefois, la sociologie des sciences s’intéresse moins

aux lieux et aux formes concrètes de la controverse qu’aux rapports

sociaux sous-jacents aux arguments scientifiques en rivalité.

A la fin des années 1970, plusieurs sociologues vont ouvrir de

nouvelles voies de recherche en portant leur attention aux pratiques

concrètes de travail des chercheurs au sein des laboratoires. Il ne s’agit

alors plus d’expliquer les connaissances qui se fabriquent par des

appartenances sociales et par des controverses argumentatives mais derendre compte des manipulations d’échantillons, d’instruments et de

traces graphiques auxquelles procèdent les chercheurs pour faire

émerger des phénomènes, établir des faits et éprouver des énoncés.

L’observation située les conduit à produire quelques ethnographies delaboratoire qui rendent compte des ensembles d’humains, souvent

hétérogènes sur le plan des statuts (techniciens, chercheurs

théoriciens/expérimentateurs, directeurs de laboratoire, collaborateurs

externes) et des disciplines, et d’objets (instruments, supports

d’information, matériaux). L’infrastructure prise en compte n’est pluscelle des normes éthiques générales ni celles de groupes sociaux en

rivalité mais celle des bâtiments (salle de manipulation / bureau deschercheurs), du parc instrumental, de la logistique de transformation et

de gestion des échantillons et des matériaux, des flux de traces

graphiques et des transformations qu’elles subissent, ainsi que des

communautés épistémiques.

Le localisme de ces ethnographies de laboratoire ayant été critiqué,

y compris par certains protagonistes de ces approches, l’analyse s’est

alors étendue bien au-delà des portes du laboratoire, en suivant les

personnes (chercheurs, techniciens, étudiants, collaborateursnotamment) et les objets (articles, échantillons, instruments), y

compris les flux financiers et informationnels.

Ces évolutions et extensions de la sociologie des sciences ont

donné lieu à débats et commentaires de la part des sociologues eux-

mêmes qui y ont souvent vu des réorientations significatives – il s’agit

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parfois de retours à de questionnements antérieurs –, qualifiées de

« tournants » : tournant social, tournant rhétorique, tournant matériel,

tournant sémiotique, tournant cognitif, tournant pragmatique, tournant

sociotechnique (« One more turn after the social turn » dit B.Latour),

tournant épistémique, tournant normatif, tournant réflexif (« Turn,

turn, and turn again » dit T.Pinch à propos de S.Woolgar).

Nouvelles articulations de la sociologie des sciences avec d’autresdisciplines et questionnements

Au cours des années 1990 et 2000, la sociologie des sciences s’est

ouverte à une série de questions visant à comprendre le sort des

productions scientifiques dans la société ainsi que les conditionsconcrètes de production de connaissances certifiées, non plus de

manière générale comme le fit Merton, mais sur des objets de

recherche et sur des questions spécifiques (par exemple, le dépistage

génétique, l’imagerie médicale, l’expertise en matière de risque

sanitaire ou industriel, la modélisation du climat). Le « Science,

technologie et société » devient « science et technologie dans la

société  ». La sociologie des sciences s’intéresse aux controverses

sociétales portant sur des productions scientifiques et technologiquesou sur des affaires liées à ces activités (OGM, vache folle, sang

contaminé, nanotechnologies, etc.). L’attention des sociologues se

déplace alors des laboratoires vers l’espace public, celui du débat

politique, de la délibération et de l’expertise. Elle porte son attention

sur la question des dimensions éthiques et politiques soulevées par les

activités scientifiques et l’innovation technologique. Elle s’interroge

sur les processus de décision en matière de politique scientifique et de

régulation de l’inscription sociétale des innovations, en particulier surla question des conditions sociales de l’expertise, de la participation

du public en général ou de groupes sociaux concernés, des processus

de concertation et de la démocratie en matière scientifique et

technique. Elle soulève des questions portant sur la distribution et sur

la variété des savoirs au sein de la société et sur les modalités de leur

reconnaissance au sein de controverses et d’expertises collectives (par

exemple, l’étude des associations de patients et leur implication dansles dynamiques de la recherche biomédicale ou sur les institutions

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émergentes de la biodiversité). La sociologie des sciences retrouve

alors des questionnements portant sur les formes de régulation et de

gouvernance dans la société, en amont des politiques scientifiques et

industrielles et en aval dans l’introduction de nouveaux produits ou

procédés dans l’industrie, dans les institutions de soins et sur les

marchés. La question des modalités de la communication entre acteurs

dans la société redevient centrale non plus en termes d’influence à

sens unique de la société sur le développement des sciences ou des

sciences sur le progrès de la société mais dans le sens de délibération

entre acteurs multiples, certains émergents et imprévus, et souventstratèges (entreprises, ONG et agences de régulation multi- ou

supranationales). La question des infrastructures d’information et de

communication devient celle des conditions d’une conduite collective

des évolutions d’une société largement façonnée par des nouvelles

technologies qui supposent de grandes capacités à produire et à gérer

des masses connaissances nouvelles.

La sociologie des sciences, lorsqu’elle se penche encore sur le

travail des chercheurs, s’intéresse aux plateformes technologiques

(Peerbaye, 2004 ; Hubert, 2011), aux banques de matériaux et aux

énormes bases et réseaux de données. Elle se rapproche de l’examendes politiques scientifiques (orientation des masses financières qui

façonne le paysage scientifique) et de l’économie ou de la société dela connaissance. Ses questionnements croisent alors aussi ceux des

gestionnaires de l’innovation qui portent sur l’efficacité du processus

permettant d’articuler un continuum d’activités entre compréhension

des phénomènes, production de masse de connaissances robustes et

mobilisables dans la conception et la réalisation de nouveaux produits,

activité de conception, création de nouveaux usages et marchés,

invention de modèles d’affaire. L’activité scientifique, devenue

massive et support de l’innovation technologique et industrielle, se

trouve elle-même industrialisée, gérée avec des méthodes issues dumanagement des grandes entreprises (gestion de la qualité,

management des connaissances, gestion de la propriété) et organisée à

l’échelle des territoires (par exemple, avec la constitution de grands

pôles de recherche et de pôles de compétitivité industrielle).

Instrument d’une course au prestige entre Nations et institutions, elle

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est sommée d’être efficace ce qui passe par de nouvelles formes

d’organisation et de management des chercheurs (traités comme

salariés d’organisations en compétition plus que comme savants

autonomes) et de leurs carrières et par de nouvelles pratiques et

instrumentations de l’évaluation. Cela conduit certains sociologues

des sciences à se rapprocher et à dialoguer avec les économistes et les

sociologues de l’emploi pour étudier les trajectoires professionnelles

et l’hybridation des carrières, mais aussi avec les géographes pour

comprendre les processus de territorialisation à l’échelle locale

(constitution de clusters), nationale (différenciation scientifique duterritoire) et internationale (rivalité entre grandes régions et nations

dont certaines montent en puissance, formes de fractures Nord-Sud

dans l’accès à la connaissance, formes d’interdépendances et

circulation des chercheurs et des connaissances).

Retour à la sociologie des pratiques scientifiques et techniquespour saisir la fabrique de nos nouvelles écologies

Les questions de la communication et de la non communication

sont devenues centrales et stratégiques. Des débats se sont fait jours

autour de la libre circulation et du libre accès aux connaissancesscientifiques qui ne sont qu’un frémissement visible à la surface des

remous qui agitent les réseaux institutionnels et commerciaux de

l’édition, de la diffusion, de la conservation, du traitement et de mise à

disposition des masses de connaissances scientifiques. Ce que cela

produit dans l’activité scientifique elle-même n’est encore que

marginalement étudié. Les outils classiques de la sociologie

institutionnelle héritée de Merton, de l’analyse relativiste des

controverses scientifiques, de l’ethnographie des laboratoires et desréseaux sociotechniques ou de l’analyse des formes de gouvernance

de questions scientifiques et techniques spécifiques semblent

insuffisants pour comprendre ce qui se produit.

Une analyse planétaire, si elle permet de repérer des tendances,n’est pas en mesure de comprendre la fabrication de ce qui se fait. Une

analyse « par le bas » reste incontournable tant il s’agit de comprendre

les nouvelles pratiques des fabricants et gestionnaires de bases de

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données et d’information scientifiques, d’agencements

sociotechniques inédits et de nouvelles pratiques scientifiques (par

exemple, le recours très généralisé aux activités de modélisation et de

simulation qui détrônent une part de la recherche expérimentale). Or,

rares sont devenus les travaux de sociologie des sciences qui portent

sur la fabrique de contenus scientifiques, sur des nouvelles pratiques

de recherche ou sur les nouveaux régimes de production de

connaissances. Tout se passe comme si la sociologie des sciences était

devenue une ressource mobilisée pour travailler dans différents

champs d’inscription sociétale des productions scientifiques ettechnologiques. Les sociologues étudient les sciences et les

technologies dans la société sans plus porter beaucoup d’attention à

leur fabrication dans les espaces protégés que sont les laboratoires, les

plateformes technologiques et les bureaux d’études. Autrement dit, la

sociologie des sciences étudie désormais moins les sciences que

l’insertion de ses produits dans la société, comme si la fabrique des

sciences était désormais suffisamment connue que pour ne plus

nécessiter d’y revenir. Or, le monde des sciences, ses organisations et

ses pratiques changent, ce qui nous invite à retourner voir ce qu’il en

est, ce qui se fait et comment. Par ailleurs, le monde des sciences est si

gigantesque et varié qu’on ne peut pas se contenter des quelquesbonnes ethnographies réalisées dans les années 1970-1980. Tout cela

appelle un renouveau de l’étude des sciences qui prennent en comptedes transformations à l’œuvre au niveau des institutions (évaluation et

gestion de la carrière des chercheurs par exemple), des formes

d’activité, des pratiques instrumentales et de modélisation, des formes

de rationalité, des interdépendances entre groupes de rechercherépartis dans le monde.

Une sociologie des nouvelles infrastructures sociotechniques en

train de se faire

Le défi scientifique est aujourd’hui d’apprendre à analyser ce qui

façonne nos nouvelles écologies à haute densité en technologies

discrètes, elles-mêmes liées à la mobilisation de masses de

connaissances scientifiques. Face à l’ampleur du phénomène, latentation est de procéder à des modélisations globales, à l’analyse de

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tendances lourdes ou à l’analyse des institutions, approches qui

négligent tout le bénéfice d’une sociologie de l’action située et de

l’ethnographie des pratiques concrètes. Le problème est alors de

construire de nouveaux cadres d’analyse qui permettent de saisir des

phénomènes qui s’étendent loin (sans idée a priori de l’espace en

question) tout en n’étant jamais constitué que localement. Latour

(2006) introduit l’idée d’étudier les assemblages, la constitution

d’ensembles complexes, hétérogènes et étendus d’êtres reconfigurés

localement. Une telle approche devrait permettre de rendre compte des

assemblages comme autant d’achèvements relativement précaires, desordres de totalité signifiants et structurants qui prennent plus ou moins

la place d’autres institutions (marchés, Nation…) et dont il s’agit aussi

d’analyser la performativité in situ.

Parmi ces totalités locales étendues, ces achèvements structurants

précaires, les infrastructures méritent une attention particulière qu’ils’agisse des infrastructures invisibles (Bowker et Star, 1999 ; Star,

1999 ; Star et Ruhleder, [1996]2010) telles que les classifications

(infrastructures de connaissance qui supposent des opérations de

sélection et d’exclusion) ou des réseaux physiques (eux-mêmes liés à

des classifications invisibles et à des bases installées et plus ou moinsoubliées). La genèse, la stabilisation, la maintenance et la

transformation de ces infrastructures (travail d’alignement parfois prisen charge par des acteurs invisibles) constituent un fondement

partiellement invisible de l’action et de la coordination. La mise en

place d’une infrastructure conduit aussi à rendent invisibles et

silencieuses d’autres actants (non catégorisés), à rabattre les

singularités dans une catégorie standard, à rendre inconnaissable ce

qui n’est pas pris en compte et dont il n’est pas rendu compte

(accountable).

Les infrastructures de TIC notamment participent à la fabricationd’un environnement dense en technologies dont la sémiotique

matérielle se fait contraignante. En repartant des acquis de la

sociologie des sciences, il ne s’agit alors pas de les étudier avec uneentrée « communication » mais plutôt comme la fabrication de

nouvelles écologies sociotechniques au sein desquelles nous vivons. Il

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ne s’agit pas d’un « support » technique ou d’une ressource

instrumentale qu’utilisent les humains pour communiquer et agir. Il

s’agit d’une toile sociotechnique (dont le web n’est qu’un aspect) faite

de technologies qui communiquent même à notre insu, de contrats et

de lois qui tiennent plus ou moins les acteurs, de savoir-faire et de

routines incorporées. Nous sommes pris dans cette toile que

chercheurs, ingénieurs, marchands, usagers et régulateurs façonnent

volontairement ou par le seul fait d’y laisser une trace de son activité.

La fabrication et la prolifération des capteurs de toutes sortes (dont

ceux qui permettent la géolocalisation) est un exemple intéressant àétudier dans la mesure où elles insèrent toute chose (être humain et

autres êtres vivants, produits de consommation) dans un monde

d’ondes (portable, wifi, RFID…) et de flux de renseignements

(donnée, trace, information), fabriqué par des myriades de chercheurs,

d’industriels et d’usagers, qui produisent de l’interconnexion et des

barrières, de l’invasion et des protections, de l’intelligence ambiance

comme de l’automatisme sous-réflexif. Ce travail agrégé mais peut-

être pas concerté des ingénieurs, des marketeurs, des juristes, des

consommateurs, des chercheurs en sciences de l’information, des

mathématiciens, etc. est en train de produire une numérisation de la

planète. Aux flux physiques (eau, courants aériens et de pollution…)et informationnels hérités de la nature reconfigurée par des millénaires

d’occupation humaine et par les révolutions industrielles des dernierssiècles, nous sommes en train d’ajouter de nouveaux flux et de

nouvelles interdépendances qui passent par un travail d’équipement

des êtres (Vinck, 2011). Ce que chercheurs et ingénieurs fabriquent en

termes de capteurs, de bases de données, d’outils de traitement(modélisation, optimisation fonctionnelle de tout) est en train de

fabriquer de nouvelles convergences partielles (Miège et Vinck, 2011)

entre les infrastructures physiques et numériques. Ces convergences

vont souvent de pair avec la fabrication de nouvelles frontières,

divergences ou interfaces (Hubert et Vinck, 2011) ainsi qu’avec lamise sous silence de ce qui n’entre pas dans la nouvelle infrastructure.

Ce n’est alors qu’à travers les anomalies, les débordements et lestensions que le sociologue réussit à les déceler. L’ethnographie et le

suivi de la fabrication des infrastructures et de leurs ingrédients

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devrait alors permettre de rendre compte de leur travail de mise en

forme.

La sociologie des sciences et des techniques se trouve face à un

nouveau défi. Celui qui consiste à étudier, sans rupture de continuité,

ce qui se fabrique en termes de renseignements et d’assemblages de

renseignements, depuis le travail des chercheurs sur l’assemblage des

atomes, financé par des politiques publiques industrielles, jusqu’à

l’usager qui trace des sentiers du seul fait de ses choix singuliers ouroutiniers. La fabrique du renseignement et son traitement, dans deslaboratoires, dans des services d’études de marché, dans des

associations de citoyens vigilants, dans les salles de fabrication des

ordres boursiers, devrait désormais être au cœur de la sociologie et de

l’anthropologie des connaissances.

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12  Dominique Vinck  

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