Un temps pour recoltere Copie

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1 …UN TEMPS POUR RÉCOLTER (1946-1957) « A time to be sowing, a time to be reaping… » Il est un temps pour semer et un temps pour récolter, dit la belle chanson de Mahalia Jackson. Avec la fin de la Seconde guerre mondiale s’annonce en effet pour Jean Walter le temps de toutes les récoltes, ou presque. C’est au Maroc qu’aura mûri sa moisson la plus fructueuse. Car, en très peu d’années, la mine de Bou Beker va accroître sa production dans des proportions que son “inventeur”, pourtant d’emblée persuadé de sa bonne étoile, n’aurait sans doute jamais imaginées. Et les revenus qu’il va en tirer dans la dernière décennie de sa vie sont sans commune mesure avec tout ce qui a précédé. “Cette réussite peut s’analyser, dit Jean-Jacques Walter, petit-fils de Jean, qui a fait l’École des Mines de Paris, et préside aujourd’hui la Fondation Zellidja pour les bourses de voyage. D’abord une certaine expérience est venue avec le temps. En matière de concentration du minerai, par exemple, il y a eu, pour la méthode dite de “flottation au savon”, le classique processus essais/ échec/ essais à nouveau/ succès. Mais la réussite de Jean est aussi le produit d’une volonté d’airain : durant plus de vingt ans, de 1926 à 1947, il a investi et réinvesti à Bou Beker sans en tirer un sou – et les quelques amis qu’il avait convaincus de mettre au pot l’ont suivi jusqu”à ce point. Il fallait donc sacrément y croire !” “Certes, poursuit Jean-Jacques Walter, ce n’est pas une industrie globalement très complexe. Mais, au départ, il fallait y arriver, à Bou Beker : le coin était tout de même à l’écart de tout ! Enfin, il faut aussi admettre que Jean a eu de la chance. D’abord il était voisin d’une compagnie minière, l’Asturienne, et il a pu jouer un peu sur les histoires de permis – à l’époque la connaissance que les Services géologiques avaient du terrain marocain était encore floue. Mais surtout, il est tombé d’emblée sur le gros lot !” Jean-Jacques Walter nous rapporte encore ceci : “Henry Pagézy, directeur- administrateur de la considérable société Peñarroya, qui a été à partir de 1942 un innébranlable partenaire de Jean (à qui il s’est associé pour construire une fonderie de plomb à Oued el-Himmer, sous le djebel Mohceur) aimait à dire, que 80 à 90 mines sur les quelque 130 que sa compagnie a exploitées en Espagne, en France et ailleurs dans le monde) leur avaient fait perdre de l’argent, 30 avaient équilibré dépenses et recettes, 12 avaient fait gagner des

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Avec la fin de la Seconde guerre mondiale s’annonce en effet pour Jean Walter le temps de toutes les récoltes, ou presque. un temps pour récolter, dit la belle chanson de Mahalia Jackson. 1

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…UN TEMPS POUR RÉCOLTER (1946-1957) « A time to be sowing, a time to be reaping… » Il est un temps pour semer et un temps pour récolter, dit la belle chanson de Mahalia Jackson. Avec la fin de la Seconde guerre mondiale s’annonce en effet pour Jean Walter le temps de toutes les récoltes, ou presque. C’est au Maroc qu’aura mûri sa moisson la plus fructueuse. Car, en très peu d’années, la mine de Bou Beker va accroître sa production dans des proportions que son “inventeur”, pourtant d’emblée persuadé de sa bonne étoile, n’aurait sans doute jamais imaginées. Et les revenus qu’il va en tirer dans la dernière décennie de sa vie sont sans commune mesure avec tout ce qui a précédé. “Cette réussite peut s’analyser, dit Jean-Jacques Walter, petit-fils de Jean, qui a fait l’École des Mines de Paris, et préside aujourd’hui la Fondation Zellidja pour les bourses de voyage. D’abord une certaine expérience est venue avec le temps. En matière de concentration du minerai, par exemple, il y a eu, pour la méthode dite de “flottation au savon”, le classique processus essais/ échec/ essais à nouveau/ succès. Mais la réussite de Jean est aussi le produit d’une volonté d’airain : durant plus de vingt ans, de 1926 à 1947, il a investi et réinvesti à Bou Beker sans en tirer un sou – et les quelques amis qu’il avait convaincus de mettre au pot l’ont suivi jusqu”à ce point. Il fallait donc sacrément y croire !”

“Certes, poursuit Jean-Jacques Walter, ce n’est pas une industrie globalement très complexe. Mais, au départ, il fallait y arriver, à Bou Beker : le coin était tout de même à l’écart de tout ! Enfin, il faut aussi admettre que Jean a eu de la chance. D’abord il était voisin d’une compagnie minière, l’Asturienne, et il a pu jouer un peu sur les histoires de permis – à l’époque la connaissance que les Services géologiques avaient du terrain marocain était encore floue. Mais surtout, il est tombé d’emblée sur le gros lot !” Jean-Jacques Walter nous rapporte encore ceci : “Henry Pagézy, directeur-administrateur de la considérable société Peñarroya, qui a été à partir de 1942 un innébranlable partenaire de Jean (à qui il s’est associé pour construire une fonderie de plomb à Oued el-Himmer, sous le djebel Mohceur) aimait à dire, que 80 à 90 mines sur les quelque 130 que sa compagnie a exploitées en Espagne, en France et ailleurs dans le monde) leur avaient fait perdre de l’argent, 30 avaient équilibré dépenses et recettes, 12 avaient fait gagner des

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sommes importantes, et 2 avaient été phénoménales. “Eh ! bien, conclut Jean-Jacques, Jean Walter est tombé du premier coup sur la mine phénoménale !”

[Désencalminer Bou Beker, dont la production plafonne

malgré tous les efforts...] De surcroît Jean Walter, se souvenant sans doute du profit intellectuel et professionnel qu’il a retiré, en matière de construction hospitalière, de son premier voyage Outre-Atlantique au début des années 30, a décidé, presque seul, de miser à fond sur les États-Unis. Ce n’était pas absolument évident pour cet homme de la vieille Europe, presque du centre-Europe (la Franche-Comté, si l’on y songe...) Mais le débarquement des marines et des GIs à Casablanca, à Oran et à Alger fin 42, dont son beau-frère Jean Lacaze, présent sur place, a pu lui faire un récit documenté – et bien sûr celui de Normandie le 6 juin 44, dont les échos ont dû lui parvenir très vite à sa prison de Fresnes, l’ont impressionné par leur management remarquable et leur détermination - deux qualités qui lui plaisent. En outre il fait partie, en ces années 1944-46, d’une génération qui, instruite par le pacte Molotov-Ribbentrop (lequel avait donné le top de départ à la guerre, en 1939), pense que les Soviétiques seront tentés de ne pas arrêter à Berlin leur poussée vers l’ouest et que, dès lors, un nouveau face-à-face, voire une confrontation, se prépare entre Moscou et les démocraties occidentales. Et pour ces démocraties, quel autre rempart, et fer de lance à la fois, peut-il y avoir que les Etats-Unis ? Or, devant cet affrontement, armé ou froid, qu’il pressent, Jean Walter sait, de son expérience de la deuxième moitié des années 30, qu’il y aura besoin de toutes sortes de matières premières, de minerai, de plomb... Mais encore faut-il désencalminer Bou Beker, dont la production plafonne malgré les efforts de ceux qui sont restés sur place pendant les années de guerre.

Les Américains, de leur côté, sont idéologiquement et organiquement favorables à une collaboration – et ce aussi pour leur meilleur intérêt ! - avec l’Europe des démocraties. Avant même leur entrée en guerre à la fin de 1941, ils avaient mis au point le système dit du “prêt-à-bail”, qui leur permettait d’aider la Grande Bretagne... tout en restant neutres. Et, alors que la Seconde

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guerre mondiale vient de se terminer, il se dit déjà dans les chancelleries que les Etats-Unis vont bien devoir aider l’Europe à se relever s’ils ne veulent pas une réédition des soubresauts qui ont conduit un pays civilisé comme l’Allemagne aux horreurs du nazisme – qui pourraient bien, la prochaine fois, se révéler horreurs soviétiques ? De fait cette évidence se concrétisera en 1947 par le Plan Marshall; mais, en 45, ce plan est loin d’être prêt : car la démocratie américaine est lente à se mettre en branle, si même une fois lancée elle se montre capable d’aligner des moyens gigantesques.

Bou Beker est une entreprise minuscule aux regards des attentes d’Outre-Atlantique, c’est un fait. Mais les réserves plausibles y sont très importantes – 700 000 tonnes, dit-on. Déjà, l’été 1944, un ingénieur américain représentant une instance alliée de développement du Maghreb, la NAJEM (auprès de laquelle Jean Lacaze, devenu l’homme-pivot de la Shell en Afrique du nord, a été très officieux) est venu voir sur place. L’équipe de Bou Baker a montré pour la circonstance le genre d’enthousiasme censé séduire les Américains. Et Washington a pu ainsi se trouver alerté. Mais les choses traînent, et Jean Walter n’aime pas ça. Alors que, en janvier 1945, le patron de la modeste société des mines de Zellidja remet pour la première fois depuis longtemps le pied dans son cher Maroc, c’est le secrétaire d’Etat américain Stettinius lui-même qui, prenant là une des dernières décisions du gouvernement Roosevelt, donnera l’ordre à la NAJEM de procurer à Zellidja le matériel nécessaire pour augmenter substantiellement, et dans les plus brefs délais, sa production annuelle. Et, de fait, quelque chose va se produire dès 45, qui redonnera de l’allant au Bou Beker un peu alangui des années 1940-1944 : suivant en cela les plans des ingénieurs qui ont continué de travailler à Bou Beker durant de la période de guerre, “une grande laverie moderne, la laverie n° 1, dont nous pûmes commander les éléments en Amérique sur la base du prêt-à-bail”, va être construite, rapporte Jean Walter. Mais l’arrivée aux commandes, à Washington, du vice-président Truman après le décès de Roosevelt en avril 45, freine à nouveau les choses. On reste loin du triplement de la production annuelle évoquée par Stettinius...

[Jusque là petit patron prospère, Jean Walter

va entrer dans le grand capitalisme.] Alors, convaincu désormais que tout système fondé sur l’argent public n’est d’une efficacité que marginale, Jean Walter, jusque là homme des petites équipes et du management très personnel, décide de franchir un pas. Le mouvement qu’il va opérer l’obligera à revoir toutes ses pratiques, mais il en

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espère ce changement radical d’échelle qui fera de lui un des Français les plus puissants de son époque. Contre l’avis de beaucoup de ses collaborateurs, il va traverser l’Atlantique, afin “de rechercher une association avec un grand groupe minier U.S.” C’est ce jour-là que Jean Walter, jusque là architecte non sans renommée et petit patron prospère, mais sans plus, va entrer, à soixante ans passés, dans le grand capitalisme. En 1954, ses biens étaient évalués par Merry Bromberger, auteur d’un ouvrage déjà cité (Comment ils ont fait fortune), dont il est certes malaisé d’assurer l’absolue pertinence, à 100 milliards de francs (anciens) - 1% allant en être légué à l’Académie française pour assurer la permanence des Bourses de voyage Zellidja.

Cette entrée tardive dans le Gotha mondial de l’industrie et de la finance n’est pas le fruit d’une stratégie longuement mûrie. On peut y voir plutôt le produit d’une incroyable ténacité – vingt années à croire, contre vents et marées, à la fertilité de “sa” mine. Et, pour ce qui est du “choix américain”, on peut flairer là la conséquence d’un retournement de sa vision du monde, certainement liée à la répétition très rapprochée de deux conflits mondiaux et à la violence et la “planétarisation” de la guerre de 39-45. Cet homme qui était resté jusque là plutôt “hexagonal”, avec sur le tard une extension méditerranéenne, va sortir de son aire. Toutefois ce

bouleversement, peut-être parce qu’il a été tardif, ou parce que l’homme était de bonne étoffe, n’a pas bouleversé la personnalité profonde de Jean Walter : jamais il ne deviendra l’homme au gros cigare et à la longue Mercédès. Loisible à chacun de penser qu’un tel distingo est oiseux...

Aux Etats-Unis où il arrive l’été 1946, que cherche-t-il précisément ? Lui-même l’a expliqué dans l’unique grand discours qu’il fit de sa vie, un soir de mars 1954 à Bou Baker : “Vendre des actions de notre compagnie - en dollars [car l’Office des changes français n’en délivre pas, en cette période de grande sécheresse des réserves publiques], et acheter du matériel avec le prix de ces actions. Puis m’assurer des concours techniques pour appliquer les méthodes de mécanisation les plus modernes.”

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Impérial, il ajoute : “Diverses propositions me furent faites. J’ai retenu celles de Newmont Mining [Mines] C° et de Saint Joseph Lead [Plomb] C°.” De fait Fred Searls Jr, chairman de Newmont, et Andrew Fletcher, président de Saint Joseph, vont signer, le 1er novembre 1946, un accord de partenariat avec la Société des Mines de Zellidja, dont sortira une Société Nord-africaine du Plomb. Ces hommes escorteront Jean Walter et son entreprise jusqu’au terme de sa vie. Dans le tableau se glisse aussi une certaine Mrs Biddle, importante actionnaire de la Newmont, une des plus grandes fortunes des Etats-Unis, femme assez extravagante, cultivée et francophile, dont Jean Walter sut de faire une amie. Très important aussi, en la circonstance, fut Jean Lacaze, son beau-frère, qui montra à l’occasion de cette affaire de redoutables capacités de négociateur et acquit ainsi, malgré plus d’un différent avec “le patron”, ce que les Orientaux appellent des “mérites”. Il obtint d’abord de pouvoir acheter des actions dans la Société des Mines de Zellidja (laquelle allait bientôt se fondre dans une holding, l’OVAIM : Omnium des valeurs agricoles, industrielles et minières); ensuite il reçut une position d’administrateur de plus en plus proche du “sommet”; et, finalement, il se trouva en capacité de devenir le successeur en tout de Jean Walter : dans ses affaires, se substituant ainsi à sa famille naturelle; en influence réelle dans la FNBZ (Fondation Nationale des Bourses Zellidja), par-delà les instances tutrices et leurs représentants (Jules Romains pour l’Académie française et l’Inspecteur général Louis François pour l’Éducation nationale); et, oserions-nous ajouter... dans le “cœur” de Domenica, laquelle aura peut-être été, plus que tout... la sœur de son frère.

[L’activation des sondages géologiques

a permis de vérifier la présence également

de zinc et d’argent.] Restait, bien entendu, à transcrire sur le terrain marocain les décisions prises aux Etats-Unis. Et, de fait, la montée en puissance de Bou Beker sera spectaculaire, qui fera de la mine de Zellidja, dans les années 50 et jusque dans la première moitié des années 60, un des quatre ou

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cinq sites les plus productifs du monde. La laverie no 1 inaugurée en 1945, et la modernisation de matériels déjà existants, vont permettre de doubler la production de minerai dès 1947. Mais lorsqu’arrive d’Outre-Atlantique, à partir de 1947 précisément, le dernier cri de la technologie mondiale, la face de Bou Beker va s’en trouver changée. D’une part la production va aller croissant (13 000 tonnes en 48; 19 000 en 49; 44 000 en 50; 68 000 en 51; 100 000 en 52 [une nouvelle laverie, bien plus puissante, a été inaugurée en juin 1951 par le maréchal Juin – une des ses dernières apparitions publiques avant qu’il ne quitte son poste de Résident général au Maroc]; et 124 000 tonnes en 1953 – année qui marquera un premier palier, en raison d’une chute conjoncturelle des prix du minerai due... à la fin de la guerre de Corée. Par ailleurs l’activation des sondages avait permis de vérifier l’exactitude, sur la place, d’une sorte de “loi” de la géologie selon laquelle un minerai est fréquement associé à d’autres : en l’occurrence ce fut le zinc, et en bien plus modestes quantités l’argent. L’extraction du zinc, d’ailleurs, a très vite concerné l’Algérie, située juste derrière les collines de Bou Beker – puisqu’une autre “loi” bien connue des géologues veut que les filons ne s’arrêtent pas aux frontières tracées par les hommes ! Du fait de la connaissance du terrain algérien que lui avaient valu ses fonctions à la Shell, Jean Lacaze, encore une fois, fut très actif dans la création de l’Algérienne du zinc (ALZI), destinée à exploiter, à très peu de distance dans le pays voisin, un filon d’une richesses inouïe.

Florence Trystram, qui a vécu son enfance à Bou Beker, où son père était ingénieur en chef, évoque dans La dame au grand chapeau, le ballet des shuttle cars, “énormes engins d’un jaune éclatant qui sortaient le tout-venant des galeries” et faisaient la noria jusqu’aux deux laveries, d’autres emportant le produit déjà affiné jusqu’à la fonderie de Oued el-Himmer, à quinze kilomètres de là... Les problèmes de transport étant pour l’essentiel résolus, il fallut s’attaquer à d’autres qui n’étaient certes pas nouveaux mais que le changement d’échelle de l’entreprise, avec les mouvements humains qu’il provoquait, rendait urgents à résoudre. Dans ce semi-désert, il fallut chercher l’eau plutôt loin : cinquante kilomètres de pipe lines furent ainsi posés dont certains, d’ailleurs, allaient puiser dans la voisine Algérie - ce qui ne manqua pas de poser des problèmes dès l’indépendance du pays voisin en 1962, et fut une cause, parmi bien d’autres, de la guerre dite “des sables” qui allait éclater entre les deux “frères ennemis” dès 1963. L’élecricité, elle aussi, dut être acheminée de loin – pour l’essentiel d’Oujda, à près de 50 kilomètrees.

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Tandis que les ingénieurs, français, américains et canadiens, s’activaient aux tâches techniques, Jacques Walter, de son côté, allait devenir une sorte de gouverneur général de ce qu’il faut bien commencer d’appeler une ville. C’est lui qui, très vite après son arrivée en 1936, avait commencé de construire des maisons, d’un standing un peu hiérarchisé mais sans trop, pour les ingénieurs, les cadres administratifs et les contremaîtres. À partir de 1945, le rythme allait s’accélérer, et ce sont au total 420 maisons qui seront édifiées dans ce qu’il était convenu de nommer “le quartier européen”.

[“Ancrer” un nombre significatif mais réduit

d’homme motivés et prometteurs...]

Pour les ouvriers, le problème se posait différemment puisqu’il s’agissait, on l’a dit, de puiser dans un vivier d’hommes de populations locales mais semi-nomades, ou parfois même, pour un certain type de personnel comme les gardiens, de nomades venus de beaucoup plus loin. Leur embauche - à jet continu puisque par essence ils n’étaient guère désireux de se fixer - a fini par poser un vrai problème : vers la fin des années 40 en effet, 10 000 engagements annuels, la plupart d’ouvriers très temporaires et sans qualification, étaient comptabilisés à la mine. Il fut donc décidé, dès 1947, de changer radicalement de pratique : on allait “ancrer” un nombre significatif mais réduit d’hommes motivés et prometteurs. Pour ce faire trois moyens ont été utilisés : d’abord, par l’ouverture sur place d’une école technique, donner une formation à ces hommes – formation accompagnée d’un traitement puisque ses bénéficiaires étaient, pour un temps, privés de leurs moyens de subsistance; ensuite mener une politique de salaires et d’avantages sociaux comme aucune autre entreprise au Maroc, européenne ou locale, ne le faisait à l’époque ni ne le fait encore aujourd’hui; et enfin créer des lieux d’habitation en nombre et qualité tels que tous ces hommes puissent venir y vivre en compagnie de leur famille. Cette politique a connu un plein succès : dès 1954 le personnel ouvrier et employé de la mine ne comptait plus qu’un millier de personnes bien formées, bien payées et bien traitées, et dont le turn over, en conséquence, était dérisoire. Installé dans l’ancien restaurant des cadres, un petit Musée de la Mine ouvrant sur la plaza affiche aujourd’hui les cartes de pointage d’une cinquantaine d’entre elles, sauvées du naufrage.

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S’agissant en particulier de la politique sociale, outre le versement de salaires deux à trois fois plus élevés que dans les entreprises homologues, Zellidja a notamment créé un système de retraites qui, selon M Abdel Bakir Benazza, “a servi de modèle à l’actuelle Caisse Nationale.” M. Benazza a été trente-huit ans “réceptionnaire-distributeur au magasin de la mine” avant de devenir “responsable de l’expédition des minerais de Bou Beker”. Et il fut aussi, durant tout ce temps, ardent syndicaliste au sein de l’Union Générale des Travailleurs Marocains. “Oui, dit encore cet homme aujourd’hui âgé de quatre-vingt trois ans, Jean Walter était un homme social, bien estimé par nos compatriotes. Avec lui on se sentait considérés.” Et de conclure dans un soupir : “On ne trouvera jamais le même.” (Les notes de l’entretien sont à la disposition de qui, l’auteur peut le comprendre, soupçonnerait leur véracité...) M. Benazza se montre également positif à l’égard de Jacques Walter, le fils : “Il était très présent. Pour nous il était presque comme un avocat, il défendait les ouvriers. Si l’un de nous était arrêté, aussitôt il allait voir les autorités...” Règnait-il une bonne entente entre Européens (ou Américains) et Marocains ? M. Benazza dit que oui. Jean Walter laisse entendre que... non. Dans son discours, déjà souvent cité, de mars 1954, il esquisse en effet une conclusion en forme d’admonestation sur ce thème : “La politique d’égards, de respect mutuel avec tous nos compagnons, quelle que soit leur origine s’impose. Je ne tolèrerai plus de discriminations injustes et stupides.” Pour ce qui est de la construction de la ville dite “indigène”, elle allait commencer en 1947. Sur les plans de Jean Walter, on se doute : tout architecte n’a-t-il pas rêvé de construire une ville entière ? (Et Le Corbusier, très observé par Jean Walter, n’avait, à la même époque, construit à Chandigârh, capitale du Punjab indien, qu’une demi-douzaine d’édifices publics...) Les choses ont été rondement menées puisque, à la mi-51 (pour l’inauguration, de la nouvelle laverie) tout était paré. Et 10 000 personnes pouvaient loger dans la nouvelle cité. (Les quelques douzaines de familles qui avaient établi leur résidence dans le coin en raison de l’activité induite par la proximité de la mine ont pu elles aussi y être logées, dans certaines conditions).

[Les “Enfants de Zellidja”

sur la brêche pour redonner humanité

au village de Bou Beker...] Nous avons pu visiter Bou Beker au printemps dernier (2009). Et ce qui en reste empli de tristesse,

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en dépit des efforts d’une association, “Les Enfants de Zellidja”, qui ne se laisse pas tétaniser par la maigreur de ses moyens. Créée par M. Benali Sadequi, déjà cité, professeur de droit public à la faculté d’Oujda, et fils d’un ancien employé de la mine, cette instance s’efforce, sans prétention, de réhabiliter des lieux symboliques de la ville (telle l’ancienne plaza autour de laquelle étaient les commerces, la Poste, un cinéma où l’on passait des James Bond, et la chapelle, inaugurée le 23 août 44 par l’évêque de Rabat, aujourd’hui devenue un café arabe). Mais, surtout, Les Enfants de Zellidja se donnent pour tâche d’organiser des activités (cours de couture et d’alphabétisation...) pour les femmes et les jeunes filles en déshérence sociale ou familiale, et d’apporter une animation communautaire à une population laissée en état d’abandon depuis l’arrêt des activités de jadis. Un peu moins de 2 000 personnes vivent aujourd’hui sur tout le plateau de Bou Beker. Le lieu est rendu assez sinistre par les considérables friches industrielles qui le parsèment et les énormes “digues” (des terrils de scories, “stériles et autres déchets de la terre) qui le dominent. Les actuels habitants de Bou Beker sont, pour l’essentiel, des retraités de la Société de Zellidja et des veuves d’anciens salariés, mais aussi des gens d’Oujda n’ayant “aucun lien avec la mine”, souvent d’ailleurs occupants sans titre, et donc non dénués de certaines protections. Ces derniers se sont surtout installés dans les maisons dites “européennes”, qu’ils ont retapées, et qui souvent présentent un aspect pimpant, avec leurs jardins joliment fleuris. Parmi les “anciens” de la période glorieuse, d’évidence de moins en moins nombreux, il est aisé de rencontrer, autour d’un thé préparé par ses soins, M. El Hassnaoui, ancien chef chaouch (gardien) à la Société Zellidja, quasi centenaire aujourd’hui, et qu’on nomme respectueusement el Hadj du fait qu’il fit à l’époque, en compagnie de son épouse, un pélerinage à la Mecque, bien entendu payé par la SMZ, à qui il garde, de ce fait notamment, une vive reconnaissance. Mais la désolation de la désolation, c’est la médina (à quoi les habitants de Bou Beker se réfèrent plus volontiers aujourd’hui comme à la kissaria), d’où presque toute vie s’est retirée. Dans cette ville de la taille d’une consistante sous-préfecture française, il ne reste plus que deux ou trois centaines d’habitants qui se serrent comme frileusement autour d’une ou deux rues du bas de la ville. C’est là une ghost town comme il en existe des kyrielles dans l’Ouest américain, et pour la même raison.

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Malgré cet abandon, ces quartiers entiers dont les maisons sont réduites à l’état de chicots, souvent dépouillées de leur encadrement de porte et de fenêtre par des pillards qu’on assure venus principalement de Touissit, la localité voisine, la beauté du lieu - quelque part entre Chirico et Laurana avec une touche de Fromentin - est stupéfiante. Jean Walter s’est peut-être fait plaisir, mais il ne s’est pas moqué du peuple ! Le choix d’avoir édifié dans la pente donne à la médina un “coulé qui en fait une idée platonicienne de ville arabe. Cette impression de beauté culmine à la petite place supérieure où est la mosquée surmontée de son minaret carré. Quant aux légères arches qui font pont au-dessus des rues en pente, elles suggèrent une éternelle civilisation méditerranéenne.

[N’est-on pas là en présence d’une forme de prédation :

je prends puis je m’en vais...] Pourtant, redisons-le, tout ici est voué à s’écrouler – d’autant que (et ce pourrait être là un gros bémol au lyrisme) une galerie de mine aurait été, vers la fin de l’exploitation, scandaleusement creusée sous la ville, ce qui fait craindre des affaissements de terrain. “ Bou Beker, mémoire d’un éternel village”, c’est le titre que Sami Barkaoui, lauréat Zellidja et Prix Jean Walter 2006, a récemment donné à son rapport de 2ème voyage. Nous souhaitons en tout cas que les efforts des “Enfants de Zellidja”, pourquoi pas relayés par quelques libéralités de “Z” des hautes époques (au sens du “haut” Moyen Age !), lui donnent raison. Il reste tout de même à se demander s’il l’on n’a pas sous les yeux un modèle de prédation : je pique, puis je m’en vais... Nous avons voulu poser la question à Tahar Ben Jelloun, Marocain et grand écrivain francophone (il a eu le prix Goncourt il y a quelques années), avec qui nous avions noué une belle amitié dans nos années de Monde. Embarrassé sans doute, on peut comprendre cela, il n’a pas répondu à notre lettre. C’est donc à la conscience de chacun de trancher. M. Sadaqui, lui, se refuse à la rancœur à propos de ce lieu où il a vécu toute son enfance et où son père, Mahi Sadequi, matricule 4422, exerçait le métier de conducteur d’engins : “J’évite de regarder dans le rétroviseur. En fait je dis merci à ce village où j’ai vécu des choses formidables. J’y ai habité, et aujourd’hui c’est lui qui m’habite... Par ailleurs, il faudrait également se demander ce qui a été fait ici depuis quarante ans que la mine a fermé. Certains jours je me dis que des Jean Walter, il nous en faudrait d’autres, au Maroc...” Cette désolation pouvait-elle être évitée, ou du moins sérieusement retardée ? Il ne manque pas de bons esprits pour le penser. Florence Trystram est de ceux-là - quelque peu influencée sur ce sujet, on peut le penser, par l’opinion qu’en a eu

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son père, ancien ingénieur en chef de la mine. L’idée générale est qu’une exploitation plus prudentielle - risquons le mot : moins rapace - aurait permis aux Bou Bekri de prolonger leur âge d’or. En gros, le dilemme aurait été : on attaque d’emblée le cœur de la mine, où les rendements attendus promettent un retour sur investissements très rapide ? ou bien on procède à une exploitation méthodique, veine après veine, moins rentable mais plus durable ?

Les avis sont partagés. Jean-Jacques Walter croit bien avoir entendu son grand-père dire : “On casse le pot.” M. Jean Bailly, qui fut sept ans ingénieur à Bou Beker, de 1954 à 1961, estime lui que c’est un faux problème : “Il n’y a qu’une seule manière d’exploiter une mine, dit-il : on creuse des galeries qui se recoupent, déblayant ainsi tout le terrrain, et laissant seulement, à des distances étudiées, des piliers pour le soutènement qui eux, bien sûr, ne sont pas touchés. C’est cela qu’on appelle une exploitation "en bon père de famille", qui est prescrite dans tous les contrats du monde.” M. Bailly ajoute toutefois, au risque de la contradiction : “Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la mine de zinc d’ALZI, en Algérie, juste derrière Bou Beker, a été ce qu’on pourrait nommer un véritable scandale géologique : un bloc de pur minerai où l’on pouvait piocher au bull dozer... “ Jean Walter venait deux à trois fois l’an à Bou Beker. Rarement Domenica, son épouse, l’accompagnait. Mais alors ses capelines vertes ou roses, ses souples robes de mousseline et ses lunettes noires de star hollywoodienne faisaient sensation... Le “patron” restait de une à trois semaines, voyant tout le monde, accueillant avec un visible bonheur des hôtes venus des quatre horizons pour voir la “mine modèle” et le “Petit Paris”, comme on disait alors. Il était debout à 6 heures du matin, avec le soleil, arpentant inlassablement son domaine, le plus souvent en costume sombre et cravate. “C’était un homme toujours en transport, dit joliment M. Benazza, toujours marchant seul, se renseignant sur tout, entrant même parfois dans les maisons pour se faire une idée du confort, de l’ordinaire de la vie des gens. On se souvient même, ici, qu’un jour il a engueulé une femme qui avait jeté à la poubelle un restant de couscous !”

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Un paternalisme réussi suppose la possibilité de visualiser le “Père”, fût-ce de temps à autre. Avec Jean Walter, les travailleurs de Bou Beker ont été servis ! Cette politique, quoi qu’il en soit, est certainement un des éléments qui a permis à la Société des Mines de Zellidja de traverser sans anicroches majeures les graves événements qui ont précédé l’indépendance du Maroc - officiellement obtenue le 2 mars 1956, et en fait scellée dès le 16 novembre 1955, date du retour en gloire au pays, après plus de deux ans d’exil forcé à Madagascar, de Sidi Mohammed Ben Youssef, qui allait aussitôt devenir “Mohammed V”, le sultan, l’empereur.

[Une révolte contre

le Protectorat français

Le Maroc des villes d’abord (Casablanca surtout, bien sûr), puis celui du bled et des djebels, sont entrés en révolte contre le Protectorat français depuis que, le 20 août 1953, Mohammed Ben Youssef, principale autorité politique et religieuse du pays, a été déposé par le Résident général. Celui-ci, le général Guillaume, a agi... sans l’aval du gouvernement de Joseph Laniel, lequel a laissé “filer” sans réagir ! Ainsi était la 4ème République. Seuls deux ministres ont protesté – sans toutefois démissionner : Edgar Faure et François Mitterrand. Le futur sultan (il ne porte pas encore ce titre du fait, précisément, de la situation de Protectorat qui, depuis 1912, est imposée au pays) est d’abord envoyé en résidence forcé en Corse, puis à Antsirabé, à Madagascar. La Résidence générale a agi ainsi du fait que Ben Youssef, de plus en plus conscient de la violence faite à son pays depuis le Traité de Fès (1912), et de plus en plus soutenu par une élite elle-même de plus en plus nationaliste, pratique depuis six ans une politique de blocage institutionnel, en refusant de signer les décrets sous lesquels son seing est indispensable. La décision d’écarter ce gêneur a été prise par une camarilla de hauts fonctionnaires civils et militaires, elle-même soutenue par une majorité de colons français, et appuyée en métropole par un solide contingent de députés de droite et du centre, lesquels se sentent affermis par l’assentiment à leur position du plus prestigieux des militaires français d’alors (et ancien Résident au Maroc...) : le maréchal Juin.

[En 1948, Jean Walter acquiert

le quotidien Maroc Presse.

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Pour faire passer la pilule auprès du gouvernement Laniel, la Résidence a organisé à Marrakech, fief du Glaoui, ennemi traditionnel de la famille des Alaouites régnant à Rabat, une vaste démonstration de dissidence envers le Trône, qu’on a jugé habile de faire passer pour un acte d’allégeance à la France. Bou Beker est proche d’Oujda où, quelque jours après la déposition de Sidi Mohammed Ben Youssef, une descente de tribus qui lui sont favorables à fait dix-huit morts. Pourtant la mine et sa ville vont rester à l’écart de la tourmente : du fait de leur isolement géographique, mais plus encore en raison de la prise de position du journal de Jean Walter, Maroc-Presse, contre ladite déposition. Certes l’opposition de la publication est survenue un peu tard : elle a eu lieu le 21 novembre 1953, trois mois après les événements, dans un éditorial, resté fameux, du directeur, Henri Sartout : “La journée des dupes” (i.e. : le 20 août 53, bien sûr...) Dès lors l’opposition du quotidien restera claire, si même non tonitruée – devenant même véhémente (encore que pour des raisons ambiguës) aux approches du dénouement en 1955. Pourquoi Jean Walter a-t-il acquis un quotidien au Maroc en 1948 ? Parce qu’alors, juge Stéphane Bernard, auteur d’un livre très documentée sur la période 1943-1956 au Maroc, “il veut plaire à la Résidence”, tenue à cette époque par le général Juin. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que ce quotidien était à vendre et que Jean Walter adore faire des affaires (celle-ci ne sera d’ailleurs jamais bonne...) Ainsi, outre Bou Beker bien sûr, il possédera au Maroc une société d’assurances et, au moment de sa mort en 1957, il était en tractations pour acquérir deux navires minéraliers. (En Algérie, cependant, il a acheté les vergers de Beni Djema; et d’autres vergers, également, en métropole, dans l’embouchure de l’Adour. Par ailleurs, influencé sans doute par son gendre Philippe Lamour, devenu président de la Compagnie d’aménagement dus Bas-Rhône-Languedoc, il s’intéressera à la culture du riz en Camargue...) Jean Walter, si méthodique, serait-il donc devenu, parce que tout semble lui réussir, ce qu’on nomme aujourd’hui “un homme de coups” ? Toujours est-il que, cette fois, au Maroc, Jean Walter est entré dans un combat différent. Un combat potentiellement dangereux, sur un terrain qu’il maîtrise d’évidence moins bien que l’arène économique. Certes l’achat d’un journal est conforme à sa perception de la politique : un monde qu’on ne peut négliger et que, dès lors, il faut apprivoiser, au mieux de ses intérêts...

[Jean Walter devient quasiment un pestiféré

pour les colons français du Maroc.]

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Mais dans un climat où les passions se mêlent, il peut y avoir des coups à prendre. “Nombre de ceux pour qui il était jusque là un phare lui reprocheront désormais de se mêler de ce qui le le regarde pas et lui battent froid, nous dit M. Jean Rancé, qui était à l’époque un des assureurs de Zellidja. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il était devenu pestiféré, mais je me souviens d’une altercation publique, début 55, à l’Automobile Club de Rabat, entre Jean Walter et Jean-Guy Duchâteau, activiste du mouvement Présence française : ils s’opposaient sur le point de savoir s’il fallait envoyer en semi-exil à Tanger le vieux sultan Moulay Arafat, installé par la France sur le Trône du Maroc en remplacement de Mohammed V.” En 1955 les passions qu’avait surchauffées l’exil de Sidi Mohammed ben Youssef sont en effet portées à incandescence. Les tenants de l’Istiqlal (mouvement pour l’“Indépendance”) ajoutent la guerrilla aux attentats urbains. Et la camarilla qui fait bunker autour de la Résidence, ainsi que l’essentiel des colons européens, répondent en encourageant une “escalade” qui va mener le Maroc à une virtuelle guerre que l’on ne peut même plus appeler “civile” tant il devient clair que ce sont deux pays qui s’affrontent. Lorsqu’il s’engage dans ce combat-là, Jean Walter a passé les 70 ans. Et sans doute est-il moins que jamais un “idéologue”. Il est plutôt mû par sa conviction que tous les humains sont détenteurs d’une parcelle de raison, et qu’on ne peut donc les faire marcher à la baguette. S’il ne les perçoit pas nécessairement comme entièrement rationnels, il les croit sensibles à leurs intérêts. (C’est d’ailleurs pourquoi il est un patron “social” : “Pour gagner de l’argent, il faut le partager...”) Et l’intérêt, juge-t-il, des étrangers qui ont des affaires ou des biens au Maroc est d’admettre que l’on ne peut pas se mettre en travers d’un peuple entier qui réclame son indépendance. De surcroît Jean Walter travaille désormais “en ambiance américaine”, et l’on sait que les Etats-Unis, de par leur histoire, leur culture, sont viscéralement hostiles au vieux colonialisme. Certes partisans, parfois, du “gros bâton”, ils croient plus que tout aux vertus de la soft domination... La radicalisation du patron de Bou Beker contre le colonialisme peut devoir quelque chose à cette influence-là. Quoi qu’il en soit “Jean Walter se rapproche des Français du Maroc qui, à grands risques, militent pour le retour de Mohammed V sur le Trône du Maroc”, nous confirme Jean Rancé. Le patron de la mine de Bou Beker ne descend certes pas dans la rue avec une pancarte, mais il s’affiche ostensiblement avec des membres du groupe dit des “Cents signataires” et de celui dénommé “Conscience de la France” – opposés aux activistes de “Présence française”.

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Quant à M. Benazza, le vieux syndicaliste marocain de Bou Beker déjà cité, il n’y va pas par quatre chemins : “Jean Walter, c’était un patriote marocain”, dit-il, en une formule d’évidence impressionnante.

Durant toute cette période, Jean Walter va être très proche d’un homme politique français crucial du fait que, radical (c’est à dire centriste !), il est de toutes les combinaisons gouvernementales de la 4ème République laquelle, Dieu sait, en a vu pas mal ! L’un et l’autre ont d’ailleurs des liens avec l’est de l’Hexagone - Franche-Comté pour l’un, Jura pour l’autre. Et, sans doute, Edgar Faure, avocat, a-t-il plaidé pour Jean Walter (il le fera, en tout cas, en 1960 pour Jean Lacaze), ce qui peut faciliter de petits services entre amis. Interrogé en 1995 par Eric Passavant, auteur de la thèse L’enchantement du monde par le voyage souvent citée ici, l’inspecteur général Louis François, qui fut véritablement l’alter ego de Jean Walter dans l’aventure des Bourses Zellidja, lui a fait cette déclaration stupéfiante : “Il [Jean Walter] avait des gens à sa solde... il avait de grands politiques abonnés chez lui... c’étaient des gens qui touchaient chaque mois un traitement et devaient intervenir au bon moment pour sauvegarder les intérêts du monsieur ou de l’affaire dont il s’occupait. Il a eu Edgar Faure, président du conseil, comme abonné chez lui. Il me l’a dit et je savais combien Edgar Faure touchait...” Il est dès lors intéressant de rappeler que ce fut précisément alors qu’Edgar Faure était (une nouvelle fois) président du conseil (février 1955-janvier 1956) qu’un pas en avant décisif a été fait dans la solution de la crise marocaine : le retour en France de celui qu’il faut désormais appeler Mohammed V, et bientôt son arrivée triomphale à Rabat. Il n’est certes pas question de dire que Jean Walter ait pu “acheter” une solution de la crise marocaine : Edgar Faure est bien au-delà de ça, lui qui venait de règler la question de l’Indépendance tunisienne, dont Pierre Mendès-France avait tissé les fils... Mais les nombreuses conversations qu’ils ont certainement eu sur le sujet ont pu, à des heures décisives, maintenir l’élastique politicien radical dans une plus ferme résolution.

[Son ami J. Lemaigre-Dubreuil est victime de son combat

pour l’indépendance du Maroc.]

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Un épisode douloureux a d’ailleurs fait sentir le vent du boulet à Jean Walter... Au printemps 1955, la droite colonialiste du Maroc, rassemblée dans une instance dénommée “Présence de la France”, faisait monter la température contre lui. Il fut plusieurs fois pris à partie dans une feuille nommée... Paris. Il décida alors de confier la direction de Maroc Presse à un de ses amis, un

industriel qui le lui demandait expressément dans le but de mener un combat plus pointu pour la solution “libérale”, comme on disait alors, c’est à dire pour une évolution rapide vers l’indépendance : son nom est Jacques Lemaigre-Dubreuil. Or comme celui-ci, retour d’une entrevue avec Edgar Faure à Paris, débarquait à Casablanca, il fut cueilli pas une rafale de mitraillette qui le coupa littéralement en deux. Ses assassins n’ont jamais été retrouvés, mais il n’est pas malaisé de conjecturer quels cercles ont armé leurs bras. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il décèdera, le 10 juin 1957, le nom de Jean Walter sera honni de toute la Droite nostalgique de l’Empire. Quel parcours pour un homme qui, dix ans plus tôt, ne faisait pas mystère de vouloir “envoyer des lauréats aux quatre coins de l’Union française”, comme nous l’a révélé René Chantrieux, Z 46, parti s’installer à Madagascar dans la foulée de son premier voyage Zellidja !

Jean Walter avait-il une idée précise du temps d’activité qui restait encore à la mine de Bou Beker – puisque, aussi bien, le Maroc, pour lui, c’était d’abord ça ? On peut penser qu’il en avait une notion raisonnable. C’est à la mi-69, douze ans après sa mort, que l’extraction s’est arrêtée. On n’a alors gardé que le matériel nécessaire pour exploiter les “calamines” – un résidu comportant encore une teneur en minerai suffisante pour justifier, au cas par cas, son exploitation. Cela n’a pas été très loin. Une tentative d’explorer un autre terrain de la Société Zellidja, à Zeida dans le Moyen Atlas, n’a pas été concluante. M. Abdel Bakir Benazza se souvient aujourd’hui que huit cents ouvriers, sur le petit millier qui était couché sur les rôles de Bou Beker, ont alors été “recasés”

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par la Mine, en France, en Allemagne et au Benelux. En 1975, plus une machine ne bougeait sur le terrain. Et en 1980 la liquidation des matériels était achevée.