PROPOSITIONS POUR UN TEMPS NOUVEAU

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PROPOSITIONS POUR UN TEMPS NOUVEAU D ANS les périodes de confusion — et nul ne doute que nous soyons dans une de ces périodes — ce qu'il est le plus difficile d'apprécier, c'est la valeur respective des éléments en présence. On peut bien voir ces éléments, on ne sait, faute de balance appropriée, de quel poids il pèsent exactement ni ce que, dans la chimie sociale, peut donner leur combinaison. C'est le hasard qui fait les prédictions célèbres. Je n'ai pas pour ma part la pré- tention d'annoncer l'avenir. Partant de ce que tout le monde sait et voit aujourd'hui, je voudrais tenter de dire ce qui pourrait et devrait être demain. Pour être clair, je me limiterai à un très petit nombre d'idées qui, dan* mon esprit, sont dignes d'être choisies comme les idées-forces d'une politique nationale. Je pense, après Canovas del Castillo, que la politique est « l'art de rendre possible ce qui est nécessaire ». C'est le « nécessaire » dont il faut d'abord s'assurer, avant de se préoccuper du « possible ». Avec d'autres mots, cela signifie que nous devons rechercher les fins profondes auxquelles doit tendre notre pays, puis les buts concrets qu'il doit viser dans la perspective de ces fins et, pour terminer, les moyens qu'il doit mettre en œuvre pour atteindre les buts et les fins. LES FINS PROFONDES , On ne peut plus concevoir, de nos jours, une politique d'une certaine envergure, sans que le caractère national de cette politique soit en même temps universel. Pourquoi ? Parce que, d'une part, c'est le même message qu'at- tendent de plus en plus tous les hommes de tous les pays et, d'autre

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PROPOSITIONS POUR UN TEMPS NOUVEAU

D A N S les périodes de confusion — et nul ne doute que nous soyons dans une de ces périodes — ce qu'il est le plus difficile d'apprécier, c'est la valeur respective des éléments

en présence. On peut bien voir ces éléments, on ne sait, faute de balance appropriée, de quel poids il pèsent exactement ni ce que, dans la chimie sociale, peut donner leur combinaison. C'est le hasard qui fait les prédictions célèbres. Je n'ai pas pour ma part la pré­tention d'annoncer l'avenir. Partant de ce que tout le monde sait et voit aujourd'hui, je voudrais tenter de dire ce qui pourrait et devrait être demain. Pour être clair, je me limiterai à un très petit nombre d'idées qui, dan* mon esprit, sont dignes d'être choisies comme les idées-forces d'une politique nationale. Je pense, après Canovas del Castillo, que la politique est « l'art de rendre possible ce qui est nécessaire ». C'est le « nécessaire » dont i l faut d'abord s'assurer, avant de se préoccuper du « possible ». Avec d'autres mots, cela signifie que nous devons rechercher les fins profondes auxquelles doit tendre notre pays, puis les buts concrets qu'il doit viser dans la perspective de ces fins et, pour terminer, les moyens qu'il doit mettre en œuvre pour atteindre les buts et les fins.

L E S FINS PROFONDES ,

On ne peut plus concevoir, de nos jours, une politique d'une certaine envergure, sans que le caractère national de cette politique soit en même temps universel.

Pourquoi ? Parce que, d'une part, c'est le même message qu'at­tendent de plus en plus tous les hommes de tous les pays et, d'autre

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part, parce que l'interdépendance des nations ne permet plus une politique nationale durable qui se différencierait substantiellement des autres politiques nationales.

Cette vérité vaut pour toutes les nations de quelque importance. Elle vaut particulièrement pour la France dont l'influence a tou­jours été spirituelle et qui, désormais, ne serait pas en mesure de compenser une carence en ce domaine par une force matérielle où elle est d'avance surclassée.

Faut-il prendre la précaution de préciser que cette option fondamentale n'implique aucun renoncement dans l'ordre de la puissance scientifique, économique ou militaire ? Ce renoncement aurait d'autant moins de sens que les problèmes spirituels et maté­riels ne se posent pas sur le même plan. Il n'y a donc pas à choisir l'un contre l'autre. On peut aller de l'avant simultanément dans les deux directions. Ce qu'il faut seulement voir, c'est que notre plus grand rayonnement et, finalement, notre plus grande force ne proviendra pas de notre réussite matérielle. Ni le nombre de nos habitants, ni nos ressources énergétiques, ni notre capacité indus­trielle ne nous permettent de rivaliser avec des nations de dimen­sion continentale. Se placer sur le terrain de la matière et de la quan­tité, pour un pays comme le nôtre, serait choisir le terrain des comparaisons écrasantes. A cet égard, la seule conclusion à laquelle puisse conduire l'examen des réalités chiffrées, c'est la nécessité, pour notre pays, d'associer ses efforts à ceux des pays que l'histoire et la géographie lui désignent comme voués à un destin très sem­blable au sien. C'est tout le sens de la construction européenne, sur l'architecture de laquelle on peut différer d'avis mais qu'on ne pourrait refuser dans son principe sans faire preuve d'irréalisme.

Que la France doive être « forte », c'est l'évidence. Un pays, si petit soit-il, doit toujours être fort, selon ses moyens, pour se faire respecter. Mais pour que cette force ne soit pas qu'apparente il faut que les aspects matériels qu'elle présente soient en rapport avec une vitalité interne capable de les animer.

Quand donc on parle de dépenses d'armement et d'investisse­ments productifs, la question ne se pose pas en termes simples de plus ou de moins. Elle se pose en termes de « choix » et de « pro­portion ». L a force d'un pays est faite de toutes ses forces ; la plus grande force d'un pays est la composition et l'harmonie des forces innombrables dont i l est fait ; les plus profondes et les plus invi­sibles sont les plus importantes. Mens agitât molem.

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On est un peu gêné d'énoncer de tels truismes. C'est pourtant nécessaire, car les vérités les plus élémentaires sont les plus négli­gées. Je n'en veux pour preuve que la constatation suivante : c'est autour du Plan que s'ordonnent presque toutes les réflexions que nous pouvons lire sur la réforme de l'Etat. J'entends bien qu'un plan n'étant jamais qu'un programme d'action pourrait avoir n'importe quel objectif et par conséquent servir un idéal purement spirituel. Mais en fait le Plan n'est conçu qu'en termes économiques et même les réalités spirituelles, intellectuelles ou artistiques qu'il peut éventuellement inclure dans ses chapitres sont ramenées à des valeurs économiques. Cette comptabilisation constitue une dégradation. Que la planification, demain, soit démocratique, ce sera peut-être une amélioration ; on n'en restera pas moins à côté du problème véritable et de sa solution.

Depuis quelques années, la France découvre, avec un étonne-ment admiratif, qu'elle est devenue une société industrielle. Ce n'est pas une aventure qui lui soit propre, mais elle semble en être beaucoup plus frappée que les autres pays.

Pourquoi ce développement industriel a-t-il chez nous un reten­tissement plus grand qu'ailleurs ? On peut en discuter. La raison me semble en être la suivante. Si la France a toujours eu une acti­vité économique, elle ne s'est jamais pensée comme une nation économique. Elle s'est toujours pensée comme une nation intellec­tuelle, spirituelle. L'industrie y a connu un bel essor depuis la fin du x v m e siècle, mais l'industrie n'intéressait que les industriels et les financiers. Dans la mesure où elle posait des problèmes, ces problèmes étaient sociaux. L'intelligence s'en saisissait à ce plan pour engager la lutte révolutionnaire. L'Etat, aux mains des juristes, faisait face à l'argent et à la révolution, indulgent à l'un et à l'autre, mais tenait le Politique à l'écart de toute compromission avec l'Eco­nomique. L'intellectuel et le légiste continuaient d'incarner, le premier la nation, le second l'Etat. La France éternelle ne se com­mettait pas avec la bassesse de la matière où les Français, par contre, se complaisaient de plus en plus.

Brusquement, la mutation s'est faite. La chenille est devenue papillon. La société industrielle a fait du même coup, de la France, une nation industrielle et un Etat industriel. Au Budget des légistes a succédé le Plan des économètres. La statistique et le graphique sont devenus la nourriture de base des élèves de l'Ecole Nationale d'Administration, pépinière des régisseurs de notre destin. La France

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avait raté la révolution capitaliste du x i x e siècle ; elle ne raterait pas la révolution technocratique du x x e .

En lui-même, cet enthousiasme n'a rien que de louable. Il correspond à l'un des traits du caractère français : celui que le colbertisme a incarné au x v n e siècle, le Saint-Simonisme au siècle dernier. L a crainte qu'on peut exprimer à son sujet, c'est qu'il absorbe tout le caractère français. Depuis une dizaine d'années, mais surtout depuis l'avènement de la V e République, les discours officiels, les livres, les articles fournissent de nouveaux motifs à cette crainte. Il n'est plus question que de production, de consom­mation, de revenus. 47 millions de Français ne sont plus invités à travailler ou à se reposer qu'en vue de leur bien-être. Les seuls débats auxquels ils soient conviés sont de savoir si c'est le modèle américain ou le modèle russe qui doit être choisi, s'il faut consom­mer plus aujourd'hui par une hausse massive des salaires ou plus demain par un acccroissement des investissements, si la force de frappe est payante ou non, etc.

Que le bien-être des familles et la prospérité du pays soient l'objet premier de la politique, nous en tombons d'accord, mais dans une conception, dans un climat, dans une structure, dans une pensée qui fassent de ce bien-être et de cette prospérité la condition de l'épanouissement des facultés supérieures de l'homme. De cela il n'est pas question.

On est donc fondé à dire que ce sont des fins nouvelles qu'il faut proposer aux Français. Pour elles-mêmes, et aussi pour ces fins subalternes quL leur sont aujourd'hui proposées et qu'ils n'atteindront pas s'ils les visent directement.

Quelles fins nouvelles ? Oh ! les plus anciennes du monde, mais qui auront à s'incarner dans des réalités nouvelles. Comment les nommer ? Les mots sont usés. Je dirais volontiers qu'une politique digne de ce nom doit tendre au progrès de l'homme, plutôt qu'au progrès tout court, qui n'est que le progrès matériel. C'est banal, je le sais ; mais si je dis que ce progrès ne peut être atteint que par le développement de l'intelligence et de la conscience, dans le res­pect de la vérité, de la justice, de la liberté, j'indique tout de même une direction qui devient singulièrement précise si nous considérons ce qui est aujourd'hui et ce qui doit être demain.

Ce qui est aujourd'hui, c'est la démission collective des Français devant le mensonge et l'illusion. Ce qui doit être demain, c'est la participation générale des Français à la construction

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de leur destinée nationale dans la vérité, la justice et la liberté. Les individus ont une excuse : ils ont été trompés. Mais ils

n'ont pu être trompés que parce que ceux qui, en dehors des sphères politiques, ont pour mission de les éclairer se faisaient complices du mensonge officiel ou n'avaient plus le moyen de s'exprimer. Cette seconde raison est importante, car qui pourrait aujourd'hui déclencher une campagne de salubrité à la télévision, à la radio ou dans la presse ? Ces instruments sont, directement ou indirecte­ment, sous la domination du Pouvoir. Mais la première raison demeure. S'il y a eu quantité d'hommes courageux pour écrire et parler dans les pauvres tribunes où ils pouvaient faire entendre leur voix, ces hommes n'étaient pas ceux dont l'autorité personnelle ou sociale avait le poids nécessaire pour toucher le grand nombre.

C'est donc bien la restauration des grandes vertus privées et publiques que notre pays doit s'assigner comme fin suprême et, j'ajouterai, comme fin urgente. La tâche est difficile. Car la vérité, maintenant, se confond avec le mouvement de l'histoire, la justice avec l'égalité dans la répartition des biens et la liberté avec le droit de s'enthousiasmer pour la socialisation universelle. Tout, jusqu'à la religion, est mis au service du mensonge et de l'illusion. Qu'on ne s'y trompe pas, le succès d'un Teilhard de Chardin, quels que soient par ailleurs les mérites de l'homme ou de l'œuvre, n'a qu'un sens : ce sens, c'est la course à l'idolâtrie. Il faut adorer ce tourbillon qui nous emporte, il faut y adhérer de toute notre âme pour pouvoir respirer. Refaire la vérité, la justice et la liberté semble au-dessus de nos forces.

Une objection qui se présenterait normalement à l'esprit c'est que le mal qui nous affecte se situant dans l'intelligence et la cons­cience, les mesures de salut sont hors du champ de la politique. Oui et non. L'Etat n'a pas à se faire prédicateur et moraliste. Mais son action doit s'exercer conformément à des normes qu'on doit aujour­d'hui lui rappeler, pour lui-même d'abord, et parce que leur respect conditionne, pour l'ensemble des citoyens, la possibilité d'atteindre les fins supérieures que nous avons indiquées. La poursuite du bonheur, c'est bien, à sa place, la poursuite du bien-être et le par­tage de la prospérité, mais c'est aussi, et d'abord, la poursuite des biens de l'âme et de l'esprit qui font la vie digne d'être vécue. L'Etat doit faire une politique qui favorise cet accomplissement total de l'homme-, ce qui suppose de sa part une profession de foi non équi­voque, une règle de conduite qui s'y conforme et la définition

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d'objectifs précis qui la manifestent. Ce sont ces objectifs — les buts concrets — dont i l nous faut parler maintenant.

L E S BUTS CONCRETS

Pour atteindre les fins profondes qui justifieront de la poli­tique que nous voulons, i l faut viser des buts concrets, qui en sont comme les relais.

Ces buts sont si nombreux qu'on risquerait de disperser l'atten­tion en les énumérant tous. J'en retiendrai seulement trois, qui sont des buts globaux, comprenant de nombreux buts partiels. Disons, si vous voulez, que ce sont trois directions politiques fondamen­tales. Elles concernent la jeunesse, la propriété et la décentrali­sation.

Une politique de la jeunesse. — Par dessus toute chose, avant toute chose, notre pays doit faire une politique de la jeunesse.

Pour des raisons éternelles et des raisons contingentes.' « L a jeunesse ne fait pas l'avenir, elle est l'avenir », disait

Paul Valéry. En conséquence de quoi elle doit toujours être l'objet de soins attentifs pour un pays qui pense à l'avenir.

Mais, en ce qui nous concerne, la jeunesse est un problème nouveau, ou renouvelé. Il suffit de se rappeler que le nombre des naissances tournait aux alentours de 600 000 par an dans les années précédant la guerre et qu'il a toujours dépassé 800 000 depuis 1946. Or aucun problème n'a été davantage négligé, tant par la cinquième que par la quatrième République. Sa solution est donc d'une urgence exceptionnelle. #

Comment se présente le problème de la jeunesse ? Là encore, il nous faut simplifier. Disons que ce problème se décompose en deux sous-problèmes essentiels : le logement et l'enseignement.

Depuis la libération, la population de la France a augmenté de 7 millions d'habitants, passant de 40,5 millions en 1946 à 47,5 millions en ce printemps. Il s'agit de la population totale, et le logement intéresse la totalité de cette population. Mais on admettra qu'il intéresse les jeunes par priorité, soit pour se caser quand ils se marient, soit pour caser les enfants qui leur naissent. C'est donc dans une politique de la jeunesse que doit s'inscrire une politique du logement. Que le logement, l'habitation soit la condition pre­mière de tout développement harmonieux de l'individu et de la

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famille, i l est à peine besoin de le rappeler. Ainsi ïa construction prend-elle tout normalement la première place dans ces buts concrets que nous recensons en vue des fins supérieures auxquelles il faut atteindre. La V e République a été aussi indifférente à ce problème que la IV e . Le chiffre de la construction a été plus bas en 1962 que toutes les années précédentes. L a Fédération patro­nale du bâtiment nous informe qu'il faudrait construire 9 millions de logements dans les vingt ans qui viennent. Elle en indique les moyens. Un régime conscient du problème emploiera ces moyens.

L'enseignement est, avec le logement, le premier besoin de la France nouvelle à édifier. Depuis 1946, les gouvernements savent qu'il y a 200.000 enfants de plus à instruire qu'avant la guerre, et même davantage, car ces enfants plus nombreux doivent être instruits plus longtemps. Ce qui exige des locaux, et des maîtres. Qu'a-t-on fait pour eux ? Si peu que c'est à peine à mentionner. Cette carence est d'autant plus frappante que l'enseignement est l'investissement par excellence. Se moquât-on des fins supérieures de l'homme, i l faut enseigner pour avoir des savants, des ingénieurs, des producteurs qualifiés. Là encore la V e République le dispute à la I V e en imprévoyance et en insouciance. Depuis 1958 nous avons eu six ou sept ministres de l'Education nationale — ce qui indique un bel esprit de suite... L'école n'intéresse nos politiciens que sous l'angle du laïcisme, ou pour changer les programmes d'étu­des à chaque changement de ministre. On peut dire qu'en ce domaine l'anarchie est complète, et à tous les niveaux. C'est le plus fantas­tique gaspillage de capital qu'on puisse imaginer. Preuve que, si on ne pense qu'à l'argent, à la production et au bien-être, on en arrive au plus retentissant des échecs sur le terrain même où on s'est placé. Je n'alignerai pas les chiffres pour montrer l'urgence du problème. Je me contenterai de rappeler ceux qui concernent l'enseignement supérieur (d'après le B. U . S., dans « Population », octobre-décembre 1962, p. 760) :

Il y avait 27 439 étudiants en France en 1899-1900. U y en avait 35 850 en 1913-14, 69 058 en 1938-39. U y en a 219 044 en 1962-63. Il y en aura 455 932 en 1969-70. Et ces chiffres ne concernent que les étudiants français, à quoi

il faudrait ajouter de 10 à 15 % d'étrangers. Mettez en face de ces chiffres ce qu'il faut comme professeurs,

comme amphithéâtres, comme bibliothèques, comme laboratoires,

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comme logements, comme restaurants, etc. Vous imaginez le travail que nous avons devant nous. Et si vous pensez à l'enseigne­ment primaire, secondaire et technique, quelle addition 1 quelle multiplication 1

J'ajouterai que, parmi les mille et une branches de l'activité où se mêlent le spirituel et le matériel, le travail et le loisir, i l y en a cinq ou six qui devraient être considérablement développées, et développées en fonction de la jeunesse. Je pense aux voyages, aux échanges internationaux, aux stages, à l'édition, au cinéma, à la radio, à la télévision. Tout cela devrait être principalement éducatif, non pas au sens étroit de l'épithète, mais dans le sens très vaste qui ferait de tous ces moyens prodigieux un bagage cul­turel disponible à tous.

Une politique de la propriété. — Qu'une politique de la propriété puisse être un but concret paraîtra étrange à certains. Mais une réforme juridique essentielle est bien un but politique si elle est un moyen social. Aussi bien, tous les buts concrets de la politique sont les moyens d'atteindre les fins profondes que nous avons indiquées au début de cet exposé. Une fin prochaine est toujours le moyen d'une fin plus lointaine.

J'ai déjà longuement exposé la signification politique de la propriété. J'ai rappelé cent fois — ce n'est pas une originalité — que le régime de la propriété était ce qui distinguait d'abord le régime communiste des régimes occidentaux. Marx l'avait dit très clairement, et avec une parfaite justesse : le communisme peut se résumer dans l'abolition de la propriété privée.

La propriété privée est, en effet, le support et la condition de toutes les libertés personnelles. C'est bien pourquoi tous les der­niers papes ont insisté sur la nécessité de cette propriété. Pie X I I a prononcé sur ce sujet des paroles exceptionnellement vigoureuses, et Jean X X I I I a été, s'il est possible, plus ferme encore dans l'ency­clique « Mater et Magistra ». Jean X X I I I ne passait pourtant pas pour un réactionnaire et un « intégriste ».

* Mais sauvegarder la propriété — sauvegarder son principe et son contenu — cela signifie effectuer les réformes qu'appelle l'évo­lution technique et économique. Ces réformes, on doit les envi­sager dans trois directions principales :

1) En ce qui concerne les activités commerciales à l'échelle individuelle, i l serait bon de faire disparaître la quantité de privi-

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lèges qui cristallisent les situations, de façon à rendre plus aisé l'accès des jeunes et de favoriser la concurrence.

2) En ce qui concerne l'agriculture, il faudrait lever l'hypo­thèque économique que constitue un régime foncier, sain en lui-même, mais dont les effets empêchent aujourd'hui les remembre­ments et les investissements nécessaires. Une formule, très supé­rieure à celle des SAFER, serait, avec l'encouragement d'exoné­rations fiscales, la constitution de sociétés foncières libres qui aménageraient des exploitations viables et les loueraient, en baux de longue durée, à des jeunes ménages.

3) En ce qui concerne l'industrie et, plus généralement les affaires employant dès salariés, i l serait nécessaire de favoriser la diffusion, parmi ceux-ci, de la propriété capitaliste, soit par voie facultative grâce à des encouragements fiscaux, soit par voie légale. Des(

sociétés de placement et d'investissement, dont les parts seraient possédées par les salariés, assureraient très vite une diffusion de la propriété capitaliste qui transformerait la réalité sociale. Cette réforme est d'autant plus indispensable que si la France de demain veut faire, pour sa jeunesse, l'effort nécessaire, elle ne pourra pas augmenter indéfiniment les salaires. Il faut répartir en capital ce qu'on ne peut distribuer en revenu.

D'une manière générale, i l faut diffuser la propriété pt hâter cette diffusion. Si la propriété est bonne, en effet, elle l'est pour tout le monde. C'est égoïsme et aveuglement que de vouloir la réserver au petit nombre.

Une politique de décentralisation. — Le troisième but concret qui me paraît devoir être visé est la décentralisation.

Je pense à la décentralisation géographique et à la décentrali­sation administrative, l'une portant l'autre et la conditionnant.

La décentralisation régionale fait l'accord unanime. J. F. Gra­vier, plus qu'un autre, en a montré la nécessité. La France ne peut plus être composée de Paris et du désert. Toutes sortes de raisons militent en faveur du régionalisme. J'en signalerai une qui touche à notre existence nationale. Si, en dehors de Paris, i l n'y a plus que le Nord et l'Est qui doivent compter, en cinquante ans nous serons complètement absorbés par l'Allemagne.

Pour réaliser la décentralisation régionale, i l faut ressusciter de grandes capitales provinciales et leur assurer la vie par quatre moyens principaux : l'université, l'industrie, des voies de communi-

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cations transversales et, bien entendu, la décentralisation admi­nistrative.

Parler de décentralisation administrative, c'est se heurter à une tâche impossible tant qu'elle ne sera pas expressément voulue par un gouvernement qui la décidera. Elle n'aura de sens que finan­cière. Tant que la fiscalité sera nationale, et tant que le crédit sera national, i l n'y aura pas décentralisation. Le jour où, au contraire, cinquante pour cent du budget sera régional et que Paris n'aura qu'une fonction de répartition et de compensation, les régions revivront.

C'est une révolution à opérer dans les esprits. Si le thème de la décentralisation et du régionalisme est en faveur, le courant technocratique le combat dans les faits. La France s'étatise de plus en plus faisant ainsi obstacle, à la fois au fédéralisme interne que consacrerait la promotion des régions, et au fédéralisme externe, que consacrerait l'organisation de l'Europe.

Dire décentralisation, c'est dire désétatisation. Il ne s'agit donc pas d'une orientation à modifier, mais d'une révolution à faire.

Tels sont, à mes yeux, les trois buts concrets qu'un régime nou­veau devrait se proposer d'atteindre, pour eux-mêmes et comme lieux de «convergence de quantité d'autres buts concrets qui, pra­tiquement, seront toujours abandonnés s'ils ne sont poursuivis à travers une politique de la jeunesse, une politique de la propriété et une politique de la décentralisation.

L E S M O Y E N S

Les moyens que j'aborde maintenant sont ceux qui comman­dent juridiquement tous les autres comme instruments permanents de la vie publique et de l'Etat. En bref ce sont les moyens constitution­nels et institutionnels, ceux-là même auxquels on pense quand on parle de « réforme de l'Etat », ou de « réforme des structures », ou de « démocratie à refaire», ou de n'importe quoi d'analogue. Ces moyens-là, ce sont ceux qui sont en correspondance immédiate avec les fins profondes de la politique, parce qu'ils sont en quelque sorte l'incar­nation de ces fins. Il en sont l'effet intellectuel et la cause pratique. Autrement dit, quand nous voulons une vie publique qui soit une vie de vérité,! de justice et de liberté, et quand nous voulons que cette vie publique favorise, au delà de la prospérité et de la puis-

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sanee nationale, l'épanouissement intellectuel et spirituel des personnes, de telle manière que le progrès ne se manifeste pas seu­lement dans les choses mais dans l'homme lui-même, i l nous faut mettre en place des institutions qui expriment déjà, dans leur structure même, ces fins profondes et qui constituent, d'autre part, les moyens les plus sûrs de les atteindre.

Ces trois mots — vérité, justice, liberté — que nous avons retenus pour caractériser la vie publique que nous voulons établir peuvent-ils servir de points de départ à un examen des réformes constitutionnelles et institutionnelles ? Je le crois.

Certes, en ce qui concerne la vérité, on voit mal comment on pourrait en pénétrer les institutions. Ce sont les hommes qui sont des hommes de vérité ou de mensonge. Pourtant notre vie publique baigne à ce point dans le mensonge que, si nous voulons que la vérité ne trouve plus son seul refuge dans les cloîtres et les prisons, il est nécessaire de lui donner quelque chance de restauration dans les mœurs en l'étayant par des institutions. Mais en ce domaine il faut être modeste. Je ne vois qu'un seul secteur où l'institution pourrait intégrer la volonté de vérité, c'est celui de Y information.

Nous sommes peu et mal informés — en chiffres et en faits. Pour ce qui est des chiffres, disons : de la statistique, un comité,

assorti de toutes les garanties nécessaires, pourrait être institué pour nous faire connaître, à dates fixes, les indices de notre santé économique. Les prix, les salaires, le coût de la vie, le revenu national, l'expansion ou la récession, les recettes et les dépenses seraient ainsi incontestables et incontestés, du moins selon la méthode adoptée pour les établir, méthode qui pourrait être éven­tuellement modifiée et perfectionnée, mais qui ne serait pas ployée au gré des circonstances et des opportunités politiques. Ce même comité pourrait être chargé, le cas échéant, de fournir telle ou telle précision chiffrée dont auraient besoin le gouvernement ou les grands organismes publics ou privés.

Pour ce qui est des faits, c'est l'immense problème de la presse, de la radio et de la télévision. Ce problème est trop complexe pour que je puisse parler savamment de la solution qu'il doit recevoir. Je ne peux ici poser que le principe : ce ne sont pas seulement les idées qui doivent pouvoir s'exprimer librement, ce sont les faits qui doivent pouvoir être connus et communiqués. Or il est de plus en plus difficile d'accéder aux faits et de plus en plus difficile, si on les découvre, de les faire savoir. Le Pouvoir et l'Argent, ou si l'on

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préfère le Pouvoir politique et le Pouvoir financier «ont tels que l'information est pratiquement à leur discrétion. Un statut, per­mettant à l'humble vérité des faits de se manifester, importe en première urgence. Il n'y aura jamais de liberté dans les idées, s'il n'y a pas d'abord une possibilité concrète d'énoncer des faits vrais.

L a justice..., c'est un mot que, comme la vérité, on ose à peine prononcer aujourd'hui. Et comme la vérité, c'est une réalité qui dépend d'abord des consciences et des intelligences personnelles. Mais, à la différence de la vérité, c'est une réalité qui peut et doit trouver son incarnation et son support dans les institutions. Tra­ditionnellement le pouvoir judiciaire est une des expressions de la société politique. Que lui demande-t-on ? D'être juste, évidemment. Mais, pour être juste, le pouvoir judiciaire exige d'abord d'être indépendant. Voilà la réforme première à effectuer : l'indépendance de la justice.

On peut concevoir et organiser cette indépendance de diverses façons. Je voudrais ici signaler un point, qui me tient à cœur depuis une quinzaine d'années et qui concerne cet objet de la justice auquel nous, sommes tous intéressés : Vhabeas corpus, les droits fondamentaux de la personne. Puisqu'il appert que c'est le totali­tarisme qui est le commun dénominateur de tous les dangers dont est menacée la civilisation, il est indispensable que des institutions certaines et puissantes protègent la personne contre le Léviathan qui risque demain de disposer d'elle intégralement, comme il en dispose déjà en grande partie.

Je pense qu'on ferait d'une pierre deux coups en confiant la protection des droits fondamentaux de la personne à la Cour euro­péenne de justice.

Ce faisant, on donnerait consistance à l'Europe, dans le domaine le plus sûr et le plus chargé de signification face au péril totalitaire, en même temps qu'on manifesterait au monde communiste la différence essentielle (peut-être la seule différence) qui existe entre les fins sociales profondes des deux univers que sépare le rideau de fer. Ces droits n'ont pas à être définis : ils le sont, et codifiés dans une charte. Cette Cour n'a pas à être créée : elle existe. Il suffit de franchir le pas suivant : que le recours à l'instance européenne ne soit ni d'appel, ni par le truchement des Etats ou d'organismes intermédiaires quelconques, mais qu'il soit direct, voire exclusif de tout autre, comme était, en France, le recours au Conseil d'Etat pour violation par l'Administration des droits particuliers. Il fau-

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drait d'autre part, que la Cour européenne, ou la section intéressée de la Cour, soit constituée de magistrats inamovibles, issus des diverses nations d'Europe et recrutés, d'une part parmi les magis­trats professionnels et les juristes, d'autre part parmi les repré­sentants des confessions religieuses et des associations diverses dont l'objet soit en rapport avec l'exercice des droits fondamentaux garantis par la Cour.

J'ignore si un gouvernement européen verra jamais le jour. Mais l'accélération de l'histoire et le rétrécissement de l'espace le rendent techniquement possible. L'institutionnalisation d'une jus­tice supranationale ne peut qu'en faciliter-la réalisation, et la réa­lisation sous sa forme la plus souhaitable ; puisque nous sommes • en quelque sorte condamnés à faire l'Europe, faisons-la donc bien.. Faisons-la en la fondant sur la justice. Nous en ferons ainsi l'exemple et peut-être la première pierre d'un ordre universel.

Voilà donc une réforme, extrêmement précise, qui pourrait être faite sans difficulté et dont les répercussions seraient immenses. Il en est d'autres, dont la plus visible et la plus généralement réclamée serait, en France même, la réalisation effective de l'indé­pendance de la magistrature. Comment y parvenir ? C'est aux hommes de métier de nous le dire. Il semble bien qu'il y faille de toute manière une modification de la Constitution.

Mais nous arrivons ici au problème de la liberté. A vrai dire, nous n'avons fait jusqu'à maintenant qu'en parler. La justice, c'est évidemment la condition première de la liberté. Et la vérité en est la pierre angulaire. Veritas liberabit vos. Mais quand on parle de la liberté, on évoque tout l'ensemble d'un régime politique : son inspiration, ses principes, ses structures, ses mécanismes.

Comment peut-on caractériser un régime de liberté politique ? Il me semble que c'est celui où i l y a participation possible et effec­tive des citoyens à la vie publique, dans la justice'et la vérité.

Je dis participation « possible » puisqu'il est bien évident qu'il n'y a pas liberté, même s'il n'y a pas tyrannie violente, là où le citoyen subit la loi-sans pouvoir la faire ; et participation « effective », car i l n'y a pas liberté si le citoyen démissionne devant les possibi­lités qui lui sont offertes. La participation à la vie publique, c'est essentiellement la gestion directe des intérêts collectifs aux éche­lons subalternes où elle peut s'exercer ; et c'est la gestion indirecte par le vote, la désignation périodique des mandataires, le contrôle de leur activité, selon des procédures à mettre en place. J'ajoute :

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« dans la justice et la vérité », au sens où j 'ai déjà parlé de ces deux mots, car i l peut y avoir participation passionnelle effective dans des régimes totalitaires. Nous sortons évidemment de la liberté.

Un régime de liberté politique ne peut exister et fonctionner que si les institutions le permettent et si les citoyens le veulent. Il faut les institutions politiques, et i l faut la conscience civique. Nous manquons présentement de l'un et de l'autre, du moins au degré suffisant.

En ce qui concerne les institutions-clés, c'est-à-dire la Constitu­tion, la France oscille perpétuellement du régime d'assemblée au régime de pouvoir personnel, c'est-à-dire d'un régime de semi-anarchie à un régime de semi-dictature, étant du reste précisé qu'il y a toujours de la dictature dans l'anarchie et de l'anarchie dans la dictature, et cela tout simplement parce que l'ordre et la justice n'y sont pas respectés. Nous sommes dans une phase de pouvoir personnel et chacun s'interroge sur la manière de rendre aux citoyens la possibilité d'une participation plus réelle à la vie publique. Ce ne sera pas facile, car la conscience civique est aussi mal en point que la Constitution.

Cherchons quand même, pour commencer, ce qui pourrait être tenté du côté de la Constitution.

Depuis Montesquieu, i l est admis que la liberté politique exige la séparation dès pouvoirs — exécutif, législatif et judiciaire — en vertu de l'idée qu'il faut que le pouvoir arrête le pouvoir, la ten­dance du pouvoir, de tout pouvoir, étant de croître indéfiniment.

Seulement, la réalité sociale change, sinon dans son essence, du moins dans l'importance respective des éléments qui la compo­sent. Autrement dit, les pouvoirs de fait que doit maintenir à leur place et harmoniser le pouvoir politique ne sont plus les mêmes. Par exemple le pouvoir féodal et le pouvoir ecclésiastique n'existent plus. D'autres sont nés : le pouvoir de la presse, celui de l'argent, celui des syndicats. On dira peut-être qu'ils existaient sous d'autres formes et sous d'autres noms. Sans doute, mais certainement pas aussi forts qu'aujourd'hui.

L'existence de ces nouveaux pouvoirs pose de nombreux pro­blèmes, et d'abord celui de savoir s'il faut les constitutionnaliser ou simplement les institutionnaliser. Par « les constitutionnaliser », j'entends les considérer comme de nouveaux pouvoirs politiques et les intégrer, en conséquence, à la Constitution en leur faisant leur place dans le législatif et dans l'exécutif. Par « les institutionna-

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liser », j'entends simplement préciser leur statut, en dehors du sec­teur politique proprement dit et sous sa domination.

La différence entre les deux formules, quoique subtile, apparaît tout de même assez clairement dans la conception actuelle de l'Etat» Elle peut disparaître dans une conception nouvelle qui ne ferait plus du secteur public et du secteur privé les deux secteurs tranchés que nous a légués la Révolution et qui demeurent dans le Droit et dans les esprits, malgré la luxuriance des faits qui en démontrent la fragilité.

Envisagée sous cet aspect, la question d'un régime nouveau à instituer se révèle très différente de celle de l'équilibre entre les pouvoirs traditionnels.

Voyons les choses d'un peu *aut. A toute époque, la société obéit à trois courants de forces : le courant spirituel, le courant politique, et le courant économique. Ces trois courants de forces s'entrecroisent et se compénètrent. Mais l'essence du premier est l'esprit pur, l'essence du second la force pure et l'essence du troi­sième, l'argent. On peut réduire ce trinôme à un binôme, soit qu'on envisage les deux grandes forces du spirituel et du temporel, soit qu'on envisage les deux grandes forces du politique et de l'écono­mique.

Retenons le binôme du politique et de l'économique. Nous pou­vons dire que deux pouvoirs se partagent la société, ou plutôt coopèrent à la bonne marche de la société : le pouvoir politique et le pouvoir économique. L'assise du pouvoir politique, c'est l'autorité. L'assise du pouvoir économique., c'est la propriété. La première « séparation des pouvoirs », au sens où l'entend Montesquieu, c'est la séparation du pouvoir politique d'avec le pouvoir économique, le second étant subordonné au premier et recevant de lui ses règles de fonctionnement pour qu'il ne devienne pas abusif. Mais si le pouvoir économique doit être subordonné au pouvoir politique, il n'en doit pas moins être indépendant, dans son domaine propre. C'est la condition absolument fondamentale de la liberté humaine, celle que rappelle constamment et avec une vigueur toujours accrue la doctrine sociale de l'Eglise. L'encyclique Mater et Magis-tra y insiste. Tout le second chapitre y est consacré. C'est dans ce contexte que l'encyclique réaffirme, avec de nouvelles précisions, la légitimité de la propriété et la nécessité de sa diffusion.

Ce point, si négligé, est capital. L'irruption de la vie écono­mique dans la vie politique est, en effet, un phénomène récent.

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On peut le dater de la révolution industrielle, c'est-à-dire de la fin du x v i i i 8 siècle. Non qu'il n'y ait eu, auparavant, des « puis­sances d'argent » capables de faire trembler le pouvoir politique. Il y en eut, au contraire, à toute époque, et d'une taille telle qu'on n'en a jamais revu de semblables. Les Médicis et les Fugger ont des prédécesseurs dans tous les siècles. Mais l'ensemble des acti­vités économiques était étranger à la réalité politique. Au x i x e siècle, le renversement est complet, et il l'est d'autant plus que le libéra­lisme n'est pas autre chose qu'une doctrine sociale de la primauté de l'économique sur le politique. L'Etat gendarme n'est là que pour permettre au pouvoir économique de dominer la société, ce qui ne va pas sans de grandes injustices, ni sans de grands risques, car l'organisation de la société est politique, essentiellement. L'erreur libérale a donc engendré son contraire, et nous avons vu progressivement l'Etat s'occuper d'absorber la vie économique pour se sauver lui-même. Nous sommes arrivés au moment critique où i l s'agit de savoir si ce processus d'auto-défense va continuer jusqu'au communisme ou si une saine doctrine permettra au pouvoir politique de s'affirmer dans son autonomie et dans sa prééminence, mais en reconnaissant au pouvoir économique le droit de s'exercer librement à l'intérieur des règles qui lui auront été imposées.

L a question est très grave. Si en effet le pouvoir politique et le pouvoir économique ne font plus qu'un, c'est la fin de la liberté. Le totalitarisme, c'est, en effet, et ce n'est rien autre que la confusion de ces deux pouvoirs, par la suppression de la propriété, ou sa réduction aux zones de la consommation et de la production artisanale.

Il est de bon ton aujourd'hui de rire du communisme comme d'un danger devenu inexistant. C'est que notre bonne bourgeoisie bien-pensante a conservé du communisme l'image de « l'homme au couteau entre les dents ». Cette image, à la vérité, pourrait reprendre un jour toute son actualité. Mais elle peut aussi, en effet, être classée • au musée, si l'évolution rend inutile la révolution. Or cette évolu­tion se fait sous nos yeux. Le Plan, qui peut n'être que la projec­tion d'un développement économique spontané, simplement orienté par la volonté politique d'y insérer quelques réalisations jugées nécessaires, peut aussi devenir l'instrument de la direction générale de l'économie, par la régulation rigoureuse du crédit et de la fis­calité. Ainsi naîtrait cette technocratie étatiste, où les doctrinaires

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et les militants socialistes seraient pour beaucoup moins que les grands fonctionnaires aux idées conservatrices.

C'est pourquoi, dans les buts concrets que nous envisagions tout à l'heure, nous avons indiqué la propriété et la décentralisa­tion. Propriété et décentralisation sont en effet sinon les préa­lables du moins les concomitants et les conditions de tout appareil constitutionnel devant servir de support à un régime de liberté politique. ,

Les constructions qu'on peut envisager dans ce sens sont tou­tefois affectées par un fait nouveau. C'est le dernier référendum, qui institue, en fait, le régime présidentiel par l'élection au suffrage universel du Président de la République.

Les conditions dans lesquelles a été obtenu ce référendum auraient pu faire douter de la validité de la réforme qu'il apporte à la Constitution de 1958. Mais les juristes semblent estimer que si le référendum était illégal et violait la Constitution avant le vote, il devient légal et constitutionnel après. Tous les dirigeants politiques étant d'accord sur cette interprétation, il ne servirait à rien de la contester. Dès maintenant, nous voyons ces dirigeants ne penser qu'à « la succession ». Aura-t-elle lieu ? Je l'ignore. Rien ni personne ne peut empêcher le général de Gaulle de conserver le pouvoir le temps qu'il voudra. Il en a tous les moyens. Mais sup­posons que l'échéance normale de 1965 se présente et que le général de Gaulle s'efface ; la situation va être très compliquée. M . Arthur Conte nous dit pourquoi dans un amusant petit livre.

Imaginons donc la Constitution actuelle en 1966 avec un nou­veau président de la République issu du suffrage universel. Et imaginons que ce président « fasse le poids ». Nous sommes en plein régime présidentiel. Non pas le régime américain, mais un autre, beaucoup plus présidentiel, si l'on peut dire, que celui des Etats-Unis, puisque aucun contrepoids historique ne balance l'autorité de notre Président. Dans cette hypothèse, la réforme constitution­nelle à laquelle i l faut penser par priorité, c'est évidemment une Cour suprême, dotée de toutes les garanties, pour juger de la cons-titutionnalité des lois et des actes gouvernementaux.

Par ce biais de l'élection présidentielle, nous sommes ramenés à la possibilité, et presque à la nécessité d'élaborer un programme de réformes où pourrait s'esquisser la figure d'un régime nouveau. Le fait qu'une majorité absolue des votants est requise pour l'élec­tion crée les conditions d'un bipartisme de fait qui devrait per-

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mettre non seulement d'éviter une démagogie excessive, mais même de proposer quelques idées saines. Ce sont, évidemment, les grands thèmes d'action politique qui seront mis en avant : Europe et Marché commun, force de frappe, aide aux pays sous-développés, coopération avec l'Algérie, etc. Mais ces thèmes intéresseront peut-être moins qu'on ne le pense car l'électeur moyen se rend bien compte qu'on ne peut guère lui fournir là-dessus que des mots vagues et des promesses incertaines. A l'inverse, i l peut parfaitement se montrer réceptif aux grands problèmes de structure de l'Etat, car i l sent bien qu'il vit en quelque sorte dans un entracte politique et que le pays doit retrouver des formes permanentes d'équilibre. Alors, toutes les idées que je viens d'exposer — celles-là ou d'autres bien entendu — pourraient lui être présentées en quelques chapitres clairs qui l'assureraient sans ambiguïté de la direction dans laquelle le candidat l'invite à engager le pays.

Pourquoi, en somme, les Français seraient-ils incapables de vibrer aux grands idéaux de la vérité, de la justice et de la liberté ? Pourquoi, devant les menaces de la guerre atomique, mais aussi de la 'science et de la technique, se refuseraient-ils à comprendre que le progrès de l'homme prime et conditionne le progrès tout court ? Pourquoi une grande politique de la jeunesse ne serait-elle pas susceptible de les enthousiasmer puisque, si la majorité d'entre eux sont des vieux, les jeunes, après tout, sont leurs enfants ? Pourquoi bouderaient-ils à la diffusion de la propriété, eux qui ont toujours été des propriétaires-nés ? Pourquoi, las qu'ils sont de la ville et de la bureaucratie, ne donneraient-ils pas lenr adhésion à une entreprise systématique de décentralisation et de désétati-sation'? Pourquoi n'accepteraient-ils pas, ne revendiqueraient-ils pas un statut de la presse et de la radio leur garantissant une information objective ? Pourquoi ne souscriraient-ils pas à l'idée d'une Cour européenne des Droits de l'homme qui protégerait leurs libertés personnelles et à une Cour constitutionnelle qui les préserverait des fantaisies du législateur comme de l'arbitraire du gouvernement ? Pourquoi, aussi bien que l'élection du président de la République, n'envisageraient-ils pas favorablement l'élection du Président du Conseil, condition de survie du Parlement par l'obligation faite à la diversité des opinions de se regrouper dans un bipartisme assurant les possibilités d'une majorité stable et d'un gouvernement capable d'agir ?

Cependant, je ne m'illusionne pas. L a crise française, pour

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avoir ses colorations propres, est très analogue à la crise allemande ou à la crise italienne. Elle n'est qu'un aspect de la crise européenne et, plus profondément, de la crise occidentale. L'immense poussée biologique, scientifique et technique qui est en train de changer la face de notre planète risque d'emporter la civilisation qui en est l'origine. Cette civilisation, c'est la nôtre. Le Christianisme qui l'a faite et qui la soutient encore est furieusement attaqué dans ses structures et dans ses fondations. C'est la foi seule qui lui donne valeur d'humanisme. Le jour où cette foi tombe, l'humanisme tombe avec elle ; ou plutôt i l cherche une foi de remplacement, foi nouvelle qui est très ancienne car c'est toujours la même : foi dans l'homme, foi dans la science, dans le progrès, dans l'avenir, foi dans mille et mille biens excellents, dans mille et mille idées précieuses, mais qui ont cette propriété commune quand on les prend comme substitut de Dieu de se retourner contre l'humanité pour l'asservir et l'écraser. L'homme nouveau de l'éternel huma­nisme anthropocentrique, c'est aujourd'hui celui du communisme. Son visage est assez aimable et son vêtement assez bien#coupé pour qu'il soit reçu dans la meilleure société. Ne privons pas les esprits généreux de la conviction candide qu'à son insu le P. Teilhard de Chardin lui a donné le baptême.

Quoi qu'il en soit, chaque problème doit être traité en lui-même et à son niveau propre. Il n'était question dans cet exposé que du problème politique. Nous avons fait quelques propositions pour l'établissement d'un régime nouveau. D'autres peuvent être meil­leures. En toute hypothèse, elles sont discutables. Elles n'auront pas été inutiles si, même totalement refusées, elles ont pu servir d'aliment à la réflexion de ceux qui se préoccupent du destin de notre pays.

LOUIS S A L L E R O N .