TRUDEL - Gouv Et Risque (1)

31
Le risque, fondement et facteur d’effectivité du droit Pierre TRUDEL * Introduction.................................................................................................... 243 1. Le droit de l’État postmoderne ............................................................... 243 2. Le risque comme paradigme................................................................... 250 3. Le risque fondement du droit.................................................................. 256 4. Le risque facteur d’effectivité du droit ................................................... 258 4.1 L’effectivité est fonction du risque perçu comme émanant de la norme ....................................................................................... 259 4.2 La gestion des risques juridiques ................................................. 262 Conclusion ..................................................................................................... 270 * Professeur, Titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information et du commerce électronique, Faculté de droit, Université de Montréal.

description

Pierre Trudel, Le risque fondement et facteur d’effectivité du droit, dans Gouvernance et risque les défis de la régulation dans un monde global, Montréal, éditions Thémis, 2013.

Transcript of TRUDEL - Gouv Et Risque (1)

  • Le risque, fondement et facteur deffectivit du droit

    Pierre TRUDEL*

    Introduction....................................................................................................243

    1. Le droit de ltat postmoderne ...............................................................243

    2. Le risque comme paradigme...................................................................250

    3. Le risque fondement du droit..................................................................256

    4. Le risque facteur deffectivit du droit ...................................................258 4.1 Leffectivit est fonction du risque peru comme manant de

    la norme .......................................................................................259 4.2 La gestion des risques juridiques .................................................262

    Conclusion .....................................................................................................270

    * Professeur, Titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de

    linformation et du commerce lectronique, Facult de droit, Universit de Montral.

  • Introduction

    Si la socit postmoderne est une socit du risque et que, comme lcrit Beck, le fait de discuter des risques que la socit produit elle-mme, le fait de les anticiper et de les grer est progressivement devenu lune de ses principales proccupations 1, le risque peut donc tre envisag comme participant la construction de ce qui justifie et lgitime le droit. Par sa morphologie variable, voire insaisissable, le risque apparat comme un paradigme refltant les principaux traits de la postmodernit.

    Ainsi, dans la socit du risque, le risque est au cur des fondements du droit. Mais le risque est aussi une condition de leffectivit du droit. Le droit nest effectif que dans la mesure o il gnre suffisamment de risques auprs des sujets de droit. Ainsi, le droit est justifi par le risque et les mesures, droits, obligations quil nonce et qui se mani-festent auprs des sujets de droit comme autant de risques substitus aux risques qui sont la base de la justification de la rgle de droit.

    1. Le droit de ltat postmoderne

    Le passage dun tat et dun droit moderne un tat et un droit post-moderne permet de saisir les mutations qui dcoulent des volutions que connat le contexte socio-technique et surtout, les impacts que cela peut avoir sur le droit, la place quil tient, sa morphologie et ses conditions de fonctionnement. Marie-Andre Bertrand crit cet gard que :

    Les auteurs qui ont consacr une bonne partie de leurs travaux lanalyse des socits avances et de leur culture estiment que la ntre ne ressemble aucune autre et surtout quelle se diffren-cie nettement de la prcdente. Nous sommes sortis dune

    1 Ulrich BECK, Risque et socit , dans Sylvie MESURE et Patrick

    SAVIDAN, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, Quadrige, PUF, dicos poche, 2006, p. 1022.

  • 244 GOUVERNANCE ET RISQUE

    premire modernit pour entrer dans ce que les uns appellent la modernit avance (High modernity, late modernity), ou lhypermodernit, ou de la deuxime modernit. Dautres parlent plutt de postmodernit.2

    En ce qui a trait au lien politique, on constate que les appareils de ltat connaissent des mutations. Le passage ltat postmoderne implique une redfinition de la nature du lien politique, cest--dire du rapport entre gouvernants et gouverns et plus gnralement de la consistance du lien social 3.

    Les phnomnes de crise de larchitecture tatique, de la mondialisa-tion, lomniprsence des relations en rseau, la dissolution de la logique des lieux et le ragencement selon les flux dinformations et de capitaux sont au nombre des mutations qui accrditent le passage vers un tat et dun droit qui serait postmoderne . Chevallier parle de crise de larchitecture tatique4. Le modle tatique hrit de la modernit est mis mal dans les socits postmodernes. Il y a une rvaluation de la place de ltat; la crise de ltat providence parat emblmatique de cette tendance. Selon Jacques Chevallier, cette crise sest dveloppe au niveau des reprsentations : compter des annes soixante-dix, il y a une rosion du systme de reprsentation sur lequel ltat avait pourtant bti sa lgitimit. Le thme de linefficacit de ltat porte plusieurs des remises en cause dun modle prsent de plus en plus comme interventionniste, drglant les mcanismes du march et limitant linitiative.

    Les institutions ont du mal imposer des modles normatifs des individus se rfrant avant tout leur propre exprience. La fin des grands rcits signifie quil y a de moins en moins de cadres de rfrence capables de procurer des repres thiques qui seraient fonds sur des croyances largement admises. 2 Marie-Andre BERTRAND, Le rve dune socit sans risque , Drogues,

    sant et socit, vol. 4, no 2, dcembre 1995, p. 9-41, p. 10.

    3 Jacques CHEVALLIER, Ltat post-moderne, 3e dition, Paris, L.G.D.J., 2008, p. 159.

    4 Id., p. 1.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 245

    La dynamique de la mondialisation tend aussi affecter la capacit des tats dexercer une matrise aussi complte sur plusieurs phnomnes. Avec le passage la socit de linformation, les tats ne peuvent plus prtendre contrler les flux dinformation au sein denvironnements aux limites apparemment indtermines et se dployant en rseaux.

    Les technologies de communication tendent sinscrire et accentuer les mutations caractristiques que connat le droit de la modernit. Manuel Castells fait remarquer qu la logique des lieux se substitue une organisation du monde selon des flux de biens, dinformations et de capitaux qui ignorent les frontires5. Sans doute les mutations que connat le droit ne rsultent pas uniquement des changements dans les techniques de communication, mais il parat y avoir une grande con-cidence entre les mutations que les techniques connaissent et celles qui affectent ltat et le droit.

    Ltat se trouve dsormais de plus en plus concurrenc par dautres entits productrices de normativits. Les oprateurs conomiques, les organismes non gouvernementaux (ONG) agissant localement ou dans des rseaux transnationaux agissant suivant des logiques supra-nationales, sengagent de plus en plus dans les processus de dlibration participant la dtermination des rgles et des rgula-tions.

    Karim Benyekhlef constate que ce phnomne engendre une situation dans laquelle les tats se trouvent contraints par une conjonction de phnomnes qui peuvent presque invariablement tre assimils des risques. Il crit :

    Les tats sont, en effet, contraints dans un cheveau dobligations et dengagements politiques et juridiques qui pour-rait constituer un systme politique global paliers multiples en mergence. Au-del de ces obligations et engagements, un faisceau crois dinterdpendances se cre en raison des risques poss la plante par laction des hommes [] et de la nature

    5 Risque, rseau, liquidit les nouvelles images de la socit , Sciences

    humaines no 222, janvier 2011, p. 76.

  • 246 GOUVERNANCE ET RISQUE

    []. Ces circonstances font que le degr dinterconnexit et de vulnrabilit de tous ne peut que crotre trs rapidement et nous oblige mettre en place un programme commun daction politi-que fond sur un cadre juridique gnral susceptible de permettre une rponse globale et efficace ces risques majeurs.6

    Ces phnomnes contribuent brouiller les repres spatio-temporels, attnuant la spcificit tatique et contribuant la banalisation de ltat7. Ce dernier tend devenir une entit parmi un ensemble de lieux et de processus dans lesquels se pensent et sappliquent les normativits. Pour assurer lapplication de ses normativits, ltat a de plus en plus lobligation den dmontrer le bien-fond et lefficacit. En somme, ltat est de plus en plus en situation de justifier ces inter-ventions au nom des risques auxquels celles-ci sont censes rpondre.

    Un ensemble de systmes ont la capacit de produire des normes. Au premier chef, le droit des tats constitue une source majeure de normativit. Mais cela nest pas incompatible avec lavnement dun droit labor, ngoci, pens dans diffrents rseaux se prsentant comme ayant vocation procurer les encadrements pour les activits qui semblent ne pouvoir tre entirement rgies par les droits tatiques nationaux. La technologie et les contraintes ou opportunits quelle induit est aussi source de normativit8.

    Les processus dlibratifs se droulent de plus en plus suivant le modle des rseaux9. Dans une socit de rseaux, les normes sont penses, labores et appliques au sein de plusieurs ples

    6 Karim BENYEKHLEF, Une possible histoire de la norme Les normativits

    mergentes et la mondialisation, Montral, ditions Thmis, 2008, p. 683.

    7 Jacques CHEVALLIER, Ltat post-moderne, Paris, L.G.D.J., 2003, p. 65.

    8 Pierre TRUDEL, Larchitecture technique comme lment rgulateur du cyberespace , (2000) Media Lex 187; Pierre TRUDEL, La Lex Electronica , dans Charles-Albert MORAND (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruxelles, ditions Bruylant, collection Droit international, 2001, p. 221-268.

    9 Antoine BAILLEUX, la recherche des formes du droit : de la pyramide au rseau , (2005) 55 R.I.E.J., 91-115.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 247

    interagissants. Les problmes et enjeux auxquels rpondent les mesures tatiques, de mme que les autres normativits, sont dbattus et mis au jour dans plusieurs lieux. Ces lieux sont en dialogue : chacun peut, un moment o lautre, se trouver en situation de proposer une signification un principe ou une mesure. Il peut arriver que les principes constitutionnels soient invoqus au soutien ou lencontre dune mesure dbattue. Lapplication du droit se droulant de plus en plus dans un univers ples multiples et interrelis et du coup en position de sinterinfluencer. Ce qui en retour module les processus dlibratifs et le droit et les autres normativits qui en dcoulent.

    Lenvironnement-rseau induit une certaine instabilit de la rgle de droit. Linformation parat de plus en plus fluide et en continuel rajustement et actualisation. Le droit se prsente de plus en plus comme une rsultante continuellement provisoire dun ensemble de dcisions emportant des consquences normatives et des tensions qui se manifestent entre les divers points du rseau. Franois Ost observe que le droit sexprime selon le mode de traitement de texte les processus de rgulation tendant remplacer les lois en tant que commandement ou vnement10. Do une mutation allant dans le sens dun largissement des sources juges pertinentes lors de la prise de dcision.

    Cet largissement des sources de normativit saccompage de lapparition dun socle de valeurs exprimes sous la forme de princi-pes directeurs formuls en termes gnraux et de manire tre admis par tous. Ces principes sont ensuite relays dans le systme juridique11. Les principes directeurs se rvlent souvent les seuls capables dassurer la compatibilit des valeurs et intrts complmentaires et contradictoires. Ils sont rgis par le principe de la non-contradiction : il est possible daffirmer dans la mme loi des principes qui pourraient,

    10 Franois OST, Le temps virtuel des lois postmodernes ou comment le droit

    se traite dans la socit de linformation , dans Jean CLAM et Gilles MARTIN (dir.) Les transformations de la rgulation juridique, Paris, L.G.D.J., Droit et socit recherches et travaux 5, 1998.

    11 Charles-Albert MORAND, Le droit no-moderne des politiques publiques, Paris, L.G.D.J., 1999, p. 190.

  • 248 GOUVERNANCE ET RISQUE

    dans certaines de leurs applications, se trouver en contradiction. Alors linterprte aura faire les raisonnements qui dlimiteront la porte de lun et de lautre des principes. Le recours des rgles fixes se rvle souvent plus difficile pour le lgislateur qui doit tenir compte dun ensemble de valeurs risquant tout instant de se contrecarrer. Dans de telles situations, les principes directeurs permettent la coexistence de lgislations trs dissemblables protgeant des valeurs et intrts parfois divergents.

    Une illustration de ce phnomne est fournie par limportance que prennent les droits fondamentaux. Tous sont a priori en faveur des droits fondamentaux : mais cest souvent au niveau des consquences pratiques de ces derniers que se rompent les consensus. Par exemple, il y a un va-et-vient entre les principes constitutionnels, les lois et les normativits qui sont adoptes en leur nom. noncs dans des textes supra lgaux, les principes deviennent autant darguments, de justifi-cations, de lgitimations pour prconiser, valider ou invalider des lois ou appuyer des dcisions. Mais en retour, ces mesures mises en place dans le droulement de la vie sociale influent sur le sens des principes supra lgaux et sur les dialogues entre les diffrents ples qui prennent part lapplication et linterprtation des rgles.

    Dans les socits postmodernes, les principes et les droits nont pas un sens univoque. Le sens des droits est dtermin dans des contextes fluctuants et dans le cadre de multiples processus dlibratifs. Les principes fondamentaux dune politique, les droits et liberts ont beau connatre leur sens immdiatement obligatoire dans le systme juridi-que, dautres systmes contribuent dgager le sens des rgles et des droits. La gnralisation des espaces en rseaux accentue le constat de Philippe Jestaz selon lequel le droit avec son rseau serr de rgles et dinstitutions, est un systme compact, de surcrot imbriqu avec dautres systmes sociaux 12. Parmi ces systmes sociaux qui partici-pent la construction du sens des rgles et principes, il y a le systme politique, les institutions politiques et juridiques, les murs, les usages... le juge. Dans ce cadre, il existe une pluralit de communauts

    12 Philippe JESTAZ, Le droit, 4e dition, Paris, Dalloz, coll. Connaissance du

    droit, 2001, p. 25.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 249

    dinterprtation au sein desquelles se dgage le sens des principes, des droits et liberts, qui gnre les repres permettant de rsoudre les contradictions. Le sens des rgles se discute et se dfinit aussi dans les systmes plus diffus, la morale, lidologie, les croyances communes ou communment admises. Le rseau gnre lui aussi ses rfrents culturels, ses mythes, ses croyances, ses coutumes.

    La postmodernit se propose ainsi comme cadre de rfrence pour les analyses impliquant des normativits interrelies, disparates et chappant aux catgorisations.

    Les conceptions postmodernes du droit se prsentent comme dfiant la certitude, les constructions et les frontires, reconnaissant les para-doxes, insistant sur le pouvoir, plus spcialement le pouvoir discursif et linguistique. Ainsi, Adam G. Todd fait valoir que :

    Postmodern laws are characterized by a paradox; the law is flexible and adaptable but simultaneously normative. This paradox makes a postmodern law valuable. In the postmodern era of technology and cyberspace, a postmodern law such the Safe Harbor Agreement is likely to be a model for future legal regimes that can be flexible, dynamic, evolving, and multifaceted while still providing for the normative needs of regulation in the emerging, and multifaceted while still providing for the normative needs of regulation in the emerging global legal system.13

    Dans la plupart des conceptions postmodernes du droit, on remarque une insistance sur lautoconstruction du moi , une prdilection pour lanalyse autorflexive et autorfrentielle, lironie et lambivalence politique. Dautres pourront souligner la clbration de la fragmenta-tion, de lincertitude du chaos, la connection avec le quotidien consumriste ou encore lutilisation et linterliaison de la haute tech-nologie et de lInternet avec des objets faiblement techniques et primitifs.

    13 Adam G. TODD, Painting a Moving Train : Adding Postmodern to the

    Taxonomy of Law , (2008) 40 U. Toledo L. Rev. 105-144.

  • 250 GOUVERNANCE ET RISQUE

    En somme, dans ltat post-moderne, les processus sont moins centra-liss. Ils se dploient de plus en plus en rseaux plutt quen pyramide. Les rseaux ont des frontires fluctuantes. Le droit avec sa texture constitue de principes gnraux se confondant souvent avec les valeurs largement admises est exprim dans des ples de normativit en concurrence et en situation dinterinfluence les uns avec les autres.

    En fin de compte, il est de plus en plus difficile de concevoir les dlibrations menant aux dcisions collectives comme simplement le rsultat dun processus par lequel une autorit rpond une question et en impose la rponse.

    Dans une telle perspective, le risque apparat comme une notion candidate cristalliser les discours rendant compte des perceptions et des conceptions partir desquelles sont revendiques et justifies des interventions du droit.

    2. Le risque comme paradigme

    La notion de risque a pris beaucoup de place dans la recherche en sciences humaines au cours de la dernire dcennie14.

    Dans la postmodernit, le risque apparat comme une composante majeure de la reconfiguration des processus dlibratifs associs la production du droit. Les perceptions diverses ou convergentes au sujet des risques, leur existence ou leur ampleur contribuent construire les lgitimations sur lesquelles se fondent les rgles de droit. Lanticipation, la gestion et la rpartition des risques figurent parmi les grandes proccupations des systmes juridiques. Ulrich Beck explique que :

    La socit moderne sest transforme en socit du risque [] parce que le fait de discuter des risques que la socit produit

    14 Jonathan JACKSON, Nick ALLUM et George GASKELL, Perceptions of

    Risk in Cyberspace, Cyber Trust & Crime Prevention Project, 04-06-2004, en ligne : .

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 251

    elle-mme, le fait de les anticiper et de les grer est progressi-vement devenu lune de ses principales proccupations.15

    Si Beck a raison, il en dcoule que le droit peut tre envisag la lumire des risques qui tendent le justifier ou le lgitimer. Pierret explique cet gard que le risque apparat comme central dans les processus de dcision vis--vis dun futur largement ouvert dbarrass des croyances, des traditions et du destin : Il reprsente cette priode intermdiaire entre la scurit et la destruction o la perception de menaces dtermine notre pense et notre action 16. Ce qui amne Ewald et Kessler relever que lexigence que les politiques moder-nes se rflchissent comme allocation optimale des risques 17.

    Lorsquon combine les observations de Chevallier avec les analyses de la socit du risque telles que rapportes par Pierret, lon en vient au constat que le risque est le fil conducteur des transformations que connat le droit dans la postmodernit.

    La rgulation et singulirement celle dcoulant du droit trouve une grande partie de ses justifications dans les risques perus lgard de ce que peut causer lusage mal encadr des choses ou lencadrement inadquat des relations entre les sujets de droit.

    Tobias Mahler constate que la notion de risque a t tudie sous diffrents angles disciplinaires18. Maryse Deguergue relve que le

    15 Ulrich BECK, Risque et socit , dans Sylvie MESURE et Patrick

    SAVIDAN, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, Quadrige, PUF, dicos poche, 2006, p. 1022.

    16 Julien PIERET, Dune socit du risque vers un droit rflexif ? Illustration partir dun avant-projet de loi relatif laroport de Zaventem, sminaire Suis-je ltat ? Sminaire virtuel de lULB, en ligne : , p. 5.

    17 Franois EWALD et Denis KESSLER, Les noces du risque et de la politique , Le Dbat, no 109, p. 55, cit par Pierret, p. 5.

    18 Tobias MAHLER, Defining Legal Risk , Paper presented at the conference Commercial Contracting for Strategic Advantage Potentials and Prospects,

  • 252 GOUVERNANCE ET RISQUE

    risque peut tre class parmi les notions axiologiques qui traduisent le rel tout en portant sur lui un jugement de valeur, lequel permet de poser des rgles juridiques19. Dans le mme esprit, Thompson et Dean relvent que :

    Most literature on risk either proposes or presupposes a general conception of risk, then proceeds immediately to offer definition and qualification of the favored conception without acknowledging the existence of alternatives. This practice might reflect a belief that risk is an uncontested concept, but it is typical for papers on justice or truth - unarguably contested concepts - to follow a similar pattern. Debates over conceptions of justice or truth have a long philosophical history, however, while debates over risk do not.20

    Luhman21 observe que la notion de risque possde un fort potentiel de devenir un champ interdisciplinaire extrmement fcond puisque la notion parat intresser, selon des angles diffrents, un vaste ensemble de disciplines. Mais cet auteur constate labsence de dfinition caractre universel du risque. Il crit que :

    There is no definition of risk that could meet the requirements of science. It appears that each area of research concerned is satisfied with the guidance provided by its own particular theoretical context. (p. 6)

    Le risque est intimement li lincertitude. Plus il y a de certitude, moins on sera enclin parler de risque. La dfinition mise de lavant

    Turku University of Applied Sciences, 2007, published in the Conference Proceedings, p. 10-31.

    19 Maryse DEGUERGUE, Risque , dans Denis ALLAND et Stphane RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadridge, Lamy, PUF, 2003, p. 1372.

    20 Paul B. THOMPSON & Wesley DEAN, Competing Conceptions of Risk, en ligne : .

    21 Niklass LUHMAN, Risk: A Sociological Theory, Berlin, Walter de Gruyter, 1993, p. 6.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 253

    par lISO reflte limportance que tient lincertitude dans la notion de risque : Risk is the combination of the probability of an event and its consequences 22 (ISO 2002, dfinition 3.1.1). La probabilit renvoie un degr de certitude (ou dincertitude). On aura tendance ne pas voir de risque lorsquil y a une trs grande probabilit ou une probabi-lit quasi inexistante. linverse, on pourrait tout aussi bien dire que le risque est nul ou certain lorsquil y a peu dincertitude.

    Alors que Beck envisage le risque comme un hasard, une menace ou un danger objectif invitablement mdiatis par des processus socio-culturels23, lapprhension du risque en tant que moteur et moyen de la normativit juridique requiert de postuler que rien nest risque en soi.

    Le risque senvisage comme une construction; il nexiste pas en soi. Chantraine et Cauchie dans leur article Risque et gouvernementa-lit expliquent que : Ce que nous concevons comme un risque (ou un hasard, une menace, un danger) est le produit de manires de voir historiquement, socialement et politiquement contingentes24 .

    Chantraine et Cauchie avancent quune perspective gouvernementa-liste procure un cadre analytique la fois souple et fcond. Une telle perspective sintresse la pluralit des natures des risques . vitant de saisir le risque et les formes de gouvernement qui lui sont associs : comme un bloc monolithique qui simposerait tous et tout de manire homogne, lanalyse dcrypte [] la contingence et le localisme des configurations dans lesquelles loutil-risque est mobi-lis . De son ct, Jean-Gustave Padioleau crit que :

    22 ISO, Risk management Principles and guidelines ISO 31000 :2009, en

    ligne : .

    23 Gilles CHANTRAINE et Jean-Franois CAUCHIE, Risque(s) et gouverne-mentalit Reconstruction thorique et illustration empirique : les usages du risque dans lconomie du chtiment lgal , (2006) 1 Socio-logos Revue de lAssociation franaise de sociologie, p. 15, en ligne : .

    24 Id., p. 16.

  • 254 GOUVERNANCE ET RISQUE

    (i) Le risque correspond des expriences, individuelles ou collectives, destimations de la venue de phnomnes futurs dsirables (croissance conomique, dcouvertes scientifiques, etc.) ou indsirables (dangers, catastrophes, guerres, pertes en tous genres).

    (ii) Positifs ou ngatifs, ces phnomnes sont attribus des causes ou des responsabilits (tats, capitalismes, milieux physiques, groupes, individus etc.) susceptibles de se produire.

    (iii) Des consquences souhaitables (bien-tre conomique ou social, esprance de vie, etc.) ou prjudiciables (dommages, victimes, etc.).

    (iv) Dans ce cadre probabiliste, les estimations des phnomnes, des causes et des consquences invitent des actions ventuelles (individuelles/collectives, publiques/prives) pour les matriser (prvision, prvention, prcaution, rparation, interdiction, etc.) en vue de rgler, autant que faire se peut des problmes de risques (dvelopper les bnfices attendus, rduire, liminer les pertes ventuelles, etc.).

    Padioleau ajoute que le risque possde une nature dualiste constitue destimations positives et ngatives 25. Cest un phnomne pratico-cognitif et institutionnel li aux essors de lconomie de march, du libralisme politique, du progrs scientifique et de ses modes de raisonnement probabiliste favorables dun ct aux prises de risques et de lautre soucieux de matrise 26. Cet auteur ajoute que Toute action, individuelle ou collective, est en effet risque et le phnomne du risque apparat au cur du politique 27. Cet auteur voque gale-ment la contingence qui imprgne le phnomne du risque :

    25 Jean-Gustave PADIOLEAU, Laction publique post-moderne : le gouverne-

    ment politique des risques , Politique et management public, vol. 17, no 4, dcembre 1999, p. 112-113.

    26 Id., p. 113.

    27 Id.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 255

    Les manifestations, les causes, les consquences apparaissent toujours probables plus ou moins. Dans ce contexte dincertitudes le phnomne du risque sprouve laide de calculs pratiques inspirs par des valeurs ou par des sentiments, bricols la lumire des expriences ou coup dessais et derreurs, systmatiss par des savoirs et des expertises estimant les chances doccurrence, lampleur des dommages et des bn-fices.28

    La perspective dactions ventuelles constitue galement une donne essentielle du risque. Padioleau rappelle que le phnomne social du risque conjugue deux types de risques gnriques 29. Les risques dcoulent en effet dactivits humaines (navigation, agriculture) ou de phnomnes naturels (mares, activit sismique). ces risques sadditionnent ceux qui sont lis ce que Padioleau dsigne comme les praxis publiques.

    Ragir ou ne pas ragir faute daccords internationaux des problmes de protection ou dexploitation du plateau continental correspond dans les deux cas prendre des risques.30

    En somme, laction ou linaction en matire de rglementation peut gnrer du risque.

    Le risque en raison de son caractre contingent est tributaire des perceptions infiniment variables. Il se rvle comme une notion cadrant trs bien avec ce qui est habituellement associ la postmodernit. Le risque est une construction. Il est un reflet des revendications des groupes dintrts qui revendiquent des change-ments dans le droit, le maintien du droit ou des interprtations diffrentes des rgles de droit.

    28 Id., p. 114.

    29 Id.

    30 Id.

  • 256 GOUVERNANCE ET RISQUE

    Dans lapproche gouvernementaliste , rien nest risque en soi. Les risques sont multiples et en fait, traiter des risques en tant que fonde-ment du droit cest identifier ce qui est peru, prsent ou revendiqu comme un risque une poque et dans un contexte social donn.

    Dans les traditions juridiques continentales, lon peut observer une tendance envisager le risque en fonction des cadres juridiques par lesquels il est reconnu, identifi, valu et balis. Dans les traditions moins portes sur le droit lgifr, il se prsentera davantage comme un argumentaire afin de justifier telle ou telle rgle ou une interprta-tion allant dans un sens dtermin. Dans une perspective postmoderne, les risques sont perus, construits et arguments en fonction de rfrences multiples selon les caractristiques de la postmodernit.

    Le risque en tant que construction sociale sera apprci de faon diffrente selon les poques et selon le contexte culturel, politique ou social31. Les reprsentations des dangers et des bienfaits des technolo-gies contribuent la construction des perceptions collectives des risques et des bnfices des objets techniques. Ces perceptions varient dans le temps : elles ne sont pas identiques toutes les poques. Elles diffrent galement selon les contextes sociaux : le droit et les autres normativits procdent en grande partie de ces perceptions variables refltant les contextes socitaux et historiques.

    Ainsi, le risque participe la construction des rationalits fondant les demandes pour dicter des rgles de droit. Le risque est en effet prsent dans la plupart des argumentations fondant des revendications pour ajouter, retrancher ou modifier le droit.

    3. Le risque fondement du droit

    Le risque est prsent en tant quingrdient de ce qui participe aux fondements du droit, aux justifications qui contribuent le lgitimer. Le risque est un ingrdient des rationalits sur lesquelles se fondent les

    31 Christine NOIVILLE, Du bon gouvernement des risques, Paris PUF, Les voies

    du droit, 2003, 235 p.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 257

    rgles de droit. Les risques-rationalits sont ceux qui contribuent justifier lexistence des rgles.

    Lintervention de ltat ne va pas ncessairement de soi. Les rgles de droit doivent, plus que jamais, reposer sur des justifications. Dans la socit postmoderne, les justifications sont largement la rsultante dargumentations se fondant sur des dmonstrations tendant tablir lexistence de risques.

    Les valeurs quon essaie de dfendre par le recours au droit forment un ensemble de rationalits32 qui sont prsentes dans les argumentations justifiant les rgles de droit et les mesures rglementaires qui sont prises lgard des multiples aspects du fonctionnement des activits sujettes rglementation. Or, de plus en plus, les liens entre les valeurs et la rgle de droit sarticulent autour des argumentaires tendant dmontrer lexistence de risques. Par exemple, les menaces que laissent planer les capacits considrables de traitement de linformation issues des technologies numriques ou informatiques sont des risques qui justifient les lois sur la protection des renseigne-ments personnels ou qui fondent les renvendications en faveur du renforcement de celles-ci.

    Cest au nom des risques perus que se justifie lexistence mme de la rgle de droit. Dans lespace social, ce sont les perceptions lgard des dangers et risques dune activit, dun comportement ou dun tat de fait qui contribuent construire les arguments et les justifications au nom desquelles on trouve lgitime ddicter et appliquer des rgles de droit ou dautres normativits.

    En somme, le risque est une construction sinscrivant dans les logiques des mcanismes dexercice du pouvoir; ceux qui veulent fonder leur pouvoir vont faire valoir le risque quil faut conjurer. Ceux qui veulent remettre en cause les pouvoirs existants vont insister sur les risques de laisser les choses en ltat.

    32 Pierre TRUDEL, La recherche sur les rationalits des rgles de droit et les

    techniques de rglementation lments dun modle, en ligne : .

  • 258 GOUVERNANCE ET RISQUE

    Le risque apparat ainsi pour le juriste comme le phnomne quil faut rechercher afin de mieux cerner les fondements du droit et ventuel-lement envisager les volutions que pourrait connatre celui-ci.

    Tout se passe comme si pour fonder et lgitimer un pouvoir ou une revendication relative au droit, il fallait construire une dmonstration du risque, dmontrer, via lexpertise ou par dautres discours lexistence dun risque. Mais on peut aussi avancer que lexercice du pouvoir lui-mme repose en partie sur la reconnaissance ou la dmonstration de risques.

    En rsum, le risque participe la fois aux justifications et aux ratio-nalits des rgles de droit et il en est la condition deffectivit. Mais ce ne sont pas les mmes risques qui justifient et qui assurent leffectivit dune rgle. Do lintrt de distinguer les risques qui constituent les rationalits des rgles des risques qui sont gnrs par les rgles de droit nonces ou les normes implicites.

    Mais si le risque contribue justifier le droit, cest en crant du risque que le droit obtient son effectivit. Ce qui fait la force du droit, ce qui assure son effectivit, est sa capacit crer des perceptions de risques chez les personnes qui sont vises par la rgle. Cela amne traiter du risque comme facteur deffectivit du droit.

    4. Le risque facteur deffectivit du droit

    Au niveau des sujets de droit, les micro-risques sont ceux qui sont perus par les sujets de droit. Le risque est ici envisag comme un facteur de leffectivit du droit.

    Lencadrement normatif peut senvisager dans le contexte des risques que la normativit parat induire. La rgulation se prsente alors comme un ensemble de dcisions de gestion des risques qui sont perus par les acteurs au sein du rseau. Les entits en mesure dimposer leur volont dautres entits dans le rseau vont devoir sassurer que leurs dcisions ou leurs textes normatifs gnrent une perception suffisante de risque deffets adverses chez les acteurs viss. Leffectivit des normes est fonction de leur capacit engendrer une

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 259

    perception de risque chez les sujets. Mais une fois quils ont peru ou reconnu le risque, les sujets doivent le grer.

    Pour donner lieu un comportement conforme celui qui est recherch, une norme ou un processus de rgulation doit tre peru comme gnrant plus de risques que les bnfices qui peuvent rsulter de sa transgression. Sur Internet, les acteurs font ncessairement une valuation des risques juridiques. Comment expliquer autrement le fait quen dpit du caractre universel du rseau, et donc de la certitude quun site Web non restreint aux utilisateurs possdant le droit dy accder sera accessible dans tous les pays, aucun matre de site ne fait le choix de se conformer la totalit des lgislations nationales possi-blement applicables ? En somme, sur Internet, la rgulation qui est effective est celle qui engendre chez les acteurs, un seuil minimal de perception de risques pouvant rsulter de comportements qui y drogent.

    Le risque est ainsi un lment de leffectivit de la rgle. Leffectivit dune norme, dun commandement ou dune situation contraignante dcoule forcment des risques que celle-ci est en mesure dinduire. Une rgle nest effective que dans la mesure o elle induit chez les sujets une perception quun risque significatif dcoulera de sa trans-gression. Une norme qui ne gnre pas de risques auprs des sujets quelle vise nest pas effective. Elle nest que symbolique. Plus une rgle engendre une importante perception de risques, plus elle peut tre tenue pour efficace. Leffectivit est donc fonction du risque peru comme manant de la norme.

    4.1 Leffectivit est fonction du risque peru comme manant de la norme

    Les rgles ne sont effectives que dans la mesure o elles induisent des risques perus par les acteurs viss. Envisag ainsi, le risque devient une composante de leffectivit des rgles de droit et des autres normes. Andr-Jean Arnaud dfinit leffectivit comme tant le

  • 260 GOUVERNANCE ET RISQUE

    degr de ralisation, dans les pratiques sociales, des rgles nonces par le droit 33.

    Dans la tradition kantienne (de mme que dans lanalyse positiviste traditionnelle), leffectivit est une question seconde. Le critre princi-pal de validit dune rgle juridique est son mode ddiction et non son application effective. Envisage dans la perspective du risque, leffectivit de la rgle est accomplie ds lors que celle-ci engendre une perception de risque. La perception de risque pourra renvoyer au risque de sanction juridique au sens premier. Mais le risque pourra concerner des consquences qui ne sont pas a priori juridiques comme les risques de rputation ou ceux qui peuvent affecter la renomme.

    En somme, le risque permet doprer un lien entre la norme et les processus par lesquels celle-ci est porteuse de consquences. Il permet de rendre compte du fait que le seul nonc dune norme nest pas en soi suffisant pour engendrer une consquence sur les comportements. Pour les sujets de droit, le risque juridique se prsente comme ayant deux composantes : une norme et un vnement. Cest de la conjonc-tion de la norme et de lvnement que dcoule le risque juridique. La norme peut tre nonce dans une loi ou un rglement, mais elle peut aussi dcouler dun contrat ou dune configuration technique. Le propre de la norme, cest quelle est susceptible dtre sanctionne, cest--dire quune consquence adverse est susceptible de dcouler de la transgression. La transgression survient lors dun vnement. Il peut sagir dun acte affirmatif ou dune omission. Lvnement doit nces-sairement tre anticip ou, tout le moins, sa survenance possible dtecte. La consquence qui peut dcouler de cet vnement doit tre value.

    Une norme gnre du risque lorsquelle sapplique dans un contexte au sein duquel sont runies un ensemble de conditions qui sont de nature convaincre les sujets de droit quelle sera effectivement applique et que cette application sera gnratrice de dommages ou dincon-vnients plus grands que les avantages qui pourraient rsulter de sa

    33 Andr-Jean ARNAUD et al., Dictionnaire encyclopdique de thorie et de

    sociologie du droit, 2e dition, Paris, L.G.D.J., 1993, p. 217.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 261

    transgression. Les acteurs valuent les risques quune mesure ou une rgle sapplique leur activit. La dcision de se conformer telle rgle et pas dautres procde dune dmarche dvaluation des risques juridiques.

    Le potentiel dapplication du droit de tel ordre juridique est valu par chacun des acteurs en fonction de divers facteurs. Lvaluation portera sur des facteurs tels que les possibilits effectives de poursuites, la possession dactifs sur le territoire tatique concern, le dsir dinspirer confiance ou de se comporter en bon citoyen . Ces facteurs concourent aux analyses par lesquelles les acteurs orientent leurs stratgies de gestion de risques.

    La prise en considration du risque induit par la norme permet de rendre compte du fait que la norme nonce est reue dans un envi-ronnement social dans lequel seront dfinies les conditions de lgitimit et les conditions pratiques et concrtes faisant en sorte que les acteurs valuent les effets de la norme et surtout les consquences dune transgression. Dans une telle perspective, le risque apparat comme une composante ncessaire de la dcision des sujets de se conformer au droit

    Envisager la rgle de droit dans la perspective du risque implique de porter lattention sur les conditions qui font en sorte que la norme gnre des risques pour les sujets concerns. Le critre de la rgle signifiante est fonction de la capacit de celle-ci gnrer du risque. Une rgle qui ne produit pas chez les sujets une perception significa-tive de risque est une rgle inefficace.

    Un individu va dcider de respecter une rgle qui interdit de prendre tel objet en raison de la perception quil a du risque que peut engendrer pour lui lapplication des consquences prvues par la rgle : savoir la punition qui y est associe.

    Les risques induits par une norme peuvent tre de nature diverse : le risque de poursuite en justice est celui qui vient aussitt lesprit. Mais la transgression dune rgle peut comporter dautres risques plus diffus : lentreprise pointe du doigt comme tant peu soucieuse de respecter les exigences environnementales pourrait devoir en payer le

  • 262 GOUVERNANCE ET RISQUE

    prix en voyant sa rputation ou son image de marque affecte. Celle qui est trouve en contravention avec les exigences de respect de la vie prive pourrait devoir subir la dsaffection dune partie de sa clientle.

    Lorsquon envisage la rgle selon la perspective du risque quelle induit, on porte lattention sur les facteurs qui font en sorte que la rgle gnre du risque. Ainsi, une rgle interdisant le tlchargement duvres musicales nonce dans un environnement social et juridique dans lequel il est tenu pour illgitime de lancer des recours en justice pour en punir la transgression, pourra tre considre comme ne gnrant pas de risque suffisant pour assurer son effectivit.

    Alors que dans une dmarche formaliste, lanalyse juridique va dlais-ser des questions comme celles de la lgitimit de la rgle, lapproche fonde sur les risques suppose une valuation ou au moins une prise en compte de facteurs comme la lgitimit de la norme, car une norme perue comme illgitime sera plus difficile dapplication. Les efforts consacrer afin den assurer lapplication effective devront tre plus considrables. Les risques de lapplication de la norme illgitime peuvent donc tre moindres que ceux dcoulant dune norme perue comme lgitime.

    Par exemple, la lgitimit de mesures, habituellement trs rigoureuses et svres lencontre de la diffusion et de lchange de matriel de pornographie juvnile, est largement reconnue dans un trs grand nombre de pays. Cette lgitimit facilite la mise en place et lapplication de mesures engendrant plus de risques auprs des acteurs que celles qui semblent moins lgitimes comme les mesures qui visent combattre le tlchargement illgal de fichiers musicaux.

    La prise en compte du risque contraint considrer lensemble des conditions qui contribuent faire en sorte que la rgle est effective-ment perue comme engendrant des risques pour les sujets quelle vise ou pour dautres entits.

    4.2 La gestion des risques juridiques

    Tobias Mahler dfinit ainsi le risque juridique envisag au niveau des sujets de droit :

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 263

    A risk is a legal risk if its source involves a legal norm. Thus the risk needs to be the manifestation of a legal norms potential detriment. Both factual and legal uncertainty may influence legal risk. (p. 21)

    Mahler34 dfinit la gestion du risque juridique comme tant une mtho-dologie consistant en un ensemble dactivits de gestion de certains types de risques, savoir les risques dcoulant de la loi et les risques qui peuvent tre traits (grs) par des moyens juridiques.

    La gestion du risque juridique est ainsi comprise comme visant deux types de risques que les professionnels du droit peuvent aider identi-fier et baliser, savoir les risques dcoulant de la loi et ceux qui peuvent tre baliss en faisant appel des solutions juridiques35.

    Le risque juridique dcoule en effet des situations o la violation des droits dautrui est susceptible de se produire. Mme sils sont diff-rents, il y a une troite proximit entre le risque technologique et le risque juridique : lorsque le risque technologique est avr, il nat presque toujours une obligation den tenir compte et de se comporter de faon consquente. Le risque juridique peut aussi dcouler de la possible non-conformit une loi ou une autre sorte dobligation galement applicable comme un contrat. Le risque juridique, en toute hypothse, rsulte des situations dans lesquelles la responsabilit dune personne peut tre mise en cause.

    Dans la conception traditionnelle du mtier de juriste, le risque juridique est une notion inusite. Les juristes voient le risque dans tous les phnomnes quils ont examiner, mais le fait quune

    34 Tobias MAHLER, Defining Legal Risk , dans Proceedings of the

    Conference Commercial Contracting for Strategic Advantage- Potentials and Prospects, Turku, University of Applied Sciences, 2007, en ligne : .

    35 Christophe COLLARD, Le risque juridique existe-t-il ? Contribution la dfinition du risque juridique , (2008) 1 (numro spcial sur le risque juridique), JCP, Cah. dr. ent. p. 8-13.

  • 264 GOUVERNANCE ET RISQUE

    sanction puisse dcouler de la transgression dune rgle nest pas envisag comme un risque en tant que tel par le juriste36.

    Les risques peuvent dcouler de la norme elle-mme. Mais certaines normes formulent des devoirs, prescrivent ce qui est obligatoire, ce qui est interdit ou ce qui est permis pour un acteur. Mahler explique que :

    Deontic norms are sometimes refered to as duty imposing norms or prescriptive norms but here we use the term deontic norm which form the basis of deontic logic. Legal systems offer a set of possibilities to enforce deontic norms. (p. 25)

    Mais les normes dontiques ne peuvent elles seules couvrir le spectre de la normativit. Il faut aussi considrer les normes qui nimposent pas comme telles dobligation, de prohibition ou de permission. Les normes de qualification qualifient un ensemble de faits afin de leur confrer une signification juridique.

    Ainsi, le risque juridique rsulte dune norme dontique et dune norme de qualification. Mahler explique que :

    A deontic norm prescribes what is obligatory, prohibited or permitted for an actor. Deontic norms are sometimes referred to as duty-imposing norms or prescriptive norms [] legal systems offer a set of possibilities to enforce deontic norms. (p. 25)

    En plus des rgles imposant une obligation ou une interdiction, les systmes juridiques comportent des normes de qualification. Ces normes qualifient un ensemble de faits ou des sujets de droit. Il en va ainsi des normes dterminant la validit ou la comptence ou encore les normes dfinissant le statut des personnes ou des choses. Les rgles identifient des facteurs afin de dterminer si dautres rgles trouveront application. Par exemple, une rgle disposant que le droit de se marier

    36 Franck VERDUN, La gestion des risques juridiques, Paris, ditions

    dorganisation, 2006, p. 20.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 265

    est rserv aux personnes ayant atteint lge de 14 ans est une rgle de qualification.

    Le risque juridique concerne les vnements ou situations prsentant des incertitudes au plan factuel ou juridique. Le risque juridique ne rsulte pas, en tant que tel, du simple fait quune rgle ou une norme soit nonce. Il rsulte dune situation qui peut engendrer une qualifi-cation en vertu de laquelle la norme pourra trouver application37.

    Mais pour les acteurs, les rgles de droit peuvent comporter une certaine part dincertitude. Cette incertitude peut rsulter des divergences dinterprtation : on anticipe ou constate des ambiguits quant au sens de la rgle. Les incertitudes peuvent galement dcouler de lapplication des rgles de droit. Il existe de multiples facteurs faisant en sorte que les rgles de droit ne trouvent pas sappliquer aux situations quelles sont supposes encadrer. Parmi les facteurs expliquant cela, il y a les cots excessifs du systme judiciaire, la perception des administrs quil y a peu de risques ignorer la rgle de droit. Une telle perception peut tre potentialise par labsence de lgitimit de la rgle dans un environnement spcifique.

    Enfin, en dpit du libell a priori svre et implacable des noncs juridiques, il peut exister (ou lon peut percevoir) certains seuils de tolrance qui peuvent ou non tre connus ou dduits par les admi-nistrs.

    Ainsi, les diverses situations dincertitude que comportent les rgles de droit gnrent des risques. Sagissant du droit, lon peut postuler que plus il y a de certitude quant lapplication de la rgle, plus il y a une perception de risque lev lgard de comportements non conformes la rgle.

    Richard Susskind explique que le principal aspect du travail des juristes, le legal problem solving va perdre de son importance.

    37 Christophe ROQUILLY et Jean-Paul CAILLOUX, Assurer la scurit

    juridique des sites web audit mthodologie e-business, Paris, Lamy, 2001, 157 p.

  • 266 GOUVERNANCE ET RISQUE

    Lemphase va tre mis davantage sur le legal risk management . Une telle tendance accentue limportance des mthodes afin de grer les risques juridiques. Susskind explique que :

    In conventional, reactive legal service, when a legal risk has been perceived and a lawyer instructed, there is an expectation that some optimum disposal of the matter will be achieved. In contrast, legal risk management techniques are often brought to bear in respect of legal risks that would otherwise not be managed at all or would be addressed too late. And in this context, in the latent legal market, it may be entirely tolerable (commercially and as a matter of practicality) that any solution reached may be well short of the optimum position. The point is that the legal risk is being managed. Without such techniques, such risks would not have been managed at all or may not have been manageable. Thus there can be improvement if not perfection.38

    Dans une approche de gestion, le risque juridique apparat plus claire-ment. Le gestionnaire envisage les rgles de droit comme tant porteuses de risques. Trzaskowski remarque que Legal risk management is not a well-established or well-defined concept, which like risk management in general is of a proactive nature 39. Par contre, il parat clair que les juristes appels conseiller les dcideurs sur Internet procdent une analyse de risques juridiques40.

    38 Richard SUSSKIND, The Future of Law : Facing the Challenges of

    Information Technology, Oxford University Press, 1998, p. 27.

    39 Jan TRZASKOWSKI, Legal Risk Management in a Global Electronic Marketplace , [2006] 49 Scandinavian Studies in Law 319-337, p. 321.

    40 Rachel BURNT, Legal Risk Mangement for the IT Industry , (2005) 21 Computer Law & Security Report 61-67; David N. WEISKOPF, The Risks of Copyright Infringement on the Internet : A Practitioners Guide , (1998) 33 University of San Francisco L. Rev. 1-58; Keith J. EPSTEIN & Bill TANCER, Enforcement of Use Limitations by Internet Services Providers : How to Stop that Hacker, Cracker, Spammer, Spoofer, Flamer, Bomber , (1997) 19 COMM/ENT 661-693; Karl BELGUM & Hilary ROWEN, Insurance for Internet-Related Risks , (2000) Journal of Internet Law 11-16.

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 267

    Une premire catgorie de risque juridique dcoule donc de la possi-bilit de lapplication dune rgle. Toute norme se compose dune rgle (an antecedent) et dune consquence (consequent). Ces deux lments sont relis. Si telle situation existe, il en dcoule une obliga-tion.

    Dans la dogmatique juridique classique, lapplication dune rgle une situation envisage par la norme nest pas un risque. Il est de lessence de la loi dtre applique. Le discours juridique postule forcment que si les faits envisags par la norme sont dmontrs, la consquence va ncessairement sensuivre. Le concept de risque juridique vient ici rendre compte du fait que la rgle nonce ne va pas toujours entraner concrtement de consquence. De plus, la consquence engendre par la norme nest pas forcment ngative et donc ne sera pas ncessairement perue comme une consquence adverse que lon qualifierait dans une logique de risque.

    Mais le plus souvent, le concept de risque juridique vient rendre compte du caractre incertain ou contingent de la rgle. Cest la seconde catgorie de risque juridique. Mahler explique cet gard que :

    In the legal context there is a necessary basic distinction between two conditions of uncertainty of an event regulated by a legal norm. Every legal norm consists of an antecedent (if A) and a consequent (then B). If we assume that the consequent (B) is negative for the stakeholder, then we need to determine if the norm will fire. This depends on two questions, which are essential here : first, whether the set of facts (A) is or will be true; and second, whether the application of the norm to the set of facts (A) then renders the consequence (B). Uncertainty may prevail with respect to both aspects.41

    41 Tobias MAHLER, Defining Legal Risk , Paper presented at the conference

    Commercial Contracting for Strategic Advantage Potentials and Prospects, Turku University of Applied Sciences, 2007, published in the Conference Proceedings, p. 10-31.

  • 268 GOUVERNANCE ET RISQUE

    En somme, le risque juridique vient rendre compte de la relative incertitude quant aux conditions dapplication dune norme et quant au sens de celle-ci. Cest pourquoi lon retient que le risque juridique est engendr par lincertitude. Lincertitude quant au cadre juridique et son application apparat souvent comme lun des risques majeurs considrer lors du dploiement de services dans des environnements indits comme les rseaux informatiques.

    Par exemple, lgard de lanalyse des enjeux et risques dun portail dun organisme public, lanalyse des risques doit normalement succder et non prcder une analyse des obligations imposes par la loi. Cest dans la loi que lon trouve les obligations fondamen-tales partir desquelles se situe ncessairement une analyse de risques. Une telle dmarche suppose didentifier non seulement les exigences des lois qui sappliquent spcifiquement aux situations vises, mais galement les obligations plus floues rsultant des devoirs de prudence et de diligence qui sont considrs lorsquest mise en cause la respon-sabilit dun ministre ou dun organisme public.

    Lanalyse de risques consiste habituellement identifier, partir des gisements, des flux et de lutilisation envisage des informations, ce qui prsente des risques pour la protection de la vie prive. Elle vise aussi dterminer ltendue des prcautions prendre aux fins de matriser les risques. Une telle dmarche permet de tenir compte des situations prsentant des risques devant tre pris en charge et de four-nir, le cas chant, une indication des niveaux de risques considrer42. Bien quil soit gnralement impossible de quantifier de faon chiffre les risques datteintes la vie prive, il est possible dindiquer que telle ou telle situation comporte un risque faible, moyen ou lev et didentifier les mesures prises ou envisager pour y faire face.

    42 Pierre TRUDEL et France ABRAN, Guide pour un usage responsable

    dInternet lintention des responsables des lieux daccs publics Internet et des utilisateurs, ralis pour le Ministre de lducation et la Direction de lAutoroute de lInformation du Conseil du trsor, Montral, avril 2003, en ligne : .

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 269

    Pour analyser les risques associs un environnement dinformation, lon identifie les gisements dinformation de mme que les mouve-ments prvus ou envisags de linformation. Cette identification tient compte du cycle entier de linformation depuis sa confection, le cas chant, sa collecte, sa gestion, sa circulation, son utilisation, son archivage et sa destruction. Le cycle de linformation peut varier selon les types denvironnements.

    La premire tape consiste identifier les traits caractristiques du fonctionnement, de la configuration et des fonctionnalits des environ-nements envisags. Cette dmarche seffectue partir de lanalyse systmatique du fonctionnement des environnements. Dans une seconde tape, lon dresse un bilan des enjeux et risques soulevs par les divers environnements et les types dinformations concerns. Ce bilan est dress lgard de chacune des tapes du cheminement de linformation au sein des environnements, de mme quau moment de lentre et de la sortie des donnes. Cela permet de dresser un bilan qui reflte une analyse des zones de risques et de conflits.

    Les enjeux de gouvernance ne dcoulent pas que de lenvironnement dinformation. La responsabilit des acteurs est un relais de normati-vit important et un mcanisme majeur des processus de gouvernance. Il faudra situer les responsabilits des divers intervenants et dcideurs oeuvrant dans le secteur concern par les environnements dinformation. Si les questions de responsabilit doivent sapprhender ds la conception dun rseau, elles ne doivent pas faire oublier que les acteurs participant ce rseau ont des rles, des besoins et des priori-ts spcifiques engendrant diffrents niveaux et types de responsabilit. Par consquent, il faudra tablir quel type de responsa-bilit correspond chacun des acteurs, et ce pour les diffrents gisements et mouvements dinformation, par exemple celle incombant au gouvernement; au pouvoir judiciaire dans la mesure de son autonomie administrative; aux organismes privs dencadrement des activits concernes; aux administrateurs de rseaux; etc. Par la suite, nous devrons dterminer quels outils de droit formel et informel, lgislatifs et contractuels, encadrent ces responsabilits au regard de la gouvernance des activits analyses, par exemple : lois et rglements, code de conduite, code dthique, de dontologie professionnelle, etc.

  • 270 GOUVERNANCE ET RISQUE

    Pour raliser cette typologie des responsabilits et des outils normatifs affrents, il faut dterminer :

    1) qui est le producteur de linstrument normatif, 2) quelles sont les personnes et les matires concernes et, 3) quelles sont les sanctions en cas de non-respect des

    obligations dcoulant de ces outils normatifs.

    Cette grille danalyse permettra de dterminer si les outils actuels de gouvernance doivent ou non faire lobjet dadaptations au regard des enjeux et risques identifis.

    Conclusion

    Dans les visions postmodernes de ltat et du droit, le risque se propose comme lun des repres par lequel se fonde le droit. Le risque est aussi une condition de leffectivit du droit. Dans la socit postmoderne, les demandes de droit sont gnralement articules dans des argumentaires tendant dmontrer lexistence de risques. On affirme, implicitement ou explicitement, lexistence de risques pouvant dcouler dune situation ou dune activit et on appelle la mobilisation du droit ou dun autre type de normativit afin de conju-rer le risque. Ce phnomne peut sobserver mme si les normes prconises peuvent navoir quune faible capacit baliser effective-ment le risque. Dans cette dernire hypothse, le droit rassure, il va se prsenter comme une rhtorique tendant convaincre que le risque est matris. Mais le plus souvent, leffectivit du droit est tributaire de sa capacit gnrer un niveau suffisant de perception de risque. Pour tre effective, la normativit en gnral et la normativit juridique en particulier doit induire chez les sujets une perception de risques. Tout se passe comme si le droit venait substituer un risque (macro) par dautres risques (micros), ceux-l se situant au niveau des sujets de droit.

    Lanalyse du droit par la prise en considration des risques conduit rechercher et perfectionner une mthode danalyse rendant compte la fois des risques au nom desquels se manifestent des demandes et revendications pour ajouter ou modifier le droit. Une mthode fonde sur la gestion des risques juridiques permet aussi de procurer les moyens didentifier les enjeux et risques dcoulant du droit ou des

  • LE RISQUE, FONDEMENT ET FACTEUR D'EFFECTIVIT DU DROIT 271

    autres normativits agissantes dans un univers spcifique. Elle accrot les chances de dvelopper des stratgies de conformit aux rglemen-tations effectivement applicables.