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1 Textes cités dans la seconde partie du cours (dans l’ordre chronologique) : I] La culture : 1) Schémas concernant les interactions entre nature et culture :

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Textes cités dans la seconde partie du cours (dans l’ordre chronologique) : I] La culture : 1) Schémas concernant les interactions entre nature et culture :

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2) « Il nous est maintenant permis d'affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d'entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d'une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu'une époque assigne à l'un ou l'autre sexe. Quand nous opposons le comportement typique de l'homme ou de la femme arapesh 1 à celui non moins typique de l'homme ou de la femme Mundugumor2, l'un et l'autre apparaissent de toute évidence être le résultat d'un conditionnement social. Comment expliquer autrement que les enfants arapesh deviennent presque uniformément des adultes paisibles, passifs et confiants, alors que les jeunes mundugumor, d'une façon aussi caractéristique, se transforment en êtres violents, agressifs et inquiets ? Seule la société, pesant de tout son poids sur l'enfant, peut être l'artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d'autre explication - que l'on invoque la race, l'alimentation ou la sélection naturelle. Nous sommes obligés de conclure que la nature humaine est éminemment malléable, obéit fidèlement aux impulsions que lui communique le corps social. Si deux individus, appartenant chacun à une civilisation différente, ne sont pas semblables (et le raisonnement s'applique aussi bien aux membres d'une même société) c'est, avant tout, qu'ils ont été conditionnés de façon différente, particulièrement au cours de leurs premières années : or c'est la société qui décide de la nature de ce conditionnement. La formation de la personnalité de chaque sexe n'échappe pas à cette règle : elle est le fait d'une société qui veille à ce que chaque génération, masculine ou féminine, se plie au type qu'elle a imposé. », Mœurs et sexualité en Océanie, 1928 et 1935, Plon, pp. 252 et ss. 3) « On a cru que, pour nous grandir, il suffisait de nous vêtir, de nous nourrir, de répondre à tous nos besoins. Et l’on a peu à peu fondé en nous le petit-bourgeois de Courteline, le politicien de village, le technicien fermé à toute vie intérieure. « On nous instruit, me répondrez-vous, on nous éclaire, on nous enrichit mieux qu’autrefois des conquêtes de notre raison. » Mais il se fait une piètre idée de la culture de l’esprit, celui qui croit qu’elle repose sur la connaissance de formules, sur la mémoire des résultats acquis. Le médiocre sorti de polytechnique en sait plus long sur la nature et ses lois que Descartes, Pascal et Newton. Il demeure cependant incapable d’une seule des démarches de l’esprit dont furent capables Descartes, Pascal et Newton. Ceux-là on les a d’abord cultivés. », A. de Saint-Exupéry, texte tiré d’un article intitulé « La paix ou la guerre ? »

1 : Société d'Océanie étudiée par M. Mead.

2 : Autre société d'Océanie étudiée par M. Mead.

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4) « L’éducation doit donc, premièrement, discipliner les hommes. Les discipliner, c’est chercher à empêcher que ce qu’il y a d’animal en eux n’étouffe ce qu’il y a d’humain, aussi bien dans l’homme individuel que dans l’homme social. La discipline consiste donc simplement à les dépouiller de leur sauvagerie. Deuxièmement, elle doit les cultiver. La culture comprend l’instruction et les divers enseignements. C’est elle qui donne l’habileté. Celle-ci est la possession d’une aptitude suffisante pour toutes les fins qu’on peut avoir à se proposer. Elle ne détermine donc elle-même aucune fin, mais elle laisse ce soin aux circonstances. Certains arts sont bons dans tous les cas, par exemple ceux de lire et d’écrire ; d’autres ne le sont que relativement à quelques fins, comme celui de la musique, qui fait aimer celui qui le possède. L’habileté est en sorte infinie, à cause de la multitude des fins qu’on peut se proposer. Troisièmement, il faut aussi veiller à ce que l’homme acquière de la prudence, à ce qu’il sache vivre dans la société de ses semblables de manière à se faire aimer et à avoir de l’influence. C’est ici que se place cette espèce de culture qu’on appelle la civilisation. Elle exige certaines manières, de la politesse et cette prudence qui fait qu’on peut se servir de tous les hommes pour ses propres fins. Elle se règle sur le goût changeant de chaque siècle. Ainsi l’on aimait encore il y a quelques années les cérémonies en société. Quatrièmement, on doit enfin veiller à la moralisation. Il ne suffit pas en effet que l’homme soit propre à toutes sortes de fins ; il faut encore qu’il sache se faire une maxime de n’en choisir que de bonnes. Les bonnes fins sont celles qui sont nécessairement approuvées par chacun, et qui peuvent être en même temps des fins pour chacun. », I. Kant, Traité de pédagogie. 5) Résumé de la théorie de Darwin sous forme de schéma :

6) « l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé [une bête] ou au-dessus de l’humanité [un dieu]. […] l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce

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motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste : car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté 3 de ces sentiments qui engendre famille et cité. », Aristote, Le Politique (330 av. J.-C.). 7) « Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence entre l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. », J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1755). 8) « Sept cent à huit cent mille ans avant notre ère commence l’utilisation du feu. […] Il s’agit d’une acquisition de portée multidimensionnelle ; la pré-digestion externe par la cuisson allège le travail de l’appareil digestif : à la différence du carnassier qui s’endort du lourd sommeil digestif après la dévoration de la proie, l’hominien maître du feu peut se trouver disponible et alerte après avoir mangé. […] le feu libère aussi le sommeil ; le feu est la sécurité nocturne des chasseurs en expédition comme des femmes et enfants restés dans l’abri sédentaire ; le feu crée le foyer, lieu de protection et de refuge ; le feu permet le sommeil profond de l’homme, à la différence des autres animaux dont le sommeil est toujours sur le qui-vive. Peut-être même le feu favorise-t-il l’accroissement et la liberté du rêve… Par ailleurs, la cuisson favorise les nouvelles mutations hominisantes 4 qui, réduisant la mâchoire et la dentition, […] vont permettre l’accroissement du volume du cerveau. », E. Morin, Le paradigme perdu (1973). 9) « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont il peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée ; et ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement.

3 : C’est le fait d’avoir en commun. 4 : Celles qui ont permis l’apparition de l’homme à partir du singe.

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Il faut remarquer que l'enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard à dire Je ; avant il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense. », Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Livre I, § 1. 10) Le cas des « enfants sauvages » :

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11) Le mythe de Prométhée (rapporté par Platon dans Protagoras), met en scène l’origine de la technique (qui reste obscure encore pour la science actuelle). Prométhée (le prévoyant) et Epiméthée (l’imprévoyant), deux frères de la race des Titans, sont chargés par les dieux d’attribuer à chaque espèce des moyens de conservation naturels. Le second pourvoit chaque espèce animale des défenses naturelles (ailes, griffes, fourrure, etc.) mais oublie l’homme, qui se trouve donc nu et vulnérable. C’est pourquoi Prométhée vole le feu et l’intelligence technique aux dieux et les donne aux hommes afin que ceux-ci puissent se protéger des animaux et tirer profit de la nature. Prométhée sera puni par les dieux à la suite de ce vol à un supplice éternel : attaché au Caucase, un vautour viendra chaque jour lui rongé le foie qui sans cesse se régénèrera. Ce mythe montre combien la technique, capacité de transformer le monde extérieur selon ses besoins propres, élève les hommes au-dessus des animaux et les rend puissants, mais il montre aussi combien ce pouvoir de création qui rapproche les hommes des dieux peut devenir dangereux et mortifère s’il n’est pas limité et contrôlé, c’est-à-dire si les hommes, dans leur désir de toute-puissance, en viennent à se prendre pour des dieux, ce que rappellent le mythe d’Icare et les conséquences actuelles (souvent catastrophiques !) du « progrès » technique. « C'était au temps où les Dieux existaient, mais où n'existaient pas les races mortelles. Or, quand est arrivé pour celles-ci le temps où la destinée les appelait aussi à l'existence, à ce moment les Dieux les modèlent en dedans de la terre, en faisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui encore peut se combiner avec le feu et la terre. Puis, quand ils voulurent les produire à la lumière, ils prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, en distribuant ces qualités à chacune de la façon convenable. Mais Epiméthée demande alors à Prométhée de lui laisser faire tout seul cette distribution : "Une fois la distribution faite par moi, dit-il, à toi de contrôler ! " Là-dessus, ayant convaincu l'autre, le distributeur se met à l’œuvre. En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité ; d'autres, étant plus faibles étaient par lui dotées de vélocité ; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvegarde quelque autre qualité : aux races, en effet, qu'il habillait en petite taille, c'était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu'il distribuait ; celles dont il avait grandi la taille, c'était par cela même aussi qu'il les sauvegardait. De même, en tout, la distribution consistait de sa part à égaliser les chances, et, dans tout ce qu'il imaginait, il prenait ses précautions pour éviter qu'aucune race ne s'éteignît. Mais, une fois qu'il leur eut donné le moyen d'échapper à de mutuelles destructions, voilà qu'il imaginait pour elles une défense commode à l'égard des variations de température qui viennent de Zeus : il les habillait d'une épaisse fourrure aussi bien que de solides carapaces, propres à les protéger contre le froid, mais capables d'en faire autant contre les brûlantes chaleurs ; sans compter que, quand ils iraient se coucher, cela constituerait aussi une couverture, qui pour chacun serait la sienne et qui ferait naturellement partie de lui-même ; il chaussait telle race de sabots de corne, telle autre de griffes solides et dépourvues de sang. En suite de quoi, ce sont les aliments qu'il leur procurait, différents pour les différentes races pour certaines l'herbe qui pousse de la terre, pour d'autres, les fruits des arbres, pour d'autres, des racines ; il y en a auxquelles il a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu'il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce. Mais, comme (chacun sait cela) Epiméthée n'était pas extrêmement avisé, il ne se rendit pas compte que, après avoir ainsi gaspillé le trésor des qualités au profit des êtres privés de raison, il lui restait encore la race humaine qui n'était point dotée ; et il était embarrassé de savoir qu'en faire. Or, tandis qu'il est dans cet embarras, arrive Prométhée pour contrôler la distribution ; il voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l'homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couvertures, désarmé. Déjà, était même arrivé cependant le jour où ce devait être le destin de l'homme, de sortir à son tour de la terre pour s'élever à la lumière. Alors Prométhée, en proie à l'embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l'homme, dérobe à Héphaïstos et à Athéna le génie créateur des arts, en dérobant le feu (car, sans le feu, il n'y aurait moyen pour personne d'acquérir ce génie ou de l'utiliser) ; et c'est en procédant ainsi qu'il fait à l'homme son cadeau. Voilà donc comment l'homme acquit l'intelligence qui s'applique aux besoins de la vie. Mais l'art d'administrer les Cités, il ne le posséda pas : cet art en effet était chez Zeus. Mais il n'était plus possible alors à Prométhée de pénétrer dans l'acropole qui était l'habitation de Zeus, sans parler des redoutables gardes du corps que possédait Zeus. En revanche, il pénètre subrepticement dans l'atelier qui était commun à Athéna et à Héphaïstos et où tous deux pratiquaient leur art, et, après avoir dérobé l'art de se servir du feu, qui est celui d'Héphaïstos, et le reste des arts, ce qui est le domaine d'Athéna, il en fait présent à l'homme. Et c'est de là que résultent, pour l'espèce humaine, les commodités de la vie, mais, ultérieurement, pour Prométhée, une poursuite, comme on dit, du chef de vol, à l'instigation d'Epiméthée !

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Or, puisque l'homme a eu sa part du lot Divin, il fut, en premier lieu le seul des animaux à croire à des Dieux ; il se mettait à élever des autels et des images de Dieux. Ensuite, il eut vite fait d'articuler artistement les sons de la voix et les parties du discours. Les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre, furent, après cela, ses inventions. Une fois donc qu'ils eurent été équipés de la sorte, les hommes, au début, vivaient dispersés: il n'y avait pas de cités ; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu'elles ; et, si le travail de leurs arts était un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l'égard des autres, précisément faute de posséder l'art d'administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis. Aussi Zeus de peur que notre espèce n'en vient à périr toute entière envoie Hermès apporter à l'humanité la Vergogne et la Justice pour constituer l'ordre des cités et les liens d'amitié qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne : « Dois-je répartir de la manière dont les art l'ont été ? Leur répartition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes et il en est de même pour les autres partisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne entre les hommes ou dois-je les repartir entre tous ? » Zeus répondit : « Répartis-les entre tous et que tous y prennent part car il ne pourrait y avoir des cités si seul un petit nombre d'hommes y prenaient part comme c'est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu'on mettre à mort comme un fléau de la cité, l'homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la Justice. » 12) L’insociable sociabilité chez Kant (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784) :

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En complément : « "L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte, de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. [...] Sans ces qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création en considération de la fin qu'elle propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. », Idée d'une histoire universelle, 1784, quatrième proposition in Opuscules sur l'histoire, Trad. Stéphane Piobetta, Garnier- Flammarion, 1990, pp. 74-75. 13) Un cas d’ethnocentrisme…

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14) « Le mot culture ou civilisation, pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes, et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans l’état social. Aussi n’est-il pas de meilleur moyen d’étudier les lois de la pensée et de l’activité humaine que de rechercher, autant qu’on peut le faire en s’appuyant sur des données générales, le degré de culture des divers groupes de l’humanité », Tylor, La civilisation primitive, p. 1. 15) Le progrès à travers l’histoire : vers l’état positif (correspondant au règne de la science).

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16) Qu’est-ce qui nous amène à parler de « progrès technique » ? Qu’est-ce que sous-entend cette idée ? A travers les documents suivants, le « progrès technique » se mesure par exemple à partir de l’augmentation de l’« efficacité » des armes inventées par les hommes...

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17) Texte de P. Clastres :

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18) L’opposition entre la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique », établie par E. Durkheim (fondateur de la sociologie), explique la division des tâches au travail : « Tandis que [la solidarité mécanique] implique que les individus se ressemblent, [la solidarité organique] suppose qu’ils diffèrent les uns des autres. La première n’est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective 5 ; la seconde n’est possible que si chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. […] d’une part, chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et d’autre part, l’activité de chacun est d’autant plus personnelle qu’elle est plus spécialisée » (De la division du travail social, PUF, pp. 100-101). La solidarité organique est due à la division (technique et sociale) du travail ; chacun joue son rôle au sein de l’« organisme social » en tant qu’il est différent des autres. 19) Textes critiquant l’ethnocentrisme : a) « Il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale. […]

L’attitude la plus ancienne […] consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. […]

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. […]

En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. », Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1ère partie, UNESCO, 1952. Questions de compréhension : ~ Cherchez le sens de « barbare », « sauvage », « monstruosité » et « répudier ». ~ Pourquoi certains termes apparaissent-ils entre guillemets ? ~ Pourquoi y a-t-il dans le texte des termes qui marquent une appréciation (ou un jugement de valeur) ? ~ Sur quelle opposition est bâti le texte ? ~ L’auteur fait-il référence à l’ethnocentrisme ? Comment ? ~ Y a-t-il une référence implicite à l’idée de nature humaine ? ~ Quelle attitude faudrait-il adopter par rapport aux différences entre les cultures ? ~ Dire « le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », est-ce accepter toutes les pratiques humaines, sans exception ?

↳ Version complète du texte précédent : « L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement - il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. [...]

Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu'on choisit de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […]

2 : Chaque individu est directement en relation avec le reste des individus en tant qu’il partage les mêmes croyances, accomplit les mêmes tâche (il est polyvalent), et se soumet aux mêmes traditions, donc ressemble très fortement aux autres. C’est la conception « holiste » de la société (« holos » = totalité) : la partie est en rapport avec un tout qui la domine..

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L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu'ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d'œufs de pou ». On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction. [...]

En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. » b) Cannibalisme versus prison : « Mais surtout nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d'une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion même de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. À les étudier du dehors, on serait tenté d'opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l'anthropophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser celles-ci et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre adoptent ce qu'on pourrait appeler l'anthropoémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans des établissements destinés à cet usage. À la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde ; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques. », Tristes Tropiques, 1955, Plon, 447-448. c) La dénonciation de l’ethnocentrisme selon Montaigne (in Essais, 1580-1595, livre Ier, chapitre XXXI) : « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n'avons d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. [...] Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n'ayant d'autres armes que des arcs ou des épées de bois, apointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C'est chose émerveillable que la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang ; car, de déroutes et d'effroi, ils ne savent ce que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants ; il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d'en être offensé, et donne au plus cher de ses amis l'autre bras à tenir de même ; et eux deux, en présence de toute l'assemblée, l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes ; c'est pour représenter une extrême vengeance. [...] Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais oui [je le suis] bien de quoi, jugeant à point de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé. »

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↳ Variante du texte qui précède :

20) Les différentes conceptions de l’histoire :

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II] Travail et technique :

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21) La dévalorisation de l’art dans les sociétés de travail : nous avons, dit Arendt, « presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance. Quoi que nous fassions nous sommes censés le faire pour « gagner notre vie » ; tel est le verdict de la société […] La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à strictement parler, est le dernier « ouvrier » dans une société de travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut de gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses […] reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements. […] il ne reste même plus l’œuvre de l’artiste : elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou le passe-temps dans la vie de l’individu. […] Au point de vue du gagne-pain toute activité qui n’est pas liée au travail devient un « passe-temps ». », H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, pp. 177-178. Autre version : « La société de masse […] ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainment) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s’ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent comme, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, n’est pas, à proprement parler, le temps de l’oisiveté – c'est-à-dire le temps où nous sommes libre de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et par là, livre pour le monde et sa culture, c’est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après que le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail […]. Avec les conditions de la vie moderne, ce hiatus s'accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réception passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en la dévorant. Les commodités qu'offre l'industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des objets culturels, dont l'excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes du monde, et on ne doit pas les juger d'après ces critères ; ce ne sont pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu'à épuisement, juste comme n'importe quel autre bien de consommation. […]

L'industrie du loisir est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer », Hannah Arendt, La crise de la culture, 1963 (tr. fr. Barbara Cassin). 22) Travail et repos selon l’ancien testament :

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23) L’essence du travail humain selon K. Marx : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, ils les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial di travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Le Capital, tome I, livre I, 3e section, chap. VII, Ed. sociales, pp. 139-140) 24) A. Kojève à propos du sens du travail dans la dialectique de la reconnaissance de soi chez Hegel : « Le maître force l’esclave à travailler. Et en travaillant, l’esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu l’esclave du maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la nature, l’esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la nature et qui faisait de lui l’esclave du maître. En libérant l’esclave de la nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’esclave : il se libère du maître. […] Le maître fait travailler l’esclave pour satisfaire par son travail ses propres désirs, qui sont en tant que tels des désirs naturels ou animaux (…). Mais pour satisfaire les désirs du maître, l’esclave a dû refouler ses propres instincts (préparer une nourriture qu’il ne mangera pas tout en désirant la manger, etc.), il a dû faire violence à sa nature, se nier, donc se supprimer en tant que donné, c’est-à-dire en tant qu’animal. Par conséquent, étant un acte auto-négateur, le travail est un acte auto-créateur : il réalise et manifeste la liberté, c’est-à-dire l’autonomie vis-à-vis du donné en général et vis-à-vis du donné qu’on est soi-même ; il crée et manifeste l’humanité du travailleur. », Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. 25) Plutôt le travail que la paresse… « L’homme est le seul animal qui soit voué au travail. Il lui faut d’abord beaucoup de préparations pour en venir à jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question de savoir si le ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà préparées, de telle sorte que nous n’aurions plus besoin de travailler ; cette question doit certainement être résolue négativement, car il faut à l’homme des occupations, même de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le paradis, ils n’eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’oisiveté eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes. Il faut que l’homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli du but qu’il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. », I. Kant, Réflexions sur l’éducation. 26) « Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. […] L’institution de l’esclavage dans l’Antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. », Hannah Arendt (1906-1975), La condition de l’homme moderne. 27) L’opposition entre la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique », établie par E. Durkheim (fondateur de la sociologie), explique la division des tâches au travail : « Tandis que [la solidarité mécanique] implique que les individus se ressemblent, [la solidarité organique] suppose qu’ils diffèrent les uns des autres. La première n’est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité

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collective 6 ; la seconde n’est possible que si chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. […] d’une part, chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et d’autre part, l’activité de chacun est d’autant plus personnelle qu’elle est plus spécialisée », De la division du travail social. La solidarité organique est due à la division (technique et sociale) du travail ; chacun joue son rôle au sein de l’« organisme social » en tant qu’il est différent des autres. 28) La technique : a) considérée par la tradition occidentale comme moyen de domination de la nature par l’homme : « Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que commençant à les éprouver en diverse difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maître et possesseur de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément le hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l’utilité soit si remarquable ; mais, sans que j’aie aucun dessein de la mépriser, je m’assure qu’il n’y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n’avoue que tout ce qu’on y sait n’est presque rien en comparaison de ce qui reste à y savoir ; et qu’on se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causses et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. », René Descartes (1596-1650), Discours de la méthode, VIème partie. b) considérée d’un autre point de vue. L’anthropologie contemporaine nous apprend en effet que les Indiens et les Chinois du Moyen-Age se formaient une conception de la nature qui leur interdisait de la dominer et de l’exploiter. ~ Sur la conception de l’énergie en Orient : « L’Orient a pour maxime « l’énergie doit être libre et circuler », en témoignent les « innombrables inventions chinoises du moulin à vent, le barrage « mou » de Xen-Du, de l’acupuncture, du cerf-volant, etc. L’Occident moderne cherche au contraire des matériaux dans lesquels l’énergie est emprisonnée. » (A. Gras, Grandeur et dépendance) Pensons ici aux centres de stockage, aux centrales électriques, aux barrages fixes… ~ Sur la conception de la nature chez les Indiens d’Amérique : « L’homme blanc retourne le sol, abat les arbres, détruit tout. L’arbre dit « arrête, je suis blessé. Mais il l’abat et le débite… les Indiens ne font jamais de mal… lorsque nous cherchons les racines nous faisons de petits trous, quand nous utilisons les pierres, nous les prenons petites et rondes pour y faire le feu. » » Ce sont pour des raisons similaires que les Chinois refusèrent la charrue à socle métallique qui maltraitait selon eux la terre. « Vouloir conquérir le monde et le manipuler c’est courir à l’échec », dit Lao Tseu (penseur taoïste). Ceci s’oppose en un sens à ce que disait Descartes. 29) La division technique du travail permet d’accroître la productivité : « Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles. Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même

7 : Chaque individu est directement en relation avec le reste des individus en tant qu’il partage les mêmes croyances, accomplit les mêmes tâche (il est polyvalent), et se soumet aux mêmes traditions, donc ressemble très fortement aux autres. C’est la conception « holiste » de la société (« holos » = totalité) : la partie est en rapport avec un tout qui la domine..

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cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour; or, chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations. […] L'accroissement de l'habileté dans l'ouvrier augmente la quantité d'ouvrage qu'il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quelque opération très simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très grande dextérité. Un forgeron ordinaire qui, bien qu'habitué à manier le marteau, n'a cependant jamais été habitué à faire des clous, s'il est obligé par hasard de s'essayer à en faire, viendra très difficilement à bout d'en faire deux ou trois cents dans sa journée; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire, mais qui n'en aura pas fait-son unique métier, aura peine, avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de huit cents ou d'un millier. Or, j'ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans, n'ayant jamais exercé d'autre métier que celui de faire des clous, qui, lorsqu'ils étaient en train, pouvaient fournir chacun plus de deux mille trois cents clous par jour. », Adam Smith (1723-1790), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, I, chap. I « De la division du travail ».

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30) La valorisation du travail et la naissance du capitalisme :

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31) Le travail comme moyen d’appropriation de la nature par l’homme (dans le droit anglais) : « Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient, et de ce fait il se l’approprie. Cet objet, soustrait par lui à l’état commun dans lequel la nature l’avait placé, se voit adjoindre par ce travail quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. Sans aucun doute ce travail appartient à l’ouvrier ; nul autre que l’ouvrier ne saurait avoir de droit sur ce à quoi le travail s’attache, dès lors que ce qui reste suffit aux autres, en quantité et en qualité. », John Locke, Second Traité du gouvernement civil, art. 27. 32) « En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. […] Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être

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pas Homo sapiens 7, mais Homo faber 8. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication. », L’évolution créatrice. 33) La main et l’outil : « Anaxagore prétend que c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c'est de dire qu'il a des mains parce qu'il est intelligent. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable d'utiliser le plus grand nombre d'outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas naturellement bien constitué, qu'il est le plus désavantagé des animaux, parce qu'il est sans chaussures, qu'il est nu et n'a pas d'armes pour combattre, sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d'en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire tout le reste, il leur est interdit de déposer l'armure qu'ils ont autour du corps et de changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d'en changer, et même d'avoir l'arme qu'il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s'écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est possible de s'en servir comme d'un organe unique, double ou multiple. », Aristote, Des parties des animaux. 34) La différence entre l’outil et la machine : a) « La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l’homme doit « s’adapter » à la machine où la machine s’adapter à la « nature » de l’homme. […] On ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus de l’œuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme de son corps à leur mouvement mécanique. […] Cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. », Hannah Arendt (1906-1975), La Condition de l’homme moderne. b) « L'outil juste répond à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme. », I. Illich, La convivialité. 35) Heidegger présente la technique comme un certain rapport de l’homme au réel faisant apparaître celui-ci sous l’angle de l’énergie que l’on peut en tirer, à l’opposé du rapport de l’artiste au réel. La technique « dévoile » (= fait exister) les choses en leur commandant de servir la volonté humaine. Les choses ne valent rien en elles-mêmes mais que pour ce que les hommes peuvent en faire, elles sont « commises à » remplir un objectif que l’homme leur a assigné : ceci constitue un danger évidemment ! a) « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une mise à disposition par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on pas en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. Une région, au contraire, est assignée sur commande à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de

8 : Etre humain intelligent. 9 : Etre humain fabriquant.

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soins. Le travail du paysan ne commande 9 pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture d’un autre genre, qui commande la nature. Il la commande au sens de la mise à disposition. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est commandé pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai, par exemple pour celle de l’uranium, celui-ci pour celle de l’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. […] La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle lui commande de livrer sa pression hydraulique, qui commande à leur tour aux turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commandés à des fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commandé. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, il l’est de par l’essence de la centrale. […] Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’un commandement au sens d’une mise à disposition. […] Ce qui est ainsi commandé a sa propre position. Cette position nous l’appelons le fonds disponible pour être exploité. Il ne caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est atteint par le dévoilement qui met à disposition. » (« La question de la technique » in Essais et conférences, pp. 20-21).

Pensons ici à ce qu’est devenue l’agriculture moderne (engrais chimiques, appauvrissement des sols, politique de défrichage), qui est à l’opposé de la culture de la terre chez les Grecs dont parle Heidegger. Sur ce point, l’auteur a même osé un rapprochement avec l’industrie de la mort propre aux camps d’extermination nazis : « Le travail des champs n’est désormais qu’une industrie agro-alimentaire motorisée, le même dévoilement du réel que la fabrication de cadavres dans des chambres à gaz et dans des camps d’extermination. » (Conférences de Brême, « Le Dispositif ».) b) Quelques citations : « L’essence de la technique menace le dévoilement, elle menace de la possibilité que tout dévoilement se limite à la mise à disposition et que tout se présente uniquement sur le mode du fond disponible. », Essais et conférences, « La question de la technique ». « L’homme suit son chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fond disponible. », Essais et conférences, « La question de la technique ». « A cette époque du monde marquée par la domination de la technique, l’homme est, du fait même de son déploiement, astreint à s’engager dans cette essence de la technique, dans la mise à disposition et à se soumettre à son commandement. L’homme est à sa manière pièce de ce fond disponible. Au sein de ce commandement du fond disponible, l’homme est interchangeable. Le penser comme pièce du fond disponible, c’est donc toujours présupposer qu’il puisse devenir, en sa fonction même, l’agent permanent de ce commandement, le fonctionnaire. […] Hommes et femmes doivent se soumettre à un emploi. Ils sont ainsi commandés, concernés par un poste qui dispose d’eux, c’est-à-dire qui les requiert. L’un dispose l’autre. Il le mobilise et en dispose. Il exige de lui qu’il l’informe et lui rende des comptes. Il le sollicite. », Conférences de Brême, « Le Dispositif ». 36) L’aliénation dans le travail salarié selon Marx. a) L’aliénation du produit de travail :

« L’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise au prix d’autant plus bas qu’il crée plus de marchandises. La dévalorisation du monde humain va de pair avec la mise en valeur du monde matériel. […]

10 : La traduction la plus juste en français serait « provoque », ce qui signifie au sens littéral que lui donne l’auteur : « appeler (de vocare en latin) quelque chose à remplir une fonction précise » (ce qui suggère aussi l’idée de violence) : « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite. ». C’est la raison humaine qui provoque (ou appelle) la nature à livrer ses forces, à se plier à ses projets. Elle l’« ar-raisonne », dit aussi Heidegger, ce qui signifie : 1°/ elle la réduit à des lois de la physique afin d’exploiter le potentiel de forces que contient la nature ; 2°/ elle la « moleste » ou la « secoue », ce qui suggère encore une fois une certaine violence.

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Ce fait n’exprime rien d’autre que ceci : l’objet que le travail produit, son produit, se dresse devant lui comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde de l’économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement. […] L’appropriation de l’objet se révèle à tel point être une aliénation que, plus l’ouvrier produit d’objets, moins il peut posséder et plus il tombe sous la domination de son propre produit, le capital.

Toutes ces conséquences découlent du fait que, par définition, l’ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu’à l’égard d’un objet étranger. S’il en est ainsi, il est évident que, plus l’ouvrier se dépense au travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il créée en face de lui devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. […] L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie son seulement que son travail devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome face à lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère. », Manuscrits de 1844. b) L’aliénation de l’activité de travail : quand il faut travailler pour vivre… ~ « En quoi consiste l’aliénation du travail ?

D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier ne se sent lui-même qu’en dehors du travail et dans le travail il se sent extérieur à lui-même. Il est à l’aise quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas à l’aise. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur à l’homme, dans lequel il se dépouille, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. […]

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) se sent agir librement seulement dans ses fonctions animales : manger, boire et procréer, ou encore, tout au plus, dans les choix de sa maison, de son habillement, etc. ; en revanche, il se sent animal dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. », Manuscrits de 1844. ~ « Le travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi le vend-il ? Pour vivre.

Mais le travail est aussi l’activité vitale propre au travailleur, l’expression personnelle de sa vie ; Et cette activité vitale, il la vend à un tiers pour s’assurer les moyens nécessaires à son existence. Si bien que son activité vitale n’est rien sinon l’unique moyen de subsistance. Il travaille pour vivre. Il ne compte point le travail en tant que tel comme faisant partie de sa vie ; c’est bien plutôt le sacrifice de cette vie. C’est une marchandise qu’il adjuge à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas le but de son activité. Ce qu’il produit pour lui-même, ce n’est pas la soie qu’il tisse, l’or qu’il extrait de la mine, le palais qu’il élève. Ce qu’il produit pour lui-même, c’est le salaire ; et la soie, l’or, le palais se réduisent pour lui à une certaine quantité de moyens de subsistance, tels qu’une veste de coton, de la menue monnaie et le sous-sol où il habite. Voilà un ouvrier qui, tout au long de ses douze heures, tisse, file, perce, tourne, bâtit, creuse, casse ou charrie des pierres. Ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou à la pelle ou au marteau à tailler la pierre, l’ouvrier les considère-t-il comme une expression de son existence, y voit-il l’essentiel de sa vie ? Non, bien au contraire. La vie commence pour lui quand cette activité prend fin, à table, au bistrot, au lit. Les douze heures de travail n’ont pas de sens pour lui en ce qu’il les passe à tisser, à filer, à tourner, mais en ce qu’il gagne de quoi aller à table, au bistrot, au lit. Si le vers à soie filait pour joindre les deux bouts en demeurant chenille, il serait le salarié parfait. », Travail salarié et capital. c) Aliénation de l’humanité et machinisme : ~ « En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d’employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d’autant plus souples qu’ils sont moins développés. Quand le capital

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s’empara de la machine, son cri fut du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer le labeur des hommes, se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge ni de sexe, sous le bâton du capital. […] C’est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d’exploitation. […] Jadis, l’ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants ; il devient marchand d’esclaves. […] Par l’annexion au personnel de travail combiné d’une masse prépondérante d’enfants et de femmes, la machine réussit enfin à briser la résistance que le travailleur mâle opposait encore dans la manufacture au despotisme du capital. », Le Capital, chap. 15 : « Machinisme et grande industrie ». ~ « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. », ibid. 36) « Les apologistes du travail. – Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! Epouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ « individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum ! », F. Nietzsche (1844-1900), Aurore, § 173. 37) « Il y a la merveilleuse phrase d’Aristote : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu’il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre ou à voter pour des options que d’autres leur présentent. », C. Castoriadis, Post-scriptum sur la montée de l’insignifiance. Faites le rapprochement entre le texte de Rousseau et le texte suivant : « Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des citoyens, et qu'ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l'Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? ils payent des troupes et restent chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés et restent chez eux. A force de paresse et d'argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre. C'est le tracas du commerce et des arts, c'est l'avide intérêt du gain, c'est la mollesse et l'amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de Finance est un mot d'esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un Etat vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l'argent. Loin de payer pour s'exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes. Mieux l'Etat est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur les privées dans l'esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement nul n'aime à faire un pas pour s'y rendre; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la volonté générale n'y dominera pas, et qu'enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'Etat : Que m'importe ? on doit compter que l'Etat est perdu. » 38) « L’on cherche à séparer de plus en plus l’organe de décision que serait le politique, et l’organe de préparation que serait le technicien. L’expert doit fournir les éléments d’appréciation en fonction desquels il y a une décision à prendre. A cette division des fonctions répond évidemment une différence dans la responsabilité : l’expert n’est pas responsable. On cherche surtout à maintenir l’indépendance du technicien […]. Lorsqu’il a terminé sa tâche, il indique aux politiques les diverses solutions possibles et leurs conséquences probables. Puis, il

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se retire. […] Lorsque l’expert a bien fait son travail, qu’il a mis en œuvre les voies et les moyens nécessaires, il ne reste plus souvent qu’une seule solution logique et admissible. Le politicien se trouvera, dès lors, obligé de choisir entre la solution du technicien, seule raisonnable, et d’autres qu’il peut toujours tenter à ses risques et périls, mais qui ne sont pas raisonnables. A ce moment là, il engage véritablement sa responsabilité, parce qu’il a de fortes chances d’échouer s’il adopte les solutions aberrantes. Dès lors, en fait, le politique n’a plus le choix, la décision découle d’elle-même des travaux techniques préparatoires. », Jacques Ellul (1912-1994), La Technique ou l’enjeu du siècle.

39) « La technique ne supportant aucun jugement éthique […] elle ne tolère pas d'être arrêtée pour une raison morale. Il va de soi qu'opposer des jugements de bien ou de mal à une opération jugée techniquement nécessaire est simplement absurde. Le technicien ne tient tout bonnement aucun compte de ce qui lui paraît relever de la plus haute fantaisie, et d'ailleurs nous savons à quel point la morale est relative. La découverte de la « morale de situation » est bien commode pour s'arranger de tout : comment au nom d'un bien variable, fugace, toujours à définir, viendrait-on interdire quelque chose au technicien, arrêter un progrès technique ? Ceci au moins est stable et assuré, évident. La technique se jugeant elle-même se trouve dorénavant libérée de ce qui a fait l'entrave principale à l'action de l'homme : les croyances (sacrées, spirituelles, religieuses) et la morale. La technique assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu'elle avait acquise en fait. Elle n'a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu'elle se situe en dehors du bien et du mal. On a prétendu longtemps qu'elle faisait partie des objets neutres, et par conséquent non soumis à la morale : c'est la situation que nous venons de décrire et le théoricien qui la situait ainsi ne faisait qu'entériner l'indépendance de fait de la technique et du technicien. Mais ce stade est déjà dépassé : la puissance et l'autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour un temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s'accorde avec lui. […] Sauvy, grand pourfendeur d’idées reçues, clôt son livre sur la croissance, précisément par ce lieu commun : de toute façon, on n’arrête pas la technique. Il reconnaît donc que nous n’en sommes pas maître, mais bien que nous ne pouvons pas nous refuser à ce « progrès ». Autrement dit, la technique devient une valeur morale : ce qui la soutient est un bien, ce qui l’entrave est un mal. Et l’on finit par considérer comme normales les monstruosités présentées par Rorvik et Toffler pour le futur (par exemple, le fait de placer à la naissance quelques électrodes dans le cerveau du nouveau né pour accélérer son éducation, accroître ses capacités d’assimilation, de plaisir, etc.) et celles déjà maintenant pratiquées aux Etats Unis depuis au moins 1949 », Jacques Ellul, Le système technicien, 1977, p. 161 et pp. 165-166.

« Il ne faut jamais dire : d'un côté la technique, d'un autre des abus ; mais presque toujours rendre compte qu'il y a d'un côté et de l'autre des techniques différentes, répondant à des nécessité diverses, mais inséparablement unies. Tout se tient dans le monde technique, comme dans celui des machines, où il faut distinguer l'opportunité du moyen isolé de l'opportunité du « complexe » mécanique. Et l'on sait que celui-ci doit l'emporter lorsque, par exemple, une machine trop coûteuse ou trop perfectionnée risque de mettre en défaut l'ensemble mécanique. La grande idée qui résout, paraît-il tous les problèmes techniques, conduit à dire : ce n'est pas la technique qui est mauvaise, c'est l'usage de que l'homme en fait. Changez l'usage, il n'y aura plus d'inconvénient de la technique. [...] Tout d'abord, elle repose manifestement sur une confusion que nous avons déjà dénoncée entre la machine et la technique. L'homme peut évidemment utiliser son auto à faire un voyage ou à écraser ses voisins. Mais à ce moment-là, ce n'est pas un usage, c'est un crime : la machine n'a pas été créée pour cela : le fait est négligeable. Je sais bien que ce n'est pas là ce qu'entendent les tenant de cette explication, mais l'homme oriente sa recherche dans le sens du bien et non dans le sens du mal, que la technique cherche à créer des remèdes, et non des gaz asphyxiants, de l'énergie et non la bombe atomique, des avions de commerce et non des avions de guerre, etc. Cela ramènerait bien à l'homme : c'est lui qui décide dans quel sens orienter les recherches. Il faut donc que l'homme devienne meilleur. Mais c'est justement une erreur. C'est méconnaître résolument la réalité technique : ceci supposerait d'abord que l'on oriente la technique dans tel sens pour des motifs moraux, par conséquent non techniques. Or c'est précisément l'un des caractères majeurs de la technique […] de ne pas supporter de jugement moral, d'en être résolument indépendante et d'éliminer de son domaine tout jugement moral. Elle n'obéit jamais à cette discrimination et tend au contraire à créer une morale technique tout à fait indépendante. […]

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En fait, il n'y a rigoureusement aucune différence entre la technique et son usage. Nous formulerons donc le principe suivant : l'homme est placé devant un choix exclusif, utiliser la technique comme elle doit l'être selon les règles techniques, ou ne pas l'utiliser du tout ; mais impossible d'utiliser autrement que selon les règles techniques », Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle, 1954. 40) « Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre », Hans Jonas (1903-1993), Le principe responsabilité, « Une éthique pour la civilisation technologique ». 41) « Nous voudrions montrer que l'objet technique peut être rattaché à l'homme de deux manières opposées : selon un statut de majorité ou selon un statut de minorité. Le statut de minorité est celui selon lequel l'objet technique est avant tout objet d'usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l'entourage au milieu duquel l'individu humain grandit et se forme. La rencontre entre l'objet technique et l'homme s'effectue dans ce cas essentiellement pendant l'enfance. Le savoir technique est implicite, non réfléchi, coutumier. Le statut de majorité correspond au contraire à une prise de conscience et à une opération réfléchie de l'adulte libre, qui a à sa disposition les moyens de la connaissance rationnelle élaborée par les sciences : la connaissance de l'apprenti s'oppose ainsi à celle de l'ingénieur. L'apprenti devenu artisan adulte et l'ingénieur inséré dans le réseau des relations sociales, conservent et font rayonner autour d'eux une vision de l'objet technique qui correspond, dans le premier cas, au statut de minorité et dans le second cas au statut de majorité ; ce sont là deux sources très différentes de représentations et de jugements relatifs à l'objet technique. Or, l'artisan et l'ingénieur ne vivent pas seulement pour eux-mêmes ; témoins et agents de la relation entre la société humaine dans son ensemble et le monde des objets techniques dans son ensemble, ils ont une valeur exemplaire : c'est par eux que l'objet technique s'incorpore à la culture », Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1969. 42) La sobriété plutôt que l’abondance : la fable du pêcheur mexicain. « Dans un petit village côtier mexicain, un Américain avise un pêcheur mexicain en train de faire la sieste et lui demande : « Pourquoi ne restez-vous pas en mer plus longtemps ? » Le Mexicain répond que sa pêche quotidienne suffit à subvenir aux besoins de sa famille. L’Américain demande alors : « Que faites-vous le reste du temps ? ~ Je fais la grasse matinée, je pêche un peu, je joue avec mes enfants, je fais la sieste avec ma femme, le soir je vais voir mes amis. Nous buvons du vin et jouons de la guitare. J’ai une vie bien remplie. » L’Américain l’interrompt : « Suivez mon conseil : commencez par pêcher plus longtemps. Avec les bénéfices, vous achèterez un gros bateau, vous ouvrirez votre propre usine. Vos quitterez votre village pour Mexico, puis New-York, d’où vous dirigerez toutes vos affaires. ~ Et après ? interroge le Mexicain. ~ Après, dit l’Américain, vous introduirez votre société en bourse, et gagnerez des millions. ~ Des millions ! Mais après ? réplique le pêcheur. ~ Après, vous pourrez prendre votre retraite, habiter un petit village côtier, faire la grasse mâtinée, jouer avec vos enfants, pêcher un peu, faire la sieste avec votre femme, passer vos soirées à boire et à jouer la guitare avec vos amis. », cité par F. Partant in « L’Occident, un modèle à suivre ? », L’Ecologiste, n° 6, 2001, p. 77. 43) Sur la paresse : a) Paul Lafargue, neveu de Karl Marx, revendiquait déjà à l’époque de la révolution industrielle, à la fin 19e siècle, le seul droit existentiel qui méritait selon lui un combat de chaque instant : la liberté de faire ou de ne pas faire.

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b) « Pour parler sérieusement, ce que je veux dire, c’est que le fait de croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur passe par une diminution méthodique du travail. […]

Supposons qu’à un moment donné, un certain nombre de gens travaillent à fabriquer des épingles. Ils fabriquent autant d’épingles qu’il en faut dans le monde entier, en travaillant, disons, huit heures par jours. Quelqu’un met au point une invention qui permet au même nombre de personnes de faire deux fois plus d’épingles qu’auparavant. Bien, mais le monde n’a pas besoin de deux fois plus d’épingles : les épingles sont déjà si bon marché qu’on en achètera guère davantage même si elles coûtent moins cher. Dans un monde raisonnable, tous ceux qui sont employés dans cette industrie se mettraient à travailler quatre heures par jour plutôt que huit, et tout irait comme avant. Mais dans le mode réel, on craindrait que cela ne démoralise les travailleurs. Les gens continuent donc à travailler huit heures par jour, il y a trop d’épingles, des employeurs font faillite, et la moitié des ouvriers perdent leur emploi. (…) Peut-on imaginer plus absurde ? […]

Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Dans un tel système social, il est indispensable que l’éducation soit poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est actuellement pour al plupart des gens, et qu’elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment. Je ne pense pas principalement aux choses dites « pour intellos ». Les danses paysannes, par exemple, ont disparu, sauf au fin fond des campagnes, mais les impulsions qui ont commandé à leur développement doivent toujours exister dans la nature humaine. Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc. Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active. […]

La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. », Bertrand Russell (1872-1970), Eloge de l’oisiveté. III] L’art : 44) L’art menacé par la production de masse : a)

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b) « [Schönberg] en 1930 écrivait : « La radio est un ennemi, un ennemi impitoyable qui irrésistiblement avance et contre qui toute résistance est sans espoir. » ; elle « nous gave de musique […] sans se demander si on a envie de l’écouter, si on a la possibilité de la percevoir », de sorte que la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi les bruits. » La radio fut le petit ruisseau par lequel tout commença. Vinrent ensuite d’autres moyens techniques pour

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recopier, multiplier, augmenter le son, et le ruisseau devint un immense fleuve. Si, jadis, on écoutait de la musique par amour de la musique, aujourd’hui elle hurle partout et toujours, « sans se demander si on a envie de l’écouter », elle hurle dans les haut-parleurs, dans les voitures, dans les restaurants, dans les ascenseurs, dans les rues, dans les salles d’attente, dans les salles de gymnastique, dans les oreilles bouchées des walkmen, musique réécrite, réinstrumentée, raccourcie, écartelée, des fragments de rock, de jazz, d’opéra, flot où tout s’entremêle sans qu’on sache qui est le compositeur (la musique devenue bruit est anonyme), sans qu’on distingue le début ou la fin (la musique devenue bruit ne connaît pas de forme) : l’eau sale de la musique où la musique se meurt. », Milan Kundera, L’ignorance (2003). c) « Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. Le grand utilisateur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l’individu et la vie de la société comme tout. La vie est indifférente à la choséité d’un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d’un ordre élevé ou inférieur. […] Les cathédrales furent bâties ad majorent gloriam10 Dei ; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté élaborée ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient pu être satisfaits tout aussi bien par quelque indescriptible bâtisse. Leur beauté transcende tout besoin, et les fait durer à travers les siècles. […] Toute chose, objet d’usage, produit de consommation, ou œuvre d’art, possède une forme à travers laquelle elle apparaît ; et c’est seulement dans la mesure où quelque chose a une forme qu’on la peut dire chose. Parmi les choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usage et œuvres d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d’art. », Hannah Arendt, La Crise de la culture (1968). 45) Hegel : « Grâce à cette idéalité, l'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui sans lui, nous échapperaient complètement. L'art remplit le même rôle par rapport au temps, et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l'état naturel, n'est que fugitif et passager; qu'il s'agisse d'un sourire instantané, d'une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l'homme, ainsi que d'accidents et d'événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l'art l'arrache à l'existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature. », Esthétique. 46) La conception platonicienne de l’art : a) La distinction entre beauté sensible et beauté intelligible : « [celui] qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct […] apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature […], une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre […], belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine […] toutes les autres choses qui sont belles participent de cette beauté d’une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l’accroît ni ne la diminue », Platon, Le Banquet (375 av. J.-C.). b) La beauté sensible comme manifestation singulière et imparfaite de la beauté intelligible : « Socrate. ~ Etranger, poursuivra-t-il, dis-moi donc ce que c’est que le beau. Hippias. ~ Celui qui fait cette question, Socrate, veut qu’on lui apprenne ce qui est beau ? S. ~ Ce n’est pas là ce qu’il demande, ce me semble, Hippias, mais ce que c’est que le beau. H. ~ Et quelle différence y a-t-il entre ces deux questions ? S. ~ Tu n’en vois pas ?

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: « Pour porter gloire à Dieu », « Pour rendre hommage à Dieu ».

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H. ~ Non, je n’en vois aucune. S. ~ […] Il te demande, non pas ce qui est beau, mais ce que c’est que le beau. H. ~ […] le beau, c’est une belle fille. […] S. ~ Admettons… Mais permets, Hippias, que je reprenne ce que tu viens de dire. Cet homme m’interrogera à peu près de cette manière : « Socrate, réponds-moi : toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, parce qu’il y a quelque chose de beau par soi-même ? » Et moi, je lui répondrai que, si une jeune fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses. », Hippias majeur (vers 420-340 av. J.-C.), 287 d-288 b. c) L’art mensonger : « L’imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c’est, semble-t-il, parce qu’elle ne touche qu’à une petite partie de chacun, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s’il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu’il aura donné à sa peinture l’apparence d’un charpentier véritable. » Platon, La République.

d) La fonction pédagogique de l’art : « Il faut faire tout son possible pour que les premières fables qu'il entend soient les plus belles et les plus propres à lui enseigner la vertu. » L'artiste présente à travers les dieux qu’il met en scène dans ses poèmes, ses peintures, ses fables ou autres des modèles de conduite pour les hommes, modèles qui seront ensuite imités avec d’autant plus de facilité qu’ils exercent un impact profond sur l’imagination humaine et qu’ils sont séduisants. L’art façonne les âmes comme la gymnastique façonne les corps. Or, le modèle à suivre n'appartient pas à l'artiste, il est fixé par le fondateur de la cité : « Adimante, nous ne sommes poètes ni toi ni moi, en ce moment, mais fondateurs de cité ; or, à des fondateurs, il appartient de connaître les modèles que doivent suivre les poètes dans leurs histoires et de défendre qu'on s'en écarte ». Il revient donc à l’Etat de décider des [passages d’]œuvres qui feront l’objet d’une censure afin d’assurer la formation des gardiens de la cité : « « Il nous faut d'abord, ce me semble, veiller sur les faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises » (République, II). 47) Rousseau, Lettre à M. D'Alembert sur son Article Genève : « Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu'a-t-on encore à exiger de lui ? N'est-il pas

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content de lui-même ? Ne s'applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s'est-il pas acquitté de tout ce qu'il doit à la Vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu'il fît de plus ? Qu'il la pratiquât lui-même ? Il n'a point de rôle à jouer : il n'est pas comédien. » « Voilà d'où naît la diversité des spectacles, selon les goûts divers des nations.[…] Un peuple galant veut de l'amour et de la poésie, un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule. Il faut, pour leur plaire, des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu'il en faudrait qui les modérassent. » « Le savoir, le courage, l'esprit ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! » « [Thyeste] n'est pas un homme courageux, ce n'est point un modèle de vertu ; c'est un homme faible et pourtant intéressant, par cela seul qu'il est homme et malheureux. Par cela seul, le sentiment qu'il excite est extrêmement tendre et touchant : car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au lieu que l'héroïsme nous accable encore plus qu'il ne nous touche, parce qu'après tout nous n'y avons que faire. Ne serait-il pas à désirer que nos sublimes auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation et nous attendrir quelquefois pour la simple humanité souffrante, de peur que, n'ayant de la pitié que pour des héros malheureux, nous n'en ayons jamais pour personne ? » (Contre la catharsis :) « La même cause qui donne, dans nos pièces tragiques et comiques, l'ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens sur les vieillards ; et c'est un autre renversement des rapports naturels qui n'est pas moins répréhensible. » « en favorisant tous nos penchants, il donne un nouvel ascendant à ceux qui nous dominent ; les continuelles émotions qu'on y ressent nous énervent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions ; et le stérile intérêt qu'on prend à la vertu ne sert qu'à contenter notre amour-propre, sans nous contraindre à la pratiquer. » « le théâtre purge les passions qu’on n’a pas et fomente celles qu’on a » (Lettre à d’Alembert sur les spectacles) 48) La « seconde nature » : a) « L'habitus, c'est d'abord le produit d'un apprentissage devenu inconscient qui se traduit ensuite par une aptitude apparemment naturelle à évoluer librement dans un milieu. Ainsi le musicien ne peut improviser librement au piano qu'après avoir longtemps fait ses gammes, acquis les règles de la composition et de l'harmonie. Ce n'est qu'après avoir intériorisé les codes et contraintes musicales (les « structures structurées ») que notre pianiste pourra alors composer, créer, inventer, transmettre sa musique (les « structures structurantes »). L'auteur, le compositeur, l'artiste vit alors sa création sur le mode de la liberté créatrice, de la pure inspiration, parce qu'il n'a plus conscience des codes et styles qu'il a profondément intériorisés. Il en va ainsi de la musique, comme du langage, de l'écriture et de la pensée, en général. On les croit libres et désincarnés, alors qu'ils sont le produit de contraintes et structures profondément ancrées en soi. Les habitus sont aussi des sources motrices de l'action et de la pensée ; ce que P. Bourdieu appelle des « principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations ». La théorie de l'habitus renvoie donc dos à dos deux modèles de l'action opposés. D'un côté, le déterminisme sommaire qui enfermerait nos actions dans le cadre de contraintes imposées ; de l'autre, la fiction d'un individu autonome, libre et rationnel. Chacun de nous est bien le produit de son milieu, prisonnier de routines d'action. Mais nos habitudes et routines fonctionnent comme des programmes, possèdent des capacités créatrices et stratégiques dans un milieu donné. », Sciences humaines, numéro spécial 2002. b) « J’ai vu Picasso dessiner sur plusieurs feuilles de papier des esquisses de l’ « Homme au mouton » ; ces feuilles, trop petites pour le dessin tout entier, comportaient les unes, le dessin du buste, les autres le dessin des jambes. Et quand il eut terminé, j’ai pu prendre n’importe quelle esquisse de jambes, elle s’adaptait exactement trait pour trait à n’importe quelle esquisse de buste. L’auteur n’y avait pas pensé. », Paul Eluard (1952). 49) Art et technique selon Alain : a) « Puisqu'il est évident que l'inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc toujours à l'artiste, à l'origine des arts, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d'abord sa perception, comme l'emplacement et les pierres pour l'architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l'orateur, une idée pour l'écrivain, pour tous des coutumes acceptées d'abord. Par quoi se trouve définit l'artiste, tout à fait autrement que d'après la fantaisie 11. Car tout artiste est percevant et actif,

9 : Imagination.

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artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l'objet qu'à ses propres passions 12 [...]. Ainsi la méditation de l'artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu'il a fait comme source et règle de ce qu'il va faire. Bref, la loi suprême de l'invention humaine est que l'on invente qu'en travaillant. Artisan d'abord. », Alain, Système des Beaux-Arts, Gallimard, 1953. b) « Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est l'industrie 13. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature 14 et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (...) Ainsi la règle du beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre. », Alain, Système des Beaux-Arts, Gallimard, 1953. 50) L’esthétique kantienne. a) Invention technique / création artistique : « On peut fort bien apprendre tout ce qu'a exposé Newton dans son œuvre immortelle (les Principes de la Philosophie de la Nature) si puissant qu'ait dû être le cerveau nécessaire à de telles découvertes; mais on ne peut apprendre à composer des poèmes avec esprit, si détaillés que soient tous les précis d'art poétique, et si excellents qu'en soient les modèles. Newton pouvait non seulement pour lui, mais pour tout autre, décrire clairement, et déterminer pour ses successeurs, les démarches qu'il eut à faire depuis les premiers éléments de la géométrie, jusqu'à ses grandes et profondes découvertes ; mais aucun Homère, aucun Wieland ne pourrait montrer comment ses idées riches en poésie et pourtant lourdes de pensées surgissent et s'assemblent dans son cerveau, car lui-même ne le sait pas et il ne peut donc l'enseigner à un autre. En matière de science par conséquent il n'y a entre le plus grand inventeur et l'imitateur, l'apprenti le plus laborieux, qu'une différence de degrés, mais il y a une différence spécifique entre lui et celui que la nature a doué pour les beaux arts », Kant, Critique de la faculté de juger, § 47. b) Le génie artistique : « On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s'agit pas d'une aptitude à ce qui peut être appris d'après une règle quelconque ; il s'ensuit que l'originalité doit être sa première propriété ; 2° que l'absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c'est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l'imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu'il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne la règle ; c'est pourquoi le créateur d'un produit qu'il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent et il n'est pas en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres des préceptes, qui les mettaient à même de réaliser des produits semblables. (…) 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l'art ; et que cela n'est le cas que s'il s'agit des Beaux-arts. », § 46, Critique de la faculté de juger. c) La distinction entre plaisir esthétique (beau) et plaisir sensible (agréable) : « En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C'est pourquoi, s'il dit : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu'un autre le reprenne et lui rappelle qu'il doit plutôt dire : « cela est agréable pour moi » ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l'oreille de chacun. La

12 : Sentiments, états d’esprit. 13 : Industrie est à prendre dans un sens général : toute production en série même limitée. 14 : Un don spontané ou qui semble tel à l’artiste lui-même.

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couleur violette sera douce et aimable pour l'un, morte et sans vie pour l'autre. L'un aimera le son des instruments à vent, l'autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d'en disputer pour récuser comme inexact le jugement d'autrui qui diffère du nôtre, tout comme s'il s'opposait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l'agréable, c'est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).

Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu'un qui se pique d'avoir du goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet (l'édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n'y a pas lieu de l'appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l'attrait et de l'agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s'il affirme que quelque chose est beau, c'est qu'il attend des autres qu'ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c'était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : cette chose est belle ; et ce, en comptant sur l'adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu'il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien ; mais bien plutôt, il exige d'eux cette adhésion. S’ils jugent autrement, il les en blâme et leur dénie ce goût dont, par ailleurs, il affirme qu’ils doivent l’avoir ; et dans cette mesure, on ne pas dire : A chacun son goût. Cela reviendrait à dire le goût n'existe pas, c'est à dire le jugement esthétique qui pourrait en droit prétendre à l'assentiment de tous n'existe pas. », Critique de la faculté de juger, « Analytique du Beau », § 7 (1790). 51) Art, perception et conscience chez Bergson : a) « Entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. […] Qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. […] L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience », H. Bergson, Le rire, chap. III. En complément : « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’ de personnel, d’originellement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. », Le rire. b) « Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. », « Conférence de

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Madrid sur l’âme humaine » (2 mai 1916) in Mélanges. c) « Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, - pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses. », H. Bergson, La pensée et le mouvant. 52) « L'art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l'éducation n'est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. De plus, l'art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tout les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l'âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif. Après cette tâche de l'art, dont la grandeur va jusqu'à l'énormité, l'art que l'on appelle véritable, l'art des œuvres d'art, n'est qu'accessoire. L'homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher, à s'alléger de cet excédent par l'œuvre d'art ; dans certaines circonstances, c'est tout un peuple qui agira ainsi. Mais on a l'habitude, aujourd'hui, de commencer l'art par la fin ; on se suspend à sa queue, avec l'idée que l'art des œuvres d'art est le principal et que c'est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l'autre, quoi d'étonnant su nous nous gâtons l'estomac et même l'appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l'art nous convie. », Nietzsche, Humain, trop humain, Mercure de France, p. 109. IV] La religion : 53) La distinction entre secte et religion :

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54) L’approche positiviste de la religion : « Dans leur premier essor, nécessairement théologique, toutes nos spéculations manifestent spontanément une prédilection caractéristique pour les questions les plus insolubles, sur les sujets les plus radicalement inaccessibles à toute investigation décisive. Par un contraste qui, de nos jours, doit d'abord paraître inexplicable, mais qui, au fond, est alors en pleine harmonie avec la vraie situation initiale de notre intelligence, en un temps où l'esprit humain est encore au-dessous des plus simples problèmes scientifiques, il recherche avidement, et d'une manière presque exclusive, l'origine de toutes choses, les causes essentielles, soit premières, soit finales, des divers phénomènes qui le frappent, et leur mode fondamental de production, en un mot les connaissances absolues. Ce besoin primitif se trouve naturellement satisfait, autant qu'il puisse jamais l'être, par notre tendance à transporter partout le type humain, en assimilant tous les phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes, et qui, à ce titre, commencent par nous sembler assez connus, d'après l'intuition immédiate qui les accompagne. Pour bien comprendre l'esprit, purement théologique, résulté du développement, de plus en plus systématique, de cet état primordial, il ne faut pas se borner à le considérer dans sa dernière phase, qui s'achève, sous nos yeux, chez les populations les plus avancées, mais qui n'est point, à beaucoup prés, la plus caractéristique : il devient indispensable de jeter un coup d’œil sur l'ensemble de sa marche naturelle, afin d'apprécier son identité fondamentale sous les trois formes principales qui lui sont successivement propres.

La plus immédiate et la plus prononcée constitue le fétichisme proprement dit, consistant surtout à attribuer à tous les corps extérieurs une vie essentiellement analogue à la nôtre, mais presque toujours plus énergique, d'après leur action ordinairement plus puissante. L'adoration des astres caractérise le degré le plus élevé de cette première phase théologique, qui, au début, diffère à peine de l'état mental où s'arrêtent les animaux supérieurs. Quoique cette première forme de la philosophie théologique se retrouve avec évidence dans l'histoire intellectuelle de toutes nos sociétés, elle ne domine plus directement aujourd'hui que chez la moins nombreuse des trois grandes races qui composent notre espèce.

Sous sa seconde phase essentielle, constituant le vrai Polythéisme, trop souvent confondu par les modernes avec l'état précédent, l'esprit théologique représente nettement la libre prépondérance spéculative de l'imagination, tandis que jusqu'alors l'instinct et le sentiment avaient surtout prévalu dans les théories humaines. La philosophie initiale y subit la plus profonde transformation que puisse comporter l'ensemble de sa destinée réelle, en ce que la vie y est enfin retirée aux objets matériels, pour être mystérieusement transportée à divers êtres fictifs, habituellement invisibles, dont l'active intervention continue devient désormais la source directe de tous les phénomènes humains. C'est pendant cette phase caractéristique, mal appréciée aujourd'hui, qu'il faut principalement étudier l'esprit théologique, qui s'y développe avec une plénitude et une homogénéité ultérieurement impossibles : ce temps est, à tous égards, celui de son plus grand ascendant, à la fois mental et social. La majorité de notre espèce n'est point encore sortie d'un tel état qui persiste aujourd'hui chez la plus nombreuse des trois races humaines, outre l'élite de la race noire et la partie la moins avancée de la race blanche.

Dans la troisième phase théologique, le monothéisme proprement dit commence l'inévitable déclin de la philosophie initiale, qui, tout en conservant longtemps une grande influence sociale, toutefois plus apparente encore que réelle, suit dès lors un rapide décroissement intellectuel, par une suite spontanée de cette simplification caractéristique, où la raison vient restreindre de plus en plus la domination antérieure de l'imagination en laissant graduellement développer le sentiment universel, jusqu'alors presque insignifiant, de l'assujettissement nécessaire de tous les phénomènes naturels à des lois invariables. Sous des formes très diverses, et même radicalement inconciliables, cet extrême mode du régime préliminaire persiste encore avec une énergie fort inégale, chez l'immense majorité de la race blanche; mais, quoiqu'il soit ainsi d'une observation plus facile, ces mêmes préoccupations personnelles apportent aujourd'hui un trop fréquent obstacle à sa judicieuse appréciation, faute d'une comparaison assez rationnelle et assez impartiale avec les deux modes précédents. », Comte, Discours sur l’esprit positif. 55) La critique de la religion naturelle par Hume : a) La défense de la religion naturelle : le raisonnement par analogie :

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b) Critique du raisonnement par analogie :

c) Critique d’une explication tautologique (expliquer le même par le même) :

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56) L’amour universel selon Saint Paul : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne suis qu’un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance ; quand j’aurais toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert à rien. », Saint Paul, Première Epître aux Corinthiens, La Sainte Bible qui comprend l’ancien et le Nouveau Testament, chap. XIII, versets 1 et ss.

L’amour au sens religieux est donc bonté et générosité envers son prochain : agape en grec, qui se distingue de l’eros renvoyant à l’amour au sens plutôt charnel. L’amour est don de soi au service de l’autre, sans attente de retour : gratuit et désintéressé, et en cela perfection, qui ne se réalise d'ailleurs pleinement qu’en Dieu (« Dieu est amour »). Ceci permet au passage de rappeler que le fanatisme religieux qui condamne l'autre au nom de la loi divine ou des dogmes religieux se fonde sur une mésinterprétation du message divin.

Certains penseurs rebaptiseront cet amour « amour de bienveillance » pour l’opposer à l’« amour d’union » ou « de complaisance », qui est quant à lui toujours intéressé et ne s’attache pas à l’autre comme fin mais comme moyen pour satisfaire un désir. Chez Kant, l’équivalent de l’amour de bienveillance se nomme « volonté bonne » : c’est elle qui commande d’agir en vue du bien de l’homme en général (c’est-à-dire avec l’intention d’obéir à la loi morale protégeant les droits de la personne humaine) et non de son bien propre (c’est-à-dire en tenant compte seulement des résultats de son action). 57) Spinoza la critique du finalisme : « Les partisans de cette doctrine [le finalisme], qui ont voulu faire étalage de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine, apporté un nouveau mode d'argumentation : la réduction, non à l'impossible, mais à l'ignorance - ce qui montre qu'il n'y avait aucun autre moyen d'argumenter en faveur de cette doctrine. Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un et l'a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l'homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n'est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c'est arrivé parce que le vent soufflait et que l'homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l'homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s'est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s'agiter, et que l'homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l'homme a-t-il été invité à ce moment-là ? Et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu'à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance. De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s'étonnent, et ignorant les causes de tant d'art, ils concluent que cette structure n'est pas due à un art mécanique, mais à un art divin ou surnaturel, et qu'elle est formée de façon que nulle partie ne nuise à l'autre. Et ainsi arrive-t-il que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s'applique à comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de s'en étonner comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux.

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Car ils savent que l'ignorance une fois détruite, s'évanouit cet étonnement, leur unique moyen d'argumenter et de conserver leur autorité. », Appendice de la première partie de l’Ethique. 58) Interpréter les contradictions présentes dans les Ecritures… Comment comprendre qu’Adam et Eve puissent vouloir faire le mal alors qu’ils n’en connaissent pas la signification ? Si c’est le goût de la transgression qui les pousse à enfreindre l’interdit divin, alors sont-ils vraiment responsables ? Comment d’abord peut-il y avoir la notion même d’interdit pour des êtres qui vivent dans l’état d’innocence ? La réponse à ces paradoxes ne peut venir de la logique. C’est pourquoi Kierkegaard esquisse le concept d’angoisse pour donner sens au récit de la Genèse sans faire appel à la raison, car les Ecritures ne se laissent pas expliquer rationnellement… L’interprétation, contrairement à l’explication, est ouverte sur l’irrationnel et le mystère… a) « A ce moment encore l'homme est dans l'innocence, mais il suffit d'un mot, pour que l'ignorance déjà soit concentrée. Mot incompréhensible naturellement pour l'innocence, mais l'angoisse a comme reçu sa première proie, au lieu de néant elle a eu un mot énigmatique. Ainsi quand, dans la Genèse, Dieu dit a Adam : « Mais tu ne mangeras pas des fruits de l'arbre du bien et du mal », il est clair qu'au fond Adam ne comprenait pas ce mot ; car comment comprendrait-il la différence du bien et du mal, puisque la distinction ne se fit qu'avec la jouissance ? » Si l'on admet que la défense éveille le désir, on a alors, au lieu d'ignorance, un savoir, car il faut en ce cas qu'Adam ait eu une connaissance de la liberté, son désir étant de s'en servir. C'est là une explication après coup. La défense inquiète Adam, parce qu'elle éveille en lui la possibilité de la liberté. Ce qui s'offrait à l'innocence comme le néant de l'angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant : l'angoissante possibilité de pouvoir. Quant a ce qu'il peut, il n'en a nulle idée ; autrement en effet ce serait – ce qui arrive d'ordinaire – présupposer la suite, c'est-à-dire la différence du bien et du mal. Il n'y a dans Adam que la possibilité de pouvoir, comme une forme supérieure d'ignorance, comme une expression supérieure d'angoisse, parce qu'ainsi à ce degré plus élevé elle est et n'est pas, il l'aime et il la fuit. Après les termes de la défense suivent ceux du jugement : « tu mourras certainement ». Ce que veut dire mourir, Adam naturellement ne le comprend point, tandis que rien n'empêche, si l'on admet que ces paroles s'adressaient à lui, qu'il se soit fait une idée de leur horreur. Même l'animal peut à cet égard comprendre l'expression mimique et le mouvement d'une voix qui lui parle, sans comprendre le mot. Si de la défense on fait naitre le désir, il faut aussi que les mots du châtiment fassent naitre une idée de terreur. Mais voila qui égare. L'épouvante ici ne peut venir que de l'angoisse ; car ce qui a été prononcé, Adam ne l'a pas compris, et ici encore nous n'avons donc que l'équivoque de l'angoisse. La possibilité infinie de pouvoir, qu'éveillait la défense a grandi du fait que cette possibilité en évoque une autre comme sa conséquence. », Le concept de l’angoisse. b)

59) Trois formes de croyance :

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60) Avoir la foi, c’est mettre sa croyance là où la raison ne peut aller et n’est plus opérante. Selon Pascal (Pensées fr.100 / 282), la foi offre un autre mode d’accès à la vérité que la raison et n’a pas besoin d’être prouvée ni justifiée par celle-ci :

61) La démonstration de l’existence de Dieu par Descartes : « l’argument ontologique ». « Car, ayant accoutumé dans toutes les autres choses de faire distinction entre l'existence et l'essence, je me persuade aisément que l'existence peut être séparée de l'essence de Dieu, et qu'ainsi on peut concevoir Dieu comme n'étant pas actuellement. Mais néanmoins, lorsque j'y pense avec plus d'attention, je trouve manifestement que l'existence ne peut non plus être séparée de l'essence de Dieu, que de l'essence d'un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée ; en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque l'existence (c'est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n'ait point de vallée.

Mais encore qu'en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu'une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il ne s'ensuit pas qu'il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je conçoive Dieu avec l'existence, il semble qu'il ne s'ensuit pas pour cela qu'il y en ait aucun qui existe : car ma pensée n'impose aucune nécessité aux choses ; et comme il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailé, encore qu'il n'y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l'existence à Dieu, encore qu'il n'y eût aucun Dieu qui existât. Tant s'en faut, c'est ici

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qu'il y a un sophisme caché sous l'apparence de cette objection: car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans vallée, il ne s'ensuit pas qu'il y ait au monde aucune montagne, ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l'une d'avec l'autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s'ensuit que l'existence est inséparable de lui, et partant qu'il existe véritablement: non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu'elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l'existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n'est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c'est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il m'est libre d'imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes », Méditations Métaphysiques, V. 62) Kant : a) la critique de l’argument ontologique : « Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quoi que ce soit qui puisse s'ajouter au concept d'une chose. Il est uniquement la position d'une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un jugement. La proposition : Dieu est omnipotent contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu est omnipotence ; le petit mot : est n'est pas encore un prédicat de plus, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Or si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats ensemble (auxquels l'omnipotence appartient également) et que je dise : Dieu est, ou : il est un Dieu, je ne pose aucun prédicat nouveau du concept de Dieu, mais seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats et, il est vrai, l'objet se rapportant à mon concept. Tous deux doivent contenir la même chose et, par conséquent, au concept qui n'exprime que la possibilité, rien, du fait que je pense l'objet comme absolument donné (par l'expression : il est), ne peut s'ajouter. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas la moindre chose de plus que cent thalers possibles. En effet, comme ceux-ci expriment le concept, mais ceux-là l'objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n'exprimerait plus l'objet tout entier et, par conséquent aussi, il n'en serait plus le concept conforme. Mais, pour mon état de fortune, cela fera plus avec cent thalers réels qu'avec leur simple concept (c'est-à-dire leur simple possibilité). Car l'objet, dans la réalité, n'est pas seulement contenu analytiquement dans mon concept, mais il s'y ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que par cet être en dehors de mon concept, ces cent thalers pensés en soient eux-mêmes le moins du monde augmentés. Quand donc je pense une chose, quels et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je veux la penser (même en la déterminant complètement), par cela seul que j'ajoute que cette chose existe, je n'ajoute rien à cette chose. Car autrement ce ne serait plus la même chose qui existerait mais quelque chose de plus que ce que j'ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c'est exactement l'objet de mon concept qui existe. », Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », chapitre III, quatrième section. b) l’existence de Dieu comme supposition morale nécessaire (= « postulat de la raison pratique ») : « La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins. Grâce à cette définition, on évite mainte interprétation erronée du concept de religion en général. Premièrement, elle n'exige pas en ce qui concerne la connaissance et la confession théoriques, une science assertorique [même pas celle de l'existence de Dieu] ; car, étant donné notre déficience pour ce qui est de la connaissance d'objets suprasensibles, cette confession pourrait bien être une imposture ; elle présuppose seulement du point de vue spéculatif, au sujet de la cause suprême des choses, une admission problématique [une hypothèse], mais par rapport à l'objet en vue duquel notre raison, commandant moralement, nous invite à agir, une foi pratique, promettant un effet quant au but final de cette raison, par suite, une foi assertorique libre laquelle n'a besoin que de l'idée de Dieu où doit inévitablement aboutir tout effort moral sérieux [et, par suite, plein de foi] en vue du bien, sans prétendre pouvoir en garantir par une connaissance théorique, la réalité objective. Pour ce qui peut être imposé à chacun comme devoir, il faut que le minimum de connaissance [possibilité de l'existence de Dieu] suffise subjectivement. Deuxièmement, on prévient, grâce à cette définition d'une religion en général la représentation erronée, qu'elle constitue un ensemble de devoirs particuliers, se rapportant à Dieu directement, et on évite ainsi d'admettre [ce à quoi les hommes sont d'ailleurs très disposés] outre les devoirs humains, moraux et civiques [des hommes envers les hommes] des services de cour, en cherchant peut-être même par la suite à compenser par ces derniers, la carence des premiers. Dans une religion universelle, il n'y a pas de devoirs spéciaux à l'égard de Dieu,

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car Dieu ne peut rien recevoir de nous ~ nous ne pouvons agir ni sur lui, ni pour lui », Kant, La religion dans les limites de la simple raison. 63) La religion comme instrument d’unification social selon Durkheim : « Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symbolismes particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Egypte soit la promulgation du Décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ? », Les formes élémentaires de la vie religieuse. 64) Les critiques de la religion : a) Marx : « Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, […] sa raison générale de consolation et de justification. […] La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. La religion est l’opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre état, c’est exiger qu’il soit renoncé à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole », Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.

b) Nietzsche : ~ l’auteur imagine ici un fou, débarquant sur la place publique en plein midi, une lanterne à la main, qui annoncerait la mort de Dieu au reste des hommes : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! […] Où est passé Dieu ? lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué, ~ vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? […] Ne nous abîmons-nous pas dans une chute permanente ? […] Ne s’est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? […] Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? » (Gai savoir, § 125)

~ « XV Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion ne touche à un point quelconque de la réalité. Rien

que des causes imaginaires (« Dieu », « l’âme », « moi », « esprit », « libre arbitre » — ou même l’arbitre qui n’est « pas libre ») ; rien que des effets imaginaires (« le péché », « le salut », « la grâce », « l’expiation », « le pardon des péchés »). Une relation imaginaire entre les êtres (« Dieu », « les Esprits », « l’âme ») ; une imaginaire science naturelle (anthropocentrique ; un manque absolu du concept des causes naturelles); une psychologie imaginaire (rien que des malentendus, des interprétations de sentiments généraux agréables ou désagréables, tel que les états du grand sympathique, à l’aide du langage des signes d’idiosyncrasies religieuses et morales, — (« le repentir », « la voix de la conscience », « la tentation du diable », « la présence de Dieu ») ; une téléologie imaginaire (« le règne de Dieu », « le jugement dernier », « la vie éternelle »). — Ce monde de fictions pures se distingue très à son désavantage du monde des rêves, puisque celui-ci reflète la réalité, tandis que l’autre la fausse, la déprécie et la nie. Après que le concept « nature » fut inventé en tant qu’opposition au concept « Dieu », « naturel » devint équivalent à « méprisable », — tout ce monde de fictions a sa racine dans la haine contre le naturel (— la réalité ! —). Elle est l’expression du profond déplaisir que cause la réalité… Mais ceci explique tout. Qui donc a seul des

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raisons pour sortir de la réalité par un mensonge ? Celui qu’elle fait souffrir. Mais souffrir, dans ce cas là, signifie être soi-même une réalité manquée… La prépondérance du sentiment de peine sur le sentiment de plaisir est la cause de cette religion, de cette morale fictive : un tel excès donne la formule pour la décadence…

XVI

Une critique de la conception chrétienne de Dieu nécessite une même conclusion. Un peuple qui croit encore à lui-même a aussi son propre Dieu. Il vénère en lui les conditions qui le rendent victorieux, ses vertus, il projette la sensation de plaisir qu’il se cause à lui-même, le sentiment de puissance dans un être qu’il peut en remercier. Qui est riche, veut donner : un peuple fier a besoin d’un Dieu, à qui sacrifier… La religion, dans ces conditions, est une forme de la reconnaissance. On est reconnaissant envers soi-même : voilà pourquoi il faut un Dieu. Un tel Dieu doit pouvoir servir et nuire, doit être ami et ennemi, on l’admire en bien comme en mal. La castration contre nature d’un Dieu, pour en faire un Dieu du bien seulement, se trouverait en dehors de tout ce que l’on a besoin de souhaiter. On a besoin du Dieu méchant autant que du Dieu bon. On ne doit pas précisément sa propre existence à la tolérance, à la philanthropie… Qu’importerait un Dieu qui ne connaîtrait ni la colère, ni la vengeance, ni l’envie, ni la moquerie, ni la ruse, ni la violence, qui ignorerait peut-être même les radieuses ardeurs de la victoire et de l’anéantissement ? On ne comprendrait pas un Dieu pareil, pourquoi l’aurait-on ? Sans doute, quand un peuple périt, quand il sent disparaître définitivement sa foi en l’avenir, son espoir en la liberté, quand la soumission lui paraît être de première nécessité, quand les vertus des assujettis entrent dans sa conscience, comme une condition de la conservation, alors il faut aussi que son Dieu se transforme. Il devient maintenant cagot, craintif, humble, il conseille « la paix de l’âme », l’absence de la haine, les égards, l’ « amour », même de l’ami et de l’ennemi. Il ne fait que moraliser, il rampe dans la tanière de toutes les morales privées, devient le Dieu de tout le monde, de la vie privée, devient cosmopolite… Autrefois il représentait un peuple, la force d’un peuple, tout ce qui est agressif et altéré de puissance dans l’âme d’un peuple ; maintenant il est seulement encore le Dieu bon… En effet, il n’y a pas d’autre alternative pour les Dieux : ou bien ils sont la volonté de puissance — alors ils seront les Dieux d’un peuple, — ou bien ils sont l’impuissance de la puissance et alors ils deviendront nécessairement bons…

XVII

Partout où, d’une façon quelconque, la volonté de puissance diminue, il y a chaque fois aussi un retour physiologique, une décadence. La divinité de la décadence circonscrite dans ses vertus et ses instincts virils devient nécessairement le Dieu de ceux qui sont dans un état de régression physiologique, le Dieu des faibles. Eux-mêmes ne s’appellent pas les faibles, ils s’appellent les « bons ». On comprend, sans qu’il y ait besoin d’une indication, dans quel moment de l’histoire, la fiction dualistique d’un bon et d’un mauvais Dieu devient possible. Avec le même instinct dont se servent les assujettis pour abaisser leur Dieu vers « le bien en soi », ils enlèvent ses bonnes qualités au Dieu de leurs vainqueurs ; ils se vengent de leurs maîtres en diabolisant leur Dieu. Le bon Dieu, tout autant que le diable : Tous deux sont des produits de la décadence. Comment peut-on encore se soumettre, de nos jours, à la simplesse des théologiens chrétiens pour décréter, avec eux, que le développement de la conception de Dieu depuis le « Dieu d’Israël », le Dieu d’un peuple, jusqu’au Dieu chrétien, l’ensemble de toutes les bontés, puisse être un progrès ? Mais Renan même le fait. Comme si Renan avait un droit à la simplesse ! Le contraire saute aux yeux. Si l’on élimine de la conception de Dieu, les conditions de la vie ascendante, tout ce qui est fort, brave, superbe, fier, si cette conception choit pas à pas pour devenir le symbole d’un bâton de lassitude, d’une ancre de salut pour tous ceux qui se noient, si l’on en fait le Dieu des pauvres gens, des pêcheurs, des malades par excellence et si l’attribut de « Sauveur », « Rédempteur » reste en quelque sorte et d’une manière générale le seul attribut divin : de quoi témoigne donc une pareille transformation ? une telle réduction du divin ? — Sans doute : le « règne de Dieu » en est grandi. Autrefois Dieu n’avait que son peuple, son peuple « élu ». Dans l’intervalle, il s’en alla à l’étranger, tout comme son peuple, il se mit en voyage, sans jamais plus se tenir tranquille : jusqu’à ce que partout il fût chez lui, le grand cosmopolite, — jusqu’à ce qu’il eût de son côté « le grand nombre » et la moitié du monde. Mais le Dieu du « grand nombre », le démocrate parmi les dieux, ne devint quand même pas de fier Dieu de païen : il resta juif, il resta le Dieu des carrefours clandestins, le Dieu des recoins et des lieux obscurs, de tous les quartiers malsains du monde entier. Son royaume universel est, avant comme après, un royaume souterrain, un hôpital, un royaume de ghetto… Et lui-même si pâle, si faible, si décadent… Même les plus blêmes parmi les pâles se rendirent maître de lui, messieurs les métaphysiciens, ces albinos de la pensée. Tant ils filèrent leur toile autour de lui, qu’hypnotisé par leurs mouvements, il devint araignée lui-même, lui-même métaphysicien. Maintenant, il dévida de nouveau le monde hors de lui-même — sub specie Spinozae — il se

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transfigura en une chose toujours plus mince, toujours plus pâle, il devint « idéal », « esprit pur », « absolutum », « chose en soi »… La ruine d’un Dieu : Dieu devint « chose en soi »…

XVIII

La conception chrétienne de Dieu — Dieu, le Dieu des malades, Dieu, l’araignée, Dieu, l’esprit — est une des conceptions divines les plus corrompues que l’on ait jamais atteintes sur terre ; elle est peut-être même à l’étiage de l’évolution descendante du type divin : Dieu dégénéré en contradiction de la vie, au lieu d’être sa glorification et son éternel oui ! Déclarer la guerre, en Dieu, à la vie, à la nature, à la volonté de vivre ! Dieu, la formule pour toutes les calomnies de l’« en-deçà », pour tous les mensonges de l’« au-delà » ! Le néant divinisé en Dieu, la volonté du néant sanctifiée !… », Antéchrist, § 15-18. c) Freud : ~ « Dieu juste et tout-puissant et la Nature bienveillante apparaissent comme des sublimations grandioses du père et de la mère […] lorsque plus tard l’adulte reconnaît son abandon réel et sa faiblesse devant les forces de la vie, il se retrouve dans une situation semblable à celle de son enfance et il cherche à démentir cette situation sans espoir en ressuscitant […] les puissances de son enfance », Malaise dans la civilisation.

~ « Dès lors que l’homme en cours de croissance remarque qu’il est voué à rester toujours un enfant, qu’il ne peut se passer de protection contre des surpuissances étrangères, il confère à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée les dieux dont il a peur, qu’il cherche à se gagner et auxquels il transfère néanmoins le soin de sa protection. Ainsi le motif du désir pour le père est-il identique au besoin de protection contre les conséquences de l’impuissance humaine ; la défense contre le désemparement de l’enfant confère à la réaction à ce désemparement que l’adulte doit reconnaître, c’est-à-dire à la formation de la religion, ses traits caractéristiques. […] L’impression d’effroi liée au désemparement de l’enfant a éveillé le besoin de protection – protection par l’amour – auquel le père a répondu par son aide ; la reconnaissance du fait que ce désemparement persiste tout au long de la vie a été la cause du ferme attachement à l’existence d’un père – désormais plus puissant, il est vrai. Du fait que la Providence divine gouverne avec bienveillance, l’angoisse devant les dangers de la vie est apaisée. […] La religion serait la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité ; comme celle de l’enfant, elle serait issue de la relation au père. […] Mais l’infantilisme est destiné à être surmonté, n’est-ce pas ? L’être humain ne peut pas rester éternellement enfant, il faut qu’il finisse par sortir à la rencontre de la « vie hostile », L’Avenir d’une illusion.

~ « Ce fondement rationnel de l’interdit du meurtre, nous ne le communiquons pas, mais nous

affirmons que c’est Dieu qui a édicté l’interdit […] En procédant ainsi, nous revêtons l’interdit culturel d’une solennité toute particulière, non sans risquer par là de faire dépendre son observance de la croyance en Dieu. Si nous revenons sur cette démarche, n’imputant plus notre volonté à Dieu et nous contentant de fonder socialement l’interdit culturel, nous avons certes renoncé à le transfigurer, mais nous avons, du même coup, évité de le mettre en danger. Mais nous gagnons aussi autre chose. Par une sorte de diffusion ou d’infection, ce caractère du sacré, de l’inviolable, de l’au-delà, pourrait-on dire, propre à quelques rares grands interdits, s’est étendu à tous les autres dispositifs, lois et décrets culturels. Mais ces derniers, bien souvent, portent mal l’auréole du sacré, non seulement parce qu’ils se dévaluent eux-mêmes mutuellement en prenant des décisions opposées en fonction du temps et du lieu, mais aussi parce qu’ils arborent par ailleurs tous les signes de la déficience humaine.[…] Il y aurait un avantage indubitable à laisser Dieu tout à fait hors jeu et à admettre honnêtement l’origine purement humaine de tous les dispositifs et prescriptions culturels. En même temps que le caractère sacré revendiqué par les commandements et lois, tomberaient aussi leur rigidité et leur immutabilité. Les hommes pourraient comprendre que ceux-ci sont créés non pas tant pour les dominer que bien plutôt pour servir leurs intérêts, ils établiraient avec eux un rapport plus amical, se fixeraient pour but au lieu de les abolir, de seulement les améliorer. », L’avenir d’une illusion.

d) Une nécessité de croire ? Deux formes de croyance à distinguer… « Il y a croire et croire, et cette différence paraît dans les mots croyance et foi. La différence va même jusqu'à l'opposition ; car selon le langage commun, et pour l'ordinaire de la vie, quand on dit qu'un homme est crédule, on exprime par là qu'il se laisse penser n'importe quoi, qu'il subit l'apparence, qu'il subit l'opinion, qu'il est sans ressort. Mais quand on dit d'un chef d'entreprise qu'il a la foi, on veut dire justement le contraire. Ce sens si humain, si clair pour tous, est dénaturé par ceux qui veulent être crus. Car ils louent la foi, ils disent que la foi sauve, et en même temps ils rabaissent la foi au niveau de la plus sotte croyance (...). Dans le fait ceux qui refusent de croire sont des hommes de foi ; on dit encore mieux de bonne foi, car c'est la marque de la foi qu'elle est bonne. Croire à la paix, c'est foi ; il faut ici vouloir ; il faut se rassembler, tout comme

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un homme qui verrait un spectre, et qui se jurerait à lui-même de vaincre cette apparence. Ici il faut croire d'abord, et contre l'apparence ; la foi va devant ; la foi est courage. Au contraire croire à la guerre, c'est croyance ; c'est pensée agenouillée et bientôt couchée. C'est avaler tout ce qui se dit ; c'est répéter ce qui a été dit et redit ; c'est penser mécaniquement », Alain, Propos. 65) Chez Bergson, le terme de religion désigne deux choses entièrement différentes : ~ d’une part, une institution sociale voulue par la nature pour la conservation de la société. Face à la menace de dissociation qui résulte de l’intelligence humaine, par rapport aux sociétés purement naturelles que sont les sociétés animales instinctives, il a fallu un contrepoids, ou un contre-poison pour maintenir la cohésion de la société : c’est la religion d’essence sociale, appelée par Bergson religion statique. De ce fait, elle n’est susceptible d’aucune créativité dans l’ordre moral. ~ d’autre part, la religion dynamique, au contraire, est le mouvement par lequel l’homme s’arrache à son tournoiement sur place et se réinsère dans le courant évolutif. Cette religion, Bergson l’appelle le mysticisme, terme qui sans doute a fait peur, mais qui désigne le lien qui réunit entre eux les « initiateurs » en morale, les saints et les héros, tous ceux qui ont poussé l’humanité dans la bonne direction. Cette religion ouverte ou dynamique est un passage à la limite, une essence pure, qui est susceptible de se mêler à des éléments de l’autre forme de religion dans les situations concrètes.

D’où la valorisation de saint Paul, fondateur de l’église chrétienne, de saint François d’Assise, fondateur de l’ordre des frères mineurs et réformateur de l’église, de sainte Thérèse d’Avila, fondatrice du Carmel, de Jeanne d’Arc, pour son action historique en faveur de la France, alors qu’elle n’était pas encore reconnue comme sainte par l’Église catholique. La supériorité des mystiques chrétiens est d’unir la contemplation et l’action. Au contraire la mystique indienne est critiquée pour sa tendance à la passivité. Bergson rejette tout ce qui pourrait donner lieu à la résignation fataliste, puisque l’essence du mysticisme est pour lui dans l’élan créateur.

Le problème posé est la question centrale des Deux sources de la morale et de la religion : d’où vient l’énergie morale ? On ne peut douter de l’existence de cette énergie, car une grande personnalité a toujours des imitateurs qui la suivent comme un modèle. Les saints et les grands hommes ont entraîné des foules derrière eux ; aucune transformation de la civilisation ne peut s’expliquer par des structures impersonnelles ou même seulement collectives. Il faut toujours remonter à l’énergie morale d’un homme d’exception.

Bergson ne pense pas que le problème moral se pose en termes de loi et d’obligation, mais en termes de force. Mais force morale signifie force psychique, ascendant spirituel. La contagion de cette force, autrement dit sa capacité d’influence sur autrui, lui vient de l’émotion qu’elle communique : « La vérité est qu’il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour. L’héroïsme, d’ailleurs, ne se prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement. C’est qu’il est, lui-même, retour au mouvement, et qu’il émane d’une émotion — communicative comme toute émotion — apparentée à l’acte créateur. La religion exprime cette vérité à sa manière en disant que c’est en Dieu que nous aimons les autres hommes. Et les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d’un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain. » 66) La religion, selon Schleiermacher, constitue avant tout une certaine appréhension de l'univers : elle est l'intuition ou le sentiment de l'infini à travers le fini et de l'unité à travers la multitude observable en ce monde. La foi en Dieu transcende toutes les discontinuités de la vie et permet à l'individu d'accéder au point où il doit « anéantir son individualité pour vivre dans l'Un et le Tout » (Discours sur la religion, 1944). La religion s'enracine dans la conscience humaine de la finitude et de la déficience qui part en quête de plénitude (l'un n'allant pas sans l'autre) : elle est élévation de l'inférieur vers le supérieur commandée par le supérieur, et ce de l'intérieur. Si la réflexion déstructure le réel et en offre une image seulement partielle, le sentiment religieux en donne une vision immédiate et unie en renvoyant toute chose à son principe (Dieu) : « Dans son essence la religion n'est ni pensée, ni action, elle est intuition et sentiment. Elle veut saisir intuitivement l'Univers, l'épier pieusement dans ses manifestations et ses actions, elle veut se laisser pénétrer par ses influences directes dans une enfantine passivité. »

La religion n'est donc pas l'adhésion à des textes morts (« toute écriture sainte n'est qu'un mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit a été là, qui n'y est plus »), mais un mode de vie qui s'impose à travers l'expérience et fonde la vérité même des choses : si « l'homme doit tout faire par religion, rien que par religion », c'est que la religion n'est pas un devoir mais plutôt cette appréhension de l'existence qui lui confère toute sa valeur et sa densité.

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67) Pour Eliade, le sacré constitue la catégorie fondamentale et le terme commun de toutes les religions : c'est une manière de vivre les choses (une modalité d'expérience) par laquelle l'homme s'oriente dans l'univers ; donc à sa manière, Sartre, qui cherche à se tenir en dehors de toute religion (il est athée) pour remettre au centre de sa pensée l'existence humaine, n'est pas areligieux dans la mesure où il « sacralise » l'existence : « Ainsi que nous l’avons dit, l’homme areligieux à l’état pur est un phénomène plutôt rare, même dans la plus désacralisée des sociétés modernes. La majorité des sans-religion se comportent encore religieusement, à leur insu. Il ne s’agit pas seulement de la masse des « superstitions » ou des « tabous » de l’homme moderne, qui ont tous une structure et une origine magico-religieuse. Mais l’homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés. Comme nous l’avons mentionné, les réjouissances qui accompagnent la Nouvelle Année ou l’installation dans une maison neuve présentent, laïcisée, la structure d’un rituel de renouvellement. On constate le même phénomène à l’occasion des fêtes et des réjouissances accompagnant le mariage ou la naissance d’un enfant, l’obtention d’un nouvel emploi, une promotion sociale, etc.15 », Le sacré et le profane. 68) Citations de J. Grosjean tirées de son œuvre : Si peu… ~ « L’Ecriture est une bourrasque. Elle nous emporte dans son désordre. Dans son désordre elle sait où elle va. Elle s’avance à travers l’embrouillement des reflets parmi des échos indémêlables. Ses sentiers sont allusifs, coupés de triomphes trompeurs ou de malheurs solubles. » ~ « Je n’existe moi-même que par l’écart qui se creuse entre mon inconsistance et ton éloignement. » ~« Au loin, il y a des bruits, des cris, mais en moi le silence. Il existe plus que moi, il est comme une parole étrangère aux paroles mais évidente. Tout le monde peut m’abandonner, elle ne me lâchera pas. » Ou encore : « Tout ce qu’on voit, tout ce qui bruit, tout se tait, mais derrière le mutisme il y a ce silence de quelqu’un qui est sur le point de parler. » Et concernant le sens de ce silence : « On ne s’endeuille que d’un vivant 16. Un absent n’est absent que s’il existe. On ne percevrait pas le silence s’il n’était pas quelqu’un qui se tait. Ton silence est mon espoir autant que ma détresse 17. » Ou encore : « Ce que je reconnais de lui quand il parle, c’est son silence. Un silence pareil à celui des textes : il me prend par l’épaule pour me faire remarquer qu’il s’en va, comme un texte à mesure qu’on lit, comme la vie à mesure qu’on vit. »

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: Nous pourrions aussi évoquer les prières (physiques ou mentales) adressées par les fans de football afin que leur équipe gagne, les actes ou objet à visée conjuratoire (posséder un porte-bonheur pour éviter des événements malheureux), le rituel du sportif dans le vestiaire avant d’entrer sur le terrain, la disposition d’esprit du cinéphile avant d’aller voir le film de son réalisateur préféré ou des spectateurs allant au musée à l’égard des œuvres d’art (elles-mêmes « sanctifiées »), la conduite de l’amant à l’égard de l’objet aimé, ou comme le dit Eliade la sortie hors du temps rendue possible par la lecture, semblable à celle opérée par les mythes, la sacralisation de l’Etat dans le totalitarisme, etc. 16

: Peut-on y voir un écho à l’annonce de « la mort de Dieu » faite par Nietzsche ? 17

: C’est là le propre d’une foi prudente qui n’affirme pas son objet comme certain mais seulement (restriction importante) possible. D’où l’espoir et l’attente qu’elle génère indissociablement.