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Espace de Libertés 316/décembre 2003 3
Ă© d i t o r i a l
mes du pays hÎte» et de proclamer que quand il va dans unpays musulman, il ne provoque pas les gens du lieu enbuvant du whisky devant une mosquée.
Le propos est choquant. Il sâapplique plus ou moins correc-tement aux touristes mais Adel Smith est italien. Sans doute,la grande majoritĂ© des musulmans dâItalie sont des immi-grĂ©s mais au bout de quelques annĂ©es, ce pays est devenu leleur. Lâambiance du pays en est modifiĂ©e mais au nom dequoi peut-on en faire durablement des citoyens de secondezone?
Lâargument massue dâEco est que si un cannibale vient Ă vivre en Italie, il ne pourra appliquer ses coutumes et jâensuis bien dâaccord. Mais le cannibalisme est une pratique quine respecte pas le droit Ă la vie. En quoi le crucifix est-il plus(ou moins) respectable que la main de Fatma?
Risorgimento et anticlĂ©ricalismeEn sus, lâappel aux traditions italiennes immĂ©moriales meparaĂźt bien suspect. Câest Mussolini qui a imposĂ© la prĂ©sencedu crucifix notamment Ă partir des accords de Latran. MaiscâĂ©tait un renversement total des pratiques politiques antĂ©-rieures oĂč la laĂŻcitĂ© occupait en Italie une position domi-nante.
Quand Benedetto Croce conteste les accords de Latrandevant le SĂ©nat italien, le 24 mai 1929, il dit clairement queMussolini tourne le dos Ă la politique menĂ©e depuis quatre-vingts ans, depuis le Risorgimento, et que celui-ci a Ă©tĂ©marquĂ© par la lutte et lâascension de la pensĂ©e et des institu-tions laĂŻques face Ă celles de lâĂglise6. La majoritĂ© laĂŻquenâavait pas hĂ©sitĂ© en 1887 Ă rĂ©voquer le maire de Rome, leduc Torlonia, pour avoir rendu visite Ă un cardinal en lepriant de prĂ©senter au Saint-PĂšre les vĆux des citoyensromains Ă lâoccasion de son jubilĂ© sacerdotalâŠ7. Que reste-t-il de tout cela? Ici comme ailleurs, on sâinvente une traditionconstante qui ne remonte pas plus loin quâĂ Mussolini.
Comparaisons europĂ©ennesUne autre conclusion de lâaffaire dâOfena est lâincapacitĂ© deslaĂŻques italiens Ă avoir soulevĂ© et encore moins rĂ©glĂ© leproblĂšme du crucifix dans les Ă©coles publiques. Nul doutequâils ont fait des efforts mais sans grand rĂ©sultat. Leurshomologues espagnols, qui ont lâexcuse dâune longuepĂ©riode de dictature, en sont Ă subir lâintroduction dâuncours sempiternel sur le fait religieux, uniquement destinĂ© Ă convaincre de grĂ© ou de force les incroyants. Les Françaiscommencent aussi un cours sur le fait religieux.
Les laĂŻques belges affichent par comparaison un bilan im-pressionnant: dĂ©pĂ©nalisation de lâavortement, euthanasie,Ă©galitĂ© ou presque des couples homosexuels, abandon ducrucifix jusque dans les prĂ©toires et ce dans un pays marquĂ©jusquâil y a quatre ans par une prĂ©pondĂ©rance dĂ©mocrate-chrĂ©tienne. Avons-nous toujours conscience dâavoir pris unelongueur laĂŻque dâavance face Ă la plupart?
Patrice Dartevelle
Partout en Europe, la présence des musulmans réserveconstamment des surprises, sécrÚte des haines qui fontperdre toute raison et sert parfois de révélateur à bien de nosinsuffisances.
Un beau cas rĂ©cent nous est offert par la dĂ©cision dâun jugeitalien du Tribunal de LâAquila, Mario Montanaro, qui aaccueilli le 23 octobre dernier la plainte dâun Italien convertiĂ lâislam et prĂ©sident de lâUnion musulmane dâItalie, AdelSmith: celui-ci voulait quâon enlĂšve le crucifix dâune Ă©coledâun minuscule village, Ofena, oĂč sont inscrits ses enfants.
Adel Smith a un certain talent de provocateur: il Ă©tait connuauparavant pour avoir dĂ©fini le crucifix comme «un petitcadavre quâil faut Ă©liminer» et tentĂ© dâapposer dans la classede ses enfants un cadre indiquant quâ«Allah est grand»1.
Provocateur, câest bien lâinsulte quâadresse Ă Adel Smith leministre berlusconien de lâIntĂ©rieur, Giuseppe Pisanu.Inutile dâattendre mieux de lâĂglise. Le cardinal Ruini, prĂ©si-dent de la ConfĂ©rence Ă©piscopale italienne se drape dans sapseudo-dignitĂ© et se dit convaincu que «le crucifix exprimelâĂąme profonde de notre pays». Son adjoint, lâarchevĂȘqueBetori dit les choses encore plus crĂ»ment: «Ce que nâa pasfait lâanticlĂ©ricalisme du XVIIIe siĂšcle est aujourdâhuiprĂ©sentĂ© comme une conquĂȘte de la tolĂ©rance»2.
Quant Ă lâineffable Bossi, il attribue tout le mal (enfin celuiquâil voit dans lâaffaire) au Concile de Vatican II qui auraitcassĂ© le frein que la tradition mettait Ă lâesprit desLumiĂšres2.
Le juge des Abruzzes a pourtant bien raison dans sa sentencequand il dit que «la prĂ©sence du symbole de la croix mani-feste la claire volontĂ© de lâĂtat de placer le culte catholiqueau centre de lâunivers comme vĂ©ritĂ© absolue, sans lemoindre respect pour le rĂŽle jouĂ© par les autres expĂ©riencesreligieuses et sociales dans le processus historique du dĂ©ve-loppement humain»3. Et toc.
Pourtant, hormis parmi les juifs4, les voix laïques en Italieont été en fait inexistantes dans cette affaire.
Le conformisme dâUmberto EcoPrenons mĂȘme lâarticle par lequel Umberto Eco rĂ©agit quasiimmĂ©diatement Ă la dĂ©cision du tribunal sous le titre «ĂtrelaĂŻque dans un monde multiculturel»5, vĂ©ritable apologiedes symboles chrĂ©tiens sur le thĂšme de la prĂ©sence de lacroix dans le drapeau de pays laicissimi comme la SuĂšde, laNorvĂšge, la Suisse, la GrĂšce (fameux pays laĂŻque!), laGrande-Bretagne, etc.
Heureusement, lâillustre linguiste, porte-drapeau intellectuelde la laĂŻcitĂ© mais fort peu prompt Ă lâengagement rĂ©solu, nemanque pas de relever avec esprit que dans son enfance, lesclasses Ă©taient ornĂ©es du crucifix, du portrait du roi et decelui de Mussolini mais que cela nâa pas empĂȘchĂ© quelquesannĂ©es plus tard les anciens Ă©lĂšves de voter pour la RĂ©pu-blique, de devenir athĂ©es, de participer Ă la RĂ©sistance, etc.La remarque est fine mais pas bien courageuse.
Le fond de lâargumentation dâUmberto Eco est aussi conster-nant que celui des pires catholiques. Pour lui, «si un musul-man veut vivre en Italie,(âŠ) il doit accepter les us et coutu-
Reviens, Garibaldi!s o m m a i r e
ĂditorialReviens, Garibaldi! â Patrice Dartevelle _____________________________________3
Dossier: CroyancesLa mystique: un processus neuronal parmi dâautres? â Paul Danblon _______4Lâessor des croyances parallĂšles â Guy Michelat ____________________________6CrĂ©dulitĂ©s et jobardises â Claude Javeau ____________________________________9Sciences, croyances, Ă©vidences â AndrĂ© Koeckelenbergh __________________10Le syncrĂ©tisme contemporain - Un bricolage sĂ©duisant? Xavier De Schutter_______________________________________________________12Contes: le merveilleux qui rassure â MichĂšle Michiels ______________________14
LaĂŻcité«Ăa nâarrive quâaux autres» â AmĂ©lia Kalb _________________________________15
EnseignementUn haut degrĂ© dâiniquitĂ© â A. Baye, J. Nicaise, M.-H. Straeten et M. Demeuse __16
IdĂ©esLe chagrin des Juifs. Lâentretien de Jean Sloover avec Henri Goldman_______18Tout peut se dire â Patrice Dartevelle ______________________________________20Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques â Michel Grodent ________________21Allende, le frĂšre marxiste â Julien Dohet___________________________________22
Sciences2004 sera une annĂ©e bissextile â AndrĂ© Koeckelenbergh _____________________23
SociĂ©tĂ©Effacer les stigmates du passĂ© â Sergio Carrozzo____________________________24Sur un grand train (de vie...) â Olivier Swingedau __________________________26Le couple, premier foyer de violence contre les femmes â AgnĂšs EchĂšne ______28
MondeUn rapport impĂ©rial â Jean-Claude Paye ____________________________________30
CultureMatisse - Lâamour de lâarbre â Ben Durant___________________________________ 32
Les lecteurs nous Ă©crivent ____________________________________________33
Agenda __________________________________________________________________34
p r o c h a i n d o s s i e r : l a r e c h e r c h e e u r o p Ă© e n n e
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En couverture: Le serpent,symbole mystique par excel-lence. Fotostock. Notre dossier:Croyances, pages 4 et suivantes.
1 Le Temps (GenĂšve), 28octobre 2003.
2 La Repubblica, 27 octo-bre 2003.
3 Le Monde, 28 octobre2003.
4 Amo Luzzatto, présidentde la communauté israé-lite italienne, La Repub-blica, 29/10/2003.
5 La Repubblica, 29 octo-bre 2003.
6 Pietro Scoppola, Chiesa estato nella storia dâItalia,Bari, Laterza, 1967,p. 648.
7. Ibid., pp. 219-222.
La recherche europĂ©enne avance, câest indiscutable etlâUnion y met les moyens. Mais dans quels domaines est-elle la plus performante? Si les technologies spatiales etaĂ©ronautiques se portent bien, merci, avec les perfor-mances dâAriane et dâAirbus notamment, quâen est-il desautres secteurs: la mĂ©decine, les technologies de lâinforma-tion et de la communication, etc? Quelques spĂ©cialistesnous livrent leurs bilans et leurs rĂ©flexions dans leprochain numĂ©ro!
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d o s s i e r : C r o y a n c e s
Une telle vision des choses nâa rien dâĂ©tonnant. Ellesemble mĂȘme aller de soi si lâon songe que nous avons lesentiment de ne comprendre un phĂ©nomĂšne que si lâonnous en donne une explication qui renvoie Ă du connu. Or,lâhomme des premiers temps âĂ lâinstar du petit enfant endĂ©but de vieâ se perçoit comme soumis Ă des volontĂ©s.Penser que le tonnerre rĂ©sulte de la colĂšre de Zeus est uneformule convaincante puisquâelle fait rĂ©fĂ©rence Ă uneexpĂ©rience vĂ©cue: la manifestation de lâautoritĂ© parentale.Ce quâon pourrait appeler le paradigme volontariste,disons la rĂ©fĂ©rence Ă un ensemble de causalitĂ©s rĂ©sultantde volontĂ©s cachĂ©es et supĂ©rieures, me paraĂźt caractĂ©risti-que de toute vision dualiste du rĂ©el.
Une autre maniĂšre de dĂ©crire le rĂ©elOn a montrĂ©4 que câest, lentement, et au prix dâĂ©normesdifficultĂ©s et de combats souvent acharnĂ©s, que sâest faitjour une autre maniĂšre de dĂ©crire le rĂ©el, selon un autreparadigme que lâon peut qualifier de mĂ©caniste, se propo-sant de ne se rĂ©fĂ©rer quâĂ des causes matĂ©rielles, mĂ©ca-niques, pas toujours apparentes certes, mais progressive-ment connaissables par lâobservation, lâexpĂ©rimentation,la mesure quantitative et le raisonnement: on aurareconnu la dĂ©marche scientifique. Et voilĂ toute lâhistoirede la RationalitĂ©, de la science elle-mĂȘme avec, en prime,lâhumanisme, la laĂŻcitĂ© et la dĂ©mocratieâŠMais revenons Ă nos moutons. Ou plutĂŽt Ă nos neurones.
LâHomo Sapiens sapiens (appellation contrĂŽlĂ©e autopro-clamĂ©e!), Ă©merveillĂ© âet on le comprend!â de ses compĂ©-tences, sâest toujours considĂ©rĂ© dâune essence supĂ©rieure;roi dâune CrĂ©ation Ă sa disposition, organisĂ©e pour sesbesoins, il ne peut rĂ©sulter que dâun projet, nĂ©cessaire-ment conçu par une conscience ultracompĂ©tente, projetdans lequel il occupe une position-clef.
Son histoire, telle que ses traditions la lui racontent, estune cascade dâinterventions du plus haut niveau, de coupsde pouce, de miracles faisant apparaĂźtre successivementles Ă©tapes dâun projet grandiose dont il ne peut ĂȘtre quelâaboutissement: CrĂ©ation dâabord, câest-Ă -dire Ă©mergencede quelque chose Ă partir du nĂ©ant, puis animation despremiers ĂȘtres vivants par mise en jeu du souffle vital (quiaura la vie dure jusquâĂ Pasteur), puis en fin de compte delâĂąme par insufflation de lâhaleine divine dans ce qui, sanselle, serait restĂ© un animal.
Lâhistoire des modĂšles que la science a proposĂ©s au coursdes vint-cinq derniers siĂšcles pour tenter de rendre com-pte du rĂ©el suit le mĂȘme itinĂ©raire, Ă ceci prĂšs que, mĂ©tho-dologiquement agnostique comme elle se veut âet câest Ă cette condition essentielle quâelle a progressĂ©!â, elle va derenoncements en renoncements quant au recours autranscendant.
Aujourdâhui, on sâaccorde davantage Ă dĂ©crire lâhistoire durĂ©el comme une arborescence de processus totalement dĂ©-terministes dans leur dĂ©tail mais, en raison de complexi-fications croissantes, cependant susceptible de prĂ©senterdes bifurcations imprĂ©dictibles donnant lieu Ă ce que lesphysiciens appellent des transitions de phase5 ou si lâonprĂ©fĂšre des effets de seuil, formation de nouveaux sys-tĂšmes qualitativement diffĂ©rents dotĂ©s de propriĂ©tĂ©s entiĂš-rement nouvelles6: ainsi entre autres la formation de lamatiĂšre, le dĂ©couplage matiĂšre/lumiĂšre, lâapparition desatomes, des molĂ©cules, des Ă©bauches de mĂ©tabolismeprĂ©biotiques, du code gĂ©nĂ©tique (universel!), de la cellule,des formes vivantes avec, dans chaque embranchement,les Ă©tapes marquantes: chez nous les vertĂ©brĂ©s, le systĂšmenerveux dorsal (et non ventral comme chez les vers ou les
mollusques!), la primatisation, la station debout, le dĂ©ve-loppement de lâencĂ©phale et tout ce qui sâen est suivi.
Une vision humanisteLe spectaculaire dĂ©veloppement des sciences cognitivespermet aujourdâhui de penser la question de lâactivitĂ© hu-maine dans sa totalitĂ©; on nâen est plus Ă ce Yalta digne delâancienne formule oratoire/laboratoire voulant attribuer Ă chacun son territoire: aux lois physiques de rendre com-pte du tangible, du chimique, du biologique, de lâorga-nique soit, Ă la limite peut-ĂȘtre mĂȘme de cette part mĂ©ca-nique (numĂ©rique?) de lâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale dont, chez lesdroitiers, lâhĂ©misphĂšre gauche est dit-on spĂ©cialiste, maispas plus loin! Non! Pour le supĂ©rieur, le proprement hu-main, le sublime, le mĂ©taphysique, lâartistique, le spirituel,il fallait en rĂ©fĂ©rer Ă plus haut, au deuxiĂšme monde, aucachĂ©, au transcendant, au divin.
Eh bien, câest prĂ©cisĂ©ment cela qui est remis en causeaujourdâhui, et pas seulement dans des cĂ©nacles oĂč ne seretrouveraient que des caricatures de Monsieur Homais:aux yeux dâune majoritĂ© importante dâailleurs croissantede scientifiques de toutes disciplines, le monisme, visiondu monde faisant lâĂ©conomie de tout autre Ă©tat de rĂ©alitĂ©pour qui le bon vieil immanent dotĂ© de toutes ses possibi-litĂ©s suffit amplement. Vision profondĂ©ment humanistesâil en est.
Et la spiritualitĂ© alors, quâen ferons-nous?
Jâai dĂ©jĂ dit deux fois que jâallais mâexpliquer Ă ce sujet.Mây voici!
Habituellement, le mot spiritualitĂ© implique automatique-ment rĂ©fĂ©rence Ă une transcendance. Il me paraĂźt que cenâest en rien nĂ©cessaire. La richesse de notre immanencenous en dispense.
Lâhomme est un tout: pas dâesprit sans cerveau, mais pasde cerveau non plus sans corps, et cela, on aurait troptendance Ă lâoublier: dans un ouvrage magistral et delecture jubilatoire7, un des plus brillants neurologuesamĂ©ricains nous le rappelle judicieusement se plaçantainsi dans ce monisme tellement en avance sur son tempsprofessĂ© par Spinoza.
LâĂȘtre humain vit essentiellement dans son imaginaire,cette reprĂ©sentation toute personnelle quâil sâest faite, autravers de ses sensations et tout au long de son existence,du monde qui lâentoure, de lui-mĂȘme tel quâil se perçoit etde ses rapports avec ce monde. La part objective de cettereprĂ©sentation est minime au regard de son imaginaire, jedirais mĂȘme son univers fantasmatique, constituĂ© desouvenirs affectivisĂ©s, rĂ©interprĂ©tĂ©s, rĂ©organisĂ©s, dâinten-tions pas toujours claires, de dĂ©sirs plus ou moinsconscients. Alors que lâanimal vit essentiellement dans lehic et nunc, dans lâimmĂ©diat de lâinstant et du lieu, nousavons cette possibilitĂ© magnifique (mais parfois psycholo-giquement coĂ»teuseâŠ) de nous Ă©battre dans ce mondevirtuel. Selon notre lieu de naissance, notre milieu, notreculture, cette vie intĂ©rieure sera colorĂ©e philosophique-ment, religieusement, idĂ©ologiquement, esthĂ©tiquement.
VoilĂ pour moi ce quâest la spiritualitĂ©; ĂȘtre simplementhomme suffit Ă nous en doter.
Notre nature y suffit.
DĂ©velopper cette vie intĂ©rieure, lâenrichir, la confronter Ă celle des autres, en tirer joie et profit, en faire du bonheur,le bonheur dâĂȘtre; bien faire lâhomme comme diraitMontaigne.
Paul Danblon
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Comme les choses changent!
Le mensuel Sciences et avenir de septembre dernier1âdont la parution aurait dĂ©clenchĂ© voici Ă peine unedizaine dâannĂ©es une vigoureuse vague de protestationsde la part de divers milieux religieuxâ nâest vraisembla-blement que la pointe Ă©mergĂ©e dâun solide iceberg: voiciquâil nâest plus blasphĂ©matoire aujourdâhui de poser laquestion dâune Ă©ventuelle nature neurophysiologiqueâdonc matĂ©rielle!â de certaines modalitĂ©s de consciencegĂ©nĂ©ralement dĂ©finies comme des expĂ©riences mystiques,jusquâici signes classiques dâune intervention du surnatu-rel. PriĂšre, mĂ©ditation, voire transe ou mĂȘme sensation defusion avec le divin, tout ce domaine rĂ©servĂ© de lâexpĂ©-rience humaine classiquement considĂ©rĂ© comme propre-ment transcendant, est devenu sujet dâobservation scienti-fique!
Câest ainsi que des personnes de sensibilitĂ© spiritualiste(au sens habituel du terme: voir infraâŠ) acceptent de sesoumettre Ă des observations qui eussent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es,il nây a guĂšre, comme tout simplement sacrilĂšges. Moineset moniales passent au scanner et commandent eux-mĂȘmes, au moment oĂč ils se sentent au bord dâun Ă©tatmodifiĂ© de conscience, lâinjection du produit de contrastequi doit permettre la mise en Ă©vidence, grĂące aux specta-culaires progrĂšs de lâimagerie, des zones corticales acti-
vĂ©es. Un gĂ©nĂ©ticien de haut vol coiffe avec enthousiasmele casque de stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne dâunpsychiatre canadien censĂ© provoquer une extase ou mĂȘmeâqui sait?â une thĂ©ophanie, expĂ©rience plus connue sousle nom dâapparition. (En lâoccurrence, le sujet nâa ressentique des frĂ©missements dans les jambes⊠On fera dâautresessais.) Le dalaĂŻ-lama, lui-mĂȘme, encouragerait ce genrede recherches!
AlorsâŠ
Ă plusieurs reprises, ainsi que Freud lâavait dĂ©jĂ suspectĂ©,on a pu Ă©tablir chez certains sujets un lien entre lâexisten-ce de foyers Ă©pileptogĂšnes du lobe temporal droit et desmanifestations dâagitation, de convulsions fĂ©briles, voirede dĂ©lires avec hallucinations Ă connotation mystique.On ne saurait donc nier que le cerveau y est pour quelquechose.Mais encoreâŠ?
De deux choses lâune, semble-t-il: ou ces phĂ©nomĂšnessont endogĂšnes, câest-Ă -dire quâils trouvent leur originedans le fonctionnement du systĂšme nerveux central dusujet âce sera la thĂšse matĂ©rialisteâ ou ils sont exogĂšnes,ils proviennent dâailleurs et, Ă©tant donnĂ© le contenuparticulier desdites manifestations, cet ailleurs apparaĂźtcomme largement distinct du monde habituel, diffĂ©rentet supĂ©rieur, disons surnaturel ou spirituel, toujoursdans cette acception courante du mot sur laquelle jereviendraiâŠ
Mais, dans lâun et lâautre cas, la machine cĂ©rĂ©brale estimpliquĂ©e.
Dâun point de vue spiritualiste, lâhypothĂšse dâune causetranscendante, disons divine pour simplifier, qui utilise-rait le cerveau comme intermĂ©diaire entre elle-mĂȘme et lesujet humain ne peut ĂȘtre a priori rejetĂ©e. Les textessaints sont truffĂ©s dâĂ©pisodes du genre oĂč, soit par letruchement des songes soit par celui dâun ange-messager(les deux mots sont synonymes!) âparfois de haut gradedans les grandes occasionsâ, une information se voit ainsitransmise comme nous le faisons aujourdâhui par GSMou SMS. Ă chaque Ă©poque ses techniquesâŠ2
Ne tournons pas autour du pot: une fois de plus, nousvoilĂ confrontĂ©s Ă ce choix binaire vieux comme le mondeou tout au moins comme lâanimal humain depuis que,commençant Ă Ă©merger des hautes herbes de sa savane, ila levĂ© la tĂȘte: y a-t-il un seul ordre de rĂ©alitĂ© ou deux?3
1 Dossier autour de lâou-vrage de Patrick Jean-Baptiste, La biologie deDieu, Ă©d. AgnĂšs ViĂ©not,310 p.
2 Cette remarque nâest paspur persiflage! On saitque des auteurs commele Pr. Brune assurent quecertains dĂ©funts se mani-festent en recourant Ă lâĂ©-quipement bureautiquele plus moderne en dĂ©li-vrant des messages au-diovisuels (souvent, il estvrai, Ă la limite du dĂ©chif-frable) sur des magnĂ©-tophones ou vidĂ©os lais-sĂ©s en position dâenregis-trement mais sans microni camĂ©ra branchĂ©sâŠ
3 Pourquoi dâailleurs sâar-rĂȘter en si bon chemin?Certains mouvementsspirites, par exemple, nese limitent pas au classi-que dipĂŽle corps/esprit;ils distinguent plusieursinstances telles que Ăąme,aura, corps astral, peres-prit, autant dâĂ©tats dâexis-tence de diffĂ©rentesnaturesâŠ
4 Je pense notamment Ă notre video «2500 ans(et plus) de pensĂ©elibre», documentaire de50 minutes produit parle Centre LaĂŻque delâAudiovisuel (CLAV)qui retrace cette Ă©popĂ©eet que je ne crains pasde vous recommanderchaleureusement!
5 Pour fixer les idĂ©es, lacongĂ©lation dâune maredâeau demeurĂ©e Ă quel-ques degrĂ©s en-dessousde zĂ©ro en Ă©tat de surfu-sion par insĂ©minationdâun glaçon qui en dĂ©-clenche la cristallisationou, plus prosaĂŻquement,lâĂ©mulsion correctementmenĂ©e dâune mayon-naise.
6 Il nâest pas jusquâĂ lâin-confortable singularitĂ©du big-bang Ă connaĂźtreune telle relecture: sonstatut dâĂ©vĂ©nement uni-que sur lequel la sciencene peut avoir rien Ă direa tendance Ă se dissou-dre dans dâautres modĂš-les par lâidĂ©e de la banali-sation du processus quiserait dâune totale trivia-litĂ© dans un rĂ©fĂ©rentielbeaucoup plus gĂ©nĂ©ral, ilest vrai, nommĂ© avecesprit et mĂȘme un cer-tain humour multiuni-vers⊠AprĂšs tout, pour-quoi faut-il nĂ©cessaire-ment un dĂ©but? Admet-tre quâil y a eu de lâĂtrede tout temps avec seule-ment des modificationssuccessives et cela jus-quâĂ plus soif est-il plusou moins dĂ©rangeant quelâhypothĂšse du dĂ©miurge,du primum movens quela plupart des doctrinesse sont crues obligĂ©esdâinvoquer?
7 Antonio R. Damasio«Spinoza avait raison».Joie et tristesse: le cer-veau des Ă©motions. Ăd.Odile Jacob.
La mystique: un processus neuronal
parmi dâautres?
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d o s s i e r : C r o y a n c e s
ne suppose aucune croyance religieuse: ni lâexistence dâunĂȘtre personnel, principe dâexplication du monde, ni lâexis-tence dâune vie nouvelle aprĂšs la mort ne font partie desthĂ©ories astrologiques. De mĂȘme, les croyances au para-normal nâimpliquent pas, en gĂ©nĂ©ral, lâexistence de Dieu.Seulement certaines dâentre elles supposent quâil existequelque chose aprĂšs la mort. Par ailleurs, les grandes reli-gions, comme le catholicisme, sâopposent doctrinalementaux «fausses croyances» comme celles qui concernent laplupart des phĂ©nomĂšnes paranormaux oĂč elles soupçon-nent lâaction du diable.
On trouve la trace de ces condamnations dans le fait queles catholiques les plus intĂ©grĂ©s au catholicisme, ceux quiassistent toutes les semaines Ă la messe, sont parmi ceuxqui croient le moins souvent aux parasciences, Ă lâinversedes catholiques dĂ©tachĂ©s de lâĂglise.
Les croyances au paranormal Ă©tant relativement peufrĂ©quentes parmi les catholiques les plus pratiquants, onsâattendrait Ă ce quâelles sâopposent aux croyances reli-gieuses, puisque le niveau de celles-ci varie avec le niveaude pratique2. Il nâen est rien. La croyance au paranormalva de pair avec toutes les croyances religieuses, en parti-culier celles qui semblent ĂȘtre fondamentales pour les reli-gions dans lesquelles la plupart des Français ont Ă©tĂ© socia-lisĂ©s. Ainsi, les croyances aux parasciences sont plusfrĂ©quentes parmi ceux qui estiment lâexistence de Dieucertaine (3,8%) que parmi ceux qui lâexcluent (17%). DemĂȘme, la croyance en un au-delĂ de la mort sâaccompagnedâun taux Ă©levĂ© de croyance aux parasciences (en particu-lier si on imagine «une rĂ©incarnation», 65%, ou «une autrevie dans lâau-delà », 47%); elle sâoppose, de ce point de vue,Ă lâopinion quâ«il nây a rien», 14%. Notons que la croyanceau diable, Ă©lĂ©ment du credo catholique et liĂ©e Ă la reprĂ©-sentation dâune aprĂšs-mort, est en augmentation chez lesjeunes; elle sâaccompagne frĂ©quemment de croyances auparanormal.On a vu que les catholiques les plus intĂ©grĂ©s (qui se situentau niveau le plus Ă©levĂ© de croyances religieuses) Ă©taient,avec les sans religion, ceux qui croyaient le moins aux pa-
rasciences, mais que ces croyances Ă©taient plus frĂ©quentesparmi ceux qui ont des croyances religieuses. [âŠ]
Croyances parallĂšles et anomieLes dĂ©rĂ©gulations des systĂšmes qui encadraient les atti-tudes et les comportements, tels que nous les avonsĂ©voquĂ©s, nous semblent, du moins en partie, expliquer ladiffusion des croyances parallĂšles. Elles Ă©voquent inĂ©vita-blement des situations dâanomie, comme «dĂ©rĂšglementfondamental des relations entre individu et sociĂ©tĂ©3», «lesactions des individus ne sont plus rĂ©glĂ©es par des normesclaires et contraignantes».
Nous faisions dâabord lâhypothĂšse quâune mauvaise inser-tion dans le monde du travail reprĂ©sentait une situation deprĂ©caritĂ© et dâinquiĂ©tude pouvant susciter les croyancesparallĂšles. Celles-ci sont effectivement plus frĂ©quentesparmi ceux qui perçoivent des risques de chĂŽmage poureux ou leur famille, ou qui sont dĂ©jĂ au chĂŽmage. Dessituations dâinsertion sociale affaiblie peuvent avoir desmĂȘmes effets: les croyances au paranormal sont plusfrĂ©quentes parmi ceux qui vivent des situations familialesparticuliĂšres. Il en est de mĂȘme pour lâinquiĂ©tude que lâonpeut avoir pour sa santĂ© et de la crainte du lendemain. Onobserve que les croyances religieuses subissent Ă©galementun accroissement avec la plupart de ces symptĂŽmes.Certaines des situations dont on a analysĂ© les effets ont encommun dâĂȘtre gĂ©nĂ©ratrices dâune perte des repĂšres et,par-lĂ , de sentiments dâisolement et dâanxiĂ©tĂ©. La solitudeobjective a toutes les chances de sâaccompagner dâunesolitude subjective: «Je me sens souvent seul dans la vie»,«Je nâai pas beaucoup dâamis sur lesquels je peux vraimentcompter», «Actuellement je ne suis pas satisfait de ma viesentimentale». Quels que soient ces indices du sentimentde solitude affective, ils sâaccompagnent dâune aug-mentation des croyances parallĂšles aussi bien que reli-gieuses. [âŠ]
Les cadres dâapprĂ©hension du monde, qui lui donnentsens et ordre, propres Ă chaque individu, sont engrande partie dĂ©terminĂ©s par les diffĂ©rentes organisa-
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L âunivers des croyances parallĂšles est trĂšs hĂ©tĂ©ro-gĂšne: celles que nous avons sĂ©lectionnĂ©es fontappel Ă la fois Ă des croyances anciennes (fantĂŽmes,
esprits des morts), aux diffĂ©rentes mancies (astrologie,voyance, rĂȘves prĂ©monitoires, chiromancie) et Ă descroyances «modernes» (parapsychologie, extraterrestres).Le tableau 1 montre lâĂ©volution de ces croyances enFrance Ă partir de trois enquĂȘtes allant de 1982 Ă 19931.
On observe dâabord que la croyance la moins frĂ©quente,les fantĂŽmes, les revenants, atteint tout de mĂȘme 11%. Enoutre, environ la moitiĂ© des personnes interrogĂ©es dĂ©cla-rent croire au phĂ©nomĂšne Ă©voquĂ© dans trois cas: la trans-mission de pensĂ©e (55%), les guĂ©risons par magnĂ©tiseurs(55%), enfin lâexplication des caractĂšres par les signesastrologiques (46%).Ensuite viennent les croyances concernant des techniquesde divination: entre un tiers et un quart de la population;enfin, celles qui relĂšvent de lâirruption dâun certain fantas-tique dans la vie quotidienne. Quoi quâil en soit, la diffu-sion de ces croyances apparaĂźt considĂ©rable.
La hiĂ©rarchie des croyances peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e commestable entre 1982 et 1993, mais dans les dix cas oĂč la com-paraison est possible dans le temps, six sont lâobjet dâuneaugmentation des proportions supĂ©rieure Ă cinq points depourcentage; et dans trois cas, lâaugmentation est delâordre de dix points: la transmission de pensĂ©e augmentede treize points, lâexplication des caractĂšres par les signesastrologiques gagne dix points et les guĂ©risons parmagnĂ©tiseurs huit points. La tendance gĂ©nĂ©rale est doncbien Ă la hausse. [âŠ]
Les femmes sont plus «croyantes» que les hommes, quece soit pour le paranormal ou lâastrologie. Plus on estjeune, plus on croit au paranormal, et un Ă©cart de plusde vingt points de pourcentage sĂ©pare les 18-24 ans des65 ans ou plus; les variations sont plus faibles pour lâas-trologie et, lĂ , la croyance est surtout dĂ©veloppĂ©e parmiles 40-64 ans.
Sâil est vrai que la croyance Ă lâastrologie est plus frĂ©-quente parmi ceux qui nâont pas atteint le baccalaurĂ©at, ettend ensuite Ă dĂ©croĂźtre quand le niveau dâĂ©tudes aug-mente, il nâen est rien pour la croyance au paranormal. Aucontraire, ceux qui ont fait des Ă©tudes supĂ©rieures scienti-fiques atteignent un des niveaux les plus Ă©levĂ©s, alors queceux qui nâont pas dĂ©passĂ© le certificat dâĂ©tudes se situentau niveau le plus bas. Le niveau de croyance des diversgroupes socioprofessionnels est trĂšs diffĂ©renciĂ©: ce sontles employĂ©s qui croient le plus au paranormal aussi bienquâĂ lâastrologie. Pour le paranormal, Ă©tudiants et cadressupĂ©rieurs atteignent des degrĂ©s Ă©levĂ©s de croyance, alorsque les agriculteurs sont au niveau le plus bas. Quant Ă lacroyance Ă lâastrologie, elle est surtout dĂ©veloppĂ©e parmiles petits commerçants et artisans, et elle est rare parmiles enseignants (tableau 2).Ces rĂ©sultats peuvent surprendre. [âŠ]Avec la dĂ©mocratisation de lâenseignement et lâallonge-ment de la durĂ©e des Ă©tudes, lâ«irrationalisme» ne devaitalors subsister que parmi les couches sociales exclues delâenseignement long ou dans les gĂ©nĂ©rations les plusanciennes. Or, nous observons que câest surtout parmi lesjeunes, ceux qui ont fait des Ă©tudes, les cadres supĂ©rieurset les Ă©tudiants, que les croyances au paranormal sont lesplus frĂ©quentes. Il faut donc abandonner lâidĂ©e que lâĂ©lĂ©-vation du niveau culturel va de pair avec lâaffaiblissementdes croyances irrationnelles et que celles-ci ne seraientencore actives que dans les groupes sociaux les plus Ă©loi-gnĂ©s du savoir. [âŠ]
Croyances parascientifiques etcroyances religieuses[âŠ]Une analyse du contenu des diffĂ©rentes croyances auxparasciences pourrait faire penser que ces derniĂšres sontindĂ©pendantes des systĂšmes religieux chrĂ©tiens, domi-nants dans la sociĂ©tĂ© française, et pourraient mĂȘme sesituer en dehors du champ religieux. En effet, lâastrologie
Lâessor des croyances parallĂšles*
Ăvolution des croyances aux parasciences (1982 Ă 1993)RĂ©ponses «jây crois» (en %) ordonnĂ©es selon les pourcentages dĂ©croissants en 1993;
les taux de sans rĂ©ponse nâexcĂšdent pas 5%.Dites-moi pour chacun des phĂ©nomĂšnes suivantssi vous y croyez ou non? 1982 1988 1993
La transmission de pensĂ©e 42 â 55
Les guĂ©risons par magnĂ©tisseurs, imposition des mains â 47 55
Lâexplication des caractĂšres par les signes astrologiques 36 40 46
Les rĂȘves qui prĂ©disent lâavenir â 38 35
Les prédictions par les signes astrologiques, les horoscopes 23 24 29
Les prĂ©dictions des voyantes â 27 24
Lâinscription de la destinĂ©e dans les lignes de la main â 17 23
Les envoĂ»tements, la sorcellerie 18 â 19
Les passages sur la Terre dâĂȘtres extraterrestres â â 18
Les tables tournantes 13 10 16
Les fantĂŽmes, les revenants 5 5 11
Tableau 1. (Ndlr: LâenquĂȘte rĂ©alisĂ©e Ă nouveau en 2000 a donnĂ©, grosso modo, les mĂȘmes rĂ©sultats - voir Science et Vie - septembre 2003-Le point sur la zĂ©tĂ©tique).
* Article publié dansFuturibles n°260 (janvier2001), dont nouspublions de largesextraits. ã
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tions symboliques dans lesquelles celui-ci a Ă©tĂ© socia-lisĂ©. Quand ces systĂšmes symboliques collectifs «prĂȘtsĂ penser» se fragilisent et que leur transmission sâopĂšremoins bien, les repĂšres habituels se dĂ©gradent pendantque les mĂ©dias diffusent de nouvelles offres religieuses.La part de libertĂ© augmente mais elle sâaccompagnedâanxiĂ©tĂ©. Devant la difficultĂ© Ă trouver des rĂ©ponsestotalement personnelles, chacun est disponible pourdes kits de substitution qui facilitent les recompositionssyncrĂ©tiques, «collages» dâĂ©lĂ©ments disparates, moinscoercitifs que les grands systĂšmes traditionnels collec-tifs.
En effet, jusquâici, deux systĂšmes dâexplication cohĂ©-rente du monde sâopposaient au dĂ©veloppement desparasciences, dâun cĂŽtĂ© le rationalisme scientifiqueopposĂ© par nature aux fausses sciences (mais ne rĂ©pon-dant pas Ă toutes les questions des hommes, en parti-culier Ă celles sur leur destinĂ©e et sur la mort), delâautre la religion catholique (offrant une explicationtotale du monde) qui combattait les fausses croyances.Maintenant, lâun et lâautre tendent Ă ĂȘtre considĂ©rĂ©scomme insuffisants en eux-mĂȘmes. Or, les systĂšmes decroyances que nous voyons se dĂ©velopper chez les indi-vidus sont pour partie fondĂ©s sur un projet de rappro-chement entre le spirituel et le rationnel, sur un dĂ©sirdâĂ©largissement de la connaissance scientifique Ă unmode de comprĂ©hension plus exhaustif, plus intuitif,plus symbolique, qui rĂ©serve sa place Ă des savoirscachĂ©s qui peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s Ă certains Ă©lus.
Guy Michelat
tion dans la vie des gens ordinaires. Une bĂ©nĂ©dictionpapale, pour pas mal de fidĂšles, remplacera avantageuse-ment un gros lot au Lotto. Il nâest pas facile dâexpliquer lesprocessus qui commandent Ă ces Ă©nigmatiques mises enplace de crĂ©dulitĂ©s qui rĂ©sistent le plus souvent Ă toutetentative de critique rationnelle.
Car, bien davantage que de croyance, câest bien de crĂ©du-litĂ© quâil sâagit, voire mĂȘme de jobardise pure et simple. LephĂ©nomĂšne est proche de celui que la piĂ©tĂ© populaireentretient autour de statues de saints ou autres objetsgĂ©nĂ©rateurs, selon des traditions fortement implantĂ©es, demiracles divers: guĂ©risons inopinĂ©es, stĂ©rilitĂ©ssurmontĂ©es, fortunes recouvertes, etc. MĂȘme lorsque lessupports de ces miracles semblent ne reposer que sur unesupercherie facile Ă mettre en Ă©vidence, cela marcheparfois encore, comme marchent trĂšs bien dâautres super-cheries (nâen dĂ©plaise au doctorat accordĂ© avec une ridi-cule complaisance Ă Elisabeth Tessier), lâhoroscope et lesmultiples pratiques de divination.
Gober et faire goberDans toute sociĂ©tĂ©, les membres qui nâoccupent pas uneposition de pouvoir rĂ©elle âmĂȘme si on est toujours le petitchef de quelquâunâ, ceux quâon a appelĂ©s les citoyenslambda, ressentent gĂ©nĂ©ralement une certaine formedâembarras Ă lâĂ©gard du monde, lequel leur paraĂźt compli-quĂ©, inextricable, illisible. Dans des temps plus anciens (etencore Ă notre Ă©poque auprĂšs de certains groupes depopulation), les religions apportaient, Ă grand renfort demystĂšres et dâexplications qui ne pouvaient ĂȘtre ratifiĂ©esque par des croyances, les clĂ©s permettant de surmontercet embarras. Encore devait-elle accorder une certaineplace Ă des cultes ou invocations particuliers, pour lâun ou
lâautre saint efficace pour rĂ©soudre tel ou tel problĂšmespĂ©cifique, par exemple: câest la base de la piĂ©tĂ© populairedont je viens de parler. Le sorcier ou lâintercesseur avaientpour fonction dâaider tout individu venant faire appel Ă leurs services à «retourner en paix». LeproblĂšme nâĂ©tait pas toujours rĂ©solu, maispour celui qui en Ă©tait affectĂ©, lâessentiel estquâil avait Ă©tĂ© pris personnellement encompte. Si le problĂšme subsistait, câestquâil ou elle ne possĂ©dait pas suffisammentde mĂ©rites, câest tout: il ou elle nâavait paspriĂ© assez fort, nâavait pas assez respectĂ©les rites, Ă©tait encombrĂ©(e) par un ancĂȘtreperturbateur, etc.
De nos jours, le recours Ă lâun desmultiples occupants du panthĂ©on popu-laire1 nâest plus vraiment Ă la mode. Lemonde sâest dĂ©senchantĂ© en mĂȘme tempsquâil se sĂ©cularisait, du moins sous nos lati-
tudes. Mais la sourde inquiĂ©tude quiest inscrite au cĆur de tout un chacunnâa pas disparu, et mĂȘme, dans dessociĂ©tĂ©s dominĂ©es par le risque, elle aurait plutĂŽttendance Ă croĂźtre. DâoĂč sans doute lâinflation desrecours aux mĂ©decins, mais aussi aux psys, auxdiverses espĂšces de guĂ©risseurs, aux praticiens dediverses manies. Et Ă la croyance dans les vertusthaumaturgiques des Olympiens, en lesquelles lesmĂ©dias qui, en matiĂšre dâobscurantisme ont remplacĂ©les religions traditionnelles, nous incitent Ă croire,faisant de nous des gobeurs dĂ©nuĂ©s de tout senscritique, quâil sâagisse de toucher seulement le vĂȘte-ment dâune idole de la chanson, de recevoir la photodĂ©dicacĂ©e, censĂ©ment par elle, dâune vedette du spec-tacle ou du sport (qui nâest quâune catĂ©gorie du spec-tacle), de serrer la main dâun Royal, le mĂȘme phĂ©no-mĂšne de crĂ©dulitĂ© joue. Le bĂ©nĂ©ficiaire voit sa vietransfigurĂ©e, et il peut mĂȘme sâengager dans la troupede ceux ou de celles qui se livrent de maniĂšre rĂ©gu-liĂšre au culte du thaumaturge, quâil sâagisse de MĂšreTeresa, de Johnny Hallyday, de David Beckham2 ouencore du prince Laurent (grĂące aux services de lâinĂ©-narrable Anne QuĂ©vrin et de son Ă©mission PlaceRoyale, championne de lâaudimat sur les ondes de lafrancophonie belge).
Si ces gens-lĂ sont diffĂ©rents (en mieux!) de nous, câestquâils possĂšdent des qualitĂ©s auxquelles nous ne pouvonsprĂ©tendre. En leur rendant un culte, nous pouvons espĂ©-rer recevoir quelques bribes de ces qualitĂ©s. DâoĂč lessurprenants engouements pour des personnages parfoisaussi ternes que certains princes, ou aux talents aussiminces que ceux de certains «artistes». Les jobards sontlĂ©gion, et, tout malins que nous sommes, il nous arrivedâen ĂȘtre. Ă quelques rares exceptions prĂšs, nous avonstous une double vie: la premiĂšre est celle que nousmenons au jour le jour, en proie aux «terribles pĂ©pins dela rĂ©alité», lâautre est celle que nous vivons par procura-tion, en crĂ©dules parfois conscients de lâĂȘtre, mais alorsavec fiertĂ©.
Claude Javeau
1 Contrairement Ă ce quiest souvent prĂ©tendu,aucune religion ne peutvraiment ĂȘtre tenuepour «monothĂ©iste»,mĂȘme si leurs principesthĂ©ologiques le procla-ment. Que lâon songe,entre autres, Ă tous lessaints et sainteshonorĂ©s dans les Ă©gliseset ailleurs. Pour lâan-thropologique, câest cepolythĂ©isme effectif quicompte vraiment.
2 Si jâen crois lâhebdoma-daire Elle du 25 aoĂ»t2003, ce «sĂ©duisant»joueur de ballon «a prisla place laissĂ©e par laâreine des cĆursâ». SictransitâŠ
L e 31 aoĂ»t 1997, lâĂ©pouse divorcĂ©e de lâhĂ©ritier dutrĂŽne britannique, nĂ©e Diana Spencer, connaissaitune fin tragique dans un accident de voiture
survenu Ă Paris, au tunnel de lâAlma, en mĂȘme temps queson compagnon saoudien et le chauffeur de la MercĂ©dĂšsfonçant Ă toute vitesse, pour Ă©chapper, a-t-on dit, Ă unemeute de paparazzi. Quelques jours plus tard, la retrans-mission des obsĂšques de la Princesse de Galles auraitrassemblĂ© autour des Ă©tranges lucarnes du monde entierun bon milliard de tĂ©lĂ©spectateurs. Devant les grilles dupalais de Kensington, rĂ©sidence de la princesse, furentdĂ©posĂ©s des quintaux ou des tonnes, jâai oubliĂ©, de fleurset dâautres objets figurant le deuil, dĂ©sormais de couleurblanche sous nos latitudes, depuis quelques Ă©pouvan-tables assassinats dâenfants. Un nombre considĂ©rable degens ordinaires, qui ne frĂ©quentaient pas les prĂ©tendusgrands de ce monde, aurait pleurĂ© celle quâon sâempressade surnommer la «Princesse du peuple» ou mĂȘme parfoisla «Princesse des pauvres». Ă quinze cents euros la nuit auRitz, cela faisait une pauvretĂ© trĂšs supportable, mais, Ă lâĂ©poque, on aurait passĂ© un assez mauvais moment Ă oserle faire remarquer. «On», en lâoccurrence, dĂ©signe ici lesmĂ©dias audiovisuels et la presse Ă©crite, pas seulement dureste celle de la variante «pipelette», pour reprendre lâheu-reuse expression de mon ami Gabriel Thoveron. Loin demoi lâidĂ©e de dĂ©nier Ă la mort brutale de cette jeune mĂšrede trente-huit ans son authentique dimension tragique.Mais cela ne devrait pas empĂȘcher de sâinterroger sur lescauses dâune vague considĂ©rable dâĂ©motion transnatio-nale, dont la sincĂ©ritĂ© ne pourrait ĂȘtre aisĂ©ment mise encause1.
Lady Di, pour lui donner son sobriquet mĂ©diatique, faitpartie de ce quâEdgar Morin a appelĂ© les Olympiens, cesgens qui Ă©chappent au sort du commun et au jugement quiest communĂ©ment rĂ©servĂ© aux actions de ceux-ci. ĂlâĂ©gard de ces personnages hors normes, jouent diversescroyances quâentretiennent avec soin presse et mĂ©diasaudiovisuels. En lâoccurrence, que la princesse de Gallesse prĂ©occupait rĂ©ellement du sort des misĂ©reux, quâellemilitait pour la suppression de leur misĂšre, quâelleoeuvrait dans le sens de la naissance dâun monde meilleur.Ne lâavait-on pas vue embrasser une autre championne dela cause des pauvres, MĂšre Teresa, permettant ainsi auxpreneurs dâimages du monde entier de diffuser celle delâunion de la vieillesse Ă bout de souffle et de la jeunesseencore en plein rayonnement. Je ne mâinterrogerai pas icisur les vĂ©ritables sentiments quâĂ©prouvait la princesse Ă lâĂ©gard des malheureux. Peut-ĂȘtre dĂ©plorait-elle sincĂšre-ment leur sort. Mais ce genre de personnage est gĂ©nĂ©rale-ment privĂ© de toute identitĂ© personnelle au profit de lamise en scĂšne dâune identitĂ© sociale destinĂ©e Ă servir lesintĂ©rĂȘts de propagandes dont les buts et les moyens leurĂ©chappent en gĂ©nĂ©ral.Certes, le phĂ©nomĂšne nâest pas nouveau. Sous lâAncienRĂ©gime, les rois de France passaient pour guĂ©rir lesĂ©crouelles (autrement dit, mais cela nâaidera guĂšre lamajoritĂ© dâentre nous: lâadĂ©nopathie cervicale tubercu-leuse chronique). Pour certains fans, un seul sourire deleur idole qui semblerait leur ĂȘtre expressĂ©ment adressĂ©peut illuminer une vie entiĂšre. Hors normes quant au juge-ment quâil est autorisĂ© Ă porter sur leur vie privĂ©e, lesOlympiens le sont aussi quant Ă leurs pouvoirs dâinterven-
Crédulités et jobardises
Le monde sâest dĂ©senchantĂ©en mĂȘme temps
quâil se sĂ©cularisait, du moins sous nos latitudes.
Mais la sourde inquiĂ©tude qui est inscrite au cĆur
de tout un chacun nâa pas disparu.
Tableau 2 - Public paranormal (en %)SEXEHommes 28Femmes 34ĂGE18-24 ans 4225-39 ans 3840-54 ans 3155-64 ans 2765 ans ou plus 20NIVEAU DE DIPLĂMESans diplĂŽme, certificat dâĂ©tudes 24BEPC, CAP, BEP 37BaccalaurĂ©at 33Enseignement supĂ©rieur 31
dont enseignement supĂ©rieur scientifique 37PROFESSIONAgriculteur 14Commerçant, artisan, industriel 29Cadre, profession intellectuelle supĂ©rieure 32Enseignant 30Ătudiant 39Profession intermĂ©diaire 26EmployĂ© 38Ouvrier 28Inactif 34NIVEAU DâINTĂGRATION RELIGIEUSEPratiquants dominicaux 27Pratiquants mensuels 41Pratiquants occasionnels 33Non-pratiquants 30Sans religion 27Autres religions 43
Angeli armati de Giotto. Exposition Europalia - La chapelle de Scro-vegni (espace culturel ING jusquâau 11 janvier 2004).
1 LâenquĂȘte de 1993 a Ă©tĂ©financĂ©e par la citĂ© dessciences et de lâindustrieet le journal Le Monde.Le questionnaire a Ă©tĂ© rĂ©-digĂ© par Daniel Boy etGuy Michelat, et lâen-quĂȘte rĂ©alisĂ©e par laSofres. Ses premiersrĂ©sultats ont Ă©tĂ© prĂ©sen-tĂ©s dans un colloque dela CitĂ© des sciences enfĂ©vrier 1993. Voir DanielBoy, Guy Michelat, «Pre-miers rĂ©sultats de lâen-quĂȘte sur les croyancesaux parasciences», in LaPensĂ©e scientifique et lesparasciences, Paris, AlbinMichel, CitĂ© des scienceset de lâindustrie, 1993,pp.208-223. «LesFrançais et les para-sciences», in Sofres.LâĂ©tat de lâopinion 1994,Paris, Seuil, 1994,pp. 202-217.
2 On a montrĂ© que la frĂ©-quence de lâassistance Ă la messe Ă©tait liĂ©e au de-grĂ© de croyance etquâelle reprĂ©sentait unebonne mesure du niveaudâintĂ©gration au catholi-cisme. Voir Guy Miche-lat, «Ce que se dire ca-tholique veut dire. Lesfacettes de lâapparte-nance au catholicisme»in Guy Michelat, JulienPotel, Jacques Sutter etJacques MaĂźtre, LesFrançais sont-ils encorecatholiques?, Paris, Ă©d.du Cerf, 1991, pp.129-209.
3 Raymond Boudon, Fran-çois Bourricaud, Diction-naire critique de la socio-logie, Paris, PUF, 1982.
Guy Michelat est directeurde recherche Ă©mĂ©rite duCNRS. Il est lâauteur denombreuses publications surles valeurs et les croyances.
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annĂ©es 1990. Les observations de la sonde COBE, puis dutĂ©lescope spatial «Hubble» et, depuis quelques mois, cellesde nombreux observateurs au sol ou dans lâespacesemblent prĂ©sentement retourner la situation. Ici, câest leprogrĂšs technologique qui a ouvert des horizons nou-veaux, brisant un quasi-dogme5.Lâorigine de la vie dans lâunivers a donnĂ© lieu Ă de vĂ©ri-tables verrouillages dâinformations. LâhypothĂšse de lapanspermie (les molĂ©cules de la vie ayant une originecosmique) a Ă©tĂ© rejetĂ©e systĂ©matiquement entre la mort deson dernier dĂ©fenseur Svente ArrhĂ©nius (1926) et lestentatives romancĂ©es de Hoyle pour en relancer lâidĂ©e.Aujourdâhui, sous une forme Ă©videmment rĂ©novĂ©e, on laconsidĂšre comme «hautement probable», au moinspartiellement.NâĂ©voquons pas les difficultĂ©s quâeut la thĂ©orie de la rela-tivitĂ© Ă convaincre les physiciens, ni celle de la dĂ©rive descontinents, les gĂ©ologues. Quelle difficultĂ© eurent les chi-mistes Ă abandonner leur phlogistique (ndlr: feu, consi-dĂ©rĂ© comme un des matĂ©riaux ou principes de la compo-sition des corps) ou Ă accepter la thĂ©orie de la valenceĂ©lectronique. Les mĂ©tĂ©orologistes eurent toutes les peinesdu monde Ă accepter les changements climatiques. LesdĂ©rives Ă©tant trop faibles et trop lentes pour ĂȘtre significa-tives eu Ă©gard Ă la prĂ©cision des mesures, beaucoup serefusaient mĂȘme Ă en envisager la possibilitĂ©!En 1939, un astronome illustre dĂ©montrait avec uneconviction qui emportait lâadhĂ©sion de presque tous quâilĂ©tait impossible de mettre une sonde en orbite autour dela Terre!
Et pourtant, elle(s) tourne(nt)!On rĂ©torquera Ă tout ceci quâil sâagit dâun processus natu-rel. Que la prudence impose le scepticisme et quâaprĂšstout quelques utopies finissent bien par se rĂ©aliser. «CroireĂ lâutopie»6 fut le titre dâun discours inaugural dâAndrĂ©Jaumotte, recteur de lâULB en 1972. Il sâagissait pour lâes-sentiel dâavaliser un train de rĂ©formes issu de la contesta-tion de 1968 et de justifier certains engagements de la poli-tique technologique, dont on ne discutera pas ici de lâop-portunitĂ©.
Les utopies prĂ©sentent des objectifs souvent mythiques.Elles ne stimulent pas nĂ©cessairement le progrĂšs. EnbĂąillonner les chantres nâest pas moins redoutable. Le vraidanger rĂ©side dans notre tendance naturelle Ă sclĂ©roserles choses, Ă Ă©viter les turbulences. Pur Ă©goĂŻsme: nousvieillissons, nos acquis et nos illusions se conservent! Ăvi-tons toute casse, que nos vieux jours soient sereins, pointde remise en cause! Les turbulences sont gĂ©nĂ©ralementplus fortes, le couvercle de la marmite finit toujours passauter et dâautres humains (gĂ©nĂ©ralement des innocents)souffrent des Ă©claboussures brĂ»lantes dont notre obstina-tion et leur espĂ©rance dâun Ă©ternel confort les poussent Ă refuser lâĂ©vidence.
Que de temps perdu en dâaveuglantes querelles dont lavanitĂ© nâest perçue que trop tard! Mais est-ce vraiment dutemps perdu? LâexpĂ©rience montre aussi quâune novationmal assimilĂ©e tourne facilement Ă lâĂ©chec sinon au drame.
Entre lâadage populaire «on ne fait pas dâomelette sanscasser des Ćufs», qui Ă©lĂšve la cruautĂ© et lâinjustice en sys-tĂšme moral, et le dicton de la sagesse «HĂąte-toi lentement»prĂ©texte au conservatisme non moins cruel et injuste, lâhu-manitĂ© nâa pas le temps dâhĂ©siter. Elle choisit lâun oulâautre. Au hasard?
André Koeckelenbergh
Théories ineptes cherchent adeptes
Le Guide critique de lâextraordinaire de Renaud Marhic est unoutil remarquable mis Ă la disposition de tous ceux qui se trou-vent en dĂ©bat avec les mystiques de lâextraordinaire: un dĂ©s-habillage rationnel, rigoureux, peut-ĂȘtre un peu froid, des prin-cipales formes que prennent les croyances paranormales.Câest aussi une documentation sĂ©rieuse pour tous les ensei-gnants qui sont confrontĂ©s aux questions naĂŻves des cherspetits ou aux interrogations des plus grands et des adultes. Lessujets sont traitĂ©s avec une objectivitĂ©, un respect de lâautre etun sens de la mesure rarement atteints dans le cadre dâundĂ©bat trop souvent passionnel. Le tout est suivi dâune bibliographie Ă©toffĂ©e et dâun index bienutile.Ceux qui se sont souvent frottĂ©s au paranormal y apprendrontdes dĂ©tails historiques curieux, les autres auront une vue pa-noramique claire des sujets traitĂ©s. Cette volontaire linĂ©aritĂ©est parfois dĂ©rangeante pour le lecteur, car les auteurs, JosĂ©Ferrand, Marco BĂ©langer, FrĂ©dĂ©ric LequĂȘvre etsurtout Renaud Marhic font preuve dâune assurancedans les affirmations qui peut paraĂźtre sans conces-sions alors quâelles sont soutenues par de nombreusesrĂ©fĂ©rences auxquelles les lecteurs ont tout intĂ©rĂȘt Ă serapporter sâils dĂ©sirent conforter leur(s) jugement(s).Il est vrai que les errements poĂ©tiques des mages etmĂ©diums pourraient simplement susciter un hausse-ment dâĂ©paules, ĂȘtre traitĂ©s dâinnocentes sottises etporter les lecteurs Ă sâinterroger: «cela vaut-il la peinede consacrer tant de pages Ă des thĂšmes aussi peusĂ©rieux?». Ce guide rĂ©pond exactement Ă pareillequestion en montrant les exploitations, asservis-sements mentaux et nuisances perverses qui dĂ©cou-lent de la pratique de lâoccultisme ou des (pseudo)«sciences parallĂšles» On atteint trĂšs prĂ©cisĂ©ment ceslimites oĂč la tolĂ©rance passive ouvre toute grande laporte aux pires fanatismes.Pour avoir Ă©tĂ© amenĂ© Ă rĂ©diger ailleurs (La scienceface au dĂ©fi du paranormal, Quorum 1999) une note concer-nant les ovnis qui suscita quelques critiques acerbes de mescollĂšgues les plus radicaux, jâai bien apprĂ©ciĂ© le chapitre trai-tant de ce thĂšme (pp. 65-94) rĂ©digĂ© par Renaud Marhic. Ildonne une excellente vision synthĂ©tique du problĂšme, bienque les tenants de la rĂ©alitĂ© du phĂ©nomĂšne pourraient luireprocher dâavoir prĂ©sentĂ© un rĂ©quisitoire trop court et, Ă leursyeux, incomplet. Mais cette attitude est justifiĂ©e par uneremarque conclusive qui constate quâil y a peu dâĂ©tudes scien-tifiques fondĂ©es qui ont Ă©tĂ© menĂ©es sur ces objets mystĂ©rieux.Cela est assez exact, mais le caractĂšre volatile et inconstant deces apparitions nâen est-il pas une justification? Le dĂ©jĂ ancienRapport Condon, pour critiquable quâil soit sur certains points,est loin dâĂȘtre un mince feuillet de quelques pages! Son aspectindigeste montre la difficultĂ© quâil y eut Ă conclure. On nerĂ©sume pas un pavĂ©, aussi compact et aussi Ă©pais, en un tourde main! Dans une brĂšve conclusion, Renaud Marhic constate avecJean Rostand: «aucune thĂ©orie nâest assez inepte pour ne pasfaire dâadeptes!». La derniĂšre ligne est un appel Ă la lecture cri-tique: «sâil est naĂŻf dâespĂ©rer en la disparition de lâextraordi-naire du paysage sociologique, il nâest jamais inutile dâen expli-quer lâinstrumentalisation».
A. K.
Renaud Marhic, Guide critique de lâextraordinaire, avec uneprĂ©face de Henri Broch, 2002, Ă©dit. Les Arts LibĂ©raux, 30 e .
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S ous cet intitulĂ©, il est de tradition de traiter des rap-ports entre la foi religieuse dâun homme dit «desciences» et sa pratique scientifique quotidienne.
Lucia de BrouckĂšre1 a fort bien rĂ©sumĂ© ce que devrait ĂȘtrelâattitude cohĂ©rente dâun scientifique: sa philosophie etson Ă©thique au laboratoire doivent ĂȘtre les mĂȘmes quecelles quâil adopte dans sa vie privĂ©e et rĂ©ciproquement! Ilnây a quâune maniĂšre dâĂȘtre honnĂȘte: intellectuellement.
Le cours de la vie confronte parfois les humains Ă deschoix qui, pour ne pas ĂȘtre nĂ©cessairement cruels dansleur rigueur implacable, conduisent Ă des compromis heu-reux ou malheureux, Ă des ruptures douloureuses et desrapprochements bienfaisants. Tel nâest pas lâobjet de cetterĂ©flexion.Autre chose est le problĂšme des «idĂ©es reçues», des «évi-dences», de tous les «paradigmes» et «modes» qui jalon-nent lâhistoire de la pensĂ©e scientifique et participent Ă sadynamique jusquâau moment oĂč ils deviennent des fac-teurs de sclĂ©rose qui figent les perspectives et obscurcis-sent lâavenir plutĂŽt que de contribuer Ă le transformer.La mise en Ă©vidence dâun fait nouveau ou dâune idĂ©e origi-nale prend souvent le contre-pied de ce qui est connu etenseignĂ©. Le propre du chercheur est alors de tenter delâinsĂ©rer dans les connaissances dĂ©jĂ acquises. Sonorigine est gĂ©nĂ©ralement mal connue et les voies explica-tives consisteront en lâĂ©laboration dâhypothĂšses suscep-tibles de le justifier. Pour peu quâelles rĂ©sistent Ă la durĂ©e,soit quâelles sâimposent, soit quâelles soient imposĂ©es pardes magisters fiers de les avoir conçues, elles feront «éco-le». Elles deviendront insensiblement les bases indiscuta-bles (qui ne peuvent plus ĂȘtre discutĂ©es!) dâune connais-sance nouvelle. On finira par oublier quâil ne sâagit quedâhypothĂšses. Une gĂ©nĂ©ration plus tard, elles seront deve-nues de vraies croyances. Qui les mettra en doute devien-dra hĂ©rĂ©tique, sera marginalisĂ© et volontairement ignorĂ©.Il est rare que du vivant de leur auteur ces conceptionsprennent la place qui leur revient. Lorsquâun plus oumoins lointain successeur remettra ces questions sous lesfeux de lâactualitĂ©, le contexte et le langage ayant changĂ©,lâidĂ©e ou lâhypothĂšse seront reformulĂ©es car leur prĂ©sen-tation ou leur motivation premiĂšre nâauront plus guĂšre defondement. En effet, une telle renaissance nĂ©cessite un«grand nettoyage»: soit une reformulation complĂšte, soitun effondrement catastrophique de la «vĂ©rité» contre la-quelle elle se dresse. Lâhistoire des sciences est jalonnĂ©e dâĂ©vĂ©nements sem-blables: des rĂ©sistances intellectuelles ou morales refusentla novation, mĂȘme justifiĂ©e. Ce quâon appelait au dĂ©but duXXe siĂšcle «le ProgrĂšs», dans lâexaltation libĂ©ratoire dudĂ©terminisme Ă©volutionniste et scientiste accompagnantlâindustrialisation triomphante, câest la «Science» Ă©clairantla «Raison» et menant au bonheur par le travail! Un clichĂ©qui se superpose au rĂ©alisme (?) de JĂ©hovah chassant «nospremiers parents» du «paradis terrestre» pour avoir tentĂ©de profiter des «fruits» de lâ«arbre de la connaissance»: «tugagneras ta vie Ă la sueur de ton front», «tu enfanterasdans la douleur». SymĂ©trie ou anti-symĂ©trie?Ă dĂ©faut de disposer de la place pour justifier par desexemples dĂ©taillĂ©s et contemporains les effets (ou mĂ©-faits?) de lâacadĂ©misme, du mandarinat et du confort intel-
lectuel que procurent lâillusion de la certitude et le besoinde vĂ©ritĂ©, citons quelques cas emblĂ©matiques.La rĂ©sistance au copernicanisme a Ă©tĂ©, pour notre pays,bien dĂ©crite dans deux publications, lâune concernantLibert Froidmont2 Ă lâoccasion dâun colloque tenu Ă Ou-paye en 1987, lâautre une journĂ©e dâĂ©tude3 tenue en 1995au Palais des AcadĂ©mies. On y voit les multiples motivations qui poussent Ă Ă©viter,nier, Ă©luder, Ă©ventuellement exalter pendant prĂšs de qua-tre siĂšcles une «évidence» dĂ©finitivement acceptĂ©e aujour-dâhui.Les sciences de la vie ont, par les multiples querelles oppo-sant les Ă©coles fixistes, catastrophistes et Ă©volutionnistes,dĂ©bouchĂ© sur un darwinisme au moins aussi entĂȘtĂ© que nele furent les conceptions des thĂ©ologiens et des lamarc-kiens. Lâesprit environnementaliste moderne a suscitĂ© unerenaissance des thĂ©ories dâhĂ©rĂ©ditĂ© des caractĂšres acquisqui nâa pu Ă©merger que tout rĂ©cemment Ă la faveur desprogrĂšs de la gĂ©nĂ©tique molĂ©culaire Ă©branlant la thĂšse du«tout par lâADN»4.De mĂȘme, lâhypothĂšse cosmologique du big-bang, par sesassises solides et sa logique envahissante, a Ă©cartĂ© pen-dant quarante ans du champ des publications Ă haute dif-fusion toute opinion contraire jusquâaux environs des
Sciences, croyances, Ă©vidences
1 Lucia de BrouckĂšre,Ăvolution de la pensĂ©escientifique, FAML, coll.«Culture laĂŻque»,Bruxelles, 1981.
2 «Libert Foidmont et lesrĂ©sistances au progrĂšsscientifique» - Actes ducolloque tenu au chĂąteaudâOupaye, septembre1987, Ă©dit. A. C. BernĂšs,(1988), Amis des VieillesFamilles dâHaccourt.
3 «Copernic, GalilĂ©e et laBelgique, leurs rĂ©cep-tions et leurs his-toriens» - Actes de lajournĂ©e dâĂ©tudes du 8fĂ©vrier 1994. Ă©dit. C.Opsomer, Palais desAcadĂ©mies, Bruxelles,1995.
4 «LâADN en question»,Sciences et Avenir,novembre 2003.
5 Cf. le discours du PapePie XII au CongrĂšs delâUnion astronomiqueinternationale, Rome,1950.
6 AndrĂ© Jaumotte, CroireĂ lâutopie, 29 septembre1972, Ă©ditions de lâUni-versitĂ© de Bruxelles.
Lâhistoire des sciences est jalonnĂ©e de rĂ©sistances intellectuelles oumorales refusant lâinnovation...
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bouddhistes et ils mâont rĂ©pondu dans leur anglaisapproximatif: «Shiva and Bouddha, same same, noproblem»âŠ
Le syncrĂ©tisme orientalCâest prĂ©cisĂ©ment cette propension Ă assimiler les divi-nitĂ©s les plus diverses entre elles et Ă superposer plusieursreligions que lâon nomme «syncrĂ©tisme». Il sâagit delâamalgame dâĂ©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes aboutissant Ă unnouvel ensemble original. Autant la mentalitĂ© occidentale,frappĂ©e au sceau du monothĂ©isme exclusif, lâinterprĂštevolontiers comme une confusion, autant la mentalitĂ©orientale sâen accommode. Les bouddhistes qui, partis delâInde, essaimĂšrent leur doctrine Ă travers tout lâOrient onten effet assimilĂ© les religions et philosophies prĂ©existantesquâils rencontraient sur leur route, au lieu de sâacharner Ă les Ă©radiquer comme le firent gĂ©nĂ©ralement nos mission-naires monothĂ©istes. Le Chinois traditionnel âpour autant quâil existe encore aulendemain du maoĂŻsmeâ ne se dĂ©finit pas comme taoĂŻsteou confucianiste ou bouddhiste, lâun Ă lâexclusion delâautre, mais est tout Ă la fois adepte de Lao-Tseu, deConfucius et de Bouddha. Lâexpression «les trois religionsde Chine» par laquelle on dĂ©signe gĂ©nĂ©ralement la reli-giositĂ© chinoise prĂȘte donc Ă confusion car il ne sâagit pasde trois religions distinctes et bien cloisonnĂ©es, mais deleur fusion en une seule religion syncrĂ©tique, teintĂ©e desurcroĂźt par le vieux fond animiste et mythologique de laChine primitive. Ce syncrĂ©tisme sâest introduit jusquedans les temples bouddhiques qui contiennent frĂ©quem-ment lâune ou lâautre divinitĂ© taoĂŻste. Les doctrines et lespratiques des trois religions, initialement fort diffĂ©rentessinon contradictoires, se sont peu Ă peu mutuellementinfluencĂ©es: les taoĂŻstes voient en Bouddha un disciple deLao-Tseu, tandis que les bouddhistes font de Lao-Tseu unBodhisattva et que Confucius est souvent prĂ©sentĂ© commeun disciple de Bouddha⊠Ainsi, le Chinois baptise sonenfant au temple taoĂŻste, souscrit Ă lâĂ©thique confucianisteet sâadresse au bonze pour la cĂ©lĂ©bration de ses funĂ©-railles2.Le syncrĂ©tisme engendre des religions autonomes dont lesingrĂ©dients ont Ă©tĂ© empruntĂ©s Ă gauche et Ă droite. La plusbelle rĂ©ussite en la matiĂšre reste sans doute le caodaĂŻsmevietnamien. Cette religion fondĂ©e en 1925 et riche dequelque deux millions de fidĂšles rĂ©unit «les trois religionsqui nâen font quâune», celles-lĂ mĂȘmes dont il a Ă©tĂ© ques-tion Ă propos de la Chine. Jusque-lĂ rien de trĂšs surpre-nant vu lâinfluence de la culture chinoise au Vietnam. Maisle caodaĂŻsme nâen reste pas lĂ : aux cĂŽtĂ©s de lâĂtre suprĂȘmequi sĂ©journe «dans un temple (daĂŻ) au plus haut (cao) descieux», il associe allĂšgrement le Christ, Mahomet, JeannedâArc, NapolĂ©on, Winston Churchill, Sun Yat-Sen et VictorHugo!âŠ
La situation au Japon est sensiblement identique Ă celle dela Chine: Ă la vieille religion autochtone des shintoĂŻstes estvenu se greffer Ă partir du VIe siĂšcle de notre Ăšre le boud-dhisme chinois et corĂ©en. Les kami (dieux) du shintĂŽfurent assimilĂ©s Ă des rĂ©incarnations âdes avatarsâ duBouddha et des temples bouddhiques sâĂ©levĂšrent dans lessanctuaires shintoĂŻstes. Le rĂ©sultat est un amalgame denotions bouddhiques et de dĂ©votion Ă lâĂ©gard des kami, letout agrĂ©mentĂ© de superstitions et de vieilles croyancesanimistes. Lâexpression ryĂŽbu-shintĂŽ, «shintĂŽ en deuxparties», traduit cette idĂ©e fondamentale que les deux reli-gions ne sont que les deux faces dâune seule et mĂȘmerĂ©alitĂ©. Comme en Chine, les rites qui rythment les Ă©tapesde lâexistence sont confiĂ©s aux prĂȘtres ou moines des deux
religions. Le Japonais naĂźt et se marie shintoĂŻste, maismeurt bouddhiste. Comme le dit un poĂšme du XVe siĂšcle:«Dâun dieu shintĂŽ Ă un Bouddha, la diffĂ©rence nâest quecelle de lâeau et de la vague»3.
Retour en OccidentOn aimerait entendre davantage de juifs, chrĂ©tiens etmusulmans en dire autant de YahvĂ©, Dieu le PĂšre et Allahet lâon apprĂ©cierait la prĂ©sence dâunmenorah dans une mosquĂ©e, dâun cruci-fix dans une synagogue ou dâun minaretau Vatican. Le syncrĂ©tisme, on lâacompris, est signe dâouverture Ă lâautreet de tolĂ©rance. Il suppose que lâonreconnaisse ne pas dĂ©tenir la VĂ©ritĂ© uneet unique. Il souscrit Ă cette pensĂ©e deKipling qui disait de lâautre: toi quidiffĂšres de moi, loin de me lĂ©ser, tumâenrichis. Il existe au moins unecommunautĂ© Ă laquelle cette perspec-tive ne semble pas une incongruitĂ©: ilsâagit des quelque deux millionsdâadeptes du bahaâisme, une religionsyncrĂ©tique nĂ©e au XIXe siĂšcle en Iranet aspirant Ă fondre toutes les religionset toutes les civilisations en une grandesynthĂšse dont la portĂ©e serait universelle. Mais il est vraique les bahaâis, lorsquâils ne sont pas persĂ©cutĂ©s, sont malvus et assimilĂ©s Ă une secte pernicieuse.
Encore impensable il y a quelques gĂ©nĂ©rations, le syncrĂ©-tisme gagne des adeptes auprĂšs des nombreux vagabondsspirituels de notre Occident dĂ©sormais plus dĂ©christianisĂ©que vĂ©ritablement chrĂ©tien. Nous traversons en effet uneĂ©poque Ă©minemment syncrĂ©tique, et cela prĂ©cisĂ©ment Ă lâheure oĂč le monothĂ©isme chrĂ©tien traverse une crisedâenvergure. Depuis les annĂ©es 60-70, la spiritualitĂ©contemporaine tente avec plus ou moins de bonheur defaire la synthĂšse entre toutes les aspirations plutĂŽt nĂ©bu-leuses, pour ne pas dire chaotiques, dâun Occident déçupar le monothĂ©isme et dâune Ă©poque en quĂȘte dâunenouvelle dĂ©finition du divin. Les multiples ingrĂ©dients duNew Age ressemblent aux amalgames Ă©voquĂ©s ci-dessus.Nous y trouvons un subtil mĂ©lange de druidisme, dechamanisme, dâastrologie, de channeling (contact avec lesanges et les esprits) et surtout un attrait sans cesse gran-dissant pour lâOrient et ses techniques psycho-corporellesvisant Ă lâĂ©largissement de la conscience personnelle et Ă lâĂ©panouissement de lâindividu en harmonie avec lecosmos. Lâextraordinaire diffusion du bouddhisme enEurope et aux Ătats-Unis rĂ©sulte de cette mĂȘme recherchedâune nouvelle planche de salut par laquelle la spiritualitĂ©occidentale tente de se renouveler. Cette nĂ©o-spiritualitĂ©hybride irrite les esprits rationalistes qui y dĂ©cĂšlent unerĂ©surgence de la superstition et inquiĂšte les autoritĂ©s reli-gieuses qui, voyant en elle une dangereuse concurrente,sâempresse de la disqualifier en la traitant de «bricolagespirituel pour temps de disette» ou de «fast-food de la reli-gion». Il nâempĂȘche: le syncrĂ©tisme contemporain a plusdâun atout pour plaire Ă notre Ă©poque oĂč la mondialisationrĂȘve de crĂ©er une culture planĂ©taire. Ă lâheure oĂč les cris-pations intĂ©gristes, produits du monothĂ©isme, divisent etoĂč lâhumanisme athĂ©e ne sĂ©duit (encore?) quâune minoritĂ©Ă©clairĂ©e, cette hĂ©tĂ©rodoxie offre au moins lâavantage denous parler dâharmonie et dâouverture Ă lâautre. Si leshommes ne peuvent se passer de religion, que celle-ci soitsyncrĂ©tique!
Xavier De Schutter
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L âon imagine difficilement ĂȘtre tout Ă la fois monar-chiste et rĂ©publicain. De mĂȘme, on ne conçoit pasquâun adepte dâune des trois grandes religions abra-
hamiques puisse se dĂ©clarer tout Ă la fois juif, chrĂ©tien etmusulman. Le monothĂ©isme est en effet exclusif: la VĂ©ritĂ©rĂ©vĂ©lĂ©e du Livre, quâil sâagisse de la Torah, des Ăvangilesou du Coran, se prĂ©sente comme «la» VĂ©ritĂ© unique etindiscutable puisque dâorigine cĂ©leste. Certes, ces reli-gions acceptent jusquâĂ un certain point le dialogue Ćcu-mĂ©nique, mais chacune reste dĂ©-tentrice de «la» dĂ©finition de Dieuqui ne tolĂšre guĂšre la remise enquestion. Lorsquâil sâagit dâasseoirson monopole, le Dieu des mono-thĂ©istes a tendance Ă excommu-nier ses rivaux. VoilĂ pourquoi ledialogue entre deux monothĂ©is-mes est si difficile et se rĂ©sume leplus souvent Ă deux monologues(lorsquâil nâĂ©volue pas en guerresainte). Il y a peu, nous avonsentendu Mgr LĂ©onard, Ă©vĂȘque de Namur, affirmer Ă latĂ©lĂ©vision que lâange Gabriel qui sâadressa Ă MahometnâĂ©tait pas vraiment le Gabriel biblique. Est-il besoin derappeler que les juifs nâont pas reconnu dans le Christ leMessie quâils attendent encore et toujours ou que lâincar-nation de Dieu en un Fils sauveur relĂšve de lâhĂ©rĂ©sie auxyeux des musulmans? Semblable exclusion expliquepartiellement pourquoi la religion a si souvent Ă©levĂ© desmurs entre les hommes.
Le syncrĂ©tisme polythĂ©isteMais toutes les religions nâont pas enfermĂ© le divin dansune dĂ©finition figĂ©e aussi rigide quâun carcan. Songeonsaux polythĂ©istes dâantan qui, habituĂ©s Ă la diversitĂ© dâundivin multiple, gardaient grandes ouvertes les portes deleur panthĂ©on et Ă©taient toujours prĂȘts Ă accueillir desdieux Ă©trangers. Il ne serait jamais venu Ă lâesprit dâunpolythĂ©iste, grec ou romain par exemple, de contester
lâexistence des dieux mĂ©sopota-miens, Ă©gyptiens, celtes ou autres.HĂ©rodote et Jules CĂ©sar en fournis-sent deux bons exemples: le premier,lors de son voyage aux bords du Nil,identifia chaque dieu Ă©gyptien Ă son«correspondant» grec, et le secondfit de mĂȘme avec les dieux gaulois,chacun identifiĂ© Ă son «correspon-dant» romain, jetant ainsi les basesde ce qui allait devenir la religionsyncrĂ©tique gallo-romaine. Il sâagis-
sait en somme de rapprocher les hommes en rapprochantleurs dieux. Câest ainsi que le perse Mithra fut honorĂ©jusquâaux rives du Danube et de la Tamise, que lâĂ©gyp-tienne Isis eut ses temples Ă AthĂšnes ou Ă Rome et que leshindous ne virent aucun inconvĂ©nient Ă faire de Bouddhaou de JĂ©sus un Ă©niĂšme avatar de Vishnou1. Jâai moi-mĂȘmeĂ©tĂ© hĂ©bergĂ© dans lâHimalaya par des paysans qui hono-raient sur leur autel familial Shiva aux cĂŽtĂ©s du DalaĂŻ-Lama. IntriguĂ©, je leur ai demandĂ© sâils Ă©taient hindous ou
Le syncrétisme contemporain
Un bricolage séduisant?
3 Lorsquâelles ne fusionnĂš-rent pas, les deux reli-gions coexistĂšrent pacifi-quement. Ce nâest quâĂ lafin du XIXe siĂšcle, lors dela rĂ©forme de lâĂšre Meiji(1868) que le shintoĂŻsme,devenu religion dâĂtat etteintĂ© de nationalismeimpĂ©rialiste, voulut sesĂ©parer du bouddhisme.Les bonzes furent persĂ©-cutĂ©s, les statues deBouddha brĂ»lĂ©es et lestemples fermĂ©s. Mais iciaussi, ces persĂ©cutionsrevĂȘtaient un caractĂšrepolitique plutĂŽt que reli-gieux. De mĂȘme, le chris-tianisme, introduit auJapon au XVIe siĂšcle, futpersĂ©cutĂ© parce quelâempereur voyait dansles missionnaires portu-gais et espagnols desagents venus dâOccidentpour prĂ©parer laconquĂȘte du Japon.
1 Par contre, la cohabita-tion du polythĂ©isme hin-dou et du monothĂ©ismemusulman nâa jamais Ă©tĂ©aisĂ©e. Tout au contraire,elle fut Ă lâorigine denombreux massacres quiaboutirent Ă la sanglantepartition de lâInde et Ă lacrĂ©ation du Pakistan en1947. Aux yeux deshindous, les musulmanssont des barbares igno-rant le dharma (lâordrecosmique), tandis quepour les musulmans leshindous ne sont que desinfidĂšles idolĂątres et, pireencore, zoolĂątres. Larencontre entre ces deuxcommunautĂ©s a pourtantportĂ© ses fruits: lesikhisme nĂ© au XVIe siĂš-cle se prĂ©sente commeune synthĂšse entre lâhin-douisme et lâislam. Etlâon trouvera ici et lĂ quelques grands sagesou mystiques, vĂ©dantinset soufis par exemple,qui surent sâĂ©lever au-dessus des diffĂ©rencespour reconnaĂźtre, ainsique le fit Ramakrishnaau XIXe siĂšcle, que «laconnaissance conduit Ă lâunitĂ© comme lâigno-rance Ă la division».
2 Cela ne doit pas nousfaire oublier que les rela-tions entre toutes cescommunautĂ©s furent par-fois orageuses, mais lesquelques persĂ©cutionslocales dont furent victi-mes les bouddhistesavaient des causes Ă©co-nomiques et politiquesplutĂŽt que religieuses. Laremarque, il est vrai,sâapplique Ă©galement Ă plus dâune guerre dite dereligion (croisades etautres djihads) entre lesmonothĂ©istes.
Xavier De Schutter est lâau-teur des MĂ©tamorphoses dudivin, Ă©ditions Espace delibertĂ©s, 2002.
Le «syncrĂ©tisme» est lâamalgame dâĂ©lĂ©ments
hétérogÚnes aboutissant à un
nouvel ensemble original.
Encore impensableil y a quelques générations,
le syncrétisme gagne des adeptes auprÚs
des nombreux vagabonds spirituels de notre Occident
désormais plus déchristianisé que véritablement chrétien.
© Clerbois
Statuettes votives Ă Kyoto (Japon) - Si le Japonais naĂźt et se marie shintoĂŻste, il meurt bouddhiste.
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l a ĂŻ c i t Ă©
Aide aux justiciables
«Ăa nâarrive quâaux autres»
Ăla page des faits divers, unjournal hebdomadaire re-late: «Dans la fuite dâau-
teurs dâun cambriolage, une balleperdue est venue se loger dans lajambe dâune passanteâŠÂ»; «unenfant traversant sur le passagepour piĂ©tons sâest fait faucher parune voitureâŠÂ»; «lors du procĂšs dâunpĂšre incestueux, la mĂšre de lavictime a rĂ©vĂ©lĂ© avoir elle-mĂȘme Ă©tĂ©abusĂ©e dans lâenfanceâŠÂ», «un li-braire, agressĂ© pour la troisiĂšmefois dans son magasin, a tirĂ© sur lesauteurs du hold-upâŠÂ», «on aretrouvĂ©, noyĂ©, dans le canal [âŠ]un homme, Rwandais dâorigine,dont la famille avait Ă©tĂ© dissĂ©minĂ©elors du gĂ©nocideâŠÂ».
Ces rĂ©cits, sâils suscitent chez lelecteur curiositĂ©, fascination, sontcependant vĂ©cus comme lointains,irrĂ©els, un peu comme une histoirequâon raconte⊠pas question, eneffet, de se laisser toucher par cesrĂ©cits, de sâidentifier Ă ces «person-nages», de se voir soi-mĂȘme Ă laplace de ces victimesâŠ
Tout ça nâarrive quâaux autres, ail-leurs et loin⊠Et pourtant...
Les services dâaides aux victimessont agrĂ©Ă©s et subsidiĂ©s dans lecadre de lâaide aux justiciablespour assurer aux victimes dâinfrac-tions et Ă leurs proches une aidesociale, une information juridiqueet un accompagnement psycholo-gique.
Car quand lâimpensable se produit,comment faire face? Commentsurmonter les symptĂŽmes envahis-sants liĂ©s au traumatisme ou audeuil? Comment, financiĂšrement,supporter le coĂ»t dâune hospitalisa-tion, dâune incapacitĂ© de travailpermanente ou dâun procĂšs? Com-ment sây retrouver dans le dĂ©dalejudiciaire pour faire reconnaĂźtre ses
droits en tant que victime? Maisaussi, comment parler aux enfantsde toute cette violence, comment nepas la reproduire lorsquâon nâa paseu de repĂšres, quand toutes lescartes ont Ă©tĂ© brouillĂ©es, commentfaire confiance Ă nouveau, etc.
Quâil sâagisse de faits ancienscomme les maltraitances familiales,les abus sexuels dans lâenfance, leseffets transgĂ©nĂ©rationnels deguerres ou gĂ©nocides⊠ou de faitsplus rĂ©cents qui ont produit unerupture dans le quotidien dâunepersonne, les assistants sociaux,juristes, psychologues du serviceaccompagnent les victimes danslâensemble des consĂ©quences dâunevictimisation. Car chaque fois quequelquâun sâest mis «hors la loi»,une victime lâa accompagnĂ© danscet «hors cadre», dans cet impen-sable et a donc subi, pour elle-mĂȘme, les effets de cette rupture,de cette dĂ©liaison. Tout commepour les auteurs, pour les victimes,une attention de la sociĂ©tĂ© estnĂ©cessaire pour leur permettre dese rĂ©inscrire dans lâexistence et dene pas rester en marge.
Amélia Kalb
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d o s s i e r : C r o y a n c e s
«Lâenfant fait confiance Ă ce que lui raconte le conte defĂ©es parce quâils ont lâun et lâautre la mĂȘme façon deconcevoir le monde», Ă©crit Bruno Bettelheim dans«Psychanalyse des contes de fĂ©es». Les contes de fĂ©es netraumatisent pas les petits, selon le psychanalyste, maisrĂ©pondent Ă leurs angoisses et exercent une fonctionthĂ©rapeutique. Une histoire doit, toujours selon lui, dĂ©ve-lopper lâintelligence, enrichir la vie, donner confiance ensoi et en lâavenir. Les contes de fĂ©es prennent au sĂ©rieuxles angoisses de lâenfant et lâaident Ă mettre de la cohĂ©-rence dans ses sentiments. Ils sont millĂ©naires et univer-sels et possĂšdent par lĂ une valeur inĂ©galĂ©e: lâassuranceque lâon peut rĂ©ussir.
Peut-on parler de «croyance» chez les enfants?Monique Meyfroet: Le bĂ©bĂ© a une pensĂ©e qui sâorganise Ă la fin de la premiĂšre annĂ©e, autour de lâabsence et de laprĂ©sence, de la sĂ©curitĂ©, de la continuitĂ©. On nâen est pasencore aux questions philosophiques. On voit les enfantsqui rejouent ce qui leur sert de sĂ©curitĂ© autour de lâobjettransitionnel. Lâenfant recrĂ©e le monde Ă partir de ce quâilressent et se crĂ©e une forme de croyance par un jeumental liĂ© Ă lâexpĂ©rience de tous ses sens. En fait, toutesles croyances vont dans ce sens-lĂ ; il sâagit de crĂ©erquelque chose qui tient lieu de fil dâaccrochage, de sens Ă la vie. Câest dĂ©jĂ une prĂ©occupation chez le bĂ©bĂ©. Pour lui,lâobjet transitionnel recrĂ©e les conditions de sĂ©curitĂ©. Pourles adultes, câest pareil. Lâart et la religion sont lĂ pour direcomment crĂ©er un monde de sens et un sens Ă sa vie. Câest
toute la question de la production culturelle qui est aujour-dâhui sur la place publique. De tous temps, les enfants onteu une sucette ou une couvertureâŠ. ça ne date pas dâhier.Cette question a Ă©tĂ© davantage dĂ©battue rĂ©cemment car ily a plus de collectivitĂ©s dâenfants et la question se posait Ă propos de leur sucette, hygiĂ©nique ou pas, faut-il la leurlaisser ou non⊠Jâentendais rĂ©cemment Marcel Rufo1 quidisait que nous avions tous des objets transitionnels Ă rĂ©pĂ©tition, comme les jeux vidĂ©os pour les jeunes aujour-dâhui2.
Câest vrai aussi par rapport Ă la tĂ©lĂ©vision, aux feuilletonsauxquels les jeunes sont rivĂ©s?Câest sĂ»r quâon entre dans lâimaginaire! On retrouve dansles feuilletons, les «soaps», des thĂšmes universels et unevision stĂ©rĂ©otypĂ©e de la famille, la paternitĂ©, les enfantslĂ©gitimes ou non, lâabandon, la perte, la naissance, lamort... Je nâirai pas jusquâĂ dire que «Dallas» est un contemoderne, mais les questions traitĂ©es sont universelles,quâon le regarde nâimporte oĂč dans le monde. La visiondes enfants et des adolescents qui aiment «Sept Ă lamaison» est aussi infiniment stĂ©rĂ©otypĂ©e: le pĂšre pasteur,la femme Ă la maison, la kyrielle dâenfants⊠une familleidĂ©ale en somme! Lâadolescence Ă©tant un moment derecherche dâidentitĂ©, on retrouvera aussi des «contes pouradolescents». Est-ce la raison du succĂšs dâĂ©missions tellesque «Star Academy»?
Les contes nâaident-ils pas Ă penser que mĂȘme si ce quiarrive est grave, on parvient Ă sâen sortir?Les contes dâaujourdâhui sont fort Ă©dulcorĂ©s par rapportaux contes originaux. Avant la pensĂ©e concrĂšte, autour desept ans, on est dans un monde de croyances et de magiemais, en mĂȘme temps, on peut avoir dĂ©veloppĂ© unegrande luciditĂ© sur les problĂšmes du quotidien, on estaussi aux prises avec des pulsions- on est dans la haine dumoment, on est jaloux⊠Les contes de fĂ©es reprennent cesĂ©lĂ©ments forts et douloureux et doivent dâailleurs ĂȘtreentendus comme des vecteurs dâĂ©motion.
Mais les choses finissent toujours, dâune maniĂšre oudâune autre, par sâarranger? Lâissue heureuse, juste, nesoulage-t-elle pas? Le conte apporte-t-il Ă lâenfant unerĂ©ponse plus fantastique que rĂ©elle qui rĂ©pond mieux Ă ses questions quâune rĂ©ponse «scientifique», objective, delâadulte?Il y a de cela. Il y a une issue et câest cela qui est intĂ©res-sant. Je parle ici de contes racontĂ©s et non pas de ceux quisont transposĂ©s au cinĂ©ma et qui peuvent se rĂ©vĂ©lerviolents pour un enfant. Dans «Bambi», quand on lit: «Leschasseurs ont tuĂ© la maman de BambiâŠÂ», on imaginecette phrase avec plus ou moins de rĂ©alitĂ© ou de force. AucinĂ©ma, elle est visible: on ne peut contourner lâimage.Serge Tisseron3, qui a travaillĂ© sur les images, constateque, en fonction de ce que lâenfant a dans la tĂȘte, lesimages feront Ă©cho ou non. Pour ma part, il vaut mieuxraconter dâabord le conte avant de le voir sur Ă©cran. Il y a
AmĂ©lia Kalb est prĂ©sidentedu Service dâaide aux justi-ciables de lâarrondissementjudiciaire de Bruxelles.
Contes: le merveilleux qui rassureUne interview de Monique Meyfroet, psychologue clinicienne
parfois un rĂ©alisme dans lâimage quiva davantage percuter les imagesmentales de lâenfant.
Est-il donc souhaitable que lesenfants conservent la croyance enSaint-Nicolas, PĂšre NoĂ«lâŠ?Les adultes ont une tout autre idĂ©e dumerveilleux que les enfants. Lemerveilleux pour les petits et lesjeunes enfants nâest pas une rĂ©alitĂ©Ă©dulcorĂ©e, comme le pensent lesadultes. Le passage de lâinsĂ©curitĂ© Ă la sĂ©curitĂ© les excite beaucoup et serĂ©vĂšle rassurant. La vision du mer-veilleux sans mĂ©chant, sans marĂątreou sans sorciĂšre, câest surtout dans latĂȘte des adultes. Ainsi dans lalĂ©gende de Saint-Nicolas, onretrouve pĂšre Fouettard, plein demenaces et lourd de symboles, et lesenfants aiment jouer avec cescontrastes. En revanche, ce qui vaquestionner davantage lâenfant, câestle fait que Saint-Nicolas vĂ©hicule uneimage dâintrusion toute-puissante.On note dâailleurs une recrudescencechez les enfants de la peur de Saint-Nicolas. Personnellement, je ne suispas favorable Ă ce conte. Pour moi, cedoit ĂȘtre une fĂȘte pour les enfantsconcoctĂ©e par des parents bien inten-tionnĂ©s. De plus, il ne faut pas croireĂ la «fausse» innocence des enfants.Ils feront dâailleurs parfois semblantde croire Ă cette histoire afin de«prĂ©server» leurs parents dâunedĂ©convenue... En effet, nombreuxsont les adultes qui imaginent quâonquitte lâenfance quand on ne croitplus en Saint-Nicolas. Sans doute nesont-ils pas totalement dans lâerreur:câest le moment oĂč lâenfant a comprisque lâadulte, le parent, peut dĂ©libĂ©rĂ©-ment le tromper par ses affirmations.
Les contes sont-ils lus aujourdâhuicomme ils lâĂ©taient hier?Pour moi, le merveilleux, câest le jeu:câest la re-crĂ©ation du monde au quo-tidien. Entre «Jeu et rĂ©alité» (Winni-cot), je peux moi, enfant, devenir unmagicien, un crĂ©ateur, un organisa-teur trĂšs puissant. Dans le fait deraconter des contes tels que Cendril-lon et Blanche-Neige, on joue, tantlâenfant que lâadulte, Ă rĂ©flĂ©chir et Ă sâĂ©mouvoir, sur les places de chacun,sur son rĂŽle... Ce qui est merveilleuxpour lâenfant, câest dâavoir un «objet»qui est vĂ©hiculĂ© par un adulte dispo-nible pour lui et qui lâaidera à «conte-nir» toutes les forces Ă©motionnellesmises en prĂ©sence. En bref, câest lefait de revivre pour lâenfant lâidĂ©equâil peut compter sur un adultesolide qui le soutient.
Propos recueillis par MichĂšle Michiels
1 Marcel Rufo est pédo-psychiatre.
2 Voir aussi Espace deLibertĂ©s n°315- (Unâdoudouâ moderne).
3 Psychanalyste et pédo-psychiatre.
Bertrand Gadenne, Le souf-fleur de bulles. (Dispositifinteractif et vidĂ©os. Appari-tions - Iselp, bd de Waterloo31, 1000 Bruxelles - Jusquâau6 dĂ©cembre 2003).
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minant pour lâaccĂšs ou le maintiendans lâemploi. Lâimportance du «bienĂ©ducatif» sur le marchĂ© du travailbelge renvoie donc chacun face Ă sesresponsabilitĂ©s: puisque le systĂšmeĂ©ducatif a une importance nĂ©vralgi-que pour lâavenir des gĂ©nĂ©rations etpuisque, dans le mĂȘme temps, il seveut «égalitaire», il importe dâautantplus quâil soit efficace, Ă©quitable, etquâil offre Ă tous les Ă©lĂšves, sansdistinction liĂ©e Ă lâorigine socioĂ©co-nomique, au sexe ou Ă la nationalitĂ©,les mĂȘmes chances dâĂ©mancipationsociale.
Dispositifs pour les élÚves «à risques»
Dans cette optique, dâautres indica-teurs permettent de mieux analyserles processus dâĂ©ducation: la durĂ©emoyenne des Ă©tudes, les dĂ©pensesdâĂ©ducation, la qualitĂ© de lâĂ©ducationtelle quâelle est perçue par les Ă©lĂš-ves5, etc. Ă ce niveau, la Commu-nautĂ© française semble disposer dedispositifs potentiellement favorablespour les Ă©lĂšves dits «à risques»: lesĂ©lĂšves dâorigine sociale dĂ©favorisĂ©eet les Ă©lĂšves les plus faibles se trou-vent gĂ©nĂ©ralement dans des classesmoins nombreuses que dans lesautres pays. Dans le mĂȘme sens, lesĂ©lĂšves nĂ©s Ă lâĂ©tranger se dĂ©clarentplus favorablement soutenus parleurs enseignants que les autres.Autre distinction positive: la diffĂ©-rence dâespĂ©rance de scolarisation,en termes de nombre dâannĂ©es, entreles Ă©lĂšves qui font les Ă©tudes les pluslongues et ceux qui font les pluscourtes est lâune des plus faibles delâUnion europĂ©enne. Il faut cepen-
dant relativiser ce dernier constat,car mĂȘme si la durĂ©e de lâobligationscolaire jusque dix-huit ans peut,plus quâailleurs, permettre aux Ă©lĂšvesde bĂ©nĂ©ficier de nombreuses annĂ©esdâenseignement de base, il ne fautpas omettre quâun grand nombredâentre eux passent plusieurs annĂ©esau mĂȘme niveau dâĂ©tudes et peuventquitter le systĂšme dâenseignementobligatoire sans une certificationfinale Ă ce niveau. La tradition trĂšssĂ©grĂ©gative du systĂšme dâenseigne-ment en CommunautĂ© française(redoublements, orientation prĂ©cocedans diffĂ©rentes filiĂšres) est dâailleursune des explications les plus pro-bables de son degrĂ© dâiniquitĂ© plusĂ©levĂ© que dans les autres pays car,parmi ceux-ci, nombreux sont ceuxoĂč le redoublement des Ă©lĂšves estpresque inexistant et oĂč il nâexistepas de filiĂšres diffĂ©renciĂ©es dans lâen-seignement avant lâĂąge de quinze ouseize ans.
SĂ©grĂ©gationDâautres indicateurs traitent Ă©gale-ment des «inĂ©galitĂ©s dâĂ©ducation enmatiĂšre dâacquis cognitifs», et per-mettent de mettre en exergue, Ă lasuite de lâĂ©tude Pisa 20006, que lesystĂšme Ă©ducatif de la CommunautĂ©française est, en Europe, lâun de ceuxoĂč les compĂ©tences des Ă©lĂšves sontles plus dispersĂ©es. En dâautres mots,lâĂ©cart entre les Ă©lĂšves les plus forts etles plus faibles est nettement plusimportant quâailleurs, signe que lesystĂšme Ă©ducatif assure difficilementĂ tous les Ă©lĂšves un minimum dâĂ©ga-litĂ© en termes dâacquis scolaires.Lâampleur de la sĂ©grĂ©gation entre lesĂ©tablissements scolaires en Commu-
nautĂ© française est sansdoute lâune des causesde cette disparitĂ© du ni-veau de compĂ©tencesdes Ă©lĂšves: plusieurs dis-positifs se conjuguent eneffet pour «trier» les Ă©lĂš-ves selon leurs caractĂ©-ristiques et les rassem-bler dans tel Ă©tablisse-ment et dans telle filiĂšre.Lâampleur de cette sĂ©grĂ©-gation scolaire entre lesĂ©tablissements a Ă©tĂ© cal-culĂ©e et montre quâenCommunautĂ© française,il faudrait quâenviron 60% des Ă©lĂšvesfaibles changent dâĂ©cole pour quelâensemble des Ă©lĂšves faibles soientrĂ©partis de maniĂšre Ă©gale dans lâen-semble des Ă©tablissements scolaires,contre seulement 30% en Finlandeou en SuĂšde7! On constate Ă©gale-ment que les Ă©lĂšves de la Commu-nautĂ© française sont encore inĂ©gale-ment regroupĂ©s au sein des Ă©tablisse-ments scolaires selon le statut desprofessions exercĂ©es par leurs pa-rents, leur pays dâorigine et leur ori-gine linguistique. La libertĂ© du choixde lâĂ©tablissement scolaire et la con-currence que se livrent ces Ă©tablisse-ments entre les diffĂ©rents rĂ©seauxdâenseignement ou au sein mĂȘme deceux-ci peuvent expliquer en grandepartie ce phĂ©nomĂšne. Ce choix poli-tique fort, car constitutionnel, peutdonc se heurter Ă la concrĂ©tisation deprincipes dâĂ©galitĂ© dĂ©finis par exem-ple dans le «DĂ©cret missions».
Le systĂšme Ă©ducatif de la Commu-nautĂ© française se caractĂ©rise doncpar un haut degrĂ© dâiniquitĂ© dans dif-fĂ©rents domaines. Mais il ne faudraitpas se contenter de ces constats. Lerapport du Gerese se veut un outilpermettant aux dĂ©cideurs dâĂ©valueret de (re)dĂ©finir des politiques Ă©duca-tives adaptĂ©es aux choix politiques etde sociĂ©tĂ©s des citoyens ou des ac-teurs du systĂšme scolaire. Certainsdâentre eux (un Ă©chantillon dâĂ©lĂšvesde deuxiĂšme secondaire) se sontdâailleurs exprimĂ©s dans le cadredâune enquĂȘte pilote sur les senti-ments de justice Ă lâĂ©cole8. DĂ©jĂ Ă ceniveau, les Ă©lĂšves manifestent desopinions tranchĂ©es sur la justice dusystĂšme Ă©ducatif: prĂšs de la moitiĂ©pense quâun enseignement juste de-vrait consacrer plus dâattention auxĂ©lĂšves les plus faibles⊠mais seule-ment 4% estiment que câest effective-ment le cas.
Ariane Baye, Julien Nicaise,Marie-HĂ©lĂšne Straeten et
Marc Demeuse
6 Voir aussi «Pisa 2000.Les mauvais scores dela Communautéfrançaise», Espace deLibertés n°306/décembre2002.
7 Les excellents rĂ©sultatsde la Finlande lors delâĂ©tude PISA 2000 delâOCDE montrent que,contrairement aux idĂ©esreçues, lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©des Ă©tablissementsscolaires et des classesen termes de caractĂ©ris-tiques des Ă©lĂšves estloin dâĂȘtre incompatibleavec un trĂšs bon niveaude compĂ©tence moyenet une proportiondâĂ©lĂšves trĂšs compĂ©tentsplus quâenviable.
8 Cette enquĂȘte pilote aĂ©tĂ© menĂ©e dans le cadrede lâĂ©tude discutĂ©e dansces pages.
Les auteurs sont chercheursau Service de PĂ©dagogieexpĂ©rimentale de lâUniver-sitĂ© de LiĂšge.
La Belgique est lâun des pays
oĂč le niveau dâĂ©tudes atteint par les Ă©lĂšves est particuliĂšrement
dĂ©terminant par rapport Ă lâemploi
quâils pourront occuperdans lâavenir.
Lâenseignement en CommunautĂ©française
Un haut degrĂ©dâiniquitĂ©
Les résultats de cette étude onttrouvé un large écho dans lapresse belge francophone en
raison dâun constat particuliĂšrementinterpellant: le systĂšme Ă©ducatif de laCommunautĂ© française de Belgiquesemble se dĂ©marquer, par rapport Ă ses voisins europĂ©ens, par un hautdegrĂ© dâiniquitĂ©2.
LâĂ©galitĂ©: un concept polysĂ©miqueDans lâĂ©tude, le concept dâĂ©quitĂ© Ă©du-cative a Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă celui dâĂ©galitĂ©Ă©ducative. Cette derniĂšre notion, plusrĂ©pandue et, a priori, plus simple Ă apprĂ©hender, est pourtant problĂ©ma-tique. En effet, il existe diffĂ©rentstypes dâĂ©galitĂ© Ă©ducative: lâĂ©galitĂ©dâaccĂšs Ă lâĂ©cole, lâĂ©galitĂ© de traite-ment (par exemple, disposer desmĂȘmes conditions dâapprentissage),lâĂ©galitĂ© en termes dâacquis scolaires(par exemple, acquĂ©rir, au moins, unmĂȘme niveau minimum de compĂ©-tences en lecture) et enfin, lâĂ©galitĂ©en termes dâĂ©mancipation sociale etde valorisation des diplĂŽmes sur lemarchĂ© de lâemploi. LâĂ©galitĂ© Ă©duca-tive est donc un concept polysĂ©miquedont certaines des dimensions peu-vent se cĂŽtoyer simultanĂ©ment ausein des systĂšmes Ă©ducatifs delâUnion europĂ©enne. Ainsi, parmi lestextes lĂ©gaux rĂ©gissant le systĂšmeĂ©ducatif de la CommunautĂ© fran-
çaise, il est tantĂŽt fait rĂ©fĂ©rence Ă lâĂ©-galitĂ© dâaccĂšs Ă lâĂ©cole, tantĂŽt Ă lâĂ©ga-litĂ© dâacquis scolaires en termes desocles de compĂ©tence Ă acquĂ©rir partous3. Pour atteindre ce secondobjectif, les dĂ©cideurs ont notam-ment optĂ© depuis une dizaine dâan-nĂ©es pour la gĂ©nĂ©ralisation dâunelogique de discriminations positives,inĂ©galitaires en soi, afin dâoffrir unmeilleur traitement aux Ă©lĂšves poten-tiellement dĂ©favorisĂ©s. Lâimbricationcomplexe de diffĂ©rentes logiquesĂ©galitaires a poussĂ© les auteurs delâĂ©tude Ă dĂ©velopper une approchemultidimensionnelle oĂč ces logiquespeuvent interagir dans un dĂ©batouvert Ă diffĂ©rents choix politiques.
Quelle Ă©quitĂ© dans lâenseignement en CommunautĂ© française?
Parmi les indicateurs construits, cer-tains sont centrĂ©s sur le contexte desinĂ©galitĂ©s Ă©ducatives. En effet, aucunsystĂšme Ă©ducatif ne fonctionne envase clos, dĂ©connectĂ© de toute rĂ©alitĂ©socioĂ©conomique et culturelle. Cesindicateurs permettent de situer cha-que systĂšme Ă©ducatif europĂ©en dansla sociĂ©tĂ© dans laquelle il sâinscrit: sicette sociĂ©tĂ© est particuliĂšrementinjuste ou inĂ©galitaire, le systĂšmeĂ©ducatif aura dâautant plus de mal Ă mettre en Ćuvre des politiques Ă©qui-
tables, et les prescrits lĂ©gaux dâunetelle sociĂ©tĂ© ne lâencourageront peut-ĂȘtre mĂȘme pas dans ce sens. Cette premiĂšre sĂ©rie dâindicateurspermet notamment de prendre lamesure de lâ«incitation» Ă poursuivredes Ă©tudes: si lâon constate de gran-des disparitĂ©s en matiĂšre dâemploi enfonction du niveau dâĂ©tudes, on peutimaginer que les Ă©lĂšves (et leursparents) seront dâautant plus encou-ragĂ©s Ă poursuivre leur scolaritĂ©. Dece point de vue, la Belgique4 est lâundes pays oĂč le niveau dâĂ©tudes atteintpar les Ă©lĂšves est particuliĂšrementdĂ©terminant par rapport Ă lâemploiquâils pourront occuper dans lâavenir.En effet, les personnes qui nâobtien-nent pas de diplĂŽme de lâenseigne-ment secondaire supĂ©rieur Ă©prou-vent des difficultĂ©s importantes sur lemarchĂ© du travail et, bien que cecisoit vrai pour tous les pays de lâUnioneuropĂ©enne, cette distinction est plusforte en Belgique que dans la plupartdes autres pays de lâUnion.
Cette information peut ĂȘtre mise enparallĂšle avec les aspirations profes-sionnelles des Ă©lĂšves de quinze ans.Ainsi, en Belgique, les Ă©lĂšves dont lesparents exercent les professions lesmoins prestigieuses, tout commeceux qui ont de trĂšs faibles rĂ©sultatsen lecture, ont des aspirations nette-ment moins Ă©levĂ©es que les autresĂ©lĂšves. Il apparaĂźt que, pour ces deuxcatĂ©gories dâĂ©lĂšves, les incitations Ă poursuivre des Ă©tudes et Ă sâengagerdans les parcours scolaires les plusprestigieux sont moindres. Ceci poseun rĂ©el problĂšme en matiĂšre de poli-tique Ă©ducative dans un pays oĂč,comme nous lâavons vu, le niveauĂ©ducatif est particuliĂšrement dĂ©ter-
1 Une version électroniquedu rapport est disponiblesur le site de la Commis-sion européenne:http:/europa.eu.int/comm/education/programmes/socrates/observation/equa-lity_fr.pdf
2 LâĂ©tude, soutenue par laCommission europĂ©ennedans le cadre duprogramme Socrates, aĂ©tĂ© coordonnĂ©e par leService de PĂ©dagogieExpĂ©rimentale de lâUni-versitĂ© de LiĂšge. MenĂ©een partenariat avecplusieurs autres univer-sitĂ©s, elle a permis lâĂ©la-boration de 29 indica-teurs comparatifs relatifsĂ lâĂ©quitĂ© des systĂšmesĂ©ducatifs europĂ©ens.
3 Il faut nĂ©anmoins rappe-ler que le systĂšme belgeest basĂ©, non sur lâĂ©ga-litĂ©, mais sur la libertĂ©dâenseignement, câest-Ă -dire sur le caractĂšreprivĂ© de celui-ci: câest cequâaffirme la Constitu-tion depuis lâindĂ©pen-dance et cela nâa jamaisĂ©tĂ© remis en causedepuis, mĂȘme si lois etdĂ©crets ont progressive-ment inflĂ©chi cetteconception «ultra-libĂ©-rale» en introduisantdâautres objectifs (via parexemple le «DĂ©cretmissions» ou le «DĂ©cretsur les discriminationspositives»).
4 Pour cet indicateur, on nedispose pas de donnéesspécifiques pour laCommunauté française.
5 Dans le cadre dâuneĂ©tude pilote, 1632 Ă©lĂšvesde deuxiĂšme annĂ©e delâenseignement secon-daire ont Ă©tĂ© interrogĂ©sen CommunautĂ©française sur leursnormes et sentiments dejustice par rapport ausystĂšme Ă©ducatif.
En juillet dernier, le Groupe européen de recher-
che sur lâĂ©quitĂ© des systĂšmes Ă©ducatifs (Gerese)
déposait à la Commission européenne un rapport
intitulĂ©: «LâĂ©quitĂ© des systĂšmes Ă©ducatifs euro-
pĂ©ens. Un ensemble dâindicateurs»1.
Câest en CommunautĂ© française que lâĂ©cart entre Ă©lĂšves forts et faibles est le plus important.
© Flémal
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i d Ă© e s
E n brassant les cultures, lamondialisation propage lesgroupes repérables par des
intĂ©rĂȘts communs. Certains dâentreeux, au nom de leur spĂ©cificitĂ©, re-vendiquent parfois des prĂ©rogativesqui malmĂšnent lâun ou lâautre prin-cipe de la dĂ©mocratie libĂ©rale. Loinde lâidĂ©al rĂ©publicain, le citoyen va-t-ilsâeffacer derriĂšre un sujet soumis auxnormes de son groupe dâappartenan-ce? Tel est le nouveau spectre quihante lâEurope. La Belgique, certes,nâen est pas lĂ . NĂ©anmoins lescomportements identitaires nây sontpas absents. Pour Ă©clairer ce dĂ©batdĂ©licat, la revue Politique propose undĂ©tour par la communautĂ© juive dupays1. On y dĂ©couvre un judaĂŻsmelaĂŻcisĂ© et sĂ©cularisĂ©, marquĂ© par unevolontĂ© dâintĂ©gration mais qui, majo-ritairement, considĂšre IsraĂ«l commecentre de la vie juive. Câest dire que leconflit du Proche-Orient lâaffecte.Repli communautaire? Lâavis deHenri Goldman, rĂ©dacteur en chef dePolitique.
Comment définiriez-vous le commu-nautarisme?
Comme le positionnement de lâindi-vidu dans la sociĂ©tĂ© au travers de songroupe dâappartenance ethnico-cul-turel.
Quel regard portez-vous, Ă lalumiĂšre de cette dĂ©finition, sur lacommunautĂ© juive de Belgique?Elle est, pour une partie dâentre elle,organisĂ©e au travers de structuresmultiples: Ă©coles, associations, cen-tres culturels, pĂ©riodiques de liai-sons, radio libre, etc. Bien que nom-breux sont ceux qui sâen dĂ©fendentdans la frange Ă©clairĂ©e de cette com-munautĂ©, une telle structurationrelĂšve de plus en plus du communau-tarisme. Cette situation, qui nâa riendâun dĂ©faut, sâexplique aisĂ©ment:toute minoritĂ©, surtout si elle est ou aĂ©tĂ© opprimĂ©e, a tendance Ă nouer desliens forts entre ses membres et Ă sâinterroger collectivement sur les rĂ©-percussions que peuvent avoir pourelle les Ă©volutions de lâenvironne-ment dans lequel elle vit. Dans le casparticulier de la communautĂ© juive,en Belgique comme ailleurs, cettetendance sâest Ă©videmment trouvĂ©erenforcĂ©e en raison de lâexacerbationdramatique du conflit israĂ©lo-palesti-nien.
Le dossier de Politique met aussi enĂ©vidence que cette communautĂ© estbien acceptĂ©e dans notre pays.Cela tient au fait quâil sâagit dâunecommunautĂ© semi-ouverte en cesens que lâappartenance de ses mem-
Une religiositĂ© quiĂ©tiste alliĂ©e Ă unetendance Ă la sĂ©cularisation des con-duites et des croyances singularise-rait lâislam europĂ©en. Certains desislamologues les plus avertis esti-ment en outre que les musulmansdâEurope refonderont Ă terme leuridentitĂ© sur les thĂšmes universalisteset humanistes du message islami-que. Dans cette perspective, la laĂŻ-citĂ© du judaĂŻsme belge ne peut-elleau moins leur servir dâexemple?La page est ouverte, mais ce serait entous cas un gros travail. Dans le casdes musulmans, les cultures dâori-gine restent bien Ă©videntes et par-viennent Ă nous par le biais des tech-nologies de communication. Pour lesJuifs, le problĂšme se pose autrement:IsraĂ«l est un produit rĂ©cent de lâhis-toire et les Juifs de la Diaspora neviennent pas de lĂ . Quant Ă la laĂŻcisa-tion des rites religieux, elle serait trĂšsmalaisĂ©e pour les musulmans: dansune sociĂ©tĂ© dont le calendrier annuelest rythmĂ© par les fĂȘtes chrĂ©tiennes,comment, sans religion, garder vi-vant le temps islamique quand celui-ci renvoie essentiellement Ă des Ă©pi-sodes de la vie du prophĂšte? Rendutout juste possible par le fait que letemps juif commĂ©more, lui, desĂ©vĂ©nements historiques vĂ©cus par lepeuple hĂ©breu, ce travail de laĂŻci-sation relĂšve dĂ©jĂ , pour les Juifs, dela quadrature du cercleâŠ
La rĂ©surgence de lâantisĂ©mitismedans nos pays nâest pas contes-table. Souscrivez-vous pour autantĂ la notion de «nouvelle judĂ©opho-bie» que ses thĂ©oriciens, commePierre-AndrĂ© Taguieff2, prĂ©sententcomme une forme inĂ©dite dâantisĂ©-mitisme en ce sens que celui-ci,nourri maintenant par lâislamismepolitique et lâextrĂȘme gauche, semanifesterait aussi dans descouches sociales nouvelles Ă savoirlâimmigration dâorigine arabo-musulmane?Je pourrais souscrire Ă cette notion: ily a effectivement des phĂ©nomĂšnesnouveaux Ă lâĆuvre dans le champde lâantisĂ©mitisme. Il est en particu-lier exact quâune forme de judĂ©opho-bie nourrie de rĂ©fĂ©rences anticolonia-listes sâexprime dans certaines fran-ges de la population arabo-musul-mane et que la gauche, en raison decet enracinement tiers-mondiste, necritique pas ou pas assez fermement.Lâislam a dâailleurs toujours charriĂ©une modalitĂ© singuliĂšre dâantisĂ©mi-tisme. Les Juifs du monde musulmanĂ©taient, en effet, comme les chrĂ©-
tiens, cantonnĂ©s par la SharĂźâa, la loicoranique, dans un statut de soumis-sion et dâavilissement structurels ap-pelĂ© «dhimmi». Il sâagit dâune condi-tion de sujet «protĂ©gé» Ă la merci dupouvoir musulman. Elle imposait aux«dhimmis» une discrimination vesti-mentaire, les frappait dâun certainnombre dâinterdits, les exposait Ă cer-tains tributs spĂ©cifiques, etc. Il est peucontestable que cette «dhimmitude»ancestrale a lĂ©guĂ©, aux populationsmusulmanes immigrĂ©es, certains cli-chĂ©s mĂ©prisants qui, aprĂšs avoir Ă©tĂ©refoulĂ©s, sâexpriment aujourdâhuiplus librement dans le contexte delâhostilitĂ©, par ailleurs comprĂ©hensi-ble, du monde arabe Ă lâĂ©gard de lapolitique de colonisation israĂ©lienne.Et ce dâautant que, comme la Franceen AlgĂ©rie, le colonisateur a volon-tiers utilisĂ© les minoritĂ©s juives de sesterritoires dâoutre-mer pour diviserses sujets. Ne perdons pas de vue nonplus quâil a existĂ© un virulent antisĂ©-mitisme stalinien. Enfin, Ă lâextrĂȘmegauche sĂ©vit parfois, il faut le recon-naĂźtre, ce «socialisme des imbĂ©ciles»quâest lâantisĂ©mitisme populiste.Mais rien nâest chimiquement purâŠ
Attitudes insolites
Certains pointent la rĂ©surgencediffuse du vieux fond antisĂ©mitechrĂ©tien?Il y a un antisĂ©mitisme chrĂ©tien, lesĂcritures et lâĂglise ayant, comme onle sait, accusĂ© les Juifs dâĂȘtre un peu-ple coupable du crime suprĂȘme dedĂ©icide. NĂ©anmoins, cet antisĂ©mi-tisme-lĂ , pour lâheure, ne me semblepas rĂ©activĂ©. La gauche chrĂ©tienneest assurĂ©ment en proie Ă un conflitde culpabilitĂ©. Et Ă lâĂ©gard des Juifsdu fait de lâattitude coupable de lahiĂ©rarchie romaine face Ă la Shoah.Et Ă lâĂ©gard des Arabes en raison delâattitude paternaliste des missions Ă lâĂ©poque de la colonisation. Dans cecontexte, elle regarde, me semble-t-il,le conflit israĂ©lo-palestinien commeun antagonisme entre deux victimesdu christianisme. Quâil y ait eu desdĂ©rapages judĂ©ophobes parce que lesPalestiniens sont apparus Ă un mo-ment comme les victimes principalesde la guerre ne signifie pas que leschrĂ©tiens soient aujourdâhui plusantisĂ©mites que hier. En rĂ©sumĂ©, jedirais que lâon peut qualifier la judĂ©o-phobie actuelle de nouvelle, moinsparce quâelle intĂšgre des Ă©lĂ©mentsinĂ©dits âelle vĂ©hicule essentielle-ment des prĂ©jugĂ©s prĂ©existantsâ,
que par ce quâelle rĂ©ac-tive aujourdâhui massi-vement ces compo-sants antĂ©rieurs.
Beaucoup de Juifsbelges Ă©prouveraientun angoissant malaise?Il faut garder le sensdes proportions. Pierre-AndrĂ© Taguieff prĂ©-sente la nouvelle judĂ©o-phobie comme un phĂ©-nomĂšne raciste domi-nant. Cela ne corres-pond pas Ă la rĂ©alitĂ©.Ceux qui vivent vrai-ment les insultes auquotidien, qui sont massivementvictimes dâune stigmatisation ram-pante, qui se voient refuser des loge-ments et interdire lâentrĂ©e des disco-thĂšques, des stades, etc., ce ne sontpas les Juifs, mais les Arabes. Il nefaut jamais perdre de vue la sommedes discriminations de toutes naturesdont ils font lâobjet. Du racisme, ce nesont pas les Juifs, mais les Arabesqui, chez nous, sont les principalesvictimes. MĂȘme si ces victimes nesont pas toujours innocentesâŠ
La communautĂ© juive sâest-ellerepliĂ©e sur elle-mĂȘme depuis laseconde Intifada?Câest difficile Ă mesurer. On note entous cas des attitudes insolites. DesJuifs totalement assimilĂ©s se dĂ©cla-rent soudain prĂȘts Ă Ă©migrer enIsraĂ«l. Par ailleurs, dans les milieuxjuifs dĂ©mocrates, progressistes, hu-manistes, dâaucuns Ă©prouvent unindubitable malaise lorsquâils sâa-perçoivent que les thĂšses trĂšsmodĂ©rĂ©ment pro-israĂ©liennes quâilsdĂ©fendent comme Ă lâhabitude nesont dĂ©sormais plus considĂ©rĂ©escomme recevables par des interlo-cuteurs non Juifs qui considĂšrentque la partie adverse a globalementraison. Alors quâils nâont personnel-lement jamais connu la stigmatisa-tion, ils constatent ainsi brutale-ment quâon les perçoit commediffĂ©rents, que leurs propos et leursidĂ©es déçoivent. Ceux qui seconsidĂ©raient comme universa-listes et se voient soudain ressentisainsi comme communautaristes vi-vent cela parfois difficilement. Maison est lĂ , il faut le dire, Ă ce pointdans le domaine de lâineffable quelâon souhaiterait Ă tous les discri-minĂ©s dâĂȘtre stigmatisĂ©s de cettefaçon!
bres Ă ladite communautĂ© est le plussouvent le rĂ©sultat dâun choix cons-cient, alors que dans dâautres com-munautĂ©s, câest massivement le mon-de extĂ©rieur qui assigne aux indivi-dus concernĂ©s leur groupe ethnico-culturel dâorigine: exclusion, ghettoĂŻ-sation, stigmatisation, etc. Les Juifsde Belgique constituent âdu moins Ă Bruxelles, câest moins le cas Ă An-versâ un groupe humain Ă ce pointlaĂŻcisĂ© et sĂ©cularisĂ© quâil nâest plussocialement visible, sinon par le pa-tronyme. Sâil le souhaite, un Juif peutdonc Ă©chapper largement âje nâai pasdit totalementâ aux formes tradition-nelles de lâassignation communau-taire.
Relents de «dhimmitude»
Le modĂšle communautaire juif belgepourrait-il servir dâexemple Ă lacommunautĂ© arabo-musulmane?Il le pourrait thĂ©oriquement et ce se-rait effectivement une bonne chosede voir lâislam se laĂŻciser et se sĂ©cu-lariser Ă son image. Mais, enpratique, le modĂšle juif est-il trans-posable de maniĂšre non problĂ©ma-tique? Toute minoritĂ© ethnico-cultu-relle en voie de sĂ©cularisation est,dans une sociĂ©tĂ© ouverte comme lanĂŽtre, menacĂ©e dâune aspiration irrĂ©-versible allant jusquâĂ lâassimilationtotale, câest-Ă -dire lâoubli radical desorigines. Un maintien non conflic-tuel des particularismes me semble,au nom de la «biodiversitĂ© cultu-relle», nĂ©anmoins prĂ©fĂ©rable Ă semblable appauvrissement collec-tif. Il faut cependant voir ce que, enlâespĂšce, impliquerait la persistancedu particularisme musulman sur lemodĂšle juif. Ce nâest, en effet, ni lareligion, ni la langue qui rassemblentaujourdâhui les membres de lacommunautĂ© juive. La frĂ©quentationcroissante des synagogues signe da-vantage un besoin dâancrage socialquâune reviviscence de la foi. QuantĂ la culture yiddish, elle a Ă©tĂ© prati-quement anĂ©antie Ă la fois par legĂ©nocide, lâassimilation forcĂ©e prati-quĂ©e par le stalinisme et les succĂšsdu sionisme politique qui la regardecomme la langue du temps mauditdes ghettos. DĂšs lors, ce qui consti-tue aujourdâhui le centre de gravitĂ©de la communautĂ© juive, câest essen-tiellement IsraĂ«l. Souhaite-t-on quele Maroc ou la Turquie soit demaince qui tiendrait ensemble la com-munautĂ© musulmane? Jâen douteâŠ
Laïcisée et sécularisée, la communauté juive de Belgique
pourrait idĂ©alement servir de modĂšle Ă dâautres minoritĂ©s.
Mais quid de la «nouvelle judéophobie»?
1 Communautarisme: lemodĂšle juif â Une mino-ritĂ© parmi dâautres, n° 31,octobre 2003. HenriGoldman en est le rĂ©dac-teur en chef.
2 La nouvelle judéophobie,éditions Mille et UneNuits, Paris, 2002.
Toute minorité ethnico-culturelle
en voie de sécularisation est, dans une société ouverte
comme la nĂŽtre, menacĂ©e dâune aspirationirrĂ©versible allant jusquâĂ
lâassimilation totale, câest-Ă -dire lâoubli radical
des origines. © AFP
Le chagrin des Juifs
Lâentretien de Jean Sloover avec Henri Goldman
Un des attentats qui ont ravagéIstanbul.
Espace de Libertés 316/décembre 2003 21
i d Ă© e s
S âil est un penseur qui semble,sans trop de dommage, pou-voir ĂȘtre soumis Ă ce type
dâannexion, câest bien Jean-JacquesRousseau. Nâest-il pas Ă maintsĂ©gards le premier des modernes?Nâest-ce pas lui qui rompt le plusdĂ©libĂ©rĂ©ment avec lâĂąge de la rhĂ©to-rique, lâĂąge des faiseurs et des cour-tisans, en sâingĂ©niant Ă ne pas ĂȘtrepris en flagrant dĂ©lit dâinsincĂ©ritĂ©,en attestant de sa bonne foi devantun tribunal imaginaire? Chez lui, lavie compte autant que lâĆuvre. Endâautres termes, il nâest pas que sonoeuvre (comme lâĂ©taient les Ă©cri-vains de lâAntiquitĂ©), il est aussi etsurtout sa vie. Le lien quâil veut nousfaire nouer avec ses Ă©crits, mĂȘmepolitiques, est le plus personnelpossible, lâĂ©crivain veut que noussentions battre son cĆur derriĂšre lesmots quâil emploie, il veut que nousreconnaissions en lui, Ă tout instant,un semblable et un frĂšre.
En bonne logique, un jour ou lâautre,tout admirateur de Rousseau doitdonc se faire concrĂštement ou men-talement son biographe. Ce fut lecas, il y a une quinzaine dâannĂ©es,de Raymond Trousson. AprĂšs avoirfait le point sur la fortune littĂ©rairede lâĂ©crivain, le professeur quienseigne la littĂ©rature Ă lâULB sedonna scientifiquement pour tĂąchede raconter sa vie. Il le fit en deuxvolumes, La Marche Ă la gloire et LeDeuil Ă©clatant du bonheur, qui vien-nent de reparaĂźtre en un seul1. Lascience chez lâĂ©rudit nâayant jamais
contrevenu Ă lâĂ©lĂ©gance, câestdâabord avec un rĂ©el plaisir littĂ©rairequâon redĂ©couvre cet ouvrage.Raymond Trousson Ă©crit naturelle-ment bien, sans chercher Ă se fairevaloir au dĂ©triment du sujet quâiltraite. Câest un aimable compagnonde route que son amour des dĂ©tailsvrais, soigneusement relevĂ©s dansun paysage dâune infiniecomplexitĂ©, ne rend jamais insup-portable. Au demeurant, notreauteur aurait eu mauvaise grĂące dene pas sâoccuper de ce dont Rous-seau lui-mĂȘme âencore un traitmoderne!â considĂ©rait commeessentiel, câest-Ă -dire lâinsignifiant.
PrĂ©façant sa Vie de Jean Racine,Mauriac disait trĂšs justement: «Unauteur ne se dĂ©cide Ă Ă©crire unebiographie entre mille autres queparce quâavec ce maĂźtre choisi, il sesent accordĂ©: pour tenter lâapprochedâun homme disparu depuis dessiĂšcles, la route la meilleure passepar nous-mĂȘmes». Ă chaque page,on sent Raymond Trousson pleine-ment accordĂ©, au sens musical, avecle siĂšcle quâil nous dĂ©peint et aveclâhomme qui lâincarne dans ses bon-heurs et ses contradictions. Fortheureusement, la sympathie quelâhistorien Ă©prouve ne sâĂ©gare en au-cune maniĂšre dans les voiespĂ©rilleuses de lâhagiographie. Repla-çant un Ă©crivain dans son Ă©poque,Raymond Trousson sâefforce dâĂȘtreĂ©quitable. Homme des LumiĂšres, ilfait autant que possible toute lalumiĂšre sur le personnage (on songe
Ă lâĂ©pisode qui, plus que dâautres,passe pour ternir Ă jamais la rĂ©puta-tion de Rousseau, lâabandon de saprogĂ©niture confiĂ©e aux «EnfantsassistĂ©s»).
Le portrait qui se dĂ©gage dâune bio-graphie aussi scrupuleuse sera Ă©vi-demment des plus contrastĂ©s. Lâef-fondrement des grandes mytholo-gies politiques nous permet de voirRousseau avec des yeux lucides.Longtemps lâĂ©crivain fit figure deratĂ© et, toutes proportions gardĂ©es,son destin ne fut pas loin de sâappa-renter Ă celui dâun «picaro»,parasite ou vagabond quitentait de sâen tirer sur leschemins du vaste monde et secherchait des protecteurs oudes protectrices dont une aumoins (Mme de Warens) futune vĂ©ritable mĂšre de substi-tution. Mais câĂ©tait aussi, enson jeune temps, un person-nage Ă la Dickens, sujet Ă de«grandes espĂ©rances». Etâpourquoi pas?â un intellec-tuel sartrien quelque peusouffreteux, partagĂ© entre apostasieet retour Ă la foi ancestrale, voire uncandidat Ă la saintetĂ©, pressĂ© de fuirun monde injuste et de faireentendre sa diffĂ©rence irrĂ©cupĂ©-rable. Plus dâune fois, cet homme enquĂȘte dâamour fit tout ce quâil putpour se faire dĂ©tester.
En 1749, une illumination mentaledĂ©cida de sa carriĂšre dâauteur. Il fitvertu de son infĂ©rioritĂ© sociale, ilassuma sa marginalitĂ© en un tempsoĂč le pouvoir prenait au sĂ©rieux lalittĂ©rature et son pouvoir de fairetomber les masques. Une autrefaçon, on nâen sort pas, dâĂȘtre mo-derne, de retourner contre les autresle regard nĂ©gatif quâils portent survous. Rousseau nâallait cesser dâen-seigner la dissidence. Et de se croirepersĂ©cutĂ©. Tout cela aprĂšs avoirchoisi dâĂ©pouser Marie-ThĂ©rĂšse LeVasseur, une «femme (...) bornĂ©e, Ă la limite de la dĂ©bilité»! Ah, que depassionnantes, que dâĂ©mouvantescontradictions!
Michel Grodent
1 Raymond Trousson,Jean-Jacques Rousseau,Paris, Tallandier, 852 p.,27 e .
DominĂ©s par lâidĂ©ologie mĂ©diatique, nous ne
pouvons jouir dâun Ă©crivain que si nous en
proclamons lâ«actualité». Ă toutes les Ă©poques
de lâhistoire, nous nous dĂ©couvrons ainsi des
contemporains sur lesquels nous projetons nos
préoccupations du moment.
Plus dâune fois, cet homme
en quĂȘte dâamour fit tout ce quâil put
pour se faire détester.
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i d Ă© e s
Tout peut se direOui, mais pourquoi?
L a passion de Raoul Vaneigempour tous ceux qui se révoltentau nom de la liberté, pour tous
ceux qui pensent autrement, pour leshérétiques est proverbiale. Je penseévidemment à son gros travail sous-titré «Les hérésies, des origines auXVIIIe siÚcle»1.
Raoul Vaneigem est donc vraimentune des personnes dont on peutattendre le plus pour la dĂ©fense de lalibertĂ© dâexpression. Il en donne lapreuve en publiant pour la rentrĂ©elittĂ©raire un ouvrage au titre intrai-table: Rien nâest sacrĂ©, tout peut sedire2.
En exergue de lâouvrage, il met unephrase de Voltaire quâaujourdâhui laplupart des gens en rĂ©alitĂ© combat-tent: «Je ne suis pas dâaccord avec ceque vous dites mais je me battraipour que vous puissiez le dire libre-ment».
Pour Vaneigem «aucune idĂ©e nâestirrecevable, mĂȘme la plus aberrante,mĂȘme la plus odieuse».Bien entendu, le blasphĂšme est enligne de mire et Vaneigem dit auximam, pope, rabbin, pape et autregourou de ne pas sâaviser «de susci-ter une interdiction judiciaire Ă lâen-contre des opinions quâil exĂšcre».Mais il me semble pĂ©cher par opti-misme quand il dit que le blasphĂšme«nâa guĂšre plus de sens dans unesociĂ©tĂ© laĂŻque que nâen aurait aujour-dâhui lâattouchement des Ă©crouellespar quelque descendant des rois deFrance». La rĂ©alitĂ© ouest-euro-pĂ©enne nâest pas ce quâil croit3 etlâadmission des pays est-europĂ©ensdans la cour des droits de lâHommene va rien amĂ©liorer. Le soutien sansfaille de plusieurs dâentre eux Ă lamention des origines chrĂ©tiennes delâEurope dans le projet de Constitu-tion europĂ©enne en discussion nepeut laisser dâillusions.
La position de Vaneigem est la plusradicale qui soit: «les opinions racis-tes, xĂ©nophobes, sexistes, sadiques,haineuses, mĂ©prisantes ont autant ledroit de sâexprimer que les nationa-lismes, les croyances religieuses, lesidĂ©ologies sectaires, les clans corpo-ratistes: «Si on interdit Mein Kampf
ou Bagatelle pour un massacre,pourquoi autorise-t-on les diatribesantisĂ©mites de saint JĂ©rĂŽme ou deLuther ou «ce livre truffĂ© dâinfamiescomme la Bible»? VoilĂ qui est bienvisĂ©: toutes les lĂ©gislations rĂ©pres-sives sont hautement sĂ©lectives.
Quant aux lois contre le rĂ©vision-nisme, elles sâen prennent au «puĂ©rilrevers des choses, sans toucher auxcauses».
Avec une logique que je partage, il neveut interdire que «les violences Ă lâencontre des biens et des person-nes».
Lâinterdiction de sâĂ©rigeren jugeLe plus intĂ©ressant de lâouvrage portesur la signification de la libertĂ© dâex-pression, question que trop peu degens se posent. La source fondamentale du droit desâexprimer en toute libertĂ©, câest pourVaneigem, «notre naturelle propen-sion Ă la curiositĂ© qui nous reconnaĂźtle droit de tout savoir». Câest unefacultĂ© crĂ©atrice propre Ă lâhomme etcet objectif de connaissance interditde sâĂ©riger en juge.
Vaneigem touche juste ici aussi etprend de plein fouet ceux âles plusnombreux et surtout les plus puis-sants, mĂ©dias comprisâ qui sâempres-sent officiellement Ă vouloir rĂ©gle-menter cette libertĂ© mais en rĂ©alitĂ© Ă en Ă©vacuer tout ce qui ne leur con-vient pas.
Lâautre raison que donne Vaneigemest en principe fondĂ©e. Vaneigemveut surtout sâen prendre au fĂ©ti-chisme de lâargent, ce qui est sondroit et je peux jusquâĂ un certainpoint partager sa rĂ©probation.
Il est sans illusion: «Face au fĂ©ti-chisme de lâargent, lâĂ©thique⊠est in-suffisante». Seule la libertĂ© de parolepeut permettre de lutter contre «lacorruption du vivant par lâargent».
Calomnie libreOn commence ici Ă sâapprocherdâune vision politique gĂ©nĂ©rale deVaneigem qui peut aboutir Ă de gros
problĂšmes. On peut le voir dans cequâil dit de la rĂ©pression de la calom-nie.
Pour Vaneigem, la calomnie nâa dâim-portance que pour un homme dâaf-faires, un politique, toute personneayant une autoritĂ©, câest-Ă -dire, selonlui, quelquâun qui vit «son existencepar procuration et sur le mode de lareprĂ©sentation». Ă ce type dâhomme,il oppose celui qui cultive le goĂ»t delâauthenticitĂ©, qui va «son cheminselon ses dĂ©sirs». Vaneigem conclut:«les mots ne tuent que ceux qui sâen-richissent de leur fausseté». Lacalomnie doit donc ĂȘtre libre.LâidĂ©ologie situationniste de Vanei-gem lâemmĂšne ici sur une piste dâunparfait rousseauisme. Aucune sociĂ©tĂ©nâa vĂ©cu et ne vivra sans que certainssoient plus en vue que dâautres. Lâim-portant est quâil sâagisse des pluscompĂ©tents, des plus actifs, des plussavants, des plus vertueux.
LâĂ©galitĂ© de fait nâest pas un rĂȘvequâon ne peut atteindre mais unevoie sans issue.
Tout au contraire quelquâun quiveut une libertĂ© de parole pratique-ment totale doit admettre que soncorollaire, et sa seule limite, est laresponsabilitĂ©, notamment celle dene pas nuire sans raison ou demaniĂšre erronĂ©e, Ă un tiers.
Sur ce point, jâavoue donc ne passuivre du tout Raoul Vaneigem. Sonparadis Ă©galitaire me semble unenfer. Sâil Ă©tait possible, qui nousdit sĂ©rieusement quâune sociĂ©tĂ©dâĂ©gaux serait vraiment libre? Ilsâagit seulement dâun raisonnementthĂ©orique dont je me mĂ©fie.
Patrice Dartevelle
1 La résistance au chris-tianisme, Fayard, 1993.
2 Raoul Vaneigem, Riennâest sacrĂ©, tout peut sedire, RĂ©flexions sur lalibertĂ© dâexpression,prĂ©face de RobertMĂ©nard, Paris, LaDĂ©couverte et Reporterssans frontiĂšres, 2003, 45pages, environ 6,40 e .
3 Cf. Dirk Voorhoof,Espace de Libertés,Document n°5, novem-bre 2000 et mon articleLa répression du blas-phÚme en Europe inNieuw Tijdschrift van deVrije Universiteit Brus-sel, 15-4, 2002, pp. 71-77 et Vivre n°8 (mars2003), pp. 52-59.
Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques
Espace de Libertés 316/décembre 2003 23
s c i e n c e s
2004 sera uneannée bissextile
L es lecteurs dâEspace de Liber-tĂ©s se rappelleront que lâan2000 fut bissextile alors que les
annĂ©es millĂ©naires, lorsque le mil-lĂ©sime nâest pas divisible par quatrefont exception Ă la rĂšgle. En revan-che, 2004 sera bissextile.
Cette maniĂšre dâorganiser les joursde lâannĂ©e fut Ă©tablie en 1582 par lepape GrĂ©goire XIII. Bien quâelle soitaujourdâhui rĂ©pandue dans tout lemode moderne des affaires, elle futtrĂšs lentement appliquĂ©e. Les rĂ©-formĂ©s furent longs Ă convaincre etles orthodoxes davantage encore. Ilsont conservĂ© scrupuleusement leurcalendrier religieux «julien», de mĂȘ-me que les israĂ©lites et les islamistes,non moins attachĂ©s aux leurs. La rĂ©forme grĂ©gorienne faisait suite Ă une ultime modification du calen-drier romain, apportĂ©e par JulesCĂ©sar en 708 de lâan de la fondationde Rome, câest-Ă -dire en 35 avant ledĂ©but de notre Ăšre.Chaque peuple de lâantiquitĂ© orga-nisa son temps en fonction dessaisons dĂšs quâil devint agriculteur etsĂ©dentaire, mais conserva la notionde lunaison (intervalle dâenviron 28 Ă 30 jours entre les Nouvelles Lunes) etcelle de semaine de sept jours parquart de lunaison (4x7=28). Il fallutattendre que les citĂ©s grecques sâu-nissent pour quâelles harmonisentleurs calendriers.Celtes et Gaulois avaient des systĂš-mes calendaires qui restent encoreassez mystĂ©rieux Ă dĂ©chiffrer. Leurincorporation Ă lâEmpire romain lesamena Ă appliquer les dĂ©crets dâAu-guste qui confirma la rĂ©forme deCĂ©sar en 8 avant notre Ăšre. Câest le«calendrier julien» qui dĂ©bute aupremier janvier (mois de Janus, dieudes portes), câest-Ă -dire deux moisplus tĂŽt que le mois de mars quiouvrait prĂ©cĂ©demment lâannĂ©e.
On se souvient que le mythe de lafondation de Rome lâattribue Ă Romulus qui traça un sillon circulairedĂ©limitant la ville en 753 avant ledĂ©but de notre Ăšre (câest une conven-tion). Du peuple dont il Ă©tait issu, ilconserva une annĂ©e de dix moisdĂ©butant au 1er mars actuel et lon-gue de 304 jours (quatre mois longsde 31 jours et six de trente).Le premier des rois, Ă peine moinsmythique, Numa Pompilius, estrĂ©putĂ© avoir rĂ©formĂ© le systĂšme afinde faire mieux correspondre la durĂ©ede lâannĂ©e civile avec celle de lâannĂ©esolaire (Ă©valuĂ©e alors Ă 365 jours).Numa introduisit 51 jours supplĂ©-mentaires: janvier et fĂ©vrier. Il nâenmanquait pas moins dix jours pour
faire 365! Le coup de gĂ©nie qui a lais-sĂ© ses traces dans notre «conscientcollectif» est lâinvention du treiziĂšmemois (Mercedonius) de 29 jours, sâin-sĂ©rant tous les deux ou trois ansentre le 23 et le 24 fĂ©vrier (le sixiĂšmejour avant les calendes de mars). LesRomains dĂ©coupaient leurs mois entrois parties inĂ©gales: les calendes,les nones et les ides. De surcroĂźt, ilsdĂ©comptaient les jours: ainsi CĂ©sarayant Ă©tĂ© assassinĂ© «aux ides demars», la dĂ©cision en a Ă©tĂ© prise à «laveille des ides de mars» et non «le 14mars».Constructeurs des ponts et gardiensde la religion, les pontifes dĂ©cidaientselon leur bon plaisir de lâannĂ©e decette intercalation, ce qui rend latransposition des dates romainesparticuliĂšrement hasardeuses. Souslâinfluence des pythagoriciens duVIIe siĂšcle avant notre Ăšre, lâidĂ©equâun nombre pair Ă©tait nĂ©faste sâestimplantĂ©e chez les Romains supersti-tieux. On rabaissa les mois de 30jours Ă 29 en conservant les mois de31 jours sauf le dernier de lâannĂ©e(fĂ©vrier) de 28 jours, mois nĂ©faste(mois des fiĂšvresâŠ?).Ce systĂšme prĂ©sentait le dĂ©faut deperdre un quart de jour chaqueannĂ©e avec, pour consĂ©quence, unlent dĂ©rĂšglement du calendrier parrapport aux saisons (25 jours parsiĂšcle).Câest le conseiller alexandrin deCĂ©sar, lâastronome SosigĂšne, qui sug-gĂ©ra Ă ce dernier la rĂ©partition desmois de 30 et 31 jours avec un moisde fĂ©vrier de 28 jours. Ils firent dispa-raĂźtre Mercedonius, mais conser-vĂšrent, Ă la mĂȘme place, le jour inter-calaire unique, câest-Ă -dire entre le 23et le 24 fĂ©vrier, ce qui se disait«sixiĂšme (sextilius) jour «bis» avantles calendes de mars» (ancien dĂ©butde lâ annĂ©e). DâoĂč notre «annĂ©e bis-sextile».
Comment le jour intercalaire glissa-t-il au 29e jour de fĂ©vrier (dernier jourde lâannĂ©e ancienne)? Les meilleursauteurs font le silence sur ce point.Partout, y compris dans les dĂ©cretsde CĂ©sar et dâAuguste, ainsi que dansles textes conciliaires, on Ă©crit que«fĂ©vrier comptera 29 jours».Les premiers siĂšcles chrĂ©tiens ont vula semaine judĂ©o-babylonienne de
sept jours supplanter le dĂ©coupageromain. La numĂ©rotation con-tinue en vue dâassurer la conti-nuitĂ© de lâĂ©coulement du tempsfit disparaĂźtre «le sixiĂšme jourâbisâ avant les calendes» Onpeut penser que la mu-tation se fit progressive-ment et spontanĂ©ment.Ces rĂ©formes firent hĂ©si-ter beaucoup les diffĂ©-rentes provinces de lâEm-pire et engendrĂšrent desinterprĂ©tations diverses.En fait, le concile de Ni-cĂ©e, en 325, gĂ©nĂ©ralisalâannĂ©e julienne telle quâelle futpratiquĂ©e jusquâen 1582, fixantlâĂ©quinoxe de printemps au 21mars, NoĂ«l au 25 dĂ©cembre, etdĂ©termina le mode fort com-pliquĂ© de fixation des fĂȘtes re-ligieuses «mobiles», telles PĂą-ques ou la PentecĂŽte.
Cependant le cours de la Terre au-tour du Soleil, la ramĂšne Ă son Ă©qui-noxe de printemps aprĂšs 365,2422jours, soit 0,0078 jour trop tĂŽt, pres-que 8 milliĂšmes de jour, soit 11,5minutes. Sur cent ans ce nâest pastrĂšs sensible (un peu plus de 19heures), mais cela reprĂ©sente un jourtous les 120 ans⊠En 1582, lâĂ©qui-noxe se dĂ©roulait le 11 mars. Il avaitavancĂ© de dix jours en 1 200 ans! LarĂ©forme grĂ©gorienne fit sauter lecalendrier de 10 jours. Le lendemaindu jeudi 4 octobre fut le vendredi 14.En 1583, la date de lâĂ©quinoxe deprintemps fut Ă nouveau un 21 mars.Cette correction brutale impliquaitpour lâavenir un petit coup de poucecompensatoire: bien que divisiblepar 4, lâannĂ©e sĂ©culaire fut dĂ©crĂ©tĂ©enon bissextile (commune). Or, ce«petit coup de pouce» est un peu tropfort, car le temps de circulation de laTerre autour du Soleil est un peu pluscourt que la durĂ©e «mathĂ©matique»de lâannĂ©e grĂ©gorienne 365,2425âŠCar jusquâici on a jouĂ© avec desquarts de jour et des jours entiers, ceque la nature ignore.Les petits Ă©carts entre la rĂ©alitĂ© astro-nomique et la rigiditĂ© du calendrierferont que dans⊠dix mille anslâĂ©quinoxe se situera 3,5 jours troptĂŽt. On a le temps de voir venir!
André Koeckelenbergh
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i d Ă© e s
Allende, le frĂšremarxiste
N Ă© en 1908, Allende fait partiedes fondateurs du parti so-cialiste chilien en 1933. MĂ©-
decin, il devient ministre de la SantĂ©en 1942 dans un gouvernement deFront populaire. Le 4 septembre1970, aprĂšs trois tentatives infruc-tueuses, il remporte les Ă©lectionsprĂ©sidentielles chiliennes. Son gou-vernement dâUnitĂ© populaire allantdes communistes aux chrĂ©tiens degauche sera renversĂ© le 11 septem-bre 1973 par un putch dirigĂ© par lecommandant en chef des armĂ©es, legĂ©nĂ©ral Augusto Pinochet, tĂ©lĂ©guidĂ©par les Ătats-Unis dont les intĂ©rĂȘtsimpĂ©rialistes avaient Ă©tĂ© gravementatteints par les mesures de justicesociale du gouvernement dĂ©mocrati-quement Ă©lu. Ces faits sont large-ment connus. Comme lâest dâailleurslâappartenance Ă la maçonnerie deSalvador Allende âqui le proclamaitdĂšs avant son accession Ă la prĂ©si-denceâ qui est au centre de cetouvrage.
La traduction en français du livre dujournaliste chilien Juan GonzaloRocha1, si elle nâapporte pas de rĂ©el-les rĂ©vĂ©lations, Ă©claire cependantdâun jour nouveau lâitinĂ©raire deSalvador Allende par la reproductiondans le texte et en annexe de nom-breux documents internes Ă lamaçonnerie. On pense plus particu-liĂšrement aux discours prononcĂ©spar Allende lorsquâil recherche lesoutien de ses frĂšres Ă divers mo-ments-clĂ©s de son parcours politique.On soulignera la pertinence desnotes et explications en fin de cha-pitre qui permettent au nĂ©ophyte decomprendre les termes et usagesmaçonniques.Allende Ă©tait membre de la loge«Hiram 65», une loge qui avait pro-clamĂ© la mixitĂ© Ă la fin des annĂ©estrente Ă lâexemple du «Droit hu-main». Maçon, il est Ă©galement
marxiste. Il insiste dâailleurs sur lacompatibilitĂ© de cette double appar-tenance, contrairement Ă celle demaçon et de communiste. Un destextes essentiels publiĂ©s dans le livreest la lettre de dĂ©mission2 Ă la logequâĂ©crit Allende le 21 juin 1965. Lefutur prĂ©sident du Chili y dĂ©noncelâabsence de jeunes et dâouvriers etplaide pour que lâordre sâimpliquedans la politique afin dâappliquer lesbelles idĂ©es dĂ©veloppĂ©es Ă longueurde tenues: «Cette position de notreOrdre lâamĂšnera nĂ©cessairement Ă lutter avec ceux qui sont des indicesdâune mise Ă lâĂ©cart gĂ©nĂ©ralisĂ©e etavec ceux qui jouissent des avan-tages dâun statu quo atrocementinhumain et antisocial. Semblabesbatailles furent livrĂ©es hier, et aujour-dâhui il faut combattre lâoligarchie, le
fĂ©odalisme agraire, la concentrationfinanciĂšre des monopoles, le colonia-lisme, le nĂ©ocolonialisme, mais aussilâobscurantisme religieux et dogma-tique. Si lâOrdre accepte de prendre unetelle attitude conforme aux responsa-bilitĂ©s de notre heure, il ne pourrapas garder le silence et sâenfermerdans les temples. Au contraire, sesfiles se verront grossir et fortifier defaçon que ses enseignements trans-cendront de maniĂšre dĂ©cisive lemonde qui lâentoure. Mais un Ordrequi se tait lorsque lâon sĂšme la terreurpsychologique sur notre vie civique,cela nâa aucune valeur spirituelle»3.
Il redira la mĂȘme chose lors dâundiscours tenu le 2 aoĂ»t 1970 au res-taurant El Rosedal Ă lâoccasion dâunemanifestation de soutien Ă sa candi-dature Ă lâĂ©lection prĂ©sidentielle Ă laquelle assiste de nombreux ma-çons: «Tout comme les loges lauta-rines qui nous ont dans le passĂ© aidĂ©sĂ nous libĂ©rer de la soumission Ă lâEs-pagne, je souhaite quâaujourdâhui lesfrancs-maçons nous libĂšrent de lasoumission Ă lâimpĂ©rialisme quiĂ©crase notre pays Ă©conomiquement,politiquement, socialement, syndica-lement, militairement et culturelle-ment»4.Câest donc une maçonnerie tournĂ©eautant vers la rĂ©flexion et le travail deperfection de chacun de ses mem-bres que vers le changement de lasociĂ©tĂ© pour un monde de libertĂ©,dâĂ©galitĂ© et de fraternitĂ© quâAllendeappelle dans les textes reproduits ici.Cette position nâest dâailleurs pasunique. On rappellera le rĂŽle desmaçons lors de la Commune deParis, mais aussi, plus prĂšs de nous,celui de la loge Hiram de LiĂšge dontles membres sâimpliqueront dĂšs 1934dans le ComitĂ© de vigilance des intel-
lectuels anti-fascistes (CVIA) avantde jouer un rĂŽle important dans laRĂ©sistance au sein du Front de lâIndĂ©-pendance et du journal clandestin LaMeuse notamment.
Nous nâavons eu quâun seul regret Ă la lecture de cet ouvrage: lâabsencede commentaire sur lâattitude desmaçons pendant et aprĂšs le coupdâĂtat. Car si le livre donne lâimpres-sion dâun soutien important (maispas unanime) de la maçonneriechilienne Ă Allende, il ne dit mot surlâappartenance des putchistes Ă lâOr-dre ni au rĂŽle de celui-ci pendant ladictature.
Julien Dohet
1 Juan Gonzalo Rocha,Allende franc-maçon,Bruxelles-Paris, PAC-Luc Pire-éd. Du Félin,2003, 268p.
2 DĂ©mission qui serarefusĂ©e, Hiram 65 sedisant dâaccord avec lescritiques formulĂ©es parAllende.
3 p.130.4 p.142.
Lâancien prĂ©sident chilien souhai-
tait une maçonnerie tournée
autant vers la réflexion que vers le
changement de la société.
Horloge astronomique à Prague (République tchÚque).© AFP
Le «11 septembre» fut commémoré partout, trente ans aprÚs. Ici, à Cuba.
© AFP
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Reconversion des sites industriels wallons
Effacer les stigmates du passé
L a reconversion, tout le mondeen parle dans la région deLiÚge à propos des unités de
Cockerill appelĂ©es Ă disparaĂźtre dâiciĂ 2008 avec lâextinction de toute laphase Ă chaud. Ă lâheure actuelle, lesdeux hauts fourneaux et la cokerieoccupent quelque 130 ha Ă Seraing,sans compter une superficie presqueĂ©quivalente Ă Chertal. Si on trans-pose ici les chiffres avancĂ©s pour le
bassin sidĂ©rurgique lorrain, il fau-drait prĂšs de 1 000 euros par mÂČ pourassainir et dĂ©polluer ces sites deproduction, soit environ 1,3 milliarddâeuros! Selon dâautres calculs, lafacture pourrait sâavĂ©rer moins Ă©le-vĂ©e. Au-delĂ de lâarithmĂ©tique, unefois tous ces hectares «nettoyĂ©s» queltype dâactivitĂ©s accueilleront-ils dĂšslors quâil apparaĂźt exclu dâen faire deszones vertes et dâhabitat tant la pollu-
touristique oĂč se pressent des mil-liers de visiteurs. Avec des fortunesdiverses, le PASS de Frameries prendappui sur le passĂ© pour se projetervers le futur puisquâil sâarticule au-tour dâun ancien site minier recon-verti en «Parc dâaventures scientifi-ques», en mariant au passage archi-tecture industrielle et futuriste. Dâau-tres sites miniers sont devenus deslieux de mĂ©moire comme le Bois duCazier Ă Marcinelle alors que BlĂ©gny-Mine, prĂšs de LiĂšge, permet de(re)dĂ©couvrir tout le cycle dâextrac-tion du charbon. Câest lâun des raressites miniers oĂč il est encore possiblede descendre dans les galeries. Lesite du Bois-du-Luc (La LouviĂšre) faitlâobjet dâun programme de rĂ©habilita-tion depuis de nombreuses annĂ©es.Lâancienne citĂ© ouvriĂšre qui sedĂ©ployait autour du charbonnage est(re)devenue un lieu de vie et dâhabi-tat grĂące Ă la modernisation dequelque 220 corons.
Du neuf avec du vieuxFaire du neuf avec du vieux: lâidĂ©efait donc son chemin dâautant quâenterres wallonnes, les Sites dâactivitĂ©sĂ©conomiques dĂ©saffectĂ©s (SAED) nemanquent pas et que les chancresindustriels nâattirent que les mau-vaises herbes et font fuir les inves-tisseurs potentiels qui ne viennentjamais sâinstaller au milieu de rui-nes: «Les bĂątiments inutilisĂ©s sedĂ©gradent. Ils ne servent plus Ă rien.Pis: ils font mauvaise impression.Ils vĂ©hiculent un sentiment dâinsĂ©-curitĂ© et dâĂ©chec auprĂšs des habi-tants ou des investisseurs. Personnenâa envie de vivre Ă cĂŽtĂ© dâune usine
dĂ©saffectĂ©e. (...) Par ailleurs, outrele fait que ces vieux bĂątiments neservent plus Ă rien, ils occupent laplace dont dâautres auraient bienbesoin! (...) Les donnĂ©es actuel-lement connues en matiĂšre dâinven-taire de ces sites dâactivitĂ© Ă©conomi-que rĂ©vĂšlent lâexistence de quelque2 800 sites, correspondant Ă une su-perficie totale de 11 500 ha»1.Le site de New Tubemeuse reprĂ©-sente un cas de figure intĂ©ressant. Engrande partie Ă lâabandon depuis denombreuses annĂ©es, sa reconversionest en cours. En juin dernier, ladĂ©molition de lâancienne usine acommencĂ©, mettant un terme auprocessus de rĂ©habilitation com-mencĂ© en 2000.
Au final, 8 hectares seront doncrendus disponibles pour accueillir denouvelles activitĂ©s Ă©conomiques surce lieu oĂč se dressait lâun des plusbeaux fleurons industriels liĂ©geois.Les Usines des Tubes de la Meuse deFlĂ©malle ont vu le jour en 1912 aveccomme spĂ©cialitĂ© la fabrication detubes en acier destinĂ©s Ă lâindustriepĂ©troliĂšre et gaziĂšre. En 1995, lâentre-prise est mise en faillite, ne rĂ©sistantpas aux diffĂ©rentes crises de lâĂ©ner-gie, du pĂ©trole surtout. En 1998, lesinstallations sont vendues et partenten piĂšces dĂ©tachĂ©es vers lâIran.Quelque 700 personnes se retrouventsur le carreau. Et dire quâĂ lâĂ©poquede sa splendeur, au dĂ©but des annĂ©esquatre-vingt, les Tubes de la Meuseoccupent prĂšs de 2 000 personnes!En septembre 1999, la RĂ©gion wal-lonne acquiert les bĂątiments et lesterrains âqui sâĂ©tendent sur 14 haâdĂšs lors quâelle a inscrit New Tube
Meuse dans la liste des sitesprioritaires Ă assainir dans lecadre du programme SIR(Sites dâintĂ©rĂȘt rĂ©gional). De-puis de nombreux mois, deuxoptions se concurrencentpour la future utilisation dusite appelĂ© Ă renaĂźtre pourdĂ©but 2004: soit la Poste y implanteun centre de tri postal, soit la SPI+
(agence de dĂ©veloppement pour laprovince de LiĂšge), lâamĂ©nage enzone dâactivitĂ©s industrielles. Avec Ă la clĂ©, dans les deux cas de figure, descentaines dâemplois crĂ©Ă©s. Mais quedâannĂ©es Ă©coulĂ©es avant le redĂ©mar-rage dâune activitĂ© Ă©conomique. Sanscompter que les pouvoirs publicsauront dĂ» dĂ©bourser prĂšs de 1,2million dâeuros pour assainir leslieux.
Les sites industriels dĂ©saffectĂ©s sontsouvent orphelins de tout propriĂ©-taire: «En thĂ©orie, les propriĂ©tairesde sites dĂ©saffectĂ©s devraient entre-prendre une procĂ©dure dâassainisse-ment ou de rĂ©novation dans un soucide bonne gestion de lâespace. La rĂ©a-litĂ© est pourtant beaucoup plus com-plexe. Et le principe du pollueur-payeur de se heurter notammentaux implications fonciĂšres! Nom-breux sont les obstacles Ă surmonter.Il faut dâabord identifier le propriĂ©-taire, le convaincre de la nĂ©cessitĂ©dâentreprendre des travaux. Il nâen apas toujours les moyens ou lavolontĂ©. Devant le coĂ»t Ă©levĂ© deschantiers, les propriĂ©taires se dĂ©bar-rassent parfois de leur site en lecĂ©dant aux pouvoirs publics pourlâeuro symbolique»2. Ce qui nâestpas souvent une bonne affaire maisun moindre mal. Il faudra cependantdu temps et de lâargent pour effacerces stigmates du passĂ© et reconsti-tuer le tissu industriel et Ă©cono-mique lacĂ©rĂ© par des dĂ©cennies dedĂ©glingue. Ă dĂ©faut, la friche risquede rester en friche. La RĂ©gion wal-lonne nâa donc dâautre choix que demener une politique volontariste enla matiĂšre qui, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale,commence Ă porter ses fruits.
Sergio Carrozzo
tion des sols âen mĂ©taux lourds entreautresâ est profonde?
La question de la reconversion sepose depuis au moins une bonnevingtaine dâannĂ©es en Wallonie Ă me-sure que la dĂ©sindustrialisation a lais-sĂ© en friches des milliers de sitesindustriels et des milliers dâhectares.Certains lieux qui offraient un intĂ©rĂȘthistorique et architectural marquĂ©ont connu une seconde vie. Le GrandHornu, par exemple, sorti de terre en1810 Ă lâinstigation dâun industrielfrançais, Henri De Gorge, qui formeune petite ville en soi avec le com-plexe minier, la citĂ© ouvriĂšre et leshabitations des patrons. Acquis parla province du Hainaut, puis rĂ©habi-litĂ©, il est devenu une «attraction»
En Wallonie, les plaies laissées par la désindustrialisation
sont encore trĂšs visibles. DâoĂč la nĂ©cessitĂ© dâeffacer ou de
reconvertir les innombrables sites industriels désaffectés.
Lâeffort de rĂ©habilitation commence Ă porter ses premiers
fruits. Explications.
La SociĂ©tĂ© publique dâaide Ă la qualitĂ©de lâenvironnement (Spaque), crĂ©Ă©een 1991 par la RĂ©gion wallonne, apour missions, notamment, la remiseen Ă©tat des dĂ©charges et des frichesindustrielles. LâĂ©tendue de la tĂąchequi attend la Spaque âet au-delĂ lesautoritĂ©s wallonnesâ apparaĂźt im-mense. Que lâon en juge: pour opĂ©rerla rĂ©habilitation des friches et desdĂ©charges en Wallonie dans un dĂ©laide trente ans, il faudra dĂ©bourser de2,2 Ă 4 milliards dâeuros! Ă ce stade, il est plutĂŽt envisagerdâassainir 66% des friches âexclusionfaite des charbonnages, terrils, car-riĂšres, sabliĂšres, etc.â au cours desdix annĂ©es Ă venir. La Spaque a dres-sĂ© un inventaire des sols potentielle-ment polluĂ©s en Wallonie par lâacti-
vitĂ© quâils ont connue dans le passĂ©.PrĂšs de 5 400 sites ont Ă©tĂ© recensĂ©s.Selon une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par un bu-reau dâĂ©tudes international, leBoston Consulting Groupe, lesfriches industrielles dĂ©saffectĂ©es etles dĂ©charges sâĂ©tendent respective-ment sur 3 095 ha et 625 ha. Ce quidonne au passage une indication surce quâont reprĂ©sentĂ© lâindustrie wal-lonne et... son dĂ©clin. De Mellery Ă Cronfestu en passant par Fontilloi ouHensies, la Spaque a travaillĂ© ettravaille encore parfois Ă la rĂ©habili-tation de dĂ©charges industrielleset/ou mĂ©nagĂšres. Elle participe Ă larĂ©habilitation de sites industrielscomme Carcoke Ă Tertre, Cabay-Jouret Ă La LouviĂšre ou encore leBois Saint-Jean Ă OugrĂ©e.
DES FRICHES ET DES CHIFFRES
1 Lire le trÚs intéressantarticle publié à ce propospar la revue «Dialogue»,n°15, septembre 2002.Site Internet:http://dialogue. wallo-nie.be. Sur les frichesindustrielles, voir aussisite Internet: http://mrw.wallonie.be/dgatlp.
2 Idem.
«Devant le coût élevé des chantiers,
les propriétaires se débarrassent parfois
de leur site en le cédant
aux pouvoirs publics pour lâeuro symbolique».
© Clerbois
Les corons du Bois-du-Luc: lâancienne citĂ© ouvriĂšre commence Ă revivre.
La Paix-Dieu Ă AmayDans un tout autre registre, la Paix-Dieu, Ă Amay, constitue un exempleĂ©tonnant de reconversion. FondĂ©een 1240, vendue comme bien natio-nal et transformĂ©e en exploitationagricole en 1797, cette abbayecistercienne a, en effet, retrouvĂ© unnouveau souffle en 1995 lorsque legouvernement wallon dĂ©cide declasser le site, de procĂ©der Ă sarĂ©habilitation et dâen faire unCentre de perfectionnement auxmĂ©tiers du patrimoine. Dans lequartier des hĂŽtes, rĂ©cemment res-taurĂ©, le Centre accueille, lors destages thĂ©matiques, des profession-nels du secteur de la restaurationdu patrimoine. ParallĂšlement, laPaix-Dieu propose aussi des classesdâĂ©veil aux mĂ©tiers du patrimoinepour les Ă©lĂšves du premier degrĂ©dâobservation de lâenseignementsecondaire. Lâabbaye offre, enrĂ©alitĂ©, un Ă©ventail trĂšs large deformations: maçonnerie de briqueet de pierre, peintures murales,menuiserie ancienne, etc. Au boutdu compte, il sâagit de transmettreun savoir-faire et de lâenrichir dĂšslors que la restauration du patri-moine architectural requiert unemain-dâoeuvre trĂšs qualifiĂ©e, rom-pue aux techniques de constructiontrĂšs spĂ©cifiques du bĂąti ancien.
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Pour Starck, lâEurostar a ce «petitquelque chose en plus» qui se traduiten termes poĂ©tiques et iconiques:«Câest une image dâĂpinal: celle duâpassage sous la merâ dĂ©veloppĂ© auxXVIIIe et XIXe siĂšcles, et devenantfinalement lâun des plus grands chan-tiers, toujours Ă entreprendre, dusiĂšcle passĂ©!». Car le symbole sĂ©duit aussi le desi-gner: «LâEurostar comme emblĂšmede lâEurope unie ne pouvait pas melaisser indiffĂ©rent: Londres, Paris etBruxelles, les trois citĂ©s du XXIesiĂšcle sâaccouplant via le rail aprĂšsdes dĂ©cennies de rivalitĂ©!».Et notamment ce «danger continen-tal» dĂ©noncĂ© par nos voisins anglaiset qui freina grandement lâĂ©volutiondu «chunnel».
More is less, less is moreâŠLe pari de Starck est une rĂ©inventiondu transport: le dĂ©placement, aussiprofessionnels que soient ses motifsâefficacitĂ© avant toutâ peut et doitaussi redevenir un voyage. «Commetout un chacun, jâai voulu prendreconscience de mes besoins et choisirlâoutil qui leur correspond le plus fine-ment. Jâai dĂ©cidĂ© dâĂȘtre raisonnable.Pour une distance allant jusquâĂ 2 km, je marche Ă pied ou je prendsmon vĂ©lo, qui conviendra aussijusquâĂ 7 km. JusquâĂ 15 km, le scoo-ter⊠relayĂ© par la moto jusquâĂ 50 km. La voiture ensuite, jusquâĂ 250 km... Dans le rayon des 300-600 km, le train est un outil parfait.Ou plutĂŽt, il est redevenu un outilparfait...». Pourquoi? Starck compare le train Ă celui qui se pose comme son concur-rent majeur, lâavion: «le vol est pluscourt que le voyage en train, mais letemps passĂ© y est parcellisĂ© en unesĂ©rie de moments, de dĂ©placements,dâattentes: Ă lâenregistrement, Ă lâem-barquement, au dĂ©collage, au dĂ©part,Ă lâarrivĂ©e... Ces petites fractions detemps sont rarement additionnĂ©esmais elles finissent par confisquernotre autonomie. Et ces âbattementsânous entraĂźnent Ă dĂ©penser plus: cesfameux et ruineux âfree shopsâ dâaĂ©-
roport! Je prends ma bouteille de gin,du chocolat âde luxeâ qui me coĂ»tetrois fois son prix normal pour un em-ballage âspĂ©cialâ, des fardes de ciga-rettes et du parfum, qui «feront plai-sir»âŠÂ». Bref, du temps et de lâargent perdusau rythme dâun stress bien plusintense en avion quâen train⊠«Sanscompter la ponctualitĂ© alĂ©atoire, lâar-rivĂ©e dans un aĂ©roport distant ducentre ville et reliĂ© Ă lui par des trans-ports privĂ©s trĂšs coĂ»teux!».Bref, «less is more» et «more is less»:le bilan est vite fait. Il nây a plus devols entre Bruxelles et Paris: Londresdevrait suivre le mouvement.
Lâart de la loungeConstante dans lâattitude du desi-gner, la mĂ©fiance Ă lâĂ©gard dâuneobsolescence accĂ©lĂ©rĂ©e: «Je me pro-pose dâĂ©viter les effets de mode: montravail est fondĂ© sur une modernitĂ©soucieuse de longĂ©vitĂ©, aussi bienmatĂ©rielle que culturelle». Dans lestrois gares capitales, de nouveaux sa-lons sont conçus pour des passagersqui y passent 15 minutes⊠ou atten-dent le train suivant sâils ont ratĂ© leleur. Espace de transition entre la ville etle train, le lounge est un lieu so-phistiquĂ© en termes de sensations,de vĂ©cu, de perspectives culturel-les: «Lâapproche est complexe. Ellefait appel Ă un registre dâoutils trĂšsdivers. Ce ne sont pas des sallesdâattente mais des âmachines desti-nĂ©es Ă Ă©lever lâhumeur optimaleâdes Ăąmes qui sây trouvent. Elles doi-vent sây sentir plus belles âlâĂ©clai-rage sophistiquĂ©â plus sĂ©duisanteset valorisĂ©es, grĂące Ă un faisceaudâallusions culturelles, de surpri-sesâŠÂ».
Compagnon permanent du travailde Starck, lâhumour joue doncaussi son petit rĂŽle, distanciĂ© et Ă©lĂ©-gant. On retrouve cette «pĂ©dagogielĂ©gĂšre» que Starck aime manier,particuliĂšrement dans ses amĂ©na-gements dâintĂ©rieurs: le passagerest confrontĂ© Ă des mĂ©langes destyles, dâĂ©chelle, Ă lâemploi dâunlexique relativement surrĂ©aliste.
Plaisir pour riches?Starck Ă©voque aisĂ©ment le travailmenĂ© en direction des passagers de1Ăšre classe et (encore au-dessus!) deFirst Premium. Cette «super-classe»nâa pas dâĂ©quivalent. Du luxe pourriches?
«Pour le prix dâun billet dâavionaller-retour rĂ©gulier en classeaffaires? Allons donc! Si je proposeune perspective nouvelle de lâes-pace Ă vivre, câest pour permettrede (re)dialoguer avec ses voisins, ouau contraire de sâisoler grĂące Ă desespaces clos, le tout dans unegamme chromatique installĂ©e dansles tons chauds (des harmoniesentre gris et ocres)âŠÂ».
Si le «train de luxe» reste, bien sĂ»r,davantage associĂ© au mythique«Orient-Express», les exigences de lavie contemporaine, rapiditĂ©, ponc-tualitĂ©, sĂ©curitĂ© sâincarnent dĂ©sor-mais aussi dans la quotidiennetĂ© dela liaison par voie de terre du centredâune capitale Ă une autre. «The jour-ney (le voyage) becomes a destina-tion» disent les Anglais. Et le rĂšgnedes «super-trains» est de lâordre duchangement fondamental dâap-proche dans ce qui fait lâessence denotre vie: le bien-ĂȘtre⊠et mĂȘme leplaisir.
Olivier Swingedau
Starck by Starck, par PierreDoze (2003, Taschen) a Ă©tĂ©remis Ă jour et supervisĂ© parStarck lui-mĂȘme. 600 pagesdâimages retracent lâen-semble de ses crĂ©ations.Parmi les 40 nouveauxprojets, on retrouve lesnouvelles boutiques deMikli, Gaultier, les restau-rants Bon 1 et 2, denouvelles chaises, montres,lunettes etc. Lâunivers deStarck est Ă©galement(surtout!) ludique: le livrecontient un petit jouet enplastique dĂ©nommé⊠Patas-tarck! Fallait oserâŠEn brefLa durĂ©e du voyage enEurostar vient dâĂȘtre rĂ©duiteĂ 2 h20 entre Bruxelles etLondres grĂące Ă la mise enservice de la 1Ăšre section deligne Ă grande vitesseanglaise. En 2007, unenouvelle gare internationalesera ouverte Ă Londres: StPancras (Kingâs Cross). LadurĂ©e du trajet sera alorsramenĂ©e à ⊠2 heures. Infossuppl. sur www.eurostar.com
Le designer et trendsetter Philippe Starck
Sur un grand train (de vieâŠ)
E n voilà , un «vrai» artiste, puis-que Beaubourg lui dédie unerétrospective! Au-delà de la
boutade, Starck est prolixe et popu-laire. Du plastique fantastique aupalais de lâĂlysĂ©e, des brosses Ă dentsaux maisons en kit, de la bouteilledâeau aux chaises et aux lampes debureau⊠Mais encore un presse-citron alien, une lampe ovni, un im-meuble Ă Tokyo, un hĂŽtel Ă Los An-geles⊠Tandis que la «salle de bainStarck» est un retour aux sources: labassine se transforme en lavabo, son
meuble en tonneau, un seau se mĂ©ta-morphose en WC... du beau, delâutile, du vrai!
Nul objet nâĂ©chappe Ă Starck dans sarecherche de «la» combinaison idĂ©aleentre forme sĂ©duisante et fonctionna-litĂ©. Les qualificatifs sâĂ©puisent Ă ledĂ©finir: architecte, inventeur, bĂȘtemĂ©diatique, penseur⊠Mais câest entant que designer quâil a le plus grandimpact. Concepteur de formes,Starck sâingĂ©nie Ă rĂ©inventer la plas-tique de notre vie. En 25 ans de crĂ©ation, il est devenu«la» star internationale du design.Sans se prendre au sĂ©rieux et sansentrer dans lâĂ©table-Ă©picerie des«designers pour cadres riches maissurmenĂ©s»⊠Starck, lui, nâa pas fait comme lesautres. Il a dĂ©shabillĂ© le design dusuperflu, il lâa «lavé» nous confie-t-il. DerniĂšre «lessive» en dateâŠlâEurostar!
Un train «zen»! Son dernier pari, le «supertrain» quiforme un triangle entre Paris, Londreset Bruxelles. Le design, parachevĂ© en2004, constitue un nouveau repĂšre im-portant pour Starck qui se penche,cette fois, sur nos dĂ©placementsâŠsouvent pĂ©nibles.Eurostar, le «Trans-Manche» qui fitson trou sous Calais en mĂȘmetemps que le «chunnel» âtraumati-sant du mĂȘme coup des cohortesdâAnglais baignĂ©s dâinsularitĂ© qui,depuis, se sont rattrapĂ©s en faisantleur «French» shopping le samediâavait fini par vieillir... Outre lâinĂ©vi-
table usure de certains de sesĂ©lĂ©ments matĂ©riels, les soucis dehuit ans de pratique ont permis Ă Starck de comprendre que le trainrapide devait aussi devenir⊠untrain zen. Car Philippe Starck a les idĂ©es duvoyageur invĂ©tĂ©rĂ©. Des perspecti-ves quâil Ă©tait difficile de dessinerlorsque Eurostar fut crĂ©Ă©, ex nihilo,dans lâignorance de lâidentitĂ© et desattentes des nouveaux clients...
Familier de cultures multiplescomme tous les trendsetters (ceuxqui «font» les tendances), Starck acette capacitĂ© Ă manier un vocabu-laire de signes susceptible dâĂȘtrecompris aussi bien par 60% de Bri-tanniques, 8% dâAmĂ©ricains, autantde Japonais⊠que de passagers bel-ges: «Il ne sâagit pas uniquement dedĂ©coration, mais aussi de service,dans son acception la plus com-plexe et la plus gĂ©nĂ©reuse, jâai dĂ»inĂ©vitablement mâintĂ©resser Ă lâidĂ©emĂȘme de transport au XXIe siĂšcle».
Lâart de dĂ©placer les objetsLe dĂ©placement nâest pas une despremiĂšres missions du designermais «lâĂȘtre humain est bien plusmobile quâil ne lâĂ©tait voici encorevingt ans: affaires, loisirs, visitesfamiliales, congrĂšs⊠Le transport estaussi mĂ©taphore et je mâattache Ă enmodifier Ă la fois la forme et les fonc-tions. Le design actuel intĂšgre cetteidĂ©e. Le statisme des annĂ©es cin-quante est bien loin... Notre maisonsur roues nous suit, oĂč que nousallions. Elle doit nous procurer unmaximum de bien-ĂȘtre Ă chaqueĂ©tape, jusquâau plus petit dĂ©tail; cequi demande beaucoup de minutie etde logistique».
VĂ©hicule roulant, volant ou flottant?Peu importe. Il doit sâinscrire danscette «qualitĂ© totale» tant revendi-quĂ©e. «Ce concept de train Ă grandevitesse est extraordinaire: câest unobjet hautement technologique,rapide et sĂ»r. Il dĂ©passe lâimaginationpar sa rapiditĂ©! Ă prĂ©sent, il faut quâilĂ©pouse lâesthĂ©tique intĂ©grĂ©e de sontemps».
Fatigué(e) de ces avions-poubelles qui nous entassent tels
des bestiaux, des attentes interminables et stressantes
dans des aérogares sinistres, de voisins encombrants et
dâhĂŽtesses stĂ©rĂ©otypĂ©es? Philippe Starck pense que nos
dĂ©placements vont redevenir ce quâils auraient toujours dĂ»
rester: des moments magiques. Rencontre.
Eurostarck?Dans le «super train», chaque minute est donc acti-vement dĂ©gagĂ©e: lecture, rĂ©flexion ou conversation.Pour Starck, «Il faut renforcer la qualitĂ© de ce temps,en faire la premiĂšre valeur ajoutĂ©e du voyageur enlâentourant dâĂ©gards et de marques de raffinement etdâintelligence. Les suggestions sont nombreuses etfavorisent les jeux mentaux, architecturaux, mobi-liers ou graphiques, selon le dĂ©sir»... Le programme intĂšgre aussi le rĂ©amĂ©nagement delâintĂ©rieur des rames, des salons dâaffaires dans lesterminaux, des zones dâenregistrement, des guichetsde vente⊠jusquâaux uniformes et Ă lâidentitĂ©visuelle. Mais ne sommes-nous pas pris en otagespar des subterfuges de crĂ©ateur? «Mon but nâest pas de dĂ©tourner le passager versâStarcklandâ avant de le conduire Ă destination!Mais de faire de son voyage un repos entre deuxtensions urbaines, le âfluidifierâ en assouplissant lesmoments et les lieux de transition: lâarrivĂ©e dans lagare, les contrĂŽles, les accĂšs, lâattente... Bref, de fairedisparaĂźtre les âparasitesâ par la crĂ©ation dâunenouvelle cohĂ©rence grĂące aux tonalitĂ©s sonores,codes de couleurs, de matiĂšre et de lumiĂšre, dans lesens dâune adĂ©quation avec le vĂ©cu envisagĂ© duvoyage».
Luxe, calme et voluptĂ©: le «lounge» de lâEurostar selon Starck.
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prennent aux femmes ou aux en-fants, les giflent, les violentent, ou lestuent; câest plutĂŽt malgrĂ© eux, endĂ©pit de leur bonne volontĂ©, voire deleurs rĂ©solutions. Il en est dâailleurspour exprimer le regret, la honte, laculpabilitĂ© de leur propre violence.Mais comment la maĂźtriser? Com-ment lâempĂȘcher, absolument?
Nos contes et lĂ©gendes (MĂ©lusine,Barbe-Bleue, par exemple), inscritsdans le systĂšme de la conjugalitĂ©,relatent le drame de la transgression:jamais le hĂ©ros nâest vainqueur deson impulsion. Plus forte que lui, ellelâentraĂźne toujours Ă la violence. Etrien, autour de lui, ne sâoppose Ă lâin-fraction: la femme de Barbe-Bleue ouMĂ©lusine en son bain, sont acces-sibles, sans dĂ©fense et sans protec-tion, seules face Ă lâagresseur, autransgresseur; pas de groupe ou defamiliers pour sâinterposer, les protĂ©-ger. Et lâhomme le plus charmant dumonde peut se trouver dĂ©passĂ© parune pulsion. Il sâagit donc dâun «effetde structure», et non de perte de va-leurs ou autre dĂ©viation, sociale oupersonnelle, dont une religion, unemorale ou une thĂ©rapie pourraientvenir Ă bout. Cet «effet de structure»est celui de lâorganisation familialeconjugale, imposant la cohabitationsexuelle et empĂȘchant ainsi la pro-tection de la faiblesse, de la fragilitĂ©,de la diffĂ©rence; incitant plutĂŽt Ă lanier, lâexploiter ou la dĂ©truire, par latransgression. Ainsi les interdits dis-paraissent-ils de nos sociĂ©tĂ©s.
La conjugalitĂ© apparaĂźt dĂšs lorscomme le phĂ©nomĂšne le plus nocifâpourtant le plus massif de notre or-ganisation sociale. Elle est le dĂ©tona-teur de la violence sexuelle. Il ne sâa-git pas de mettre en doute ou de ban-nir la richesse et la profondeur dusentiment amoureux; au contraire, ilfaut le protĂ©ger. Pour cela, il fautlâĂ©carter du «nid», que les bĂȘtes nâuti-lisent dâailleurs jamais pour copuler,ni mĂȘme pour se bĂ©coter.
Le verrou de la violence sexuelleAu-delà de la variété des situations,des époques, des coutumes dont dé-coulent des obligations et interdic-
tions Ă©minemment variables, le ta-bou est impensable sans le totem; aufil des notations de lâethnographie,ces deux concepts sont constammentmis en rapport lâun avec lâautre; ilssont indissociables. Apparu en 1791avec les observations de J. Long chezles Indiens Ojibwa dâAmĂ©rique duNord, le mot «totem» signifie «pa-rentĂ©, frĂšre, sĆur utĂ©rins (enfantsdâune mĂȘme mĂšre)» câest-Ă -dire pa-rentĂ© matrilinĂ©aire. Cette identitĂ© dunom de groupe et du lien gĂ©nĂ©alo-gique Ă la mĂšre se retrouve dans demultiples sociĂ©tĂ©s, liant indiscutable-ment totem et matrilinĂ©aritĂ©. Câest legroupe utĂ©rin qui forme le mailloncentral de cet enchaĂźnement; câestautour de lui que sâorganisent lafamille (le totem) et les interdits (lestabous).
La famille totĂ©mique, dite aujour-dâhui utĂ©rine ou natale, nâest passexuĂ©e: les amants ne cohabitentpas; ceux qui cohabitent ne sont passexuellement liĂ©s, il nây a donc pasdâ«affins» ou alliĂ©s (les «piĂšces rap-portĂ©es»); les cohabitants sont lesgrands-mĂšres, leurs frĂšres, lesgrands-oncles, les fils et filles desfemmes, garçons et filles, les enfantsde celles-ci, tous cousins et cousines.Il sâagit donc dâune famille sansalliances, donc non conjugale, parconsĂ©quent sans Ă©poux, et sans«pĂšres» au sens coĂŻtal. Les «pĂšres»sont les germains (frĂšres ou cousinsdes mĂšres), et ils sont tous respon-sables des enfants. Les membresdâune famille natale (le totem) restentunis toute leur vie, se portent assis-tance mutuelle, Ă©lĂšvent ensembleleurs enfants, mangent ensemble,mais ne doivent ni faire couler lesang les uns des autres, ni copulerensemble.
Selon les descriptions ethnolo-giques, dans ces sociĂ©tĂ©s non con-jugalisĂ©es, les relations amoureu-ses sont empreintes dâune totalelibertĂ©. Hom-mes et femmes, dĂšs lapubertĂ©, se dĂ©clarent et se rencon-trent avec empressement et simpli-citĂ©. Les femmes restent chez elles:les hommes leur rendent des visitesnocturnes quâelles acceptent ounon; ces nuits amoureuses ayantlieu au domicile de la femme, celle-
ci bĂ©nĂ©ficie de la protection detoute la maisonnĂ©e: Ă la moindrealerte, quelquâun se lĂšve et peutsecourir la femme, sâinterposer,chasser lâindĂ©sirable. Mais quelamant souhaitant ĂȘtre reçu dans lesnuits Ă venir, en viendrait Ă violen-ter son amante? La violencesexuelle est donc Ă la fois empĂȘ-chĂ©e (par la prĂ©sence de la familledans la maison) et Ă©vitĂ©e (par desamants avisĂ©s). On observe enoutre quâentre familiers, au sein dela parentĂ©, les Ă©vocations sexuellessont absolument prohibĂ©es: lâin-sulte ou le juron sexuels, la discus-sion sur les amants ou les actessexuels, sont totalement exclus desdiscussions entre parents de sexesopposĂ©s. La discrĂ©tion en matiĂšrede sexe semble prĂ©server le tabouinterdisant la sexualitĂ© entre coha-bitants. Il est curieux de constatercette apparente pudibonderie asso-ciĂ©e Ă la plus totale licencesexuelle!
La situation est tout Ă fait inverse enOccident: Ă la plus grande libertĂ© dâĂ©-vocation sexuelle, dans le discours(familier, radiophonique, littĂ©raire ouautre) comme dans lâimage (publici-taire, plastique, cinĂ©matographiqueou autre), est associĂ©e une prohibi-tion sexuelle dissimulĂ©e mais pa-tente. En effet, si la libertĂ© sexuelleĂ©tait une rĂ©alitĂ©, alors il existerait uneinfraction punissant les gens quientravent les relations sexuelles desautres.
On voit donc bien que lâinterditsexuel (le tabou) ne peut ĂȘtre efficaceet respectĂ© que si la famille natale (letotem) est la norme, entraĂźnant dansson sillage une libertĂ© sexuelle rĂ©elleet protĂ©gĂ©e. En dâautres termes, lesinterdits liĂ©s au sexe et Ă la violencene peuvent ĂȘtre efficaces et respectĂ©sque dans les sociĂ©tĂ©s non conjuga-lisĂ©es. Sinon, les interdits ne sont pasrespectĂ©s, la violence surgit, femmeset enfants sont en danger, la libertĂ©disparaĂźt. Il est donc parfaitementirrĂ©aliste de vouloir la libre sexualitĂ©en mĂȘme temps que lâabsence deviolence sexuelle, sans agir pour lapromotion de la famille natale et lâĂ©li-mination de la conjugalitĂ©.
AgnĂšs EchĂšne
Les interdits liés au sexe et à la violence
ne peuvent ĂȘtre efficaces et respectĂ©s que dans les sociĂ©tĂ©s non conjugalisĂ©es.
AgnĂšs EchĂšne est titulairedâun DEA de philosophie,dâun diplĂŽme de Sciencespolitiques et dâune licencede psychologie. Elle estconsultante et formatrice enentreprise.
L e meurtre conjugal frappe lesfemmes, souvent. Selon unrapport du Conseil de lâEu-
rope, le couple tue, plus que lecancer, plus que la route.
La sexualitĂ© est dangereuse;toutes les sociĂ©tĂ©s le savent;toutes mettent en place desrĂšgles destinĂ©es Ă la rĂ©guler.Que la sexualitĂ© sâexerce aumieux et sans dommage pourquiconque, telle est la fonctionassignĂ©e aux lois ou auxtabous qui lâencadrent. Quâenest-il vraiment?
La violence sexuelleDans la sociĂ©tĂ© occidentalemoderne, comme dans biendes sociĂ©tĂ©s traditionnelles, lasexualitĂ© provoque desdommages considĂ©rables; lacriminalitĂ© sexuelle est rava-geuse; ses victimes sontinnombrables. Que lâon songeau meurtre, au viol, Ă la vio-lence, pornographique, prosti-tutionnelle ou conjugale, ondoit bien constater que rien nesemble les endiguer. MĂȘmedes sociĂ©tĂ©s sexuellement trĂšslibĂ©rales comme la Scandina-vie, voient la criminalitĂ© sexuelleaugmenter. Comment expliquer untel phĂ©nomĂšne alors que nous dispo-sons de lâinstitution du mariage cen-sĂ©e rĂ©duire lâagressivitĂ© entre mĂąlesdu mĂȘme groupe en structurant lafamille, ainsi que de lois interdisantle meurtre, le viol, les coups et bles-sures, la filiation incestueuse, etc.
Avant et/ou ailleurs, lĂ oĂč la loi estinconnue, existe le tabou. Il importede distinguer les sociĂ©tĂ©s rĂ©gies par
la loi et les sociĂ©tĂ©s rĂ©gies par le ta-bou. OrganisĂ©es autour de la famillefondĂ©e et du mariage, les sociĂ©tĂ©sconjugalisĂ©es ne sont plus rĂ©gies parle tabou, mais nĂ©cessairement par ledroit et ses lois, puisque mariage et«pacs» sont des contrats. Or, force estde constater que les sociĂ©tĂ©s de droitentretiennent la violence sexuelleplutĂŽt quâelles ne lâĂ©vacuent, quâil sâa-gisse dâailleurs de sociĂ©tĂ©s tradition-nelles ou de sociĂ©tĂ©s modernes.
Ignorant la loi et le droit, mais rĂ©giespar le tabou, et Ă condition de nâavoirpas Ă©tĂ© acculturĂ©es, nombre de sociĂ©-tĂ©s ne pratiquent pas le mariage etmaĂźtrisent efficacement la violencesexuelle. Le tabou anthropologiqueâdiffĂ©rent du tabou mondain, liĂ© au
politiquement correctâ crĂ©e un inter-dit majeur: celui de la promiscuitĂ©sexuelle; il sâagit avant tout de dis-joindre la sexualitĂ© de la vie quoti-dienne. Ce que les ethnologues ontappelĂ© «tabou de lâinceste» et «pres-cription de lâexogamie» est dâabordun verrou contre la violence sexuelle:proscrite de lâespace familier, de lâen-tre-soi, la sexualitĂ© ne peut sâexercer
quâavec ceux du dehors, les autres,les non-familiers. La convoitise, lapossession, la jalousie sont ainsiĂ©vacuĂ©es de lâespace quotidien; «quipartage le mĂȘme bol ne partage pasle mĂȘme lit», dit le proverbe. Le tabouexclut de fait la vie de couple puisquecelle-ci mĂȘle obligatoirement familia-ritĂ© et sexualitĂ©: «boire et manger,coucher ensemble, câest mariage ceme semble».
La violence conjugaleDans nos sociĂ©tĂ©s, la loi a remplacĂ© letabou. Force est de constater que laloi est sans effet dans nombre dâes-paces dits de «non-droit», en particu-lier la famille. En son sein, le pĂšre/Ă©poux est souvent le premier Ă trans-
gresser la loi, quâil sâagisse de lâin-ceste, des coups et blessures ou duviol marital. En effet, dans la famille,tout invite Ă la transgression: promis-cuitĂ©, absence de tĂ©moins, dĂ©faut deprotection des plus faibles, exaspĂ©ra-tion de la sexualitĂ©, autoritĂ© dâunmĂąle seul, latitude de brutalitĂ©. Câestrarement par mauvaise volontĂ© ou in-tention de nuire que les hommes sâen
Le couple, premier foyer de violence contre les femmesLes sociétés conjugalisées ne
sont plus régies par le tabou.
Câest le constat dâune philosophe
et psychologue, AgnĂšs EchĂšne.
Beth Garnelle Edwards, Art et Carol, 72 ans, 1997, MusĂ©e de la photographie (avenue PaulPastur 11, Charleroi, jusquâau 29 fĂ©vrier 2004).
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Coopération policiÚre et judiciaire USA-UE
Un rapport impérial
L e 25 juin 2003, un accord surlâextradition et lâentraide judi-ciaire a Ă©tĂ© signĂ© Ă Washing-
ton. Cet acte finalise un processus denĂ©gociations tenues secrĂštes. Lesdocuments enregistrant les discus-sions intermĂ©diaires Ă©taient inacces-sibles. Seuls les textes finaux ont Ă©tĂ©dĂ©classifiĂ©s. Le Parlement europĂ©en,qui a uniquement une compĂ©tencedâavis, avait critiquĂ© ce projet esti-mant que la question de la peine demort devait ĂȘtre un Ă©lĂ©ment expliciteinterdisant une extradition. En fai-sant rĂ©fĂ©rence aux prisonniers euro-pĂ©ens dĂ©tenus dans la base amĂ©ri-caine de Guantanamo, le Parlementsouhaitait Ă©galement que «les ac-cords excluent explicitement touteforme de coopĂ©ration judiciaire avecles tribunaux dâexception et/ ou mili-taires»1. Il mettait ainsi le doigt surles problĂšmes immĂ©diats engendrĂ©spar cet accord: lâapplication de lapeine de mort dans nombre dâĂtatsamĂ©ricains et lâexistence de juridic-tions dâexception, mises en place
pour juger les Ă©trangers accusĂ©sdâactivitĂ©s terroristes.
ExtraditionLa question de la peine de mort alongtemps Ă©tĂ© le point sur lequel sâestfocalisĂ©e la rĂ©sistance de quelquespays europĂ©ens. Dans lâaccord signĂ©,cet obstacle a Ă©tĂ© surmontĂ©. Uneclause stipule que lâĂtat requis peutaccorder lâextradition Ă conditionque la peine de mort ne soit pasprononcĂ©e ou pas appliquĂ©e, Ă lâen-contre de la personne recherchĂ©e2.Cependant, la question essentiellereste celle de la subordination du sys-tĂšme judiciaire des pays de lâUE Ă celui des USA.Avant le dĂ©but des nĂ©gociations, lesĂtats-Unis avaient Ă©mis des exigen-ces trĂšs Ă©levĂ©es. Le 16 octobre 2001,le gouvernement amĂ©ricain avaitadressĂ© au prĂ©sident de la Commis-sion europĂ©enne une liste de seizepropositions dâactions.
Les demandes des Ătats-Unis Ă©taientune tentative dâopĂ©rer une vĂ©ritablerĂ©organisation de la coopĂ©ration pĂ©-nale en permettant aux autoritĂ©s po-liciĂšres et aux magistrats de chaqueĂtat membre de lâUE de nĂ©gocierdirectement avec les autoritĂ©s judi-ciaires amĂ©ricaines, en court-circui-tant les procĂ©dures nationales et les
diffĂ©rents niveaux de con-trĂŽles quâelles impliquent. Ilsâagissait aussi dâautoriserles juges dâinstruction Ă demander oralement, Ă leurs homologues, desdossiers judiciaires ou dâin-viter des tĂ©moins Ă compa-raĂźtre.
Les Ătats-Unis voulaientĂȘtre traitĂ©s par lâUnion eu-ropĂ©enne comme un Ătatmembre de celle-ci. Ce quiimpliquait, comme dans lemandat dâarrĂȘt europĂ©en,lâapplication du principe dela reconnaissance mutuelledes dĂ©cisions judiciaires3.Avec la signature de cetaccord, les Ătats-Unis enre-
concrĂštement dans quelle mesureces demandes seront rencontrĂ©es.Rien nâest rĂ©glĂ© concrĂštement. Letexte nâest que la partie Ă©mergĂ©e dâuniceberg de nĂ©gociations tenues se-crĂštes.Lâaccord est dâailleurs construit demaniĂšre telle que les autoritĂ©s amĂ©ri-caines puissent exercer constam-ment des pressions afin de lever toutobstacle Ă leurs exigences.
Entraide judiciaireLa deuxiĂšme partie de lâaccord portesur lâentraide judiciaire qui va de lâĂ©-change dâinformations bancaires Ă la surveillance et Ă lâinterception descommunications ainsi quâĂ la consti-tution de groupes dâenquĂȘtes com-muns.Les informations Ă©changĂ©es doiventse rapporter Ă une enquĂȘte ou Ă unepoursuite pĂ©nale mais peuvent portersur nâimporte quel type de dĂ©lit ousur le simple soupçon de lâexistencedâune infraction. La demande de ren-seignements doit contenir des infor-mations «suffisantes» pour permettreĂ lâautoritĂ© du pays requis «dâavoirdes motifs raisonnables» de croireque ces informations concernent uneinfraction pĂ©nale.Si la finalitĂ© judiciaire est rĂ©guliĂšre-ment mise en avant pour justifier lâĂ©-change de donnĂ©es personnelles, letexte de lâaccord prĂ©voit une exten-sion quasi illimitĂ©e de lâutilisation desinformations Ă©changĂ©es. Il prĂ©voit eneffet que les renseignements peuventĂ©galement ĂȘtre employĂ©s dans desprocĂ©dures judiciaires ou administra-tives non pĂ©nales ou «à toute autrefin, uniquement avec lâaccord prĂ©a-lable de lâĂtat requis». De toute ma-niĂšre, lâĂtat requĂ©rant peut, sansaccord explicite de la partie requise,utiliser les informations transmises«pour prĂ©venir une menace immĂ©-diate et sĂ©rieuse contre sa sĂ©curitĂ©publique».LâĂtat requis peut imposer des condi-tions restrictives spĂ©cifiques pourlâutilisation des donnĂ©es, mais nepeut imposer «des restrictions gĂ©nĂ©-rales ayant trait aux normes lĂ©galesde lâĂtat requĂ©rant en matiĂšre de trai-tement de donnĂ©es Ă caractĂšre per-sonnel». Cela signifie quâun ĂtateuropĂ©en ne peut refuser de trans-mettre des informations aux Ătats-Unis pour la raison que ceux-ci nâontpas de lĂ©gislation de protection desdonnĂ©es personnelles.Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lâorientationdonnĂ©e Ă lâaccord est quâil y ait lemoins possible de refus aux deman-des dâun Ătat requĂ©rant.
Il faut Ă©galement retenir quâil nây apas de rĂšgles dâaccĂšs aux donnĂ©estransmises, ni de possibilitĂ©s de cor-rection de ces informations5. Deplus, lâaccord ne contient aucuneclause fixant quelle autoritĂ© peutavoir accĂšs aux informations. LesautoritĂ©s amĂ©ricaines nâoffrent enoutre aucune garantie que cesdonnĂ©es ne seraient pas transmises Ă des entreprises privĂ©es.Lâarticle 5 porte sur la formation dâĂ©-quipes policiĂšres dâenquĂȘte commu-nes, entĂ©rinant ainsi une situationdĂ©jĂ existante.
Accord Europol-USALâabsence de possibilitĂ© de contrĂŽledes informations transmises auxUSA caractĂ©rise Ă©galement la coopĂ©-ration policiĂšre. Le 20 dĂ©cembre2002, il a Ă©tĂ© Ă©tabli un accord decoopĂ©ration entre Europol et lesĂtats-Unis afin de faciliter lâĂ©changedâinformations «à caractĂšre person-nel». Il sâagit de renseignements surles «caractĂ©ristiques physiques, phy-siologiques, mentales, Ă©conomiques,culturelles et sociales» de personnessoupçonnĂ©es dâappartenir Ă une or-ganisation terroriste ou de faire par-tie de la criminalitĂ© organisĂ©e.Ces accords stipulent que des don-nĂ©es relatives à «la race, aux opi-nions politiques, aux croyances reli-gieuses ou autres, Ă la vie sexuelle»6
seront Ă©changĂ©es, si ces mesuressont jugĂ©es «appropriĂ©es» au dĂ©ve-loppement dâune enquĂȘte sur un actecriminel.
La transmission de donnĂ©es nâacependant pas nĂ©cessairement unobjectif pĂ©nal. La dĂ©tection et la prĂ©-vention des dĂ©lits permettent de sâaf-franchir de lâexistence dâune infrac-tion et dâune finalitĂ© judiciaire. Detels Ă©changes sont Ă©galement prĂ©vusen matiĂšre dâimmigration.
ConformĂ©ment Ă la Convention Eu-ropol7 de 1995, câest en toute autono-mie, que lâOffice europĂ©en de police amenĂ© les nĂ©gociations avec les auto-ritĂ©s amĂ©ricaines.
La Cour de Justice europĂ©enne nâaaucune possibilitĂ© de juger la validitĂ©des accords, ni le pouvoir de les inter-prĂ©ter. Le Parlement europĂ©en nâestpas consultĂ©. Il nây a mĂȘme aucuneobligation de lâinformer. Il sâagit dâunaccord qui ne nĂ©cessite aucune ratifi-cation des parlements nationaux. Unnombre important de documentsportant sur les modalitĂ©s de cetaccord sont dâailleurs tenus secrets.En lâabsence de tout contrĂŽle surlâutilisation des donnĂ©es transmises
par Europol, un grandnombre dâinstitutionsamĂ©ricaines, judiciaires,policiĂšres et administra-tives auraient un accĂšsillimitĂ© Ă celles-ci.
Suite Ă un accord avec laCommission europĂ©enne,les douanes amĂ©ricainesont, depuis le 5 mars2003, accĂšs aux systĂšmesde rĂ©servation descompagnies aĂ©riennessituĂ©es sur le territoire delâUE. Les informations communi-quĂ©es ne se limitent pas aux noms,prĂ©nom, adresse, numĂ©ro de tĂ©lĂ©-phone, date de naissance, nationalitĂ©,sexe, adresse durant le sĂ©jour auxUSA et numĂ©ro de passeport maiscomportent aussi lâitinĂ©raire, lesdonnĂ©es mĂ©dicales et alimentaires.Ces demandes pourraient porter surle numĂ©ro de carte de crĂ©dit ou sur lemotif prĂ©cis de la visite. En fait,comme le formule la partie amĂ©ri-caine, les renseignements fournispourraient contenir «toute autreinformation que lâAttorney GĂ©nĂ©raldĂ©termine comme nĂ©cessaire pourlâidentification des personnes trans-portĂ©es, pour lâapplication des lois surlâimmigration et pour protĂ©ger la paixpublique et la sĂ©curitĂ© nationale»8.
Double consĂ©quence de ce qui prĂ©-cĂšde: faire entrer lâUE et ses Ătatsmembres dans un systĂšme dâengage-ments unilatĂ©raux sans avoir la capa-citĂ© de les contrĂŽler mais aussi dedemander aux Ătats membres delâUE de violer les rĂšgles communesainsi que leur propre lĂ©galitĂ©.Comme, aprĂšs un boycott de DeltaAirlaines, le CongrĂšs amĂ©ricain abloquĂ© lâapplication de ces normesaux citoyens amĂ©ricains, celles-cisâappliquent dĂ©sormais aux seulsnon AmĂ©ricains, qui, au contraire descitoyens des Ătats-Unis, nâont aucunepossibilitĂ© de recours judiciaire.
On voit bien la mise en place dâunestructure impĂ©riale: les USA ont lacapacitĂ© dâimposer leurs propres cri-tĂšres en ce qui concerne les donnĂ©estransmises ainsi que leurs juridic-tions spĂ©ciales destinĂ©es Ă juger lesĂ©trangers. Les pays europĂ©ens accep-tent de soumettre leurs ressortissantsĂ des procĂ©dures amĂ©ricaines qui nesâappliquent pas aux citoyens desUSA! Il sâagit lĂ dâune reconnais-sance de fait de la prĂ©Ă©minence decette nationalitĂ©. Quant au pouvoirexĂ©cutif amĂ©ricain, il exerce unesouverainetĂ© mondiale.
Jean-Claude Paye
gistrent une victoire importante puis-quâils viennent dâobtenir une recon-naissance implicite de la lĂ©galitĂ© deleurs juridictions spĂ©ciales4, qui sontpourtant un obstacle Ă tout procĂšsĂ©quitable. Lâabsence de possibilitĂ© de recoursexplique pourquoi le gouvernementamĂ©ricain nâa pas utilisĂ© le systĂšmedes cours martiales, qui prĂ©voit uneprocĂ©dure dâappel devant un tribunalcivil.Cet accord sur lâextradition opĂšre in-directement une lĂ©gitimation de cesjuridictions spĂ©ciales et rien nâem-pĂȘche les ressortissants europĂ©ens,remis par leurs autoritĂ©s nationales,dâĂȘtre jugĂ©s par ces tribunaux.La capacitĂ© des autoritĂ©s amĂ©ricainesdâimposer ces commissions militai-res, destinĂ©es Ă juger les Ă©trangers,montre bien le caractĂšre liberticidede ces accords mais encore leur asy-mĂ©trie, puisque les individus de na-tionalitĂ© amĂ©ricaine Ă©chappent Ă cestribunaux. Rappelons Ă©galement que les Ătats-Unis ont parallĂšlement imposĂ©, Ă nombre dâĂtats, des accords qui in-terdisent, dans le cadre de «missionsde la paix», le transfert de ressortis-sants amĂ©ricains devant le TribunalpĂ©nal international. Selon le dĂ©parte-ment dâĂtat, 43 pays ont signĂ© publi-quement un tel engagement, aumoins sept autres lâauraient fait ensecret. Cela montre que la rĂ©cipro-citĂ©, dont se rĂ©clame formellementcet accord signĂ© avec lâUnion euro-pĂ©enne, nâest pas lâorientation que lesautoritĂ©s amĂ©ricaines veulent donnerĂ leurs rapports internationaux.
Les Ătats-Unis ont dĂ©jĂ Ă©tabli des ac-cords bilatĂ©raux dâextradition avecnombre dâĂtats europĂ©ens. Ceux-ciautorisent la remise de la personnepour une liste strictement limitĂ©edâinfractions, gĂ©nĂ©ralement les dĂ©litsliĂ©s au terrorisme et Ă la criminalitĂ©organisĂ©e. Le texte signĂ© par le Con-seil de lâUE modifie cette procĂ©durepuisquâil porte sur lâensemble desdĂ©lits pouvant conduire Ă une peinemaximum dâau moins un an. Il cou-vre ainsi la grande majoritĂ© des in-fractions. Peuvent aussi donner lieu Ă une extradition la tentative ou la«conspiration» afin de commettreune infraction, ainsi que la participa-tion Ă un dĂ©lit. Les Ătats-Unis dĂ©sirent que la procĂ©-dure dâextradition soit quasiment au-tomatique et ainsi dĂ©pourvue de toutcontrĂŽle politique ou judiciaire sur lefond de la requĂȘte. Il sâagit lĂ de lâen-jeu fondamental qui sous-tend cet ac-cord. Le texte ne permet pas de saisir
1 Parlement européen,(2003/2003(INI)), FINALA5-0172/2003, le 22 mai2003.
2 http://register.consilium.eu./int/pdf/fr/03/stog/stog153fr03.pdf
3 Lire «Les faux-fuyants dumandat dâarrĂȘt euro-pĂ©en», Le Monde diplo-matique, fĂ©vrier 2002.
4 Rappelons quâun dĂ©cretprĂ©sidentiel, pris dans lecadre de «lâUSA PatriotAct», «lâExecutive Order»du 13 novembre 2001,instaure des commis-sions militaires spĂ©cialespour juger les Ă©trangers,accusĂ©s de participer Ă des activitĂ©s terroristes.Le procĂšs peut ĂȘtre se-cret et il nây a pas de pro-cĂ©dure dâappel devantune juridiction civile. LeministĂšre de la DĂ©fense abien prĂ©vu une commis-sion de rĂ©vision quijouera le rĂŽle dâun tribu-nal de second niveau,mais on peut Ă©mettre desdoutes sur lâindĂ©pendan-ce des membres de cettecommission puisquâilssont dĂ©signĂ©s, au cas parcas, par le prĂ©sidentBush. Si lâaccusĂ© nâac-cepte pas les dĂ©fenseursdĂ©signĂ©s par lâarmĂ©e, ilpeut faire appel Ă unavocat civil mais, celui-ci,de mĂȘme que la presse,devra quitter le tribunallorsquâune informationclassĂ©e «secret dĂ©fense»sera prĂ©sentĂ©e.
5 Garantie par la Directive95/46 de lâUnion euro-pĂ©enne sur la protectiondes donnĂ©es.
6 Conseil de lâUnion euro-pĂ©enne, 13689/02, 4novembre 2002.
7 J.O. C316 du 27novembre 19995,articles 42, 10 et 18.
8 «European Commissioncaves in to US demandsfor airline and shippingpassenger lists», acces-sion.htm
Jean-Claude Paye estsociologue.
Les Ătats-Unis dĂ©sirent que
la procĂ©dure dâextradition soit quasiment automatique
et ainsi dépourvuede tout contrÎle politique
ou judiciaire sur le fond de la requĂȘte.
LâUnion europĂ©enne abandonne
sa propre légalité pour répondre
aux exigences américaines!
© Reuters
Forteresse America: Il y adĂ©sormais des rĂšgles imposĂ©esaux seuls citoyens non AmĂ©ri-cains, comme les EuropĂ©ens,qui nâont aucune possibilitĂ© derecours judiciaire.
32 Espace de Libertés 316/décembre 2003
c u l t u r e
Matisse
Lâamour de lâarbre
E t Matisse sera tantĂŽt chĂȘne,tantĂŽt roseau, rĂ©sistant auxsirĂšnes des modes temporai-
res pour mieux plier son pinceau auxrigueurs du grand art dĂ©coratif. Carpour Henri Matisse, trĂšs tĂŽt, arbre,ramure et feuillage seront avant toutdes objets, faisant sienne lâidĂ©e deGoethe: «Quâest-ce qui est plusimportant, en effet, que les objets etquâest-ce que toute la thĂ©orie de lâartsans eux?» Lâun des premierstableaux clefs de lâartiste, La Conver-sation de 1911 (MusĂ©e de lâErmitage,Saint-PĂ©tersbourg) illustre de ma-
niĂšre exemplaire sa dĂ©marche: surun grand aplat dâun bleu intense, unhomme âverticalâ converse avec unefemme âcourbe; entre eux, une fe-nĂȘtre qui ouvre sur un jardin consti-tuĂ© dâun arbre âverticalâ et dâunepelouse âcourbe. Voici picturalementrĂ©sumĂ© toute la pensĂ©e de Puvis deChavannes, tant vĂ©nĂ©rĂ© par lâartiste,lorsquâil proclamait: «le vĂ©ritable rĂŽlede la peinture est dâanimer la mu-
raille», et Matisse aura cette «passiondu mur», cet illusionnisme quâiladmirait aussi chez Van Eyck ou chezPiero della Francesca, car Matisseveut aller au-delĂ de la simple reprĂ©-sentation: «je ne peins pas les choses,je ne peins que le rapport entre leschoses». Lâarbre participera tout natu-rellement de ce rapport, ainsi dansLa Conversation, oĂč câest la ligne quitrahit lâĂ©motion tandis que la couleurconstruit la perspective.
En 1911 et 1912, fascinĂ© par lâOrient,ce nouveau sĂ©same magique qui rĂ©-chaufferait une Europe dĂ©sacralisĂ©eet Ă©touffĂ©e sous la fumĂ©e des usines,Matisse passe deux hivers au Maroc,oĂč il travaille selon ses proprestermes dans un «parc immense auxarbres trĂšs hauts». Cette nature dans son rapport lu-miĂšre/couleur va bientĂŽt estomper laligne des objets, le sol va se traduireen aplats colorĂ©s, les herbes vont semĂ©tamorphoser en guirlandes orne-mentales et les arbres deviendrontceux du Paradis, donnant Ă lâensem-ble lâexpression dâune voluptĂ© Ă©dĂ©-nique parfaite.Peu avant de sâinstaller dĂ©finitive-ment Ă la CĂŽte dâAzur, Matisse Ă©criten 1918: «Le tronc dâarbre, avec soncaractĂšre de force, lance ses rameauxselon les lois de lâexpansion et selonsa sĂšve, quâun artiste vĂ©ritable doitsentir et reprĂ©senter». Ceci explique-rait-il le goĂ»t quâil Ă©prouva pour leplatane maintes fois reprĂ©sentĂ© dansles dessins des annĂ©es cinquante etqui trouvera son ultime aboutisse-ment Ă Saint-Jean-Cap-Ferrat dans la«plus petite salle Ă manger dumonde» comme lâappelait ironique-ment son propriĂ©taire, lâĂ©diteurTĂ©riade? Nous sommes en 1951,Matisse vient de terminer la dĂ©cora-tion de la chapelle de Vence, et laminuscule salle Ă manger rappelle Ă lâartiste lâexiguĂŻtĂ© du lieu saint.Comme dans ce dernier, Matisse vaopposer une cĂ©ramique en noir etblanc Ă un vitrail resplendissant decouleurs lumineuses, reprenant lâĂ©-ternelle Ă©quation, ligne et plan, noiret blanc et chromatisme. Matisse varĂ©soudre dans lâespace domestique leproblĂšme soulevĂ© par le sanctuaire;lâarbre, cette expression parfaite dumystĂšre de la vie unissant la terre au
cosmos, va ici remplacer la madonede Vence et, comme le constatePierre Schneider: «Devant lui, onpense moins au marronnier ou Ă unplatane quâau buisson ardent».Lâarbre, signe signifiant du dessinpour Matisse par le mystĂšre de saverticalisation, est comme lâultimedon du ciel juste avant quâil ne seretire du plan terrestre. Car Matisse les aura aimĂ©s sesarbres, que ce soient les amandiersen Corse, les pins, les palmiers et leseucalyptus de la CĂŽte dâAzur, lescocotiers pandanus Ă Tahiti ou lesplatanes de Vence, amour quâil rĂ©su-mera dans Jazz sous la formule:«Trouver la joie dans le ciel, dans lesarbres, dans les fleurs».Avec ses 120 peintures, dessins,gouaches dĂ©coupĂ©es et photogra-phies, lâexposition nous emmĂšne duCateau Ă Nice, du Maroc Ă Tahiti, deParis Ă Vence, sur les traces dâunMatisse dont la ligne de mire estarbre.
Ben Durant
«Lâarbre tient, le roseau plie»
Jean de la Fontaine
MusĂ©e Matisse, Palais FĂ©ne-lon, 59360 Le Cateau-CambrĂ©sis, France. Ouverttous les jours, sauf le mardi,de 10 Ă 18 H jusquâau 11janvier 2004. Tel: 00 33 (0)3 27 84 64 50.
Tahiti II, 1936, gouache,Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis.
Lâaffiche de lâexposition (Le Platane, encre,1951, MusĂ©e Matisse, Nice).