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Espace de LibertĂ©s 316/dĂ©cembre 2003 3 Ă©ditorial mes du pays hĂŽte» et de proclamer que quand il va dans un pays musulman, il ne provoque pas les gens du lieu en buvant du whisky devant une mosquĂ©e. Le propos est choquant. Il s’applique plus ou moins correc- tement aux touristes mais Adel Smith est italien. Sans doute, la grande majoritĂ© des musulmans d’Italie sont des immi- grĂ©s mais au bout de quelques annĂ©es, ce pays est devenu le leur. L’ambiance du pays en est modifiĂ©e mais au nom de quoi peut-on en faire durablement des citoyens de seconde zone? L’argument massue d’Eco est que si un cannibale vient Ă  vivre en Italie, il ne pourra appliquer ses coutumes et j’en suis bien d’accord. Mais le cannibalisme est une pratique qui ne respecte pas le droit Ă  la vie. En quoi le crucifix est-il plus (ou moins) respectable que la main de Fatma? Risorgimento et anticlĂ©ricalisme En sus, l’appel aux traditions italiennes immĂ©moriales me paraĂźt bien suspect. C’est Mussolini qui a imposĂ© la prĂ©sence du crucifix notamment Ă  partir des accords de Latran. Mais c’était un renversement total des pratiques politiques antĂ©- rieures oĂč la laĂŻcitĂ© occupait en Italie une position domi- nante. Quand Benedetto Croce conteste les accords de Latran devant le SĂ©nat italien, le 24 mai 1929, il dit clairement que Mussolini tourne le dos Ă  la politique menĂ©e depuis quatre- vingts ans, depuis le Risorgimento, et que celui-ci a Ă©tĂ© marquĂ© par la lutte et l’ascension de la pensĂ©e et des institu- tions laĂŻques face Ă  celles de l’Église 6 . La majoritĂ© laĂŻque n’avait pas hĂ©sitĂ© en 1887 Ă  rĂ©voquer le maire de Rome, le duc Torlonia, pour avoir rendu visite Ă  un cardinal en le priant de prĂ©senter au Saint-PĂšre les vƓux des citoyens romains Ă  l’occasion de son jubilĂ© sacerdotal
 7 . Que reste-t- il de tout cela? Ici comme ailleurs, on s’invente une tradition constante qui ne remonte pas plus loin qu’à Mussolini. Comparaisons europĂ©ennes Une autre conclusion de l’affaire d’Ofena est l’incapacitĂ© des laĂŻques italiens Ă  avoir soulevĂ© et encore moins rĂ©glĂ© le problĂšme du crucifix dans les Ă©coles publiques. Nul doute qu’ils ont fait des efforts mais sans grand rĂ©sultat. Leurs homologues espagnols, qui ont l’excuse d’une longue pĂ©riode de dictature, en sont Ă  subir l’introduction d’un cours sempiternel sur le fait religieux, uniquement destinĂ© Ă  convaincre de grĂ© ou de force les incroyants. Les Français commencent aussi un cours sur le fait religieux. Les laĂŻques belges affichent par comparaison un bilan im- pressionnant: dĂ©pĂ©nalisation de l’avortement, euthanasie, Ă©galitĂ© ou presque des couples homosexuels, abandon du crucifix jusque dans les prĂ©toires et ce dans un pays marquĂ© jusqu’il y a quatre ans par une prĂ©pondĂ©rance dĂ©mocrate- chrĂ©tienne. Avons-nous toujours conscience d’avoir pris une longueur laĂŻque d’avance face Ă  la plupart? Patrice Dartevelle Partout en Europe, la prĂ©sence des musulmans rĂ©serve constamment des surprises, sĂ©crĂšte des haines qui font perdre toute raison et sert parfois de rĂ©vĂ©lateur Ă  bien de nos insuffisances. Un beau cas rĂ©cent nous est offert par la dĂ©cision d’un juge italien du Tribunal de L’Aquila, Mario Montanaro, qui a accueilli le 23 octobre dernier la plainte d’un Italien converti Ă  l’islam et prĂ©sident de l’Union musulmane d’Italie, Adel Smith: celui-ci voulait qu’on enlĂšve le crucifix d’une Ă©cole d’un minuscule village, Ofena, oĂč sont inscrits ses enfants. Adel Smith a un certain talent de provocateur: il Ă©tait connu auparavant pour avoir dĂ©fini le crucifix comme «un petit cadavre qu’il faut Ă©liminer» et tentĂ© d’apposer dans la classe de ses enfants un cadre indiquant qu’«Allah est grand» 1 . Provocateur, c’est bien l’insulte qu’adresse Ă  Adel Smith le ministre berlusconien de l’IntĂ©rieur, Giuseppe Pisanu. Inutile d’attendre mieux de l’Église. Le cardinal Ruini, prĂ©si- dent de la ConfĂ©rence Ă©piscopale italienne se drape dans sa pseudo-dignitĂ© et se dit convaincu que «le crucifix exprime l’ñme profonde de notre pays». Son adjoint, l’archevĂȘque Betori dit les choses encore plus crĂ»ment: «Ce que n’a pas fait l’anticlĂ©ricalisme du XVIII e siĂšcle est aujourd’hui prĂ©sentĂ© comme une conquĂȘte de la tolĂ©rance» 2 . Quant Ă  l’ineffable Bossi, il attribue tout le mal (enfin celui qu’il voit dans l’affaire) au Concile de Vatican II qui aurait cassĂ© le frein que la tradition mettait Ă  l’esprit des LumiĂšres 2 . Le juge des Abruzzes a pourtant bien raison dans sa sentence quand il dit que «la prĂ©sence du symbole de la croix mani- feste la claire volontĂ© de l’État de placer le culte catholique au centre de l’univers comme vĂ©ritĂ© absolue, sans le moindre respect pour le rĂŽle jouĂ© par les autres expĂ©riences religieuses et sociales dans le processus historique du dĂ©ve- loppement humain» 3 . Et toc. Pourtant, hormis parmi les juifs 4 , les voix laĂŻques en Italie ont Ă©tĂ© en fait inexistantes dans cette affaire. Le conformisme d’Umberto Eco Prenons mĂȘme l’article par lequel Umberto Eco rĂ©agit quasi immĂ©diatement Ă  la dĂ©cision du tribunal sous le titre «Être laĂŻque dans un monde multiculturel» 5 , vĂ©ritable apologie des symboles chrĂ©tiens sur le thĂšme de la prĂ©sence de la croix dans le drapeau de pays laicissimi comme la SuĂšde, la NorvĂšge, la Suisse, la GrĂšce (fameux pays laĂŻque!), la Grande-Bretagne, etc. Heureusement, l’illustre linguiste, porte-drapeau intellectuel de la laĂŻcitĂ© mais fort peu prompt Ă  l’engagement rĂ©solu, ne manque pas de relever avec esprit que dans son enfance, les classes Ă©taient ornĂ©es du crucifix, du portrait du roi et de celui de Mussolini mais que cela n’a pas empĂȘchĂ© quelques annĂ©es plus tard les anciens Ă©lĂšves de voter pour la RĂ©pu- blique, de devenir athĂ©es, de participer Ă  la RĂ©sistance, etc. La remarque est fine mais pas bien courageuse. Le fond de l’argumentation d’Umberto Eco est aussi conster- nant que celui des pires catholiques. Pour lui, «si un musul- man veut vivre en Italie,(
) il doit accepter les us et coutu- Reviens, Garibaldi! sommaire Éditorial Reviens, Garibaldi! – Patrice Dartevelle _____________________________________3 Dossier: Croyances La mystique: un processus neuronal parmi d’autres? – Paul Danblon _______4 L’essor des croyances parallĂšles – Guy Michelat____________________________6 CrĂ©dulitĂ©s et jobardises – Claude Javeau ____________________________________9 Sciences, croyances, Ă©vidences – AndrĂ© Koeckelenbergh __________________10 Le syncrĂ©tisme contemporain - Un bricolage sĂ©duisant? Xavier De Schutter_______________________________________________________12 Contes: le merveilleux qui rassure – MichĂšle Michiels ______________________14 LaĂŻcitĂ© «Ça n’arrive qu’aux autres» – AmĂ©lia Kalb _________________________________15 Enseignement Un haut degrĂ© d’iniquitĂ© – A. Baye, J. Nicaise, M.-H. Straeten et M. Demeuse __16 IdĂ©es Le chagrin des Juifs. L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman_______18 Tout peut se dire – Patrice Dartevelle ______________________________________20 Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques – Michel Grodent ________________21 Allende, le frĂšre marxiste – Julien Dohet ___________________________________22 Sciences 2004 sera une annĂ©e bissextile – AndrĂ© Koeckelenbergh _____________________23 SociĂ©tĂ© Effacer les stigmates du passĂ© – Sergio Carrozzo ____________________________24 Sur un grand train (de vie...) – Olivier Swingedau __________________________26 Le couple, premier foyer de violence contre les femmes – AgnĂšs EchĂšne ______28 Monde Un rapport impĂ©rial – Jean-Claude Paye ____________________________________30 Culture Matisse - L’amour de l’arbre – Ben Durant___________________________________ 32 Les lecteurs nous Ă©crivent ____________________________________________33 Agenda __________________________________________________________________34 prochain dossier: la recherche europĂ©enne est Ă©ditĂ© par le Centre d’Action LaĂŻque, asbl et ses RĂ©gionales du Brabant Wallon, de Bruxelles, Charleroi, LiĂšge, Luxembourg, Namur et Picardie. Espace de LibertĂ©s est distribuĂ© Ă  tous les membres des associations affiliĂ©es au CAL/Brabant Wallon grĂące Ă  une partici- pation financiĂšre de cette rĂ©gionale. RĂ©daction, administration et publicitĂ© Directeur: Patrice Dartevelle RĂ©dactrice en chef: MichĂšle Michiels SecrĂ©taire de rĂ©daction: Nicole Nottet Production, administration et publicitĂ©: Fabienne Sergoynne ComitĂ© de rĂ©daction: Mireille Andries, Jean Charlier, Patrice Dartevelle, Julien Dohet, JĂ©rĂŽme Jamin, AndrĂ© Koeckelenbergh, Jules Louis, Yolande Mendes da Costa, Jacques Rifflet, JohannĂšs Robyn, FrĂ©dĂ©ric Soumois, Serge Vandervorst. Fondateur: Jean Schouters Membre d’honneur: Ghislaine De BiĂšvre Documentation: Anne Cugnon Impression: Massoz s.a., LiĂšge ISSN 0775-2768 CAL: Campus de la Plaine ULB, CP 236, avenue Arnaud Fraiteur, 1050 Bruxelles. TĂ©l.02/627.68.68 - TĂ©lĂ©fax 02/627.68.61. E-mail: [email protected] Site du mouvement laĂŻque: http://www.laicite.be Membre de l’Association des Revues Scientifiques et Culturelles (ARSC). Avec le soutien de l’Administration gĂ©nĂ©- rale de l’Enseignement et de la Recher- che scientifique - Service gĂ©nĂ©ral des Affaires gĂ©nĂ©rales, de la Recherche en Éducation et du Pilotage interrĂ©seaux. ConformĂ©ment Ă  la loi du 8 dĂ©cembre 1992 en matiĂšre de protection de la vie privĂ©e, le Centre d’Action LaĂŻque est maĂźtre du fichier d’adresses qu’il utilise. Vous pouvez obtenir auprĂšs du CAL vos donnĂ©es personnelles et les faire rectifier. Abonnements: Pour 10 numĂ©ros: Belgique: 18 e , Étranger: 26 e Pour 10 numĂ©ros + 2 Documents: Belgique: 20 e , Étranger: 32 e par virement au compte n°210-0624799-74 du CAL. En couverture: Le serpent, symbole mystique par excel- lence. Fotostock. Notre dossier: Croyances, pages 4 et suivantes. 1 Le Temps (GenĂšve), 28 octobre 2003. 2 La Repubblica, 27 octo- bre 2003. 3 Le Monde, 28 octobre 2003. 4 Amo Luzzatto, prĂ©sident de la communautĂ© israĂ©- lite italienne, La Repub- blica, 29/10/2003. 5 La Repubblica, 29 octo- bre 2003. 6 Pietro Scoppola, Chiesa e stato nella storia d’Italia, Bari, Laterza, 1967, p. 648. 7. Ibid., pp. 219-222. La recherche europĂ©enne avance, c’est indiscutable et l’Union y met les moyens. Mais dans quels domaines est- elle la plus performante? Si les technologies spatiales et aĂ©ronautiques se portent bien, merci, avec les perfor- mances d’Ariane et d’Airbus notamment, qu’en est-il des autres secteurs: la mĂ©decine, les technologies de l’informa- tion et de la communication, etc? Quelques spĂ©cialistes nous livrent leurs bilans et leurs rĂ©flexions dans le prochain numĂ©ro!

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 3

Ă© d i t o r i a l

mes du pays hÎte» et de proclamer que quand il va dans unpays musulman, il ne provoque pas les gens du lieu enbuvant du whisky devant une mosquée.

Le propos est choquant. Il s’applique plus ou moins correc-tement aux touristes mais Adel Smith est italien. Sans doute,la grande majoritĂ© des musulmans d’Italie sont des immi-grĂ©s mais au bout de quelques annĂ©es, ce pays est devenu leleur. L’ambiance du pays en est modifiĂ©e mais au nom dequoi peut-on en faire durablement des citoyens de secondezone?

L’argument massue d’Eco est que si un cannibale vient àvivre en Italie, il ne pourra appliquer ses coutumes et j’ensuis bien d’accord. Mais le cannibalisme est une pratique quine respecte pas le droit à la vie. En quoi le crucifix est-il plus(ou moins) respectable que la main de Fatma?

Risorgimento et anticlĂ©ricalismeEn sus, l’appel aux traditions italiennes immĂ©moriales meparaĂźt bien suspect. C’est Mussolini qui a imposĂ© la prĂ©sencedu crucifix notamment Ă  partir des accords de Latran. Maisc’était un renversement total des pratiques politiques antĂ©-rieures oĂč la laĂŻcitĂ© occupait en Italie une position domi-nante.

Quand Benedetto Croce conteste les accords de Latrandevant le SĂ©nat italien, le 24 mai 1929, il dit clairement queMussolini tourne le dos Ă  la politique menĂ©e depuis quatre-vingts ans, depuis le Risorgimento, et que celui-ci a Ă©tĂ©marquĂ© par la lutte et l’ascension de la pensĂ©e et des institu-tions laĂŻques face Ă  celles de l’Église6. La majoritĂ© laĂŻquen’avait pas hĂ©sitĂ© en 1887 Ă  rĂ©voquer le maire de Rome, leduc Torlonia, pour avoir rendu visite Ă  un cardinal en lepriant de prĂ©senter au Saint-PĂšre les vƓux des citoyensromains Ă  l’occasion de son jubilĂ© sacerdotal
7. Que reste-t-il de tout cela? Ici comme ailleurs, on s’invente une traditionconstante qui ne remonte pas plus loin qu’à Mussolini.

Comparaisons europĂ©ennesUne autre conclusion de l’affaire d’Ofena est l’incapacitĂ© deslaĂŻques italiens Ă  avoir soulevĂ© et encore moins rĂ©glĂ© leproblĂšme du crucifix dans les Ă©coles publiques. Nul doutequ’ils ont fait des efforts mais sans grand rĂ©sultat. Leurshomologues espagnols, qui ont l’excuse d’une longuepĂ©riode de dictature, en sont Ă  subir l’introduction d’uncours sempiternel sur le fait religieux, uniquement destinĂ© Ă convaincre de grĂ© ou de force les incroyants. Les Françaiscommencent aussi un cours sur le fait religieux.

Les laĂŻques belges affichent par comparaison un bilan im-pressionnant: dĂ©pĂ©nalisation de l’avortement, euthanasie,Ă©galitĂ© ou presque des couples homosexuels, abandon ducrucifix jusque dans les prĂ©toires et ce dans un pays marquĂ©jusqu’il y a quatre ans par une prĂ©pondĂ©rance dĂ©mocrate-chrĂ©tienne. Avons-nous toujours conscience d’avoir pris unelongueur laĂŻque d’avance face Ă  la plupart?

Patrice Dartevelle

Partout en Europe, la présence des musulmans réserveconstamment des surprises, sécrÚte des haines qui fontperdre toute raison et sert parfois de révélateur à bien de nosinsuffisances.

Un beau cas rĂ©cent nous est offert par la dĂ©cision d’un jugeitalien du Tribunal de L’Aquila, Mario Montanaro, qui aaccueilli le 23 octobre dernier la plainte d’un Italien convertiĂ  l’islam et prĂ©sident de l’Union musulmane d’Italie, AdelSmith: celui-ci voulait qu’on enlĂšve le crucifix d’une Ă©coled’un minuscule village, Ofena, oĂč sont inscrits ses enfants.

Adel Smith a un certain talent de provocateur: il Ă©tait connuauparavant pour avoir dĂ©fini le crucifix comme «un petitcadavre qu’il faut Ă©liminer» et tentĂ© d’apposer dans la classede ses enfants un cadre indiquant qu’«Allah est grand»1.

Provocateur, c’est bien l’insulte qu’adresse Ă  Adel Smith leministre berlusconien de l’IntĂ©rieur, Giuseppe Pisanu.Inutile d’attendre mieux de l’Église. Le cardinal Ruini, prĂ©si-dent de la ConfĂ©rence Ă©piscopale italienne se drape dans sapseudo-dignitĂ© et se dit convaincu que «le crucifix exprimel’ñme profonde de notre pays». Son adjoint, l’archevĂȘqueBetori dit les choses encore plus crĂ»ment: «Ce que n’a pasfait l’anticlĂ©ricalisme du XVIIIe siĂšcle est aujourd’huiprĂ©sentĂ© comme une conquĂȘte de la tolĂ©rance»2.

Quant Ă  l’ineffable Bossi, il attribue tout le mal (enfin celuiqu’il voit dans l’affaire) au Concile de Vatican II qui auraitcassĂ© le frein que la tradition mettait Ă  l’esprit desLumiĂšres2.

Le juge des Abruzzes a pourtant bien raison dans sa sentencequand il dit que «la prĂ©sence du symbole de la croix mani-feste la claire volontĂ© de l’État de placer le culte catholiqueau centre de l’univers comme vĂ©ritĂ© absolue, sans lemoindre respect pour le rĂŽle jouĂ© par les autres expĂ©riencesreligieuses et sociales dans le processus historique du dĂ©ve-loppement humain»3. Et toc.

Pourtant, hormis parmi les juifs4, les voix laïques en Italieont été en fait inexistantes dans cette affaire.

Le conformisme d’Umberto EcoPrenons mĂȘme l’article par lequel Umberto Eco rĂ©agit quasiimmĂ©diatement Ă  la dĂ©cision du tribunal sous le titre «ÊtrelaĂŻque dans un monde multiculturel»5, vĂ©ritable apologiedes symboles chrĂ©tiens sur le thĂšme de la prĂ©sence de lacroix dans le drapeau de pays laicissimi comme la SuĂšde, laNorvĂšge, la Suisse, la GrĂšce (fameux pays laĂŻque!), laGrande-Bretagne, etc.

Heureusement, l’illustre linguiste, porte-drapeau intellectuelde la laĂŻcitĂ© mais fort peu prompt Ă  l’engagement rĂ©solu, nemanque pas de relever avec esprit que dans son enfance, lesclasses Ă©taient ornĂ©es du crucifix, du portrait du roi et decelui de Mussolini mais que cela n’a pas empĂȘchĂ© quelquesannĂ©es plus tard les anciens Ă©lĂšves de voter pour la RĂ©pu-blique, de devenir athĂ©es, de participer Ă  la RĂ©sistance, etc.La remarque est fine mais pas bien courageuse.

Le fond de l’argumentation d’Umberto Eco est aussi conster-nant que celui des pires catholiques. Pour lui, «si un musul-man veut vivre en Italie,(
) il doit accepter les us et coutu-

Reviens, Garibaldi!s o m m a i r e

ÉditorialReviens, Garibaldi! – Patrice Dartevelle _____________________________________3

Dossier: CroyancesLa mystique: un processus neuronal parmi d’autres? – Paul Danblon _______4L’essor des croyances parallĂšles – Guy Michelat ____________________________6CrĂ©dulitĂ©s et jobardises – Claude Javeau ____________________________________9Sciences, croyances, Ă©vidences – AndrĂ© Koeckelenbergh __________________10Le syncrĂ©tisme contemporain - Un bricolage sĂ©duisant? Xavier De Schutter_______________________________________________________12Contes: le merveilleux qui rassure – MichĂšle Michiels ______________________14

LaĂŻcité«Ça n’arrive qu’aux autres» – AmĂ©lia Kalb _________________________________15

EnseignementUn haut degrĂ© d’iniquitĂ© – A. Baye, J. Nicaise, M.-H. Straeten et M. Demeuse __16

IdĂ©esLe chagrin des Juifs. L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman_______18Tout peut se dire – Patrice Dartevelle ______________________________________20Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques – Michel Grodent ________________21Allende, le frĂšre marxiste – Julien Dohet___________________________________22

Sciences2004 sera une annĂ©e bissextile – AndrĂ© Koeckelenbergh _____________________23

SociĂ©tĂ©Effacer les stigmates du passĂ© – Sergio Carrozzo____________________________24Sur un grand train (de vie...) – Olivier Swingedau __________________________26Le couple, premier foyer de violence contre les femmes – AgnĂšs EchĂšne ______28

MondeUn rapport impĂ©rial – Jean-Claude Paye ____________________________________30

CultureMatisse - L’amour de l’arbre – Ben Durant___________________________________ 32

Les lecteurs nous Ă©crivent ____________________________________________33

Agenda __________________________________________________________________34

p r o c h a i n d o s s i e r : l a r e c h e r c h e e u r o p Ă© e n n e

est Ă©ditĂ© par le Centre d’Action LaĂŻque,asbl et ses RĂ©gionales du BrabantWallon, de Bruxelles, Charleroi, LiĂšge,Luxembourg, Namur et Picardie.

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En couverture: Le serpent,symbole mystique par excel-lence. Fotostock. Notre dossier:Croyances, pages 4 et suivantes.

1 Le Temps (GenĂšve), 28octobre 2003.

2 La Repubblica, 27 octo-bre 2003.

3 Le Monde, 28 octobre2003.

4 Amo Luzzatto, présidentde la communauté israé-lite italienne, La Repub-blica, 29/10/2003.

5 La Repubblica, 29 octo-bre 2003.

6 Pietro Scoppola, Chiesa estato nella storia d’Italia,Bari, Laterza, 1967,p. 648.

7. Ibid., pp. 219-222.

La recherche europĂ©enne avance, c’est indiscutable etl’Union y met les moyens. Mais dans quels domaines est-elle la plus performante? Si les technologies spatiales etaĂ©ronautiques se portent bien, merci, avec les perfor-mances d’Ariane et d’Airbus notamment, qu’en est-il desautres secteurs: la mĂ©decine, les technologies de l’informa-tion et de la communication, etc? Quelques spĂ©cialistesnous livrent leurs bilans et leurs rĂ©flexions dans leprochain numĂ©ro!

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 5

d o s s i e r : C r o y a n c e s

Une telle vision des choses n’a rien d’étonnant. Ellesemble mĂȘme aller de soi si l’on songe que nous avons lesentiment de ne comprendre un phĂ©nomĂšne que si l’onnous en donne une explication qui renvoie Ă  du connu. Or,l’homme des premiers temps –à l’instar du petit enfant endĂ©but de vie– se perçoit comme soumis Ă  des volontĂ©s.Penser que le tonnerre rĂ©sulte de la colĂšre de Zeus est uneformule convaincante puisqu’elle fait rĂ©fĂ©rence Ă  uneexpĂ©rience vĂ©cue: la manifestation de l’autoritĂ© parentale.Ce qu’on pourrait appeler le paradigme volontariste,disons la rĂ©fĂ©rence Ă  un ensemble de causalitĂ©s rĂ©sultantde volontĂ©s cachĂ©es et supĂ©rieures, me paraĂźt caractĂ©risti-que de toute vision dualiste du rĂ©el.

Une autre maniĂšre de dĂ©crire le rĂ©elOn a montrĂ©4 que c’est, lentement, et au prix d’énormesdifficultĂ©s et de combats souvent acharnĂ©s, que s’est faitjour une autre maniĂšre de dĂ©crire le rĂ©el, selon un autreparadigme que l’on peut qualifier de mĂ©caniste, se propo-sant de ne se rĂ©fĂ©rer qu’à des causes matĂ©rielles, mĂ©ca-niques, pas toujours apparentes certes, mais progressive-ment connaissables par l’observation, l’expĂ©rimentation,la mesure quantitative et le raisonnement: on aurareconnu la dĂ©marche scientifique. Et voilĂ  toute l’histoirede la RationalitĂ©, de la science elle-mĂȘme avec, en prime,l’humanisme, la laĂŻcitĂ© et la dĂ©mocratie
Mais revenons Ă  nos moutons. Ou plutĂŽt Ă  nos neurones.

L’Homo Sapiens sapiens (appellation contrĂŽlĂ©e autopro-clamĂ©e!), Ă©merveillĂ© –et on le comprend!– de ses compĂ©-tences, s’est toujours considĂ©rĂ© d’une essence supĂ©rieure;roi d’une CrĂ©ation Ă  sa disposition, organisĂ©e pour sesbesoins, il ne peut rĂ©sulter que d’un projet, nĂ©cessaire-ment conçu par une conscience ultracompĂ©tente, projetdans lequel il occupe une position-clef.

Son histoire, telle que ses traditions la lui racontent, estune cascade d’interventions du plus haut niveau, de coupsde pouce, de miracles faisant apparaĂźtre successivementles Ă©tapes d’un projet grandiose dont il ne peut ĂȘtre quel’aboutissement: CrĂ©ation d’abord, c’est-Ă -dire Ă©mergencede quelque chose Ă  partir du nĂ©ant, puis animation despremiers ĂȘtres vivants par mise en jeu du souffle vital (quiaura la vie dure jusqu’à Pasteur), puis en fin de compte del’ñme par insufflation de l’haleine divine dans ce qui, sanselle, serait restĂ© un animal.

L’histoire des modĂšles que la science a proposĂ©s au coursdes vint-cinq derniers siĂšcles pour tenter de rendre com-pte du rĂ©el suit le mĂȘme itinĂ©raire, Ă  ceci prĂšs que, mĂ©tho-dologiquement agnostique comme elle se veut –et c’est Ă cette condition essentielle qu’elle a progressĂ©!–, elle va derenoncements en renoncements quant au recours autranscendant.

Aujourd’hui, on s’accorde davantage Ă  dĂ©crire l’histoire durĂ©el comme une arborescence de processus totalement dĂ©-terministes dans leur dĂ©tail mais, en raison de complexi-fications croissantes, cependant susceptible de prĂ©senterdes bifurcations imprĂ©dictibles donnant lieu Ă  ce que lesphysiciens appellent des transitions de phase5 ou si l’onprĂ©fĂšre des effets de seuil, formation de nouveaux sys-tĂšmes qualitativement diffĂ©rents dotĂ©s de propriĂ©tĂ©s entiĂš-rement nouvelles6: ainsi entre autres la formation de lamatiĂšre, le dĂ©couplage matiĂšre/lumiĂšre, l’apparition desatomes, des molĂ©cules, des Ă©bauches de mĂ©tabolismeprĂ©biotiques, du code gĂ©nĂ©tique (universel!), de la cellule,des formes vivantes avec, dans chaque embranchement,les Ă©tapes marquantes: chez nous les vertĂ©brĂ©s, le systĂšmenerveux dorsal (et non ventral comme chez les vers ou les

mollusques!), la primatisation, la station debout, le dĂ©ve-loppement de l’encĂ©phale et tout ce qui s’en est suivi.

Une vision humanisteLe spectaculaire dĂ©veloppement des sciences cognitivespermet aujourd’hui de penser la question de l’activitĂ© hu-maine dans sa totalitĂ©; on n’en est plus Ă  ce Yalta digne del’ancienne formule oratoire/laboratoire voulant attribuer Ă chacun son territoire: aux lois physiques de rendre com-pte du tangible, du chimique, du biologique, de l’orga-nique soit, Ă  la limite peut-ĂȘtre mĂȘme de cette part mĂ©ca-nique (numĂ©rique?) de l’activitĂ© cĂ©rĂ©brale dont, chez lesdroitiers, l’hĂ©misphĂšre gauche est dit-on spĂ©cialiste, maispas plus loin! Non! Pour le supĂ©rieur, le proprement hu-main, le sublime, le mĂ©taphysique, l’artistique, le spirituel,il fallait en rĂ©fĂ©rer Ă  plus haut, au deuxiĂšme monde, aucachĂ©, au transcendant, au divin.

Eh bien, c’est prĂ©cisĂ©ment cela qui est remis en causeaujourd’hui, et pas seulement dans des cĂ©nacles oĂč ne seretrouveraient que des caricatures de Monsieur Homais:aux yeux d’une majoritĂ© importante d’ailleurs croissantede scientifiques de toutes disciplines, le monisme, visiondu monde faisant l’économie de tout autre Ă©tat de rĂ©alitĂ©pour qui le bon vieil immanent dotĂ© de toutes ses possibi-litĂ©s suffit amplement. Vision profondĂ©ment humanistes’il en est.

Et la spiritualitĂ© alors, qu’en ferons-nous?

J’ai dĂ©jĂ  dit deux fois que j’allais m’expliquer Ă  ce sujet.M’y voici!

Habituellement, le mot spiritualitĂ© implique automatique-ment rĂ©fĂ©rence Ă  une transcendance. Il me paraĂźt que cen’est en rien nĂ©cessaire. La richesse de notre immanencenous en dispense.

L’homme est un tout: pas d’esprit sans cerveau, mais pasde cerveau non plus sans corps, et cela, on aurait troptendance Ă  l’oublier: dans un ouvrage magistral et delecture jubilatoire7, un des plus brillants neurologuesamĂ©ricains nous le rappelle judicieusement se plaçantainsi dans ce monisme tellement en avance sur son tempsprofessĂ© par Spinoza.

L’ĂȘtre humain vit essentiellement dans son imaginaire,cette reprĂ©sentation toute personnelle qu’il s’est faite, autravers de ses sensations et tout au long de son existence,du monde qui l’entoure, de lui-mĂȘme tel qu’il se perçoit etde ses rapports avec ce monde. La part objective de cettereprĂ©sentation est minime au regard de son imaginaire, jedirais mĂȘme son univers fantasmatique, constituĂ© desouvenirs affectivisĂ©s, rĂ©interprĂ©tĂ©s, rĂ©organisĂ©s, d’inten-tions pas toujours claires, de dĂ©sirs plus ou moinsconscients. Alors que l’animal vit essentiellement dans lehic et nunc, dans l’immĂ©diat de l’instant et du lieu, nousavons cette possibilitĂ© magnifique (mais parfois psycholo-giquement coĂ»teuse
) de nous Ă©battre dans ce mondevirtuel. Selon notre lieu de naissance, notre milieu, notreculture, cette vie intĂ©rieure sera colorĂ©e philosophique-ment, religieusement, idĂ©ologiquement, esthĂ©tiquement.

VoilĂ  pour moi ce qu’est la spiritualitĂ©; ĂȘtre simplementhomme suffit Ă  nous en doter.

Notre nature y suffit.

DĂ©velopper cette vie intĂ©rieure, l’enrichir, la confronter Ă celle des autres, en tirer joie et profit, en faire du bonheur,le bonheur d’ĂȘtre; bien faire l’homme comme diraitMontaigne.

Paul Danblon

4 Espace de Libertés 316/décembre 2003

Comme les choses changent!

Le mensuel Sciences et avenir de septembre dernier1–dont la parution aurait dĂ©clenchĂ© voici Ă  peine unedizaine d’annĂ©es une vigoureuse vague de protestationsde la part de divers milieux religieux– n’est vraisembla-blement que la pointe Ă©mergĂ©e d’un solide iceberg: voiciqu’il n’est plus blasphĂ©matoire aujourd’hui de poser laquestion d’une Ă©ventuelle nature neurophysiologique–donc matĂ©rielle!– de certaines modalitĂ©s de consciencegĂ©nĂ©ralement dĂ©finies comme des expĂ©riences mystiques,jusqu’ici signes classiques d’une intervention du surnatu-rel. PriĂšre, mĂ©ditation, voire transe ou mĂȘme sensation defusion avec le divin, tout ce domaine rĂ©servĂ© de l’expĂ©-rience humaine classiquement considĂ©rĂ© comme propre-ment transcendant, est devenu sujet d’observation scienti-fique!

C’est ainsi que des personnes de sensibilitĂ© spiritualiste(au sens habituel du terme: voir infra
) acceptent de sesoumettre Ă  des observations qui eussent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es,il n’y a guĂšre, comme tout simplement sacrilĂšges. Moineset moniales passent au scanner et commandent eux-mĂȘmes, au moment oĂč ils se sentent au bord d’un Ă©tatmodifiĂ© de conscience, l’injection du produit de contrastequi doit permettre la mise en Ă©vidence, grĂące aux specta-culaires progrĂšs de l’imagerie, des zones corticales acti-

vĂ©es. Un gĂ©nĂ©ticien de haut vol coiffe avec enthousiasmele casque de stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne d’unpsychiatre canadien censĂ© provoquer une extase ou mĂȘme–qui sait?– une thĂ©ophanie, expĂ©rience plus connue sousle nom d’apparition. (En l’occurrence, le sujet n’a ressentique des frĂ©missements dans les jambes
 On fera d’autresessais.) Le dalaĂŻ-lama, lui-mĂȘme, encouragerait ce genrede recherches!

Alors


À plusieurs reprises, ainsi que Freud l’avait dĂ©jĂ  suspectĂ©,on a pu Ă©tablir chez certains sujets un lien entre l’existen-ce de foyers Ă©pileptogĂšnes du lobe temporal droit et desmanifestations d’agitation, de convulsions fĂ©briles, voirede dĂ©lires avec hallucinations Ă  connotation mystique.On ne saurait donc nier que le cerveau y est pour quelquechose.Mais encore
?

De deux choses l’une, semble-t-il: ou ces phĂ©nomĂšnessont endogĂšnes, c’est-Ă -dire qu’ils trouvent leur originedans le fonctionnement du systĂšme nerveux central dusujet –ce sera la thĂšse matĂ©rialiste– ou ils sont exogĂšnes,ils proviennent d’ailleurs et, Ă©tant donnĂ© le contenuparticulier desdites manifestations, cet ailleurs apparaĂźtcomme largement distinct du monde habituel, diffĂ©rentet supĂ©rieur, disons surnaturel ou spirituel, toujoursdans cette acception courante du mot sur laquelle jereviendrai


Mais, dans l’un et l’autre cas, la machine cĂ©rĂ©brale estimpliquĂ©e.

D’un point de vue spiritualiste, l’hypothĂšse d’une causetranscendante, disons divine pour simplifier, qui utilise-rait le cerveau comme intermĂ©diaire entre elle-mĂȘme et lesujet humain ne peut ĂȘtre a priori rejetĂ©e. Les textessaints sont truffĂ©s d’épisodes du genre oĂč, soit par letruchement des songes soit par celui d’un ange-messager(les deux mots sont synonymes!) –parfois de haut gradedans les grandes occasions–, une information se voit ainsitransmise comme nous le faisons aujourd’hui par GSMou SMS. À chaque Ă©poque ses techniques
2

Ne tournons pas autour du pot: une fois de plus, nousvoilĂ  confrontĂ©s Ă  ce choix binaire vieux comme le mondeou tout au moins comme l’animal humain depuis que,commençant Ă  Ă©merger des hautes herbes de sa savane, ila levĂ© la tĂȘte: y a-t-il un seul ordre de rĂ©alitĂ© ou deux?3

1 Dossier autour de l’ou-vrage de Patrick Jean-Baptiste, La biologie deDieu, Ă©d. AgnĂšs ViĂ©not,310 p.

2 Cette remarque n’est paspur persiflage! On saitque des auteurs commele Pr. Brune assurent quecertains dĂ©funts se mani-festent en recourant Ă  l’é-quipement bureautiquele plus moderne en dĂ©li-vrant des messages au-diovisuels (souvent, il estvrai, Ă  la limite du dĂ©chif-frable) sur des magnĂ©-tophones ou vidĂ©os lais-sĂ©s en position d’enregis-trement mais sans microni camĂ©ra branchĂ©s


3 Pourquoi d’ailleurs s’ar-rĂȘter en si bon chemin?Certains mouvementsspirites, par exemple, nese limitent pas au classi-que dipĂŽle corps/esprit;ils distinguent plusieursinstances telles que Ăąme,aura, corps astral, peres-prit, autant d’états d’exis-tence de diffĂ©rentesnatures


4 Je pense notamment Ă notre video «2500 ans(et plus) de pensĂ©elibre», documentaire de50 minutes produit parle Centre LaĂŻque del’Audiovisuel (CLAV)qui retrace cette Ă©popĂ©eet que je ne crains pasde vous recommanderchaleureusement!

5 Pour fixer les idĂ©es, lacongĂ©lation d’une mared’eau demeurĂ©e Ă  quel-ques degrĂ©s en-dessousde zĂ©ro en Ă©tat de surfu-sion par insĂ©minationd’un glaçon qui en dĂ©-clenche la cristallisationou, plus prosaĂŻquement,l’émulsion correctementmenĂ©e d’une mayon-naise.

6 Il n’est pas jusqu’à l’in-confortable singularitĂ©du big-bang Ă  connaĂźtreune telle relecture: sonstatut d’évĂ©nement uni-que sur lequel la sciencene peut avoir rien Ă  direa tendance Ă  se dissou-dre dans d’autres modĂš-les par l’idĂ©e de la banali-sation du processus quiserait d’une totale trivia-litĂ© dans un rĂ©fĂ©rentielbeaucoup plus gĂ©nĂ©ral, ilest vrai, nommĂ© avecesprit et mĂȘme un cer-tain humour multiuni-vers
 AprĂšs tout, pour-quoi faut-il nĂ©cessaire-ment un dĂ©but? Admet-tre qu’il y a eu de l’Êtrede tout temps avec seule-ment des modificationssuccessives et cela jus-qu’à plus soif est-il plusou moins dĂ©rangeant quel’hypothĂšse du dĂ©miurge,du primum movens quela plupart des doctrinesse sont crues obligĂ©esd’invoquer?

7 Antonio R. Damasio«Spinoza avait raison».Joie et tristesse: le cer-veau des Ă©motions. Éd.Odile Jacob.

La mystique: un processus neuronal

parmi d’autres?

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ne suppose aucune croyance religieuse: ni l’existence d’unĂȘtre personnel, principe d’explication du monde, ni l’exis-tence d’une vie nouvelle aprĂšs la mort ne font partie desthĂ©ories astrologiques. De mĂȘme, les croyances au para-normal n’impliquent pas, en gĂ©nĂ©ral, l’existence de Dieu.Seulement certaines d’entre elles supposent qu’il existequelque chose aprĂšs la mort. Par ailleurs, les grandes reli-gions, comme le catholicisme, s’opposent doctrinalementaux «fausses croyances» comme celles qui concernent laplupart des phĂ©nomĂšnes paranormaux oĂč elles soupçon-nent l’action du diable.

On trouve la trace de ces condamnations dans le fait queles catholiques les plus intĂ©grĂ©s au catholicisme, ceux quiassistent toutes les semaines Ă  la messe, sont parmi ceuxqui croient le moins souvent aux parasciences, Ă  l’inversedes catholiques dĂ©tachĂ©s de l’Église.

Les croyances au paranormal Ă©tant relativement peufrĂ©quentes parmi les catholiques les plus pratiquants, ons’attendrait Ă  ce qu’elles s’opposent aux croyances reli-gieuses, puisque le niveau de celles-ci varie avec le niveaude pratique2. Il n’en est rien. La croyance au paranormalva de pair avec toutes les croyances religieuses, en parti-culier celles qui semblent ĂȘtre fondamentales pour les reli-gions dans lesquelles la plupart des Français ont Ă©tĂ© socia-lisĂ©s. Ainsi, les croyances aux parasciences sont plusfrĂ©quentes parmi ceux qui estiment l’existence de Dieucertaine (3,8%) que parmi ceux qui l’excluent (17%). DemĂȘme, la croyance en un au-delĂ  de la mort s’accompagned’un taux Ă©levĂ© de croyance aux parasciences (en particu-lier si on imagine «une rĂ©incarnation», 65%, ou «une autrevie dans l’au-delà», 47%); elle s’oppose, de ce point de vue,Ă  l’opinion qu’«il n’y a rien», 14%. Notons que la croyanceau diable, Ă©lĂ©ment du credo catholique et liĂ©e Ă  la reprĂ©-sentation d’une aprĂšs-mort, est en augmentation chez lesjeunes; elle s’accompagne frĂ©quemment de croyances auparanormal.On a vu que les catholiques les plus intĂ©grĂ©s (qui se situentau niveau le plus Ă©levĂ© de croyances religieuses) Ă©taient,avec les sans religion, ceux qui croyaient le moins aux pa-

rasciences, mais que ces croyances étaient plus fréquentesparmi ceux qui ont des croyances religieuses. [
]

Croyances parallĂšles et anomieLes dĂ©rĂ©gulations des systĂšmes qui encadraient les atti-tudes et les comportements, tels que nous les avonsĂ©voquĂ©s, nous semblent, du moins en partie, expliquer ladiffusion des croyances parallĂšles. Elles Ă©voquent inĂ©vita-blement des situations d’anomie, comme «dĂ©rĂšglementfondamental des relations entre individu et sociĂ©tĂ©3», «lesactions des individus ne sont plus rĂ©glĂ©es par des normesclaires et contraignantes».

Nous faisions d’abord l’hypothĂšse qu’une mauvaise inser-tion dans le monde du travail reprĂ©sentait une situation deprĂ©caritĂ© et d’inquiĂ©tude pouvant susciter les croyancesparallĂšles. Celles-ci sont effectivement plus frĂ©quentesparmi ceux qui perçoivent des risques de chĂŽmage poureux ou leur famille, ou qui sont dĂ©jĂ  au chĂŽmage. Dessituations d’insertion sociale affaiblie peuvent avoir desmĂȘmes effets: les croyances au paranormal sont plusfrĂ©quentes parmi ceux qui vivent des situations familialesparticuliĂšres. Il en est de mĂȘme pour l’inquiĂ©tude que l’onpeut avoir pour sa santĂ© et de la crainte du lendemain. Onobserve que les croyances religieuses subissent Ă©galementun accroissement avec la plupart de ces symptĂŽmes.Certaines des situations dont on a analysĂ© les effets ont encommun d’ĂȘtre gĂ©nĂ©ratrices d’une perte des repĂšres et,par-lĂ , de sentiments d’isolement et d’anxiĂ©tĂ©. La solitudeobjective a toutes les chances de s’accompagner d’unesolitude subjective: «Je me sens souvent seul dans la vie»,«Je n’ai pas beaucoup d’amis sur lesquels je peux vraimentcompter», «Actuellement je ne suis pas satisfait de ma viesentimentale». Quels que soient ces indices du sentimentde solitude affective, ils s’accompagnent d’une aug-mentation des croyances parallĂšles aussi bien que reli-gieuses. [
]

Les cadres d’apprĂ©hension du monde, qui lui donnentsens et ordre, propres Ă  chaque individu, sont engrande partie dĂ©terminĂ©s par les diffĂ©rentes organisa-

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L ’univers des croyances parallĂšles est trĂšs hĂ©tĂ©ro-gĂšne: celles que nous avons sĂ©lectionnĂ©es fontappel Ă  la fois Ă  des croyances anciennes (fantĂŽmes,

esprits des morts), aux diffĂ©rentes mancies (astrologie,voyance, rĂȘves prĂ©monitoires, chiromancie) et Ă  descroyances «modernes» (parapsychologie, extraterrestres).Le tableau 1 montre l’évolution de ces croyances enFrance Ă  partir de trois enquĂȘtes allant de 1982 Ă  19931.

On observe d’abord que la croyance la moins frĂ©quente,les fantĂŽmes, les revenants, atteint tout de mĂȘme 11%. Enoutre, environ la moitiĂ© des personnes interrogĂ©es dĂ©cla-rent croire au phĂ©nomĂšne Ă©voquĂ© dans trois cas: la trans-mission de pensĂ©e (55%), les guĂ©risons par magnĂ©tiseurs(55%), enfin l’explication des caractĂšres par les signesastrologiques (46%).Ensuite viennent les croyances concernant des techniquesde divination: entre un tiers et un quart de la population;enfin, celles qui relĂšvent de l’irruption d’un certain fantas-tique dans la vie quotidienne. Quoi qu’il en soit, la diffu-sion de ces croyances apparaĂźt considĂ©rable.

La hiĂ©rarchie des croyances peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e commestable entre 1982 et 1993, mais dans les dix cas oĂč la com-paraison est possible dans le temps, six sont l’objet d’uneaugmentation des proportions supĂ©rieure Ă  cinq points depourcentage; et dans trois cas, l’augmentation est del’ordre de dix points: la transmission de pensĂ©e augmentede treize points, l’explication des caractĂšres par les signesastrologiques gagne dix points et les guĂ©risons parmagnĂ©tiseurs huit points. La tendance gĂ©nĂ©rale est doncbien Ă  la hausse. [
]

Les femmes sont plus «croyantes» que les hommes, quece soit pour le paranormal ou l’astrologie. Plus on estjeune, plus on croit au paranormal, et un Ă©cart de plusde vingt points de pourcentage sĂ©pare les 18-24 ans des65 ans ou plus; les variations sont plus faibles pour l’as-trologie et, lĂ , la croyance est surtout dĂ©veloppĂ©e parmiles 40-64 ans.

S’il est vrai que la croyance Ă  l’astrologie est plus frĂ©-quente parmi ceux qui n’ont pas atteint le baccalaurĂ©at, ettend ensuite Ă  dĂ©croĂźtre quand le niveau d’études aug-mente, il n’en est rien pour la croyance au paranormal. Aucontraire, ceux qui ont fait des Ă©tudes supĂ©rieures scienti-fiques atteignent un des niveaux les plus Ă©levĂ©s, alors queceux qui n’ont pas dĂ©passĂ© le certificat d’études se situentau niveau le plus bas. Le niveau de croyance des diversgroupes socioprofessionnels est trĂšs diffĂ©renciĂ©: ce sontles employĂ©s qui croient le plus au paranormal aussi bienqu’à l’astrologie. Pour le paranormal, Ă©tudiants et cadressupĂ©rieurs atteignent des degrĂ©s Ă©levĂ©s de croyance, alorsque les agriculteurs sont au niveau le plus bas. Quant Ă  lacroyance Ă  l’astrologie, elle est surtout dĂ©veloppĂ©e parmiles petits commerçants et artisans, et elle est rare parmiles enseignants (tableau 2).Ces rĂ©sultats peuvent surprendre. [
]Avec la dĂ©mocratisation de l’enseignement et l’allonge-ment de la durĂ©e des Ă©tudes, l’«irrationalisme» ne devaitalors subsister que parmi les couches sociales exclues del’enseignement long ou dans les gĂ©nĂ©rations les plusanciennes. Or, nous observons que c’est surtout parmi lesjeunes, ceux qui ont fait des Ă©tudes, les cadres supĂ©rieurset les Ă©tudiants, que les croyances au paranormal sont lesplus frĂ©quentes. Il faut donc abandonner l’idĂ©e que l’élĂ©-vation du niveau culturel va de pair avec l’affaiblissementdes croyances irrationnelles et que celles-ci ne seraientencore actives que dans les groupes sociaux les plus Ă©loi-gnĂ©s du savoir. [
]

Croyances parascientifiques etcroyances religieuses[
]Une analyse du contenu des diffĂ©rentes croyances auxparasciences pourrait faire penser que ces derniĂšres sontindĂ©pendantes des systĂšmes religieux chrĂ©tiens, domi-nants dans la sociĂ©tĂ© française, et pourraient mĂȘme sesituer en dehors du champ religieux. En effet, l’astrologie

L’essor des croyances parallùles*

Évolution des croyances aux parasciences (1982 Ă  1993)RĂ©ponses «j’y crois» (en %) ordonnĂ©es selon les pourcentages dĂ©croissants en 1993;

les taux de sans rĂ©ponse n’excĂšdent pas 5%.Dites-moi pour chacun des phĂ©nomĂšnes suivantssi vous y croyez ou non? 1982 1988 1993

La transmission de pensĂ©e 42 – 55

Les guĂ©risons par magnĂ©tisseurs, imposition des mains – 47 55

L’explication des caractùres par les signes astrologiques 36 40 46

Les rĂȘves qui prĂ©disent l’avenir – 38 35

Les prédictions par les signes astrologiques, les horoscopes 23 24 29

Les prĂ©dictions des voyantes – 27 24

L’inscription de la destinĂ©e dans les lignes de la main – 17 23

Les envoĂ»tements, la sorcellerie 18 – 19

Les passages sur la Terre d’ĂȘtres extraterrestres – – 18

Les tables tournantes 13 10 16

Les fantĂŽmes, les revenants 5 5 11

Tableau 1. (Ndlr: L’enquĂȘte rĂ©alisĂ©e Ă  nouveau en 2000 a donnĂ©, grosso modo, les mĂȘmes rĂ©sultats - voir Science et Vie - septembre 2003-Le point sur la zĂ©tĂ©tique).

* Article publié dansFuturibles n°260 (janvier2001), dont nouspublions de largesextraits. ã

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tions symboliques dans lesquelles celui-ci a Ă©tĂ© socia-lisĂ©. Quand ces systĂšmes symboliques collectifs «prĂȘtsĂ  penser» se fragilisent et que leur transmission s’opĂšremoins bien, les repĂšres habituels se dĂ©gradent pendantque les mĂ©dias diffusent de nouvelles offres religieuses.La part de libertĂ© augmente mais elle s’accompagned’anxiĂ©tĂ©. Devant la difficultĂ© Ă  trouver des rĂ©ponsestotalement personnelles, chacun est disponible pourdes kits de substitution qui facilitent les recompositionssyncrĂ©tiques, «collages» d’élĂ©ments disparates, moinscoercitifs que les grands systĂšmes traditionnels collec-tifs.

En effet, jusqu’ici, deux systĂšmes d’explication cohĂ©-rente du monde s’opposaient au dĂ©veloppement desparasciences, d’un cĂŽtĂ© le rationalisme scientifiqueopposĂ© par nature aux fausses sciences (mais ne rĂ©pon-dant pas Ă  toutes les questions des hommes, en parti-culier Ă  celles sur leur destinĂ©e et sur la mort), del’autre la religion catholique (offrant une explicationtotale du monde) qui combattait les fausses croyances.Maintenant, l’un et l’autre tendent Ă  ĂȘtre considĂ©rĂ©scomme insuffisants en eux-mĂȘmes. Or, les systĂšmes decroyances que nous voyons se dĂ©velopper chez les indi-vidus sont pour partie fondĂ©s sur un projet de rappro-chement entre le spirituel et le rationnel, sur un dĂ©sird’élargissement de la connaissance scientifique Ă  unmode de comprĂ©hension plus exhaustif, plus intuitif,plus symbolique, qui rĂ©serve sa place Ă  des savoirscachĂ©s qui peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s Ă  certains Ă©lus.

Guy Michelat

tion dans la vie des gens ordinaires. Une bĂ©nĂ©dictionpapale, pour pas mal de fidĂšles, remplacera avantageuse-ment un gros lot au Lotto. Il n’est pas facile d’expliquer lesprocessus qui commandent Ă  ces Ă©nigmatiques mises enplace de crĂ©dulitĂ©s qui rĂ©sistent le plus souvent Ă  toutetentative de critique rationnelle.

Car, bien davantage que de croyance, c’est bien de crĂ©du-litĂ© qu’il s’agit, voire mĂȘme de jobardise pure et simple. LephĂ©nomĂšne est proche de celui que la piĂ©tĂ© populaireentretient autour de statues de saints ou autres objetsgĂ©nĂ©rateurs, selon des traditions fortement implantĂ©es, demiracles divers: guĂ©risons inopinĂ©es, stĂ©rilitĂ©ssurmontĂ©es, fortunes recouvertes, etc. MĂȘme lorsque lessupports de ces miracles semblent ne reposer que sur unesupercherie facile Ă  mettre en Ă©vidence, cela marcheparfois encore, comme marchent trĂšs bien d’autres super-cheries (n’en dĂ©plaise au doctorat accordĂ© avec une ridi-cule complaisance Ă  Elisabeth Tessier), l’horoscope et lesmultiples pratiques de divination.

Gober et faire goberDans toute sociĂ©tĂ©, les membres qui n’occupent pas uneposition de pouvoir rĂ©elle –mĂȘme si on est toujours le petitchef de quelqu’un–, ceux qu’on a appelĂ©s les citoyenslambda, ressentent gĂ©nĂ©ralement une certaine formed’embarras Ă  l’égard du monde, lequel leur paraĂźt compli-quĂ©, inextricable, illisible. Dans des temps plus anciens (etencore Ă  notre Ă©poque auprĂšs de certains groupes depopulation), les religions apportaient, Ă  grand renfort demystĂšres et d’explications qui ne pouvaient ĂȘtre ratifiĂ©esque par des croyances, les clĂ©s permettant de surmontercet embarras. Encore devait-elle accorder une certaineplace Ă  des cultes ou invocations particuliers, pour l’un ou

l’autre saint efficace pour rĂ©soudre tel ou tel problĂšmespĂ©cifique, par exemple: c’est la base de la piĂ©tĂ© populairedont je viens de parler. Le sorcier ou l’intercesseur avaientpour fonction d’aider tout individu venant faire appel Ă leurs services Ă  «retourner en paix». LeproblĂšme n’était pas toujours rĂ©solu, maispour celui qui en Ă©tait affectĂ©, l’essentiel estqu’il avait Ă©tĂ© pris personnellement encompte. Si le problĂšme subsistait, c’estqu’il ou elle ne possĂ©dait pas suffisammentde mĂ©rites, c’est tout: il ou elle n’avait paspriĂ© assez fort, n’avait pas assez respectĂ©les rites, Ă©tait encombrĂ©(e) par un ancĂȘtreperturbateur, etc.

De nos jours, le recours Ă  l’un desmultiples occupants du panthĂ©on popu-laire1 n’est plus vraiment Ă  la mode. Lemonde s’est dĂ©senchantĂ© en mĂȘme tempsqu’il se sĂ©cularisait, du moins sous nos lati-

tudes. Mais la sourde inquiĂ©tude quiest inscrite au cƓur de tout un chacunn’a pas disparu, et mĂȘme, dans dessociĂ©tĂ©s dominĂ©es par le risque, elle aurait plutĂŽttendance Ă  croĂźtre. D’oĂč sans doute l’inflation desrecours aux mĂ©decins, mais aussi aux psys, auxdiverses espĂšces de guĂ©risseurs, aux praticiens dediverses manies. Et Ă  la croyance dans les vertusthaumaturgiques des Olympiens, en lesquelles lesmĂ©dias qui, en matiĂšre d’obscurantisme ont remplacĂ©les religions traditionnelles, nous incitent Ă  croire,faisant de nous des gobeurs dĂ©nuĂ©s de tout senscritique, qu’il s’agisse de toucher seulement le vĂȘte-ment d’une idole de la chanson, de recevoir la photodĂ©dicacĂ©e, censĂ©ment par elle, d’une vedette du spec-tacle ou du sport (qui n’est qu’une catĂ©gorie du spec-tacle), de serrer la main d’un Royal, le mĂȘme phĂ©no-mĂšne de crĂ©dulitĂ© joue. Le bĂ©nĂ©ficiaire voit sa vietransfigurĂ©e, et il peut mĂȘme s’engager dans la troupede ceux ou de celles qui se livrent de maniĂšre rĂ©gu-liĂšre au culte du thaumaturge, qu’il s’agisse de MĂšreTeresa, de Johnny Hallyday, de David Beckham2 ouencore du prince Laurent (grĂące aux services de l’inĂ©-narrable Anne QuĂ©vrin et de son Ă©mission PlaceRoyale, championne de l’audimat sur les ondes de lafrancophonie belge).

Si ces gens-lĂ  sont diffĂ©rents (en mieux!) de nous, c’estqu’ils possĂšdent des qualitĂ©s auxquelles nous ne pouvonsprĂ©tendre. En leur rendant un culte, nous pouvons espĂ©-rer recevoir quelques bribes de ces qualitĂ©s. D’oĂč lessurprenants engouements pour des personnages parfoisaussi ternes que certains princes, ou aux talents aussiminces que ceux de certains «artistes». Les jobards sontlĂ©gion, et, tout malins que nous sommes, il nous arrived’en ĂȘtre. À quelques rares exceptions prĂšs, nous avonstous une double vie: la premiĂšre est celle que nousmenons au jour le jour, en proie aux «terribles pĂ©pins dela rĂ©alité», l’autre est celle que nous vivons par procura-tion, en crĂ©dules parfois conscients de l’ĂȘtre, mais alorsavec fiertĂ©.

Claude Javeau

1 Contrairement Ă  ce quiest souvent prĂ©tendu,aucune religion ne peutvraiment ĂȘtre tenuepour «monothĂ©iste»,mĂȘme si leurs principesthĂ©ologiques le procla-ment. Que l’on songe,entre autres, Ă  tous lessaints et sainteshonorĂ©s dans les Ă©gliseset ailleurs. Pour l’an-thropologique, c’est cepolythĂ©isme effectif quicompte vraiment.

2 Si j’en crois l’hebdoma-daire Elle du 25 aoĂ»t2003, ce «sĂ©duisant»joueur de ballon «a prisla place laissĂ©e par la“reine des cƓurs”». Sictransit


L e 31 aoĂ»t 1997, l’épouse divorcĂ©e de l’hĂ©ritier dutrĂŽne britannique, nĂ©e Diana Spencer, connaissaitune fin tragique dans un accident de voiture

survenu Ă  Paris, au tunnel de l’Alma, en mĂȘme temps queson compagnon saoudien et le chauffeur de la MercĂ©dĂšsfonçant Ă  toute vitesse, pour Ă©chapper, a-t-on dit, Ă  unemeute de paparazzi. Quelques jours plus tard, la retrans-mission des obsĂšques de la Princesse de Galles auraitrassemblĂ© autour des Ă©tranges lucarnes du monde entierun bon milliard de tĂ©lĂ©spectateurs. Devant les grilles dupalais de Kensington, rĂ©sidence de la princesse, furentdĂ©posĂ©s des quintaux ou des tonnes, j’ai oubliĂ©, de fleurset d’autres objets figurant le deuil, dĂ©sormais de couleurblanche sous nos latitudes, depuis quelques Ă©pouvan-tables assassinats d’enfants. Un nombre considĂ©rable degens ordinaires, qui ne frĂ©quentaient pas les prĂ©tendusgrands de ce monde, aurait pleurĂ© celle qu’on s’empressade surnommer la «Princesse du peuple» ou mĂȘme parfoisla «Princesse des pauvres». À quinze cents euros la nuit auRitz, cela faisait une pauvretĂ© trĂšs supportable, mais, Ă l’époque, on aurait passĂ© un assez mauvais moment Ă  oserle faire remarquer. «On», en l’occurrence, dĂ©signe ici lesmĂ©dias audiovisuels et la presse Ă©crite, pas seulement dureste celle de la variante «pipelette», pour reprendre l’heu-reuse expression de mon ami Gabriel Thoveron. Loin demoi l’idĂ©e de dĂ©nier Ă  la mort brutale de cette jeune mĂšrede trente-huit ans son authentique dimension tragique.Mais cela ne devrait pas empĂȘcher de s’interroger sur lescauses d’une vague considĂ©rable d’émotion transnatio-nale, dont la sincĂ©ritĂ© ne pourrait ĂȘtre aisĂ©ment mise encause1.

Lady Di, pour lui donner son sobriquet mĂ©diatique, faitpartie de ce qu’Edgar Morin a appelĂ© les Olympiens, cesgens qui Ă©chappent au sort du commun et au jugement quiest communĂ©ment rĂ©servĂ© aux actions de ceux-ci. Àl’égard de ces personnages hors normes, jouent diversescroyances qu’entretiennent avec soin presse et mĂ©diasaudiovisuels. En l’occurrence, que la princesse de Gallesse prĂ©occupait rĂ©ellement du sort des misĂ©reux, qu’ellemilitait pour la suppression de leur misĂšre, qu’elleoeuvrait dans le sens de la naissance d’un monde meilleur.Ne l’avait-on pas vue embrasser une autre championne dela cause des pauvres, MĂšre Teresa, permettant ainsi auxpreneurs d’images du monde entier de diffuser celle del’union de la vieillesse Ă  bout de souffle et de la jeunesseencore en plein rayonnement. Je ne m’interrogerai pas icisur les vĂ©ritables sentiments qu’éprouvait la princesse Ă l’égard des malheureux. Peut-ĂȘtre dĂ©plorait-elle sincĂšre-ment leur sort. Mais ce genre de personnage est gĂ©nĂ©rale-ment privĂ© de toute identitĂ© personnelle au profit de lamise en scĂšne d’une identitĂ© sociale destinĂ©e Ă  servir lesintĂ©rĂȘts de propagandes dont les buts et les moyens leurĂ©chappent en gĂ©nĂ©ral.Certes, le phĂ©nomĂšne n’est pas nouveau. Sous l’AncienRĂ©gime, les rois de France passaient pour guĂ©rir lesĂ©crouelles (autrement dit, mais cela n’aidera guĂšre lamajoritĂ© d’entre nous: l’adĂ©nopathie cervicale tubercu-leuse chronique). Pour certains fans, un seul sourire deleur idole qui semblerait leur ĂȘtre expressĂ©ment adressĂ©peut illuminer une vie entiĂšre. Hors normes quant au juge-ment qu’il est autorisĂ© Ă  porter sur leur vie privĂ©e, lesOlympiens le sont aussi quant Ă  leurs pouvoirs d’interven-

Crédulités et jobardises

Le monde s’est dĂ©senchantĂ©en mĂȘme temps

qu’il se sĂ©cularisait, du moins sous nos latitudes.

Mais la sourde inquiĂ©tude qui est inscrite au cƓur

de tout un chacun n’a pas disparu.

Tableau 2 - Public paranormal (en %)SEXEHommes 28Femmes 34ÂGE18-24 ans 4225-39 ans 3840-54 ans 3155-64 ans 2765 ans ou plus 20NIVEAU DE DIPLÔMESans diplĂŽme, certificat d’études 24BEPC, CAP, BEP 37BaccalaurĂ©at 33Enseignement supĂ©rieur 31

dont enseignement supĂ©rieur scientifique 37PROFESSIONAgriculteur 14Commerçant, artisan, industriel 29Cadre, profession intellectuelle supĂ©rieure 32Enseignant 30Étudiant 39Profession intermĂ©diaire 26EmployĂ© 38Ouvrier 28Inactif 34NIVEAU D’INTÉGRATION RELIGIEUSEPratiquants dominicaux 27Pratiquants mensuels 41Pratiquants occasionnels 33Non-pratiquants 30Sans religion 27Autres religions 43

Angeli armati de Giotto. Exposition Europalia - La chapelle de Scro-vegni (espace culturel ING jusqu’au 11 janvier 2004).

1 L’enquĂȘte de 1993 a Ă©tĂ©financĂ©e par la citĂ© dessciences et de l’industrieet le journal Le Monde.Le questionnaire a Ă©tĂ© rĂ©-digĂ© par Daniel Boy etGuy Michelat, et l’en-quĂȘte rĂ©alisĂ©e par laSofres. Ses premiersrĂ©sultats ont Ă©tĂ© prĂ©sen-tĂ©s dans un colloque dela CitĂ© des sciences enfĂ©vrier 1993. Voir DanielBoy, Guy Michelat, «Pre-miers rĂ©sultats de l’en-quĂȘte sur les croyancesaux parasciences», in LaPensĂ©e scientifique et lesparasciences, Paris, AlbinMichel, CitĂ© des scienceset de l’industrie, 1993,pp.208-223. «LesFrançais et les para-sciences», in Sofres.L’état de l’opinion 1994,Paris, Seuil, 1994,pp. 202-217.

2 On a montrĂ© que la frĂ©-quence de l’assistance Ă la messe Ă©tait liĂ©e au de-grĂ© de croyance etqu’elle reprĂ©sentait unebonne mesure du niveaud’intĂ©gration au catholi-cisme. Voir Guy Miche-lat, «Ce que se dire ca-tholique veut dire. Lesfacettes de l’apparte-nance au catholicisme»in Guy Michelat, JulienPotel, Jacques Sutter etJacques MaĂźtre, LesFrançais sont-ils encorecatholiques?, Paris, Ă©d.du Cerf, 1991, pp.129-209.

3 Raymond Boudon, Fran-çois Bourricaud, Diction-naire critique de la socio-logie, Paris, PUF, 1982.

Guy Michelat est directeurde recherche Ă©mĂ©rite duCNRS. Il est l’auteur denombreuses publications surles valeurs et les croyances.

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d o s s i e r : C r o y a n c e s

annĂ©es 1990. Les observations de la sonde COBE, puis dutĂ©lescope spatial «Hubble» et, depuis quelques mois, cellesde nombreux observateurs au sol ou dans l’espacesemblent prĂ©sentement retourner la situation. Ici, c’est leprogrĂšs technologique qui a ouvert des horizons nou-veaux, brisant un quasi-dogme5.L’origine de la vie dans l’univers a donnĂ© lieu Ă  de vĂ©ri-tables verrouillages d’informations. L’hypothĂšse de lapanspermie (les molĂ©cules de la vie ayant une originecosmique) a Ă©tĂ© rejetĂ©e systĂ©matiquement entre la mort deson dernier dĂ©fenseur Svente ArrhĂ©nius (1926) et lestentatives romancĂ©es de Hoyle pour en relancer l’idĂ©e.Aujourd’hui, sous une forme Ă©videmment rĂ©novĂ©e, on laconsidĂšre comme «hautement probable», au moinspartiellement.N’évoquons pas les difficultĂ©s qu’eut la thĂ©orie de la rela-tivitĂ© Ă  convaincre les physiciens, ni celle de la dĂ©rive descontinents, les gĂ©ologues. Quelle difficultĂ© eurent les chi-mistes Ă  abandonner leur phlogistique (ndlr: feu, consi-dĂ©rĂ© comme un des matĂ©riaux ou principes de la compo-sition des corps) ou Ă  accepter la thĂ©orie de la valenceĂ©lectronique. Les mĂ©tĂ©orologistes eurent toutes les peinesdu monde Ă  accepter les changements climatiques. LesdĂ©rives Ă©tant trop faibles et trop lentes pour ĂȘtre significa-tives eu Ă©gard Ă  la prĂ©cision des mesures, beaucoup serefusaient mĂȘme Ă  en envisager la possibilitĂ©!En 1939, un astronome illustre dĂ©montrait avec uneconviction qui emportait l’adhĂ©sion de presque tous qu’ilĂ©tait impossible de mettre une sonde en orbite autour dela Terre!

Et pourtant, elle(s) tourne(nt)!On rĂ©torquera Ă  tout ceci qu’il s’agit d’un processus natu-rel. Que la prudence impose le scepticisme et qu’aprĂšstout quelques utopies finissent bien par se rĂ©aliser. «CroireĂ  l’utopie»6 fut le titre d’un discours inaugural d’AndrĂ©Jaumotte, recteur de l’ULB en 1972. Il s’agissait pour l’es-sentiel d’avaliser un train de rĂ©formes issu de la contesta-tion de 1968 et de justifier certains engagements de la poli-tique technologique, dont on ne discutera pas ici de l’op-portunitĂ©.

Les utopies prĂ©sentent des objectifs souvent mythiques.Elles ne stimulent pas nĂ©cessairement le progrĂšs. EnbĂąillonner les chantres n’est pas moins redoutable. Le vraidanger rĂ©side dans notre tendance naturelle Ă  sclĂ©roserles choses, Ă  Ă©viter les turbulences. Pur Ă©goĂŻsme: nousvieillissons, nos acquis et nos illusions se conservent! Évi-tons toute casse, que nos vieux jours soient sereins, pointde remise en cause! Les turbulences sont gĂ©nĂ©ralementplus fortes, le couvercle de la marmite finit toujours passauter et d’autres humains (gĂ©nĂ©ralement des innocents)souffrent des Ă©claboussures brĂ»lantes dont notre obstina-tion et leur espĂ©rance d’un Ă©ternel confort les poussent Ă refuser l’évidence.

Que de temps perdu en d’aveuglantes querelles dont lavanitĂ© n’est perçue que trop tard! Mais est-ce vraiment dutemps perdu? L’expĂ©rience montre aussi qu’une novationmal assimilĂ©e tourne facilement Ă  l’échec sinon au drame.

Entre l’adage populaire «on ne fait pas d’omelette sanscasser des Ɠufs», qui Ă©lĂšve la cruautĂ© et l’injustice en sys-tĂšme moral, et le dicton de la sagesse «HĂąte-toi lentement»prĂ©texte au conservatisme non moins cruel et injuste, l’hu-manitĂ© n’a pas le temps d’hĂ©siter. Elle choisit l’un oul’autre. Au hasard?

André Koeckelenbergh

Théories ineptes cherchent adeptes

Le Guide critique de l’extraordinaire de Renaud Marhic est unoutil remarquable mis Ă  la disposition de tous ceux qui se trou-vent en dĂ©bat avec les mystiques de l’extraordinaire: un dĂ©s-habillage rationnel, rigoureux, peut-ĂȘtre un peu froid, des prin-cipales formes que prennent les croyances paranormales.C’est aussi une documentation sĂ©rieuse pour tous les ensei-gnants qui sont confrontĂ©s aux questions naĂŻves des cherspetits ou aux interrogations des plus grands et des adultes. Lessujets sont traitĂ©s avec une objectivitĂ©, un respect de l’autre etun sens de la mesure rarement atteints dans le cadre d’undĂ©bat trop souvent passionnel. Le tout est suivi d’une bibliographie Ă©toffĂ©e et d’un index bienutile.Ceux qui se sont souvent frottĂ©s au paranormal y apprendrontdes dĂ©tails historiques curieux, les autres auront une vue pa-noramique claire des sujets traitĂ©s. Cette volontaire linĂ©aritĂ©est parfois dĂ©rangeante pour le lecteur, car les auteurs, JosĂ©Ferrand, Marco BĂ©langer, FrĂ©dĂ©ric LequĂȘvre etsurtout Renaud Marhic font preuve d’une assurancedans les affirmations qui peut paraĂźtre sans conces-sions alors qu’elles sont soutenues par de nombreusesrĂ©fĂ©rences auxquelles les lecteurs ont tout intĂ©rĂȘt Ă  serapporter s’ils dĂ©sirent conforter leur(s) jugement(s).Il est vrai que les errements poĂ©tiques des mages etmĂ©diums pourraient simplement susciter un hausse-ment d’épaules, ĂȘtre traitĂ©s d’innocentes sottises etporter les lecteurs Ă  s’interroger: «cela vaut-il la peinede consacrer tant de pages Ă  des thĂšmes aussi peusĂ©rieux?». Ce guide rĂ©pond exactement Ă  pareillequestion en montrant les exploitations, asservis-sements mentaux et nuisances perverses qui dĂ©cou-lent de la pratique de l’occultisme ou des (pseudo)«sciences parallĂšles» On atteint trĂšs prĂ©cisĂ©ment ceslimites oĂč la tolĂ©rance passive ouvre toute grande laporte aux pires fanatismes.Pour avoir Ă©tĂ© amenĂ© Ă  rĂ©diger ailleurs (La scienceface au dĂ©fi du paranormal, Quorum 1999) une note concer-nant les ovnis qui suscita quelques critiques acerbes de mescollĂšgues les plus radicaux, j’ai bien apprĂ©ciĂ© le chapitre trai-tant de ce thĂšme (pp. 65-94) rĂ©digĂ© par Renaud Marhic. Ildonne une excellente vision synthĂ©tique du problĂšme, bienque les tenants de la rĂ©alitĂ© du phĂ©nomĂšne pourraient luireprocher d’avoir prĂ©sentĂ© un rĂ©quisitoire trop court et, Ă  leursyeux, incomplet. Mais cette attitude est justifiĂ©e par uneremarque conclusive qui constate qu’il y a peu d’études scien-tifiques fondĂ©es qui ont Ă©tĂ© menĂ©es sur ces objets mystĂ©rieux.Cela est assez exact, mais le caractĂšre volatile et inconstant deces apparitions n’en est-il pas une justification? Le dĂ©jĂ  ancienRapport Condon, pour critiquable qu’il soit sur certains points,est loin d’ĂȘtre un mince feuillet de quelques pages! Son aspectindigeste montre la difficultĂ© qu’il y eut Ă  conclure. On nerĂ©sume pas un pavĂ©, aussi compact et aussi Ă©pais, en un tourde main! Dans une brĂšve conclusion, Renaud Marhic constate avecJean Rostand: «aucune thĂ©orie n’est assez inepte pour ne pasfaire d’adeptes!». La derniĂšre ligne est un appel Ă  la lecture cri-tique: «s’il est naĂŻf d’espĂ©rer en la disparition de l’extraordi-naire du paysage sociologique, il n’est jamais inutile d’en expli-quer l’instrumentalisation».

A. K.

Renaud Marhic, Guide critique de l’extraordinaire, avec uneprĂ©face de Henri Broch, 2002, Ă©dit. Les Arts LibĂ©raux, 30 e .

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S ous cet intitulĂ©, il est de tradition de traiter des rap-ports entre la foi religieuse d’un homme dit «desciences» et sa pratique scientifique quotidienne.

Lucia de BrouckĂšre1 a fort bien rĂ©sumĂ© ce que devrait ĂȘtrel’attitude cohĂ©rente d’un scientifique: sa philosophie etson Ă©thique au laboratoire doivent ĂȘtre les mĂȘmes quecelles qu’il adopte dans sa vie privĂ©e et rĂ©ciproquement! Iln’y a qu’une maniĂšre d’ĂȘtre honnĂȘte: intellectuellement.

Le cours de la vie confronte parfois les humains Ă  deschoix qui, pour ne pas ĂȘtre nĂ©cessairement cruels dansleur rigueur implacable, conduisent Ă  des compromis heu-reux ou malheureux, Ă  des ruptures douloureuses et desrapprochements bienfaisants. Tel n’est pas l’objet de cetterĂ©flexion.Autre chose est le problĂšme des «idĂ©es reçues», des «évi-dences», de tous les «paradigmes» et «modes» qui jalon-nent l’histoire de la pensĂ©e scientifique et participent Ă  sadynamique jusqu’au moment oĂč ils deviennent des fac-teurs de sclĂ©rose qui figent les perspectives et obscurcis-sent l’avenir plutĂŽt que de contribuer Ă  le transformer.La mise en Ă©vidence d’un fait nouveau ou d’une idĂ©e origi-nale prend souvent le contre-pied de ce qui est connu etenseignĂ©. Le propre du chercheur est alors de tenter del’insĂ©rer dans les connaissances dĂ©jĂ  acquises. Sonorigine est gĂ©nĂ©ralement mal connue et les voies explica-tives consisteront en l’élaboration d’hypothĂšses suscep-tibles de le justifier. Pour peu qu’elles rĂ©sistent Ă  la durĂ©e,soit qu’elles s’imposent, soit qu’elles soient imposĂ©es pardes magisters fiers de les avoir conçues, elles feront «éco-le». Elles deviendront insensiblement les bases indiscuta-bles (qui ne peuvent plus ĂȘtre discutĂ©es!) d’une connais-sance nouvelle. On finira par oublier qu’il ne s’agit qued’hypothĂšses. Une gĂ©nĂ©ration plus tard, elles seront deve-nues de vraies croyances. Qui les mettra en doute devien-dra hĂ©rĂ©tique, sera marginalisĂ© et volontairement ignorĂ©.Il est rare que du vivant de leur auteur ces conceptionsprennent la place qui leur revient. Lorsqu’un plus oumoins lointain successeur remettra ces questions sous lesfeux de l’actualitĂ©, le contexte et le langage ayant changĂ©,l’idĂ©e ou l’hypothĂšse seront reformulĂ©es car leur prĂ©sen-tation ou leur motivation premiĂšre n’auront plus guĂšre defondement. En effet, une telle renaissance nĂ©cessite un«grand nettoyage»: soit une reformulation complĂšte, soitun effondrement catastrophique de la «vĂ©rité» contre la-quelle elle se dresse. L’histoire des sciences est jalonnĂ©e d’évĂ©nements sem-blables: des rĂ©sistances intellectuelles ou morales refusentla novation, mĂȘme justifiĂ©e. Ce qu’on appelait au dĂ©but duXXe siĂšcle «le ProgrĂšs», dans l’exaltation libĂ©ratoire dudĂ©terminisme Ă©volutionniste et scientiste accompagnantl’industrialisation triomphante, c’est la «Science» Ă©clairantla «Raison» et menant au bonheur par le travail! Un clichĂ©qui se superpose au rĂ©alisme (?) de JĂ©hovah chassant «nospremiers parents» du «paradis terrestre» pour avoir tentĂ©de profiter des «fruits» de l’«arbre de la connaissance»: «tugagneras ta vie Ă  la sueur de ton front», «tu enfanterasdans la douleur». SymĂ©trie ou anti-symĂ©trie?À dĂ©faut de disposer de la place pour justifier par desexemples dĂ©taillĂ©s et contemporains les effets (ou mĂ©-faits?) de l’acadĂ©misme, du mandarinat et du confort intel-

lectuel que procurent l’illusion de la certitude et le besoinde vĂ©ritĂ©, citons quelques cas emblĂ©matiques.La rĂ©sistance au copernicanisme a Ă©tĂ©, pour notre pays,bien dĂ©crite dans deux publications, l’une concernantLibert Froidmont2 Ă  l’occasion d’un colloque tenu Ă  Ou-paye en 1987, l’autre une journĂ©e d’étude3 tenue en 1995au Palais des AcadĂ©mies. On y voit les multiples motivations qui poussent Ă  Ă©viter,nier, Ă©luder, Ă©ventuellement exalter pendant prĂšs de qua-tre siĂšcles une «évidence» dĂ©finitivement acceptĂ©e aujour-d’hui.Les sciences de la vie ont, par les multiples querelles oppo-sant les Ă©coles fixistes, catastrophistes et Ă©volutionnistes,dĂ©bouchĂ© sur un darwinisme au moins aussi entĂȘtĂ© que nele furent les conceptions des thĂ©ologiens et des lamarc-kiens. L’esprit environnementaliste moderne a suscitĂ© unerenaissance des thĂ©ories d’hĂ©rĂ©ditĂ© des caractĂšres acquisqui n’a pu Ă©merger que tout rĂ©cemment Ă  la faveur desprogrĂšs de la gĂ©nĂ©tique molĂ©culaire Ă©branlant la thĂšse du«tout par l’ADN»4.De mĂȘme, l’hypothĂšse cosmologique du big-bang, par sesassises solides et sa logique envahissante, a Ă©cartĂ© pen-dant quarante ans du champ des publications Ă  haute dif-fusion toute opinion contraire jusqu’aux environs des

Sciences, croyances, Ă©vidences

1 Lucia de BrouckĂšre,Évolution de la pensĂ©escientifique, FAML, coll.«Culture laĂŻque»,Bruxelles, 1981.

2 «Libert Foidmont et lesrĂ©sistances au progrĂšsscientifique» - Actes ducolloque tenu au chĂąteaud’Oupaye, septembre1987, Ă©dit. A. C. BernĂšs,(1988), Amis des VieillesFamilles d’Haccourt.

3 «Copernic, GalilĂ©e et laBelgique, leurs rĂ©cep-tions et leurs his-toriens» - Actes de lajournĂ©e d’études du 8fĂ©vrier 1994. Ă©dit. C.Opsomer, Palais desAcadĂ©mies, Bruxelles,1995.

4 «L’ADN en question»,Sciences et Avenir,novembre 2003.

5 Cf. le discours du PapePie XII au Congrùs del’Union astronomiqueinternationale, Rome,1950.

6 AndrĂ© Jaumotte, CroireĂ  l’utopie, 29 septembre1972, Ă©ditions de l’Uni-versitĂ© de Bruxelles.

L’histoire des sciences est jalonnĂ©e de rĂ©sistances intellectuelles oumorales refusant l’innovation...

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bouddhistes et ils m’ont rĂ©pondu dans leur anglaisapproximatif: «Shiva and Bouddha, same same, noproblem» 

Le syncrĂ©tisme orientalC’est prĂ©cisĂ©ment cette propension Ă  assimiler les divi-nitĂ©s les plus diverses entre elles et Ă  superposer plusieursreligions que l’on nomme «syncrĂ©tisme». Il s’agit del’amalgame d’élĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes aboutissant Ă  unnouvel ensemble original. Autant la mentalitĂ© occidentale,frappĂ©e au sceau du monothĂ©isme exclusif, l’interprĂštevolontiers comme une confusion, autant la mentalitĂ©orientale s’en accommode. Les bouddhistes qui, partis del’Inde, essaimĂšrent leur doctrine Ă  travers tout l’Orient onten effet assimilĂ© les religions et philosophies prĂ©existantesqu’ils rencontraient sur leur route, au lieu de s’acharner Ă les Ă©radiquer comme le firent gĂ©nĂ©ralement nos mission-naires monothĂ©istes. Le Chinois traditionnel –pour autant qu’il existe encore aulendemain du maoĂŻsme– ne se dĂ©finit pas comme taoĂŻsteou confucianiste ou bouddhiste, l’un Ă  l’exclusion del’autre, mais est tout Ă  la fois adepte de Lao-Tseu, deConfucius et de Bouddha. L’expression «les trois religionsde Chine» par laquelle on dĂ©signe gĂ©nĂ©ralement la reli-giositĂ© chinoise prĂȘte donc Ă  confusion car il ne s’agit pasde trois religions distinctes et bien cloisonnĂ©es, mais deleur fusion en une seule religion syncrĂ©tique, teintĂ©e desurcroĂźt par le vieux fond animiste et mythologique de laChine primitive. Ce syncrĂ©tisme s’est introduit jusquedans les temples bouddhiques qui contiennent frĂ©quem-ment l’une ou l’autre divinitĂ© taoĂŻste. Les doctrines et lespratiques des trois religions, initialement fort diffĂ©rentessinon contradictoires, se sont peu Ă  peu mutuellementinfluencĂ©es: les taoĂŻstes voient en Bouddha un disciple deLao-Tseu, tandis que les bouddhistes font de Lao-Tseu unBodhisattva et que Confucius est souvent prĂ©sentĂ© commeun disciple de Bouddha
 Ainsi, le Chinois baptise sonenfant au temple taoĂŻste, souscrit Ă  l’éthique confucianisteet s’adresse au bonze pour la cĂ©lĂ©bration de ses funĂ©-railles2.Le syncrĂ©tisme engendre des religions autonomes dont lesingrĂ©dients ont Ă©tĂ© empruntĂ©s Ă  gauche et Ă  droite. La plusbelle rĂ©ussite en la matiĂšre reste sans doute le caodaĂŻsmevietnamien. Cette religion fondĂ©e en 1925 et riche dequelque deux millions de fidĂšles rĂ©unit «les trois religionsqui n’en font qu’une», celles-lĂ  mĂȘmes dont il a Ă©tĂ© ques-tion Ă  propos de la Chine. Jusque-lĂ  rien de trĂšs surpre-nant vu l’influence de la culture chinoise au Vietnam. Maisle caodaĂŻsme n’en reste pas lĂ : aux cĂŽtĂ©s de l’Être suprĂȘmequi sĂ©journe «dans un temple (daĂŻ) au plus haut (cao) descieux», il associe allĂšgrement le Christ, Mahomet, Jeanned’Arc, NapolĂ©on, Winston Churchill, Sun Yat-Sen et VictorHugo!


La situation au Japon est sensiblement identique Ă  celle dela Chine: Ă  la vieille religion autochtone des shintoĂŻstes estvenu se greffer Ă  partir du VIe siĂšcle de notre Ăšre le boud-dhisme chinois et corĂ©en. Les kami (dieux) du shintĂŽfurent assimilĂ©s Ă  des rĂ©incarnations –des avatars– duBouddha et des temples bouddhiques s’élevĂšrent dans lessanctuaires shintoĂŻstes. Le rĂ©sultat est un amalgame denotions bouddhiques et de dĂ©votion Ă  l’égard des kami, letout agrĂ©mentĂ© de superstitions et de vieilles croyancesanimistes. L’expression ryĂŽbu-shintĂŽ, «shintĂŽ en deuxparties», traduit cette idĂ©e fondamentale que les deux reli-gions ne sont que les deux faces d’une seule et mĂȘmerĂ©alitĂ©. Comme en Chine, les rites qui rythment les Ă©tapesde l’existence sont confiĂ©s aux prĂȘtres ou moines des deux

religions. Le Japonais naĂźt et se marie shintoĂŻste, maismeurt bouddhiste. Comme le dit un poĂšme du XVe siĂšcle:«D’un dieu shintĂŽ Ă  un Bouddha, la diffĂ©rence n’est quecelle de l’eau et de la vague»3.

Retour en OccidentOn aimerait entendre davantage de juifs, chrĂ©tiens etmusulmans en dire autant de YahvĂ©, Dieu le PĂšre et Allahet l’on apprĂ©cierait la prĂ©sence d’unmenorah dans une mosquĂ©e, d’un cruci-fix dans une synagogue ou d’un minaretau Vatican. Le syncrĂ©tisme, on l’acompris, est signe d’ouverture Ă  l’autreet de tolĂ©rance. Il suppose que l’onreconnaisse ne pas dĂ©tenir la VĂ©ritĂ© uneet unique. Il souscrit Ă  cette pensĂ©e deKipling qui disait de l’autre: toi quidiffĂšres de moi, loin de me lĂ©ser, tum’enrichis. Il existe au moins unecommunautĂ© Ă  laquelle cette perspec-tive ne semble pas une incongruitĂ©: ils’agit des quelque deux millionsd’adeptes du baha’isme, une religionsyncrĂ©tique nĂ©e au XIXe siĂšcle en Iranet aspirant Ă  fondre toutes les religionset toutes les civilisations en une grandesynthĂšse dont la portĂ©e serait universelle. Mais il est vraique les baha’is, lorsqu’ils ne sont pas persĂ©cutĂ©s, sont malvus et assimilĂ©s Ă  une secte pernicieuse.

Encore impensable il y a quelques gĂ©nĂ©rations, le syncrĂ©-tisme gagne des adeptes auprĂšs des nombreux vagabondsspirituels de notre Occident dĂ©sormais plus dĂ©christianisĂ©que vĂ©ritablement chrĂ©tien. Nous traversons en effet uneĂ©poque Ă©minemment syncrĂ©tique, et cela prĂ©cisĂ©ment Ă l’heure oĂč le monothĂ©isme chrĂ©tien traverse une crised’envergure. Depuis les annĂ©es 60-70, la spiritualitĂ©contemporaine tente avec plus ou moins de bonheur defaire la synthĂšse entre toutes les aspirations plutĂŽt nĂ©bu-leuses, pour ne pas dire chaotiques, d’un Occident déçupar le monothĂ©isme et d’une Ă©poque en quĂȘte d’unenouvelle dĂ©finition du divin. Les multiples ingrĂ©dients duNew Age ressemblent aux amalgames Ă©voquĂ©s ci-dessus.Nous y trouvons un subtil mĂ©lange de druidisme, dechamanisme, d’astrologie, de channeling (contact avec lesanges et les esprits) et surtout un attrait sans cesse gran-dissant pour l’Orient et ses techniques psycho-corporellesvisant Ă  l’élargissement de la conscience personnelle et Ă l’épanouissement de l’individu en harmonie avec lecosmos. L’extraordinaire diffusion du bouddhisme enEurope et aux États-Unis rĂ©sulte de cette mĂȘme recherched’une nouvelle planche de salut par laquelle la spiritualitĂ©occidentale tente de se renouveler. Cette nĂ©o-spiritualitĂ©hybride irrite les esprits rationalistes qui y dĂ©cĂšlent unerĂ©surgence de la superstition et inquiĂšte les autoritĂ©s reli-gieuses qui, voyant en elle une dangereuse concurrente,s’empresse de la disqualifier en la traitant de «bricolagespirituel pour temps de disette» ou de «fast-food de la reli-gion». Il n’empĂȘche: le syncrĂ©tisme contemporain a plusd’un atout pour plaire Ă  notre Ă©poque oĂč la mondialisationrĂȘve de crĂ©er une culture planĂ©taire. À l’heure oĂč les cris-pations intĂ©gristes, produits du monothĂ©isme, divisent etoĂč l’humanisme athĂ©e ne sĂ©duit (encore?) qu’une minoritĂ©Ă©clairĂ©e, cette hĂ©tĂ©rodoxie offre au moins l’avantage denous parler d’harmonie et d’ouverture Ă  l’autre. Si leshommes ne peuvent se passer de religion, que celle-ci soitsyncrĂ©tique!

Xavier De Schutter

12 Espace de Libertés 316/décembre 2003

d o s s i e r : C r o y a n c e s

L ’on imagine difficilement ĂȘtre tout Ă  la fois monar-chiste et rĂ©publicain. De mĂȘme, on ne conçoit pasqu’un adepte d’une des trois grandes religions abra-

hamiques puisse se dĂ©clarer tout Ă  la fois juif, chrĂ©tien etmusulman. Le monothĂ©isme est en effet exclusif: la VĂ©ritĂ©rĂ©vĂ©lĂ©e du Livre, qu’il s’agisse de la Torah, des Évangilesou du Coran, se prĂ©sente comme «la» VĂ©ritĂ© unique etindiscutable puisque d’origine cĂ©leste. Certes, ces reli-gions acceptent jusqu’à un certain point le dialogue Ɠcu-mĂ©nique, mais chacune reste dĂ©-tentrice de «la» dĂ©finition de Dieuqui ne tolĂšre guĂšre la remise enquestion. Lorsqu’il s’agit d’asseoirson monopole, le Dieu des mono-thĂ©istes a tendance Ă  excommu-nier ses rivaux. VoilĂ  pourquoi ledialogue entre deux monothĂ©is-mes est si difficile et se rĂ©sume leplus souvent Ă  deux monologues(lorsqu’il n’évolue pas en guerresainte). Il y a peu, nous avonsentendu Mgr LĂ©onard, Ă©vĂȘque de Namur, affirmer Ă  latĂ©lĂ©vision que l’ange Gabriel qui s’adressa Ă  Mahometn’était pas vraiment le Gabriel biblique. Est-il besoin derappeler que les juifs n’ont pas reconnu dans le Christ leMessie qu’ils attendent encore et toujours ou que l’incar-nation de Dieu en un Fils sauveur relĂšve de l’hĂ©rĂ©sie auxyeux des musulmans? Semblable exclusion expliquepartiellement pourquoi la religion a si souvent Ă©levĂ© desmurs entre les hommes.

Le syncrĂ©tisme polythĂ©isteMais toutes les religions n’ont pas enfermĂ© le divin dansune dĂ©finition figĂ©e aussi rigide qu’un carcan. Songeonsaux polythĂ©istes d’antan qui, habituĂ©s Ă  la diversitĂ© d’undivin multiple, gardaient grandes ouvertes les portes deleur panthĂ©on et Ă©taient toujours prĂȘts Ă  accueillir desdieux Ă©trangers. Il ne serait jamais venu Ă  l’esprit d’unpolythĂ©iste, grec ou romain par exemple, de contester

l’existence des dieux mĂ©sopota-miens, Ă©gyptiens, celtes ou autres.HĂ©rodote et Jules CĂ©sar en fournis-sent deux bons exemples: le premier,lors de son voyage aux bords du Nil,identifia chaque dieu Ă©gyptien Ă  son«correspondant» grec, et le secondfit de mĂȘme avec les dieux gaulois,chacun identifiĂ© Ă  son «correspon-dant» romain, jetant ainsi les basesde ce qui allait devenir la religionsyncrĂ©tique gallo-romaine. Il s’agis-

sait en somme de rapprocher les hommes en rapprochantleurs dieux. C’est ainsi que le perse Mithra fut honorĂ©jusqu’aux rives du Danube et de la Tamise, que l’égyp-tienne Isis eut ses temples Ă  AthĂšnes ou Ă  Rome et que leshindous ne virent aucun inconvĂ©nient Ă  faire de Bouddhaou de JĂ©sus un Ă©niĂšme avatar de Vishnou1. J’ai moi-mĂȘmeĂ©tĂ© hĂ©bergĂ© dans l’Himalaya par des paysans qui hono-raient sur leur autel familial Shiva aux cĂŽtĂ©s du DalaĂŻ-Lama. IntriguĂ©, je leur ai demandĂ© s’ils Ă©taient hindous ou

Le syncrétisme contemporain

Un bricolage séduisant?

3 Lorsqu’elles ne fusionnĂš-rent pas, les deux reli-gions coexistĂšrent pacifi-quement. Ce n’est qu’à lafin du XIXe siĂšcle, lors dela rĂ©forme de l’ùre Meiji(1868) que le shintoĂŻsme,devenu religion d’État etteintĂ© de nationalismeimpĂ©rialiste, voulut sesĂ©parer du bouddhisme.Les bonzes furent persĂ©-cutĂ©s, les statues deBouddha brĂ»lĂ©es et lestemples fermĂ©s. Mais iciaussi, ces persĂ©cutionsrevĂȘtaient un caractĂšrepolitique plutĂŽt que reli-gieux. De mĂȘme, le chris-tianisme, introduit auJapon au XVIe siĂšcle, futpersĂ©cutĂ© parce quel’empereur voyait dansles missionnaires portu-gais et espagnols desagents venus d’Occidentpour prĂ©parer laconquĂȘte du Japon.

1 Par contre, la cohabita-tion du polythĂ©isme hin-dou et du monothĂ©ismemusulman n’a jamais Ă©tĂ©aisĂ©e. Tout au contraire,elle fut Ă  l’origine denombreux massacres quiaboutirent Ă  la sanglantepartition de l’Inde et Ă  lacrĂ©ation du Pakistan en1947. Aux yeux deshindous, les musulmanssont des barbares igno-rant le dharma (l’ordrecosmique), tandis quepour les musulmans leshindous ne sont que desinfidĂšles idolĂątres et, pireencore, zoolĂątres. Larencontre entre ces deuxcommunautĂ©s a pourtantportĂ© ses fruits: lesikhisme nĂ© au XVIe siĂš-cle se prĂ©sente commeune synthĂšse entre l’hin-douisme et l’islam. Etl’on trouvera ici et lĂ quelques grands sagesou mystiques, vĂ©dantinset soufis par exemple,qui surent s’élever au-dessus des diffĂ©rencespour reconnaĂźtre, ainsique le fit Ramakrishnaau XIXe siĂšcle, que «laconnaissance conduit Ă l’unitĂ© comme l’igno-rance Ă  la division».

2 Cela ne doit pas nousfaire oublier que les rela-tions entre toutes cescommunautĂ©s furent par-fois orageuses, mais lesquelques persĂ©cutionslocales dont furent victi-mes les bouddhistesavaient des causes Ă©co-nomiques et politiquesplutĂŽt que religieuses. Laremarque, il est vrai,s’applique Ă©galement Ă plus d’une guerre dite dereligion (croisades etautres djihads) entre lesmonothĂ©istes.

Xavier De Schutter est l’au-teur des MĂ©tamorphoses dudivin, Ă©ditions Espace delibertĂ©s, 2002.

Le «syncrĂ©tisme» est l’amalgame d’élĂ©ments

hétérogÚnes aboutissant à un

nouvel ensemble original.

Encore impensableil y a quelques générations,

le syncrétisme gagne des adeptes auprÚs

des nombreux vagabonds spirituels de notre Occident

désormais plus déchristianisé que véritablement chrétien.

© Clerbois

Statuettes votives Ă  Kyoto (Japon) - Si le Japonais naĂźt et se marie shintoĂŻste, il meurt bouddhiste.

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 15

l a ĂŻ c i t Ă©

Aide aux justiciables

«Ça n’arrive qu’aux autres»

Àla page des faits divers, unjournal hebdomadaire re-late: «Dans la fuite d’au-

teurs d’un cambriolage, une balleperdue est venue se loger dans lajambe d’une passante »; «unenfant traversant sur le passagepour piĂ©tons s’est fait faucher parune voiture »; «lors du procĂšs d’unpĂšre incestueux, la mĂšre de lavictime a rĂ©vĂ©lĂ© avoir elle-mĂȘme Ă©tĂ©abusĂ©e dans l’enfance », «un li-braire, agressĂ© pour la troisiĂšmefois dans son magasin, a tirĂ© sur lesauteurs du hold-up », «on aretrouvĂ©, noyĂ©, dans le canal [
]un homme, Rwandais d’origine,dont la famille avait Ă©tĂ© dissĂ©minĂ©elors du gĂ©nocide ».

Ces rĂ©cits, s’ils suscitent chez lelecteur curiositĂ©, fascination, sontcependant vĂ©cus comme lointains,irrĂ©els, un peu comme une histoirequ’on raconte
 pas question, eneffet, de se laisser toucher par cesrĂ©cits, de s’identifier Ă  ces «person-nages», de se voir soi-mĂȘme Ă  laplace de ces victimes


Tout ça n’arrive qu’aux autres, ail-leurs et loin
 Et pourtant...

Les services d’aides aux victimessont agrĂ©Ă©s et subsidiĂ©s dans lecadre de l’aide aux justiciablespour assurer aux victimes d’infrac-tions et Ă  leurs proches une aidesociale, une information juridiqueet un accompagnement psycholo-gique.

Car quand l’impensable se produit,comment faire face? Commentsurmonter les symptĂŽmes envahis-sants liĂ©s au traumatisme ou audeuil? Comment, financiĂšrement,supporter le coĂ»t d’une hospitalisa-tion, d’une incapacitĂ© de travailpermanente ou d’un procĂšs? Com-ment s’y retrouver dans le dĂ©dalejudiciaire pour faire reconnaĂźtre ses

droits en tant que victime? Maisaussi, comment parler aux enfantsde toute cette violence, comment nepas la reproduire lorsqu’on n’a paseu de repĂšres, quand toutes lescartes ont Ă©tĂ© brouillĂ©es, commentfaire confiance Ă  nouveau, etc.

Qu’il s’agisse de faits ancienscomme les maltraitances familiales,les abus sexuels dans l’enfance, leseffets transgĂ©nĂ©rationnels deguerres ou gĂ©nocides
 ou de faitsplus rĂ©cents qui ont produit unerupture dans le quotidien d’unepersonne, les assistants sociaux,juristes, psychologues du serviceaccompagnent les victimes dansl’ensemble des consĂ©quences d’unevictimisation. Car chaque fois quequelqu’un s’est mis «hors la loi»,une victime l’a accompagnĂ© danscet «hors cadre», dans cet impen-sable et a donc subi, pour elle-mĂȘme, les effets de cette rupture,de cette dĂ©liaison. Tout commepour les auteurs, pour les victimes,une attention de la sociĂ©tĂ© estnĂ©cessaire pour leur permettre dese rĂ©inscrire dans l’existence et dene pas rester en marge.

Amélia Kalb

Adresses utilesí FÉDÉRATION DES SERVICES LAÏQUES D’AIDE AUX JUSTICIABLES, rue Leliùvre 5,

5000 Namur - TĂ©l./Fax. 081/26.13.52.

Ă­ SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES - NAMUR, rue P. Joseph Lion 3,5500 Dinant, TĂ©l./Fax 082/22.73.78 - email asj.laique@mlfbn. org

í SERVICE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES, rue Saint-Lambert 34,4040 Herstal, Fax 04/248.48.10 - 04/264.91.82 - Fax. 04/248.48.12.

Ă­ SERVICE D’AIDE AUX JUSTICIABLES DU HAINAUT, rue de la Citadelle 135,7500 Tournai, TĂ©l./Fax. 069/21.10.24.

Ă­ SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES - CHARLEROI, rue de France 31,6000 Charleroi. TĂ©l. 071/53.91.87 - Fax. 071/53.91.81.

í SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES DE LA PROVINCE DE

LUXEMBOURG, place Communale 21-25, 6800 Libramont, TĂ©l./Fax.061/21.04. 51 - email [email protected]

Ă­ SERVICE LAÏQUE D’AIDE AUX JUSTICIABLES ET AUX VICTIMES - BRUXELLES, rueHaute 314, 1000 Bruxelles - TĂ©l. 02/537.66.10 - Fax. 02/537.12.22.

14 Espace de Libertés 316/décembre 2003

d o s s i e r : C r o y a n c e s

«L’enfant fait confiance Ă  ce que lui raconte le conte defĂ©es parce qu’ils ont l’un et l’autre la mĂȘme façon deconcevoir le monde», Ă©crit Bruno Bettelheim dans«Psychanalyse des contes de fĂ©es». Les contes de fĂ©es netraumatisent pas les petits, selon le psychanalyste, maisrĂ©pondent Ă  leurs angoisses et exercent une fonctionthĂ©rapeutique. Une histoire doit, toujours selon lui, dĂ©ve-lopper l’intelligence, enrichir la vie, donner confiance ensoi et en l’avenir. Les contes de fĂ©es prennent au sĂ©rieuxles angoisses de l’enfant et l’aident Ă  mettre de la cohĂ©-rence dans ses sentiments. Ils sont millĂ©naires et univer-sels et possĂšdent par lĂ  une valeur inĂ©galĂ©e: l’assuranceque l’on peut rĂ©ussir.

Peut-on parler de «croyance» chez les enfants?Monique Meyfroet: Le bĂ©bĂ© a une pensĂ©e qui s’organise Ă la fin de la premiĂšre annĂ©e, autour de l’absence et de laprĂ©sence, de la sĂ©curitĂ©, de la continuitĂ©. On n’en est pasencore aux questions philosophiques. On voit les enfantsqui rejouent ce qui leur sert de sĂ©curitĂ© autour de l’objettransitionnel. L’enfant recrĂ©e le monde Ă  partir de ce qu’ilressent et se crĂ©e une forme de croyance par un jeumental liĂ© Ă  l’expĂ©rience de tous ses sens. En fait, toutesles croyances vont dans ce sens-lĂ ; il s’agit de crĂ©erquelque chose qui tient lieu de fil d’accrochage, de sens Ă la vie. C’est dĂ©jĂ  une prĂ©occupation chez le bĂ©bĂ©. Pour lui,l’objet transitionnel recrĂ©e les conditions de sĂ©curitĂ©. Pourles adultes, c’est pareil. L’art et la religion sont lĂ  pour direcomment crĂ©er un monde de sens et un sens Ă  sa vie. C’est

toute la question de la production culturelle qui est aujour-d’hui sur la place publique. De tous temps, les enfants onteu une sucette ou une couverture
. ça ne date pas d’hier.Cette question a Ă©tĂ© davantage dĂ©battue rĂ©cemment car ily a plus de collectivitĂ©s d’enfants et la question se posait Ă propos de leur sucette, hygiĂ©nique ou pas, faut-il la leurlaisser ou non
 J’entendais rĂ©cemment Marcel Rufo1 quidisait que nous avions tous des objets transitionnels Ă rĂ©pĂ©tition, comme les jeux vidĂ©os pour les jeunes aujour-d’hui2.

C’est vrai aussi par rapport Ă  la tĂ©lĂ©vision, aux feuilletonsauxquels les jeunes sont rivĂ©s?C’est sĂ»r qu’on entre dans l’imaginaire! On retrouve dansles feuilletons, les «soaps», des thĂšmes universels et unevision stĂ©rĂ©otypĂ©e de la famille, la paternitĂ©, les enfantslĂ©gitimes ou non, l’abandon, la perte, la naissance, lamort... Je n’irai pas jusqu’à dire que «Dallas» est un contemoderne, mais les questions traitĂ©es sont universelles,qu’on le regarde n’importe oĂč dans le monde. La visiondes enfants et des adolescents qui aiment «Sept Ă  lamaison» est aussi infiniment stĂ©rĂ©otypĂ©e: le pĂšre pasteur,la femme Ă  la maison, la kyrielle d’enfants
 une familleidĂ©ale en somme! L’adolescence Ă©tant un moment derecherche d’identitĂ©, on retrouvera aussi des «contes pouradolescents». Est-ce la raison du succĂšs d’émissions tellesque «Star Academy»?

Les contes n’aident-ils pas Ă  penser que mĂȘme si ce quiarrive est grave, on parvient Ă  s’en sortir?Les contes d’aujourd’hui sont fort Ă©dulcorĂ©s par rapportaux contes originaux. Avant la pensĂ©e concrĂšte, autour desept ans, on est dans un monde de croyances et de magiemais, en mĂȘme temps, on peut avoir dĂ©veloppĂ© unegrande luciditĂ© sur les problĂšmes du quotidien, on estaussi aux prises avec des pulsions- on est dans la haine dumoment, on est jaloux
 Les contes de fĂ©es reprennent cesĂ©lĂ©ments forts et douloureux et doivent d’ailleurs ĂȘtreentendus comme des vecteurs d’émotion.

Mais les choses finissent toujours, d’une maniĂšre oud’une autre, par s’arranger? L’issue heureuse, juste, nesoulage-t-elle pas? Le conte apporte-t-il Ă  l’enfant unerĂ©ponse plus fantastique que rĂ©elle qui rĂ©pond mieux Ă ses questions qu’une rĂ©ponse «scientifique», objective, del’adulte?Il y a de cela. Il y a une issue et c’est cela qui est intĂ©res-sant. Je parle ici de contes racontĂ©s et non pas de ceux quisont transposĂ©s au cinĂ©ma et qui peuvent se rĂ©vĂ©lerviolents pour un enfant. Dans «Bambi», quand on lit: «Leschasseurs ont tuĂ© la maman de Bambi », on imaginecette phrase avec plus ou moins de rĂ©alitĂ© ou de force. AucinĂ©ma, elle est visible: on ne peut contourner l’image.Serge Tisseron3, qui a travaillĂ© sur les images, constateque, en fonction de ce que l’enfant a dans la tĂȘte, lesimages feront Ă©cho ou non. Pour ma part, il vaut mieuxraconter d’abord le conte avant de le voir sur Ă©cran. Il y a

AmĂ©lia Kalb est prĂ©sidentedu Service d’aide aux justi-ciables de l’arrondissementjudiciaire de Bruxelles.

Contes: le merveilleux qui rassureUne interview de Monique Meyfroet, psychologue clinicienne

parfois un rĂ©alisme dans l’image quiva davantage percuter les imagesmentales de l’enfant.

Est-il donc souhaitable que lesenfants conservent la croyance enSaint-Nicolas, PĂšre NoĂ«l
?Les adultes ont une tout autre idĂ©e dumerveilleux que les enfants. Lemerveilleux pour les petits et lesjeunes enfants n’est pas une rĂ©alitĂ©Ă©dulcorĂ©e, comme le pensent lesadultes. Le passage de l’insĂ©curitĂ© Ă la sĂ©curitĂ© les excite beaucoup et serĂ©vĂšle rassurant. La vision du mer-veilleux sans mĂ©chant, sans marĂątreou sans sorciĂšre, c’est surtout dans latĂȘte des adultes. Ainsi dans lalĂ©gende de Saint-Nicolas, onretrouve pĂšre Fouettard, plein demenaces et lourd de symboles, et lesenfants aiment jouer avec cescontrastes. En revanche, ce qui vaquestionner davantage l’enfant, c’estle fait que Saint-Nicolas vĂ©hicule uneimage d’intrusion toute-puissante.On note d’ailleurs une recrudescencechez les enfants de la peur de Saint-Nicolas. Personnellement, je ne suispas favorable Ă  ce conte. Pour moi, cedoit ĂȘtre une fĂȘte pour les enfantsconcoctĂ©e par des parents bien inten-tionnĂ©s. De plus, il ne faut pas croireĂ  la «fausse» innocence des enfants.Ils feront d’ailleurs parfois semblantde croire Ă  cette histoire afin de«prĂ©server» leurs parents d’unedĂ©convenue... En effet, nombreuxsont les adultes qui imaginent qu’onquitte l’enfance quand on ne croitplus en Saint-Nicolas. Sans doute nesont-ils pas totalement dans l’erreur:c’est le moment oĂč l’enfant a comprisque l’adulte, le parent, peut dĂ©libĂ©rĂ©-ment le tromper par ses affirmations.

Les contes sont-ils lus aujourd’huicomme ils l’étaient hier?Pour moi, le merveilleux, c’est le jeu:c’est la re-crĂ©ation du monde au quo-tidien. Entre «Jeu et rĂ©alité» (Winni-cot), je peux moi, enfant, devenir unmagicien, un crĂ©ateur, un organisa-teur trĂšs puissant. Dans le fait deraconter des contes tels que Cendril-lon et Blanche-Neige, on joue, tantl’enfant que l’adulte, Ă  rĂ©flĂ©chir et Ă s’émouvoir, sur les places de chacun,sur son rĂŽle... Ce qui est merveilleuxpour l’enfant, c’est d’avoir un «objet»qui est vĂ©hiculĂ© par un adulte dispo-nible pour lui et qui l’aidera Ă  «conte-nir» toutes les forces Ă©motionnellesmises en prĂ©sence. En bref, c’est lefait de revivre pour l’enfant l’idĂ©equ’il peut compter sur un adultesolide qui le soutient.

Propos recueillis par MichĂšle Michiels

1 Marcel Rufo est pédo-psychiatre.

2 Voir aussi Espace deLibertĂ©s n°315- (Un“doudou” moderne).

3 Psychanalyste et pédo-psychiatre.

Bertrand Gadenne, Le souf-fleur de bulles. (Dispositifinteractif et vidĂ©os. Appari-tions - Iselp, bd de Waterloo31, 1000 Bruxelles - Jusqu’au6 dĂ©cembre 2003).

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minant pour l’accĂšs ou le maintiendans l’emploi. L’importance du «bienĂ©ducatif» sur le marchĂ© du travailbelge renvoie donc chacun face Ă  sesresponsabilitĂ©s: puisque le systĂšmeĂ©ducatif a une importance nĂ©vralgi-que pour l’avenir des gĂ©nĂ©rations etpuisque, dans le mĂȘme temps, il seveut «égalitaire», il importe d’autantplus qu’il soit efficace, Ă©quitable, etqu’il offre Ă  tous les Ă©lĂšves, sansdistinction liĂ©e Ă  l’origine socioĂ©co-nomique, au sexe ou Ă  la nationalitĂ©,les mĂȘmes chances d’émancipationsociale.

Dispositifs pour les élÚves «à risques»

Dans cette optique, d’autres indica-teurs permettent de mieux analyserles processus d’éducation: la durĂ©emoyenne des Ă©tudes, les dĂ©pensesd’éducation, la qualitĂ© de l’éducationtelle qu’elle est perçue par les Ă©lĂš-ves5, etc. À ce niveau, la Commu-nautĂ© française semble disposer dedispositifs potentiellement favorablespour les Ă©lĂšves dits «à risques»: lesĂ©lĂšves d’origine sociale dĂ©favorisĂ©eet les Ă©lĂšves les plus faibles se trou-vent gĂ©nĂ©ralement dans des classesmoins nombreuses que dans lesautres pays. Dans le mĂȘme sens, lesĂ©lĂšves nĂ©s Ă  l’étranger se dĂ©clarentplus favorablement soutenus parleurs enseignants que les autres.Autre distinction positive: la diffĂ©-rence d’espĂ©rance de scolarisation,en termes de nombre d’annĂ©es, entreles Ă©lĂšves qui font les Ă©tudes les pluslongues et ceux qui font les pluscourtes est l’une des plus faibles del’Union europĂ©enne. Il faut cepen-

dant relativiser ce dernier constat,car mĂȘme si la durĂ©e de l’obligationscolaire jusque dix-huit ans peut,plus qu’ailleurs, permettre aux Ă©lĂšvesde bĂ©nĂ©ficier de nombreuses annĂ©esd’enseignement de base, il ne fautpas omettre qu’un grand nombred’entre eux passent plusieurs annĂ©esau mĂȘme niveau d’études et peuventquitter le systĂšme d’enseignementobligatoire sans une certificationfinale Ă  ce niveau. La tradition trĂšssĂ©grĂ©gative du systĂšme d’enseigne-ment en CommunautĂ© française(redoublements, orientation prĂ©cocedans diffĂ©rentes filiĂšres) est d’ailleursune des explications les plus pro-bables de son degrĂ© d’iniquitĂ© plusĂ©levĂ© que dans les autres pays car,parmi ceux-ci, nombreux sont ceuxoĂč le redoublement des Ă©lĂšves estpresque inexistant et oĂč il n’existepas de filiĂšres diffĂ©renciĂ©es dans l’en-seignement avant l’ñge de quinze ouseize ans.

SĂ©grĂ©gationD’autres indicateurs traitent Ă©gale-ment des «inĂ©galitĂ©s d’éducation enmatiĂšre d’acquis cognitifs», et per-mettent de mettre en exergue, Ă  lasuite de l’étude Pisa 20006, que lesystĂšme Ă©ducatif de la CommunautĂ©française est, en Europe, l’un de ceuxoĂč les compĂ©tences des Ă©lĂšves sontles plus dispersĂ©es. En d’autres mots,l’écart entre les Ă©lĂšves les plus forts etles plus faibles est nettement plusimportant qu’ailleurs, signe que lesystĂšme Ă©ducatif assure difficilementĂ  tous les Ă©lĂšves un minimum d’éga-litĂ© en termes d’acquis scolaires.L’ampleur de la sĂ©grĂ©gation entre lesĂ©tablissements scolaires en Commu-

nautĂ© française est sansdoute l’une des causesde cette disparitĂ© du ni-veau de compĂ©tencesdes Ă©lĂšves: plusieurs dis-positifs se conjuguent eneffet pour «trier» les Ă©lĂš-ves selon leurs caractĂ©-ristiques et les rassem-bler dans tel Ă©tablisse-ment et dans telle filiĂšre.L’ampleur de cette sĂ©grĂ©-gation scolaire entre lesĂ©tablissements a Ă©tĂ© cal-culĂ©e et montre qu’enCommunautĂ© française,il faudrait qu’environ 60% des Ă©lĂšvesfaibles changent d’école pour quel’ensemble des Ă©lĂšves faibles soientrĂ©partis de maniĂšre Ă©gale dans l’en-semble des Ă©tablissements scolaires,contre seulement 30% en Finlandeou en SuĂšde7! On constate Ă©gale-ment que les Ă©lĂšves de la Commu-nautĂ© française sont encore inĂ©gale-ment regroupĂ©s au sein des Ă©tablisse-ments scolaires selon le statut desprofessions exercĂ©es par leurs pa-rents, leur pays d’origine et leur ori-gine linguistique. La libertĂ© du choixde l’établissement scolaire et la con-currence que se livrent ces Ă©tablisse-ments entre les diffĂ©rents rĂ©seauxd’enseignement ou au sein mĂȘme deceux-ci peuvent expliquer en grandepartie ce phĂ©nomĂšne. Ce choix poli-tique fort, car constitutionnel, peutdonc se heurter Ă  la concrĂ©tisation deprincipes d’égalitĂ© dĂ©finis par exem-ple dans le «DĂ©cret missions».

Le systĂšme Ă©ducatif de la Commu-nautĂ© française se caractĂ©rise doncpar un haut degrĂ© d’iniquitĂ© dans dif-fĂ©rents domaines. Mais il ne faudraitpas se contenter de ces constats. Lerapport du Gerese se veut un outilpermettant aux dĂ©cideurs d’évalueret de (re)dĂ©finir des politiques Ă©duca-tives adaptĂ©es aux choix politiques etde sociĂ©tĂ©s des citoyens ou des ac-teurs du systĂšme scolaire. Certainsd’entre eux (un Ă©chantillon d’élĂšvesde deuxiĂšme secondaire) se sontd’ailleurs exprimĂ©s dans le cadred’une enquĂȘte pilote sur les senti-ments de justice Ă  l’école8. DĂ©jĂ  Ă  ceniveau, les Ă©lĂšves manifestent desopinions tranchĂ©es sur la justice dusystĂšme Ă©ducatif: prĂšs de la moitiĂ©pense qu’un enseignement juste de-vrait consacrer plus d’attention auxĂ©lĂšves les plus faibles
 mais seule-ment 4% estiment que c’est effective-ment le cas.

Ariane Baye, Julien Nicaise,Marie-HĂ©lĂšne Straeten et

Marc Demeuse

6 Voir aussi «Pisa 2000.Les mauvais scores dela Communautéfrançaise», Espace deLibertés n°306/décembre2002.

7 Les excellents rĂ©sultatsde la Finlande lors del’étude PISA 2000 del’OCDE montrent que,contrairement aux idĂ©esreçues, l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©des Ă©tablissementsscolaires et des classesen termes de caractĂ©ris-tiques des Ă©lĂšves estloin d’ĂȘtre incompatibleavec un trĂšs bon niveaude compĂ©tence moyenet une proportiond’élĂšves trĂšs compĂ©tentsplus qu’enviable.

8 Cette enquĂȘte pilote aĂ©tĂ© menĂ©e dans le cadrede l’étude discutĂ©e dansces pages.

Les auteurs sont chercheursau Service de PĂ©dagogieexpĂ©rimentale de l’Univer-sitĂ© de LiĂšge.

La Belgique est l’un des pays

oĂč le niveau d’études atteint par les Ă©lĂšves est particuliĂšrement

dĂ©terminant par rapport Ă  l’emploi

qu’ils pourront occuperdans l’avenir.

L’enseignement en CommunautĂ©française

Un haut degrĂ©d’iniquitĂ©

Les résultats de cette étude onttrouvé un large écho dans lapresse belge francophone en

raison d’un constat particuliĂšrementinterpellant: le systĂšme Ă©ducatif de laCommunautĂ© française de Belgiquesemble se dĂ©marquer, par rapport Ă ses voisins europĂ©ens, par un hautdegrĂ© d’iniquitĂ©2.

L’égalitĂ©: un concept polysĂ©miqueDans l’étude, le concept d’équitĂ© Ă©du-cative a Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă  celui d’égalitĂ©Ă©ducative. Cette derniĂšre notion, plusrĂ©pandue et, a priori, plus simple Ă apprĂ©hender, est pourtant problĂ©ma-tique. En effet, il existe diffĂ©rentstypes d’égalitĂ© Ă©ducative: l’égalitĂ©d’accĂšs Ă  l’école, l’égalitĂ© de traite-ment (par exemple, disposer desmĂȘmes conditions d’apprentissage),l’égalitĂ© en termes d’acquis scolaires(par exemple, acquĂ©rir, au moins, unmĂȘme niveau minimum de compĂ©-tences en lecture) et enfin, l’égalitĂ©en termes d’émancipation sociale etde valorisation des diplĂŽmes sur lemarchĂ© de l’emploi. L’égalitĂ© Ă©duca-tive est donc un concept polysĂ©miquedont certaines des dimensions peu-vent se cĂŽtoyer simultanĂ©ment ausein des systĂšmes Ă©ducatifs del’Union europĂ©enne. Ainsi, parmi lestextes lĂ©gaux rĂ©gissant le systĂšmeĂ©ducatif de la CommunautĂ© fran-

çaise, il est tantĂŽt fait rĂ©fĂ©rence Ă  l’é-galitĂ© d’accĂšs Ă  l’école, tantĂŽt Ă  l’éga-litĂ© d’acquis scolaires en termes desocles de compĂ©tence Ă  acquĂ©rir partous3. Pour atteindre ce secondobjectif, les dĂ©cideurs ont notam-ment optĂ© depuis une dizaine d’an-nĂ©es pour la gĂ©nĂ©ralisation d’unelogique de discriminations positives,inĂ©galitaires en soi, afin d’offrir unmeilleur traitement aux Ă©lĂšves poten-tiellement dĂ©favorisĂ©s. L’imbricationcomplexe de diffĂ©rentes logiquesĂ©galitaires a poussĂ© les auteurs del’étude Ă  dĂ©velopper une approchemultidimensionnelle oĂč ces logiquespeuvent interagir dans un dĂ©batouvert Ă  diffĂ©rents choix politiques.

Quelle Ă©quitĂ© dans l’enseignement en CommunautĂ© française?

Parmi les indicateurs construits, cer-tains sont centrĂ©s sur le contexte desinĂ©galitĂ©s Ă©ducatives. En effet, aucunsystĂšme Ă©ducatif ne fonctionne envase clos, dĂ©connectĂ© de toute rĂ©alitĂ©socioĂ©conomique et culturelle. Cesindicateurs permettent de situer cha-que systĂšme Ă©ducatif europĂ©en dansla sociĂ©tĂ© dans laquelle il s’inscrit: sicette sociĂ©tĂ© est particuliĂšrementinjuste ou inĂ©galitaire, le systĂšmeĂ©ducatif aura d’autant plus de mal Ă mettre en Ɠuvre des politiques Ă©qui-

tables, et les prescrits lĂ©gaux d’unetelle sociĂ©tĂ© ne l’encourageront peut-ĂȘtre mĂȘme pas dans ce sens. Cette premiĂšre sĂ©rie d’indicateurspermet notamment de prendre lamesure de l’«incitation» Ă  poursuivredes Ă©tudes: si l’on constate de gran-des disparitĂ©s en matiĂšre d’emploi enfonction du niveau d’études, on peutimaginer que les Ă©lĂšves (et leursparents) seront d’autant plus encou-ragĂ©s Ă  poursuivre leur scolaritĂ©. Dece point de vue, la Belgique4 est l’undes pays oĂč le niveau d’études atteintpar les Ă©lĂšves est particuliĂšrementdĂ©terminant par rapport Ă  l’emploiqu’ils pourront occuper dans l’avenir.En effet, les personnes qui n’obtien-nent pas de diplĂŽme de l’enseigne-ment secondaire supĂ©rieur Ă©prou-vent des difficultĂ©s importantes sur lemarchĂ© du travail et, bien que cecisoit vrai pour tous les pays de l’UnioneuropĂ©enne, cette distinction est plusforte en Belgique que dans la plupartdes autres pays de l’Union.

Cette information peut ĂȘtre mise enparallĂšle avec les aspirations profes-sionnelles des Ă©lĂšves de quinze ans.Ainsi, en Belgique, les Ă©lĂšves dont lesparents exercent les professions lesmoins prestigieuses, tout commeceux qui ont de trĂšs faibles rĂ©sultatsen lecture, ont des aspirations nette-ment moins Ă©levĂ©es que les autresĂ©lĂšves. Il apparaĂźt que, pour ces deuxcatĂ©gories d’élĂšves, les incitations Ă poursuivre des Ă©tudes et Ă  s’engagerdans les parcours scolaires les plusprestigieux sont moindres. Ceci poseun rĂ©el problĂšme en matiĂšre de poli-tique Ă©ducative dans un pays oĂč,comme nous l’avons vu, le niveauĂ©ducatif est particuliĂšrement dĂ©ter-

1 Une version électroniquedu rapport est disponiblesur le site de la Commis-sion européenne:http:/europa.eu.int/comm/education/programmes/socrates/observation/equa-lity_fr.pdf

2 L’étude, soutenue par laCommission europĂ©ennedans le cadre duprogramme Socrates, aĂ©tĂ© coordonnĂ©e par leService de PĂ©dagogieExpĂ©rimentale de l’Uni-versitĂ© de LiĂšge. MenĂ©een partenariat avecplusieurs autres univer-sitĂ©s, elle a permis l’éla-boration de 29 indica-teurs comparatifs relatifsĂ  l’équitĂ© des systĂšmesĂ©ducatifs europĂ©ens.

3 Il faut nĂ©anmoins rappe-ler que le systĂšme belgeest basĂ©, non sur l’éga-litĂ©, mais sur la libertĂ©d’enseignement, c’est-Ă -dire sur le caractĂšreprivĂ© de celui-ci: c’est cequ’affirme la Constitu-tion depuis l’indĂ©pen-dance et cela n’a jamaisĂ©tĂ© remis en causedepuis, mĂȘme si lois etdĂ©crets ont progressive-ment inflĂ©chi cetteconception «ultra-libĂ©-rale» en introduisantd’autres objectifs (via parexemple le «DĂ©cretmissions» ou le «DĂ©cretsur les discriminationspositives»).

4 Pour cet indicateur, on nedispose pas de donnéesspécifiques pour laCommunauté française.

5 Dans le cadre d’uneĂ©tude pilote, 1632 Ă©lĂšvesde deuxiĂšme annĂ©e del’enseignement secon-daire ont Ă©tĂ© interrogĂ©sen CommunautĂ©française sur leursnormes et sentiments dejustice par rapport ausystĂšme Ă©ducatif.

En juillet dernier, le Groupe européen de recher-

che sur l’équitĂ© des systĂšmes Ă©ducatifs (Gerese)

déposait à la Commission européenne un rapport

intitulĂ©: «L’équitĂ© des systĂšmes Ă©ducatifs euro-

pĂ©ens. Un ensemble d’indicateurs»1.

C’est en CommunautĂ© française que l’écart entre Ă©lĂšves forts et faibles est le plus important.

© Flémal

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18 Espace de Libertés 316/décembre 2003 Espace de Libertés 316/décembre 2003 19

i d Ă© e s

E n brassant les cultures, lamondialisation propage lesgroupes repérables par des

intĂ©rĂȘts communs. Certains d’entreeux, au nom de leur spĂ©cificitĂ©, re-vendiquent parfois des prĂ©rogativesqui malmĂšnent l’un ou l’autre prin-cipe de la dĂ©mocratie libĂ©rale. Loinde l’idĂ©al rĂ©publicain, le citoyen va-t-ils’effacer derriĂšre un sujet soumis auxnormes de son groupe d’appartenan-ce? Tel est le nouveau spectre quihante l’Europe. La Belgique, certes,n’en est pas lĂ . NĂ©anmoins lescomportements identitaires n’y sontpas absents. Pour Ă©clairer ce dĂ©batdĂ©licat, la revue Politique propose undĂ©tour par la communautĂ© juive dupays1. On y dĂ©couvre un judaĂŻsmelaĂŻcisĂ© et sĂ©cularisĂ©, marquĂ© par unevolontĂ© d’intĂ©gration mais qui, majo-ritairement, considĂšre IsraĂ«l commecentre de la vie juive. C’est dire que leconflit du Proche-Orient l’affecte.Repli communautaire? L’avis deHenri Goldman, rĂ©dacteur en chef dePolitique.

Comment définiriez-vous le commu-nautarisme?

Comme le positionnement de l’indi-vidu dans la sociĂ©tĂ© au travers de songroupe d’appartenance ethnico-cul-turel.

Quel regard portez-vous, Ă  lalumiĂšre de cette dĂ©finition, sur lacommunautĂ© juive de Belgique?Elle est, pour une partie d’entre elle,organisĂ©e au travers de structuresmultiples: Ă©coles, associations, cen-tres culturels, pĂ©riodiques de liai-sons, radio libre, etc. Bien que nom-breux sont ceux qui s’en dĂ©fendentdans la frange Ă©clairĂ©e de cette com-munautĂ©, une telle structurationrelĂšve de plus en plus du communau-tarisme. Cette situation, qui n’a riend’un dĂ©faut, s’explique aisĂ©ment:toute minoritĂ©, surtout si elle est ou aĂ©tĂ© opprimĂ©e, a tendance Ă  nouer desliens forts entre ses membres et Ă s’interroger collectivement sur les rĂ©-percussions que peuvent avoir pourelle les Ă©volutions de l’environne-ment dans lequel elle vit. Dans le casparticulier de la communautĂ© juive,en Belgique comme ailleurs, cettetendance s’est Ă©videmment trouvĂ©erenforcĂ©e en raison de l’exacerbationdramatique du conflit israĂ©lo-palesti-nien.

Le dossier de Politique met aussi enĂ©vidence que cette communautĂ© estbien acceptĂ©e dans notre pays.Cela tient au fait qu’il s’agit d’unecommunautĂ© semi-ouverte en cesens que l’appartenance de ses mem-

Une religiositĂ© quiĂ©tiste alliĂ©e Ă  unetendance Ă  la sĂ©cularisation des con-duites et des croyances singularise-rait l’islam europĂ©en. Certains desislamologues les plus avertis esti-ment en outre que les musulmansd’Europe refonderont Ă  terme leuridentitĂ© sur les thĂšmes universalisteset humanistes du message islami-que. Dans cette perspective, la laĂŻ-citĂ© du judaĂŻsme belge ne peut-elleau moins leur servir d’exemple?La page est ouverte, mais ce serait entous cas un gros travail. Dans le casdes musulmans, les cultures d’ori-gine restent bien Ă©videntes et par-viennent Ă  nous par le biais des tech-nologies de communication. Pour lesJuifs, le problĂšme se pose autrement:IsraĂ«l est un produit rĂ©cent de l’his-toire et les Juifs de la Diaspora neviennent pas de lĂ . Quant Ă  la laĂŻcisa-tion des rites religieux, elle serait trĂšsmalaisĂ©e pour les musulmans: dansune sociĂ©tĂ© dont le calendrier annuelest rythmĂ© par les fĂȘtes chrĂ©tiennes,comment, sans religion, garder vi-vant le temps islamique quand celui-ci renvoie essentiellement Ă  des Ă©pi-sodes de la vie du prophĂšte? Rendutout juste possible par le fait que letemps juif commĂ©more, lui, desĂ©vĂ©nements historiques vĂ©cus par lepeuple hĂ©breu, ce travail de laĂŻci-sation relĂšve dĂ©jĂ , pour les Juifs, dela quadrature du cercle


La rĂ©surgence de l’antisĂ©mitismedans nos pays n’est pas contes-table. Souscrivez-vous pour autantĂ  la notion de «nouvelle judĂ©opho-bie» que ses thĂ©oriciens, commePierre-AndrĂ© Taguieff2, prĂ©sententcomme une forme inĂ©dite d’antisĂ©-mitisme en ce sens que celui-ci,nourri maintenant par l’islamismepolitique et l’extrĂȘme gauche, semanifesterait aussi dans descouches sociales nouvelles Ă  savoirl’immigration d’origine arabo-musulmane?Je pourrais souscrire Ă  cette notion: ily a effectivement des phĂ©nomĂšnesnouveaux Ă  l’Ɠuvre dans le champde l’antisĂ©mitisme. Il est en particu-lier exact qu’une forme de judĂ©opho-bie nourrie de rĂ©fĂ©rences anticolonia-listes s’exprime dans certaines fran-ges de la population arabo-musul-mane et que la gauche, en raison decet enracinement tiers-mondiste, necritique pas ou pas assez fermement.L’islam a d’ailleurs toujours charriĂ©une modalitĂ© singuliĂšre d’antisĂ©mi-tisme. Les Juifs du monde musulmanĂ©taient, en effet, comme les chrĂ©-

tiens, cantonnĂ©s par la Sharü’a, la loicoranique, dans un statut de soumis-sion et d’avilissement structurels ap-pelĂ© «dhimmi». Il s’agit d’une condi-tion de sujet «protĂ©gé» Ă  la merci dupouvoir musulman. Elle imposait aux«dhimmis» une discrimination vesti-mentaire, les frappait d’un certainnombre d’interdits, les exposait Ă  cer-tains tributs spĂ©cifiques, etc. Il est peucontestable que cette «dhimmitude»ancestrale a lĂ©guĂ©, aux populationsmusulmanes immigrĂ©es, certains cli-chĂ©s mĂ©prisants qui, aprĂšs avoir Ă©tĂ©refoulĂ©s, s’expriment aujourd’huiplus librement dans le contexte del’hostilitĂ©, par ailleurs comprĂ©hensi-ble, du monde arabe Ă  l’égard de lapolitique de colonisation israĂ©lienne.Et ce d’autant que, comme la Franceen AlgĂ©rie, le colonisateur a volon-tiers utilisĂ© les minoritĂ©s juives de sesterritoires d’outre-mer pour diviserses sujets. Ne perdons pas de vue nonplus qu’il a existĂ© un virulent antisĂ©-mitisme stalinien. Enfin, Ă  l’extrĂȘmegauche sĂ©vit parfois, il faut le recon-naĂźtre, ce «socialisme des imbĂ©ciles»qu’est l’antisĂ©mitisme populiste.Mais rien n’est chimiquement pur


Attitudes insolites

Certains pointent la rĂ©surgencediffuse du vieux fond antisĂ©mitechrĂ©tien?Il y a un antisĂ©mitisme chrĂ©tien, lesÉcritures et l’Église ayant, comme onle sait, accusĂ© les Juifs d’ĂȘtre un peu-ple coupable du crime suprĂȘme dedĂ©icide. NĂ©anmoins, cet antisĂ©mi-tisme-lĂ , pour l’heure, ne me semblepas rĂ©activĂ©. La gauche chrĂ©tienneest assurĂ©ment en proie Ă  un conflitde culpabilitĂ©. Et Ă  l’égard des Juifsdu fait de l’attitude coupable de lahiĂ©rarchie romaine face Ă  la Shoah.Et Ă  l’égard des Arabes en raison del’attitude paternaliste des missions Ă l’époque de la colonisation. Dans cecontexte, elle regarde, me semble-t-il,le conflit israĂ©lo-palestinien commeun antagonisme entre deux victimesdu christianisme. Qu’il y ait eu desdĂ©rapages judĂ©ophobes parce que lesPalestiniens sont apparus Ă  un mo-ment comme les victimes principalesde la guerre ne signifie pas que leschrĂ©tiens soient aujourd’hui plusantisĂ©mites que hier. En rĂ©sumĂ©, jedirais que l’on peut qualifier la judĂ©o-phobie actuelle de nouvelle, moinsparce qu’elle intĂšgre des Ă©lĂ©mentsinĂ©dits –elle vĂ©hicule essentielle-ment des prĂ©jugĂ©s prĂ©existants–,

que par ce qu’elle rĂ©ac-tive aujourd’hui massi-vement ces compo-sants antĂ©rieurs.

Beaucoup de Juifsbelges Ă©prouveraientun angoissant malaise?Il faut garder le sensdes proportions. Pierre-AndrĂ© Taguieff prĂ©-sente la nouvelle judĂ©o-phobie comme un phĂ©-nomĂšne raciste domi-nant. Cela ne corres-pond pas Ă  la rĂ©alitĂ©.Ceux qui vivent vrai-ment les insultes auquotidien, qui sont massivementvictimes d’une stigmatisation ram-pante, qui se voient refuser des loge-ments et interdire l’entrĂ©e des disco-thĂšques, des stades, etc., ce ne sontpas les Juifs, mais les Arabes. Il nefaut jamais perdre de vue la sommedes discriminations de toutes naturesdont ils font l’objet. Du racisme, ce nesont pas les Juifs, mais les Arabesqui, chez nous, sont les principalesvictimes. MĂȘme si ces victimes nesont pas toujours innocentes


La communautĂ© juive s’est-ellerepliĂ©e sur elle-mĂȘme depuis laseconde Intifada?C’est difficile Ă  mesurer. On note entous cas des attitudes insolites. DesJuifs totalement assimilĂ©s se dĂ©cla-rent soudain prĂȘts Ă  Ă©migrer enIsraĂ«l. Par ailleurs, dans les milieuxjuifs dĂ©mocrates, progressistes, hu-manistes, d’aucuns Ă©prouvent unindubitable malaise lorsqu’ils s’a-perçoivent que les thĂšses trĂšsmodĂ©rĂ©ment pro-israĂ©liennes qu’ilsdĂ©fendent comme Ă  l’habitude nesont dĂ©sormais plus considĂ©rĂ©escomme recevables par des interlo-cuteurs non Juifs qui considĂšrentque la partie adverse a globalementraison. Alors qu’ils n’ont personnel-lement jamais connu la stigmatisa-tion, ils constatent ainsi brutale-ment qu’on les perçoit commediffĂ©rents, que leurs propos et leursidĂ©es déçoivent. Ceux qui seconsidĂ©raient comme universa-listes et se voient soudain ressentisainsi comme communautaristes vi-vent cela parfois difficilement. Maison est lĂ , il faut le dire, Ă  ce pointdans le domaine de l’ineffable quel’on souhaiterait Ă  tous les discri-minĂ©s d’ĂȘtre stigmatisĂ©s de cettefaçon!

bres Ă  ladite communautĂ© est le plussouvent le rĂ©sultat d’un choix cons-cient, alors que dans d’autres com-munautĂ©s, c’est massivement le mon-de extĂ©rieur qui assigne aux indivi-dus concernĂ©s leur groupe ethnico-culturel d’origine: exclusion, ghettoĂŻ-sation, stigmatisation, etc. Les Juifsde Belgique constituent –du moins Ă Bruxelles, c’est moins le cas Ă  An-vers– un groupe humain Ă  ce pointlaĂŻcisĂ© et sĂ©cularisĂ© qu’il n’est plussocialement visible, sinon par le pa-tronyme. S’il le souhaite, un Juif peutdonc Ă©chapper largement –je n’ai pasdit totalement– aux formes tradition-nelles de l’assignation communau-taire.

Relents de «dhimmitude»

Le modĂšle communautaire juif belgepourrait-il servir d’exemple Ă  lacommunautĂ© arabo-musulmane?Il le pourrait thĂ©oriquement et ce se-rait effectivement une bonne chosede voir l’islam se laĂŻciser et se sĂ©cu-lariser Ă  son image. Mais, enpratique, le modĂšle juif est-il trans-posable de maniĂšre non problĂ©ma-tique? Toute minoritĂ© ethnico-cultu-relle en voie de sĂ©cularisation est,dans une sociĂ©tĂ© ouverte comme lanĂŽtre, menacĂ©e d’une aspiration irrĂ©-versible allant jusqu’à l’assimilationtotale, c’est-Ă -dire l’oubli radical desorigines. Un maintien non conflic-tuel des particularismes me semble,au nom de la «biodiversitĂ© cultu-relle», nĂ©anmoins prĂ©fĂ©rable Ă semblable appauvrissement collec-tif. Il faut cependant voir ce que, enl’espĂšce, impliquerait la persistancedu particularisme musulman sur lemodĂšle juif. Ce n’est, en effet, ni lareligion, ni la langue qui rassemblentaujourd’hui les membres de lacommunautĂ© juive. La frĂ©quentationcroissante des synagogues signe da-vantage un besoin d’ancrage socialqu’une reviviscence de la foi. QuantĂ  la culture yiddish, elle a Ă©tĂ© prati-quement anĂ©antie Ă  la fois par legĂ©nocide, l’assimilation forcĂ©e prati-quĂ©e par le stalinisme et les succĂšsdu sionisme politique qui la regardecomme la langue du temps mauditdes ghettos. DĂšs lors, ce qui consti-tue aujourd’hui le centre de gravitĂ©de la communautĂ© juive, c’est essen-tiellement IsraĂ«l. Souhaite-t-on quele Maroc ou la Turquie soit demaince qui tiendrait ensemble la com-munautĂ© musulmane? J’en doute


Laïcisée et sécularisée, la communauté juive de Belgique

pourrait idĂ©alement servir de modĂšle Ă  d’autres minoritĂ©s.

Mais quid de la «nouvelle judéophobie»?

1 Communautarisme: lemodĂšle juif – Une mino-ritĂ© parmi d’autres, n° 31,octobre 2003. HenriGoldman en est le rĂ©dac-teur en chef.

2 La nouvelle judéophobie,éditions Mille et UneNuits, Paris, 2002.

Toute minorité ethnico-culturelle

en voie de sécularisation est, dans une société ouverte

comme la nĂŽtre, menacĂ©e d’une aspirationirrĂ©versible allant jusqu’à

l’assimilation totale, c’est-à-dire l’oubli radical

des origines. © AFP

Le chagrin des Juifs

L’entretien de Jean Sloover avec Henri Goldman

Un des attentats qui ont ravagéIstanbul.

Page 10: sommaire Reviens, Garibaldi!

Espace de Libertés 316/décembre 2003 21

i d Ă© e s

S ’il est un penseur qui semble,sans trop de dommage, pou-voir ĂȘtre soumis Ă  ce type

d’annexion, c’est bien Jean-JacquesRousseau. N’est-il pas Ă  maintsĂ©gards le premier des modernes?N’est-ce pas lui qui rompt le plusdĂ©libĂ©rĂ©ment avec l’ñge de la rhĂ©to-rique, l’ñge des faiseurs et des cour-tisans, en s’ingĂ©niant Ă  ne pas ĂȘtrepris en flagrant dĂ©lit d’insincĂ©ritĂ©,en attestant de sa bonne foi devantun tribunal imaginaire? Chez lui, lavie compte autant que l’Ɠuvre. End’autres termes, il n’est pas que sonoeuvre (comme l’étaient les Ă©cri-vains de l’AntiquitĂ©), il est aussi etsurtout sa vie. Le lien qu’il veut nousfaire nouer avec ses Ă©crits, mĂȘmepolitiques, est le plus personnelpossible, l’écrivain veut que noussentions battre son cƓur derriĂšre lesmots qu’il emploie, il veut que nousreconnaissions en lui, Ă  tout instant,un semblable et un frĂšre.

En bonne logique, un jour ou l’autre,tout admirateur de Rousseau doitdonc se faire concrĂštement ou men-talement son biographe. Ce fut lecas, il y a une quinzaine d’annĂ©es,de Raymond Trousson. AprĂšs avoirfait le point sur la fortune littĂ©rairede l’écrivain, le professeur quienseigne la littĂ©rature Ă  l’ULB sedonna scientifiquement pour tĂąchede raconter sa vie. Il le fit en deuxvolumes, La Marche Ă  la gloire et LeDeuil Ă©clatant du bonheur, qui vien-nent de reparaĂźtre en un seul1. Lascience chez l’érudit n’ayant jamais

contrevenu Ă  l’élĂ©gance, c’estd’abord avec un rĂ©el plaisir littĂ©rairequ’on redĂ©couvre cet ouvrage.Raymond Trousson Ă©crit naturelle-ment bien, sans chercher Ă  se fairevaloir au dĂ©triment du sujet qu’iltraite. C’est un aimable compagnonde route que son amour des dĂ©tailsvrais, soigneusement relevĂ©s dansun paysage d’une infiniecomplexitĂ©, ne rend jamais insup-portable. Au demeurant, notreauteur aurait eu mauvaise grĂące dene pas s’occuper de ce dont Rous-seau lui-mĂȘme –encore un traitmoderne!– considĂ©rait commeessentiel, c’est-Ă -dire l’insignifiant.

PrĂ©façant sa Vie de Jean Racine,Mauriac disait trĂšs justement: «Unauteur ne se dĂ©cide Ă  Ă©crire unebiographie entre mille autres queparce qu’avec ce maĂźtre choisi, il sesent accordĂ©: pour tenter l’approched’un homme disparu depuis dessiĂšcles, la route la meilleure passepar nous-mĂȘmes». À chaque page,on sent Raymond Trousson pleine-ment accordĂ©, au sens musical, avecle siĂšcle qu’il nous dĂ©peint et avecl’homme qui l’incarne dans ses bon-heurs et ses contradictions. Fortheureusement, la sympathie quel’historien Ă©prouve ne s’égare en au-cune maniĂšre dans les voiespĂ©rilleuses de l’hagiographie. Repla-çant un Ă©crivain dans son Ă©poque,Raymond Trousson s’efforce d’ĂȘtreĂ©quitable. Homme des LumiĂšres, ilfait autant que possible toute lalumiĂšre sur le personnage (on songe

Ă  l’épisode qui, plus que d’autres,passe pour ternir Ă  jamais la rĂ©puta-tion de Rousseau, l’abandon de saprogĂ©niture confiĂ©e aux «EnfantsassistĂ©s»).

Le portrait qui se dĂ©gage d’une bio-graphie aussi scrupuleuse sera Ă©vi-demment des plus contrastĂ©s. L’ef-fondrement des grandes mytholo-gies politiques nous permet de voirRousseau avec des yeux lucides.Longtemps l’écrivain fit figure deratĂ© et, toutes proportions gardĂ©es,son destin ne fut pas loin de s’appa-renter Ă  celui d’un «picaro»,parasite ou vagabond quitentait de s’en tirer sur leschemins du vaste monde et secherchait des protecteurs oudes protectrices dont une aumoins (Mme de Warens) futune vĂ©ritable mĂšre de substi-tution. Mais c’était aussi, enson jeune temps, un person-nage Ă  la Dickens, sujet Ă  de«grandes espĂ©rances». Et–pourquoi pas?– un intellec-tuel sartrien quelque peusouffreteux, partagĂ© entre apostasieet retour Ă  la foi ancestrale, voire uncandidat Ă  la saintetĂ©, pressĂ© de fuirun monde injuste et de faireentendre sa diffĂ©rence irrĂ©cupĂ©-rable. Plus d’une fois, cet homme enquĂȘte d’amour fit tout ce qu’il putpour se faire dĂ©tester.

En 1749, une illumination mentaledĂ©cida de sa carriĂšre d’auteur. Il fitvertu de son infĂ©rioritĂ© sociale, ilassuma sa marginalitĂ© en un tempsoĂč le pouvoir prenait au sĂ©rieux lalittĂ©rature et son pouvoir de fairetomber les masques. Une autrefaçon, on n’en sort pas, d’ĂȘtre mo-derne, de retourner contre les autresle regard nĂ©gatif qu’ils portent survous. Rousseau n’allait cesser d’en-seigner la dissidence. Et de se croirepersĂ©cutĂ©. Tout cela aprĂšs avoirchoisi d’épouser Marie-ThĂ©rĂšse LeVasseur, une «femme (...) bornĂ©e, Ă la limite de la dĂ©bilité»! Ah, que depassionnantes, que d’émouvantescontradictions!

Michel Grodent

1 Raymond Trousson,Jean-Jacques Rousseau,Paris, Tallandier, 852 p.,27 e .

DominĂ©s par l’idĂ©ologie mĂ©diatique, nous ne

pouvons jouir d’un Ă©crivain que si nous en

proclamons l’«actualité». À toutes les Ă©poques

de l’histoire, nous nous dĂ©couvrons ainsi des

contemporains sur lesquels nous projetons nos

préoccupations du moment.

Plus d’une fois, cet homme

en quĂȘte d’amour fit tout ce qu’il put

pour se faire détester.

20 Espace de Libertés 316/décembre 2003

i d Ă© e s

Tout peut se direOui, mais pourquoi?

L a passion de Raoul Vaneigempour tous ceux qui se révoltentau nom de la liberté, pour tous

ceux qui pensent autrement, pour leshérétiques est proverbiale. Je penseévidemment à son gros travail sous-titré «Les hérésies, des origines auXVIIIe siÚcle»1.

Raoul Vaneigem est donc vraimentune des personnes dont on peutattendre le plus pour la dĂ©fense de lalibertĂ© d’expression. Il en donne lapreuve en publiant pour la rentrĂ©elittĂ©raire un ouvrage au titre intrai-table: Rien n’est sacrĂ©, tout peut sedire2.

En exergue de l’ouvrage, il met unephrase de Voltaire qu’aujourd’hui laplupart des gens en rĂ©alitĂ© combat-tent: «Je ne suis pas d’accord avec ceque vous dites mais je me battraipour que vous puissiez le dire libre-ment».

Pour Vaneigem «aucune idĂ©e n’estirrecevable, mĂȘme la plus aberrante,mĂȘme la plus odieuse».Bien entendu, le blasphĂšme est enligne de mire et Vaneigem dit auximam, pope, rabbin, pape et autregourou de ne pas s’aviser «de susci-ter une interdiction judiciaire Ă  l’en-contre des opinions qu’il exĂšcre».Mais il me semble pĂ©cher par opti-misme quand il dit que le blasphĂšme«n’a guĂšre plus de sens dans unesociĂ©tĂ© laĂŻque que n’en aurait aujour-d’hui l’attouchement des Ă©crouellespar quelque descendant des rois deFrance». La rĂ©alitĂ© ouest-euro-pĂ©enne n’est pas ce qu’il croit3 etl’admission des pays est-europĂ©ensdans la cour des droits de l’Hommene va rien amĂ©liorer. Le soutien sansfaille de plusieurs d’entre eux Ă  lamention des origines chrĂ©tiennes del’Europe dans le projet de Constitu-tion europĂ©enne en discussion nepeut laisser d’illusions.

La position de Vaneigem est la plusradicale qui soit: «les opinions racis-tes, xĂ©nophobes, sexistes, sadiques,haineuses, mĂ©prisantes ont autant ledroit de s’exprimer que les nationa-lismes, les croyances religieuses, lesidĂ©ologies sectaires, les clans corpo-ratistes: «Si on interdit Mein Kampf

ou Bagatelle pour un massacre,pourquoi autorise-t-on les diatribesantisĂ©mites de saint JĂ©rĂŽme ou deLuther ou «ce livre truffĂ© d’infamiescomme la Bible»? VoilĂ  qui est bienvisĂ©: toutes les lĂ©gislations rĂ©pres-sives sont hautement sĂ©lectives.

Quant aux lois contre le rĂ©vision-nisme, elles s’en prennent au «puĂ©rilrevers des choses, sans toucher auxcauses».

Avec une logique que je partage, il neveut interdire que «les violences Ă l’encontre des biens et des person-nes».

L’interdiction de s’érigeren jugeLe plus intĂ©ressant de l’ouvrage portesur la signification de la libertĂ© d’ex-pression, question que trop peu degens se posent. La source fondamentale du droit des’exprimer en toute libertĂ©, c’est pourVaneigem, «notre naturelle propen-sion Ă  la curiositĂ© qui nous reconnaĂźtle droit de tout savoir». C’est unefacultĂ© crĂ©atrice propre Ă  l’homme etcet objectif de connaissance interditde s’ériger en juge.

Vaneigem touche juste ici aussi etprend de plein fouet ceux –les plusnombreux et surtout les plus puis-sants, mĂ©dias compris– qui s’empres-sent officiellement Ă  vouloir rĂ©gle-menter cette libertĂ© mais en rĂ©alitĂ© Ă en Ă©vacuer tout ce qui ne leur con-vient pas.

L’autre raison que donne Vaneigemest en principe fondĂ©e. Vaneigemveut surtout s’en prendre au fĂ©ti-chisme de l’argent, ce qui est sondroit et je peux jusqu’à un certainpoint partager sa rĂ©probation.

Il est sans illusion: «Face au fĂ©ti-chisme de l’argent, l’éthique
 est in-suffisante». Seule la libertĂ© de parolepeut permettre de lutter contre «lacorruption du vivant par l’argent».

Calomnie libreOn commence ici Ă  s’approcherd’une vision politique gĂ©nĂ©rale deVaneigem qui peut aboutir Ă  de gros

problĂšmes. On peut le voir dans cequ’il dit de la rĂ©pression de la calom-nie.

Pour Vaneigem, la calomnie n’a d’im-portance que pour un homme d’af-faires, un politique, toute personneayant une autoritĂ©, c’est-Ă -dire, selonlui, quelqu’un qui vit «son existencepar procuration et sur le mode de lareprĂ©sentation». À ce type d’homme,il oppose celui qui cultive le goĂ»t del’authenticitĂ©, qui va «son cheminselon ses dĂ©sirs». Vaneigem conclut:«les mots ne tuent que ceux qui s’en-richissent de leur fausseté». Lacalomnie doit donc ĂȘtre libre.L’idĂ©ologie situationniste de Vanei-gem l’emmĂšne ici sur une piste d’unparfait rousseauisme. Aucune sociĂ©tĂ©n’a vĂ©cu et ne vivra sans que certainssoient plus en vue que d’autres. L’im-portant est qu’il s’agisse des pluscompĂ©tents, des plus actifs, des plussavants, des plus vertueux.

L’égalitĂ© de fait n’est pas un rĂȘvequ’on ne peut atteindre mais unevoie sans issue.

Tout au contraire quelqu’un quiveut une libertĂ© de parole pratique-ment totale doit admettre que soncorollaire, et sa seule limite, est laresponsabilitĂ©, notamment celle dene pas nuire sans raison ou demaniĂšre erronĂ©e, Ă  un tiers.

Sur ce point, j’avoue donc ne passuivre du tout Raoul Vaneigem. Sonparadis Ă©galitaire me semble unenfer. S’il Ă©tait possible, qui nousdit sĂ©rieusement qu’une sociĂ©tĂ©d’égaux serait vraiment libre? Ils’agit seulement d’un raisonnementthĂ©orique dont je me mĂ©fie.

Patrice Dartevelle

1 La résistance au chris-tianisme, Fayard, 1993.

2 Raoul Vaneigem, Rienn’est sacrĂ©, tout peut sedire, RĂ©flexions sur lalibertĂ© d’expression,prĂ©face de RobertMĂ©nard, Paris, LaDĂ©couverte et Reporterssans frontiĂšres, 2003, 45pages, environ 6,40 e .

3 Cf. Dirk Voorhoof,Espace de Libertés,Document n°5, novem-bre 2000 et mon articleLa répression du blas-phÚme en Europe inNieuw Tijdschrift van deVrije Universiteit Brus-sel, 15-4, 2002, pp. 71-77 et Vivre n°8 (mars2003), pp. 52-59.

Raymond Trousson, juge de Jean-Jacques

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Espace de Libertés 316/décembre 2003 23

s c i e n c e s

2004 sera uneannée bissextile

L es lecteurs d’Espace de Liber-tĂ©s se rappelleront que l’an2000 fut bissextile alors que les

annĂ©es millĂ©naires, lorsque le mil-lĂ©sime n’est pas divisible par quatrefont exception Ă  la rĂšgle. En revan-che, 2004 sera bissextile.

Cette maniĂšre d’organiser les joursde l’annĂ©e fut Ă©tablie en 1582 par lepape GrĂ©goire XIII. Bien qu’elle soitaujourd’hui rĂ©pandue dans tout lemode moderne des affaires, elle futtrĂšs lentement appliquĂ©e. Les rĂ©-formĂ©s furent longs Ă  convaincre etles orthodoxes davantage encore. Ilsont conservĂ© scrupuleusement leurcalendrier religieux «julien», de mĂȘ-me que les israĂ©lites et les islamistes,non moins attachĂ©s aux leurs. La rĂ©forme grĂ©gorienne faisait suite Ă une ultime modification du calen-drier romain, apportĂ©e par JulesCĂ©sar en 708 de l’an de la fondationde Rome, c’est-Ă -dire en 35 avant ledĂ©but de notre Ăšre.Chaque peuple de l’antiquitĂ© orga-nisa son temps en fonction dessaisons dĂšs qu’il devint agriculteur etsĂ©dentaire, mais conserva la notionde lunaison (intervalle d’environ 28 Ă 30 jours entre les Nouvelles Lunes) etcelle de semaine de sept jours parquart de lunaison (4x7=28). Il fallutattendre que les citĂ©s grecques s’u-nissent pour qu’elles harmonisentleurs calendriers.Celtes et Gaulois avaient des systĂš-mes calendaires qui restent encoreassez mystĂ©rieux Ă  dĂ©chiffrer. Leurincorporation Ă  l’Empire romain lesamena Ă  appliquer les dĂ©crets d’Au-guste qui confirma la rĂ©forme deCĂ©sar en 8 avant notre Ăšre. C’est le«calendrier julien» qui dĂ©bute aupremier janvier (mois de Janus, dieudes portes), c’est-Ă -dire deux moisplus tĂŽt que le mois de mars quiouvrait prĂ©cĂ©demment l’annĂ©e.

On se souvient que le mythe de lafondation de Rome l’attribue Ă Romulus qui traça un sillon circulairedĂ©limitant la ville en 753 avant ledĂ©but de notre Ăšre (c’est une conven-tion). Du peuple dont il Ă©tait issu, ilconserva une annĂ©e de dix moisdĂ©butant au 1er mars actuel et lon-gue de 304 jours (quatre mois longsde 31 jours et six de trente).Le premier des rois, Ă  peine moinsmythique, Numa Pompilius, estrĂ©putĂ© avoir rĂ©formĂ© le systĂšme afinde faire mieux correspondre la durĂ©ede l’annĂ©e civile avec celle de l’annĂ©esolaire (Ă©valuĂ©e alors Ă  365 jours).Numa introduisit 51 jours supplĂ©-mentaires: janvier et fĂ©vrier. Il n’enmanquait pas moins dix jours pour

faire 365! Le coup de gĂ©nie qui a lais-sĂ© ses traces dans notre «conscientcollectif» est l’invention du treiziĂšmemois (Mercedonius) de 29 jours, s’in-sĂ©rant tous les deux ou trois ansentre le 23 et le 24 fĂ©vrier (le sixiĂšmejour avant les calendes de mars). LesRomains dĂ©coupaient leurs mois entrois parties inĂ©gales: les calendes,les nones et les ides. De surcroĂźt, ilsdĂ©comptaient les jours: ainsi CĂ©sarayant Ă©tĂ© assassinĂ© «aux ides demars», la dĂ©cision en a Ă©tĂ© prise Ă  «laveille des ides de mars» et non «le 14mars».Constructeurs des ponts et gardiensde la religion, les pontifes dĂ©cidaientselon leur bon plaisir de l’annĂ©e decette intercalation, ce qui rend latransposition des dates romainesparticuliĂšrement hasardeuses. Sousl’influence des pythagoriciens duVIIe siĂšcle avant notre Ăšre, l’idĂ©equ’un nombre pair Ă©tait nĂ©faste s’estimplantĂ©e chez les Romains supersti-tieux. On rabaissa les mois de 30jours Ă  29 en conservant les mois de31 jours sauf le dernier de l’annĂ©e(fĂ©vrier) de 28 jours, mois nĂ©faste(mois des fiĂšvres
?).Ce systĂšme prĂ©sentait le dĂ©faut deperdre un quart de jour chaqueannĂ©e avec, pour consĂ©quence, unlent dĂ©rĂšglement du calendrier parrapport aux saisons (25 jours parsiĂšcle).C’est le conseiller alexandrin deCĂ©sar, l’astronome SosigĂšne, qui sug-gĂ©ra Ă  ce dernier la rĂ©partition desmois de 30 et 31 jours avec un moisde fĂ©vrier de 28 jours. Ils firent dispa-raĂźtre Mercedonius, mais conser-vĂšrent, Ă  la mĂȘme place, le jour inter-calaire unique, c’est-Ă -dire entre le 23et le 24 fĂ©vrier, ce qui se disait«sixiĂšme (sextilius) jour «bis» avantles calendes de mars» (ancien dĂ©butde l’ annĂ©e). D’oĂč notre «annĂ©e bis-sextile».

Comment le jour intercalaire glissa-t-il au 29e jour de fĂ©vrier (dernier jourde l’annĂ©e ancienne)? Les meilleursauteurs font le silence sur ce point.Partout, y compris dans les dĂ©cretsde CĂ©sar et d’Auguste, ainsi que dansles textes conciliaires, on Ă©crit que«fĂ©vrier comptera 29 jours».Les premiers siĂšcles chrĂ©tiens ont vula semaine judĂ©o-babylonienne de

sept jours supplanter le dĂ©coupageromain. La numĂ©rotation con-tinue en vue d’assurer la conti-nuitĂ© de l’écoulement du tempsfit disparaĂźtre «le sixiĂšme jour“bis” avant les calendes» Onpeut penser que la mu-tation se fit progressive-ment et spontanĂ©ment.Ces rĂ©formes firent hĂ©si-ter beaucoup les diffĂ©-rentes provinces de l’Em-pire et engendrĂšrent desinterprĂ©tations diverses.En fait, le concile de Ni-cĂ©e, en 325, gĂ©nĂ©ralisal’annĂ©e julienne telle qu’elle futpratiquĂ©e jusqu’en 1582, fixantl’équinoxe de printemps au 21mars, NoĂ«l au 25 dĂ©cembre, etdĂ©termina le mode fort com-pliquĂ© de fixation des fĂȘtes re-ligieuses «mobiles», telles PĂą-ques ou la PentecĂŽte.

Cependant le cours de la Terre au-tour du Soleil, la ramĂšne Ă  son Ă©qui-noxe de printemps aprĂšs 365,2422jours, soit 0,0078 jour trop tĂŽt, pres-que 8 milliĂšmes de jour, soit 11,5minutes. Sur cent ans ce n’est pastrĂšs sensible (un peu plus de 19heures), mais cela reprĂ©sente un jourtous les 120 ans
 En 1582, l’équi-noxe se dĂ©roulait le 11 mars. Il avaitavancĂ© de dix jours en 1 200 ans! LarĂ©forme grĂ©gorienne fit sauter lecalendrier de 10 jours. Le lendemaindu jeudi 4 octobre fut le vendredi 14.En 1583, la date de l’équinoxe deprintemps fut Ă  nouveau un 21 mars.Cette correction brutale impliquaitpour l’avenir un petit coup de poucecompensatoire: bien que divisiblepar 4, l’annĂ©e sĂ©culaire fut dĂ©crĂ©tĂ©enon bissextile (commune). Or, ce«petit coup de pouce» est un peu tropfort, car le temps de circulation de laTerre autour du Soleil est un peu pluscourt que la durĂ©e «mathĂ©matique»de l’annĂ©e grĂ©gorienne 365,2425
Car jusqu’ici on a jouĂ© avec desquarts de jour et des jours entiers, ceque la nature ignore.Les petits Ă©carts entre la rĂ©alitĂ© astro-nomique et la rigiditĂ© du calendrierferont que dans
 dix mille ansl’équinoxe se situera 3,5 jours troptĂŽt. On a le temps de voir venir!

André Koeckelenbergh

22 Espace de Libertés 316/décembre 2003

i d Ă© e s

Allende, le frĂšremarxiste

N Ă© en 1908, Allende fait partiedes fondateurs du parti so-cialiste chilien en 1933. MĂ©-

decin, il devient ministre de la SantĂ©en 1942 dans un gouvernement deFront populaire. Le 4 septembre1970, aprĂšs trois tentatives infruc-tueuses, il remporte les Ă©lectionsprĂ©sidentielles chiliennes. Son gou-vernement d’UnitĂ© populaire allantdes communistes aux chrĂ©tiens degauche sera renversĂ© le 11 septem-bre 1973 par un putch dirigĂ© par lecommandant en chef des armĂ©es, legĂ©nĂ©ral Augusto Pinochet, tĂ©lĂ©guidĂ©par les États-Unis dont les intĂ©rĂȘtsimpĂ©rialistes avaient Ă©tĂ© gravementatteints par les mesures de justicesociale du gouvernement dĂ©mocrati-quement Ă©lu. Ces faits sont large-ment connus. Comme l’est d’ailleursl’appartenance Ă  la maçonnerie deSalvador Allende –qui le proclamaitdĂšs avant son accession Ă  la prĂ©si-dence– qui est au centre de cetouvrage.

La traduction en français du livre dujournaliste chilien Juan GonzaloRocha1, si elle n’apporte pas de rĂ©el-les rĂ©vĂ©lations, Ă©claire cependantd’un jour nouveau l’itinĂ©raire deSalvador Allende par la reproductiondans le texte et en annexe de nom-breux documents internes Ă  lamaçonnerie. On pense plus particu-liĂšrement aux discours prononcĂ©spar Allende lorsqu’il recherche lesoutien de ses frĂšres Ă  divers mo-ments-clĂ©s de son parcours politique.On soulignera la pertinence desnotes et explications en fin de cha-pitre qui permettent au nĂ©ophyte decomprendre les termes et usagesmaçonniques.Allende Ă©tait membre de la loge«Hiram 65», une loge qui avait pro-clamĂ© la mixitĂ© Ă  la fin des annĂ©estrente Ă  l’exemple du «Droit hu-main». Maçon, il est Ă©galement

marxiste. Il insiste d’ailleurs sur lacompatibilitĂ© de cette double appar-tenance, contrairement Ă  celle demaçon et de communiste. Un destextes essentiels publiĂ©s dans le livreest la lettre de dĂ©mission2 Ă  la logequ’écrit Allende le 21 juin 1965. Lefutur prĂ©sident du Chili y dĂ©noncel’absence de jeunes et d’ouvriers etplaide pour que l’ordre s’impliquedans la politique afin d’appliquer lesbelles idĂ©es dĂ©veloppĂ©es Ă  longueurde tenues: «Cette position de notreOrdre l’amĂšnera nĂ©cessairement Ă lutter avec ceux qui sont des indicesd’une mise Ă  l’écart gĂ©nĂ©ralisĂ©e etavec ceux qui jouissent des avan-tages d’un statu quo atrocementinhumain et antisocial. Semblabesbatailles furent livrĂ©es hier, et aujour-d’hui il faut combattre l’oligarchie, le

fĂ©odalisme agraire, la concentrationfinanciĂšre des monopoles, le colonia-lisme, le nĂ©ocolonialisme, mais aussil’obscurantisme religieux et dogma-tique. Si l’Ordre accepte de prendre unetelle attitude conforme aux responsa-bilitĂ©s de notre heure, il ne pourrapas garder le silence et s’enfermerdans les temples. Au contraire, sesfiles se verront grossir et fortifier defaçon que ses enseignements trans-cendront de maniĂšre dĂ©cisive lemonde qui l’entoure. Mais un Ordrequi se tait lorsque l’on sĂšme la terreurpsychologique sur notre vie civique,cela n’a aucune valeur spirituelle»3.

Il redira la mĂȘme chose lors d’undiscours tenu le 2 aoĂ»t 1970 au res-taurant El Rosedal Ă  l’occasion d’unemanifestation de soutien Ă  sa candi-dature Ă  l’élection prĂ©sidentielle Ă laquelle assiste de nombreux ma-çons: «Tout comme les loges lauta-rines qui nous ont dans le passĂ© aidĂ©sĂ  nous libĂ©rer de la soumission Ă  l’Es-pagne, je souhaite qu’aujourd’hui lesfrancs-maçons nous libĂšrent de lasoumission Ă  l’impĂ©rialisme quiĂ©crase notre pays Ă©conomiquement,politiquement, socialement, syndica-lement, militairement et culturelle-ment»4.C’est donc une maçonnerie tournĂ©eautant vers la rĂ©flexion et le travail deperfection de chacun de ses mem-bres que vers le changement de lasociĂ©tĂ© pour un monde de libertĂ©,d’égalitĂ© et de fraternitĂ© qu’Allendeappelle dans les textes reproduits ici.Cette position n’est d’ailleurs pasunique. On rappellera le rĂŽle desmaçons lors de la Commune deParis, mais aussi, plus prĂšs de nous,celui de la loge Hiram de LiĂšge dontles membres s’impliqueront dĂšs 1934dans le ComitĂ© de vigilance des intel-

lectuels anti-fascistes (CVIA) avantde jouer un rĂŽle important dans laRĂ©sistance au sein du Front de l’IndĂ©-pendance et du journal clandestin LaMeuse notamment.

Nous n’avons eu qu’un seul regret àla lecture de cet ouvrage: l’absencede commentaire sur l’attitude desmaçons pendant et aprùs le coupd’État. Car si le livre donne l’impres-sion d’un soutien important (maispas unanime) de la maçonneriechilienne à Allende, il ne dit mot surl’appartenance des putchistes à l’Or-dre ni au rîle de celui-ci pendant ladictature.

Julien Dohet

1 Juan Gonzalo Rocha,Allende franc-maçon,Bruxelles-Paris, PAC-Luc Pire-éd. Du Félin,2003, 268p.

2 DĂ©mission qui serarefusĂ©e, Hiram 65 sedisant d’accord avec lescritiques formulĂ©es parAllende.

3 p.130.4 p.142.

L’ancien prĂ©sident chilien souhai-

tait une maçonnerie tournée

autant vers la réflexion que vers le

changement de la société.

Horloge astronomique àPrague (République tchÚque).© AFP

Le «11 septembre» fut commémoré partout, trente ans aprÚs. Ici, à Cuba.

© AFP

Page 12: sommaire Reviens, Garibaldi!

Espace de Libertés 316/décembre 2003 25

s o c i Ă© t Ă©

24 Espace de Libertés 316/décembre 2003

s o c i Ă© t Ă©

Reconversion des sites industriels wallons

Effacer les stigmates du passé

L a reconversion, tout le mondeen parle dans la région deLiÚge à propos des unités de

Cockerill appelĂ©es Ă  disparaĂźtre d’iciĂ  2008 avec l’extinction de toute laphase Ă  chaud. À l’heure actuelle, lesdeux hauts fourneaux et la cokerieoccupent quelque 130 ha Ă  Seraing,sans compter une superficie presqueĂ©quivalente Ă  Chertal. Si on trans-pose ici les chiffres avancĂ©s pour le

bassin sidĂ©rurgique lorrain, il fau-drait prĂšs de 1 000 euros par mÂČ pourassainir et dĂ©polluer ces sites deproduction, soit environ 1,3 milliardd’euros! Selon d’autres calculs, lafacture pourrait s’avĂ©rer moins Ă©le-vĂ©e. Au-delĂ  de l’arithmĂ©tique, unefois tous ces hectares «nettoyĂ©s» queltype d’activitĂ©s accueilleront-ils dĂšslors qu’il apparaĂźt exclu d’en faire deszones vertes et d’habitat tant la pollu-

touristique oĂč se pressent des mil-liers de visiteurs. Avec des fortunesdiverses, le PASS de Frameries prendappui sur le passĂ© pour se projetervers le futur puisqu’il s’articule au-tour d’un ancien site minier recon-verti en «Parc d’aventures scientifi-ques», en mariant au passage archi-tecture industrielle et futuriste. D’au-tres sites miniers sont devenus deslieux de mĂ©moire comme le Bois duCazier Ă  Marcinelle alors que BlĂ©gny-Mine, prĂšs de LiĂšge, permet de(re)dĂ©couvrir tout le cycle d’extrac-tion du charbon. C’est l’un des raressites miniers oĂč il est encore possiblede descendre dans les galeries. Lesite du Bois-du-Luc (La LouviĂšre) faitl’objet d’un programme de rĂ©habilita-tion depuis de nombreuses annĂ©es.L’ancienne citĂ© ouvriĂšre qui sedĂ©ployait autour du charbonnage est(re)devenue un lieu de vie et d’habi-tat grĂące Ă  la modernisation dequelque 220 corons.

Du neuf avec du vieuxFaire du neuf avec du vieux: l’idĂ©efait donc son chemin d’autant qu’enterres wallonnes, les Sites d’activitĂ©sĂ©conomiques dĂ©saffectĂ©s (SAED) nemanquent pas et que les chancresindustriels n’attirent que les mau-vaises herbes et font fuir les inves-tisseurs potentiels qui ne viennentjamais s’installer au milieu de rui-nes: «Les bĂątiments inutilisĂ©s sedĂ©gradent. Ils ne servent plus Ă  rien.Pis: ils font mauvaise impression.Ils vĂ©hiculent un sentiment d’insĂ©-curitĂ© et d’échec auprĂšs des habi-tants ou des investisseurs. Personnen’a envie de vivre Ă  cĂŽtĂ© d’une usine

dĂ©saffectĂ©e. (...) Par ailleurs, outrele fait que ces vieux bĂątiments neservent plus Ă  rien, ils occupent laplace dont d’autres auraient bienbesoin! (...) Les donnĂ©es actuel-lement connues en matiĂšre d’inven-taire de ces sites d’activitĂ© Ă©conomi-que rĂ©vĂšlent l’existence de quelque2 800 sites, correspondant Ă  une su-perficie totale de 11 500 ha»1.Le site de New Tubemeuse reprĂ©-sente un cas de figure intĂ©ressant. Engrande partie Ă  l’abandon depuis denombreuses annĂ©es, sa reconversionest en cours. En juin dernier, ladĂ©molition de l’ancienne usine acommencĂ©, mettant un terme auprocessus de rĂ©habilitation com-mencĂ© en 2000.

Au final, 8 hectares seront doncrendus disponibles pour accueillir denouvelles activitĂ©s Ă©conomiques surce lieu oĂč se dressait l’un des plusbeaux fleurons industriels liĂ©geois.Les Usines des Tubes de la Meuse deFlĂ©malle ont vu le jour en 1912 aveccomme spĂ©cialitĂ© la fabrication detubes en acier destinĂ©s Ă  l’industriepĂ©troliĂšre et gaziĂšre. En 1995, l’entre-prise est mise en faillite, ne rĂ©sistantpas aux diffĂ©rentes crises de l’éner-gie, du pĂ©trole surtout. En 1998, lesinstallations sont vendues et partenten piĂšces dĂ©tachĂ©es vers l’Iran.Quelque 700 personnes se retrouventsur le carreau. Et dire qu’à l’époquede sa splendeur, au dĂ©but des annĂ©esquatre-vingt, les Tubes de la Meuseoccupent prĂšs de 2 000 personnes!En septembre 1999, la RĂ©gion wal-lonne acquiert les bĂątiments et lesterrains –qui s’étendent sur 14 ha–dĂšs lors qu’elle a inscrit New Tube

Meuse dans la liste des sitesprioritaires Ă  assainir dans lecadre du programme SIR(Sites d’intĂ©rĂȘt rĂ©gional). De-puis de nombreux mois, deuxoptions se concurrencentpour la future utilisation dusite appelĂ© Ă  renaĂźtre pourdĂ©but 2004: soit la Poste y implanteun centre de tri postal, soit la SPI+

(agence de dĂ©veloppement pour laprovince de LiĂšge), l’amĂ©nage enzone d’activitĂ©s industrielles. Avec Ă la clĂ©, dans les deux cas de figure, descentaines d’emplois crĂ©Ă©s. Mais qued’annĂ©es Ă©coulĂ©es avant le redĂ©mar-rage d’une activitĂ© Ă©conomique. Sanscompter que les pouvoirs publicsauront dĂ» dĂ©bourser prĂšs de 1,2million d’euros pour assainir leslieux.

Les sites industriels dĂ©saffectĂ©s sontsouvent orphelins de tout propriĂ©-taire: «En thĂ©orie, les propriĂ©tairesde sites dĂ©saffectĂ©s devraient entre-prendre une procĂ©dure d’assainisse-ment ou de rĂ©novation dans un soucide bonne gestion de l’espace. La rĂ©a-litĂ© est pourtant beaucoup plus com-plexe. Et le principe du pollueur-payeur de se heurter notammentaux implications fonciĂšres! Nom-breux sont les obstacles Ă  surmonter.Il faut d’abord identifier le propriĂ©-taire, le convaincre de la nĂ©cessitĂ©d’entreprendre des travaux. Il n’en apas toujours les moyens ou lavolontĂ©. Devant le coĂ»t Ă©levĂ© deschantiers, les propriĂ©taires se dĂ©bar-rassent parfois de leur site en lecĂ©dant aux pouvoirs publics pourl’euro symbolique»2. Ce qui n’estpas souvent une bonne affaire maisun moindre mal. Il faudra cependantdu temps et de l’argent pour effacerces stigmates du passĂ© et reconsti-tuer le tissu industriel et Ă©cono-mique lacĂ©rĂ© par des dĂ©cennies dedĂ©glingue. À dĂ©faut, la friche risquede rester en friche. La RĂ©gion wal-lonne n’a donc d’autre choix que demener une politique volontariste enla matiĂšre qui, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale,commence Ă  porter ses fruits.

Sergio Carrozzo

tion des sols –en mĂ©taux lourds entreautres– est profonde?

La question de la reconversion sepose depuis au moins une bonnevingtaine d’annĂ©es en Wallonie Ă  me-sure que la dĂ©sindustrialisation a lais-sĂ© en friches des milliers de sitesindustriels et des milliers d’hectares.Certains lieux qui offraient un intĂ©rĂȘthistorique et architectural marquĂ©ont connu une seconde vie. Le GrandHornu, par exemple, sorti de terre en1810 Ă  l’instigation d’un industrielfrançais, Henri De Gorge, qui formeune petite ville en soi avec le com-plexe minier, la citĂ© ouvriĂšre et leshabitations des patrons. Acquis parla province du Hainaut, puis rĂ©habi-litĂ©, il est devenu une «attraction»

En Wallonie, les plaies laissées par la désindustrialisation

sont encore trĂšs visibles. D’oĂč la nĂ©cessitĂ© d’effacer ou de

reconvertir les innombrables sites industriels désaffectés.

L’effort de rĂ©habilitation commence Ă  porter ses premiers

fruits. Explications.

La SociĂ©tĂ© publique d’aide Ă  la qualitĂ©de l’environnement (Spaque), crĂ©Ă©een 1991 par la RĂ©gion wallonne, apour missions, notamment, la remiseen Ă©tat des dĂ©charges et des frichesindustrielles. L’étendue de la tĂąchequi attend la Spaque –et au-delĂ  lesautoritĂ©s wallonnes– apparaĂźt im-mense. Que l’on en juge: pour opĂ©rerla rĂ©habilitation des friches et desdĂ©charges en Wallonie dans un dĂ©laide trente ans, il faudra dĂ©bourser de2,2 Ă  4 milliards d’euros! À ce stade, il est plutĂŽt envisagerd’assainir 66% des friches –exclusionfaite des charbonnages, terrils, car-riĂšres, sabliĂšres, etc.– au cours desdix annĂ©es Ă  venir. La Spaque a dres-sĂ© un inventaire des sols potentielle-ment polluĂ©s en Wallonie par l’acti-

vitĂ© qu’ils ont connue dans le passĂ©.PrĂšs de 5 400 sites ont Ă©tĂ© recensĂ©s.Selon une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par un bu-reau d’études international, leBoston Consulting Groupe, lesfriches industrielles dĂ©saffectĂ©es etles dĂ©charges s’étendent respective-ment sur 3 095 ha et 625 ha. Ce quidonne au passage une indication surce qu’ont reprĂ©sentĂ© l’industrie wal-lonne et... son dĂ©clin. De Mellery Ă Cronfestu en passant par Fontilloi ouHensies, la Spaque a travaillĂ© ettravaille encore parfois Ă  la rĂ©habili-tation de dĂ©charges industrielleset/ou mĂ©nagĂšres. Elle participe Ă  larĂ©habilitation de sites industrielscomme Carcoke Ă  Tertre, Cabay-Jouret Ă  La LouviĂšre ou encore leBois Saint-Jean Ă  OugrĂ©e.

DES FRICHES ET DES CHIFFRES

1 Lire le trÚs intéressantarticle publié à ce propospar la revue «Dialogue»,n°15, septembre 2002.Site Internet:http://dialogue. wallo-nie.be. Sur les frichesindustrielles, voir aussisite Internet: http://mrw.wallonie.be/dgatlp.

2 Idem.

«Devant le coût élevé des chantiers,

les propriétaires se débarrassent parfois

de leur site en le cédant

aux pouvoirs publics pour l’euro symbolique».

© Clerbois

Les corons du Bois-du-Luc: l’ancienne citĂ© ouvriĂšre commence Ă  revivre.

La Paix-Dieu Ă  AmayDans un tout autre registre, la Paix-Dieu, Ă  Amay, constitue un exempleĂ©tonnant de reconversion. FondĂ©een 1240, vendue comme bien natio-nal et transformĂ©e en exploitationagricole en 1797, cette abbayecistercienne a, en effet, retrouvĂ© unnouveau souffle en 1995 lorsque legouvernement wallon dĂ©cide declasser le site, de procĂ©der Ă  sarĂ©habilitation et d’en faire unCentre de perfectionnement auxmĂ©tiers du patrimoine. Dans lequartier des hĂŽtes, rĂ©cemment res-taurĂ©, le Centre accueille, lors destages thĂ©matiques, des profession-nels du secteur de la restaurationdu patrimoine. ParallĂšlement, laPaix-Dieu propose aussi des classesd’éveil aux mĂ©tiers du patrimoinepour les Ă©lĂšves du premier degrĂ©d’observation de l’enseignementsecondaire. L’abbaye offre, enrĂ©alitĂ©, un Ă©ventail trĂšs large deformations: maçonnerie de briqueet de pierre, peintures murales,menuiserie ancienne, etc. Au boutdu compte, il s’agit de transmettreun savoir-faire et de l’enrichir dĂšslors que la restauration du patri-moine architectural requiert unemain-d’oeuvre trĂšs qualifiĂ©e, rom-pue aux techniques de constructiontrĂšs spĂ©cifiques du bĂąti ancien.

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Pour Starck, l’Eurostar a ce «petitquelque chose en plus» qui se traduiten termes poĂ©tiques et iconiques:«C’est une image d’Épinal: celle du“passage sous la mer” dĂ©veloppĂ© auxXVIIIe et XIXe siĂšcles, et devenantfinalement l’un des plus grands chan-tiers, toujours Ă  entreprendre, dusiĂšcle passĂ©!». Car le symbole sĂ©duit aussi le desi-gner: «L’Eurostar comme emblĂšmede l’Europe unie ne pouvait pas melaisser indiffĂ©rent: Londres, Paris etBruxelles, les trois citĂ©s du XXIesiĂšcle s’accouplant via le rail aprĂšsdes dĂ©cennies de rivalitĂ©!».Et notamment ce «danger continen-tal» dĂ©noncĂ© par nos voisins anglaiset qui freina grandement l’évolutiondu «chunnel».

More is less, less is more
Le pari de Starck est une rĂ©inventiondu transport: le dĂ©placement, aussiprofessionnels que soient ses motifs–efficacitĂ© avant tout– peut et doitaussi redevenir un voyage. «Commetout un chacun, j’ai voulu prendreconscience de mes besoins et choisirl’outil qui leur correspond le plus fine-ment. J’ai dĂ©cidĂ© d’ĂȘtre raisonnable.Pour une distance allant jusqu’à2 km, je marche Ă  pied ou je prendsmon vĂ©lo, qui conviendra aussijusqu’à 7 km. Jusqu’à 15 km, le scoo-ter
 relayĂ© par la moto jusqu’à50 km. La voiture ensuite, jusqu’à250 km... Dans le rayon des 300-600 km, le train est un outil parfait.Ou plutĂŽt, il est redevenu un outilparfait...». Pourquoi? Starck compare le train Ă celui qui se pose comme son concur-rent majeur, l’avion: «le vol est pluscourt que le voyage en train, mais letemps passĂ© y est parcellisĂ© en unesĂ©rie de moments, de dĂ©placements,d’attentes: Ă  l’enregistrement, Ă  l’em-barquement, au dĂ©collage, au dĂ©part,Ă  l’arrivĂ©e... Ces petites fractions detemps sont rarement additionnĂ©esmais elles finissent par confisquernotre autonomie. Et ces “battements”nous entraĂźnent Ă  dĂ©penser plus: cesfameux et ruineux “free shops” d’aĂ©-

roport! Je prends ma bouteille de gin,du chocolat “de luxe” qui me coĂ»tetrois fois son prix normal pour un em-ballage “spĂ©cial”, des fardes de ciga-rettes et du parfum, qui «feront plai-sir» ». Bref, du temps et de l’argent perdusau rythme d’un stress bien plusintense en avion qu’en train
 «Sanscompter la ponctualitĂ© alĂ©atoire, l’ar-rivĂ©e dans un aĂ©roport distant ducentre ville et reliĂ© Ă  lui par des trans-ports privĂ©s trĂšs coĂ»teux!».Bref, «less is more» et «more is less»:le bilan est vite fait. Il n’y a plus devols entre Bruxelles et Paris: Londresdevrait suivre le mouvement.

L’art de la loungeConstante dans l’attitude du desi-gner, la mĂ©fiance Ă  l’égard d’uneobsolescence accĂ©lĂ©rĂ©e: «Je me pro-pose d’éviter les effets de mode: montravail est fondĂ© sur une modernitĂ©soucieuse de longĂ©vitĂ©, aussi bienmatĂ©rielle que culturelle». Dans lestrois gares capitales, de nouveaux sa-lons sont conçus pour des passagersqui y passent 15 minutes
 ou atten-dent le train suivant s’ils ont ratĂ© leleur. Espace de transition entre la ville etle train, le lounge est un lieu so-phistiquĂ© en termes de sensations,de vĂ©cu, de perspectives culturel-les: «L’approche est complexe. Ellefait appel Ă  un registre d’outils trĂšsdivers. Ce ne sont pas des sallesd’attente mais des “machines desti-nĂ©es Ă  Ă©lever l’humeur optimale”des Ăąmes qui s’y trouvent. Elles doi-vent s’y sentir plus belles –l’éclai-rage sophistiqué– plus sĂ©duisanteset valorisĂ©es, grĂące Ă  un faisceaud’allusions culturelles, de surpri-ses ».

Compagnon permanent du travailde Starck, l’humour joue doncaussi son petit rĂŽle, distanciĂ© et Ă©lĂ©-gant. On retrouve cette «pĂ©dagogielĂ©gĂšre» que Starck aime manier,particuliĂšrement dans ses amĂ©na-gements d’intĂ©rieurs: le passagerest confrontĂ© Ă  des mĂ©langes destyles, d’échelle, Ă  l’emploi d’unlexique relativement surrĂ©aliste.

Plaisir pour riches?Starck Ă©voque aisĂ©ment le travailmenĂ© en direction des passagers de1Ăšre classe et (encore au-dessus!) deFirst Premium. Cette «super-classe»n’a pas d’équivalent. Du luxe pourriches?

«Pour le prix d’un billet d’avionaller-retour rĂ©gulier en classeaffaires? Allons donc! Si je proposeune perspective nouvelle de l’es-pace Ă  vivre, c’est pour permettrede (re)dialoguer avec ses voisins, ouau contraire de s’isoler grĂące Ă  desespaces clos, le tout dans unegamme chromatique installĂ©e dansles tons chauds (des harmoniesentre gris et ocres) ».

Si le «train de luxe» reste, bien sĂ»r,davantage associĂ© au mythique«Orient-Express», les exigences de lavie contemporaine, rapiditĂ©, ponc-tualitĂ©, sĂ©curitĂ© s’incarnent dĂ©sor-mais aussi dans la quotidiennetĂ© dela liaison par voie de terre du centred’une capitale Ă  une autre. «The jour-ney (le voyage) becomes a destina-tion» disent les Anglais. Et le rĂšgnedes «super-trains» est de l’ordre duchangement fondamental d’ap-proche dans ce qui fait l’essence denotre vie: le bien-ĂȘtre
 et mĂȘme leplaisir.

Olivier Swingedau

Starck by Starck, par PierreDoze (2003, Taschen) a Ă©tĂ©remis Ă  jour et supervisĂ© parStarck lui-mĂȘme. 600 pagesd’images retracent l’en-semble de ses crĂ©ations.Parmi les 40 nouveauxprojets, on retrouve lesnouvelles boutiques deMikli, Gaultier, les restau-rants Bon 1 et 2, denouvelles chaises, montres,lunettes etc. L’univers deStarck est Ă©galement(surtout!) ludique: le livrecontient un petit jouet enplastique dĂ©nommé  Patas-tarck! Fallait oser
En brefLa durĂ©e du voyage enEurostar vient d’ĂȘtre rĂ©duiteĂ  2 h20 entre Bruxelles etLondres grĂące Ă  la mise enservice de la 1Ăšre section deligne Ă  grande vitesseanglaise. En 2007, unenouvelle gare internationalesera ouverte Ă  Londres: StPancras (King’s Cross). LadurĂ©e du trajet sera alorsramenĂ©e à
 2 heures. Infossuppl. sur www.eurostar.com

Le designer et trendsetter Philippe Starck

Sur un grand train (de vie
)

E n voilà, un «vrai» artiste, puis-que Beaubourg lui dédie unerétrospective! Au-delà de la

boutade, Starck est prolixe et popu-laire. Du plastique fantastique aupalais de l’ÉlysĂ©e, des brosses Ă  dentsaux maisons en kit, de la bouteilled’eau aux chaises et aux lampes debureau
 Mais encore un presse-citron alien, une lampe ovni, un im-meuble Ă  Tokyo, un hĂŽtel Ă  Los An-geles
 Tandis que la «salle de bainStarck» est un retour aux sources: labassine se transforme en lavabo, son

meuble en tonneau, un seau se mĂ©ta-morphose en WC... du beau, del’utile, du vrai!

Nul objet n’échappe Ă  Starck dans sarecherche de «la» combinaison idĂ©aleentre forme sĂ©duisante et fonctionna-litĂ©. Les qualificatifs s’épuisent Ă  ledĂ©finir: architecte, inventeur, bĂȘtemĂ©diatique, penseur
 Mais c’est entant que designer qu’il a le plus grandimpact. Concepteur de formes,Starck s’ingĂ©nie Ă  rĂ©inventer la plas-tique de notre vie. En 25 ans de crĂ©ation, il est devenu«la» star internationale du design.Sans se prendre au sĂ©rieux et sansentrer dans l’étable-Ă©picerie des«designers pour cadres riches maissurmenĂ©s»  Starck, lui, n’a pas fait comme lesautres. Il a dĂ©shabillĂ© le design dusuperflu, il l’a «lavé» nous confie-t-il. DerniĂšre «lessive» en date
l’Eurostar!

Un train «zen»! Son dernier pari, le «supertrain» quiforme un triangle entre Paris, Londreset Bruxelles. Le design, parachevĂ© en2004, constitue un nouveau repĂšre im-portant pour Starck qui se penche,cette fois, sur nos dĂ©placements
souvent pĂ©nibles.Eurostar, le «Trans-Manche» qui fitson trou sous Calais en mĂȘmetemps que le «chunnel» –traumati-sant du mĂȘme coup des cohortesd’Anglais baignĂ©s d’insularitĂ© qui,depuis, se sont rattrapĂ©s en faisantleur «French» shopping le samedi–avait fini par vieillir... Outre l’inĂ©vi-

table usure de certains de sesĂ©lĂ©ments matĂ©riels, les soucis dehuit ans de pratique ont permis Ă Starck de comprendre que le trainrapide devait aussi devenir
 untrain zen. Car Philippe Starck a les idĂ©es duvoyageur invĂ©tĂ©rĂ©. Des perspecti-ves qu’il Ă©tait difficile de dessinerlorsque Eurostar fut crĂ©Ă©, ex nihilo,dans l’ignorance de l’identitĂ© et desattentes des nouveaux clients...

Familier de cultures multiplescomme tous les trendsetters (ceuxqui «font» les tendances), Starck acette capacitĂ© Ă  manier un vocabu-laire de signes susceptible d’ĂȘtrecompris aussi bien par 60% de Bri-tanniques, 8% d’AmĂ©ricains, autantde Japonais
 que de passagers bel-ges: «Il ne s’agit pas uniquement dedĂ©coration, mais aussi de service,dans son acception la plus com-plexe et la plus gĂ©nĂ©reuse, j’ai dĂ»inĂ©vitablement m’intĂ©resser Ă  l’idĂ©emĂȘme de transport au XXIe siĂšcle».

L’art de dĂ©placer les objetsLe dĂ©placement n’est pas une despremiĂšres missions du designermais «l’ĂȘtre humain est bien plusmobile qu’il ne l’était voici encorevingt ans: affaires, loisirs, visitesfamiliales, congrĂšs
 Le transport estaussi mĂ©taphore et je m’attache Ă  enmodifier Ă  la fois la forme et les fonc-tions. Le design actuel intĂšgre cetteidĂ©e. Le statisme des annĂ©es cin-quante est bien loin... Notre maisonsur roues nous suit, oĂč que nousallions. Elle doit nous procurer unmaximum de bien-ĂȘtre Ă  chaqueĂ©tape, jusqu’au plus petit dĂ©tail; cequi demande beaucoup de minutie etde logistique».

VĂ©hicule roulant, volant ou flottant?Peu importe. Il doit s’inscrire danscette «qualitĂ© totale» tant revendi-quĂ©e. «Ce concept de train Ă  grandevitesse est extraordinaire: c’est unobjet hautement technologique,rapide et sĂ»r. Il dĂ©passe l’imaginationpar sa rapiditĂ©! À prĂ©sent, il faut qu’ilĂ©pouse l’esthĂ©tique intĂ©grĂ©e de sontemps».

Fatigué(e) de ces avions-poubelles qui nous entassent tels

des bestiaux, des attentes interminables et stressantes

dans des aérogares sinistres, de voisins encombrants et

d’hĂŽtesses stĂ©rĂ©otypĂ©es? Philippe Starck pense que nos

dĂ©placements vont redevenir ce qu’ils auraient toujours dĂ»

rester: des moments magiques. Rencontre.

Eurostarck?Dans le «super train», chaque minute est donc acti-vement dĂ©gagĂ©e: lecture, rĂ©flexion ou conversation.Pour Starck, «Il faut renforcer la qualitĂ© de ce temps,en faire la premiĂšre valeur ajoutĂ©e du voyageur enl’entourant d’égards et de marques de raffinement etd’intelligence. Les suggestions sont nombreuses etfavorisent les jeux mentaux, architecturaux, mobi-liers ou graphiques, selon le dĂ©sir»... Le programme intĂšgre aussi le rĂ©amĂ©nagement del’intĂ©rieur des rames, des salons d’affaires dans lesterminaux, des zones d’enregistrement, des guichetsde vente
 jusqu’aux uniformes et Ă  l’identitĂ©visuelle. Mais ne sommes-nous pas pris en otagespar des subterfuges de crĂ©ateur? «Mon but n’est pas de dĂ©tourner le passager vers“Starckland” avant de le conduire Ă  destination!Mais de faire de son voyage un repos entre deuxtensions urbaines, le “fluidifier” en assouplissant lesmoments et les lieux de transition: l’arrivĂ©e dans lagare, les contrĂŽles, les accĂšs, l’attente... Bref, de fairedisparaĂźtre les “parasites” par la crĂ©ation d’unenouvelle cohĂ©rence grĂące aux tonalitĂ©s sonores,codes de couleurs, de matiĂšre et de lumiĂšre, dans lesens d’une adĂ©quation avec le vĂ©cu envisagĂ© duvoyage».

Luxe, calme et voluptĂ©: le «lounge» de l’Eurostar selon Starck.

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prennent aux femmes ou aux en-fants, les giflent, les violentent, ou lestuent; c’est plutĂŽt malgrĂ© eux, endĂ©pit de leur bonne volontĂ©, voire deleurs rĂ©solutions. Il en est d’ailleurspour exprimer le regret, la honte, laculpabilitĂ© de leur propre violence.Mais comment la maĂźtriser? Com-ment l’empĂȘcher, absolument?

Nos contes et lĂ©gendes (MĂ©lusine,Barbe-Bleue, par exemple), inscritsdans le systĂšme de la conjugalitĂ©,relatent le drame de la transgression:jamais le hĂ©ros n’est vainqueur deson impulsion. Plus forte que lui, ellel’entraĂźne toujours Ă  la violence. Etrien, autour de lui, ne s’oppose Ă  l’in-fraction: la femme de Barbe-Bleue ouMĂ©lusine en son bain, sont acces-sibles, sans dĂ©fense et sans protec-tion, seules face Ă  l’agresseur, autransgresseur; pas de groupe ou defamiliers pour s’interposer, les protĂ©-ger. Et l’homme le plus charmant dumonde peut se trouver dĂ©passĂ© parune pulsion. Il s’agit donc d’un «effetde structure», et non de perte de va-leurs ou autre dĂ©viation, sociale oupersonnelle, dont une religion, unemorale ou une thĂ©rapie pourraientvenir Ă  bout. Cet «effet de structure»est celui de l’organisation familialeconjugale, imposant la cohabitationsexuelle et empĂȘchant ainsi la pro-tection de la faiblesse, de la fragilitĂ©,de la diffĂ©rence; incitant plutĂŽt Ă  lanier, l’exploiter ou la dĂ©truire, par latransgression. Ainsi les interdits dis-paraissent-ils de nos sociĂ©tĂ©s.

La conjugalitĂ© apparaĂźt dĂšs lorscomme le phĂ©nomĂšne le plus nocif–pourtant le plus massif de notre or-ganisation sociale. Elle est le dĂ©tona-teur de la violence sexuelle. Il ne s’a-git pas de mettre en doute ou de ban-nir la richesse et la profondeur dusentiment amoureux; au contraire, ilfaut le protĂ©ger. Pour cela, il fautl’écarter du «nid», que les bĂȘtes n’uti-lisent d’ailleurs jamais pour copuler,ni mĂȘme pour se bĂ©coter.

Le verrou de la violence sexuelleAu-delà de la variété des situations,des époques, des coutumes dont dé-coulent des obligations et interdic-

tions Ă©minemment variables, le ta-bou est impensable sans le totem; aufil des notations de l’ethnographie,ces deux concepts sont constammentmis en rapport l’un avec l’autre; ilssont indissociables. Apparu en 1791avec les observations de J. Long chezles Indiens Ojibwa d’AmĂ©rique duNord, le mot «totem» signifie «pa-rentĂ©, frĂšre, sƓur utĂ©rins (enfantsd’une mĂȘme mĂšre)» c’est-Ă -dire pa-rentĂ© matrilinĂ©aire. Cette identitĂ© dunom de groupe et du lien gĂ©nĂ©alo-gique Ă  la mĂšre se retrouve dans demultiples sociĂ©tĂ©s, liant indiscutable-ment totem et matrilinĂ©aritĂ©. C’est legroupe utĂ©rin qui forme le mailloncentral de cet enchaĂźnement; c’estautour de lui que s’organisent lafamille (le totem) et les interdits (lestabous).

La famille totĂ©mique, dite aujour-d’hui utĂ©rine ou natale, n’est passexuĂ©e: les amants ne cohabitentpas; ceux qui cohabitent ne sont passexuellement liĂ©s, il n’y a donc pasd’«affins» ou alliĂ©s (les «piĂšces rap-portĂ©es»); les cohabitants sont lesgrands-mĂšres, leurs frĂšres, lesgrands-oncles, les fils et filles desfemmes, garçons et filles, les enfantsde celles-ci, tous cousins et cousines.Il s’agit donc d’une famille sansalliances, donc non conjugale, parconsĂ©quent sans Ă©poux, et sans«pĂšres» au sens coĂŻtal. Les «pĂšres»sont les germains (frĂšres ou cousinsdes mĂšres), et ils sont tous respon-sables des enfants. Les membresd’une famille natale (le totem) restentunis toute leur vie, se portent assis-tance mutuelle, Ă©lĂšvent ensembleleurs enfants, mangent ensemble,mais ne doivent ni faire couler lesang les uns des autres, ni copulerensemble.

Selon les descriptions ethnolo-giques, dans ces sociĂ©tĂ©s non con-jugalisĂ©es, les relations amoureu-ses sont empreintes d’une totalelibertĂ©. Hom-mes et femmes, dĂšs lapubertĂ©, se dĂ©clarent et se rencon-trent avec empressement et simpli-citĂ©. Les femmes restent chez elles:les hommes leur rendent des visitesnocturnes qu’elles acceptent ounon; ces nuits amoureuses ayantlieu au domicile de la femme, celle-

ci bĂ©nĂ©ficie de la protection detoute la maisonnĂ©e: Ă  la moindrealerte, quelqu’un se lĂšve et peutsecourir la femme, s’interposer,chasser l’indĂ©sirable. Mais quelamant souhaitant ĂȘtre reçu dans lesnuits Ă  venir, en viendrait Ă  violen-ter son amante? La violencesexuelle est donc Ă  la fois empĂȘ-chĂ©e (par la prĂ©sence de la familledans la maison) et Ă©vitĂ©e (par desamants avisĂ©s). On observe enoutre qu’entre familiers, au sein dela parentĂ©, les Ă©vocations sexuellessont absolument prohibĂ©es: l’in-sulte ou le juron sexuels, la discus-sion sur les amants ou les actessexuels, sont totalement exclus desdiscussions entre parents de sexesopposĂ©s. La discrĂ©tion en matiĂšrede sexe semble prĂ©server le tabouinterdisant la sexualitĂ© entre coha-bitants. Il est curieux de constatercette apparente pudibonderie asso-ciĂ©e Ă  la plus totale licencesexuelle!

La situation est tout Ă  fait inverse enOccident: Ă  la plus grande libertĂ© d’é-vocation sexuelle, dans le discours(familier, radiophonique, littĂ©raire ouautre) comme dans l’image (publici-taire, plastique, cinĂ©matographiqueou autre), est associĂ©e une prohibi-tion sexuelle dissimulĂ©e mais pa-tente. En effet, si la libertĂ© sexuelleĂ©tait une rĂ©alitĂ©, alors il existerait uneinfraction punissant les gens quientravent les relations sexuelles desautres.

On voit donc bien que l’interditsexuel (le tabou) ne peut ĂȘtre efficaceet respectĂ© que si la famille natale (letotem) est la norme, entraĂźnant dansson sillage une libertĂ© sexuelle rĂ©elleet protĂ©gĂ©e. En d’autres termes, lesinterdits liĂ©s au sexe et Ă  la violencene peuvent ĂȘtre efficaces et respectĂ©sque dans les sociĂ©tĂ©s non conjuga-lisĂ©es. Sinon, les interdits ne sont pasrespectĂ©s, la violence surgit, femmeset enfants sont en danger, la libertĂ©disparaĂźt. Il est donc parfaitementirrĂ©aliste de vouloir la libre sexualitĂ©en mĂȘme temps que l’absence deviolence sexuelle, sans agir pour lapromotion de la famille natale et l’éli-mination de la conjugalitĂ©.

AgnĂšs EchĂšne

Les interdits liés au sexe et à la violence

ne peuvent ĂȘtre efficaces et respectĂ©s que dans les sociĂ©tĂ©s non conjugalisĂ©es.

Agnùs Echùne est titulaired’un DEA de philosophie,d’un diplîme de Sciencespolitiques et d’une licencede psychologie. Elle estconsultante et formatrice enentreprise.

L e meurtre conjugal frappe lesfemmes, souvent. Selon unrapport du Conseil de l’Eu-

rope, le couple tue, plus que lecancer, plus que la route.

La sexualitĂ© est dangereuse;toutes les sociĂ©tĂ©s le savent;toutes mettent en place desrĂšgles destinĂ©es Ă  la rĂ©guler.Que la sexualitĂ© s’exerce aumieux et sans dommage pourquiconque, telle est la fonctionassignĂ©e aux lois ou auxtabous qui l’encadrent. Qu’enest-il vraiment?

La violence sexuelleDans la sociĂ©tĂ© occidentalemoderne, comme dans biendes sociĂ©tĂ©s traditionnelles, lasexualitĂ© provoque desdommages considĂ©rables; lacriminalitĂ© sexuelle est rava-geuse; ses victimes sontinnombrables. Que l’on songeau meurtre, au viol, Ă  la vio-lence, pornographique, prosti-tutionnelle ou conjugale, ondoit bien constater que rien nesemble les endiguer. MĂȘmedes sociĂ©tĂ©s sexuellement trĂšslibĂ©rales comme la Scandina-vie, voient la criminalitĂ© sexuelleaugmenter. Comment expliquer untel phĂ©nomĂšne alors que nous dispo-sons de l’institution du mariage cen-sĂ©e rĂ©duire l’agressivitĂ© entre mĂąlesdu mĂȘme groupe en structurant lafamille, ainsi que de lois interdisantle meurtre, le viol, les coups et bles-sures, la filiation incestueuse, etc.

Avant et/ou ailleurs, lĂ  oĂč la loi estinconnue, existe le tabou. Il importede distinguer les sociĂ©tĂ©s rĂ©gies par

la loi et les sociĂ©tĂ©s rĂ©gies par le ta-bou. OrganisĂ©es autour de la famillefondĂ©e et du mariage, les sociĂ©tĂ©sconjugalisĂ©es ne sont plus rĂ©gies parle tabou, mais nĂ©cessairement par ledroit et ses lois, puisque mariage et«pacs» sont des contrats. Or, force estde constater que les sociĂ©tĂ©s de droitentretiennent la violence sexuelleplutĂŽt qu’elles ne l’évacuent, qu’il s’a-gisse d’ailleurs de sociĂ©tĂ©s tradition-nelles ou de sociĂ©tĂ©s modernes.

Ignorant la loi et le droit, mais rĂ©giespar le tabou, et Ă  condition de n’avoirpas Ă©tĂ© acculturĂ©es, nombre de sociĂ©-tĂ©s ne pratiquent pas le mariage etmaĂźtrisent efficacement la violencesexuelle. Le tabou anthropologique–diffĂ©rent du tabou mondain, liĂ© au

politiquement correct– crĂ©e un inter-dit majeur: celui de la promiscuitĂ©sexuelle; il s’agit avant tout de dis-joindre la sexualitĂ© de la vie quoti-dienne. Ce que les ethnologues ontappelĂ© «tabou de l’inceste» et «pres-cription de l’exogamie» est d’abordun verrou contre la violence sexuelle:proscrite de l’espace familier, de l’en-tre-soi, la sexualitĂ© ne peut s’exercer

qu’avec ceux du dehors, les autres,les non-familiers. La convoitise, lapossession, la jalousie sont ainsiĂ©vacuĂ©es de l’espace quotidien; «quipartage le mĂȘme bol ne partage pasle mĂȘme lit», dit le proverbe. Le tabouexclut de fait la vie de couple puisquecelle-ci mĂȘle obligatoirement familia-ritĂ© et sexualitĂ©: «boire et manger,coucher ensemble, c’est mariage ceme semble».

La violence conjugaleDans nos sociĂ©tĂ©s, la loi a remplacĂ© letabou. Force est de constater que laloi est sans effet dans nombre d’es-paces dits de «non-droit», en particu-lier la famille. En son sein, le pĂšre/Ă©poux est souvent le premier Ă  trans-

gresser la loi, qu’il s’agisse de l’in-ceste, des coups et blessures ou duviol marital. En effet, dans la famille,tout invite Ă  la transgression: promis-cuitĂ©, absence de tĂ©moins, dĂ©faut deprotection des plus faibles, exaspĂ©ra-tion de la sexualitĂ©, autoritĂ© d’unmĂąle seul, latitude de brutalitĂ©. C’estrarement par mauvaise volontĂ© ou in-tention de nuire que les hommes s’en

Le couple, premier foyer de violence contre les femmesLes sociétés conjugalisées ne

sont plus régies par le tabou.

C’est le constat d’une philosophe

et psychologue, AgnĂšs EchĂšne.

Beth Garnelle Edwards, Art et Carol, 72 ans, 1997, MusĂ©e de la photographie (avenue PaulPastur 11, Charleroi, jusqu’au 29 fĂ©vrier 2004).

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Coopération policiÚre et judiciaire USA-UE

Un rapport impérial

L e 25 juin 2003, un accord surl’extradition et l’entraide judi-ciaire a Ă©tĂ© signĂ© Ă  Washing-

ton. Cet acte finalise un processus denĂ©gociations tenues secrĂštes. Lesdocuments enregistrant les discus-sions intermĂ©diaires Ă©taient inacces-sibles. Seuls les textes finaux ont Ă©tĂ©dĂ©classifiĂ©s. Le Parlement europĂ©en,qui a uniquement une compĂ©tenced’avis, avait critiquĂ© ce projet esti-mant que la question de la peine demort devait ĂȘtre un Ă©lĂ©ment expliciteinterdisant une extradition. En fai-sant rĂ©fĂ©rence aux prisonniers euro-pĂ©ens dĂ©tenus dans la base amĂ©ri-caine de Guantanamo, le Parlementsouhaitait Ă©galement que «les ac-cords excluent explicitement touteforme de coopĂ©ration judiciaire avecles tribunaux d’exception et/ ou mili-taires»1. Il mettait ainsi le doigt surles problĂšmes immĂ©diats engendrĂ©spar cet accord: l’application de lapeine de mort dans nombre d’ÉtatsamĂ©ricains et l’existence de juridic-tions d’exception, mises en place

pour juger les Ă©trangers accusĂ©sd’activitĂ©s terroristes.

ExtraditionLa question de la peine de mort alongtemps Ă©tĂ© le point sur lequel s’estfocalisĂ©e la rĂ©sistance de quelquespays europĂ©ens. Dans l’accord signĂ©,cet obstacle a Ă©tĂ© surmontĂ©. Uneclause stipule que l’État requis peutaccorder l’extradition Ă  conditionque la peine de mort ne soit pasprononcĂ©e ou pas appliquĂ©e, Ă  l’en-contre de la personne recherchĂ©e2.Cependant, la question essentiellereste celle de la subordination du sys-tĂšme judiciaire des pays de l’UE Ă celui des USA.Avant le dĂ©but des nĂ©gociations, lesÉtats-Unis avaient Ă©mis des exigen-ces trĂšs Ă©levĂ©es. Le 16 octobre 2001,le gouvernement amĂ©ricain avaitadressĂ© au prĂ©sident de la Commis-sion europĂ©enne une liste de seizepropositions d’actions.

Les demandes des États-Unis Ă©taientune tentative d’opĂ©rer une vĂ©ritablerĂ©organisation de la coopĂ©ration pĂ©-nale en permettant aux autoritĂ©s po-liciĂšres et aux magistrats de chaqueÉtat membre de l’UE de nĂ©gocierdirectement avec les autoritĂ©s judi-ciaires amĂ©ricaines, en court-circui-tant les procĂ©dures nationales et les

diffĂ©rents niveaux de con-trĂŽles qu’elles impliquent. Ils’agissait aussi d’autoriserles juges d’instruction Ă demander oralement, Ă leurs homologues, desdossiers judiciaires ou d’in-viter des tĂ©moins Ă  compa-raĂźtre.

Les États-Unis voulaientĂȘtre traitĂ©s par l’Union eu-ropĂ©enne comme un Étatmembre de celle-ci. Ce quiimpliquait, comme dans lemandat d’arrĂȘt europĂ©en,l’application du principe dela reconnaissance mutuelledes dĂ©cisions judiciaires3.Avec la signature de cetaccord, les États-Unis enre-

concrĂštement dans quelle mesureces demandes seront rencontrĂ©es.Rien n’est rĂ©glĂ© concrĂštement. Letexte n’est que la partie Ă©mergĂ©e d’uniceberg de nĂ©gociations tenues se-crĂštes.L’accord est d’ailleurs construit demaniĂšre telle que les autoritĂ©s amĂ©ri-caines puissent exercer constam-ment des pressions afin de lever toutobstacle Ă  leurs exigences.

Entraide judiciaireLa deuxiĂšme partie de l’accord portesur l’entraide judiciaire qui va de l’é-change d’informations bancaires Ă la surveillance et Ă  l’interception descommunications ainsi qu’à la consti-tution de groupes d’enquĂȘtes com-muns.Les informations Ă©changĂ©es doiventse rapporter Ă  une enquĂȘte ou Ă  unepoursuite pĂ©nale mais peuvent portersur n’importe quel type de dĂ©lit ousur le simple soupçon de l’existenced’une infraction. La demande de ren-seignements doit contenir des infor-mations «suffisantes» pour permettreĂ  l’autoritĂ© du pays requis «d’avoirdes motifs raisonnables» de croireque ces informations concernent uneinfraction pĂ©nale.Si la finalitĂ© judiciaire est rĂ©guliĂšre-ment mise en avant pour justifier l’é-change de donnĂ©es personnelles, letexte de l’accord prĂ©voit une exten-sion quasi illimitĂ©e de l’utilisation desinformations Ă©changĂ©es. Il prĂ©voit eneffet que les renseignements peuventĂ©galement ĂȘtre employĂ©s dans desprocĂ©dures judiciaires ou administra-tives non pĂ©nales ou «à toute autrefin, uniquement avec l’accord prĂ©a-lable de l’État requis». De toute ma-niĂšre, l’État requĂ©rant peut, sansaccord explicite de la partie requise,utiliser les informations transmises«pour prĂ©venir une menace immĂ©-diate et sĂ©rieuse contre sa sĂ©curitĂ©publique».L’État requis peut imposer des condi-tions restrictives spĂ©cifiques pourl’utilisation des donnĂ©es, mais nepeut imposer «des restrictions gĂ©nĂ©-rales ayant trait aux normes lĂ©galesde l’État requĂ©rant en matiĂšre de trai-tement de donnĂ©es Ă  caractĂšre per-sonnel». Cela signifie qu’un ÉtateuropĂ©en ne peut refuser de trans-mettre des informations aux États-Unis pour la raison que ceux-ci n’ontpas de lĂ©gislation de protection desdonnĂ©es personnelles.D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, l’orientationdonnĂ©e Ă  l’accord est qu’il y ait lemoins possible de refus aux deman-des d’un État requĂ©rant.

Il faut Ă©galement retenir qu’il n’y apas de rĂšgles d’accĂšs aux donnĂ©estransmises, ni de possibilitĂ©s de cor-rection de ces informations5. Deplus, l’accord ne contient aucuneclause fixant quelle autoritĂ© peutavoir accĂšs aux informations. LesautoritĂ©s amĂ©ricaines n’offrent enoutre aucune garantie que cesdonnĂ©es ne seraient pas transmises Ă des entreprises privĂ©es.L’article 5 porte sur la formation d’é-quipes policiĂšres d’enquĂȘte commu-nes, entĂ©rinant ainsi une situationdĂ©jĂ  existante.

Accord Europol-USAL’absence de possibilitĂ© de contrĂŽledes informations transmises auxUSA caractĂ©rise Ă©galement la coopĂ©-ration policiĂšre. Le 20 dĂ©cembre2002, il a Ă©tĂ© Ă©tabli un accord decoopĂ©ration entre Europol et lesÉtats-Unis afin de faciliter l’échanged’informations «à caractĂšre person-nel». Il s’agit de renseignements surles «caractĂ©ristiques physiques, phy-siologiques, mentales, Ă©conomiques,culturelles et sociales» de personnessoupçonnĂ©es d’appartenir Ă  une or-ganisation terroriste ou de faire par-tie de la criminalitĂ© organisĂ©e.Ces accords stipulent que des don-nĂ©es relatives Ă  «la race, aux opi-nions politiques, aux croyances reli-gieuses ou autres, Ă  la vie sexuelle»6

seront Ă©changĂ©es, si ces mesuressont jugĂ©es «appropriĂ©es» au dĂ©ve-loppement d’une enquĂȘte sur un actecriminel.

La transmission de donnĂ©es n’acependant pas nĂ©cessairement unobjectif pĂ©nal. La dĂ©tection et la prĂ©-vention des dĂ©lits permettent de s’af-franchir de l’existence d’une infrac-tion et d’une finalitĂ© judiciaire. Detels Ă©changes sont Ă©galement prĂ©vusen matiĂšre d’immigration.

ConformĂ©ment Ă  la Convention Eu-ropol7 de 1995, c’est en toute autono-mie, que l’Office europĂ©en de police amenĂ© les nĂ©gociations avec les auto-ritĂ©s amĂ©ricaines.

La Cour de Justice europĂ©enne n’aaucune possibilitĂ© de juger la validitĂ©des accords, ni le pouvoir de les inter-prĂ©ter. Le Parlement europĂ©en n’estpas consultĂ©. Il n’y a mĂȘme aucuneobligation de l’informer. Il s’agit d’unaccord qui ne nĂ©cessite aucune ratifi-cation des parlements nationaux. Unnombre important de documentsportant sur les modalitĂ©s de cetaccord sont d’ailleurs tenus secrets.En l’absence de tout contrĂŽle surl’utilisation des donnĂ©es transmises

par Europol, un grandnombre d’institutionsamĂ©ricaines, judiciaires,policiĂšres et administra-tives auraient un accĂšsillimitĂ© Ă  celles-ci.

Suite Ă  un accord avec laCommission europĂ©enne,les douanes amĂ©ricainesont, depuis le 5 mars2003, accĂšs aux systĂšmesde rĂ©servation descompagnies aĂ©riennessituĂ©es sur le territoire del’UE. Les informations communi-quĂ©es ne se limitent pas aux noms,prĂ©nom, adresse, numĂ©ro de tĂ©lĂ©-phone, date de naissance, nationalitĂ©,sexe, adresse durant le sĂ©jour auxUSA et numĂ©ro de passeport maiscomportent aussi l’itinĂ©raire, lesdonnĂ©es mĂ©dicales et alimentaires.Ces demandes pourraient porter surle numĂ©ro de carte de crĂ©dit ou sur lemotif prĂ©cis de la visite. En fait,comme le formule la partie amĂ©ri-caine, les renseignements fournispourraient contenir «toute autreinformation que l’Attorney GĂ©nĂ©raldĂ©termine comme nĂ©cessaire pourl’identification des personnes trans-portĂ©es, pour l’application des lois surl’immigration et pour protĂ©ger la paixpublique et la sĂ©curitĂ© nationale»8.

Double consĂ©quence de ce qui prĂ©-cĂšde: faire entrer l’UE et ses Étatsmembres dans un systĂšme d’engage-ments unilatĂ©raux sans avoir la capa-citĂ© de les contrĂŽler mais aussi dedemander aux États membres del’UE de violer les rĂšgles communesainsi que leur propre lĂ©galitĂ©.Comme, aprĂšs un boycott de DeltaAirlaines, le CongrĂšs amĂ©ricain abloquĂ© l’application de ces normesaux citoyens amĂ©ricains, celles-cis’appliquent dĂ©sormais aux seulsnon AmĂ©ricains, qui, au contraire descitoyens des États-Unis, n’ont aucunepossibilitĂ© de recours judiciaire.

On voit bien la mise en place d’unestructure impĂ©riale: les USA ont lacapacitĂ© d’imposer leurs propres cri-tĂšres en ce qui concerne les donnĂ©estransmises ainsi que leurs juridic-tions spĂ©ciales destinĂ©es Ă  juger lesĂ©trangers. Les pays europĂ©ens accep-tent de soumettre leurs ressortissantsĂ  des procĂ©dures amĂ©ricaines qui nes’appliquent pas aux citoyens desUSA! Il s’agit lĂ  d’une reconnais-sance de fait de la prĂ©Ă©minence decette nationalitĂ©. Quant au pouvoirexĂ©cutif amĂ©ricain, il exerce unesouverainetĂ© mondiale.

Jean-Claude Paye

gistrent une victoire importante puis-qu’ils viennent d’obtenir une recon-naissance implicite de la lĂ©galitĂ© deleurs juridictions spĂ©ciales4, qui sontpourtant un obstacle Ă  tout procĂšsĂ©quitable. L’absence de possibilitĂ© de recoursexplique pourquoi le gouvernementamĂ©ricain n’a pas utilisĂ© le systĂšmedes cours martiales, qui prĂ©voit uneprocĂ©dure d’appel devant un tribunalcivil.Cet accord sur l’extradition opĂšre in-directement une lĂ©gitimation de cesjuridictions spĂ©ciales et rien n’em-pĂȘche les ressortissants europĂ©ens,remis par leurs autoritĂ©s nationales,d’ĂȘtre jugĂ©s par ces tribunaux.La capacitĂ© des autoritĂ©s amĂ©ricainesd’imposer ces commissions militai-res, destinĂ©es Ă  juger les Ă©trangers,montre bien le caractĂšre liberticidede ces accords mais encore leur asy-mĂ©trie, puisque les individus de na-tionalitĂ© amĂ©ricaine Ă©chappent Ă  cestribunaux. Rappelons Ă©galement que les États-Unis ont parallĂšlement imposĂ©, Ă nombre d’États, des accords qui in-terdisent, dans le cadre de «missionsde la paix», le transfert de ressortis-sants amĂ©ricains devant le TribunalpĂ©nal international. Selon le dĂ©parte-ment d’État, 43 pays ont signĂ© publi-quement un tel engagement, aumoins sept autres l’auraient fait ensecret. Cela montre que la rĂ©cipro-citĂ©, dont se rĂ©clame formellementcet accord signĂ© avec l’Union euro-pĂ©enne, n’est pas l’orientation que lesautoritĂ©s amĂ©ricaines veulent donnerĂ  leurs rapports internationaux.

Les États-Unis ont dĂ©jĂ  Ă©tabli des ac-cords bilatĂ©raux d’extradition avecnombre d’États europĂ©ens. Ceux-ciautorisent la remise de la personnepour une liste strictement limitĂ©ed’infractions, gĂ©nĂ©ralement les dĂ©litsliĂ©s au terrorisme et Ă  la criminalitĂ©organisĂ©e. Le texte signĂ© par le Con-seil de l’UE modifie cette procĂ©durepuisqu’il porte sur l’ensemble desdĂ©lits pouvant conduire Ă  une peinemaximum d’au moins un an. Il cou-vre ainsi la grande majoritĂ© des in-fractions. Peuvent aussi donner lieu Ă une extradition la tentative ou la«conspiration» afin de commettreune infraction, ainsi que la participa-tion Ă  un dĂ©lit. Les États-Unis dĂ©sirent que la procĂ©-dure d’extradition soit quasiment au-tomatique et ainsi dĂ©pourvue de toutcontrĂŽle politique ou judiciaire sur lefond de la requĂȘte. Il s’agit lĂ  de l’en-jeu fondamental qui sous-tend cet ac-cord. Le texte ne permet pas de saisir

1 Parlement européen,(2003/2003(INI)), FINALA5-0172/2003, le 22 mai2003.

2 http://register.consilium.eu./int/pdf/fr/03/stog/stog153fr03.pdf

3 Lire «Les faux-fuyants dumandat d’arrĂȘt euro-pĂ©en», Le Monde diplo-matique, fĂ©vrier 2002.

4 Rappelons qu’un dĂ©cretprĂ©sidentiel, pris dans lecadre de «l’USA PatriotAct», «l’Executive Order»du 13 novembre 2001,instaure des commis-sions militaires spĂ©cialespour juger les Ă©trangers,accusĂ©s de participer Ă des activitĂ©s terroristes.Le procĂšs peut ĂȘtre se-cret et il n’y a pas de pro-cĂ©dure d’appel devantune juridiction civile. LeministĂšre de la DĂ©fense abien prĂ©vu une commis-sion de rĂ©vision quijouera le rĂŽle d’un tribu-nal de second niveau,mais on peut Ă©mettre desdoutes sur l’indĂ©pendan-ce des membres de cettecommission puisqu’ilssont dĂ©signĂ©s, au cas parcas, par le prĂ©sidentBush. Si l’accusĂ© n’ac-cepte pas les dĂ©fenseursdĂ©signĂ©s par l’armĂ©e, ilpeut faire appel Ă  unavocat civil mais, celui-ci,de mĂȘme que la presse,devra quitter le tribunallorsqu’une informationclassĂ©e «secret dĂ©fense»sera prĂ©sentĂ©e.

5 Garantie par la Directive95/46 de l’Union euro-pĂ©enne sur la protectiondes donnĂ©es.

6 Conseil de l’Union euro-pĂ©enne, 13689/02, 4novembre 2002.

7 J.O. C316 du 27novembre 19995,articles 42, 10 et 18.

8 «European Commissioncaves in to US demandsfor airline and shippingpassenger lists», acces-sion.htm

Jean-Claude Paye estsociologue.

Les États-Unis dĂ©sirent que

la procĂ©dure d’extradition soit quasiment automatique

et ainsi dépourvuede tout contrÎle politique

ou judiciaire sur le fond de la requĂȘte.

L’Union europĂ©enne abandonne

sa propre légalité pour répondre

aux exigences américaines!

© Reuters

Forteresse America: Il y adĂ©sormais des rĂšgles imposĂ©esaux seuls citoyens non AmĂ©ri-cains, comme les EuropĂ©ens,qui n’ont aucune possibilitĂ© derecours judiciaire.

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c u l t u r e

Matisse

L’amour de l’arbre

E t Matisse sera tantĂŽt chĂȘne,tantĂŽt roseau, rĂ©sistant auxsirĂšnes des modes temporai-

res pour mieux plier son pinceau auxrigueurs du grand art dĂ©coratif. Carpour Henri Matisse, trĂšs tĂŽt, arbre,ramure et feuillage seront avant toutdes objets, faisant sienne l’idĂ©e deGoethe: «Qu’est-ce qui est plusimportant, en effet, que les objets etqu’est-ce que toute la thĂ©orie de l’artsans eux?» L’un des premierstableaux clefs de l’artiste, La Conver-sation de 1911 (MusĂ©e de l’Ermitage,Saint-PĂ©tersbourg) illustre de ma-

niĂšre exemplaire sa dĂ©marche: surun grand aplat d’un bleu intense, unhomme –vertical– converse avec unefemme –courbe; entre eux, une fe-nĂȘtre qui ouvre sur un jardin consti-tuĂ© d’un arbre –vertical– et d’unepelouse –courbe. Voici picturalementrĂ©sumĂ© toute la pensĂ©e de Puvis deChavannes, tant vĂ©nĂ©rĂ© par l’artiste,lorsqu’il proclamait: «le vĂ©ritable rĂŽlede la peinture est d’animer la mu-

raille», et Matisse aura cette «passiondu mur», cet illusionnisme qu’iladmirait aussi chez Van Eyck ou chezPiero della Francesca, car Matisseveut aller au-delĂ  de la simple reprĂ©-sentation: «je ne peins pas les choses,je ne peins que le rapport entre leschoses». L’arbre participera tout natu-rellement de ce rapport, ainsi dansLa Conversation, oĂč c’est la ligne quitrahit l’émotion tandis que la couleurconstruit la perspective.

En 1911 et 1912, fascinĂ© par l’Orient,ce nouveau sĂ©same magique qui rĂ©-chaufferait une Europe dĂ©sacralisĂ©eet Ă©touffĂ©e sous la fumĂ©e des usines,Matisse passe deux hivers au Maroc,oĂč il travaille selon ses proprestermes dans un «parc immense auxarbres trĂšs hauts». Cette nature dans son rapport lu-miĂšre/couleur va bientĂŽt estomper laligne des objets, le sol va se traduireen aplats colorĂ©s, les herbes vont semĂ©tamorphoser en guirlandes orne-mentales et les arbres deviendrontceux du Paradis, donnant Ă  l’ensem-ble l’expression d’une voluptĂ© Ă©dĂ©-nique parfaite.Peu avant de s’installer dĂ©finitive-ment Ă  la CĂŽte d’Azur, Matisse Ă©criten 1918: «Le tronc d’arbre, avec soncaractĂšre de force, lance ses rameauxselon les lois de l’expansion et selonsa sĂšve, qu’un artiste vĂ©ritable doitsentir et reprĂ©senter». Ceci explique-rait-il le goĂ»t qu’il Ă©prouva pour leplatane maintes fois reprĂ©sentĂ© dansles dessins des annĂ©es cinquante etqui trouvera son ultime aboutisse-ment Ă  Saint-Jean-Cap-Ferrat dans la«plus petite salle Ă  manger dumonde» comme l’appelait ironique-ment son propriĂ©taire, l’éditeurTĂ©riade? Nous sommes en 1951,Matisse vient de terminer la dĂ©cora-tion de la chapelle de Vence, et laminuscule salle Ă  manger rappelle Ă l’artiste l’exiguĂŻtĂ© du lieu saint.Comme dans ce dernier, Matisse vaopposer une cĂ©ramique en noir etblanc Ă  un vitrail resplendissant decouleurs lumineuses, reprenant l’é-ternelle Ă©quation, ligne et plan, noiret blanc et chromatisme. Matisse varĂ©soudre dans l’espace domestique leproblĂšme soulevĂ© par le sanctuaire;l’arbre, cette expression parfaite dumystĂšre de la vie unissant la terre au

cosmos, va ici remplacer la madonede Vence et, comme le constatePierre Schneider: «Devant lui, onpense moins au marronnier ou Ă  unplatane qu’au buisson ardent».L’arbre, signe signifiant du dessinpour Matisse par le mystĂšre de saverticalisation, est comme l’ultimedon du ciel juste avant qu’il ne seretire du plan terrestre. Car Matisse les aura aimĂ©s sesarbres, que ce soient les amandiersen Corse, les pins, les palmiers et leseucalyptus de la CĂŽte d’Azur, lescocotiers pandanus Ă  Tahiti ou lesplatanes de Vence, amour qu’il rĂ©su-mera dans Jazz sous la formule:«Trouver la joie dans le ciel, dans lesarbres, dans les fleurs».Avec ses 120 peintures, dessins,gouaches dĂ©coupĂ©es et photogra-phies, l’exposition nous emmĂšne duCateau Ă  Nice, du Maroc Ă  Tahiti, deParis Ă  Vence, sur les traces d’unMatisse dont la ligne de mire estarbre.

Ben Durant

«L’arbre tient, le roseau plie»

Jean de la Fontaine

MusĂ©e Matisse, Palais FĂ©ne-lon, 59360 Le Cateau-CambrĂ©sis, France. Ouverttous les jours, sauf le mardi,de 10 Ă  18 H jusqu’au 11janvier 2004. Tel: 00 33 (0)3 27 84 64 50.

Tahiti II, 1936, gouache,Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis.

L’affiche de l’exposition (Le Platane, encre,1951, MusĂ©e Matisse, Nice).