Rikertov Otisak u Mišljenju Mladog Hajdegera

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135 Sophie-Jan Arrien Université Laval Canada L’empreinte de Rickert dans la pensée du jeune Heidegger Résumé : De 1919 à 1923, Heidegger a développé une phénoménologie herméneutique de la vie facticielle qui s’ouvrira en 1927 sur l’Analytique existentiale du Dasein. Délais- sant les grandes sources d’inspiration « positives » que sont pour le jeune Heidegger les pensées d’Aristote, Husserl et Dilthey, nous rappellerons dans cet article que son projet d’une herméneutique phénoménologique de la vie est notamment issu d’un débat suivi avec le néo-kantien Heinrich Rickert. Nous montrerons que les principales thèses épis- témologiques de ce dernier constituent un repoussoir à partir duquel se sont précisées terme à terme, comme en creux, les intuitions fondamentales qui président à la mise en place initiale de la pensée philosophique de Heidegger. Mots-clés : jeune Heidegger, Rickert, herméneutique, téléologie critique, vie facticielle On ne saurait sous-estimer dans la pensée de Martin Heidegger l’impor- tance de penser la philosophie comme une praxis. Cette dimension, qui traverse l’ensemble de son œuvre, est toutefois thématisée avec le plus d’insistance durant les premiers cours qu’il a professés à Freiburg, où le jeune Heidegger déploie explicitement l’espace de la philosophie comme le mouvement authentique de la vie. De ce point de vue, l’herméneutique phénoménologique développée par Heidegger de 1919 à 1923 décrit avant tout un philosopher ancré dans la facticité historique de la vie et dont les « catégories interprétatives » ne sont nulles autres que celles mises en œuvre par la vie elle-même dans son constant retour à soi. Est-ce à dire que dès 1919, le jeune Heidegger tient en main le cadre théorique d’une « science originaire de la vie 1 ». Certes non. Nous estimons plutôt que son herméneutique de la facticité, qui s’ouvrira sur l’Analytique existentiale de Sein und Zeit, se déploie graduellement et, notamment, comme une réponse au néo- kantisme de Heinrich Rickert, principal représentant de l’école néo-kantienne de Bade. Nous soutenons en effet que les visées épistémologiques (erkenntnistheore- tisch) et méthodologiques de Rickert, centrées sur l’a priori du sens et de la vali- dité dans leur opposition au « réel », ont indirectement fourni, dès 1919, un cadre 1 Cf. Heidegger, M.: Gesamtausgabe (désormais : GA) 58 [WS 1919-20], p. 1. Arhe, IV, 8/2007 UDK 165.62:2.277.2 Originalni naučni rad

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    Sophie-Jan ArrienUniversit LavalCanada

    Lempreinte de Rickert dans la pense du jeune Heidegger

    Rsum : De 1919 1923, Heidegger a dvelopp une phnomnologie hermneutique de la vie facticielle qui souvrira en 1927 sur lAnalytique existentiale du Dasein. Dlais-sant les grandes sources dinspiration positives que sont pour le jeune Heidegger les penses dAristote, Husserl et Dilthey, nous rappellerons dans cet article que son projet dune hermneutique phnomnologique de la vie est notamment issu dun dbat suivi avec le no-kantien Heinrich Rickert. Nous montrerons que les principales thses pis-tmologiques de ce dernier constituent un repoussoir partir duquel se sont prcises terme terme, comme en creux, les intuitions fondamentales qui prsident la mise en place initiale de la pense philosophique de Heidegger.Mots-cls : jeune Heidegger, Rickert, hermneutique, tlologie critique, vie facticielle

    On ne saurait sous-estimer dans la pense de Martin Heidegger limpor-tance de penser la philosophie comme une praxis. Cette dimension, qui traverse lensemble de son uvre, est toutefois thmatise avec le plus dinsistance durant les premiers cours quil a professs Freiburg, o le jeune Heidegger dploie explicitement lespace de la philosophie comme le mouvement authentique de la vie. De ce point de vue, lhermneutique phnomnologique dveloppe par Heidegger de 1919 1923 dcrit avant tout un philosopher ancr dans la facticit historique de la vie et dont les catgories interprtatives ne sont nulles autres que celles mises en uvre par la vie elle-mme dans son constant retour soi. Est-ce dire que ds 1919, le jeune Heidegger tient en main le cadre thorique dune science originaire de la vie1 . Certes non. Nous estimons plutt que son hermneutique de la facticit, qui souvrira sur lAnalytique existentiale de Sein und Zeit, se dploie graduellement et, notamment, comme une rponse au no-kantisme de Heinrich Rickert, principal reprsentant de lcole no-kantienne de Bade. Nous soutenons en e et que les vises pistmologiques (erkenntnistheore-tisch) et mthodologiques de Rickert, centres sur la priori du sens et de la vali-dit dans leur opposition au rel , ont indirectement fourni, ds 1919, un cadre

    1 Cf. Heidegger, M.: Gesamtausgabe (dsormais : GA) 58 [WS 1919-20], p. 1.

    Arhe, IV, 8/2007UDK 165.62:2.277.2Originalni nauni rad

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    initial la pense heideggerienne2. Dans cette perspective, les thses inaugurales de ce qui deviendra lhermneutique de la facticit apparaissent issues de la cri-tique de Rickert et davantage comme le rsultat de cette critique de Rickert que comme sa cause3. Nous dvelopperons cette hypothse en trois temps. Il sagira dabord de rappeler la confrontation au courant psychologiste qui motive tant la philosophie transcendantale nokantienne que la phnomnologie hermneuti-que de Heidegger. Nous prciserons en un second temps ce quil en retourne des grandes thses philosophiques de Rickert de faon pouvoir dgager, pour nir, en quel sens la pense du jeune Heidegger peut et peut-tre doit tre envisage comme une rponse la philosophie de Rickert qui, de ce fait, savrera la dter-miner en creux, comme son ngatif, pour ainsi dire, au sens photographique du terme.

    1. Lennemi commun : le psychologisme

    A la n du XIXe sicle, bien avant la parution des Recherches logiques de Husserl, la philosophie nokantienne se pose en dtracteur du positivisme et en particulier du courant psychologiste qui domine lactualit philosophique. Issu de la rception de luvre de John Stuart Mill et caractris par le rejet de toute la tradition idaliste de Kant Hegel, ce courant a pour reprsentants en Allemagne des logiciens positivistes tels que Lipps, Sigwart, Wund, Maier, Erdmann4. Le psy-chologisme considre non seulement que les concepts sont issus de lexprience,

    2 Pour une interprtation convergente de lvolution de pense du jeune Heidegger, voir M. Heinz : Philosophie und Weltanschauung : die Formierung von Heideggers Philosophiebe-gri in Auseinandersetzung mit der badischen Schule des Neukantianismus , Studia Phaenome-nologica. Romanian Journal for Phenomenology, vol. 1, nos 3-4, 2001, pp. 249-274.3 Notons que la prsence et la critique du nokantisme se retrouvent, explicitement ou non, dans presque tous les cours que Heidegger a donns Fribourg entre 1919 et 1923. Ne serait-ce que par cette importance textuelle, la critique heideggerienne de Rickert nous semble mriter dtre mise en vidence dans ses implications eu gard la pense heideggerienne.4 Cf. Mill, J. S., A System of Logic, ratiocinative and inductive [1843], London, J. W. Parker, 91875 ; Wundt, W. : Logik, eine Untersuchung der Principien der Erkenntnis und der Methoden wissenschaft -licher Forschung [1880-83], 2 T., Stuttgart, F. Enke, 21893-95 (dition revise), 31906 et System der Philosophie [1889], T. 1, W. Engelmann, Leipzig, 31907 ; Maier, H : Psychologie des emotionalen Denkens, Tbingen, J. C. B. Mohr, 1908 ; 1944 ; Marty, A. : Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachephilosophie, 3 T., Berne, A. Francke, 1940-1950 ; Lipps, T. : Grundzge der Logik [1893], Leipzig, L. Voss, 1912 ainsi que Inhalt und Gegenstand, Psychologie und Logik , compte-rendu de session de lAcadmie des sciences de Munich, Mnchen, K. B. Akademie, 1905 ; Sigwart, Ch. : Logik, T. 1 : Die Lehre vom Urtheil, vom Begri und vom Schluss, Tbingen, H. Laupp, 1873-1878 / Freiburg i. Br., J. C. B. Mohr, 21889-1893 ; Erdmann, B. :Logik ; logische Elementarlehre, Berlin, W. de Gruyter, 31923. Rappelons que les positions de Wundt, Maier, Marty et Lipps font lobjet dune critique explicite de Heidegger dans sa Dissertation de 1913.

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    mais quils possdent leur propre domaine de ralit, savoir le psychisme. La psychologie explique ds lors tous les objets de la pense y compris la classe par-ticulire des concepts logiques et principes gnraux sur lesquels sest di e la logique traditionnelle. Par l, la logique elle-mme devient une branche de la psy-chologie. Cest ainsi que Mill crit sans quivoque dans un texte de 1865 : la logique nest pas une science distincte de la psychologie [...]. Pour autant quelle est science, elle est une partie ou une branche de la psychologie, se distinguant delle dune part comme la partie se distingue du tout, et dautre part comme lart [entendre la technique] se distingue de la science 5. Ds lors, les lois logiques, les rgles de dduction luvre dans un syllogisme par exemple, se trouvent desti-tues de la parfaite validit formelle qui les caractrisait traditionnellement. Du point de vue psychologiste nulle validit en soi de la forme logique ne prvaut ; il ny a quune rptition ncessaire de faits empiriques de laquelle merge une rgle gnrale . Le psychologisme se penche ainsi sur une a rmation, une ngation, une dduction, une conclusion, une contradiction, comme sur un fait, un processus psychique quon peut exprimenter cest--dire dont on peut rp-ter lexprience. La philosophie, comprise comme psychologie descriptive, est la discipline charge dexaminer cette catgorie de faits particuliers quon retrouve au fondement de la connaissance. Il sagit l du domaine dexprience que lui as-signe le psychologisme. Dans cette perspective, toute thorie, si thorie il y a, doit rsulter de la mthode scienti que exprimentale. En ce sens, la consquence directe de ce positivisme est de acer la sparation traditionnelle institue entre les diverses sphres du rel, en loccurrence le domaine des objets idaux de la logique (ou tout aussi bien des mathmatiques) et celui des objets naturels des sciences empiriques. Limpratif positiviste qui se manifeste ainsi accule semble-t-il la philosophie a une alternative unique : ou bien elle abdique et renonce son rle traditionnel de mta-discours sur la connaissance et ses objets, ou bien elle se plie cette exigence en acceptant que les concepts eux-mmes sont le fruit de lexprience. Pourtant, malgr ses prtentions, la position psychologiste contient en germe la ncessit de son propre dpassement.

    Il y a dabord un problme de cohrence interne. Mme en rduisant le logique son acception psychologiste, il nest pas un domaine comme les autres. Car les phnomnes dinduction, de dduction, de supposition etc., sin ltrent partout. Ils font partie de tout discours scienti que et agissent donc comme une contrainte, plus prcisment une contrainte implicite lobservation pure des faits et lexprimentation. Leur validit et leur ncessit idale est implicitement

    5 Mill, J. S. : An Examination of Sir William Hamiltons Philosophy [1865], 51889, p. 461; tr. fr. E. Ca-zelles : La philosophie de Hamilton, Paris, Germer Baillire, 1869.

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    prsuppose par le psychologisme lui-mme qui en a rme le caractre empi-rique. Ainsi, plus le psychologisme touche son but en dcrivant les processus psychique de la connaissance, plus il rvle des phnomnes contraignants pour toute connaissance scienti que possible, des phnomnes qui pointent vers la ncessit, dune sphre de sens transcendantale. Il y a ensuite un problme de cohrence externe. Le psychologisme vise fonder la connaissance scienti que sur des processus psychiques. Or, la logique ainsi conue est-elle apte rendre compte de la science dans son ensemble ? Quen est-il par exemple de la science de lhistoire ? Les sciences historiques ont besoin dune pistmologie di rentes prcisment parce que le fait naturel et le fait historique nont pas la mme signi cation. Le fait historique ntant pas rptable, il ne peut pas faire lobjet dune exprimentation ni donc tre lobjet dune science positive fonde sur la simple mthode exprimentale. Le concept mme de causalit a forcment un sens di rent selon quil sapplique des faits naturels ou des faits historiques. Il en va de mme par ailleurs pour le domaine de lesthtique ou mme de lthique, sans parler du politique ou du religieux : dans tous les cas, on se trouve face des faits scienti ques dont le sens ne concide pas avec lide dun fait psychique empirique.

    Pour dire les choses abruptement, le psychologisme, fond sur la recon-naissance dun unique niveau de ralit ne peut sur cette base ni sauto-fonder ni fonder lensemble de la connaissance sans contradictions. Cest prcisment ces failles que le nokantisme investit, se dressant simultanment contre toute ten-tative dcrasement voire danantissement du logique dans lempirique. Contre le monisme raliste du psychologisme, Rickert revendique ainsi lhtrognit, la di rence des domaines de ralit. Il y a chez lui la volont de ra rmer lh-trognit des sphres du rel et du sens sans pour autant renoncer la rigueur scienti que. Cest ce qui guide son pistmologie.

    2. La solution pistmologique de Rickert :jugement, valeurs et science(s)

    Contre le monisme raliste du psychologisme, Rickert rclame un re-tour Kant , cest--dire, la poursuite de la rvolution copernicienne de Kant dans laquelle le sujet demeure le vritable lieu des conditions gnrales et nces-saires de la connaissance. Pour Kant, toute objectivit possible se constitue dans une aperception transcendantale, selon les formes pures de la sensibilit et les catgories de lentendement. De tels principes constitutifs ne peuvent pas relever du champ de lexprience empirique. Ils en reprsentent bien plutt la condition a priori. Lempirique devient objet possible de la connaissance si et seulement sil

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    est mdiatis par une dtermination formelle a priori du sujet transcendantal. Cest prcisment ce travail de dtermination formelle que Rickert envisage de dvelopper, de prciser et surtout dlargir, de manire pouvoir rendre compte de lensemble de la connaissance. Cest--dire : non seulement, linstar de Kant, des sciences mathmatico-physiques de la nature (Naturwissenschft en) mais aussi des sciences morales, historiques ou de la culture (Kulturwissenschaft en).

    Du fait de cet largissement, les questions dpistmologie sont beaucoup plus explicites chez Rickert que chez Kant. L o le positivisme remet aux scien-ces la tche de d nir les faits, Rickert fait certes valoir la suite de Kant que le savoir scienti que lui-mme suppose des dterminations a priori du pouvoir de connatre, mais y il introduit des di renciations qui lui permettent de circons-crire et de fonder dans leur spci cit tant les sciences historiques que naturelles. Prenons par exemple le concept temps . Il est impossible pour lhistorien de faire ses recherches sans penser le temps comme un a priori. La mme chose vaut pour le physicien : le fait de penser la vitesse implique forcment une conception du temps. La question se pose donc : le concept de temps en physique signi e-t-il la mme chose que le concept de temps pour lhistorien ? Pour Rickert, il est clair que les concepts sin ltrent di remment dune science lautre. Une des tches de la philosophie consiste donc trouver ce qui travaille a priori les di rents types de sciences et leurs concepts fondamentaux. Mais mme si lon admet que la priori des sciences se dcline di remment selon leur domaine spci que, il reste fonder rigoureusement ce pluralisme. La question pourrait se formuler ainsi : quel est la priori de tous les a priori ? En dautres termes, Ric-kert a besoin dune thorie de la connaissance gnrale capable de sauto-fonder sur de la priori et partir de laquelle on puisse simultanment fonder rigoureu-sement les pistmologies particulires.

    Il tente dy arriver en red nissant dentre de jeu lobjet de la connaissan-ce. Pour le psychologisme lobjet de la connaissance correspond au fait empirique brut. Pour Kant, cest le phnomne spatio-temporel tel quil est donn travers les formes pures de lintuition. Comme on sait, une double tension se trouve par l institue au cur du projet critique knatien. Dabord, la d nition kantienne de lobjet de la connaissance possible ne permet pas de rendre compte, ct des sciences pures de la nature, des sciences de lesprit qui se dveloppent partir du 19e sicle. Ensuite, lunit de la raison dans ses fonctions thoriques dune part et dans ses fonctions pratiques dautre part reste problmatique. Rickert, dans la ligne de Fichte, tente de rsoudre cette double tension, en mettant au cur du projet transcendantal notre facult de juger. Il part du fait que toute connaissan-ce, quelle quelle soit (exprimentale, historique, etc), sexprime ncessairement dans un jugement, par exemple a est b . Ds que nous voulons dire quelque chose sur quelque chose nous devons formuler un jugement. Lobjet possible de

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    la connaissance apparat toujours dans un jugement. Cest donc dans le jugement lui-mme quon doit chercher les conditions transcendantales de la connaissance en gnral. Chez Rickert, pour le dire brutalement, il nexiste pas dobjet pralable au jugement. Un fait empirique ou tout autre fait ne devient objet possible de la connaissance quau moment o il est mis en forme dans un jugement. Ds lors, ce sont donc les conditions transcendantales du jugement comme tel, et plus prcisment du jugement vrai, quil sagira en dernire instance de mettre jour.

    Envisage dans cette perspective, la connaissance dans sa totalit ren-verra lensemble des jugements vrais lobjet possible de la connaissance deve-nant un objet vritablement connu quand il correspond un jugement vrai. Le jugement vrai est celui qui a rme le sens valable, la validit dun contenu de si-gni cation par rapport un autre contenu de signi cation.6 Quand nous disons, par exemple, le chat est noir , nous na rmons pas quil existe dun ct le chat, de lautre la couleur noire et que les deux se rencontrent. Nous nattestons mme pas, rigoureusement parlant, lexistence du chat noir . Dans le chat est noir nous a rmons seulement que la reprsentation de noir a un sens valable quand elle est mise en relation avec le contenu de signi cation chat . La copule ne renvoie donc pas une ralit X extrieure au jugement. Et pourtant elle pointe bel et bien vers quelque chose situ hors du jugement. Quelque chose qui nest prcisment pas une chose mais une norme. Dans la mesure o la copule indique la validit du sens, elle renvoie non ce qui est mais ce qui, en soi, vaut absolument : la vrit. Dans lacte mme de juger, et donc da rmer ou de nier un rapport de validit, le sujet prsuppose une norme qui vaut a priori, une valeur absolue : cette valeur, cest la vrit7. Cest la vrit, comprise comme valeur idale, qui tient lieu chez Rickert de condition transcendantale a priori du jugement et donc de la connaissance.

    Ces considrations gnrales, si elles permettent desquisser lhorizon de la dmarche rickertienne, ne su sent toutefois pas en saisir le fondement. Ainsi, peut-on se demander, comment se constitue le jugement vrai ? En quoi tout jugement renvoie-t-il, positivement ou ngativement, la valeur de vrit ? Le jugement, vrai ou faux, ne tombe certes pas du ciel et ne se formule par tout

    6 Le sens chez Rickert est inscrit au cur du jugement comme ce qui en dtermine la validit. Il sagit toujours dabord du sens logique dun jugement dont le paradigme est le jugement valide ou vrai. Et si nous parlons ici de paradigme du sens, cest que Rickert envisage pour chaque jugement et donc pour tout sens un renvoi, une confrontation possible un jugement correct idalement. La possibilit dune connaissance vraie implique quon reconnaisse une sphre de sens immuable, valable objectivement et absolument. 7 Jedes Urteil, das den Anspruch erheben darf, wahr zu sein, [muss] die absolute Geltung des Wahrheitswerts voraussetzen. H. Rickert : Die Grenzen der naturwissenschaft lichen Begri sbildung. Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaft en, Tbingen, J. C. B. Mohr, 1896-1902, 51929, p. 679.

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    seul : il dpend des actes constitutifs dun sujet transcendantal ou, plus exac-tement, dun sujet compris comme fonction pure de connaissance, ce que Rickert nomme la conscience en gnral (das Bewusstsein berhaupt). Mais do vient que cette conscience est un rapport vrit ? Ou plutt : comment peut-on attes-ter de ce rapport pos a priori ? Une explication en rgle dborderait le cadre de notre propos mais lessentiel peut se rsumer en quelques mots : si le jugement se rapporte ncessairement la valeur de vrit, chez Rickert, cest par le biais dun sentiment contraignant de devoir (sollen), par le renvoi un devoir-tre qui simpose au sujet : le sujet qui juge ne peut pas ne pas tendre vers la vrit ; il y est li par une ncessit de lordre de celle qui rgit le sentiment du respect chez Kant face la loi morale.

    En dautres termes, Rickert considre le jugement comme un acte rfr la vrit. Ce rapport la vrit nest pas neutre, ni machinal, il appartient en propre un sujet moral cest--dire dou de volont. Lacte de juger implique en e et une reconnaissance de la vrit comme valeur, une prise de position son gard. Or, reconnaissance et prise de position reprsentent une attitude, une faon de se comporter (Verhalten) face la vrit8. Nous avons ainsi a aire un mo-ment relevant la base de la raison pratique et donc, de la volont9. La preuve en est, aux yeux de Rickert, que la reconnaissance de la vrit et la prise de position qui sen suit sont induites non par la soumission une loi (Mssen), mais par un sentiment dvidence souvrant sur un devoir-tre (Sollen)10 ; je ne peux pas ne pas reconnatre la valeur en fonction de laquelle ja rme ou je nie. A linstar du sentiment de la loi morale chez Kant, elle simpose moi : Quand je veux juger, je suis li par un sentiment dvidence, je ne peux arbitrairement a rmer ou nier quelque chose. Je me sens contraint par une puissance, laquelle je me soumets et selon laquelle je moriente11 . Un caractre de ncessit accompagne donc chaque jugement (Urtheilsnothwendigkeit), faisant apparatre au cur du processus de la connaissance, non la conformit un tre rel (Wirklichkeit) mais la soumission un devoir-tre. Dans chaque a rmation, en vertu du caractre

    8 Es steck [...] im Urtheil, und zwar en tant que das Wesentlich, ein praktisches Verhalten, das in der Bejahung etwas billigt oder anerkennt, in der Verneinung etwas verwirft Rickert, H. : Der Gegenstand der Erkenntnis. Ein Beitrag zum Problem der philosophischen Transzendenz, Freiburg i.B., Wagner, 11892, p. 57. Sur la reprise nokantienne de la raison pratique kantienne, cf. C. Krijnen : Die Bedeutung von 76-77 der Kritik der Urteilskraft fr die Entwicklung der neokantischen Philosophie , Zeitschrift fr philosophische Forschung, vol. 56, no 4, avril-juin, 2002, pp. 170-190.9 Cf. H. Rickert : Die Grenzen der naturwissenschaft lichen Begri sbildung. Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaft en, Tbingen, J. C. B. Mohr, 31921, pp. 690-93 ; id. : Der Gegenstand der Erkenntnis [...], 11892, Op. Cit., p. 57 sq.10 Rickert, H. : Der Gegenstand der Erkenntnis [...], Op. Cit., 11892, p. 62.11 Rickert, H. : Der Gegenstand der Erkenntnis [...], Op. Cit., 11892, p. 61.

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    de ncessit du jugement, ma volont veut ce quelle doit vouloir : ainsi, ce qui guide mon jugement et [ma prise de position], cest le sentiment que je dois ju-ger ainsi et pas autrement 12 ; lordre de validit transcendant qui fonde le sens dans tous les sens du terme de la connaissance, se fait jour dans lhorizon du Sollen. Par le biais du caractre de ncessit du jugement, Rickert rend visible la ncessit de la valeur de vrit comme telos, apte fonder la validit objective et idale des rapports rciproques des reprsentations ou contenus de conscience que le jugement ordonne.

    Cest sur la base de cette thorie gnrale de la connaissance que Rickert sattaque ensuite aux pistmologies particulires. Loriginalit de la mthode de Rickert, cet gard, consiste ne pas distinguer les types de connaissance par leur objet (par exemple les sciences de la nature et les sciences historiques), mais plutt par leur mthode et leur vise respectives. Il ny a pas dun ct des objets propres aux sciences de la natures et de lautre, des objets historiques et culturels : la ralit empirique [...] devient nature quand on la considre dans son rapport avec luniversel ; elle devient histoire quand on la considre dans ses rapports avec lindividuel et le particulier13 . Autrement dit, la di rence entre sciences de la nature et sciences de la culture se joue partir de la mise en concept du donn empirique (Begri sbildung). Les sciences de la nature misent ainsi sur la possibi-lit de prvoir un fait empirique partir dune loi d nissant les conditions de cette rptition. Le fait nous intresse par sa fonction au sein dun processus g-nral dtermin. Les sciences de la nature cherchent donc des concepts gnraux, il sagit de gnraliser partir des faits et en vue de lois14. Lhistoire, linverse, sintresse prcisment au fait dans son caractre individuel, non rptable et imprvisible, le fait en tant quvnement. Il ne sagit pas de rapporter le fait his-torique une loi mais de procder son individualisation en linterprtant par-tir de valeurs culturelles donnes (politiques, artistiques, juridiques, religieuses, scienti que, etc.). Valeurs relatives qui sont elles-mmes identi ables partir du systme de valeurs formelles (dont fait partie la vrit) absolues et parfaitement anhistoriques.

    partir de ce survol des thses principales de Rickert, il en ressort que le but de sa dmarche consiste 1) identi er lobjet formel de la connaissance

    12 Rickert, H. : Der Gegenstand der Erkenntnis [...], Op. Cit., 11892, p. 62. Cf. aussi p. 61 : Wir legen dem Gefhle, dem wir im Urtheil zustimmen, nicht nur eine von uns unabhngige Bedeu-tung bei, sondern wir erleben darin etwas, wovon wir abhngig sind .13 Rickert, H. : Die Grenzen der naturwissenschaft lichen Begri sbildung. Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaft en, Tbingen, J. C. B. Mohr, 11896-1902, p. 227.14 Cf. Die Probleme der Geschichtesphilosophie : Eine einfhrung [1904], Heidelberg, C. Win-ters, 31924 ; tr. fr. P. Watier : Les problmes de la philosophie de lhistoire ; une introduction [1904], Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998, p. 34.

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    (le jugement vrai), 2) expliquer les conditions de possibilit les plus gnra-les dun tel jugement (par lide de valeur a priori et du devoir-tre qui oriente ncessairement le jugement vers ces valeurs), 3) prciser les modes de concep-tualisation propres aux divers savoir (logique, sciences de la nature, histoire, art, etc.). Si on en revient maintenant au psychologisme, on voit que Rickert en prend le contre-pied de faon radicale. Non seulement lobjet de la connaissance ne se rduit pas aux faits empiriques, mais ceux-ci mmes prsupposent, pour tre connus, une sphre de valeurs a priori. Par ailleurs, cest galement en vertu de la primaut de la forme et du concept sur la matire concrte que Rickert arrive distinguer les savoirs particuliers. La tension initiale du projet kantien, mention-ne plus haut, semble ds lors pouvoir se rsoudre. Nimpliquant pas de contenu proprement parler, lobjet de la connaissance formellement circonscrit par le jugement ne limite pas dentre de jeu les champs dinvestigation accessibles la connaissance. Quant luni cation de la raison, elle a lieu sous le primat du pratique dans la mesure o tout jugement renvoie en dernire instance lacte de juger lui-mme orient par un sentiment de devoir ncessaire.

    Mais avons-nous ce faisant vritablement progress ? Malgr le privilge accord lusage pratique de la raison, force nest-il pas de constater que lap-proche de Rickert repose intgralement et paradoxalement, sur une prsance absolue de la sphre thorique du jugement et du domaine formel des valeurs ? De ce point de vue, la tlologie critique de Rickert est avant tout un forma-lisme et cest dailleurs seule cette condition quil arrive penser lensemble du savoir possible. L donc o le psychologisme ignore le foss entre la priori et la ralit concrte (puisquil nie la priori), le nokantisme rickertien le reconnat et laccentue tout en prtendant le combler mais dune faon essentiellement formelle. Pour le coup, ce nest plus un foss, cest une bance, cest un abme entre sphres rationnelle et irrationnelle, entre empirie et catgories, entre a priori et a posteriori que la philosophie a devant elle. Ds lors il faut nous demander si une position aussi formaliste a les moyens de sonder laporie lgue par la position positiviste du psychologisme. Davantage encore, il nous faut nous demander si la philosophie pour se tirer de limpasse ne doit se comprendre originairement en dehors de toute opposition entre positivisme et formalisme et sans y re-conduire. Cest prcisment cette croise des chemins que se fait entendre, ds le Kriegsnotsemester de 191915, la voix du jeune Heidegger tant en opposition au positivisme du psychologisme quau formalisme de Rickert.

    15 Il sagit dun semestre inhabituel destin aux soldats revenus du front, surnomm Kriegsnotse-mester (cit KNS), ce quon pourrait rendre en franais par semestre li aux ncessits/contrain-tes de la guerre . Cest dans ce tout premier cours de Heidegger Fribourg que prend place dune part sa premire critique explicite du nokantisme de Rickert et dautre part les linaments de son hermneutique de la facticit.

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    3. La proposition de Heidegger : une science prthorique de lorigine

    Pour Heidegger, il est clair que la voie du positivisme, qui cherche d-duire des vrits de raison de vrits de fait , pour reprendre les termes de Leibniz, ne mne nulle part. Ds 1913, Heidegger voit en Husserl celui qui, dans ses Recherches logiques, a vritablement bris le charme du psychologisme 16, qui en n montr labsurdit de prtendre accder du sens partir dune chose, en dernire instance le psychisme. partir dune chose, je ne peux que renvoyer une autre chose et tout ce quoi je peux accder sera toujours une chose. La sphre de la chosit ne peut pas ouvrir lexprience de la donation du sens o la chose elle mme apparat comme chose. Sil ny a que des choses, alors il ny a rien, pas mme la possibilit de penser les choses. Do la formule dramatique quutili-se Heidegger : nous nous tenons devant un abme, lintersection mthodique qui dcidera de la vie ou de la mort de la philosophie comme telle : soit cest le nant, cest--dire la chosit absolue, soit on russit le saut dans un autre monde, ou plus prcisment : dans le monde comme tel pour la premire fois17 .

    Mais quest-ce que cet autre monde ? Sagit-il de la sphre a priori des valeurs qui permet Rickert de d nir le sens, la vrit et la connaissance ? Non, autant Heidegger refuse le psychologisme, autant se dtourne-t-il de la tlologie critique de Rickert. Sans reprendre la critique, assez technique, quil fait de cette dernire dans le KNS nous pouvons ressaisir la conclusion non quivoque la-quelle il aboutit : Rickert ne russit pas rendre compte du sens, ni de la vrit, ni donc de la connaissance de faon originaire. Pourquoi ? Dabord et avant tout parce que Rickert ne remet jamais en question le prsuppos de sa philosophie, savoir lhorizon formel et thorique qui la dtermine.

    La primaut du thorique, sous le couvert paradoxal dun primat pra-tique , constitue la tche aveugle du nokantisme. Avec sa thorie du jugement renvoyant la valeur de vrit, Rickert prtend dcouvrir laccs au sens qui nous permet de parler du rel quil soit de nature empirique, logique ou historique. Lirrationnel devient pensable par la force de la priori, par le pouvoir de la sphre thorique. Or, aux yeux de Heidegger, Rickert ne dmontre jamais la lgitimit de ce coup de force thorique. Ds lors, on peut se demander : do Rickert sauto-rise-t-il dire quelque chose de lexprience empirique et mme historique ? Comment peut-il justi er le rapport ncessaire entre les valeurs a priori et la ra-lit concrte ? Do sort-il mme quil y ait des valeurs et que la vrit elle-mme soit une valeur ? Comment en n peut-il rendre compte de la ncessit, du Sollen,

    16 Cf. GA 1 [Dissertation 1913], 64. Cf. aussi Neuere Forschungen ber Logik [1912], in GA 1, 19.17 GA 56/57 [KNS 1919], 63.

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    quil met au fondement de toute connaissance ? Selon Heidegger, Rickert reste aveugle ce qui caractrise originairement le devoir, savoir quil est dabord et avant tout une exprience vcue, un vcu (Erlebnis) ; tant que cette dimension v-cue du devoir nest pas claircie, la mthode, en elle-mme dj problmatique, reste obscure en son noyau vritable18 .

    Quen est-il donc de cette exprience vcue du devoir ? Quen est-il de la vrit et des valeurs en gnral auxquelles ce vcu transmet son caractre dvidence et de ncessit ? La mise en relation de la vrit (ou encore du beau et du bon) avec un sentiment de devoir se laisse-t-elle prouver concrtement ? Pourrait-elle faire par exemple lobjet dune description phnomnologique ? Pour Heidegger, lexemple le plus simple dmontre sinon lillgitimit du moins linsu sance du point de dpart de Rickert : je pntre le matin dans mon cabinet dtude ; le soleil brille sur les livres, je me rjouis. Cette rjouissance nest en aucun cas un devoir. La rjouissance ne se donne pas moi dans un vcu de devoir19 . Certains vcus de valeur, se rjouir par exemple, se donnent donc bien en eux-mmes sans recours un caractre de devoir qui leur serait do ce rattach en vertu prcisment de leur valeur intrinsque. Pensons encore au sentiment amoureux ou son contraire : jaime Jean, je hais Paul . Le vcu damour, et celui des passions en gnral, nappelle aucun devoir pour valoir . Et il en va de mme de la vrit : Si lidal, le but du connatre, la v-rit, est une valeur, alors cette valeur na absolument pas besoin de se manifester dans un devoir20 . De quelle nature peut tre le vcu de la vrit en tant que valeur ? Dans la tlologie critique, remarque Heidegger la valeur nest pas, elle valorise en un sens intransitif : si quelque chose a de la valeur, a valorise pour moi en tant que sujet qui porte un jugement. Ds lors que le valoriser ne devient objet qu travers une formalisation [...]21 , la question de lexprience vcue comme telle se trouve, une fois de plus, vacue.

    En dernire instance, il apparat donc que Rickert accde la sphre du sens dans la stricte mesure o il a toujours dj a aire des objets thoriques, des objets prformats pour ainsi dire thoriquement. Cest ce formatage que Heidegger remet en question en rappelant la ncessit de prendre en compte

    18 GA 56/57 [KNS 1919], 45. Heidegger reproche Rickert de ngliger la question des vcus concrets pour formaliser le processus travers lequel la conscience en gnral se rapporte des valeurs. Par l, linverse de Husserl qui met au premier plan la question de lintuition dona-trice au fondement de tout vcu, Rickert senfonce dans un processus dabstraction formelle dont le fondement mme nest pas assur.19 GA 56/57 [KNS 1919], 46.20 GA 56/57 [KNS 1919], 46.21 GA 56/57 [KNS 1919], 46.

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    lexprience vcue comme lieu originaire de toute donation du sens et cest en ce sens quil a rme que [la] suprmatie du thorique doit tre brise22 . Heideg-ger pose lhypothse que laccs originaire au sens ne rside pas dans lattitude thorique mais dans lexprience vcue prthorique du monde. Et si lon doit sen remettre la sphre du prthorique comme sphre originaire plutt qu la sphre thorique , cest parce que le thorique renvoie lui-mme comme tel un prthorique23 . Pour Heidegger, il sagit donc daccder au lieu o le sens se constitue originairement. Pas par une philosophie qui refuse de penser le sens comme le psychologisme, ni par une pense qui impose un sens sens logique et/ou thorique , comme le nokantisme, mais une pense qui rendent compte de tout sens possible. Pour ce faire, Heidegger doit quitter la perspective pist-mologique. Il nest plus dabord question de fonder la connaissance, mais de d-crire en phnomnologue comment et o merge quelque chose comme du sens. Le but de Heidegger consiste plus prcisment dcouvrir les catgories du sens mme lexprience concrte ce qui nest pas synonyme dexprience empirique ou dexprimentation mme lexprience vcue.

    Il y a toutefois une in nit de types dexpriences vcues. Laquelle de-vra servir de point de dpart ? Heidegger choisit ici lexprience vcue la plus courante et la plus concrte : lexprience vcue du monde ambiant (Umwelt), cest--dire du monde auquel jai constamment a aire. Le monde ambiant, cest lenvironnement, le milieu dans lequel jvolue et auquel je me rapporte sponta-nment et quotidiennement. Peu importe o je suis et ce que je fais, je fais tou-jours lexprience du monde ambiant. La description que Heidegger propose de ce vcu vise mettre en lumire laccs que nous avons toujours dj un sens prthorique, pralable a tout jugement et pourtant susceptible dtre articul et ressaisi philosophiquement.

    Dans le KNS, Heidegger labore titre dexemple, lexprience vcue du monde ambiant telle que louvre la chaire du professeur dans la salle de cours. Nous choisirons pour notre part un exemple apparent mais peut-tre davantage en phase avec la ralit de nos salles de cours contemporaines : celui du tableau au fond de la classe. A quoi correspondrait lexprience vcue de ce tableau pour Heidegger ? On entre dans la pice, on le voit. Mais que voit-on au juste ? Si cest un professeur qui entre, il voit lendroit sur lequel il va crire les points les plus importants de son cours. Les tudiants, eux, voient un objet rserv lusage du professeur mais dont cet usage mme leur est adress. Le tableau qui se donne ainsi dans lexprience vcue, se donne dune traite et avec lui tout le complexe

    22 GA 56/57 [KNS 1919], 59.23 GA 56/57 [KNS 1919], 59.

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    dobjets et de situations qui lui est reli (la craie ou le feutre, la brosse e acer, la matire tudie, la lenteur du cours, etc). Dune faon ou dune autre cet assem-blage de mtal et de matire synthtique qui occupe un espace dtermin dans la salle de classe se donne dentre de jeu au professeur et aux tudiants de faon signi ante en tant que tableau et ce, de telle sorte que se trouvent conjointement ouverts tous les renvois de signi cation qui sy rapportent.

    Pour autant, cette signi cation immdiate, propre lexprience vcue, nimplique pas quelle soit universelle ou absolue. Pour un enfant, le tableau serait un jeu. Pour un homme des cavernes, ce pourrait tre cran magique ; il reste-rait perplexe, envisagerait quil sagit dun objet rituel ayant a aire la magie et au surnaturel. Ou encore, ne sachant rien tirer de ce quil observe, il verrait un complexe de couleurs et de formes, une simple chose. Mais alors mme quil exprimenterait le tableau en tant que simple quelque chose qui est l, ce quelque chose quil observerait aurait pour lui une signi cation, impliquerait un moment signi catif, serait-ce un moment dtranget o il verra un objet incom-prhensible duquel il ne saurait que faire. Cet exemple montre que lexprience vcue, bien quelle soit chaque fois minemment unique et individuelle, renvoie toujours simultanment un monde ambiant, une structure de sens qui, aussi di rente soit-elle pour lun ou pour lautre, demeure une constante inalinable de lexprience. Dans toute exprience vcue, quelque chose (Etwas) se donne moi partir dun monde ambiant immdiat. Il ny a pas dabord des objets qui ensuite sont compris comme signi ant ceci ou cela, mais premirement un complexe de sens saisi immdiatement. Dans cette saisie, en n, le sens nest pas formul dans un jugement, ni issu dun rapport la valeur de vrit, il est tou-jours dj constituant de lexprience du monde ambiant. Heidegger envisage ainsi laccs possible au sens par un biais demble irrconciliable avec le nokan-tisme, ce quil souligne lui-mme explicitement la toute n de son analyse du monde ambiant : vivant dans un monde ambiant, tout me signi e toujours et partout, tout est mondain, a mondanise(es weltet), ce qui ne concide pas avec le a valorise (es wertet) [de Rickert]24 .

    Le monde mondanise : cest une formule fameuse du jeune Heidegger ayant marqu tous ses auditeurs. Par l, Heidegger rsume littralement en deux mots lenjeu de son projet. Il sagit de sortir de lattitude r exive et thorisante institue par Descartes et dont Rickert (tout comme Husserl par ailleurs), sest fait lhritier. Le monde mondanise cest--dire : le monde nexiste pas l, devant nous, de faon statique ni ne se donne comme objet de connaissance en tant quil sinscrirait dans un jugement ; il reprsente demble une structure de sens

    24 GA 56/57 [KNS 1919], 73.

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    dynamique ouverte immdiatement par lexprience vcue prthorique, sans recours une sphre transcendantale de valeurs. La sortie du thorique et de la question pistmologique e ectue par le biais du vcu du monde ambiant, tel est le premier terme de qui ressort de lopposition de Heidegger aux thses de Rickert.

    Cette opposition se prcise encore avec la question du sujet. Lexprience du monde ambiant, en e et, en plus de contredire la primaut dun accs thori-que au sens, permet pour la premire fois daccder quelque chose comme un je : l et quand a mondanise pour moi, alors, je suis de quelque manire compltement l25 . Dune certaine faon, le je qui apparat ici est une gure exactement oppose celle de la conscience en gnral chez Rickert, du sujet comme fonction de connaissance. Chez Heidegger, le je nest plus une fonc-tion premire et spontane psychique ou transcendantale apte constituer du sens et de la connaissance, il advient lui-mme, il se reoit pour ainsi dire a posteriori, dans lexprience du monde. En dautres termes, chez le jeune Heideg-ger, le je nest pas premier dans son rapport au monde (contrairement Ric-kert voire Husserl). Il ne constitue pas le sens, il ne rapporte pas la signi cativit du monde des valeurs apriori, mais il apparat avec et par lexprience vcue du monde comme appropriation historique de soi, ce que nous permet encore de prciser le troisime terme de lopposition Rickert : lhistorique.

    Le monde pour Heidegger ne mondanise pas de faon abstraite, lexp-rience vcue est quelque chose de concret, elle est facticielle. En dautres termes, chaque fois que je me reois dans lexprience du monde, il se passe, il arrive quel-que chose ou plutt : un vnement de sens a lieu. Lexprience vcue du sens est chaque fois un vnement (Er-eignis), ou vnement appropriant (pour rendre justice ltymologie allemande, eignen, approprier). Par-del toute rupture entre un sujet connaissant et un objet lexprience vcue marrive et, marrivant, me fait chaque fois arriver moi-mme et mapproprier. Ni constitue, ni constituante, la vie apparat toujours de faon performative comme arrive et appropriation du soi (comme monde du soi dira plus tard Heidegger) : Les expriences vcues sont des ap-propriements dans la mesure o elles vivent partir du propre et que la vie ne vit quainsi26 . Dans lexprience vcue comprise comme Er-eignis je suis compltement l dans la mesure o chaque fois je mapproprie cette exprience vcue (ich selbst er-eigne es mir) et quelle sapproprie selon son essence (es er-eignet sich seinem Wesen nach). Et cest dans cette appropriation, puisquelle est chaque fois un Ereignis, un vnement, quapparat le sens et mme lessence histori-

    25 GA 56/57 [KNS 1919], 73.26 GA 56/57 [KNS 1919], 75.

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    que de la vie. A linverse de Rickert, pour le jeune Heidegger, lhistorique ou, plus prcisment, le sens historique na donc rien voir avec lhistoire comme science. Pour Heidegger, lhistorique constitue le mouvement propre de lexprience v-cue27. Le caractre historique que porte en lui lEr-eignis correspond lessence phnomnologique du vcu ; lexprience vcue napparat pas dans lhistoire ; elle apparat dabord, je cite en tant quhistoire concrte [...]28 .

    Ainsi se prsentent les termes dominants de lopposition de Heidegger Rickert, tels quils apparaissent au terme de la confrontation initiale que le pre-mier fait subir, dans le KNS, la tlologie critique. Sur cette base, Heidegger peut sopposer sur tous les plans, certes au psychologisme mais avant tout au nokantisme lui-mme. L o Rickert veut fonder la connaissance thorique, Heidegger veut sonder le prthorique, l o Rickert d nit le sens par la validit logique du jugement, Heidegger dcouvre la signi cativit du monde qui mon-danise facticiellement, l o Rickert voit dans le sujet une fonction abstraite apte juger, Heidegger fait advenir le soi dans lexprience vcue concrte, l en n o Rickert pense lhistoire comme une discipline fonder par un travail formel et laide de concepts parfaitement anhistoriques, Heidegger met lhistorique au cur de lexprience et du sens et du soi et donc de tout conceptualisation ult-rieure envisageable. Or, et ce que nous voulions mettre en lumire, les positions philosophiques que rvle cette op-position terme terme reprsentent simulta-nment nous semble-t-il les lments les plus dterminants de la pense du jeune Heidegger et tels quon les retrouve encore dans Sein und Zeit : 1) loriginarit dun sens prthorique vcu, 2) le sujet comme monde du soi appropri, 3) le sens origi-nairement historique de toute exprience du sens et du soi.

    Conclusion

    Parvenus la n de notre parcours, force est de constater que nous nous trouvons davantage un point de dpart qu une ligne darrive. Il sagirait ida-lement, en e et, de retracer maintenant le devenir des termes de lopposition Rickert tels quils intgrent le dploiement e ectif de lhermneutique de la vie facticielle jusqu lAnalytique existentiale. Mais en un sens, le fait de devoir nous

    27 Il est noter qu lpoque des premiers cours de Fribourg, la distinction terminologique entre geschichtlich et historisch nest pas encore nettement tablie par Heidegger. Il parle ainsi indi remment de la vie en tant quhistoire (Geschichte) (GA 58 [WS 1919-20], 81) et de his-torisches Leben : La vie en et pour soi [est] elle-mme historique (historisch) (GA 56/57[KNS 1919], 21).28 GA 58 [WS 1919-20], 81. Cf. aussi GA 56/57 [KNS 1919], 21 : La vie en et pour soi [est] elle-mme historique [...] dans un sens absolu ; GA 56-57 [KNS 1919], 117 : la vie est historique ; [il ne sagit] pas dun dcoupage en lments essentiels mais dune cohsion .

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    arrter ici, nous permet prcisment de mieux clairer lempreinte cache de Ric-kert chez le jeune Heidegger. Car en nous enfonant plus avant dans lhermneu-tique de la facticit, le danger serait doublier, au pro t des rponses, les questions et les problmes initiaux que Heidegger avait repris Rickert pour mieux sans dmarquer. Rponses o sestomperait la gure de Rickert dont le mrite prin-cipal est nalement davoir servi damorce lautonomie philosophique du jeune Heidegger. Ainsi, bien que ce soit Husserl que Heidegger emprunte lide din-tentionnalit pour rsoudre et surmonter lopposition entre irrationnel et apriori, cest Rickert qui en aiguisant malgr lui cette scission et donc laporie quelle re-prsente, a forc Heidegger a en faire aussi son problme. De la mme faon, si Husserl et Dilthey sont ceux sur qui Heidegger sappuiera en ce qui a trait aux questions du sujet et de lhistorique, ce sera en mme temps pour dpasser les in-su sances identi es chez Rickert. Do lin uence marquante, serait-ce sous un mode ngatif, que nous attribuons Rickert sur le jeune Heidegger. Nous avons voulu montrer que le nokantisme avait en quelque sorte servi de repoussoir dans la formation de la pense de Heidegger, jouant pour ainsi dire le rle dun ngatif qui se ace devant limage rvle. Cest ainsi inscrites au cur mme des perces fribourgeoises de Heidegger, mais comme graves en creux, que rapparaissent nalement et paradoxalement les thses de Rickert. Rien moins quanecdotique, en ce sens, la rsistance opinitre que Heidegger manifeste au dbut des annes vingt lgard de la philosophie transcendantale des valeurs de Rickert constitue indirectement le premier moment positif de sa pense, lui ayant permis de for-muler via ngativa les intuitions fondamentales partir desquelles il dploiera loriginalit propre de sa dmarche philosophique.

    Rikertov otisak u miljenju mladog Hajdegera

    Saetak: Od 1919 do 1923 Hajdeger je razvijao hermeneutiku fenomenologiju faktikog ivota koja e 1927 konstituisati egzistencijalnu analitiku tubivstvovanja. Apstrahujui od velikih izvora pozitivne inspiracije koji su za mladog Hajdegera bili miljenje Aristotela, Huserla i Diltaja, u ovom lanku emo podsetiti da je njegov pro-jekat fenomenoloke hermeneutike posebno proistekao iz debate, voene sa neokantov-cem Hajnrihom Rikertom. Pokazaemo da Rikertove principijelne epistemoloke teme konstituiu protivnost u odnosu na koju se preciziraju, pojam za pojmom, kao u praz-nini, fundamentalne intuicije koje su uticale na tok inicijalne konstitucije Hajdegerovog lozofskog miljenja.Kljune rei: mladi Hajdeger, Rikert, hermeneutika, kritika teleologija, faktini ivot