Renverser le platonisme_Deleuze

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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org Renverser le platonisme (Les simulacres) Author(s): Gilles Deleuze Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 71e Année, No. 4 (Octobre-Décembre 1966), pp. 426-438 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40900959 Accessed: 29-04-2015 03:56 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 132.204.3.57 on Wed, 29 Apr 2015 03:56:06 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Philosophie

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    Renverser le platonisme (Les simulacres) Author(s): Gilles Deleuze Source: Revue de Mtaphysique et de Morale, 71e Anne, No. 4 (Octobre-Dcembre 1966), pp.

    426-438Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40900959Accessed: 29-04-2015 03:56 UTC

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  • Renverser le platonisme (Les simulacres)

    Que signifie renversement du platonisme ? Nietzsche dfinit ainsi la tche de sa philosophie, ou plus gnralement la tche de la philo- sophie de l'avenir. Il semble que la formule veuille dire : l'abolition du monde des essences et du monde des apparences. Toutefois un tel projet ne serait pas propre Nietzsche. La double rcusation des essences et des apparences remonte Hegel et, mieux encore, Kant. Il est douteux que Nietzsche veuille dire la mme chose. Bien plus, une telle formule du renversement a l'inconvnient d'tre abstraite ; elle laisse dans l'ombre la motivation du platonisme. Renverser le platonisme doit signifier au contraire mettre au jour cette motivation, traquer cette motivation, comme Platon traque le sophiste.

    En termes trs gnraux, le motif de la thorie des Ides doit tre cherch du ct d'une volont de slectionner, de trier. Il s'agit de faire la diffrence. Distinguer la chose mme et ses images, l'original et la copie, le modle et le simulacre. Mais toutes ces expressions se valent- elles ? Le projet platonicien n'apparat vraiment que si nous nous repor- tons la mthode de la division. Car cette mthode n'est pas un procd dialectique parmi d'autres. Elle ramasse toute la puissance de la dialec- tique, pour la fondre avec une autre puissance. On dirait d'abord qu'elle consiste diviser un genre en espces contraires pour subsumer la chose recherche sous l'espce adquate : ainsi le processus de la spcification continue dans la recherche d'une dfinition de la pche la ligne. Mais c'est l seulement l'aspect superficiel de la division, son aspect ironique. Si l'on prenait au srieux cet aspect, l'objection d'Aristote porterait pleinement : la division serait un mauvais syllogisme, illgitime, puis- qu'un moyen-terme manquerait qui puisse, par exemple, nous faire conclure que la pche la ligne est du ct des arts d'acquisition, et d'acquisition par capture, etc.

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  • Renverser le platonisme

    Le but rel de la division doit tre cherch ailleurs. Dans le Politique, on arrive une premire dfinition : le politique, c'est le pasteur des hommes. Mais toutes sortes de rivaux surgissent, le mdecin, le commer- ant, le laboureur, pour dire le pasteur des hommes, c'est moi ! . Dans le Phdre, il s'agit de dfinir le dlire, et plus prcisment de distinguerle dlire bien fond ou le vritable amour. L encore, beaucoup de prtendants surgissent qui disent l'inspir, l'amant, c'est moi . Le but de la divi- sion n'est donc pas du tout de diviser un genre en espces, mais plus profondment de slectionner des lignes : distinguer des prtendants, distinguer le pur et l'impur, l'authentique et l'inauthentique. D'o la mtaphore constante qui rapproche la division de l'preuve de l'or. Le platonisme est l'Odysse philosophique ; la dialectique platonicienne n'est pas une dialectique de la contradiction ni de la contrarit, mais une dialectique de la rivalit (amphisbetesis). L'essence de la division n'apparat pas en largeur, dans la dtermination des espces d'un genre, mais en profondeur, dans la slection de la ligne. Trier les prtentions, distinguer le vrai prtendant des faux.

    Pour raliser ce but, Platon procde une fois encore avec ironie. Car lorsque la division en arrive sa vritable tche slective, tout se passe comme si elle renonait l'accomplir, et se faisait relayer par un mythe. Ainsi dans le Phdre, le mythe de la circulation des mes semble venir interrompre l'effort de division ; de mme dans le Politique, le mythe des temps archaques. Tel est le second pige de la division, sa seconde ironie. Car en ralit, le mythe n'interrompt rien ; il est au contraire l- ment intgrant de la division mme. C'est le propre de la division de surmonter la dualit du mythe et de la dialectique, et de runir en soi la puissance dialectique et la puissance mythique. Le mythe avec sa struc- ture toujours circulaire, est bien le rcit d'une fondation. C'est lui qui permet d'riger un modle d'aprs lequel les diffrents prtendants pour- ront tre jugs. Ce qui doit tre fond, en effet, c'est toujours une pr- tention. C'est le prtendant qui en appelle un fondement, et dont la prtention se trouve bien-fonde ou mal fonde, non-fonde. Ainsi dans le Phdre, le mythe de la circulation expose ce que les mes ont pu voir des Ides avant l'incarnation : par l mme il nous donne un critre slec- tif d'aprs lequel le dlire bien fond ou l'amour vritable appartient aux mes qui ont beaucoup vu, et qui ont beaucoup de souvenirs endor- mis, mais ressuscitables - les mes sensuelles, oublieuses et de petite vue tant au contraire dnonces comme de faux prtendants. Il en est de mme dans le Politique : le mythe circulaire montre que la dfinition du politique comme pasteur des hommes ne convient littralement qu'au dieu archaque ; mais un critre de slection s'en dgage, d'aprs lequel les diffrents hommes de la cit participent ingalement du modle

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  • Gilles Deleuze

    mythique. Bref une participation lective rpond au problme de la mthode slective.

    Participer, c'est, au mieux, avoir en second. D'o la clbre triade no- platonicienne : Timparticipable, le particip, le participant. On dirait aussi bien : le fondement, l'objet de la prtention, le prtendant (le prey la fille et le fianc). Le fondement, c'est ce qui possde quelque chose en premier, mais qui le donne participer, qui le donne au prtendant, possesseur en second, pour autant qu'il a su traverser l'preuve du fon- dement. L'imparticipable donne participer, il donne le particip aux participants : la Justice, la qualit de juste, les justes. Et sans doute faut-il distinguer toutes sortes de degrs, toute une hirarchie, dans cette participation lective : n'y a-t-il pas un possesseur en troisime, en qua- trime, etc., l'infini d'une dgradation, jusqu' celui qui ne possde plus qu'un simulacre, un mirage, lui-mme mirage et simulacre ? Le Politique distingue en dtail : le vrai politique ou le prtendant bien fondr puis des parents, des auxiliaires, des esclaves, jusqu'aux simulacres et contre-faons. La maldiction pse sur ceux-ci ; ils incarnent la mauvaise puissance du faux prtendant.

    Mais s'il est vrai que le mythe, dans la mthode dialectique de la division, est ncessaire l'rection du modle-fondement d'aprs lequel les prtendants doivent tre jugs, et leur prtention, mesure, on s'ton- nera que, des trois grands textes de Platon, le Phdre, le Politique et le Sophiste, ce dernier ne prsente aucun mythe fondateur. La raison tou- tefois en est simple, c'est que, dans le Sophiste, la mthode de division est paradoxalement employe, non pas pour valuer les justes prtendants,, mais au contraire pour traquer le faux prtendant comme tel, pour dfi- nir l'tre (ou plutt le non-tre) du simulacre. Le sophiste lui-mme est en effet l'tre du simulacre, le satyre ou centaure, le Prote qui s'immisce et s'insinue partout. Mais en ce sens, il se peut que la fin du Sophiste contienne l'aventure la plus extraordinaire du platonisme : force de chercher du ct du simulacre, et de se pencher sur son abme, Platon dans l'clair d'un instant dcouvre qu'il n'est pas simplement une fausse copie, mais qu'il met en question les notions mmes de copie... et de modle. La dfinition finale du sophiste nous mne au point o nous ne pouvons plus le distinguer de Socrate lui-mme : l'ironiste oprant en priv par arguments brefs. Ne fallait-il pas pousser l'ironie jusque-l ? Et que Platon le premier indiqut la direction du renversement du platonisme ?

    *

    Nous partions d'une premire dtermination du motif platonicien : distinguer la chose mme et ses images, l'original et la copie, le modle et le simulacre. Mais nous voyons maintenant que ces expressions ne se

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  • Renverser le platonisme

    Talent pas, et que la distinction se dplace entre deux sortes d'images. Les copies sont possesseurs en second, prtendants bien fonds, garantis par la ressemblance. Les simulacres sont comme les faux prtendants, construits sur une dissimilitude, impliquant une perversion, un dtour- nement essentiels. C'est en ce sens que Platon divise en deux le domaine des images-idoles : d'une part, les copies-icnes, d'autre part, les simu- lacres-phantasmes K Nous pouvons alors mieux dfinir l'ensemble de la motivation platonicienne : il s'agit de slectionner les prtendants, en distinguant les bonnes et les mauvaises copies, ou plutt les copies tou- jours bien fondes, et les simulacres, toujours abms dans la dissem- blance. Il s'agit d'assurer le triomphe des copies sur les simulacres.

    Il est relativement facile de dfinir les copies en icnes : ce sont des images doues de ressemblance. Encore cette ressemblance est-elle sou- mise deux conditions : elle doit tre, non pas un rapport extrieur, mais une ressemblance intriorise ; la copie est d'autant meilleure qu'elle obtient la ressemblance par des procds eux-mmes semblables ceux qui constituent le modle. Et intrieure, la ressemblance est spirituelle, idelle : elle va moins d'une chose une autre que d'une chose une Ide, puisque c'est l'Ide qui comprend ces relations et proportions constitutives de l'essence interne. Il ne sufft donc pas, pour juger d'une copie, de savoir ce quoi elle ressemble, il faut connatre l'Ide de ce quoi elle ressemble. C'est mme en ce sens que toute copie manifeste une prtention pour autant qu'elle ressemble quelque chose, mais que cette prtention ne peut tre fonde que par l'Ide, dans un rapport plus pro- fond avec l'Ide comme telle. La copie est copie d'une Ide, en mme temps que copie de ce qui prsente l'Ide. La prtention bien fonde n'est dfinie que par cette ressemblance intrieure et idelle 2.

    En revanche, il semble beaucoup plus difficile de dfinir le simulacre ou le phantasme. Sans doute produit-il encore un effet de ressemblance, mais comme un effet d'ensemble et tout extrieur. Si nous disons qu'il est une copie de copie, un icne infiniment dgrad, une ressemblance infiniment relche, nous passons ct de l'essentiel : la diffrence de nature entre simulacre et copie, l'aspect par lequel ils forment les deux moitis d'une division. Le simulacre, en fait, est une image sans res- semblance. Le catchisme, tant inspir des Pres platoniciens, nous a familiariss avec cette notion : Dieu fit l'homme son image et sa ressemblance, mais, par le pch, l'homme a perdu la ressemblance, tout

    1. Le Sophiste, 236 b, 264 c. 2. M. Schuhl a montr, dans Platon et l'art de son tempsy que Platon ne s'opposait

    pas seulement aux techniques de l'illusion, mais aussi aux techniques ralistes d'une imitation trop extrieure (p. 54). - Cf. aussi les remarques d,e Mm Rodis-Lewis, dans Platon et la chasse de l'Etre, p. 46-47.

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  • Gilles Deleuze

    en gardant l'image.... Par le pch, nous sommes devenus des simulacres, des phantasmes. N'avons-nous pas perdu l'existence morale pour entrer dans l'existence esthtique ? La remarque du catchisme a l'avantage de mettre l'accent sur le caractre dmoniaque du simulacre. Prcis- ment Platon le dfinit par trois caractres. D'abord, mme si le simulacre produit un effet extrieur de ressemblance, il le produit par des moyens tout diffrents de ceux qui sont l'uvre dans le modle : le simulacre est construit sur une disparit, il a intrioris une dissemblance. Il a intrioris la dissimilitude. C'est mme pourquoi il ne peut pas tre dfini par l'effet de ressemblance tout extrieur ; son intriorit, son essence sont ailleurs, dans la dissimilitude intriorise. C'est pourquoi il est apte dfinir l'essence du faux-prtendant, comme la copie , celle du prtendant bien fond. Mais en second lieu, le simulacre implique une uvre de grande dimension, des profondeurs et des distances que l'ob- servateur ne peut pas dominer. C'est parce que l'observateur ne les domine pas qu'il prouve une impression de ressemblance. Autant dire que l'observateur fait partie de l'uvre elle-mme, que l'uvre se dforme et se transforme avec le point de vue de l'observateur : le simulacre inclut en soi, il intriorise le point de vue diffrentiel K Enfin le dernier carac- tre, le plus mystrieux peut-tre, concerne le mode d'apprhension du simulacre. Nous pouvons appeler savoir l'apprhension du modle ou de l'Ide. En toute rigueur, seul ce qui possde en premier, possde par l-mme un vritable savoir. La copie, l'icne devraient donc impliquer seulement une opinion droite . Toutefois, la copie participe elle-mme au savoir pour autant qu'elle intriorise la ressemblance avec l'Ide, et pour autant que sa prtention est bien fonde. Rservons ds lors le nom d'opinion droite l'apprhension de la simple ressemblance ext- rieure, dans la mesure o celle-ci se trouve garantie par une similitude plus profonde. Que reste-t-il pour le simulacre, pour sa dissemblance interne et sa fausse ressemblance ? Ni savoir ni mme opinion droite.... Un texte de la Rpublique en ce sens rserve le savoir l'usager , l'opi- nion droite, au fabricant (quand il coute les conseils de l'usager), mais renvoie l'homme du simulacre une trange rencontre, hors du savoir et de l'opinion. Une espce de ruse et d'ironie, un art des rencontres qui tient lieu de mode de connaissance ou de reprsentation 2.

    1. X. Audouard, qui marque la ncessit de rapprocher le phantasme platonicien et le phantasme au sens psychanalytique, dit fort bien : la diffrence des copies, les phantasmes-simulacres sont des constructions qui incluent l'angle de l'obser- vateur, pour que l'illusion se produise du point mme o l'observateur se trouve.... Ce n'est pas en ralit sur le statut du non-tre que l'accent est pos, mais bien sur ce petit cart, ce petit gauchissement de l'image relle, qui tient au point de vue parti- culier occup par l'observateur, et qui constitue la possibilit de construire le simu- lacre, uvre du sophiste (Le simulacre, Cahiers pour l'analyse, III).

    2. Rpublique, X, 602 a. - Et sans doute le Sophiste semble accorder une certame opinion l'homme du simulacre ; mais c'est pour distinguer deux cas, celui du naf, et celui de V ironiste, qui prend ses distances l'gard de cette opinion (268 a).

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  • Renverser le platonisme *

    Nous voudrions parler de choses bien connues dans les arts contem- porains, qui n'ont, semble-t-il, rien voir avec le platonisme, ni mme avec le renversement du platonisme. On sait que certains procds littraires (les autres arts ont des quivalents) permettent de raconter plusieurs histoires la fois. Il ne s'agit nullement de points de vue dif- frents sur une histoire suppose la mme ; car les points de vue restent encore soumis une rgle de convergence possible. Il s'agit au contraire d'histoires diffrentes et divergentes, comme si un paysage absolument distinct correspondait chaque point de vue. L'unit des sries diver- gentes, en tant que divergentes, existe, mais constitue ncessairement un chaos qui se confond lui-mme avec le Grand uvre. Ce chaos infor- mel n'est pas n'importe quel chaos : il tient compliques en lui-mme toutes les sries divergentes, il complique toutes les sries, en mme temps que chaque srie actuelle l'explique, et que toutes les sries virtuelles l'impliquent. (Il n'est pas tonnant que Joyce porte tant d'intrt Bruno, le thoricien de la complicatio ). Nous pouvons citer quelques- uns des procds littraires qui rendent possibles et cette divergence des sries, et leur communication dans un chaos-uvre d'art : l'emploi concert des mots sotriques (dont les mots valises sont un cas) ; l'utilisation dirige des phantasmes. Nous pouvons aussi citer certains auteurs qui ont construit leur uvre d'art sur tel ou tel de ces procds : Joyce videmment ; Roussel ; Robbe-Grillet ; Klossowski ; Gombro- wicz.... Non moins videmment il faudrait distinguer les procds de chacun. Du ct linguistique, les mots sotriques de Joyce ne res- semblent pas du tout aux mots communs de Roussel. Du ct phantas- matique, l'organisation des sries ou des divergences renvoie une tech- nique trs diffrente chez Robbe-Grillet, Klossowski et Gombrowicz. Subsiste seulement une communaut suffisante pour qu'on puisse dire : l'uvre est elle-mme devenue simulacre A.

    Le pouvoir d'affirmer simultanment des sries htrognes et diver- gentes tmoigne d'une puissance positive, qui est aussi bien celle du langage que du phantasme. Freud montrait comment le phantasme s'tablissait entre deux sries, ou plutt trouvait sa condition dans la coexistence de deux sries, l'une infantile, l'autre post-pubertaire. Il se peut que le phantasme et le langage aient cet gard une structure com- mune : que tout mot et tout phantasme soient construits sur de telles

    1. Sur ces caractres de l'uvre d'art, cf. Umberto Eco, L'uvre ouverte, tr. fr., d. du Seuil.

    Sur le thme du simulacre dans les rcits de Pierre Klossowski, on se reportera par- ticulirement l'article de Michel Foucault, La prose d'Acton, N. R. F., mars 1964. Quant Gombrowicz, il fait prcder son roman Cosmos de remarques sur la consti- tution des sries divergentes, sur la manire dont elles rsonnent et communiquent au sein d'un chaos (cf. dans Cosmos, la srie des bouches et celle des choses pendues, le phantasme du meurtre du chat assurant leur communication).

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  • Gilles Deleuze

    sries htrognes, et instaurent une sorte de couplage entre ces sries, d'o drivent une rsonance interne dans le systme, un mouvement forc, dont l'amplitude dborde les sries de base elles-mmes. Mise en commu- nication des disparates, rsonance, mouvement forc seraient donc les caractres du langage-phantasme, ou simulacre. La charge affective lie aux simulacres s'expliquerait par la rsonance interne dont ils sont por- teurs, tout comme l'impression de mort, de rupture ou de dmembrement de la vie, s'expliquerait par l'amplitude du mouvement forc. Tout au plus pourrait-on distinguer deux ples, suivant que la diffrence entre les sries htrognes est pose comme trs petite ou comme trs grande. Par exemple, la diffrence originaire est trs petite dans certains phan- tasmes de Robbe-Grillet ; trs grande dans certains phantasmes de Gom- browicz. Et en gnral le ple proprement linguistique assure des diff- rences beaucoup plus grandes que le ple proprement phantasmique.

    Toutefois cette distinction mme reste secondaire. Dans le cas des trs petites diffrences, il semble que chaque srie devienne une variante de l'autre, et qu'un effet dominant de ressemblance se dgage de leur mise en communication. Mais prcisment ce n'est pas cela, c'est--dire le degr de ressemblance externe, qui importe. Considrons les deux for- mules suivantes : seul ce qui se ressemble diffre , seules les diff- rences se ressemblent . Il s'agit de deux lectures du monde, dans la mesure o l'une nous convie penser la diffrence partir d'une simi- litude ou d'une identit pralables, tandis que l'autre nous invite au contraire penser la similitude et mme l'identit comme le produit d'une disparit de fond. La premire dfinit exactement le monde des copies ou des reprsentations ; elle pose le monde lui-mme comme repr- sentation. La seconde, contre la premire, dfinit le monde des simu- lacres, elle pose le monde comme tant lui-mme simulacre. Or, du point de vue de cette seconde formule, il importe peu que la disparit origi- nelle, sur laquelle le simulacre est construit, soit trs petite ou trs grande. Il sufft que la disparit constituante soit juge en elle-mme, qu'elle soit dite petite ou grande pour des raisons et en fonction de critres qui ne prjugent d'aucune identit pralable. Il sufft qu'elle ait le dispars comme unit de mesure et de communication. Alors la ressemblance n'est jamais pense que comme le produit de cette diffrence interne. Il importe peu que le systme soit grande ressemblance externe et petite diffrence interne , ou le contraire, du moment que la ressemblance reste toujours l'extrieur, et que la diffrence, petite ou grande, occupe le noyau du systme.

    De tels systmes, constitus par la mise en communication d'l- ments disparates ou de sries htrognes, sont fort ordinaires en un sens. Ce sont des systmes signal-signe. Le signal est une structure o se rpar-

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  • Renverser le platonisme

    tissent des diffrences de potentiel, et qui assurent la communication des htrognes ; le signe est ce qui fulgure entre les deux niveaux de bordure, entre les deux sries communicantes. Il semble bien que tous les phnomnes physiques rpondent ces conditions pour autant qu'ils trouvent leur raison dans une dissymtrie, dans une diffrence consti- tutives. Tous les systmes physiques sont des signaux, et toutes les qualits sont des signes. Il est vrai toutefois que les sries htrognes qui les bordent restent extrieures ; par l mme aussi les conditions de leur reproduction restent extrieures aux phnomnes. Pour parler de simulacre, il faut que les sries htrognes soient rellement intrio- rises dans le systme. Il faut qu'elles soient intriorises en tant qu'ht- rognes. Il faut donc que leur diffrence mme soit incluse. Sous cette condition les sries ne sont pas simplement htrognes, mais rellement divergentes. Et sous cette condition d'intriorit, la divergence elle- mme n'est pas le contraire de la convergence, mais pose la convergence comme un chaos interne qui, nous l'avons vu, tient compliques toutes les sries. Si bien que chaque srie ne peut passer l'acte, et sortir un instant du chaos qui la retient, qu'en affirmant sa divergence ou sa diffrence originelle, si petite qu'eJle soit, avec toutes les autres sries.

    Un vivant est plus un simulacre qu'une chose. Mais l'tat parfait du simulacre n'est approch que par certaines machines ou certaines uvres d'art. L'essentiel est de faire de la diffrence, en tant que telle, un objet d'affirmation - et par l d'affirmer le chaos ? C'est en ce sens que le monde des simulacres manifeste son irrductibilit au monde des copies, ou plus gnralement de la reprsentation. Quand on considre l'histoire de la reprsentation, on doit marquer deux moments particulirement importants, o la reprsentation a sembl sur le point de dpasser ses propres limites : avec Leibniz, puis avec Hegel. Car dans ces deux cas la reprsentation devint reprsentation infinie. Elle le devint par des procds divers, concernant avec Leibniz l'infiniment petit, et avec Hegel l'infiniment grand. Et pourtant, si l'on restait finalement dans le domaine de la reprsentation, si les limites n'taient dpasses qu'en apparence, c'est parce que Leibniz et Hegel ne se libraient pas d'une condition de convergence des sries, ou de monocentrage des cercles. Une notion aussi riche que la notion leibnizienne d'incompossibilit ne se rduit pas la simple contradiction ; elle se dfinit par la divergence. (Pour chaque monde, les monades reprsentant autant de points remarquables, une srie qui converge autour d'un de ces points est capable de se prolonger dans toutes les directions dans d'autres sries convergeant autour d'autres points, l'incompossibilit des mondes se dfinissant au voisinage des points qui feraient diverger les sries obtenues). On voit donc comment Leibniz exclut la divergence, en la distribuant dans les incompossibles, et conserve le maximum de convergence comme critre du monde choisi, c'est--dire du monde rel. De mme chez Hegel, on a rcemment mon-

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  • Gilles Deleuze

    tr quel point les cercles de la dialectique tournaient autour d'un seul centre, reposaient sur un seul centre, si bien que leur ivresse tait feinte x. En vrit la reprsentation infinie n'a fait qu'inventer des moyens par- ticulirement subtils pour assurer dans l'existant le triomphe de l'iden- tit comme principe de la reprsentation en gnral : elle continue penser la diffrence en fonction de l'identique, et soumet le monde, le prtendant , aux conditions de la convergence et du monocentrage.

    Tant que les conditions de l'exprience sont dtermines comme condi- tions de l'exprience possible, leurs mailles sont trop lches et laissent tout passer. Paralllement l'esthtique souffre d'une dualit insurmon- table. Elle dsigne, d'une part, la thorie de la sensibilit comme forme d'exprience possible ; d'autre part, la thorie de l'art comme rflexion de l'expriencejrelle. Pour que les deux sens se rejoignent, il faut que les conditions de l'exprience deviennent elles-mmes conditions de l'exp- rience relle ; l'uvre d'art de son ct apparat alors pour ce qu'elle est - une exprimentation . Les conditions de l'exprience relle, qui sont aussi structures de l'uvre d'art, nous semblent tre celles-ci : la divergence des sries, le dcentrage des cercles, la constitution du chaos qui les comprend. Il s'agit de librer la diffrence de toute subor- dination au semblable et l'identique, pour faire du semblable et de l'identique, au contraire, une seconde puissance qui drive de la diffrence elle-mme. C'est seulement en ce sens que le monde de la reprsentation est effectivement renvers. Ces conditions se trouvent remplies dans le simulacre. Nous dfinissons le simulacre comme un systme signal-signe, ayant intrioris sa diffrence, construit sur deux sries divergentes au moins, tablissant entre les sries une rsonance interne, oprant de l'une l'autre un mouvement forc.

    *

    Renverser le platonisme signifie ds lors : affirmer le droit des simu- lacres, des phantasmes, contre les icnes ou les copies. Tel est le sens de l'expression crpuscule des idoles . Renverser le platonisme, ce n'est pas simplement discuter sur l'opportunit de la distinction platonicienne Essence-Apparence, Modle-Image. C'est faire valoir les droits d'une sorte d'image contre une autre sorte d'image. Le simulacre n'est pas une copie dgrade, c'est une puissance positive qui nie et l'original et la copie, et le modle et la reproduction. L'original platonicien, c'est le

    1. Cf. Louis Althusser, Pour Marx, d. Maspero, p. 101 : Cercle de cercles, la conscience n'a qu'un centre qui seul la dtermine : il lui faudrait des cercles ayant un autre centre qu'elle, des cercles dcentrs, pour qu'elle ft affecte en son centre par leur efficace, bref que son essence ft surdtermine par eux....

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  • Renverser le platonisme

    Mme : au sens o Platon dit que seule la Justice est juste, seul le Cou- rage courageux, seule la pit pieuse - la dtermination abstraite du fondement comme ce qui possde en premier. La copie platonicienne, c'est le Semblable : le prtendant qui participe au mme ou qui reoit en second. A l'identit pure de l'original correspond la similitude dite exemplaire ; la pure ressemblance de la copie, correspond la similitude dite imitative. Mais le simulacre abolit l'une et l'autre. Car des deux sries divergentes qu'il intriorise, aucune ne peut tre assigne comme l'original, aucune comme la copie. Il n'y a pas plus de point de vue privilgi que d'objet commun pour tous les points de vue. Il n'y a pas de hirarchie possible : ni second, ni troisime.... La ressemblance subsiste, mais elle est produite comme l'effet extrieur du simulacre, pour autant qu'il se construit sur ses sries divergentes et les fait rsonner. L'identit sub- siste, mais elle est produite comme la loi qui maintient toutes les sries dans chacune et fait receir le tout. Dans le renversement du platonisme, c'est la ressemblance qui se dit de la diffrence intriorise, et l'identit, du Diffrent comme puissance premire. Le mme et le semblable n'ont plus pour essence que d'tre simuls, c'est--dire d'exprimer le fonction- nement du simulacre. C'est le triomphe du faux prtendant. Il simule et le pre et le fianc, dans un trange inceste qui dfait l'ordre des par- ticipations. Mais le faux prtendant ne peut pas tre dit faux par rap- port un modle suppos de vrit, pas plus que la simulation ne peut tre dite une apparence. Il s'agit du faux comme puissance, Pseudos, au sens o Nietzsche dit : la plus haute puissance du faux. Le simulacre fait tomber sous la puissance du faux (sous sa propre puissance) et le Mme et le Semblable, et le modle et la copie. Il rend impossible et la fixit de la distribution, et la dtermination de la hirarchie. Il instaure le monde des distributions nomades ou des anarchies couronnes. Loin d'tre un nouveau fondement, il engloutit tout fondement, il assure un universel effondrement, mais comme vnement positif et joyeux, comme effondement : derrire chaque caverne une autre qui s'ouvre, plus pro- fonde encore, et au-dessous de chaque surface un monde souterrain plus vaste, plus tranger, plus riche, et sous tous les fonds, sous toutes les fondations, un trfonds plus profond encore '

    II y a un tre de simulacres. Et c'est le point le plus secret dans le renversement du platonisme - celui que Nietzsche a dtermin comme tant l'ternel retour. S'il y a tant de malentendus concernant l'ternel retour, c'est parce que, en lui, le contenu latent s'oppose au contenu manifeste. Le contenu manifeste de l'ternel retour peut tre dtermin conformment au platonisme en gnral : il reprsente alors la manire dont le chaos est organis sous l'action du dmiurge, et reoit le sem- blable, ou l'effet du Mme. L'ternel retour en ce sens est le chaos vaincu,

    1. Par del le bien et le mal, 289 (tr. Genevive Bianquis).

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  • Gilles Deleuze

    le devenir-fou matris ; il force le devenir copier l'ternel. C'est sous cette forme qu'il est mythe-fondateur. Il instaure la copie dans l'image, il subordonne l'image la ressemblance. Il est clair que ce n'est pas en ce sens que Nietzsche considre l'ternel retour. Sinon, pourquoi le trai- terait-il comme son ide vertigineuse, lui, Nietzsche ? Et pourquoi cette ide, sereine et translucide, suffirait-elle rendre Zarathoustra malade ? Des exposs du contenu manifeste de l'ternel retour, on en trouve chez Nietzsche ; il est mme juste de dire qu'on ne trouve que cela. Mais, en mme temps, ces exposs manifestes sont l pour tre rcuss par Zara- thoustra, qui ne veut pas en dire davantage, et qui n'aura pas le temps d'en dire davantage. En effet, ils ne sont pas formuls par Zarathoustra lui-mme, mais une fois par le nain, une autre fois par les animaux de Zarathoustra. Aussi Zarathoustra les rcuse-t-il en leur reprochant de transformer en platitude naturelle ce qui est autrement profond, en rengaine ce qui est d'une autre musique, en simplicit circulaire, ce qui est autrement tortueux. Dans l'ternel retour, il faut passer par le contenu manifeste pour atteindre au contenu latent, situ mille pieds en dessous (caverne derrire toute caverne...).

    Le secret de l'ternel retour, c'est qu'il n'exprime nullement un ordre qui s'oppose au chaos, et qui le soumette. C'est qu'il n'est pas autre chose que le chaos, que la puissance d'affirmer le chaos (faire du chaos un objet d'affirmation). Le gnie commun de Nietzsche et de Joyce fut de mon- trer que le vicus de recirculation ne pouvait affecter et faire tourner qu'un chaosmos . C'est que, entre l'ternel retour et le simulacre, il y a un lien si profond que l'un n'est compris que par l'autre. Ce qui revient, ce sont les sries divergentes, en tant que divergentes, c'est--dire en tant que chacune implique ses diffrences avec les autres, et que toutes se compliquent dans le chaos. C'est pourquoi Pierre Klossowski peut dire de l'ternel retour qu'il est un simulacre de doctrine : l'ternel retour est bien l'tre, mais seulement quand l'tant , pour son compte, est simulacre *. L'ternel retour est la loi du monde sub ou swpm-reprsenta- tif. Il ne fait pas tout revenir. Il ne fait rien revenir de ce qui prtend corriger la divergence ou recentrer les cercles. Il ne fait rien revenir de ce qui prtend subordonner, mesurer le diffrent au Mme et au Sem- blable. Lui-mme, il est pourtant le mme et le semblable. Mais le mme et le semblable qui ne se prsupposent jamais dans ce dont ils se disent, qui se disent seulement de la diffrence et du diffrent : le mme et le semblable en tant que simuls. L'ternel retour, comme pense et tre slectifs, fait donc la diffrence, mais il la fait de la manire oppose celle de Platon. C'est sous la puissance du faux prtendant qu'il fait

    1. Pierre Klossowski, Nietzsche, le polythisme et la parodie (Un si uneste dsir, N, R. F., p. 226). - Cf. aussi, p. 216-218, o Klossowski commente les mots du Gai Savoir, 361 : Le plaisir la simulation, explosant comme puissance, refoulant le soi- disant caractre, le submergeant parfois jusqu' l'teindre....

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  • Renverser le platonisme

    passer tout ce qui est. L'ternel retour n'a pas d'autre essence que l'tre univoque. Il est l'univocit de l'tre. L'tre se dit en un seul et mme sens de tout ce dont il se dit - mais ce dont il se dit, c'est le simulacre, le chaosmos. Mais ce dont il se dit diffre, intriorise la diffrence et la fait diverger (le monde de la volont de puissance comme simulation , comme machine fantastique de Dionysos).

    Nous pouvons dfinir la modernit par la puissance du simulacre. Il appartient la philosophie, non pas d'tre moderne tout prix (pas plus que d'tre intemporelle), mais de dgager de la modernit quelque chose que Nietzsche dsignait comme l'intempestif , qui appartient la modernit mme, mais qui doit tre aussi retourne contre elle, en faveur (je l'espre) d'un temps venir . Aussi bien n'est-ce pas dans les grands bois ni les sentiers, mais dans les villes et dans les rues, y compris dans ce qu'il y a de plus factice en elles, que la philosophie s'labore. L'intempestif s'tablit par rapport au plus lointain pass, dans le ren- versement du platonisme, par rapport au prsent, dans ]e simulacre conu comme le point de cette modernit critique, par rapport au futur, dans l'ternel retour pens comme croyance de l'avenir. Le factice et le simulacre ne sont pas la mme chose. Ils s'opposentjnme. Le factice est toujours une copie de copie, qui doit tre pouss jusqu'au point o il change de nature et se renverse en simulacre. Le factice et le simulacre s'opposent au cur de la modernit, au point o celle-ci rgle tous ses comptes, comme s'opposent deux modes de destruction. Le simulacre est destructeur dans la vie moderne, mais d'une toute autre manire que nos destructions modernes : les deux nihilismes. Il y a une grande diffrence entre subir ou instaurer un chaos qui nie, et affirmer le chaos lui-mme. Dans son livre admirable sur Rimbaud, Henry Miller commente : II est des des- tructions ncessaires . Miller sait trouver le ton radical d'une prophtie potique philosophique - et que d'histoires n'a-t-on faites sur ce simple mot ! Il parlait alors de la destruction insparable toute cration. Mais les gouvernements dtruisent sans la moindre excuse, et certainement sans l'ombre d'une pense cratrice. Ce que Rimbaud dsirait, c'tait de voir disparatre les formes anciennes, dans la vie comme dans la litt- rature. Ce que les gouvernements dsirent, c'est de conserver le statu quo, quelques massacres, quelques destructions que cela entrane.... Je ne pense pas qu'il aurait apport sur le monde autant de destructions que ne le firent ces honorables chefs. Il aurait gard, si l'on peut dire, une poire pour la soif. Il n'aurait pas tir sa dernire cartouche. Il n'au- rait pas perdu de vue le but, comme semblent l'avoir fait nos brillants gouvernants. Quel qu'ait t le ratage de sa propre vie, je crois cependant que, s'il en avait eu l'occasion, il aurait fait du monde un endroit plus heureux. Je crois que le rveur, si loin de la ralit qu'il puisse sembler au vulgaire, est mille fois plus capable, plus crateur, que le prtendu homme d'tat. Tous ces incroyables projets que Rimbaud rvait de

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  • Gilles Deleuze

    mettre en pratique, et qui furent djous pour une raison ou pour une autre, ont t depuis raliss jusqu' un certain point. Seulement il y avait pens trop tt. Il voyait bien au-del des espoirs et des rves de Phomme moyen ou de l'homme d'tat. Il lui manquait l'appui de ceux-l mmes qui se plaisent l'appeler un rveur, eux qui ne rvent qu'aprs s'tre endormis, jamais les yeux grands ouverts. Pour le rveur, debout au milieu de la ralit, tout arrive trop lentement, trop lourdement - mme la destruction... - mme la plus innocente de toutes les destruc- tions, celle du platonisme.

    Gilles Deleuze.

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    Article Contentsp. 426p. 427p. 428p. 429p. 430p. 431p. 432p. 433p. 434p. 435p. 436p. 437p. 438

    Issue Table of ContentsRevue de Mtaphysique et de Morale, Vol. 71, No. 4 (Octobre-Dcembre 1966) pp. 385-511La lettre de Spinoza sur l'infini (Lettre XII, Louis Meyer) [pp. 385-411] Scission et co-naissance d'aprs l' Art potique de Claudel [pp. 412-425]Renverser le platonisme (Les simulacres) [pp. 426-438]Une Mtaphysique de la Relation [pp. 439-462]Nietzsche et Kierkegaard. Des possibilits d'une interprtation nietzschenne de Kierkegaard (Dialogue des morts-vivants) [pp. 463-482]NOTES CRITIQUESReview: untitled [pp. 483-484]Review: untitled [pp. 484-486]Review: untitled [pp. 486-489]Review: untitled [pp. 489-489]Review: untitled [pp. 489-490]Review: untitled [pp. 490-490]Review: untitled [pp. 490-491]Review: untitled [pp. 491-492]Review: untitled [pp. 492-493]Review: untitled [pp. 493-494]Review: untitled [pp. 494-495]Review: untitled [pp. 495-495]Review: untitled [pp. 495-495]

    BIBLIOGRAPHIE [pp. 496-507]Back Matter