Récits Fantastiques

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contes fantastiques SOMMAIRE : ENTRETIEN AVEC UNE BOITE DE CHAUSSURE [Histoire de vampires] SATANIGRAD, OU LE SOURIRE DU DÉMON [Récit de guerre fantastique] Norbert Spehner

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Mini-recueil de deux contes fantastiques: une histoire de vampires et un récit de guerre se déroulant pendant la bataille de Stalingrad. Parution originale dans Solaris et l'anthologie Noires Soeurs (Serena Gentilhomme, dir.)

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SOMMAIRE :

ENTRETIEN AVEC UNE BOITE DE CHAUSSURE[Histoire de vampires]

SATANIGRAD, OU LE SOURIRE DU DÉMON[Récit de guerre fantastique]

Norbert Spehner

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Entretien avec une boîtede chaussures

Parution originale dans Solaris no 134,été 2000.

Il est passé minuit. Mafemme et mes deux filles se sontendormies depuis quelques heures,déjà. Tout est tranquille dans lamaison mais le silence est tendu,pesant.. Seul le crépitement desflammes dans la cheminée du salonjette une note discordante.L’univers entier peut bien reposeren paix sur ses deux oreilles mais,moi, je suis plus éveillé que jamais.Lucide et déterminé je vaiscommettre l’irréparable.Oh oui, j’yai pensé longtemps, jour après jour,soir après soir... Et vu lescirconstances, ça n’est pas unedécision que j’ai prise à la légère.Non, il ne s’agit pas d’un coup detête , ni d’un geste désespéré mais

bien d’un acte mûrement réfléchi,consciemment planifié au fur et àmesure que mon projet avançait,que les pages s’écrivaient et que lesmenaces des Autres se précisaient.

Ce soir, enfin, tout estprêt...Après de longues semainesd’impuissance et d’angoisses, jevais enfin pouvoir passer à l’action,reprendre l’initiative, pour unedernière fois et leur soutirer lavictoire finale.Le sort en est jeté!Le livre est là devant moi, sur latable de bois du salon, avec sabelle livrée noire et son lettragegothique rouge sang qui clame lenom de Dracula à chaque reflet dela flamme toute proche Des moisde travail acharné, de recherchesardues et complexes ! De longuesheures passées, les yeux en flamme ,fixés sur l’écran de l’ordinateur,avec , à chaque instant, lesangoisses de l’échec possible, laterreur de voir surgir les ombres dela nuit..Oui, j’ai connu la peur, lesmenaces de mort et même pire,mais tout cela va prendre fin cesoir. Mon heure a sonné . Je ne leslaisserai pas gagner la partie...

J’ai ajouté une bûche. Le feua soudain pris un étrange degréd’activité. Les flammes se tiennentprêtes, elles semblent conscientesdu sacrifice qui se prépare dans lesecret de la nuit .Elles dansentjoyeusement en attendant leurproie. Allez...Un peu de cran, quediable! Un dernier verre avant lafinale, une ultime gorgée de cefabuleux Glenfiddich qui va medonner le courage de commettrecette folie. Mes yeux se tournentvers le feu purificateur qui s’active,

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plongent au coeur des l’enfer deflammes et, pendant quelquessecondes douloureuses, je retournedans le passé pour revivre unedernière fois ces instants tragiquesqui m’ont amené au bord dugouffre...

Je savais, en me levant , quecette journée-là serait merdique ! Lematin même, je devrai remettre lespremières dissertations corrigées àdeux groupes d’étudiants et, vu lesrésultats catastrophiques, j’allaisavoir droit à ma juste part deprotestations, de lamentations, voirede jurons bien sentis ! C’est toujoursà la mi-session, lors de la remise despremiers travaux importants, quema cote de popularité frise le crashboursier. On a beau leur expliquerqu’il s’agit d’une évaluation et nond’un jugement, rien n’y fait. Ilsreçoivent leur note comme uneatteinte à leur petite personne etrechignent comme de grandsadolescents attardés (ce qu’ils sontd’ailleurs souvent encore la plupartd’entre eux...). Bref, ce fut encorepire que ce j’avais anticipé et surl’heure du midi, j’étais déjà épuisé,pressé de retrouver mon lit !

Et pourtant , il y avait deschoses bien plus épouvantables quim’attendaient...

Dans l’après-midi, jerencontrai mon éditeur. Là, ce futcarrément la catastrophe ! Ilm’annonça, sans diplomatie aucune,qu’il fermait boutique pour cause defaillite personnelle. Non seulementn’avais-je plus aucune chance detoucher les quelques maigres droitsd’auteurs qu’il me devait encore sur

les ventes des bouquins déjà publiés,mais mon grand-oeuvre, lecouronnement de ma carrière debibliographe, le favori de tous mesbébés livresques, Les Fils deDracula, venait d’avorter ou dumoins,risquait fort de ne jamais voirle jour. Il n’y avait que cet abrutipour accepter encore de publier desbibliographies, ouvrages quin’étaient plus subventionnés par lesgouvernements ! Plus de 4000fiches, des mois de travail, derecherches passionnantes maisardues, condamnées à moisir dansdes boites de chaussure trop petitespour les contenir toutes !

Le souper fut sinistre. Je tiraisune de ces gueules...Il n’y eut, cesoir-là, ni dialogue, ni potins, nicommunication, ni quoi que ce soitd’autre susceptible d’égayer la tristeomelette qui venait d’atterrir dansmon assiette ! Mais la soirée étaitencore jeune... Les pires ennuisrestaient à venir...Mais ça jel’ignorais !

Je passai la soirée seul dansmon bureau du sous-sol, au milieude mes livres. J’avais allumé unepetite lampre à la lumière discrète.J’avais emporté mon scotch favori,un Glenfiddich de derrière les fagots,susceptible de réconforter le profstressé en moi, d’alimenter marêverie et surtout, de me conforterdans ma mélancolie d’artiste blessé,d’écrivain incompris. J’étais biendécidé à passer une bonne partie dela nuit à me lamenter sur mon tristesort, entre deux lampées généreusesde mon élixir à cyrrhose !

Je commençai donc par une

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bonne scéance thérapeutiqued’apitoiement et de pleurage-sur-mon triste-sort ! Aaahhhh, lajouissance....

Je maudis d’abord longue-ment mes élèves, les traitant deparesseux, de génération perdue, devidéo-clipeux-rappeux analphabètes.Puis, au troisième verre, je m’en prisà mon salaud d’éditeur ! Tous lesmêmes... des pourris, desincompétents, des exploiteurs, desvoleurs, que dis-je, des pirates, des,des...J’émis mentalement quelquesqualificatifs dignes des plus longuesdiatribes du capitaine Haddock.Bref, j’étais en train de me défoulersérieusement quand mon regardquelque peu embrumé maintenant,s’arrêta sur une étagère oùs’empilaient cinq ou six boites dechaussure en carton, pleines àcraquer de fiches bibliographiquesrecensant les récits de vampirespubliés depuis le début du dix-neuvième siècle dans divers pays !

Eh oui, je dois bien l’avouer,j’ai un petit côté dinosaure...J’aibeau me servir d’un ordinateurperformant, avec un traitement detexte sophistiqué et autres logicielsbibliographiques, je commencetoujours mes recherches avec le bonvieux système des fiches cartonnéesécrites à la main que je rassembleensuite dans les boites de chaussureque ma femme et mes fillesramènent religieusement de leursexpéditions coûteuses au centrecommercial ! J’ai d’ailleurs unebonne excuse...Je travaille souvent àl’extérieur, dans les bibliothèques ducollège ou de l’université, et monordinateur n’est pas portable. Je suis

donc obligé de faire des fiches, deprendre des notes, comme dans lebon vieux temps. Ma maladresselégendaire avec tout ce qui estélectronique n’ayant, bien entendu,rien à voir avec ce systèmearchaïque qui faisait de moi la riséede tous mes collègues plus jeunes etbranchés.

La vue de cette somme detravail considérable, l’idée atroceque tout cela allait probablementfinir dans la poubelle, raviva monchagrin, mon ressentiment et merapprocha encore davantage de mabouteille...Je crois que je sanglotais(au moins dans ma tête...)

Je ne suis pas un ivrogne.Pire, je ne supporte pas bien l’alcool.En temps normal, je bois un mini-scotch de temps en temps, le soir, enfaisant des mots croisés, histoire demieux digérer. Deux verres...jesomnole ! Là, j’en étais au moins àmon quatrième ! Il était donc dansl’ordre normal des choses que jevisse mon premier éléphant rose. Ehbien non, ni éléphant, ni baleine, nipetits nuages, non, ce soir-là, jedécouvris mon premier vampire !

Et croyez-moi, ce fut pas ledernier....

Oh, il était plutôt petit,maigrelet, un peu ratatiné pour nepas dire froissé. A priori, pas de quoivraiment terrifier un homo sapienssobre et bien portant.Mais je n’étaispas exactement “bien portant” à cemoment-là et pour le “sapiens”, jel’avais déjà connu plus brillant...

A vrai dire, je n’avais pas

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remarqué l’intrus tout de suite.Mon bureau est vaste, tout enlongueur, avec des centaines devolumes alignés sur de grandesétagères. Avec ma petite lampe,tamisée comme mon spleen dumoment, je ne distinguais pas, oumal le, fond de la pièce et quand jecrus apercevoir une présence, j’enattribuai la cause à l’alcool. J’avaisdépassé mon point limite. Jecommençais à en payer le prix.

- Hallucination, me dis-je, il esttemps que tu ailles te coucher !- Hélas non, mon cher ami, je suisbien réel ! me dit la silhouette-au-fond-de-la pièce.- Hallucination visuelle, doubléed’une hallucination auditive, merepliquai-je à moi-même, arrête defaire le con. Destination chambre àcoucher, en voituuuurrre !Je fus incapable de me lever. Il y eutun mouvement. Je faillis faire unarrêt cardiaque !

En une fraction de seconde, ce queje croyais être un mirage fondit surmoi et me repoussa violemmentdans mon fauteuil, chassant ducoup quelques brumes éthyliquesplutôt denses.

Surpris, le coeur battant, jerestai là, quelque peu abasourdi,encore trop sonné pour vraimentavoir peur mais on sait que l’alcoola aussi des effets inhibiteurssurprenants!

- Mais... qui êtes-vous ? Commentêtes-vous entré ? Que me voulez-vous ? Sortez ou j’app...

Il interrompit brutalementmon chapelet de clichés spontanés

- Oh là, Monsieur l’écrivain, on secalme, dit-il d’une voix forte quijurait avec sa taille de nabot. Restezassis et écoutez-moi...

Je le regardai, fasciné, de plusen plus inquiet - [C’est un voleur,un assassin, un psychopathe,un...]- Non, je suis un vampire ![Ah ! un dangereux mythomane...doublé d’un télépathe ! ]

Décidément, quand j’y pense,je réalise qu’une bonne dose deGlenfiddich provoque parfois desréactions tout à fait insolites. Lecours de mes pensées était tout, saufraisonnable, mais ce gars-là aussiracontait n’importe quoi !

Je tentais tant bien que mal decombattre à la fois les brumes del’alcool, mon incrédulité toutecartésienne, le fou rire et ma peurgrandissante. Et j’eus aussi cetteremarque mal avisée...

- Un vampire ? Vous êtes unvampire ? Ouais, et moi je suisSerena Gentilhomme....

Il ne me laissa pas finir moninsolente réplique. En un éclair, ilfondit sur moi, m’agrippant lescheveux, rejetant ma tête en arrière.Et il effleura ma gorge de deuxcrocs acérés dans ma gorge ! Puis,lentement, baissant la tête, ilcommença à me percer la peau.

La douleur était atroce. J’étaisparalysé, terrorisé et complètementdégrisé ! Mais le plus terrible, c’étaitl’haleine pestilentielle de monagresseur. Dans mon pays, on dit deces gens que l’on repère à deuxmètres quand ils ouvrent la bouche,

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qu’ils ont mangé un cimetière.Celui-là avait en plus oublié derecracher les cercueils!

Au bout de quelquessecondes, il me relâcha et jeretombai dans le fauteuil de monbureau où je me recroquevillai entremblant, peu désireux de connaîtrela suite des événements.L’estomacau bord des lèvres, j’eus la présenced’esprit de m’inquiéter pour montapis.

Mon agresseur et vampire-se-prétendant visiteur s’installa en facede moi, sur le tabouret du piano.Affichant un sourire narquois (quim’exaspérait) , il prit la parole. Cene fut pas long que je connus enfinla raison de sa présence.

- Alors le bibliographe...Convaincu ?Prêt à m’écouter ? Buvez un coup,ça vous remontera la moral et çavous aidera à supporter ce qui s’envient...

Je déclinai, mon estomac étantau bord du gouffre, prêt à imiter leVésuve. Il reprit son discours quej’accompagnai, bien malgré moi, deremarques parfois impertinentesprudemment escamotées dans monsur-moi.- Vous vous demandez sans doutequi je suis et ce que je fais dansvotre bureau...[Nooon....Tu parles !J’accueille des vampires tous lessoirs, c’est la banque de sangici....]Son ton était un peu maniéré, unrien pompeux.- Votre curiosité est légitime [Quede bonté !] et je vais tâcher derépondre à vos nombreusesquestions. Je suis, disons, ...une sorte

d’ambassadeur. En fait, j’ai étédélégué par mes confrères vampiresque vous avez relégués des moisdurant dans d’inconfortables boitesde chaussure, dans des conditionshygiéniques [les vampires ont unehygiène ?] et de confortépouvantables. Nous sommes plusde 4000, entassés dans ces cartonsqui sentent les pieds mal lavés et sicertains d’entre nous avonsl’habitude de cotoyer les rats et lavermine, dans les rue de laNouvelle Orléans, ou ailleurs, il y ena d’autres qui sont d’ascendancenoble, qui ont connu, pardonnez-moi le cliché, la vie de château.[ouais, de fichus taudis gothiques,humides, malsains et pleins detoiles d’araignées]- Mais...Ce sont des personnages defiction, des êtres irréels, desfantasmes, ..ils...ils n’existent pas !Voyons, c’est...c’est ridicule...

J’en bégayais de surprise. Dema part, c’était comme un cri ducoeur !

La réaction provoquée parcette remarque, inopportune dansles circonstances, fut assezcauchemardesque...

Soudain, j’entendis comme unsorte de rumeur qui s’amplifia pourdevenir le grondement menaçantd’une foule en colère. Dans la semi-pénombre je distinguai peu à peu denombreuses silhouettes, d’abord unpeu floues, puis avec des contoursde plus en plus précis. Comment cescréatures, surgies de nulle part,entraient toutes dans le volumelimité de mon bureau, cela reste uneénigme, mais elles étaient bien là, eten très grand nombre.Une odeur

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méphitique se répandit dans la pièceet bientôt je distinguai clairement lesyeux flamboyants, les crocs luisantset les faces terribles de tous cespersonnages de romans et denouvelles que j’avais traquéspendant des mois dans les livres, lesrevues, les fanzines et les sites web.Bien sûr, je ne pouvais mettre denom sur aucun de ces visagesredoutables qui me dévisageaientmais je savais qu’il y avait làprobablement Lord Ruthwen,Varney le vampire, Lestat, et peut-être aussi le plus redoutable de tous,celui-là même qui donnait son titre àmon ouvrage, j’ai nommé le ComteDracula, alias Vlad Tepes !

On dut lire dans mes penséescar il y eut un mouvement dans lefoule présente, les monstres dupremier rang s’écartèrent pourlaisser passer une grande silhouettesombre drapée dans une cape d’unrouge flamboyant. Je ne distinguaispas clairement son visage mais deuxyeux incandescents, maléfiques, mefixèrent avec animosité tandisqu’une voix sépulchrale me dit:

- C’ est assez, ces sales boites puent! Elles sont indignes de ma noblepersonne...!

Et il disparut, comme siquelqu’un avait manié uninterrupteur.

Il y eut ensuite un silence quime cloua sur mon siège. J’étaisterrifié, je voulais qu’ils disparaissenttous mais je ne savais que faire. Il ya longtemps que je n’avais plus priéet de toute manière, je réalisais quele nom de Dieu ne serait pas tout àfait le bienvenu dans cette assemblée

démoniaque. Ils me mettraient enpièces au premier mot béni!

Désespéré, je fermai les yeuxun bref instant. Quand je les ouvris,ils avaient tous disparu, sauf monétrange visiteur qui me fixait d’unair narquois.

- Bon, je crois que vous venez decomprendre que l’affaire estsérieuse. Voici donc ma requête.Dans les meilleurs délais, vousdevrez transférer le contenu de vosfiches dans votre ordinateur. Mieuxvaut le confort d’un espace virtuelque vos cartons qui empestent levieux cuir, la poussière et leschaussettes défraichies. Ensuite, unefois le manuscrit achevé [Ah, jesavais bien qu’il ne suffirait pas detransférer bêtement des données.]vous trouvez un éditeur et vousvous arrangez pour nous soyonspubliés ! [Que nous soyons publiés ?Voilà...A vous de jouer, et vite, sipossible. De toute manière, j’yveillerai....- Et si je refuse ? [Aie, pourquoi ai-je dit une sottise pareille ? Il va memordre..]- Vous n’avez pas le choix.Vous avez la marque du vampire[Quoi, ces deux égratignures aucou ?] Je reviendrai et chaque délaiindû, chaque perte de temps, vouscoûtera un peu de sang. Méfiez-vous, votre réserve n’est pasinépuisable...Et puis, si le Maîtres’impatiente, si vous le faites tropattendre, il viendra en personne...[LeMaître ? Dracula ? C’est vrai qu’iln’avait pas l’air commode] Eh oui,Dracula, qui d’autre...? Souvenez-vous que de son vivant, on lesurnommait Vlad L’Empaleur.

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[Pourquoi ai-je soudain lefondement qui me démangevivement ?] Nous sommes voisins,dans la même vieille boite dechaussure crasseuse, coincés à lalettre S ! Incidemment, je menomme von Arnheim, Arnim vonArnheim, pour vous servir, issu del’imagination fébrile de Brian Stokes[Stoke ? Brian Stokes ? Je crois mesouvenir vaguement d’une nouvelleun peu débile se passant dans unsalon funéraire...].Il y a du monderedoutable dans ce carton nauséeux.Priez votre Dieu qu’ils ne vousrendent visite. Je vais donc vousquitter, il se fait tard et le jour ne vapas tarder à se lever [Merde ! Il estprès de quatre heures du matin !]Malsain pour un vampire ! Mais jene vous apprends rien, Monsieurl’expert en créatures de la nuit...

Il fit un geste un peu théâtralet disparut de ma vue dans un grandéclat de rire , digne des meilleuresremakes de Frankenstein.

Le lendemain de la veille futterrible. J’ignore quand et commentje m’étais couché mais quand lasonnerie du réveil me rappela à laréalité, j’avais la gueule de bois dusiècle, un mal de bloc épouvantableet une haleine de goule !Heureusement, je ne donnais pas decours ce matin-là.Je me levai plustard que d’habitude, alors que mafemme était déjà partie pour sonécole. Je lui épargnais ainsi lespectacle désolant de ma têted’enterrement ainsi qu’un concertde gémissements.

J’avais l’impression d’émer-ger d’un cauchemar. En bon

rationnaliste, je mis mon étrangeexpérience nocture sur le compted’un très sérieux abus éthylique,sans plus. Un rapide coup d’oeildans le miroir me conforta dansmon hypothèse car, il n’y avait nulletrace d’égratignures ou de quoi quece soit d’autre. Mon cou était lissecomme une fesse de nouveau-né...Bref, tout cela n’était qu’uneillusion, un mauvais rêve généré parle contenu trop explosif et maldigéré d’un tonneau de whiskyécossais ! D’ailleurs, je n’avais guèrele choix: ou je me persuadais d’avoirdéliré ou j’étais mûr pour lacamisole de force !

Plus la journée avançait, plusje me confortais dans l’idée quetout cela n’avait jamais eu lieu quedans mon imagination débordante,sous influence. Je soignai tant bienque mal ma terrible migraine,maudissant l’Écosse et les Écossais,puis, après quelques heures passéesà fonctionner au ralenti, je repris peuà peu le cours de mes activitésrégulières.

Pendant deux ou trois jours,j’évitai tout de même de passer desmoments seuls dans mon bureau,particulièrement le soir...Histoire dene pas tenter le diable...On n’estjamais trop prudent.Je m’en voulaiset me traitais de lâche, desuperstitieux ou de banlieusard, cequi à notre époque citadine n’est pasune mince insulte, croyez-moi !Dans notre jeu de société post-moderne, posséder une tondeuse estun signe de déchéance, un truc depetits vieux ! Mais qu’importe....J’aimais ma petite existence rangée,mon gazon et ma tondeuse. Très

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vite, je crus pouvoir revenir à maroutine.

Evidemment, les choses nefurent pas aussi simples.

Arnim von Arnheim serappela à mon bon souvenirexactement une semaine après sapremière visite. Il apparut dans monbureau, tard le soir, alors que j’étaisd’humeur noire, plongé dans lacorrection, certains diraientl’exécution, de quelques travauxscolaires ineptes.

Son arrivée se fit tout endouceur...Sans doute pour m’éviterune crise cardiaque. J’entendisd’abord son rire imbécile, ce qui memit quand même en alerte, puis uneombre apparut dans le fond de monbureau, figure un peu floue quidevint rapidement une silhouetteaux contours de plus en plus précis.

Puis sa voix se fit entendre:

- Alors, Monsieur l’écrivain ?On m’avait déjà oublié ? Je parieque vous avez cru à unehallucination, à un abus d’alcool ouà quelque autre explicationsusceptible de satisfaire votre espritbêtement rationnel. Erreur, monami, erreur...me revoilà et ce soir,vous n’avez pas bu....Tenez,touchez-moi, je suis bien réel !

J’eus un haut le coeur,esquissai un mouvement de recul[Difficile, ça, quand tu es assisdans une chaise de bureau ! ] Direque j’étais étonné serait uneuphémisme grossier. En fait, jerestai là, assis, avec l’air

probablement abruti ou navré, peuimporte la nuance, car à ce moment-là, je ne savais vraiment ni quoi direni quoi faire. J’éprouvais desémotions contradictoires. Sous monpauvre crâne, il y avait une véritabletempête. J’étais à la fois paniqué,dans une colère noire et j’avais enmême temps envie de rigoler, dedéconner, de me payer sa tête, de luisauter dessus et de lui casser sa salepetite g...

- Oh là, le scribe! [Merde,j’oubliais que ce con est télépathe!] Assis, assis...On se calme et onécoute !

Sa main de fer me saisit à lagorge et me souleva légèrement demon siège. Ce nabot avait une forceincroyable. Une fois de plus, sonhaleine lovecraftienne, oucthulhuesque, si vous préférez, mefrappa de plein fouet .Et encore unefois, je sentis que ses crocsentamaient ma gorge. Juste deuxpetits trous de rien du tout mais lablessure brûlait comme du vitriol !- Je vais vous le dire unedernière fois...Après ça, je passe auxreprésailles ! Et si nécessaire, ons’occupera aussi de votre petitefamille ! Vous avez deux jolies filles,une femme somme toute encoreappétissante, bref une jolie réservede sang frais qui pourrait séduirecette folle de Bathory qui brûled’envie de leur rendre une petitevisite ! Tout un caractère, laÉlizabeth ! Je ne vous souhaite pasde la rencontrer, jamais...Ni l’autresalope, là, Carmilla. Tiens, je vaisvous l’amener un de ces soirs..Ordonc, tu te mets au boulot, [Mais ilme tutoie, ce suceur d’hémo-

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globine!] dans les heures quiviennent, tu te remues les derrière etle clavier, sinon, ça va barder pourton matricule. Compris ?

Il n’avait pas besoin de mefaire un dessin. La seule mention desêtres que j’aimais le plus au mondeavait anéanti en un instant toutevélléité de résistance. Je n’avais plusdu tout le coeur à la plaisanterie ! Jen’avais guère le choix, il fallait quej’acquiesce à sa demande, et vite...- D’accord, d’accord, articulai-jed’une voix étranglée. Je le ferai maisne touchez pas à ma famille. C’estune affaire entre vous et moi.Laissez-les en dehors de tout ça...Jeferai ce que vous me demandez, jetrouverai le temps...Mais fichez-moila paix, s’il vous plaît.

Il relâcha son emprise et jeretombai dans mon siège, vaincu etle cou en feu ! Il devait y avoir unpeu de sang, peut-être des taches surma chemise...- Ça guérira ! En attendant, mettezun foulard par-dessus...Prétextez unrhume ou je ne sais quoi ! D’iciquelques jours il n’y paraîtra plus.Et il n’y a pas de taches de sang...

Il se passa la langue sur seslèvres rougies.- J’aime pas gaspiller !

Il recula lentement dans lefond de la pièce , sans me quitterdes yeux puis pointa un indexmenaçant dans ma direction- Je reviendrai vous voir,régulièrement, pour évaluer laprogression des travaux. Il faut queça se fasse vite. Ça gueule de plusen plus dans vos vieux fichiers...Lesboîtes 2 et 3 sont au bord del’émeute et je ne donne pas cher de

votre peau, si vous les faites encoreattendre !

Il disparut avec un ricanementdigne de la pire série B !

Dans les jours qui suivirent, jedus réorganiser ma vie de manièredrastique. Au grand déplaisir de mafemme, de mes amis et de mescollègues, je passai de plus en plusde temps enfermé dans mon bureau,tard le soir, les yeux rougis, fixés surl’écran de l’ordinateur au fur et àmesure que je délivrais mes ennemisde leur prison de carton pour lesdéménager dans leur nouvel habitalvirtuel.

Transférer le contenu desfiches cartonnées sur mon disquedur n’était qu’une affaire de temps.Cela prit quand même un bon moisde travail intensif, période au coursde la laquelle j’eus droit à quelquesvisites impromptues de vonArnheim qui alternait menaces etencouragements. Je devinairapidement qu’il plutôt satisfait de laprogression des travaux, même sil’hypocrite affirmait le contraire,histoire d’entretenir mes craintes,d’étouffer tout désir de ralentir lacadence infernale que je m’étaisimposée. Ce salopard me tenait à lagorge, mais je finis par m’habituer àsa présence et à son haleinejurassique.

Un soir, comme il me l’avaitvaguement laissé entendre, il vintme voir accompagné d’une superbecréature aux cheveux noirs, auxyeux brillants et à la crouperebondie. Cette femme avait unesilhouette à damner un saint,dégageait une aura de sensualité

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infernale et exhibait des crocs decarnassier...Un mélange érotico-léthal de charme, de sexe, et decorruption nommé Carmilla ! Jeconnaissais parfaitement le beautexte de Le Fanu, pour l’avoiranalysé maintes fois avec mesétudiants. Je m’étais fait une imagementale assez nette de lamystérieuse Mircalla mais jamais jen’aurais pu, même dans mes déliresérotiques les plus fous, imaginer unecréature d’une sensualité aussidébridée. Tout le temps que dura lavisite de mon ange gardien vampire,elle se tint légèrement en retrait, mefixant intensément avec l’acier froidde ses yeux de succube. J’avais dumal à me concentrer, mes mainsétaient moites, mon coeur battait àtout rompre et malgré les nombreuxsignaux d’alarme que m’envoyait lacréature, j’avais envie de medamner pour elle. J’étais hypnotisé,subjugué, complètement à la mercide cette incarnation de l’Èveprimordiale, cette Lilith desCarpathes qui pourtant ne disaitmot, se contentant de me regarderd’un air narquois, mélange détonantde perversion et de désir!

Torturé par un désirincontrôlable, terrifié à la pensée deme soumettre aux volontésperverses de cette créature dudiable, je me mis soudain à les haïrtous intensément, elle et sessemblables. C’est ce soir-là, après ledépart des deux morts-vivants, queje pris la décision de me libérer deleurs griffes, de leur arracher lavictoire, de leur faire payer cher cequ’ils me faisaient endurer. Non, lesforces du mal ne triompheraient pas,je ferai tout pour les en

empêcher...Je n’étais pas Faust, jen’en avais rien à foutre des cadeauxdu diable ou de ses adeptes.

D’ailleurs, les vampires nem’avaient rien promis. Ils avaientexigé, quémandé, ordonné, imposé...sans rien garantir en retour. Jen’avais aucune idée de ce quim’attendait, une fois le projetterminé. Ils pouvaient aussi biendécider de me supprimer, demaquiller ça en accident ou enmaladie exotique ! Anémiepernicieuse, arrêt cardiaque, quesais-je...J’étais complètement à leurmerci. Et ce sentimentd’impuissance me rendait fou derage....Non, sérieusement, queferaient-ils de moi une fois le livrepublié ? Je n’avais même pas songéà le demander....

Je le fis à la visite suivante.- Mais il ne se passera rien, moncher ami...rien du tout ! Une foisvotre contrat terminé [quel contrat?] selon nos spécifications, une foisnos demandes satisfaites, nousdisparaîtrons et vous retournerez àune vie plus...normale, disons ! Plusde morts-vivants pour vousmenacer, plus de succube pour vousobséder.

Je n’avais pas vraimentconfiance dans ces paroles tropmielleuses

Que vaut la parole d’unbuveur de sang impie, après tout ?Ces créatures sont des prédateurs,elles n’ont aucune morale.- Erreur mon ami, erreur...[Ilavait encore lu dans mes pensées].Vous oubliez que les premiersvampires étaient de sang noble !Lord Ruthney, Sir Francis Varney,

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la comtesse Mircalla de Karstein[des images sensuelles défilent dansma tête à la seule évocation dunom, un peu de contrôle, quediable !] la comtesse Bathory etj’en passe. Tous des gens d’honneuret de bonne manière. Je vousinterdis de douter de leurparole...Vous aimeriez sans douteune récompense plustangible...[Pourquoi suis-je soudainobsédé par Carmilla ? Une foutuelesbienne, en plus... arrête de tefaire des idées!] Eh oui, en ce quiconcerme les hommes, la bellesuceuse ne s’intéresse malheu-reusement qu’à leur groupe sanguin! Oubliez vos désirs malsains...Non,une fois votre livre terminé...au fait,le Maitre aime votre titre: Les Filsde Dracula... Bien, très bien...C’estclassique mais bien tourné....Jedisais, donc, et j’insiste, une foisvotre livre terminé vous retrouverezune vie normale, tranquille, paisible,votre bungalow, votre tondeuse....C’est ce que vous désirez, non ?

Une vie normale ? C’est vitedit......Qui pourrait prétendre à uneexistence rangée, ordinaire , aprèsune telle aventure. J’avais de trèsforts doutes. Pourtant, je n’avais pasle choix...Il fallait que j’achève ceque j’avais commencé. Parcontre...Et là je dus faire des effortssurhumains pour masquer le fond dema pensée...[Vous ne perdez pourattendre, maudits pillards deglobules rouges !]

Un bref instant, von Arnheimme dévisagea d’un air soupçonneux,avec une question dans le regard.Avait-t-il intercepté ma brèveréflexion censurée ? Avait-t-il des

doutes sur ma volonté d’allerjusqu’au bout ? Je devais êtreprudent...Il ne devait riensoupçonner de l’idée machiavéliquequi avait pris naissance lors de lavisite de Carmilla [visions éclairs demembres enlacés, de cris dejouissance, festival de seins et defesses, et...arrête, tu fabule!]

Les semaines qui suivirentfurent les plus pénibles. VonArnheim me harcelait soir aprèssoir, sans répit. J’aurais voulu mechanger les idées, reposer mapauvre tête pleine de milliersréférences vampiriques mais rienn’y faisait. J’eus droit en plus à lavisite éprouvante pour les nerfs deplusieurs de ses amies, dontcertaines goules particulièrementcauchemardesques, à l’odeurrepoussante. Par quel miracle, il nesubsistait nulle trace de leur passageaprès leur départ, je l’ignore, maispendant des heures, j’étais obligé deme farcir leurs présencesrépugnantes et oh combienmenaçante. J’ai perdu mon apppétitet quelques kilos, j’ai continué àinquiéter femmes, enfants etcollègues, j’ai pesté, protesté,tremblé, supplié, transpiré mais j’aifinalement réussi à menerl’entreprise à terme.

Un soir, enfin, je montrai ladisquette à mon bourreau quis’empressa de me rappeler qu’ilfallait encore trouver un éditeur etpublier le livre. Oui, certes, ses amisvampires appréciaient leursnouveaux quartiers virtuels mais leComte, et quelques-uns de sessemblables, plus douillets,trouvaient leur séjour électronique

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un peu froid. Ils attendaient avecimpatience de loger entre les pagesplus tempérées d’un bon vieux livre! Pour ces vampires de fiction,c’était une sorte de retour auxsources.- Du papier, mon ami, dupapier...Un beau livre, avec reliure,couverture et tout le reste...Avez-vous songé à un éditeur ?

Il avait posé la question sur unton assez neutre. La suite fut plusferme...- Alors ? J’attends une réponse...

Elle fut brève, précise, folle etdécisive:- Je vais le publier moi-même, àcompte d’auteur. [Eh oh, ça va latête ? Et avec quel argent feras-tucette folie?]

Von Arnheim parut surpris. Ilfit une grimace éloquente.- Vous n’allez tout de même pasnous infliger un de ces trucs faitsmaison avec imprimante et reliureen plastique. Après tout le malqu’on s’est donné [ON ? ], onmérite mieux que ça. Non, quelquechose de beau, une belle reliure, debeaux lettrages...Un objet digne denos seigneuries, quoi !

Il disait ça en faisant degrands geste un peu grandiloquents,ridicules. J’ignore à quelle époque ilavait vécu mais je le trouvaisquelque peu poussiéreux. Je savaisaussi qu’il était mortellementsérieux.- Rassurez-vous, j’avais en têtequelque chose d’assez original et detout à fait convenable.

Je lui exposai mon idée:couverture en imitation de cuirnoire, lettrage gothique rougeincrusté, avec larme de sang, dansun beau format, pratique mais

élégant. Papier à l’ancienne, etc...Ilse trouve que j’aime aussi les beauxlivres, plus particulièrement lesmiens.- Aaahhh...Ouaiiiis ! Je sens que leMaître va être content.Ouais...Ouais... Les Fils de Dracula,en lettres rouge sang, ah ah ! Bienvu, bien vu...Faites mon ami,faites....Je consulte la confrérie. Dèsque j’ai leur approbation, vouspourrez passer à l’étape finale !Vous verrez, ça fera un tabac, unbestseller, le livre de l’année...Cesera votre grand oeuvre, et tout ça,grâce à qui ? Hein ? Je vous ledemande ? A moi...ha ha ha haha.....

Et il disparut cette fois dansune sorte de nuage de fumée dignedes pires navets de la HammerFilms, sans même me laisser letemps de protester!

Une heure plus tard, alors queje m’apprêtais à monter à l’étagepour me coucher, il réapparutquelques secondes, le temps de dired’un ton toujours aussi théâtral etcondescendant : “Faites..”

Je fis.

Me voici donc au bord de l’instantfatal. Je feuillette une dernière foisl’oeuvre de ma vie. L’objet estvraiment superbe , un designparfait, une texture sensuelle.Comme ouvrage de référence, c’estune oeuvre remarquable, complète,exhausitive, solidementdocumentée, et annotée. De quoifaire pâlir de jalousie tous lesDessart, Finné, Marigny, et autresexperts en vampires de la planète.Je n’ai rien laissé passer. Maisassez déliré, il faut passer à

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l’action. Le feu ronronnejoyeusement. Température idéale.Fahrenheit 451....Ont-ils devinémes intentions ? Il me semble quej’entends une rumeur sourdeprovenant de je ne sais où. Peut -être du livre ? Mais non...Pourtantil me semble qu’il y a soudaindans la pièce comme une odeur demécontentement palpable, desaccents d’inquiétude ...Oui, je croisqu’ils viennent de comprendre. Lapeur est en train de changer decamp...Ce qui n’était qu’un simplebruit de fond plutôt indistinct estsoudain devenu un grondement defoule, échos rageurs de jurons et demalédictions, de protestations et decris de rage. Oui, le vacarme va ens’amplifiant mais je ne m’inquièteplus. Je me dis que tout se passedans ma tête et qu’à part moi,personne n’entend rien. Je regardeune dernière fois mon exemplairedes Fils de Dracula, ce livre quim’a fait suer le sang, ce seul etunique exemplaire imprimé àgrands frais et qui ne sera jamaisdisponible en librairie. Dans sespages se trouvent réunis tous lesvampires de la littérature mondialeet pour la première fois de leurlongue et misérable existence demorts-vivants, ils connaissent lapeur, que dis-je, une terreur abjectede bêtes traquées . Car je vais lesexterminer...J’ouvre le livre une dernière fois,au hasard et d’une main sûre, enarrache une dizaine de pages que jejette dans le feu. Le concert dehurlements s’amplifie, des crisatroces me parviennent du brasier.La panique est totale...Je déchirede plus belle, et la flammealimentée crépite joyeusement. En

quelques secondes, le feu consumechaque paquet de feuilles. et sapopulation de monstressanguinaires. Bientôt, il ne me resteplus que la couverture. Je la livreaux flammes, sans regrets.Tout est fini en quelques minutes.Le silence est à nouveauoppressant.Seul le crépitement du feu merappelle mon geste insensé.Je suis délivré, je me suis vengé, jeles ai baisés !Je n’arrête pas de me le répéter.De mes quatre mille vampires etquelques goules, il ne reste qu’untas de cendres pitoyables.Adieu lamies !Finies les menaces, lesintimidations, les terrifiantes visitesnocturnes.Un petit verre de Glenfiddich nefera pas de tort.Après tout, c’est comme ça que touta commencé.

décembre 1999 NORBERT SPEHNER

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Satanigradou le sourire du démon.

Parution originale dansNoires Soeurs

(Serena Gentilhomme, dir)Paris, L’Oeil du Sphinx, 2000

1

Le soldat de deuxième classe JohannFoster est terrifié. Il serrecompulsivement la crosse de sonpistolet-mitrailleur. Devant lui, lapatrouille d'une vingtaine d'hommes,commandée par le lieutenantSteinmetz, progresse lentement dansles ruines de Karpovka, un quartierde Stalingrad. Sa mission en est unede routine: repérer et détruire touteprésence ennemie. Foster a toutesles raisons du monde de craindre

pour sa vie et pour celle de sescompagnons d'infortune. Il connaîtassez le secteur pour savoir que lesRusses ne sont pas loin. Ça risquede très mal tourner. Et ce con deSteinmetz les emmène droit dans lagueule du loup! "Bâtard de Prussien!" Foster a tenté en vain de lemettre en garde. Furieux, lelieutenant l'a relègué à l'arrière-garde, "seul endroit convenablepour les lâches et les froussards". Lesergent Schultz, un vétéran deplusieurs campagnes, héros deStalingrad, a voulu intervenir à sontour. Steinmetz lui a ordonné de setaire , de suivre les ordres. Depuis, lesergent ne dit plus un mot. Résigné,il marche devant Foster.

Quel imbécile, ce lieutenant !Fraîchement émoulu de l'Académiemilitaire de Berlin et envoyé sur lefront de l'Est, Oskar Steinmetzremplace le commandant de l'unité,tué trois jours plus tôt dans uneescarmouche. Arrogant, prétentieux,ce cabochard de Prussien ne connaîtde l'art de la guerre que ce qu'ilappris sur les bancs de l'Académie.Son expérience du combat est nulleet surtout, il ignore tout des règlesnon écrites et très peu académiquesdu "rattenkrieg", la guerre des rats,faite non pas de grandsdéploiements stratégiques, de vastesmouvements de troupe maisd'escarmouches meurtrières dans unpaysage lunaire, semé d'obstacles etde monceaux de grabats propicesaux embuscades. Non, ici c'est laguerre sale de ruelle, du corps acorps, des attaques surprises, descoups fourrés. Les combatsacharnés durent depuis dessemaines, les lignes de front

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n'existent plus. Les unités des deuxcamps occupent le terrain pêle-mêle,se partagent parfois le même secteurou les étages d'un immeuble. MaisOskar Steinmetz, membre du Parti,ex-militant de la Hitlerjugend, n'en acure. Foster a l'impression que cecrétin pompeux a décidé de gagnercette guerre à lui tout seul. Il va leurmontrer à ces Russkis, à ces sous-hommes, ce que vaut l'Armée duReich !"Belle saloperie , se dit Foster, quipressent le pire, je devrais lui foutreun balle dans la tête, à ce con ! "

La première explosion décimela tête de la colonne. Quatrehommes gisent morts, pantinsdéchiquetés, tandis que deux autres,tripes à l'air, se roulent par terre enhurlant .

En quelques secondes, l'enferse déchaîne. Une pluie d'obus demortier se met à leur tomber dessustandis que deux mitrailleusesarrosent le secteur, fauchantsystématiquement les malheureuxqui n'ont pas eu le temps des'abriter. En quelques secondes, plusde la moitié des effectifs sont horsde combat.

Johann Foster s'est couchéinstinctivement. Effrayé, étourdi,confus, il reste couché, le visage et lecorps collé contre le sol, essayant des'enfoncer le plus possible. Ilvoudrait creuser, s'enterrer,disparaître dans les entrailles de laterre. Autour de lui, le chaos ! Desexplosions font trembler le sol, lecouvrent de débris et de poussière.Dans sa tête, un mantra:" Quandl'obus miaule, il ne t'est pas destiné,quand il murmure, tu es mort !". Il

y a des tirs, des cris, des râles. Lesshrapnels et les balles sifflent,ronflent, bourdonnent commeautant d'abeilles meurtrières.L 'odeur de la poudre, de la cordite,pénètre ses narines, brûle sespoumons déjà encrassés par lapoussière . Les yeux fermés,paralysé, il attend l'impact, lablessure fatale, la balle qui mettra finà ses jours. Son esprit est pureterreur…

Soudain, les tirs cessent !

Un étrange silence succède àl'apocalypse sonore, pas mêmeinterrompu par les gémissements dequelques blessés.

Foster est secoué detremblements nerveux. Il sait qu'iln'a pas été touché. Il a souillé sonpantalon. L'odeur ne trompe pas.Qu'importe, il n'est pas le premier àchier dans son froc. Et certainementpas le dernier non plus…Il bouge lemoins possible, histoire de ne pastenter les tireurs d'en face. Il relèvelentement la tête pour évaluer lasituation. La fumée se dissipe peu àpeu révélant une scène dantesque.Près de lui, la tête arrachée dusergent grimace à côté de resteshumains indéfinissables baignantdans une mare de sang. Fostercombat la nausée, se force àregarder encore. La colonne adisparu, l'escouade a été entièrementdécimée. A quelques mètres de lui, ildistingue le corps sanglant deSteinmetz, étendu sur le dos, sesrêves de gloire effacés a tout jamaispar une rafale de mitrailleuse russe."Bon séjour en enfer, racaille nazi !"

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Foster est sous le choc. Il est vivant! C'est un miracle, il n'en revienttout simplement pas. Il est toujourscouché dans la rue, au milieu descadavres des soldats de son unité. Ila des crampes partout mais évite debouger. Il doit passer pour mort. Letemps qu'il faudra…Surtout ne pastenter les snipers russes.

Soudain, des voix…Elles parlent lerusse !

Il panique. Il distingue troissilhouettes. Des soldats russes. Ilssont au bout de la rue. Ilsapprochent. Foster se déplace enrampant, épousant les contours dusol, lentement, très lentement. Ilmet ce qui lui paraît une éternitépour parcourir un mètre, se couchederrière un cadavre sans bras –Lyviak, un Pomméranien, un bongars qui ne reverra pas sa femme –et observe la progression des troistypes. Il les distingue plus clairementmaintenant. Ils ont sorti leurbaïonnette. Ces salauds, proba-blement bourrés de mauvaise vodka,vont mutiler les cadavres, acheverles blessés s'il y en a (Foster endoute). Et ils vont le trouver…

A nouveau, la panique lesubmerge mais ses réflexes devétéran prennent le dessus. Il fautqu'il se tire de là, et vite…Seule issuepossible: l'entrée d'un bâtiment enruines situé de l'autre côté de la rue.Une course d'une vingtaine demètres…Une affaire de quelquessecondes ! Mais il ne faut pastrébucher, glisser – il y a plein deflaques de sang, d'autres chosesaussi - profiter de l'effet de surprise,

compter sur la chance. Et déjouerles tireurs éventuels, toujours auxaguets. Mais dans l'immédiat, il y aces trois Russkis qui se rapprochent.Ils ne sont plus qu'à quelquesmètres, occupés à planter leursbaïonnettes dans les cadavres de sescompagnons. Ils ne l'ont pas encorerepéré.

Avec d'infinies précautions,des gestes lents et mesurés, JohannFoster prend une grenade attachéeau ceinturon du cadavre de Lyviak."Merci mon vieux, tu vas peut-êtreme sauver la peau." Tous ses nerfssont tendus comme des ressorts. Ilcrève de frousse mais il n'a pas lechoix. Dans quelques secondes, il seréfugiera dans les ruines où il seramort. Il retient sa respiration, fixe sacible et compte…un, deux, TROIS.Tout se passe très vite, comme dansun rêve. Foster se redressebrusquement, se met à genoux,balance sa grenade. Puis il se lève, selance dans une course folle versl'entrée qu'il a repérée. Il ne voitplus qu'elle, elle est son obsessiion.Quitte ou double!

Les trois Russes ont été prispar surprise. Abrutis par l'alcool,leurs réflexes sont lents. La grenadeles déchiquète instantanément. Letac-tac-tac d'une mitrailleuse se faitentendre quelque part. Trop tard !Foster s'engouffre dans l'entrée aumoment où les premières ballents'écrasent en sifflant dansl'encadrement de la porte.Haletant, il monte les escaliersquatre à quatre, grimpe à l'étage, selaisse tomber sur le sol où il tente dereprendre son souffle.Sauvé ! Jésus Marie Joseph….! Il est

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sauvé…

Pour le moment du moins…Les salopards l'ont repéré. Ils vontvouloir le débusquer.

Johann Foster s'apprête àdéfendre chèrement sa peau.

Quelques minutes passent. Ilest resté parfaitement immobile, ledoigt sur la gâchette de sonSchmeisser dont le canon est dirigévers le haut de l'escalier. Il sedemande ce que les Russesattendent pour attaquer.

Il n'entend rien. Ça ne bougepas dans le secteur. L'auraient-ilsabandonné à son triste sort ?Impossible. Ils ne lâchent jamais. Ilsdoivent préparer un de leursmauvais coups. Tous ses sens sonten alerte. Il attend. Il n'a que ça àfaire pour le moment.

D'autres minutes s'égrènent,elles lui paraissent éternelle. Maisqu'attendent-ils ? Ses nerfs sont àbout, la tension insupportable. Il doitsavoir ce qu'ils mijotent…Prudemment, il s'approche d'un troubéant (seul vestige d'une fenêtre) quidonne sur la rue. Il enlève soncasque, le pose sur la canon de sonarme et lentement, il le soulève dansl'encadrement de la fenêtre. Rien nese passe. Personne ne tire. Sacuriosité l'emporte. Il se risque àregarder, en s'exposant le moinspossible. Ça ne bouge pas dans larue. Du moins, il ne voit rien. Maisoù sont-ils ?

Soudain, son sang se fige. Iln'a rien vu mais, il a entendu. Unbruit caractéristique, qui glace le

sang de tout fantassin, celui que fontle moteur et les chenillettes d'unchar d'assaut ." Oh non ! se dit-il, ces salopardsont un tank. Mon dieu, pas ça ! Il vapulvériser le bâtiment ! Je n'aiaucune chance. Il faut que je me tired'ici…".Il n'y a pas d'issue. Il le sait. Soncerveau fonctionne à plein régime,élabore des stratégies.

Il distingue maintenant lemonstre d'acier. Un T34 remonte larue, se moquant des débris. Il sedirige droit vers son abri précaire. Ilvoit la tourelle qui pivote. Pendantquelques instants il est figé,incapable de réagir tellement il estterrorisé. Le tank est équipé d'unlance-flammes. Voilà pourquoi ilsn'attaquent pas, ces trous du cul: ilsveulent le rôtir comme un vulgairepoulet !

Il craque. Il n'en peut plus.Ses nerfs le lâchent. Il glisse

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lentement sur le sol, le dos appuyéau mur et se met à sangloter.Johann Foster, soldat d'élite de laglorieuse Wehrmacht, survivant duBlietzkrieg, de la campagen deFrance et des premiers combatsdans Stalingrad, se paie le luxed'une crise de nerf, de désespoir. Ilva crever comme un rat, loin dessiens. Il ferme les yeux, attend lecoup de grâce.

Dans son esprit enfiévré, il al'impression de voir défiler sa vie.Tout se bouscule, défile rapidementsous forme d'images, d'impressions,de souvenirs heureux quialimentent son désespoir. Il ne veutpas mourir. Pas ici, pas dans ce trouà rat infect. Pas dans Stalingrad, letombeau de la 6ème Armée !Il cherche une prière, n'en trouvepas. D'ailleurs, à qui l'adresser ? ADieu ? Il n'y a pas de dieu. Pas ici,pas à Stalingrad. Toutes ceshorreurs, ces milliers de morts, toutecette destruction, cette sauvagerie,ne peut être l'œuvre d'un dieu bonet juste. Foutaises !"Ach, Bordel de merde ! Que faire,pour sortir de ce guépier ? "Il sanglote de plus belle. "Mon âme,à qui me fera sortir d'ici !"- Hum…Trop classique, trop banal !Je ne sais pas combien de fois je l'aientendue, celle-là ! Non, vraiment,pas très original !- Qui va là ? Qui a parlé ? Nebougez pas ou je tire…Foster se redresse brusquement enbrandissant sa mitraillette. Personne…Son imagination lui a joué untour.Non ! Il y a bien quelqu'un. Ildistingue vaguement une silhouetteau fond de la pièce.

Instinctivement, il veut tirer unerafale. Son doigt se fige sur lagâchette. Il est paralysé.- Calmez-vous, mon ami, calmez-vous, ce n'est que moi ! Vous n'avezrien à craindre…L'ombre s'est rapprochée. Elle aune forme humaine mais Foster estincapable de la voir clairement.Pendant un moment il ne distingueque des yeux, d'un rougeflamboyant.- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?- Vous tirer de là. N'est-ce pas ceque vous souhaitiez il y a quelquesinstants ?Un homme d'un certain âge, depetite taille, avec le costume sombreet la cravate du bon fonctionnairenazi, s'avance vers lui en boîtantlégèrement.

Foster est abasourdi, fascinépar ce type surgi du néant."Merde, on dirait ce nabot deGoebbels ! Un vrai cauchemar !"

Pendant quelques secondes, ilen oublie sa situation précaire, lechar de combat et sa mort certaine."Ne vous souciez pas des Russes. Jeleur ai donné de quoi s'occuper.Leur canon est enrayé et le resteraaussi longtemps que nécessaire". Il alu dans les pensées de son étrangevisiteur. Il réitère sa question.- Qui êtes-vous ?- Un démon ! Qui d'autre ? Unfidèle serviteur et principal lieutenantdu grand Lucifer lui-même.Appelez-moi Méphisto, Belzébuth, leSeigneur des Mouches, le Malin, leTentateur, le Serpent, que sais-je ?Vous avez-le choix, je suis légion !Il éclate d'un grand rire qui résonne

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étrangement dans ses lieux dévastés.Foster n'en croit pas ses oreilles."C'est du délire, je suis en pleindélire. J'ai dû être atteint à la tête.Tous ces shrapnels…Oui, c'est ça,un minuscule éclat dans la caboche.je suis devenu dingue…".

Mais le visiteur a l'air bienréel. La tête légèrement penchée, ilse tient le menton d'une main. Satenue austère contraste étrangementavec son air goguenard. Il regarde lemalheureux soldat. Il y a de la pitiédans son regard.- Mais je suis réel, mon pauvre ami !J'arrive toujours dans les situationsinextricables. C'est devenu maspécialité. Les cas extrêmes, lesimpasses…Dieu est impuissant, vousavez bien raison. Moi, oui, je peuxvous sauver !Foster se surprend à lui répondre.- Ah, oui, et qu'allez-vous faire, aujuste ? Me tirer de là ? Me sortir deStalingrad ? Me renvoyer dans mafamille ? Vous pouvez tout cela ?- Absolument et facilement.Foster ne peut s'empêcher dehausser les épaules. Il ironise.- Ach, mon cul, oui ! Et commentallez-vous faire ? Laissez-moiréfléchir…Vous allez me proposerun pacte, le vieux contrat de service.Vous allez me demander mon âme.Doux Jésus…Excusez-moi…Partous les Diables ! Un pacte avec leDiable. Foster et Méphisto ! Ha, ha,elle est bonne . Je n'en crois rien..Il sursaute. Une feuille de papier sematérialise devant lui. Elle est écriteen caractères gras, très lisibles. Acôté d'elle, surgi de nulle part, unstylo à encre flotte dans les airs.- Bon, écoutez-moi, mon petitJohann - "Il connaît mon prénom ?"

– Le temps presse. Il y a pas mald'autres âmes en détresse dans cetteville. Pardonnez-moi cette antithèsefacile, mais l'enfer de Stalingrad,c'est le paradis des goules et desdémons. La concurrence est forte, jen'ai pas tout mon temps. Voilà ceque je vous propose, en gros: jevous sors de là et vous me refilezvotre âme. C'est clair, net et sansbavures, Vous signez là et on n'enparle plus. Et je vous promets dem'occuper de vos petits copainsrusses qui, je vous le signale,viennent de réparer leur canon .

Foster n'est pas convaincu. Ilcroit encore halluciner- Un moment. Pas si vite. Il n'y pasle feu – l'ironie de la remarque luiéchappe, - je voudrais….Il est interrompu par le vacarme d'une puissante explosion.

Le lance-flammes a dévastél'étage inférieur. Des langues de feuapparaissent jusqu'en haut desmarches. Une chaleur infernale serépand dans tout le bâtiment et lafumée monte à l'étage. L'étrangerreste impassible mais Fosterpanique, étouffe. Ses yeux piquent, ila la gorge irritée et surtout il achaud, très chaud. Dans quelquessecondes, le napalm va dévaster sonétage.- D'accord, d ' accord – sa voix esttotalement hystérique – je signe, jesigne, mais j'en veux plus. Pasd'entourloupettes, de coups fourrés.J'exige de sortir d'ici intact, enbonne santé. Je veux rentrer chezmoi, retrouver les membres de mafamille, vivants. Je désire une vielongue, heureuse et prospère… ou jecrève ici ! C'est à prendre ou à

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laisser.Tout en parlant, il se traited'imbécile. "Par tous les Saints, quesuis-je en train de faire ?"- Accordé ! Signez ici.Le geste lui paraît irréel. Johanns'empare du stylo et griffonnehâtivement une signature sur lafeuille. Une pensée lui traversel'esprit: "Ne devrais-je pas signeravec mon sang ?"- Ne vous tracassez pas avec cefolklore dépassé.La feuille disparaît . Quand Fosterrelève la tête, l'étranger n'est plus làlui non plus.

Tout s'est passé très vite.Foster retrouve son scepticisme. Il adû rêver…Tout cela résulte d'unchoc nerveux. Un pacte avec lediable ? Voyons, c'est risible…Ceschoses là n'existent que dans leslégendes, les histoires de bonnefemme. Il va mourir ici, comme desmilliers d'autres. Jamais il ne reverrales siens.

Une puissante explosionsecoue le bâtiment, des hurlementsatroces lui parviennent de la rue.D'autres cris, des tirs d'armeslégères, …Il jette un bref coup d'œilà l'extérieur. Il n'en revient pas. LeT34 russe et ses occupants sont entrain de brûler. Le tank a été touchéde plein fouet, ses réservoirsd'essence et de napalm ont explosé.Ses occupants n'ont eu aucunechance. Des silhouettes courent àtravers les ruines. Ce sont des Allemands ! Une contre-offensive !Merci, mon Dieu !"Dieu n'a rien à voir là-dedans.Souviens-toi plutôt de notre accord!".

La voix puissante résonne dans satête. Le ton est courroucé. Unavertissement.

Johann Foster hausse lesépaules. Il dévale les étages, seprécipite au-devant de sescompatriotes. Son calvaire estterminé.

2

Le train entre en gare deBerlin. Pour Johann Foster, laguerre est terminée. Pendant dessemaines, il a refusé l'évidence. Etpuis, peu à peu, il a accepté l'idéeque tout cela était l'œuvre dudémon, qu'il avait vraiment signé unpacte. Tout s'est déroulé commepar magie, sans obstacle, sansproblème. Seul survivant de sonescouade tombée dans uneembuscade, il a d' abord eu droit àune médaille, puis à une permissionexceptionnelle: un séjour de deuxsemaines sur les bords de la MerNoire. Entre temps, les Russes ontlancé une offensive majeure,coupant les lignes de ravitaillement,refoulant les armées italiennes etroumaines, avant d'opérer leurjonction à Kalatch. La 6ème Arméeest coupée du reste du monde et,pendant plusieurs semaines, JohannFoster est incapable de rejoindre sonunité, de rentrer à Stalingrad où lasituation empire jour après jour.Finalement, las d'attendre et fort desa protection satanique, il décide deforcer le destin. Il décide de rentrerau pays. Une visite médicaleimpromptue, un médecincomplaisant et le voilà démobilisé

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pour une quelconque insuffisancecardiaque, une maladie dont ilignorait évidemment l'existence.

Quand il descend du train,Johann Foster a le cœur en fête. Ilva retrouver ses proches, mener ànouveau une vie normale oupresque. Après tout, l'Allemagne esttoujours en guerre. Il fait confiance àSatanigrad (C'est le surnom coquinqu'il a trouvé à "son diable"). Rienne peut lui arriver désormais.

- Papiers, s'il vous plait !

La voix est impérieuse,tranchante. Ils sont deux, enuniforme de gendarmes. Il ne les apas vus en descendant du train. Ilssont jeunes, arrogants, la minesévère. Leur tenue est impeccable.Des planqués. Ils sont loin du front.Ce sont les plus zélés.- Allons, soldat, identifiez-vous. D'oùvenez-vous ? A quelle unitéappartenez-vous ? Montrez vospapiers. Nous n'avons pas de tempsà perdre.Foster claque des talons, se tientdans une position réglementaire. Cesclowns ne plaisantent pas. Ils sonttrès dangereux.- Soldat de deuxième classe JohannFoster. sixième armée du Reich,3ème bataillon d'infanterie. Jecombattais à Stalingrad. J'ai étédémobilisé pour raisons médicales.Les deux homme se regardent d'unair convenu, esquissent un sourire.L'un d'eux tient une paire de gantsqu'il claque dans la paume de samain.- Stalingrad ? Vous êteschanceux…La ville est tombée entre

les mains des Russes. La 6èmeArmée a capitulé, il y a de ça unesemaine. Vous pourriez être mort,ou pire, prisonnier des Russes.

Tout au long de son périplevers l'Allemagne, Foster a entendules rumeurs. Il ne les a pas crues.C'est la première fois qu'il a laconfirmation de l'impossible:Stalingrad est tombée. Le Reich asubi sa première défaite majeure.Ses copains sont morts ou encaptivité.- Goebbels l'a appris au peupleallemand. Ces lâches se sont rendusalors que le Führer avait donnél'ordre de vaincre ou de mourir.Alors ces papiers, ça vient ?

Le ton est de plus en plussévère. Leur regard méprisant ne luidit rien qui vaille. "Ils me prennentpour un déserteur. Plus que jamaisje vais avoir besoin de mon démonfamilier pour me tirer de mauvaispas".

Il fouille dans son sac, à larecherche de ses papiers dedémobilisation. Rien de tel qu'unpapier médical pour calmer lesardeurs de ces sbires belliqueux. Ilspeuvent bien le traiter de lâche, il,n'en a rien à foutre. Allez qu'on enfinisse…Je veux rentrer chez moi.Rien.Les papiers ne sont pas là. Sans eux,il est fichu.- Alors, ça vient ?Une sueur froide lui dégouline dansle dos. Il pose son sac et commenceà le vider systématiquement sous leregard de plus en plus sceptique desdeux policiers militaires. La panique

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le gagne. Il n'a plus ses précieusesattestations. Volées ? Perdues ? Peuimporte…Silencieusement il imploreson mentor satanique. .. "Faisquelque chose, vite, je t'en supplie !"- Suivez-nous !

La rage au cœur, maladed'angoisse, il se met en marcheencadré par les deux brutes dontl'une a dégainé son Lüger. Le posteest situé dans des locaux sordides,annexes de la gare. Malgré sesprotestations, on lui confisque sonsac et on le jette sans ménagementdans une cellule. Quand la porte seferme, il entend distinctement le mot"déserteur" ! Il est dans de beauxdraps et il ne semble pas y avoir dediable protecteur à l'horizon.

En pleine nuit, ils viennent lechercher. Ils sont quatre, en bras dechemises. Des costauds, la minesévère. L'interrogatoire est musclé.Ils répètent inlassablement lesmêmes accusations: il a déserté, il afui les combats. Il est la honte del'armée, un salaud de planqué qui nemérite que le peloton d'exécution.Les coups pleuvent. Quand il tombeinconscient, on lui balance un seaud'eau et ça recommence.

Inlassablement, et malgré lescoups de plus en plus violents, il leurrépète la même histoire: lapermission, la visite médicale, l'ordrede démobilisation. Et la perte de sespapiers…Quand ils le ramènent dans sacellule, le visage tuméfié, les côtesendolories, il n'est qu'à demiconscient. Ils veulent des aveux. Ilsreviendront…Et ce sera pire. Il aentendu parler des méthodes de la

Gestapo. A moins d'une interventiondiabolique, il n'en sortira pas vivant.Pourtant même le démon semblel'avoir abandonné.- Eh oui, soldat Foster, c'est bien ça.Je t'ai laissé tomber !Malgré sa douleur, il se redresse surson matelas rudimentaire. Le démonest là qui le regarde sans émotion.Malgré ses lèvres tuméfiées, ladouleur qui irradie dans tout soncorps, il trouve la force de parler:- Notre pacte, nous avions un pacte!- J'ai rompu le contrat. Annulé,supprimé, terminé ! Ah oui, hum,j'ai aussi fait disparaître vos papiers.Foster le regarde incrédule. Il n'encroit pas ses oreilles. Un pactesatanique rompu par un diable. Voilàqui est singulier.- Impossible ! Vous ne pouvez pasme laisser comme ça. Ils vont mefusiller.- Probable. Même certain. Mais quevoulez-vous que j'y fasse ? Le pacteest rompu. Je ne vous dois plus rien.- Pourquoi ? Mais pourquoi ?Donnez-moi au moins uneexplication. Vous ne voulez plus demon âme ?- Ah votre âme ! Mais mon pauvreami, souvenez-vous, le monde est enguerre. Des milliers de gens meurenttous les jours, les enfers sontsurpeuplés et pour reprendre un devos clichés: n'en jetez plus, la courest pleine ! Mais là n'est pas la causede la résiliation de notre pacte. Jevais faire preuve de bonté et vousexpliquer ce qui se passe. Avez-vousentendu parler de Johann Faust,alias le bon docteur Faustus ?N'importe quel écolier curieux aentendu parler de cette histoire, non?

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- Faust ? Oui, je connais vaguementla légende…J'ai lu Goethe aussi.- Ça n'est pas une légende, moncher Foster. Pas du tout…Voyez-vous, j'ai passé un pacte avec ce bondocteur en l'an 1516. En échange deson âme, il a eu droit à une longuevie pleine de plaisirs, de richesses, etde connaissances dont certaines fortdangereuses à l'époque. Et ce petitroublard, à la veille de mourir, estallé se confesser, a reçu lessacrements et la protection del'Église, me privant ainsi de son âmeet de ma part du contrat ! Cevieillard retors m'a joué un tourpendable, qui m'a valu les quolibetset les injures de tous messemblables. Le grand Satan lui-même m'a banni des Enfers aussilongtemps que je n'aurai pas lavél'affront et vengé l'honneur bafouéde notre confrérie. J'ai attendu cinqsiècles, cinq longs siècles avantqu'un descendant de Johann Faustne enfin fasse appel à mes services.C'est chose faite ! Et c'est à montour de vous rendre la pareille. Ahmais bien sûr, vous ignorez quevous êtes un descendant de cetinfâme coquin. Et pourtant…Foster,Faust, vous ne voyez pas le lien ?Vos ancêtres ont changé de nompour des raisons évidentes: Faustsentait un peu trop le souffre. Ilsvoulaient éviter les tortures, lebûcher. Vous êtes l'un d'eux . Vousallez payer la note. Désolé, mon ami,je vous aimais bien mais noschemins se quittent ici. Dansquelques heures, vos tortionnairesviendront vous chercher. Croyez-moi, vous n'avez encore rien vu. Ilsont de ces méthodes…commentdirais-je, hum, dignes de l'Enfer oùnous les embaucherons après leur

mort très prochaine.. Ils vous ontbattu mais ça n'est rien à côté de cequ'ils peuvent encore vous infliger.Je vois que avez encore toutes vosdents, ainsi que vos ongles.. Et ilsn'ont pas encore sorti le chalumeau.Quand ils vous attacheront enfin aupoteau d'exécution, vous sereztoujours vivant et conscient. Vousallez souhaiter une mort rapide. Cesont des experts. Adieu, descendantmalheureux de l'ignoble Faust.. Monexil est terminé. Je retourne enfin enEnfer, chez moi et qui sait, avec unpeu de chance je vous y retrouveraisous peu. Nous pourrons échangerdes souvenirs. Auf Wiedersehen !

La silhouette du démons'estompe peu à peu, les yeuxdisparaissant en dernier.

Sur le tas de planchesinconfortables qui lui sert decouchette, Johann Foster est anéanti.A demi inconscient, le corpsmeurtri, il a du mal à accepter lesévénements. "C'est un cauchemar,se dit-il, c'est un cauchemar, je vaisme réveiller…Il le faut" Il s'effondresur son lit d'infortune, gémit commeun animal blessé. Il ne sait plus quiimplorer. Il tombe inconscient.

Ils sont revenus à troisreprises. Trois nuits de calvaireinhumain au cours desquelles sesbourreaux ont fait preuve d'unesauvagerie exceptionnelle. Pas depitié pour les traîtres, les déserteurs,les ennemis du Führer et duVaterland ! Quand ils l'attachent aupoteau, face au peloton d'exécution,il n'a plus de langue, ses dents sontbrisées, ses ongles sont tousarrachés. Il est couvert, de brûlures,

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de marques de coups. Tout soncorps est meurtri, mais il ne sentplus rien. Ses nerfs sont anesthésiés.Son esprit est ailleurs. Il erre dansune sorte de brume pourpre. Sasouffrance implore le néant.

En joue…

Dans un ultime effort, ilregarde les soldats qui vont lefusiller. Ils sont six, impassibles,attendant l'ordre de tirer. Au boutde la rangée, le supplicié aperçoitun septième homme…

Feu !

Avant de sombrer dansl'oubli, Johann Foster le voitesquisser un sourire.

C'est cette image qu'ilemmène avec lui dans la mort.

Norbert Spehner