Pierre Michel, « Les romans de Mirbeau vus par l'Opus Dei »

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  • 8/7/2019 Pierre Michel, Les romans de Mirbeau vus par l'Opus Dei

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    Pierre MICHEL

    LES ROMANS DE MIRBEAU VUS PAR LOPUS DEI

    Grce laction danciens membres de lOpus Dei, qui remercient le Seigneur de lavoirquitt1 Gracias a Dios, nos fuimos ! , tel est le titre du site quils ont ouvert2 , il estdsormais possible daccder en ligne une bonne partie des archives de cette secte ultra-conservatrice et ultra-secrte, qui fut lauxiliaire zl du franquisme pendant des dcennies3. Raisonpour laquelle, sans doute, le pape Wojtyla a cru devoir la transformer en prlature personnelle,totalement affranchie des contrles des vques, pour son fondateur, Josemara Escriv deBalaguer, avant de transmuer en saint ce fort peu frquentable aptre, en rcompense posthume deses bons et dloyaux services4... Octave Mirbeau, qui connaissait dexprience les ptrisseurs et pourrisseurs dmes de lglise catholique, net pas manqu dapprcier cette sanctification enforme daveu sur la vritable nature de lapostolique et romaine institution.

    Mirbeau, prcisment, comme tant dautres crivains, a t soumis cette espce de censurepralable que constitue lIndex de lordre, qui est dlibrment destin complter et actualisercelui du Vatican, dit Index librorum prohibitorum, tabli en 1559 et dont la dernire ditionremonte 19485. Comme de bien entendu, il sagissait, pour les dirigeants de luvre, de protgerleurs membres et, plus encore, les ouailles dont ils entendaient guider les mes, des miasmescorrupteurs dune littrature susceptible de dvelopper dangereusement leur esprit critique. ctdes bibliographies positives fournissant des indications sur les bons livres difiants, lire enpriorit, la plupart des 60 000 volumes soumis aux lecteurs ont donc droit des catgorisations etqualifications destines distinguer les ouvrages inoffensifs, classs 1, des subversifs dont lalecture est totalement interdite, et qui sont classs 6. Mais cette hirarchie napparat, semble-t-il,que dans les fiches des livres et les comptes rendus (recensiones), plus ou moins dvelopps.

    Mirbeau, lui, na droit qu des Notes bibliographiques , beaucoup plus brves, et dpourvues denumrotation, peut-tre parce que, presque entirement absent des librairies espagnoles sous lefranquisme6, il a peu de chances de tomber entre les mains dinnocents quil pourrait pervertir.

    Ces Notes bibliographiques de lIndex de luvre, mises en ligne sur le site InternetdOpusLibros7, sont au nombre de trois et concernent LAbb Jules, Sbastien Roch et Le Journaldune femme de chambre. Le danger des deux romans autobiographiques pour la rputation delglise romaine justifie leur prsence dans cet Index. De mme le caractre minemment subversifdu journal de Clestine, dautant plus menaant que le roman est massivement traduit et diffus, etque, mme dans lEspagne franquiste, on doit en trouver nombre dexemplaires chez desparticuliers, voire chez des libraires mal-pensants. Comment expliquer, en revanche, labsence un

    1 Pour eux, il sagit dune exprience ngative , qui les a rapetisss mentalement et spirituellement et qui anui leur dveloppement et leur sant mentale , parce quil leur a donn de bonnes raisons pour mourir, mais aucune raison pour vivre (http://www.opuslibros.org/recursos.htm).

    2 http://www.opuslibros.org/inicio.htm. Une version franaise existe (http://opuslibre.free.fr/), mais ne comportepas lIndex de lOpus Dei.

    3 LOpus Dei a t fond le 2 octobre 1928 par Josemara Escriv de Balaguer (1902-1975). En 1968, Franco amanifest sa reconnaissance Balaguer en le nommant Marquis de Peralta.

    4 Balaguer a t batifi le 17 mai 1992 et canonis le 6 octobre 2002.5 Cest le 14 juin 1966 que le pape Paul VI a supprim officiellement l Index. Agustina Lpez de los Mozos,

    coordinatrice du site OpusLibros, me prcise, dans un courriel du 8 avril 2008, que, dans une vido, on voit Balaguer sevanter en riant, sous les applaudissements de ses sides, davoir cr son propre Index ds que le pape eut supprimcelui du Vatican.

    6 une exception prs, toutes les traductions espagnoles des uvres de Mirbeau sont antrieures ou postrieures

    au franquisme.7 http://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-ABBE.htm,

    http://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-SEBAS.htmethttp://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-JOURNAL.htm.

    http://www.opuslibros.org/recursos.htmhttp://www.opuslibros.org/inicio.htmhttp://opuslibre.free.fr/http://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-ABBE.htmhttp://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-SEBAS.htmhttp://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-JOURNAL.htmhttp://www.opuslibros.org/recursos.htmhttp://www.opuslibros.org/inicio.htmhttp://opuslibre.free.fr/http://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-ABBE.htmhttp://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-SEBAS.htmhttp://www.opuslibros.org/Index_libros/NOTAS/MIRBEAU-JOURNAL.htm
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    peu surprenante du Jardin des supplices ? Peut-tre parce que lexotisme semble attnuer la portesociale dun rcit au demeurant fort ambigu, ou, tout simplement, parce quon ny trouve pasdattaque aussi directe contre le christianisme ni contre lglise de Rome8.

    Voyons donc de plus prs ces trois notices, qui ont visiblement t rdiges sur la base, nonde ldition franaise, mais de traductions espagnoles, comme le prouve le nom de Barlorec parlequel est dsign le compagnon de Sbastien, ainsi que lhispanisation des prnoms de Clestine et

    de Jean de Kerral9

    . Signes simplement des initiales de leurs deux rdacteurs L. N., pour les deuxpremires, et B. M. P. pour la troisime, la plus brve , elles comportent une prsentation de latrame romanesque et des sujets traits, dans un premier point, puis un jugement critique, dans undeuxime point, beaucoup plus court.

    Ce qui frappe, dans la premire partie, cest la relative honntet des lecteurs, qui nessaientpas de donner des uvres une image (trop) dforme, comme ce pourrait tre le cas si la note devaittre publie, et qui mettent bien en lumire certaines de leurs caractristiques. Ainsi est-il prcisque Jules annonce un beau jour quil veut tre prtre sans que lauteur en explique en aucunefaon la cause : le rdacteur souligne de la sorte le refus, par le romancier, dexplicationspsychologiques par trop simplistes, sans insinuer pour autant que la dcision de Jules puisse rsulterde ce quil est convenu dappeler la vocation. De mme prcise-t-il que linnocent Sbastien est

    perturb par les questions de son confesseur et quil est consquemment victime de crisesnerveuses , avant que le pre de Kern ne lentrane dans sa cellule et n abuse de lui . Quant B. M. P., il signale que les souvenirs de Clestine sont prsents sans aucun ordre et voquentsurtout les faiblesses et bassesses de ses matres , sans prcision. Bref, on a limpression quilne sagit pas de faire de la propagande ou de la polmique usage externe, mais tout simplement derendre compte, usage interne, ft-ce trs sommairement, de la ralit des uvres soumises leurperspicacit afin dmettre le jugement le mieux appropri.

    Arrivons-en maintenant au deuxime point de chacune de ces notes. Voici celle de LAbbJules :

    La caractrisation de quelques personnages qui apparaissent tout au long du rcit,comme lvque10, le frre Pamphile, le docteur Dervelle et les Robin, prsente un certain intrt.Nanmoins le roman se rvle ngatif cause de sa trame, fonde sur lhistoire dsagrable dunmalheureux maniaque, dur, grossier et presque toujours mchant, avec quelques rares etdconcertantes manifestations de sentiments, et qui semble tre n pour se torturer lui-mme ettorturer tous ceux qui lenvironnent, et cause du ton irrespectueux et blasphmatoire quilemploie frquemment.

    Ce jugement, si bref quil soit, comporte des nuances qui valent la peine dtre releves.On y note tout dabord une apprciation dordre littraire sur la galerie de personnages prsentant un certain intrt. Ensuite, un jugement dordre moral sur le personnage ponyme qui, est,certes antipathique, do le caractre dsagrable du rcit dont il est le centre, mais qui, dunecertaine faon, est aussi une victime plaindre : il est en effet un desdichado [malheureux] et

    ses mauvais instincts , manifests ds sa jeunesse , comme cest prcis dans les premireslignes de la note, le condamnent se torturer lui-mme. Cest seulement la fin de la notequapparat la condamnation dordre religieux, pour les blasphmes dont se rend coupable lepersonnage, ce qui justifie lapprciation ngative du roman, sans pour autant que les intentionsdu romancier soient mises en cause, ce qui nest pas sans surprendre quelque peu. Ce qui tempremalgr tout le caractre apparemment objectif de la prsentation de luvre, cest que le rdacteur

    8 Il est tout de mme noter que, sur un blog du Ncleo de la lealtad [noyau de la loyaut], qui se dfinitcomme contre rvolutionnaire et anti-moderniste et Honneur et Fidlit lEspagne Catholique et Impriale ,Le Jardin figure aux cts des trois autres romans parmi les livres interdits de l Index Librorum Prohibitorum(http://nucleodelalealtad.blogspot.com/2008/04/librorum-prohibitorum-m-n.html, en date du 15 novembre 2006). Sontgalement condamns Karl Marx, Stuart Mill, Merleau-Ponty, Salvador de Madariaga, Mishima et Henry Miller :

    Octave est en bonne compagnie !...9 En revanche labb Jules garde son prnom franais. Il est noter aussi que la date de publication fournie est

    celle de la premire dition franaise, et non celle des premires traductions espagnoles.10 Il tait qualifi plus haut de faible et de bon .

    http://nucleodelalealtad.blogspot.com/2008/04/librorum-prohibitorum-m-n.htmlhttp://nucleodelalealtad.blogspot.com/2008/04/librorum-prohibitorum-m-n.htmlhttp://nucleodelalealtad.blogspot.com/2008/04/librorum-prohibitorum-m-n.html
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    ne prcise aucun moment que Jules est aussi victime de son glise et du clibat contre-naturequelle lui impose : les mauvais instincts ont bon dos...

    Cest le mme rdacteur qui est responsable de la note sur Sbastien Roch, qui sachve surcette apprciation densemble :

    Le roman est plein de types grotesques et anormaux, reprsents avec un naturalismebrutal et irrit qui npargne aucun sujet, mme les plus cruels, pourvu que cela permette de

    dcrire et danalyser les ractions psychologiques des personnages. Le rcit, outre la lie crue etamre quil laisse, provoque de la rpugnance dans quelques pisodes, par ailleurs irrvrencieux lgard des institutions de lglise.

    De nouveau, on peut y dceler une forme subtile dquilibre : dun ct, le rdacteur insistelourdement sur limpression que laisse la lecture du roman, et qui est assimile de la lie , sur laprdilection du romancier pour des personnages hors-normes et sur la brutalit de son prtendu naturalisme ; mais, en mme temps, il trouve une justification la cruaut des sujets traits parla ncessit de lanalyse psychologique, ce qui semble impliquer la reconnaissance de la vrit destres mis en scne. De nouveau lapprciation dordre religieux nest exprime qu la fin duparagraphe, et presque comme incidemment, propos des quelques pisodes , non prciss, quiconstituent une source de rpugnance : allusion vidente au viol de ladolescent par un prtre

    qui, abusant de son ministre sacr, contribue du mme coup amoindrir le respect d aux institutions de lglise . On a comme limpression que cest lpisode tabou en question qui estirrvrencieux, plus que le romancier lui-mme. On peut se demander si ce L. N. nest pas partagentre une certaine forme dadmiration de lettr pour deux romans capables de prsenter une tellegalerie de portraits, la fois originaux et psychologiquement fouills, et la foi du croyant, quidplore limage qui est donne de son glise, tout en sachant fort bien, par exprience, que ces pisodes dgotants existent bel et bien dans la ralit ecclsiastique.

    B. M. P. est beaucoup plus sommaire, tant dans sa prsentation du Journal dune femme dechambre, o aucun pisode particulier nest signal, pas mme lassassinat de la petite Claire, quedans son lapidaire jugement final :

    Le livre de Mirbeau, amre critique des prtendus maux de la socit de son temps, unit lasatire des coutumes familiales11 avec une constante rfrence aux aberrations sexuelles de sespersonnages, qui en arrive au pornographique.

    Non seulement il sabstient de reconnatre luvre la moindre qualit littraire, mais ilmet des doutes sur la vracit de la critique des prtendus maux de la socit franaise, et il enattnue encore la porte en prcisant de son temps , ce qui semble signifier que trois quarts desicle plus tard ils ont disparu. la place du jugement dinspiration religieuse quon serait en droitdattendre de la part dun membre de lOpus Dei charg de veiller au salut des mes, un mot suffit vouer le roman de Mirbeau aux gmonies : pornographique . Cela prsente lindniableavantage de navoir pas argumenter davantage, et le caractre tabou des multiples expriencessexuelles de Clestine et de ses matres hors du droit chemin ( extravos ) lui vite davoir

    donner des prcisions. Reconnaissons cependant que les ensoutans nont pas le monopole de latartufferie et que, en 1900, nombre de critiques franais, tout fait lacs et rpublicains, ont mis,sur le journal de Clestine, le mme type dapprciation prtendument morale...

    Pierre MICHEL

    11 Le mot espagnol familiares peut aussi signifier familires, mais ladjectif serait alors plonastique, ctde costumbres [coutumes].