Pierre Bergounioux _ « Comme Un Cadavre »
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Pierre Bergounioux : « Comme uncadavre »LE MONDE CULTURE ET IDEES | 01.08.2014 à 11h37 • Mis à jour le 01.08.2014 à 12h16 |
Par Amaury Da Cunha (/journaliste/amaury-da-cunha/) (Propos recueillis par)
JEUNESSE
Sur cette image, je ne me souviens de rien. C’est un prof que je vois là, un
petit prof. Il y a trente ans, je pense. J’étais censé me tenir le menton, et je
joue le jeu, car je suis toujours embarrassé de ce type de situation, et je
suppose que, secrètement, je me dépêche de satisfaire à toutes requêtes qui
peuvent m’être faites, pour être au plus tôt libéré. Sous ce rapport, je suis le
client idéal. Il doit se trouver peu de gens pour mettre autant de
complaisance que moi à se conformer à tous les desiderata du photographe,
parce que, à ce prix-là, je retrouverai plus vite ma liberté, ma solitude, le
pour soi, et serai enfin débarrassé du pour autrui. Mais ne riez pas ! Ce sont
des situations très douloureuses !
STYLE NRF
Dans celle-ci, tout y est ! Je me rappelle très bien. C’est dans le bureau de
Claude Gallimard, rue Sébastien-Bottin. Elle doit dater de cinq, six ans, et
Catherine Hellie, qui est la photographe en titre, doit donc se conformer à
certains protocoles, comme dans ce portrait, posé devant des ouvrages
reliés, dans une bibliothèque d’un style ancien, grillagé. Je me donne un air
NRF, un peu impavide, un peu distant, là encore, je m’efforce de satisfaire
quelque chose dont je sens confusément qu’il s’agit d’un rite ou la règle du
jeu — avec l’espoir inavouable et inavoué que bientôt, comme chez le
dentiste, cela sera bientôt terminé, et que je pourrai m’en retourner à pas
légers vers ma liberté.
EN NOIR ET BLANC
Là, j’ai quinze ans de moins. C’est encore la photo classique, devant des
livres. Mais avec (et c’est la magie de la photographie) cette espèce de
tremblé, de flou qui enveloppe l’arrière-plan : les livres étagés du sol au
plafond. Alors que la personne est bien saisie, avec tout la netteté et le piqué
souhaitables. C’est plus intéressant. D’une part, c’est en noir et blanc,
d’autre part, je fais très attention à ce que peuvent dire mes collègues
plasticiens des Beaux-Arts de Paris : pour eux, il n’y a que le noir et blanc.
Tout ce qui n’est pas le noir et blanc est, à leurs yeux, entaché d’une
faiblesse qu’ils jugent coupable. Parce que c’est ce médium, et nul autre, qui
permet de se rapprocher de ce qui serait l’essence de la photographie, et
donc de la chose. Il y a un certain nombre de libertés et de choix, et il
appartient à chaque artiste de faire avec en prenant ce qu’il faut, sans
toutefois, attenter à la règle du jeu.
COMME UN CADAVRE
Ah ! celle-ci, je me rappelle bien. Il doit y avoir une dizaine d’années. La
question s’est posée de savoir si on prenait la photo à l’intérieur ou à
l’extérieur. Il se trouve que, par le plus grand des hasards, j’habite la
grande banlieue contre les bois communaux. Là, ce sont les bois d’hiver, de
janvier ou de février. Ce pourrait être une allusion à mes rustiques origines.
Bien entendu, c’est le photographe qui a choisi l’endroit. J’ai obtempéré. Car
la devise des jésuites était : « Perinde ac cadaver » (« comporte-toi comme
un cadavre »). N’aie aucune volonté propre, laisse le supérieur décider de
Comme un cadavre. | Philippe Grollier / Pasco
ton sort. Je m’entends si mal avec cette magie qu’est la photographie que
j’obéis aveuglément aux directives et aux prescriptions que m’adresse le
photographe. C’est son travail. Je sais que tout avis propre irait à l’encontre
de l’idée qu’il a de ce qu’il veut faire, donc je me conforme
scrupuleusement à ce qu’il me dit. On s’est trouvé à la lisière des bois, et
j’étais censé regarder je ne sais quoi sur ma droite, ce que j’ai fait, comme
vous pouvez le constater.
Cette photographie-là est plus fictionnelle que les autres. Cela tient au cadre
insolite, le taillis confus, l’absence de livres, on pourrait être à peu près
n’importe où. J’étais censé me désintéresser de ce que faisait le
photographe, et fixer mon attention sur quelque chose dont on ne sait trop
quoi cela peut être. Je sais que les photographes sont des gens qui
raisonnent beaucoup. Ce geste simple et bref qui consiste à appuyer sur le
bouton de l’appareil, il est précédé d’un raisonnement, d’un calcul, d’une
anticipation. Et puis à un certain moment, on décide que c’est ça et on prend
la photo. Sous ce rapport, je fais confiance au photographe.
L’HOMME-TEXTE
Il s’agit d’agrandissements de brouillons qu’avait réalisés l’équipe technique
de l’Aérospatiale de Toulouse, il y a une quinzaine ou une vingtaine
d’années. C’était accroché dans un coin, et l’idée est venue au photographe
de surimposer, en quelque sorte, le texte et la personne physique, qui est,
par la force des choses, derrière. Le photographe prit la fantaisie d’exploiter
L'homme-texte. | Ulf Andersen / Epicureans / Ulf Andersen
la transparence relative de ces agrandissements pour prendre
simultanément le bonhomme et la trace écrite qu’il a produite.
LE MORT
L’auteur de cette image prend toutes les libertés qu’il veut vis-à-vis des
codes. Il m’a dit de faire une grimace, j’ai fait une grimace. Je ne sais pas
pourquoi, il voulait que j’apparaisse torse nu. Dans cette photographie, j’ai
l’impression de me voir à la plage, mais aussi à la morgue, où l’on voit des
corps dénudés sur des tables roulantes en acier. J’ai le sentiment d’être à
mon propre chevet. Aussi étrange que cela puisse paraître, je me vois de ce
point de vue qui nous est doublement interdit : celui d’un tiers, et de
surcroît, posthume.
Le mort. | Oliv ier Roller/Divergence
LA PERSONNE
Dans cette dernière image, ce qui, littéralement, m’a sauté aux yeux, c’est
que, malgré les déformations incroyables de tous plis dans la photographie,
on reconnaît la personne. Quelque chose demeure de l’identité de la
personne. La photographie, à sa manière, comme l’écriture, permet aux
mortels que nous sommes de transgresser un certain nombre des interdits
Sculpture d'Y ves Koerkel. | Patrice Normand
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que les vieux dieux nous avaient imposés.
Amaury Da Cunha (/journaliste/amaury-da-cunha/) (Propos recueillis
par)
Journaliste au Monde