Partis pour Croatan

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Partis pour CroatanAdrien Melchior

Couverture: Left for Croatan, Mathieu Tremblin, 2010

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Je m’appelle Adrien Melchior et je suis explorateur. Je suis explorateur et pourtant je ne quitte que très rarement la ville où je vis. J’officie la plupart du temps dans un périmètre restreint pouvant s’étendre jusqu’à une dizaine de kilomètres. Je ne dis pas que je ne quitte jamais cet espace balisé, mais cela est rare et la grande majorité de mon travail d’exploration s’effectue dans cet environnement urbain, parfois périurbain et presque jamais rural. J’observe ce monde qui m’entoure, je tente de comprendre quels sont ses rouages.

Ce mémoire est traité à la façon d’un carnet de voyage, il s’agit d’une exploration, d’une allégorie du voyageur, de l’aventurier, du héros, du survivant. La figure de l’explorateur est complexe, ainsi pour l’appréhender dans sa globalité je vais me reposer sur des champs de réflexion très divers: historique, artistique, poétique, philosophique, médiatique et social. Si j’évoque des jours et non des chapitres dans ce mémoire c’est parce que je veux que celui-ci se rapporte à la tradition du carnet de voyageur. Il est le journal d’un explorateur du familier, dont le terrain d’investigation est notre société. Au début de chacune de ces journées on peut lire une coordonnée GPS qui, grâce à une recherche sur internet, permet de se téléporter virtuellement sur certains des lieux stratégiques de mon discours.

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Jour 149° 10’ 43.003’’ N / 0° 22’ 49.84’’ W

Afin de commencer ce journal je voudrais décrire l’environnement qui est, et sera le mien durant l’écriture de ce texte. Mon bureau est situé juste au dessus du quarante-neuvième degré de latitude comme aurait pu le dire Xavier de Maistre dans son ouvrage Voyage autour de ma chambre.

Il y règne un désordre maitrisé, une petite pile de feuilles blanches est disposée à ma droite, accompagnée d’un stylo-bille particulièrement confortable dont le choix m’a pris plusieurs minutes au magasin il y a quelques jours. Je m’en sers pour prendre des notes et pour figer à la hâte ces mots et ces idées qui traversent rapidement mon esprit.

Juste en face de moi, se trouve une carte touristique faussement ancienne de Manhattan protégée par un cadre bon marché suédois en placage de bois clair. C’est l’unique élément de décoration présent à mon mur et j’aime me plonger dans ce grand aplat rose quadrillé par de fines lignes blanches figurant les rues et les boulevards de cette ville qui me fait tant rêver. La seconde couleur dominante sur cette carte est un bleu clair lagon, très éloignée de la couleur réelle de l’Hudson et de l’East River sur lesquels sont dessinés une demi douzaine de bateaux dont l’échelle et la perspective sont plus qu’approximatives. Ce sont pour la plupart des navettes reliant les différentes rives. En réalité, à y regarder de plus près il n’y a qu’un seul navire qui se démarque de ses congénères, il est long, à coque noire et une haute fumée blanche s’échappe de sa cheminée à vapeur. La taille du dessin ne permet pas vraiment de dire s’il arrive ou s’il repart de la ville mais je remarque qu’il est représenté à proximité d’Ellis Island. C’est alors une toute autre histoire qui se raconte à moi à travers cette contiguïté. L’histoire d’une traversée éprouvante et risquée de près de deux mois. D’un monde nouveau qui a attiré tant d’hommes et de femmes, fuyant l’Europe et rêvant d’une seconde chance, des pèlerins et de leurs convois faisant route vers l’Ouest. L’histoire du peuplement des États-Unis par quelques européens désespérés.

Sur mon bureau à gauche se trouve un petit cactus qui ne se sent jamais aussi bien que lorsqu’on ne s’en occupe pas et deux Spathiphyllum venant d’Amérique du Sud. Ils créent un petit espace naturel me rappelant la végétation exotique que je vais souvent rechercher au Jardin des Plantes.

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Derrière moi, ma bibliothèque séparant mon bureau du salon et de la cuisine, dans laquelle se trouvent tous ces livres, ces bandes dessinées, ces films ayant marqué mon goût pour l’ailleurs. L’Odyssée d’Homère, le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, le catalogue Masques polynésiens du musée du Quai Branly, Don Quichotte de la Mancha de Cervantes, le Voyage en orient de Gerard de Nerval, Les indiens d’Amérique du Nord de Edward Curtis, Uncommon places de Stephen Shore, La conjonction interdite de Raphaël Zarka, une version photocopiée de la Théorie de la dérive de Guy Debord, T.A.Z. d’Hakim Bey, Les autonautes de la cosmoroute de Dunlop et Cortazar, Horizon moins vingt de Tixador et Poincheval, Extrême, esthétique de la limite dépassée de Paul Ardenne, l’Atlas de David Renaud, Voyages aux pays de nulle part, une collection qui s’agrandit petit à petit, une somme dans laquelle je peux venir piocher à ma guise.

Enfin, ce petit espace est baigné par une lumière réfléchie par la façade de l’autre coté de la rue. Façade trouée qui à ma grande chance me laisse une vue dégagée sur la ville. J’ai ainsi, à portée de regard, tous les éléments constitutifs de mon travail et de mes inspirations.

Il est clair que je ne suis pas un aventurier comme les autres, je pense que je n’irai jamais me perdre dans la forêt amazonienne armé d’une machette et que je ne compterai également jamais à mon palmarès l’ascension de quelque col ou montagne. Cependant je ne me considère pas comme étant casanier non plus, je suis une sorte d’explorateur du familier, un peu comme quand on se regarde dans un miroir jusqu’à ce que l’on ne se reconnaisse plus dans le reflet.

C’est cet ailleurs de proximité que j’explore. L’étrange, l’exotique, le surprenant, tout est là sous nos yeux, au sein de nos maisons, de nos appartements, dans les bibliothèques, à la télévision, sur internet évidemment mais également dans la rue, dans nos villes, dans nos campagnes. Il est surtout question de point de vue, car à force de voir notre environnement, nous ne le regardons plus, et il est alors nécessaire de rafraîchir notre regard.

Je pourrais citer à nouveau Xavier de Maistre, lui qui, à la toute fin du dix-huitième siècle, écrit et décrit les quarante-deux jours de son Voyage autour de ma chambre. Présenté comme une alternative sans danger, confortable et peu onéreuse aux voyages et à leurs récits qui sont très à la mode à son époque, il invite l’exotique à rentrer chez lui, ouvrant ainsi :

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« Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. » Voilà le type de voyageur auquel je peux m’identifier. Evidemment je me suis rêvé explorateur intrépide, marin au long cours, mais ce sont là des figures héroïques desquelles je ne pourrais m’approcher qu’en ouvrant un livre.

À mon époque, il me semble être encore plus facile de voyager grâce aux nombreux artefacts exotiques qui nous entourent. La mondialisation me permet de manger indien ce midi, de porter des vêtements anglais confectionnés en Asie, d’écouter de la musique afro-américaine, de m’allonger sur mon canapé suédois tout en correspondant avec le monde entier via internet. Internet, quel allié fantastique de l’exploration, je peux aller voir la canopée amazonienne à onze heures et acheter des pellicules photo à Hong Kong pour la demie. Il n’a jamais été aussi facile et peu cher de voyager et de consommer des produits du monde entier.

Mais s’il est facile de trouver l’exotisme au sein de ces objets qui affichent ouvertement leur altérité à travers des langues que je ne parle pas, à travers certaines odeurs épicées de cuisine, mais aussi par les couleurs, les formes, les typographies, il est nettement plus difficile de le faire à la façon de Xavier de Maistre. C’est à dire au sein d’un espace aussi familier et banal, que l’on pense connaître par cœur. Cela demande plus d’imagination que la simple observation qui était nécessaire à une évasion exotique sur google maps devant son écran d’ordinateur.

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Explorations, la serre. (détail)Photographie numériqueRecherches personnelles

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Jour 238° 22’ 3.81’’ N / 20° 40’ 12.619’’ E

Avant de me lancer dans une réflexion plus poétique et artistique du déplacement, de l’exploration, de l’errance, du dépaysement, je souhaiterais dresser un rapide historique du voyage humain.

Je ne tente pas de faire un résumé exhaustif mais je propose plutôt quelques morceaux choisis de façon tout à fait subjective. Parce qu’avant d’être assimilé au tourisme et aux congés payés, le voyage qui est pour la plus grande part d’entre nous un loisir défini par un départ et un retour s’envisage plutôt comme une itinérance. Celle des sapiens et des néander-taliens, se prolongeant génération après génération. À une époque où les seules frontières qui existaient étaient naturelles. Celle du nomade ensuite, poussé par la recherche de nourriture, l’appauvrissement des ressources, les changements de climat, ou même encore l’extension du territoire. Il est presque toujours subi plutôt que volontaire comme on peut le voir raconté et peint à travers l’histoire de l’exode du peuple juif.

Mais il existe d’autres cas de figure dans la littérature, toujours dans cette idée d’errance forcée. Je pense par exemple à Ulysse dans l’Odyssée d’Homère qui se place comme le premier grand récit de voyage de la litté-rature occidentale. Son itinérance de près de dix ans (en comptant à partir de son départ de Troie) est même devenue un nom commun désignant « un récit de voyage plus ou moins mouvementé et rempli d’aventures singu-lières 1». En effet ses aventures ont été plutôt singulières, elles ont éprouvé les liens de confiance entre lui et ses compagnons, elles lui ont fait affronter la magie, des monstres et même les drogues. Mais surtout elles ont mis à l’épreuve sa volonté même de rentrer chez lui et c’est l’épisode de Calypso qui illustre le mieux ce combat.

Fatigué et découragé par ce voyage de retour qui n’en finit pas, il trouve le calme et le réconfort auprès de cette nymphe avec laquelle il a deux enfants. Ce n’est qu’après sept ans qu’il se décide enfin à reprendre la route d’Ithaque. On pourrait aussi parler de Nausicaa qui marque sa dernière étape. Retrouvé inconscient et amnésique sur les rivages de l’île des Phéaciens après une terrible tempête déclenchée par Poséidon (qui est à l’origine de tous les obstacles depuis Troie), il est recueilli par cette jeune

1 / définitionduCentreNationaldeRessourcesTextuellesetLexicales.

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femme qui tombe immédiatement amoureuse de lui. Il finit par recouvrer la mémoire et raconte son histoire. Le prenant en pitié, on lui propose alors de rester sur l’île, de se marier avec Nausicaa et de finir sa vie au calme. Après quelques hésitations il décide cependant de rentrer chez lui.

Cette histoire qu’est l’Odyssée ainsi que la mythologie grecque en général a une importance toute particulière dans ma vie de lecteur car elle a forgé mon goût pour l’aventure. En effet cela fait partie des toutes premières découvertes de lecture de mon enfance. Je me rappelle avoir dévoré à plusieurs reprises un recueil assez volumineux de mythes grecs et voyant mon attrait pour ces histoires, mon père me fit découvrir les péplums des années cinquante et soixante. Notamment le film Ulysse de Mario Camerini avec Kirk Douglas, découvrant au passage le merveilleux travail d’effet spé-ciaux de Ray Harryhausen et ses terrifiantes créatures animées.

Il y a un élément récurent de ces films que j’ai regardé étant enfant, qui me fascine toujours autant et qui nourrit désormais mon travail artis-tique, ce sont ces figures de navigateurs. Ulysse, Jason et ses Argonautes, le Corsaire Rouge, Barbe Noire, Surcouf, Mary Read, le capitaine Achab, Robinson Crusoé, Sinbad. Car à mes yeux il n’y a pas d’environnement plus dangereux et changeant que la mer. Mais ce n’est pas le sujet qui m’intéresse aujourd’hui, revenons donc à notre petit historique des déplacements humains.

Après la figure de l’errant forcé et du navigateur balloté par les dieux, on peut enchainer avec le Moyen-Age et ses expéditions religieuses : ces croisades qui ont amené nombre d’occidentaux à découvrir et malheureu-sement à combattre l’altérité du Moyen-Orient. Cependant, c’est aussi une période de forts échanges commerciaux et culturels entre l’Orient et l’Occi-dent, amenant, entre autre, à la découverte du sucre, des étoffes précieuses venant d’Asie et de bien d’autres produits.

Ainsi les échanges s’intensifient et c’est au quinzième siècle que le pèlerin anonyme laisse la place aux voyageurs illustres avec pour exemple Marco Polo, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Magellan. Car avant eux, il n’existe pas vraiment de grands noms de l’exploration. Leurs expéditions sont motivées par des raisons politiques, économiques et religieuses mais également, et c’est nouveau, pour des raisons scientifiques et intellectuelles.

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Comme le dit le médiéviste Paul Zumthor, c’est à cette époque que « l’homme prend la mesure du monde » et découvre que celui-ci est bien plus vaste et diversifié que ce qu’il pouvait imaginer. C’est également à cette époque que l’on obtient la preuve que l’on peut faire le tour de la Terre par la voie maritime, et ce, grâce au long voyage de Magellan au cours duquel il perdra la vie aux Philippines. Sur les cinq navires qui partirent d’Espagne en 1519 un seul reviendra trois ans plus tard et pourra ainsi attester de l’exploit. Pour se rendre compte de l’avancée scientifique et de la prouesse que cela représente, on peut retenir cette phrase de l’historien Pierre Chaunu: « jamais le monde n’a été aussi grand qu’au lendemain du périple de Magellan 2».

2 / PierreChaunu,Conquêteetexploitationdesnouveauxmondes,PUF,1969,p.267.

Portrait de Fernand de MagellanFrancesco Antonio Menendez

circa 1710

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Continuons à remonter la frise qui nous amène à la Renaissance et nous rapproche de notre sujet artistique. Car c’est l’époque où les échanges entre la France et l’Italie se font de plus en plus importants. C’est égale-ment l’époque à laquelle apparaît la pratique du voyage d’apprentissage des jeunes artistes qui donnera naissance au Grand Tour du dix-septième et du dix-huitième siècle.

Le Grand Tour montre assez bien la fascination de l’époque pour l’antiquité, c’est le courant néo-classique, autant dans la peinture, la sculpture que dans l’architecture. Ce n’est pas sans raison que survient cet élan nostalgique. En effet, l’archéologie connait ses toutes premières décou-vertes et notamment celles de Pompéi et d’Herculanum. En 1666 l’académie de France s’installe à Rome et facilite la venue de nombreux artistes mais également de jeunes intellectuels de bonne famille. Cet usage n’est pas une exclusivité française : le Grand Tour est également pratiqué par les anglais, les allemands, les hollandais, les suisses.

Déjà à l’époque, le déplacement joue un rôle essentiel dans la carrière des artistes, afin d’aiguiser leur regard et d’apprendre auprès des maîtres italiens. Mais il ne faut pas imaginer ces jeunes artistes vadrouillant libre-ment dans toute l’Italie. Ceux-ci vont principalement à Rome et un peu à Naples, sont logés dans des quartiers dédiés et se permettent parfois de sortir dans les campagnes environnantes. En réalité ils n’ont pas vraiment le droit de se déplacer autant qu’ils le voudraient. C’est malheureusement le grand défaut de ce voyage initiatique de deux ou trois ans, qui est extrême-ment formaté et organisé.

Les jeunes hommes sont le plus souvent accompagnés de tuteurs chargés de les surveiller et également de les empêcher de contracter des maladies vénériennes. Ce voyage servant de formation intellectuelle mais également d’initiation sexuelle pour certains : c’est d’ailleurs dans ce but que servait l’étape à Venise.

À la même époque, Diderot écrit un roman tout à fait particulier qui se rapproche un peu de ce dont je viens de parler, c’est Jacques le fataliste et son maître et c’est également l’œuvre la plus commentée de l’auteur. C’est en partie sa complexité chronologique qui la rend unique, dans la mesure où le roman est découpé en feuilletons racontés par l’un ou l’autre des pro-tagonistes. Le sujet de ces discussions est très trivial et tourne le plus sou-vent autour de l’initiation sexuelle de Jacques. L’auteur s’adresse au lecteur

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plusieurs fois dans le roman et ce, souvent au milieu du récit des anecdotes des héros, un peu à la manière d’une voix off de cinéma.

Mais ce qui m’intéresse particulièrement, c’est la place qu’a le voyage dans ce livre, ces deux personnages sont sur la route toute la durée du roman mais on ne sait jamais vraiment où il vont. D’ailleurs eux-mêmes ne semblent pas connaître leur destination. On le découvre très rapidement au début du livre lorsque l’aubergiste leur demande : « Ces messieurs vont loin ? » et eux de répondre « Nous n’en savons rien ».

Ils marchent et discutent, combinaison de tradition aristotélicienne appelée péripatétique, utilisée par le philosophe et ses disciples qui étaient d’ailleurs appelés les « promeneurs ». L’itinérance des personnages sert de cadre aux différents récits qui s’entremêlent de façon chaotique et ainsi la forme rejoint le fond. Ce roman préfigure le courant de littérature itinérante tout en parodiant celui des romans de chevalerie déjà moqué plus d’un siècle auparavant par Miguel de Cervantes avec son Don Quichotte de la Mancha.

Le Grand Tour prépare ce qui sera un siècle plus tard le voyage en Orient et que certains qualifieront de Renaissance Orientale. Aux antipodes de son grand frère, ce voyage n’est ni organisé ni encadré et ce sont princi-palement des artistes peintres, des écrivains et quelques photographes qui partent, souvent pour plusieurs années. La fascination de ces orientalistes est telle qu’elle provoque de nombreux excès chez ces voyageurs. En raison du caractère improvisé de ce périple, nombre d’entre eux se « perdent » face à cette altérité absolue qui est souvent vécue et racontée comme une épreuve semblable à celle des pèlerins du Moyen-Age sur l’itinéraire de Jérusalem.

Rares sont ceux qui résistent à tomber dans les clichés pittoresques comme les scènes de harems par exemple. Parmi les peintres on peut citer le travail de Gustave Guillaumet qui préfère se focaliser sur des scènes du quotidien peuplées d’anonymes. Chez les écrivains on peut notamment évo-quer Chateaubriand, Gérard de Nerval ou encore Théophile Gautier parmi les plus célèbres.

Mais ce que je trouve le plus étonnant, c’est la place qu’occupent les photographes dans ces expéditions d’artistes peintres dès les premiers mois qui suivent l’invention du daguerréotype en 1839. Rappelons-nous des protestations émises par « les grands artistes » contre « toute assimila-tion de la photographie à l’art ». Pourtant cette cohabitation se fait de façon

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tout à fait pacifique au sein de ces voyages orientalistes. Ce que je trouve vraiment intéressant dans l’apport de la photographie dans ce contexte c’est comment de prime abord elle se positionne comme le regard de la réalité.

En quête d’exactitude, elle permet de nuancer la vision idéalisée de l’Orient qui ressort majoritairement des œuvres de l’époque. Et cette complémentarité trouve son point culminant lorsqu’elle influence certains peintres sur l’observation de la lumière. Théophile Gautier dit par exemple que « la lumière, arrivée au plus haut point d’intensité, brûle les couleurs comme dans les épreuves photographiques ».

Je pense qu’on peut dire que ce rapprochement entre les média photographiques et picturaux est facilité par le contexte du voyage, qui lui invite à l’ouverture et à la flexibilité. Cependant malgré cette volonté de sortir de sa zone de confort, il ne faut pas oublier que le lieu unique de produc-tion reste l’atelier du peintre. Les artistes qui font l’effort de faire le voyage proposent des œuvres radicalement différentes de leurs confrères qui ne font que le rêver. Comme Ingres et sa Grande Odalisque ou Le Bain Turc qui restent un orient d’atelier, celui d’un artiste qui n’a pas cédé à la tentation du voyage et qui crée une œuvre qui, à mon sens, reflète plus ses fantasmes sexuels qu’un réel intérêt pour l’Orient.

La prière du soir dans le Sahara, détailGustave Guillaumet

Huile sur le canevas, 1863

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Jour 448° 51’ 7.628’’ N / 2° 20’ 48.721’’ E

Si vous venez de feuilleter quelques pages en arrière afin de vérifier qu’il manque bien le troisième jour et que vous ne le trouvez pas, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un défaut d’édition. J’ai dû faire une petite pause d’écriture dans ce journal pour aller tourner en ville quelques images pour mon film Rebbelib. C’est une sorte de cartographie subjective de mon envi-ronnement inspirée par les cartes à bâtonnets polynésiennes.

Travailler sur ce projet me permet de renouer avec une pratique que j’ai longtemps exercé, à savoir l’exploration urbaine. D’abord via le skateboard puis un peu plus tard avec certains de mes amis lorsque nous arpentions la ville pour trouver des « spots » à graffer. Ces deux pratiques m’ont d’ailleurs ame-né à reconsidérer totalement mon rapport à la ville. Je me suis mis à scruter chaque recoin, à explorer chaque boulevard, avenue, rue, ruelle, voie, venelle, chemin, passage.

Dans son livre La conjonction interdite, Raphaël Zarka s’appuie sur la pratique du skateboard pour expliquer les liens qui s’y tissent avec la dé-couverte du paysage, la production de forme et la réappropriation du quoti-dien. Il écrit : « le skateboard a façonné le regard de ceux qui le pratiquent. Il a, malgré lui, permis de réévaluer des espaces et des matériaux ordinaire-ment laissés pour compte. Qui ? Mis à part un artiste tel qu’Edward Ruscha, pourrait s’intéresser à un parking vide ? 3».

En effet le skateboard et les autres pratiques qui lui sont semblables impliquent l’usage de la ville comme terrain de jeu, et modifient donc notre perception de certains de ses éléments constitutifs. Ainsi le banc, conçu pour s’asseoir et observer devient un espace de glisse, tout comme les rampes d’escaliers, les trottoirs. Il arrive même souvent que des sculp-tures présentes dans l’espace public, soient détournées et appréciées par les skateurs pour des raisons que l’artiste n’avait même pas imaginé.

3 / RaphaëlZarka,Laconjonctioninterdite,p.8,éditionB42,2012

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Riding modern artRaphael Zarka

2006

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C’est l’intervention du ludique dans la vie et le quotidien qui m’intéresse dans cette pratique. Raphaël Zarka, un peu plus tard dans le texte ajoute : « Les espaces du jeu sont, classiquement, séparés des espaces de la vie. Il n’y a que les enfants qui jouent dans l’espace de la vie même. Ils le transforment fictivement ou le détournent en inventant des règles arbitraires 4».

Par extension, c’est le même procédé qui s’applique lorsque je marche dans la rue pour tourner les images de mon film ou pour quelqu’autre projet. Je me suis intéressé à un moment à la question de la marche et c’est intéressant de voir comment elle s’est invitée petit à petit dans le monde de l’art.

Avant de s’effectuer dans la ville, elle a lieu dans la nature mais la pratique de la randonnée n’est pas si ancienne. Malgré le fait qu’on peigne depuis longtemps des paysages, ils restent considérés comme des espaces inquiétants que l’on ne traverse que si l’on y est obligé. La marche dans la nature n’est réellement pratiquée comme loisir qu’à partir de la deu-xième moitié du dix-huitième siècle. C’est en partie à travers avec les phi-losophes des Lumières que change notre rapport à la marche au sein de la nature. Rousseau, notamment, fait de la promenade une condition à la rêverie, à l’écriture et à la réflexion.

Pour les artistes, la nature devient le lieu de l’expérience même si, on l’a vu plus tôt, le lieu de création reste lui, l’atelier. Il faudra attendre le dix-neuvième siècle pour que cela change. Le déclencheur de ce change-ment est l’apparition de la production industrielle de la couleur couplée à l’invention du tube de peinture en 1834 qui permet aux artistes de s’isoler dans la nature pendant plusieurs heures.

Contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont pas les impressionnistes qui initient ce mouvement, ce sont les artistes de l’école de Barbizon qui les premiers remettent en question l’atelier comme lieu unique de production. Théodore Rousseau, notamment, pratique à l’extérieur et ses œuvres sont fortement conditionnées par ses déplacements et ses observations. Toute-fois, la production de cette école reste dans un style mimétique de la nature et c’est probablement la raison pour laquelle on préfère garder en mémoire les impressionnistes qui amorcent les avant-gardes du vingtième siècle.

4/Ibid,p.15

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L’industrialisation transformant fortement le paysage, certains artistes en profitent pour fuir les villes tandis que d’autres préfèrent rester pour voir ces changements de l’intérieur. Les surréalistes et les dadaïstes organisent des expéditions et des explorations comme par exemple le cé-lèbre rendez-vous du 14 Avril 1921 à quinze heures devant l’église Saint- Julien-le-Pauvre à Paris. C’est d’ailleurs encore une fois la photographie qui sert à attester la véracité et l’accomplissement de cette action.

La pratique de ces artistes peut s’apparenter à la dérive, même si à ce moment-là leur démarche est plus proche de celle du flâneur baudelairien que de celle qui sera théorisée par Guy Debord et les situationnistes dans les années cinquante. Ce flâneur s’apparente à un observateur qui scrute la ville et ses transformations liées à l’industrialisation. Son regard est émerveillé mais il est tout de même souvent teinté de nostalgie. Son attitude est plutôt passive contrairement à ses successeurs situationnistes dont la démarche tient plus à réconcilier l’homme et son environnement par des actions et des projets utopiques et révolutionnaires.

C’est d’ailleurs de cette version du concept dont je me sens le plus proche. En 1956, Guy Debord écrit La théorie de la dérive qui vise à recon-sidérer notre rapport à l’urbain afin de quitter notre routine et de changer notre point de vue sur nos trajets quotidiens par exemple.

« Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent pour une durée plus ou moins longue aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leurs sont propres pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. 5»

Les situationnistes pensent que le problème de nos villes est qu’elles ont été conçues et construites sans aucune réflexion sur l’impact émo-tionnel de l’architecture et de l’urbanisme sur ses habitants. Pour eux, il n’est donc pas seulement question de changer de point de vue mais éga-lement de transformer directement la ville afin qu’elle nous convienne mieux sur le plan émotif. La dérive des situationnistes doit donc être consi-dérée comme un des outils d’un vaste projet social reposant sur l’archi-tecture et l’urbanisme. Ce projet repose également sur l’utilisation de la psychogéographie qui se définit par « l’étude des lois et des effets du milieu géographique sur le comportement affectif des individus 6».

5/ DebordGuy,Théoriedeladérive,LesLèvresnues,n°9,décembre19566/ DebordGuy.Introductionàunecritiquedelagéographieurbaine»,Leslèvresnues, n°6,1955

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Couplée à la pratique de la dérive, les situationnistes dressent des cartes des reliefs psychogéographiques des rues, des quartiers, des villes, permettant ainsi d’y lire les variations d’ambiances au sein de ces espaces délimités. À travers tous ces moyens, ils s’opposent à l’urbanisme fonction-naliste de l’époque responsable notamment de la construction des Grands Ensembles. Ils prévoient ainsi tout le mal-être, l’isolement, l’exclusion et la sensation de réclusion que provoque ce type de politique architecturale et urbanistique chez leurs habitants. Ils souhaitent créer un modèle sensible où le désir a sa place, permettant l’imaginaire, l’émerveillement et plus que tout l’ouverture.

C’est ainsi qu’on voit naître le projet New Babylon porté par le peintre néerlandais Constant Nieuwenhuys de 1957 à 1974, continuant ainsi dix ans encore après la fin de l’internationale situationniste. Dans ses pre-mières versions, elle s’inspire des campements nomades des gitans et par la suite prend des formes plus sédentarisées même si, on le verra plus tard, elle gardera toujours une notion modulaire pouvant s’adapter aux besoins en temps réel.

Utopie sociale et ludique, révolutionnaire dans sa conception ainsi que son apparence, elle prend la forme de structures en acier et en Plexi-glas suspendues au dessus du sol par un système de pilotis. S’articulant en couloirs, s’étirant dans la longueur plutôt que de s’étaler en rayonnant autour d’un centre ville. S’y applique un principe de désorientation. On y brouille la hiérarchie spatiale grâce à des enchevêtrements de lignes, de volumes inachevés et d’éléments translucides, tout ça également dans le but de railler la logique implacable et stérile de l’architecture rationaliste.

L’élévation par rapport au sol permet de laisser libre cet espace afin d’y faire des cultures, de l’élevage, des réserves naturelles. Les toitures, lais-sées libres grâce à un système de terrasses, peuvent alors servir d’aire de loi-sir et de détente, offrant un poste privilégié à la contemplation du paysage.

Jamais réalisé, ce projet donnera tout de même naissance à des croquis, des maquettes et des cartes augmentées d’annotations de l’artiste. Il a surtout fortement inspiré de nombreux jeunes architectes des années soixante-dix comme Archigram, Superstudio ou encore Archizoom. On retrouve de façon évidente cette inspiration dans le projet de ville modu-laire Plug-in City, constituée de préfabriqués s’agglomérant au fur et à me-sure des besoins et des déplacements des habitants, projet récemment et magnifiquement illustré par les infographies d’Alain Bublex.

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extrait de la série Plug-in CityAlain Bublex

2000

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Jour 547° 51’ 54.544’’ N / 3° 29’ 46.309’’ E

Ce matin alors que je regardais des vidéos sur internet je suis tom-bé sur la bande d’annonce de « Yes Man », une comédie américaine dans laquelle Jim Carrey tient le rôle principal. Je ne me rappelais plus précisé-ment du sujet le film mais j’avais toujours en tête les premières comédies de cet acteur que j’ai beaucoup aimé lorsque j’étais adolescent. C’est avec curiosité que j’ai regardé ce trailer.

L’histoire est celle d’un homme qui a tendance à toujours répondre par la négative aux sollicitations extérieures, comportement qui s’adapte assez bien à son travail. Celui-ci est en charge d’accorder ou de refuser les demandes de prêts dans une banque californienne. Un jour par hasard le héros retrouve un ami d’enfance qui lui fait découvrir une communau-té menée par un gourou qui prône la « Oui Attitude ». À la suite de cette rencontre, le personnage joué par Jim Carrey va subir une sorte d’en-chantement qui l’empêchera de dire non au risque d’avoir de graves accidents. Ce changement forcé de comportement va radicalement bouleverser sa vie et c’est sur la succession de ses mésaventures que repose le ressort du film. Il n’est d’ailleurs pas très bon mais ce n’est pas son scé-nario qui m’intéresse. Ce que je retiens de cette comédie c’est ce principe de règle, de contrainte appliquée à la production artistique, à notre routine, afin d’en changer complètement la nature.

Je me suis alors replongé dans La conjonction interdite de Raphaël Zarka. Livre dans lequel il analyse l’essai du sociologue Roger Caillois Les jeux et les hommes écrit en 1958.

Il y définit le jeu comme regroupant les concepts d’aisance, de risque, d’habileté, de divertissement, se devant d’être toujours sans conséquence sur la vie réelle. Le jeu ne produit rien, ni biens ni œuvres. Il est par essence stérile. À la fin de la partie, le joueur doit se retrouver à zéro, dans l’état qui était le sien avant la partie.

Afin de préciser sa définition du jeu qui regroupe tout de même beau-coup de pratiques très différentes, il différencie quatre catégories de jeux. À savoir la compétition (agôn), la chance (alea), le simulacre (mimicry), le vertige (ilinx) ainsi que deux manières de jouer, la pulsion originaire qui

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nous donne envie de jouer (paida) et la règle toute-puissante (ludus), qui norme le jeu. En couplant ces six conjonctions il détermine qu’il existe deux couples fondamentaux, deux qui s’équilibrent et deux antinomiques.

La raison pour laquelle Raphaël Zarka cite cet essai, est qu’une des deux conjonctions antinomiques (à savoir le couple agon et ilinx, la compétition et le vertige) définit parfaitement la pratique du skateboard. Celle-ci est centrale dans le travail de l’artiste et lui sert par extension à parler des pratiques artistiques contemporaines.

Il part du constat que la « culture skate » a fortement façonné le re-gard de ceux qui sont désormais en âge d’être artistes et d’exposer. Selon lui, tout comme l’art, la pratique du skateboard amène à la découverte de paysages, à la production de formes grâce à l’usage transversal des matériaux et des techniques et à la réappropriation du quotidien.

Je me suis moi même demandé selon quels termes je pouvais décrire ma pratique d’exploration du familier : je pense que c’est de la combinaison de la règle et du simulacre dont je suis le plus proche. Selon le tableau de répartition des jeux de Roger Caillois, c’est également la place du théâtre et des arts du spectacle. En effet, on pourrait définir certaines de mes atti-tudes comme relevant d’un jeu théâtral à l’échelle d’un individu, du jeu d’un acteur. Moi aussi, je définis des règles. Un rôle duquel découlent des actions au sein d’un espace et d’un temps précis et fixé à l’avance, c’est la définition du jeu. Tout comme le jeu, la performance est soumise à « des conventions qui suspendent les lois ordinaires et instaurent momentanément une légis-lation nouvelle» créant ainsi, en quelque sorte, une réalité parallèle au sein de la vie courante.

Je citerai quelques unes de mes références littéraires et artistiques qui reposent sur des pratiques de jeu et d’introduction de règle au sein du quotidien. La première de ces références est le livre Les autonautes de la cosmoroute écrit par Carol Dunlop et Julio Cortazar. C’est un des livres qui a le plus marqué ma pratique artistique. En 1982 le couple d’écrivains se sait gravement malade. Ils décident de faire un dernier voyage qui sera suivi très rapidement par la mort de Carol Dunlop et quatre ans plus tard de celle de Julio Cortazar. La destination choisie par les auteurs est Marseille. Ils partent de Paris et traversent ainsi la France en empruntant l’autoroute du soleil comme des millions d’autres vacanciers.

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La règle qu’ils définissent conjointement avant de partir est de ne jamais quitter l’autoroute et de s’arrêter sur chacun des soixante-cinq parkings du trajet, à savoir un arrêt le midi et un autre le soir pour dormir dans leur combi Volkswagen. Pas un de plus, pas un de moins. Il leur faudra donc trente-cinq jours pour parcourir les sept-cent-soixante-quinze kilomètres qui séparent les deux villes. En raison de la proximité des aires d’autoroute, leurs trajets quotidiens leur demandent à peine une heure de conduite et les laissent ainsi libres de vivre hors du monde, dans cet espace singulier qu’est le parking d’une aire de repos.

Ils y écrivent, photographient, cartographient, mangent et dorment. Il s’astreignent à la lenteur et à la durée tranchant ainsi avec l’autoroute, territoire dédié à la vitesse et à l’éphémérité. Leur démarche permet avec beaucoup de simplicité et de justesse de mettre en lumière et de dénoncer l’instantanéité qui symbolise notre société moderne. La façon qu’ils ont de faire apparaître la poésie de tout et surtout de ce que l’on pourrait trouver insignifiant me rappelle les textes de Francis Ponge, notamment ceux du recueil Le parti pris des choses. Tout devient matière à émerveillement : la faune, la flore, les noms des aires d’autoroutes, aire de la biche, de la colline éternelle, de la combe du soleil.

On retrouve des règles assez similaires dans le livre et le voyage conceptuel Les passagers du Roissy-Express de François Maspero. Partis du terminus Roissy du RER B, l’auteur et son amie vont s’acheminer lentement jusqu’à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, situé à l’opposé de la ligne. S’arrêtant à chaque gare de banlieue et explorant les environs, ils passent la journée sur place et dorment à l’hôtel. Leur projet est de découvrir et de raconter la banlieue parisienne ainsi que de rencontrer ceux qui la peuplent.

On peut lire une forte dimension politique à travers ce voyage qui fait écho à des films comme Le thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef ou Hexagone de Malik Chibane, ainsi qu’aux autres productions de cette géné-ration de réalisateurs issus de l’immigration et ayant grandi dans les Grands Ensembles. Il s’agit encore et toujours d’apporter un regard nouveau sur un territoire, que ce soit en prenant le temps de faire du tourisme dans les banlieues comme François Maspero ou en montrant de l’intérieur, en don-nant la parole aux premiers intéressés, comme dans les films de Mehdi Cha-ref ou Malik Chibane.

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Le mot tourisme évoque le voyage, le dépaysement, l’exotisme mais également les visites guidées, les clubs de vacances et les bus bondés des-quels déferlent des marées de photographes amateurs. C’est un peu le parent populaire et balisé qui empêche parfois au voyageur de sortir des sentiers battus et d’entrer en contact avec la population de la région visitée. On peut prendre pour exemple le souk destiné uniquement aux touristes, l’oasis artificielle aménagée de toilettes chimiques et de boutiques de souve-nirs, le spectacle de danse traditionnelle illustrant le buffet de cuisine locale.

Il existe cependant une alternative poétique à cette pratique, proche de l’Oulipo, c’est le Laboratoire de Tourisme Expérimental, aussi appelé Latourex. Initié par le journaliste touche-à-tout Joël Henry, il s’agit d’une forme pratique et ludique de tourisme reposant sur des contraintes volontaires. Nous connaissons tous le fantasme de choisir sa prochaine des-tination en lançant une fléchette sur une carte, comme si nous étions libres au point d’aller n’importe où, sans aucune forme de contingence. Grâce au Laboratoire de Tourisme Expérimental cette pratique a un nom, il s’agit du belotourisme. Voici quelques exemples que j’ai retenu :

BibliodysséeEntreprendre un tour du monde littéraire. Lire pour commencer un livre d’un auteur de son pays, puis un livre d’un auteur d’un pays voisin, puis un livre d’un auteur d’un pays voisin de ce pays voisin…et procéder ainsi jusqu’au retour chez soi. 7

DonquichottourismeS’attaquer aux Moulins (Aisne, Allier, Ile-et-Vilaine, Deux-Sèvres), Moulins-Alger (Moselle), Moulins-le-Carbonel (Sarthe), Moulins-sur-Cephons (Indre), Moulins-Engil-bert (Nièvre), Moulins-la-Marche (Orne), Moulins-lès-Metz (Moselle), Moulins-sur-Orne (Orne), Moulins-sur-Ouanne (Yonne), Moulins-Saint-Hubert (Meuse), Moulins-en-Ton-nerrois (Yonne), Moulins-sur-Yevre (Cher)…

Expédition au K2Explorer méthodiquement la portion d’ailleurs enclos dans le carré «K, 2,» d’un plan ou d’une carte. Profiter au mieux des ressources culturelles, gastronomiques et estaminolo-giques qu’il recèle.

NéotourismeCourir les lieux du monde qui se vantent d’être nouveaux : Terre Neuve, la Nouvelle-Zé-lande, New-York, Neudorf…

7/ extraitsdewww.latourex.org,idempourexemplessuivants.

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Les pratiques proposées par le Laboratoire de Tourisme Expérimen-tal propose sont fortement teintées de l’esprit ludique des situationnistes. Il s’agit à la fois d’un guide, d’une méthode, qui propose de réellement voyager selon des règles loufoques et surréalistes. On peut également le lire chez soi, à l’arrêt, comme on lirait un recueil de poésie, un guide d’un pays qui n’existerait plus. Il laisse le choix d’être dans le déplacement ou dans une forme de voyage immobile, imaginaire, qu’on peut relier, encore une fois, au Voyage autour de ma Chambre de Xavier de Maistre.

Un jeu avec des règles, notamment celles que l’on se fixe soi même, amène la question de la limite, de ses propres limites, que certains aiment repousser en se mettant en danger, c’est ce que Roger Caillois appelle l’ilinx, le vertige. C’est justement la peur qui est au cœur de la série photo-graphique Big Black Nothing d’Emil Kozak. Armé de son appareil photo et d’une lampe torche, il explore les limites de ses propres peurs.

Son processus repose sur des errances de nuit dans des lieux incon-nus. Marchant jusqu’à ce qu’il se trouve bloqué par le lieu lui-même ou bien par sa peur. C’est à ce moment là qu’intervient l’acte photographique, immortalisant l’espace et le moment qui l’a empêché de continuer. Les images qui en résultent sont particulièrement fortes et en même temps assez pauvres en terme de contenu. On ne peut qu’imaginer les bruits, les odeurs, les sensations diverses qui existaient au moment de la prise de vue, ces sensations qui ont amené le photographe à rebrousser chemin. Il s’agit d’une image de la peur qui ne se livre pas totalement, car c’est avant tout l’imaginaire du photographe qui déformait sa perception du monde. C’est ce que contiennent de façon invisible ces clichés, résultants d’une exploration sensible de l’environnement.

Les images ont chacune pour titre les coordonnées GPS de l’endroit où elles ont été prises. J’aime beaucoup ce choix car cette information de géolocalisation est à la fois extrêmement précise théoriquement, tout en restant totalement opaque pour celui qui la lit. Lorsque j’ai découvert ce travail j’ai essayé de rentrer ces données dans google maps et je me suis mis à explorer virtuellement ces lieux qui ont donné des sueurs froides à Emil Kozak. Evidemment ils paraissent tout à fait banals et aucunement angois-sants, car ce n’est pas le lieu qui importe dans cette démarche mais bien l’expérience sensible.

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38°49’50.1085’’N 0°8’54.7465’’EEmil Kozak

41°36’55.5923’’N 1°50’30.7039’’EEmil Kozak

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Je voudrais finir cette journée en parlant d’une performance de Laurent Tixador. Dans le cadre de l’exposition Wani qui a eu lieu à la Fon-dation Ricard en 2011, il a organisé une vaste chasse à l’homme dont il est la proie. Au départ de Nantes il doit réussir à rejoindre Paris à pieds tout en évitant de se faire repérer et rattraper par la trentaine de poursuivants qui ont répondu à l’invitation de l’artiste. La traque dure vingt-six jours : vingt-six jours d’errance et de camouflage pour l’artiste qui n’a aucun moyen de savoir où, qui et combien sont les chasseurs. Eux par contre disposent d’un site internet leur permettant de partager leurs informations. Certains iront jusqu’à louer un avion et survoler la zone, d’autres tenteront de pirater son téléphone afin de le géolocaliser. La prime est de mille euros et d’un trophée arborant les chaussures de randonnée de l’artiste.

Pour Laurent Tixador, il s’agit une fois encore de tenter de vivre une expérience que la vie moderne a rendue absurde ou qu’on pourrait voir se dérouler dans une émission de compétition télévisée du type Koh Lanta ou dans un film comme Le prix du danger. En tant qu’artiste, il transforme la notion d’exploration, de chasse, en geste esthétique et burlesque même s’il lui arrive, à l’occasion, de se mettre réellement en danger. Comme dans le projet Horizon moins vingt où il s’enfouit sous terre et creuse un tunnel qu’il rebouche derrière lui, ou encore en tentant de survivre avec les moyens à sa disposition, dans des espaces auxquels il n’est pas du tout préparé (la série Total Symbiose). Laurent Tixador et Abraham Poincheval écrivent : « la vie facile inviterait à s’inventer une autre forme de vie, plus difficile 8».

8/ PaulArdenne,InUteroTerrae,Isthmeéditions,2006

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Bouteille de La chasse à l’hommeLaurent Tixador

2011

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Jour 646° 30’ 0.428’’ N / 36° 41’ 48.037’’ W

« La vie facile invite à s’inventer une autre forme de vie, plus difficile », c’est sur cette phrase que je terminais la journée d’hier.

Je trouve que cette citation illustre particulièrement bien notre époque. Nous vivons dans la société du spectacle, il est partout, dans tous les domaines, il suffit d’allumer la télévision. On y trouve toute sorte de pro-grammes qui mettent en jeu nos facultés intellectuelles, notre condition physique, notre pouvoir de séduction, notre habileté à faire rire. L’exemple de la télé-réalité montre que ce qu’Andy Warhol avait pressenti est main-tenant vrai : celui qui était alors spectateur, souhaite désormais ses quinze minutes de célébrité. Ce qui m’intéresse dans ce phénomène, c’est l’évolu-tion qu’a connu la figure du héros.

Tout au long de l’histoire, on rencontre cette figure héroïque. C’est souvent un guerrier et pratiquement toujours un homme. Dans l’antiqui-té, ses aventures véhiculent des valeurs, donnent des leçons de vie. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit en grande partie de récits issus de la tradition orale. L’époque moderne tentera d’étudier ces histoires à travers différents prismes, l’anthropologie, la psychanalyse, la sémiologie. Certaines de ces analyses décrivent, par exemple, les douze travaux d’Hercule comme les étapes d’un deuil symbolisé.

Plus tard le héros se fait vecteur de cohésion identitaire, il se bat pour un drapeau et amène ainsi l’unité d’un peuple. Ils sont très utilisés au sein des empires qui s’étendent géographiquement et qui ont besoin de créer l’unité au sein d’une forte diversité. C’est aussi la fonction de l’ennemi du héros. En focalisant l’attention sur un ennemi commun, on crée de la cohé-sion et donc du contrôle.

Au vingtième siècle, apparaît la figure du résistant, celui qui refuse d’obéir aveuglément à une autorité injuste, à un pouvoir totalitaire. Mais la figure du résistant apporte quelque chose de nouveau. En effet, ils viennent de tous les groupes sociaux, tout le monde peut être résistant, et ce sont eux qui ont sauvé le pays. Il existe toute fois de grands noms de la résistance comme Jean Moulin ou Lucie Aubrac. Face aux résistants on distingue les modèles des régimes totalitaires, fabriqués de toute pièces, instrumentali-

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sés par un recours massif à la propagande. Héros de la classe ouvrière en URSS, surhomme, viril, et racialement pur dans l’Allemagne nazie.

Petit à petit, la volonté de laisser au passé cette histoire violente amène à la disparition des héros politiques qui sont ainsi remplacés par des faire-valoir fictifs : les héros de cinéma. Ce sont eux qui prennent les risques désormais, des risques et des aventures contrôlées, au service du divertisse-ment. La société du spectacle se fait occasionnellement instrument de pro-pagande et met en avant les héros qui arrangent le pouvoir en place. Le hé-ros dépasse les limites que nous n’avons plus à dépasser, il occupe l’espace de notre rébellion, de notre transgression. Il agit pour que nous n’ayons pas à le faire, et devient alors lui aussi un instrument de contrôle.

Seulement nous voulons toujours plus de sensations, de frissons, d’extrême, et le divertissement suit et anticipe nos envies, l’art et la culture s’en faisant le miroir. Ainsi, certains artistes endossent le costume du héros et vont plus loin, plus loin que nous et même plus loin que les héros fictifs, qui prennent des risques virtuels.

Parmi ceux là, on peut citer Bas Jan Ader dont le travail mêle les notions d’accident, de chute, de pesanteur. La série de films Fall le montre justement chutant volontairement au ralenti dans plusieurs situations : du sommet d’un toit, d’une branche, ou même juste en se laissant tomber de sa propre hauteur. Sa mort est tragiquement le prolongement de son travail car il disparaît au cours d’une performance. Tentant de traverser l’Atlan-tique sur un voilier minuscule afin de se rendre au vernissage, il est victime d’un accident. On ne retrouvera pas le corps mais uniquement le bateau dans les eaux territoriales irlandaises.

Il existe de nombreux hommages à son travail mais je souhaiterai en citer un qui n’est pas revendiqué comme tel. Pourtant il fait parfaitement le lien entre l’oeuvre de l’artiste et notre époque contemporaine. Il s’agit du court métrage intitulé réalisé par Chris Beckman, composé de dizaines de vidéos amateurs postées sur internet. L’artiste sélectionne les moments où la camera échappe des mains de la personne et obtient, au montage, une succession de chutes sans fin où le point de vue du spectateur est la chute elle même. La prolifération des moyens de se filmer couplée aux plateformes de diffusions d’internet ont vu naître un phénomène héritier du travail de Bas Jan Ader.

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Même si cet héritage est totalement ignoré par ces « cascadeurs » amateurs, il est étonnant de voir à quel point les images sont semblables. La caméra est en plan fixe, déclenchée par le « cascadeur » lui même, l’action se déroule et l’image se coupe à la fin de celle-ci. Il arrive également que la vidéo contienne une rediffusion au ralenti de l’action pour en maximiser l’effet, le spectateur sachant déjà comment se finira « l’accident » prémédi-té. On a vu arriver cette mode avec les émissions télévisées du type Jackass sur les chaines du câble destinées aux adolescents et aux sports extrêmes.

Ocean WaveBas Jan Ader

1975

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Mais parmi tous les exemples artistiques de prise de risque réelle et volontaire, la palme revient à Serge III Oldenbourg et à son Solo pour la mort. C’est lors du Festival de la Libre Expression en 1964 à Paris que l’ar-tiste Fluxus monte sur scène, devant une salle comble, avec un revolver de l’armée à la main. Pas un bruit. Prenant place au centre du plateau il ouvre l’arme, introduit une balle, fait tourner plusieurs fois le barillet, pose le ca-non sous son menton et sans hésitation, dans le calme le plus parfait appuie sur la détente. Clic. Il extrait la balle et la jette dans le public avant de sortir de scène, marquant la fin de la performance.

Solo pour la mort, le titre a probablement été trouvé par l’artiste Ben Vautier également présent ce jour là. L’acte de Serge III se veut également musical. Il agit comme un concertiste soliste, seul sur scène, face à un pu-blic. Il interprète une composition imaginée et orchestrée par lui seul, une composition sur le thème de la mort. À la façon de l’oeuvre 4’33’’ de John Cage, le silence de la salle ainsi que la détonation présumée ou le simple clic du percuteur de l’arme est revendiqué comme matière musicale. Il livre l’exemple de la création extrême à son paroxysme, et produit probablement l’oeuvre Fluxus ultime, jouant l’art à la roulette russe, au risque de l’assassi-ner.

Cette œuvre dépasse toutes les limites : celles de la bienséance car il est évidemment de très mauvais ton que de se suicider devant un public consentant, esthétique ensuite car le geste et l’attitude de l’artiste sont beau-coup trop proches de l’acte véritable de la tentative de suicide, n’offrant aucun écart avec la réalité. Psychologique enfin, car l’art se veut vecteur d’accomplissement, de vitalité, il porte en lui une aspiration à mieux vivre. Richard Martel écrit : « la performance, une sorte de laboratoire pour tester le performeur » au risque de mettre fin à ces deux éléments à la fois. En y échappant, Serge III Oldenbourg crée un statut nouveau, celui de l’artiste-divin. Il n’est plus question de spectacle, qui est, je cite « la culture du dé-passement sans le risque, une simulation productive de stimulation sans conséquence ».

Comme je l’ai écrit plus tôt, je me sens plus proche du simulacre que du vertige, pas très à l’aise vis à vis de pratiques aussi extrêmes et frontales. Ce ne sont d’ailleurs pas ces héros-là non plus qui inspirent les artistes qui m’influencent. Comme Laurent Tixador ou Abraham Poincheval. Les héros qui nous intéressent sont d’abord les grandes figures de l’exploration dont nous avons déjà parlé il y a quelques jours : Marco Polo, Magellan, Vasco de

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Gama, les grands découvreurs. Ce sont également leurs héritiers modernes, les pionniers, les sportifs en plein air, les recordmen, les alpinistes, les navi-gateurs en solitaire, les aviateurs, les astronautes. On remarque qu’ils par-tagent tous un trait commun: le rapport à la nature. Car c’est bien contre la nature même qu’ils luttent, contre les sommets, les températures extrèmes et le manque d’oxygène, contre les mers déchainées et les vents puissants, ou dans l’espace, combattant jusqu’à la pesanteur.

De tous temps on peut dire que l’homme a tenté de maîtriser la na-ture mais ça n’a jamais été autant le cas que pendant le vingtième siècle. Fort de ses découvertes techniques et technologiques, l’Homme commence à réellement dompter son environnement. On se soigne mieux, on commu-nique mieux, on se déplace mieux. Pourtant on ne tarde pas à remettre en doute cette supériorité de l’Homme sur la nature. Les mouvements écolo-gistes naissant tentent de montrer que l’équilibre naturel est fragile et que nos comportements ne sont pas sans conséquences : réchauffement plané-taire, couche d’ozone attaquée par nos émissions carbones, épuisement des ressources fossiles, augmentation des catastrophes naturelles comme les typhons et les tsunamis. Ce sont autant d’exemples qui tendent à démontrer que la croissance vertigineuse de l’être humain des siècles derniers n’est pas sans contre partie.

On peut facilement faire correspondre ces événements avec l’appari-tion et la prolifération du thème de l’apocalypse dans la culture populaire et le divertissement notamment à travers la mode zombie, ainsi que les films et les documentaires catastrophes. On s’éloigne un peu de la figure de l’explo-rateur mais c’est pour mieux se rapprocher de celle du survivant, de celui qui connait la nature, qui sait l’utiliser et la mettre à profit. Encore une fois on trouve foison de programmes télévisés orientés sur cette figure du survi-vant : Koh Lanta, Fear Factor, Bear Grylls seul face à la nature, Survivors, et j’en passe.

Certaines de ces émissions sont basées sur la compétition afin de dis-tinguer celui ou celle qui sera le ou la plus à même de s’adapter. D’autres se veulent plus pédagogiques mais la règle commune est avant tout l’entertain-ment, le spectacle. Hors de ce spectacle, on trouve le mouvement surviva-liste et les preppers (variante new age, hippie, des survivalistes). Il existe de nombreux types de survivalistes et je ne veux pas réduire ce mouvement à leurs pratiquants les plus extrémistes. Cependant on remarque que ce mou-vement se marie avec beaucoup de facilité, aux idéaux nationalistes, identi-

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taires et complotistes prônant le culte du corps et la raison du plus fort face au plus faible. Il suffit de se connecter aux premiers forums spécialisés pour voir quel type de personnes se rassemblent autour de cette philosophie. Les pratiques vont de la simple connaissance de la nature et de la construction d’abris à l’apprentissage des techniques de survie, au combat rapproché et au maniement d’armes à feu dans une recherche d’auto-suffisance para-noïaque motivée par la peur d’un conflit destructeur imminent comme pen-dant la guerre froide ou d’une catastrophe naturelle ramenant la population mondiale à l’âge de pierre.

Bear Gryllsprésentateur de l’émission Seul face à la nature

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Jour 735° 52’ 14.434’’ N / 75° 39’ 33.347’’ W

« L’art, production spécifique que rien au fond n’exige, ni le principe de survie, ni la vie quotidienne, ne peut que générer une réalité « augmen-tée » ». 9

Survivants, sportifs, explorateurs, artistes, il arrive que leurs gestes, que les attitudes soient les mêmes. Cependant les artistes se distinguent par les déplacements qu’ils appliquent aux gestes, les amenant hors de leur champ d’utilité. Les survivalistes sont dans une logique d’efficacité en pré-vision de quelque chose alors que les artistes eux, n’ont pas ce besoin d’effi-cience. Ils se situent dans une autre strate du réel et partagent cet espace avec la poésie, l’imaginaire. Ils se placent à distance de la réalité, endossent ce personnage du héros qui convient tant à notre société mais se trompent délibérément de héros. Ils choisissent celui qui n’est plus de notre époque, un héros à leur image, qui n’est d’aucune utilité publique.

À quoi bon être explorateur à notre époque ? Nous vivons désormais dans un monde qui ne connait plus de terra incognita. Le philosophe-pi-rate Hakim Bey parle de « la fermeture de la carte ». En effet cela fait plus d’un siècle que la dernière parcelle de terre n’appartenant à personne a été absorbée. À quoi bon, alors qu’il suffit de se connecter à internet, de rentrer les coordonnées GPS que je vous ai fourni au début de chaque journée pour effectuer un voyage immobile autour du monde pour survoler les territoires dont je vous ai parlé tout au long de ce journal. Et même sans l’aide du vir-tuel, la mondialisation a amené l’ailleurs à domicile.

Nous assistons à une sorte de crise du voyage, de l’exotisme. Nous sommes hyper-informés et nous avons le sentiment d’être omniscients. Je pense que l’art et les artistes travaillent, parfois inconsciemment, à nous soigner de ce mal. Nathalie Talec écrit : « c’est paradoxalement au moment où disparaissent l’aventure et les territoires vierges à conquérir que croît le prestige de l’aventurier. L’aventure qui n’a plus pour finalité la découverte de lieux inconnus devient alors une modalité poétique de l’existence 10».

En incarnant ces personnages d’explorateurs, les artistes font rêver, amusent, interrogent notre société. Ils rouvrent un espace inconnu, en re-jouant les audaces d’une époque où une réelle aventure était encore pos-

9/ PaulArdenne,InUteroTerrae,Isthmeéditions,200610/ NathalieTalec,undéfiauréel,Artpressn°139,1989,p.148

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sible. Nathalie Talec poursuit : « Je pense qu’il y a une grande proximité entre la figure de l’explorateur polaire et le personnage de l’artiste. L’un, comme l’autre, aborde des territoires inconnus, lance des défis au réel, selon des postures de découverte, de tentative de survie et d’exploration de l’in-connu 11». Ces artistes qui sont à la recherche de diversité et d’aventure au sein d’un territoire quadrillé, ouvrent un espace nouveau en rendant péril-leuse notre mobilité qui est devenue si commune. Notre époque est peut-être celle qui verra se construire notre capacité à nous perdre, à fuir notre société au profit d’un lieu de l’utopie, de l’imaginaire.

Dans son livre-manifeste Zone Autonomes Temporaire, Hakim Bey raconte à ce propos l’histoire des tout premiers colons anglais qui s’instal-lèrent en Amérique du Nord au seizième siècle sur l’ile Roanoke. On ap-pelle cette colonie « la colonie perdue ». Lorsque quelques années plus tard, d’autres anglais arrivèrent, ils ne trouvèrent personne, juste ce message gra-vé sur les arbres : « Partis pour Croatan ». On en conclut alors qu’il furent décimés par les tribus avoisinantes. Bien des années plus tard, on trouve des légendes mentionnant des indiens aux yeux clairs, ceux-ci existant toujours et se nommant les Croatans. On sait désormais qu’ils ne disparurent pas mais désertèrent, abandonnant leur statut de colon pour s’intégrer complè-tement aux tribus voisines. Ils «s’indigénèrent» en quelque sorte en laissant tomber leur civilisation, échappant au contrôle de l’Empire Britannique, trouvant un espace de liberté.

Les artistes, eux-mêmes, en adoptant ces postures d’exploration, ouvrent un nouveau Nouveau Monde; un territoire d’art et de poésie, libéré, au sein même de notre société; un lieu où peut s’exprimer le meilleur de nous; un espace de liberté où chacun peut signer : «Parti pour Croatan».

11 / NathalieTalec,undéfiauréel,Artpressn°139,1989,p.148.

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Je tiens à remercier mon tuteur, Christophe Bouder, qui m’aide et me suit depuis plusieurs années déjà. Mais également Charlotte, Corinne, Sophie, Stephane et Nicolas.

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Bibliographie

Italo Calvino Les villes invisibles, Gallimard, 2013, 208 p.

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Nerval, Voyage en Orient, Flammarion, 1980, 415 p.

Paul Ardenne, Extrême - Esthétiques de la limite dépassée, Flammarion, 2006, 466 p.

Dominique Baqué, Histoires d’ailleurs, Paris, Regard, 2006

Thierry Davila, Les Figures de la marche, un siècle d’arpenteur, RMN, 2000, 335 p.

Carol Dunlop et Julio Cortazar, Les autonautes de la cosmoroute, Gallimard, 2014, 285 p.

Marc Augé, L’impossible voyage, Rivages Poche, 2013, 180 p.

Marc Augé, Un ethnologue dans le métro, Hachette Littératures, 2004, 124 p.

François Maspero, Les passagers du Roissy Express, Seuil, 1990, 350 p.

Simon Starling, Autoxylopyrocycloboros, Mac Val, 2007.

Laurent Buffet, Itinérance, l’art en déplacement, De l’incidence, 2012

Abraham Poincheval, L’épaisseur de la montagne, Editions P, 2013, 154 p.

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Réalisé à l’ESAM, Caen, 2015.

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