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Cahiers de la recherche sur les droitsfondamentaux 

16 | 2018Les partis politiquesJean-Manuel Larralde, Dominique Custos et Juliette Lecame (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/crdf/289DOI : 10.4000/crdf.289ISSN : 2264-1246

ÉditeurPresses universitaires de Caen

Édition impriméeDate de publication : 16 novembre 2018ISBN : 978-2-84133-901-3ISSN : 1634-8842

Référence électroniqueJean-Manuel Larralde, Dominique Custos et Juliette Lecame (dir.), Cahiers de la recherche sur les droitsfondamentaux, 16 | 2018, « Les partis politiques » [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2019,consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/crdf/289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crdf.289

Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

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Cahiersde la Recherche

sur les DroitsFondamentaux

18 no 16

Les partis politiques

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Comité de rédaction

Dominique CustosJean-Manuel Larralde

Comité scientifique

Laurence Burgorgue-LarsenJean-Paul CostaLauréline FontaineConstance GreweÉtienne PicardHélène Ruiz FabriFrédéric SudrePaul TavernierCatherine Teitgen-Colly

Comité de lecture

Gilles ArmandFrançois Julien-LaferrièreJean-Manuel LarraldeJean-Christophe Le CoustumerMarie-Joëlle Redor-Fichot

L’objectif scientifique des Cahiers, présentés par le Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit, est de rendre compte de la variété des champs d’étude relevant des droits fondamentaux, en s’ouvrant à des problé-matiques multiples et à des contributeurs provenant d’horizons différents. Les Cahiers paraissent à raison d’un numéro par an, organisé autour d’un thème principal.

Prochain numéro

La motivation des actes administratifs

Numéros précédents

1. La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux

2. Les titulaires particuliers des droits fondamentaux

3. Surveiller et punir / Surveiller ou punir ?

4. Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ?

5. L’enfant

6. Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux

7. L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l'homme, 60 ans après

8. La liberté d’expression

9. Conseil constitutionnel et droits fondamentaux

10. Esclavage et travail forcé

11. Le droit de la famille en (r)évolutions

12. Droit et psychiatrie

13. Le droit d’asile

14. Urbanisme et droits fondamentaux

15. Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété

Adresse de la rédaction

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Faculté de droitUniversité de Caen NormandieEsplanade de la paixCS 1403214032 Caen CEDEX 5

Tél. : 02 31 56 54 78Fax : 02 31 56 54 79Courriel : [email protected] Internet : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/crdfed

Éditorial par Dominique CUSTOS, Jean-Manuel LARRALDE et Juliette LECAME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Les partis politiques

Patrick CHARLOT : Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Rémi LEFEBvRE : vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Jean-Pierre CAMBY : Les partis politiques en France : des organismes de droit privé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Yves POIRMEUR : Les politiques de rationalisation des financements partisans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Samuel ETOA : Interdire Civitas ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Xiaowei SUN : La notion de parti politique en Chine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

Wafa TAMZINI : Le rôle des partis politiques en Tunisie : entre quête du pouvoir et pacification sociale . . . . . . . . . 69

Aysegul FISTIkCI : Le statut partisan du chef de l’État turc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Yannick LÉCUYER : L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Marie ROTA : Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Variétés

Carlos RUIZ MIGUEL : L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme. Commentaire sous l’arrêt Western Sahara Campaign de la CJUE du 27 février 2018 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

Mamoud ZANI : Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés. . . . . . . . . . 141

Chroniques

Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 par Alexia DAvID, Eugénie DUvAL, Juliette LECAME et Morgan PÉNITOT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017 par Manon DECAUX, Guillaume DUJARDIN et David vICOMTE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Jean-Manuel LARRALDE : Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

Responsables de la publication : Jean-Manuel Larralde, Dominique Custos et Juliette Lecame

ISSN : 1634-8842

ISBN : 978-2-84133-901-3 20 €

CRDF16_couv.indd 213 05/10/2018 11:34

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Cahiersde la Recherche

sur les DroitsFondamentaux

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Maquette de couverture : Cédric Lacherez

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

ISSN : 1634-8842ISBN : 978-2-84133-901-3

© Presses universitaires de Caen, 201814032 Caen Cedex - France

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Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

Les partis politiques2018 | no 16

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Université de Caen Normandie

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Éditorial

Concourant à « l’expression du suffrage » selon la formule retenue par l’article 4 de la Constitution française du 4 octobre 1958, les partis politiques constituent également, pour la Cour européenne des droits de l’homme, des « formes d’associations essentielles au fonctionnement de la démocratie qui permettent de garantir le caractère pluraliste de celle-ci » (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 25), et « favorisent le renforcement de la démocratie et du pluralisme politique » pour la Cour interaméricaine des droits de l’homme (arrêt Yatama c. Nicaragua, 23 juin 2005, § 192, cité par Marie Rota). Les partis ne peuvent donc être réduits à de simples composantes des processus électoraux, car leur rôle, plus vaste et plus complexe, est intrinsèquement lié à l’exercice de nombreux droits fondamentaux dans les États démocratiques. Mais ces derniers traversent actuellement de fortes turbulences, qui ne sont pas sans conséquences sur les formations politiques. Ces soubresauts ne sont évidemment pas l’apanage de l’époque contemporaine, Patrick Charlot évoquant la difficile naissance de la Section française de l’Internationale socialiste en 1899. Si l’histoire n’est pas totalement oubliée, comme le démontre le contentieux politique (et tout spécialement les affaires relevant du droit à des élections libres) devant la Cour européenne des droits de l’homme (Yannick Lécuyer), les débats partisans ne sont peut-être plus aussi houleux que ceux de la salle Japy en cette fin de XIXe siècle. On ne peut toutefois nier que l’on assiste en ce début de XXIe siècle à une recomposition assez brutale du jeu politique, marginalisant les formations « classiques », les partis de gouvernement, au profit de nouvelles formations les « partis-mouvements » (Rémi Lefebvre). Cette constatation dépasse évidemment le strict cadre hexagonal, comme le montre notamment l’exemple tunisien, où la multiplication des formations politiques depuis 2010 ne concerne pas tant des formations « traditionnelles », que « des mouvements citoyens de contestation et / ou de revendication » (Wafa Tamzini). Cette transformation en profondeur du jeu partisan ne va pas sans poser, pour certains groupements tout au moins, la question de leur ancrage aux principes démocratiques et républicains (Samuel Etoa). D’une manière plus strictement juridique, se pose la question du statut des partis politiques, qui ne renvoie souvent à aucune définition légale, que ce soit en République populaire de Chine (Xiaowei Sun), ou en France (Jean-Pierre Camby), même si dans ce dernier État le législateur a commencé, depuis maintenant trente ans, à « construire empi-riquement, sans ordre ni méthode, un droit des financements partisans » (Yves Poirmeur). Le statut des formations politiques constitue d’ailleurs une question qui dépasse le strict stade organisationnel, comme le montre Aysegul Fistikci, en soulignant qu’un correctif à l’hégémonie présidentielle que connaît actuellement l’État turc « pourrait être apporté par le développement de la démocratie intra-partisane ». Les partis politiques sont ainsi tout à la fois reflets et porteurs du fonctionnement du régime et du degré de démocratie de chaque État. Reprenant sa structuration habituelle, ce seizième numéro des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, au-delà du dossier thématique, est enrichi par les deux rubriques « Variétés » et « Chroniques ».

La rubrique « Variétés » accueille deux fidèles contributeurs. Mamoud Zani, tout d’abord, qui évoque la qualification de conflit armé par le Comité international de la Croix-Rouge, question essentielle qui conditionne l’application du droit international humanitaire. Le commentaire de l’arrêt Western Sahara Campaign rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 27 février 2018 permet à notre collègue Carlos Ruiz Miguel de faire un point sur la complexe question du statut du Sahara occidental, plus particulièrement en ce qui concerne les liens entre le respect des droits de l’homme et le développement d’activités économiques sur ce territoire.

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Les jeunes chercheuses et chercheurs en droit public de l’université de Caen Nor-mandie ont, par ailleurs, rédigé plusieurs chroniques. Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot sont pour cette année les auteurs de la chronique de jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui expose plusieurs éléments d’un contentieux électoral particulièrement riche en cette année d’élections tant présidentielle que législative. Deux thématiques sensibles complètent ce panorama de la jurisprudence constitutionnelle pour 2017 : l’examen de la constitutionnalité du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse, ainsi que celle des contrôles d’identité et fouilles effectués dans le cadre de l’état d’urgence. Cette chronique est cette année encore complétée par celle consacrée aux droits des étrangers (Manon Decaux, Guillaume Dujardin, David Vicomte), qui retrace la situation des « dublinés » gravement malades, mais évoque également les questions d’assignation à résidence des étrangers, ou les modalités d’obtention de certains titres de séjour, ainsi que la question plus technique de l’inopérance de certains moyens devant le juge administratif dans le cadre du contentieux des étrangers. Il revient enfin au directeur de cette revue, Jean-Manuel Larralde, de clore ce numéro, en présentant, dans la chronique bisannuelle relative à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons (2016-2017), les nouvelles jurisprudences de cette indispensable Cour de Strasbourg qui permettent de renforcer les droits des personnes privées de leur liberté, tant en ce qui concerne la lutte contre les mauvaises conditions de détention et les violences carcérales, que la protection de la santé et de la qualité des soins, le respect de la vie privée et familiale (ainsi que des relations avec l’extérieur) des personnes privées de leur liberté, ainsi que l’exigence de voies de recours effectives. Le prochain numéro sera consacré à la motivation des actes administratifs, en offrant une lecture du droit français à la lumière du droit administratif comparé. L’année 2019 marquera en effet les quarante ans de la loi du 11 juillet 1979 par laquelle le législateur français élargissait les catégories d’actes administratifs exceptionnellement soumis à obligation de motivation. Cet anniversaire est évidemment l’occasion de procéder à un triple bilan. Un bilan de l’application de la réforme elle-même, tout d’abord. Les pratiques administratives qui se sont développées dans son sillage consistent-elles simplement en une application du texte ou témoignent-elles d’un souci de transparence que l’on pourrait qualifier d’ultra legem ? S’agissant de l’interprétation retenue par les tribunaux, se révèle-t-elle étriquée ou généreuse ? Un bilan de l’obligation de motivation des décisions administratives dans son ensemble, ensuite. Au-delà de la loi de 1979, il convient en effet de tenir compte de l’ensemble des exceptions au principe de non-motivation pour appréhender plus fidèlement la réalité de ce principe. Force est alors de se demander si, au vu du nombre des exceptions, un renversement de fait du principe ne s’est pas déjà produit ou est en train de se produire. Un bilan comparatif, enfin. En effet, en matière de motivation, la France fait plutôt bande à part car le droit administratif comparé révèle que la tendance générale est celle de la reconnaissance d’un droit procédural à la motivation des actes administratifs. À ce titre, dans le prochain numéro des Cahiers consacré à ce droit fondamental de la procédure administrative qu’est la motivation, il importe de placer l’exemple hexagonal dans une perspective comparative.

Dominique CUSTOSProfesseure de droit public à l’université de Caen Normandie

Directrice du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Jean-Manuel LARRALDEProfesseur de droit public à l’université de Caen Normandie

Directeur des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Juliette LECAMEDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

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CRDF, nº 16, 2018, p. 11 - 19

Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899)Patrick CHARLOTProfesseur de droit public à l’université Bourgogne Franche-Comté

Directeur du Centre de recherche et d’étude en droit et science politique (CREDESPO, EA 4179)

En ces semaines où le Parti socialiste essaie de renaître de ses cendres à la suite du désastre des élections présidentielles de 2017, il n’est pas inutile de se replonger dans son histoire… et dans sa difficile naissance (fortement annonciatrice de perturbations). Il est commun de dater la véritable créa-tion de ce qui est l’ancêtre du Parti socialiste, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), d’avril 1905, lors du congrès du Globe, à Paris. Néanmoins, certains spécialistes reconnus emploient des formules qui laissent planer le doute. Ainsi de Madeleine Rebérioux qui évoque le congrès de Japy, en 1900, qui fera l’objet de notre étude ; elle emploie l’expression : « le parti socialiste qui en sort » 1, laissant donc à croire que la naissance du Parti socialiste serait antérieure à 1905. Autre exemple, toujours en rap-port avec le congrès évoqué : « un parti se crée » 2. L’un des observateurs de ce congrès, le célèbre Fernand Pelloutier,

secrétaire des bourses du travail, publie même dans le mois qui suit ses impressions qu’il intitule Le Congrès général du parti socialiste français, 3-8 décembre 1899 3. Il s’est donc bien passé quelque chose, en décembre 1899, dans ce gymnase parisien 4, crucial pour ce « parti socialiste » français.

Il est nécessaire, afin de comprendre les enjeux et les débats soulevés lors de ce congrès, de résumer sché-matiquement ce qu’est le socialisme en décembre 1899 en France 5. D’un point de vue « institutionnel », la mou-vance socialiste s’organise en cinq tendances, que certains n’hésitent pas à qualifier de « sectes »… :

– la tendance dominante, à la période qui nous inté-resse, est celle du Parti ouvrier français (POF), que l’on qualifie aussi de « guesdiste » 6, pour bien montrer l’ascendance qu’exerce sur cette organisation la figure

I. L’unité socialiste et l’art de l’impossible synthèse (ou comment concilier l’inconciliable)

II. L’unité socialiste et la synthèse liberticide

1. M. Rebérioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. XI, La République radicale ? 1898-1914, Paris, Seuil (Points), 1975, p. 55.2. Histoire documentaire du Parti socialiste, t. I, L’entreprise socialiste, 1905-1920, V. Chambarlhac, M. Dury, T. Hohl, J. Malois (dir.), Dijon, Éditions

universitaires de Dijon, 2005, p. 24.3. F. Pelloutier, Le Congrès général du parti socialiste français, 3-8 décembre 1899, Paris, P.-V. Stock, 1900.4. C’est, à notre connaissance, la première fois, pour ce congrès, que ce gymnase héberge un « événement » d’importance. Par la suite, il accueillera

régulièrement les congrès de la Confédération générale du travail (CGT) et sera utilisé par le régime de Vichy comme centre de rassemblement et d’internement des juifs lors des grandes rafles (le 20 août 1941, puis le 16 juillet 1942, dite « rafle du Vél’ d’Hiv »). En août 1958, le préfet de police de l’époque, le célèbre Maurice Papon, s’en servira pour y rassembler des milliers d’Algériens à la suite, là encore, de « rafles ».

5. Pour de plus amples informations, nous renvoyons le lecteur, entre autres, à M. Rebérioux, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. XI ; du même auteur, « Le socialisme français de 1871 à 1914 », in Histoire générale du socialisme, J. Droz (dir.), t. II, De 1875 à 1918, Paris, Presses universitaires de France (Quadrige), 1997, p. 172-188 ; et J. Touchard, La gauche en France depuis 1900, Paris, Seuil (Points), 1977, p. 53-64.

6. L’ouvrage de référence sur les guesdistes reste celui de C. Willard, Les guesdistes : le mouvement socialiste en France (1893-1905), Paris, Éditions sociales, 1965.

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12 Patrick Charlot

tutélaire de Jules Guesde, vieux révolutionnaire, qui se réclame du marxisme (mais d’un marxisme que l’on peut qualifier de grossier, le réduisant à un éco-nomisme et à un matérialisme), partisan d’une vision très dure de la lutte des classes. Ces positions vont trouver leur paroxysme lors de ce congrès, portées par Guesde évidemment, remarquable débatteur, mais aussi par Paul Lafargue, gendre de Karl Marx (et auteur du célèbre Le droit à la paresse) et Alexandre Zévaès ;

– la Fédération des travailleurs socialistes (FTS), ou encore les « broussistes » 7 (du nom de leur leader, Paul Brousse) ou « possibilistes ». Elle revendique un « socialisme du possible », prônant ouvertement un réformisme et plaçant ses espoirs dans la conquête des institutions (via le suffrage universel), essentiel-lement municipales, revendiquant la transformation des monopoles économiques en services publics ;

– le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), ou les « allemanistes », du nom de Jean Allemane, ancien communard et déporté. Ce courant, ouvertement antiparlementaire, fédéraliste et révolutionnaire, repose aussi sur un anti-intellectualisme et un ouvrié-risme très prononcé. Cette tendance s’est séparée des « broussistes » en 1890, jugés trop réformistes, et est attirée par certains concepts partagés avec les anarcho-syndicalistes, plus particulièrement la grève générale ;

– le Parti socialiste révolutionnaire (PSR), ou « blan-quistes » (par référence à Auguste Blanqui, « l’Enfermé », mort en 1881), ou « vaillantistes », Édouard Vaillant, ancien communard, lui aussi, étant leur leader. Ce courant tente de faire la synthèse entre le marxisme et le socialisme républicain. Le PSR n’aura de cesse, finalement, de se rapprocher des positions des gues-distes, le congrès de Japy en est la parfaite illustration ;

– la Confédération des socialistes indépendants, beau-coup moins structurée que les autres organisations. Elle tente de pratiquer l’art de la synthèse entre toutes les doctrines socialistes, et est surtout symbolisée par ses grandes figures, telles Benoît Malon, Alexandre Millerand et, évidemment, Jean Jaurès. Contrairement aux quatre autres « tendances », elle ne bénéficie pas d’une force véritable de militants, mais jouit néan-moins d’une grande influence grâce à certains organes de presse et à la tribune parlementaire offerte à ses leaders.

Le lecteur aura donc compris que l’on se trouve en face de cinq organisations, toutes extrêmement personnalisées, et qui n’ont que peu de fondements théoriques en commun, hormis le fait de se proclamer « socialistes ». Pourquoi décider de s’allier, de fonder un organe commun, alors

que les désaccords sont profonds et violents ? Décider de créer un « parti », c’est s’entendre sur les fondements, les buts et les moyens, c’est se doter d’un programme. C’est en grande partie l’actualité qui va motiver cette démarche, bien plus que la véritable volonté de s’allier. Sans remonter trop loin, on peut y voir une volonté, exprimée de manière assez irrégulière et non unanime, à partir des années 1890.

À partir de 1893, le suffrage universel amène de nombreux députés socialistes à la Chambre. L’action législative et parlementaire rentre donc dans les mœurs socialistes, et avec elle une certaine conception du réfor-misme. Le groupe parlementaire qui se crée, rassemblant les députés se ralliant au socialisme (une cinquantaine), devient ainsi un organe essentiel préparant les « organi-sations » existantes et nombreuses à travailler de concert dans l’hémicycle. Vaillant, Jaurès, Guesde unissent leurs forces, tant bien que mal, au service de l’action parle-mentaire, le groupe disposant même, d’une manière officieuse, d’un journal, La petite République, dirigé à partir de mai 1897 par Gérault-Richard. Ce souci de l’efficacité dans la lutte électorale, et l’espoir que tout peut être possible grâce au suffrage universel, trouve sa traduction dans le fameux discours de Millerand, à Saint-Mandé, où l’appel à dépasser, voire à liquider, les querelles intestines entres « sectes » et leaders est justifié par une nécessaire discipline électorale, beaucoup plus claire pour les sympathisants socialistes.

Il ne faut pas nier l’influence, peut-être négative, de l’affaire Dreyfus sur la création d’un parti socialiste. Les fractures vont rester longtemps béantes. En effet, les gues-distes refusent de se lancer dans la bataille, prétextant que tout ceci n’est qu’une affaire au sein de la classe bourgeoise et que ce combat pour l’innocence de Dreyfus ne concerne pas les prolétaires, cette position étant majoritaire au sein des militants. Il est de l’honneur des allemanistes, les premiers, à prendre clairement position pour la jus-tice, et, évidemment mais plus tard, de Jaurès de mettre tout son talent et sa conviction du côté des dreyfusards. Mais, dès 1898, les élections législatives, dont on ne sait si elles ont été ou non influencées par les débats autour de Dreyfus, marquent un coup d’arrêt dans la foi dans le parlementarisme. La défaite de Jaurès dans son fief de Carmaux et celle de Guesde à Roubaix, ajoutées au recul socialiste dans la capitale, font ainsi passer au second plan le désir d’unité.

Ce n’est qu’à partir du milieu de l’année 1898, sous l’impulsion de Jaurès 8, qu’un nouveau mouvement vers l’unité se met en marche. Le 7 juin, devant 10 000 mili-tants, il lance un appel à l’unité, demandant à toutes les organisations socialistes de se regrouper en une « unité organique suprême » (la salle vote à l’unanimité cette proposition). S’ensuit la création d’un comité de vigilance, puis d’un comité d’entente (janvier 1899) ou chacune

7. On peut renvoyer, pour leur étude, à un ouvrage récent : E. Jousse, Les hommes révoltés. Les origines intellectuelles du réformisme en France (1871-1917), Paris, Fayard, 2017.

8. Voir G. Candar, « Jaurès et le parti, retour sur un itinéraire », Cahiers Jaurès, nº 187-188, 2008, p. 15-27.

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Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) 13

des organisations est représentée et les accords entre elles doivent être conclus à l’unanimité (ce qui en limite, voire en exclut, la possibilité). C’est sur cette base qu’est convoqué un congrès général, qui aura donc lieu à Japy, en décembre 1899. Mais, entre-temps, dès le début de l’année, la montée du nationalisme semble représenter un danger pour la République et les socialistes, dans leur globalité, décident d’être solidaires du régime. Surtout, le 22 juin 1899, le socialiste Millerand fait son entrée dans le gouvernement de Waldeck-Rousseau (comme ministre du Commerce et de l’Industrie), prétextant à la fois venir au secours de la République en danger et, en même temps, permettre, tant que possible, une inflexion de la politique sociale du gouvernement républicain. Il s’agit d’une initia-tive individuelle, mais qui n’est pas sans déplaire à Jaurès et à ses proches, qui le soutiennent même. Les organisa-tions socialistes s’affrontent alors très violemment sur la question du « ministérialisme », de la participation d’un socialiste à un gouvernement « bourgeois ». Les allema-nistes y sont opposés par principe, puisqu’ils rejettent tout régime parlementaire qui est sensé corrompre les militants qui s’y fourvoieraient. L’opposition des guesdistes et des vaillantistes est beaucoup plus violente. Au-delà du fait que Millerand siège dans ce gouvernement au côté du général Gallifet, celui que les socialistes appellent « le massacreur de la Commune » pour son rôle pendant la Semaine san-glante, ils craignent aussi le succès de la démarche de Jaurès vers un parti unifié qui sonnerait la fin de leurs organisations. Ils prônent un retour à la lutte des classes entendue très restrictivement ; un socialiste n’a rien à faire dans un gouvernement bourgeois, où il ne servirait qu’à renforcer l’État oppresseur. C’est donc dans ce climat très tendu que vont se réunir les organisations socialistes, en vue de s’allier, ou du moins de tenter de le faire. Tâche dont on perçoit très vite qu’elle est extrêmement difficile, voire impossible. Seuls Jaurès et ses amis les « indépen-dants » semblent souhaiter sincèrement l’unité. Les autres donnent l’impression de venir au congrès pour régler des comptes, ou des questions de doctrine et de principe. Ce qui en soit n’est pas non plus totalement inutile lorsque l’on a la prétention de créer un nouveau parti politique.

Ce congrès a été finalement fort peu étudié par les spécialistes, la plupart se contentant de le qualifier de « houleux » ou d’« agité ». Au-delà des témoignages de participants 9, tous peu objectifs de par leur appartenance à l’une ou l’autre des organisations, le chercheur a la chance de pouvoir profiter du compte rendu intégral des débats (ainsi que d’autres documents annexes) 10, permettant de comprendre la complexité, la richesse et la violence de ceux-ci. La circulaire de convocation à ce congrès est déjà extrêmement révélatrice. Elle est envoyée par le comité d’entente, le 12 octobre 1899, et invite tous les groupes qui adhéreront à la définition du socialisme proposée à :

[…] entente et action internationale des travailleurs, orga-nisation politique et économique du prolétariat en parti de classe pour la conquête du pouvoir et la socialisation des moyens de la production et d’échange, c’est-à-dire la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste 11.

Ce sont donc à peu près mille quatre cents délégués qui vont être envoyés par les cinq organisations, et par des fédérations départementales et coopératives refusant leur affiliation à l’une des cinq composantes « officielles ». Le capharnaüm va battre son plein pendant les six jours, épuisant les présidents de séance successifs, obligés de répartir la parole, de mettre fin aux invectives, de trancher entre les différents modes de discussion et de votes 12, entre mille quatre cents représentants qui ne demandent qu’à en découdre 13.

L’ordre du jour de la convocation est tout aussi sur-prenant. Alors que la question essentielle semble être la question de l’unité et la création DU parti, la convocation fait état de trois points, dont le classement et le traitement feront eux aussi l’objet de violentes polémiques :

– la lutte des classes et la conquête des pouvoirs publics (le lecteur aura compris que sera posée ici la ques-tion du « ministérialisme » et les moyens de prise du pouvoir) ;

– l’attitude à prendre par le parti socialiste dans les conflits des diverses fractions bourgeoises (lutte contre l’antisémitisme, le nationalisme…) ;

9. F. Pelloutier, Le Congrès général… ; C. Rappoport, Une vie révolutionnaire, 1883-1940, H. Golberg, G. Haupt, M. Lagana (éd.), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1991, p. 191-195 ; D. Halévy, Essais sur le mouvement ouvrier en France, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1901, p. 235-246 ; J. Isaac, Expériences de ma vie. Péguy, Paris, Calmann-Lévy, 1959, p. 200-208 ; C. Péguy, « La préparation du congrès socialiste national », Cahiers de la quinzaine, 1re série, 2e cahier, 20 janvier 1900, in Œuvres en prose complètes, R. Burac (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, t. I, p. 339-352.

10. Congrès général des organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899. Compte rendu sténographique officiel, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1900. Nous ne renverrons pas systématiquement, pour ne pas alourdir l’appareil critique, aux pages de cet ouvrage, d’où seront tirées toutes les références aux débats.

11. Ibid., p. VI.12. La lecture du compte rendu est à ce point édifiante sur toutes les questions de procédures évoquées – donnant un côté surréaliste aux débats – qui

sont néanmoins essentielles (aux yeux des juristes évidemment) mais qui ont aussi des incidences concrètes sur les résultats des votes (nous laissons ici de côté les grands moments de vérification des mandats des représentants, qui mobilisent pendant plusieurs jours une commission ad hoc… Bureaucratie quand tu nous tiens… Et preuve de la confiance qui règne entre les différentes organisations…).

13. La description que donne Pelloutier du premier jour de séance est révélatrice de l’ambiance : « dans cette salle nue et froide […] s’entassent sept ou huit cents personnes, ivres de chants révolutionnaires. Les guesdistes se placent à gauche, comme pour personnifier l’intransigeance et l’irréductibilité socialiste ; au centre les blanquistes, disciples infidèles de l’Enfermé ; à droite la masse des hommes qui composent avec l’ordre capitaliste et pour qui l’obtention d’un arbitrage ministériel est une victoire sociale. Les attitudes, les regards, les gestes, les paroles : tout révèle la haine » (F. Pelloutier, Le Congrès général…, p. 11).

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part belle aux guesdistes, ceux-ci disposant du plus grand nombre de représentants dans ce congrès. On assiste donc à un spectacle assez curieux, où l’assemblée plénière débat des points à l’ordre du jour, dans une ambiance électrique, pendant que la commission de résolution travaille de son côté, et viendra présenter, au fur et à mesure, ses propositions sur les trois points de discussion afin de les faire valider par le congrès.

Nous avons déjà insisté sur la difficulté à établir une priorité dans l’ordre du jour et les discussions sur les trois points. Dès le premier jour et la première séance, les guesdistes vont imposer leurs desiderata, soutenus par le PSR. C’est Zévaès qui résume le mieux, d’entrée, les enjeux ; la première question, celle du « ministéria-lisme » est une question de doctrine, en ce sens où il est nécessaire de prendre position sur ce qu’est la lutte des classes pour les socialistes et quelle est leur conception de la conquête du pouvoir. C’est un préalable indépassable, afin de savoir si ceux qui veulent former un parti sont bien d’accord sur ce que doit être la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière. Ce n’est que dans un second temps que l’on pourra discuter de l’attitude des socialistes dans les conflits bourgeois. Et, à la fin, la question de l’unité et du parti arrivera donc comme le couronnement des deux premières questions 15. Attitude totalement « politique », afin de mettre Jaurès en difficulté, mais attitude qui, malgré tout, est évidente théoriquement ; faire un parti oui, mais pour quoi faire ? Le débat sur le cas « Millerand » devrait permettre de répondre à la question. C’est ici que se joue le congrès et l’avenir du parti…

Devant le congrès, c’est Jaurès qui intervient comme premier orateur sur cette question de la participation socialiste à un « gouvernement bourgeois ». Cette question est, selon lui et à juste titre, cruciale car elle permettra de savoir ce que sera le parti ; sa position est classique : il refuse d’opposer la réforme à la révolution. Le prolétariat, par l’intermédiaire du parti, peut et doit s’investir dans la République, œuvrant pour la changer de l’intérieur : les réformes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain. La présence d’un socialiste dans un gouvernement per-met de fortifier l’action de classe du prolétariat organisé. Mais c’est le parti, et lui seul, qui autorisera un militant à accepter un mandat ministériel, ce dernier devant rendre compte devant l’institution 16.

Les réactions ne se font pas attendre. Ebers (PSR) considère qu’un ministre socialiste ne sera qu’une caution visant à renforcer le gouvernement bourgeois 17. Pour Vaillant (PSR), le parti socialiste serait alors, non plus un parti de révolution mais un parti de compromission, un parti semi-bourgeois, si ce n’est bourgeois tout à fait.

– l’unité socialiste, ses conditions théoriques et pra-tiques (direction et contrôle par le parti des divers éléments d’action, de propagande et d’organisation).

Il n’est pas besoin d’être expert pour comprendre que les guesdistes, avec les blanquistes, veulent en découdre principalement avec Jaurès sur le cas « Millerand » et que, pour eux, la question du parti est secondaire. Se jouera donc un jeu de dupes, entre personnages qui veulent céder le moins possible de leurs positions, ceux qui souhaitent camper sur une posture « révolutionnaire » et qui, au fond d’eux, ne souhaitent guère l’avènement d’un parti socialiste, et les « indépendants », Jaurès en tête, qui semblent minoritaires et qui devront faire des concessions pour essayer de sauver le minimum de leurs revendications. C’est ainsi que, pour arriver dans des conditions satisfaisantes au troisième point de l’ordre du jour, c’est-à-dire finalement la naissance du « parti », une des grandes originalités du socialisme français va naître sous nos yeux, la fameuse « synthèse ». Nous proposons donc une lecture chronologique des débats, seul procédé, selon nous, permettant de montrer les tactiques à l’œuvre pour arriver à ce qui devait être le point d’orgue de ce congrès, la création du parti socialiste. Tout l’intérêt (et le drame) va être de construire une synthèse (exercice tant pratiqué tout au long de l’histoire de ce qui sera la SFIO puis le Parti socialiste après le congrès d’Épinay) quitte à ce que cet exercice dise tout et son contraire, afin de satisfaire tous les belligérants (I). Mais, à bien regarder les résolutions de ce congrès, il y a fort à parier que cette synthèse est lourde de dangers pour le parti (II).

I. L’unité socialiste et l’art de l’impossible synthèse (ou comment concilier l’inconciliable)

Dans un congrès regroupant autant de participants, outre la difficulté d’assurer la police des débats, il est essentiel que certains s’attellent concrètement à la rédaction de pro-positions, sur lesquelles l’assemblée sera amenée à voter. Il est ainsi décidé de mettre en place une commission de résolution… non sans mal. La commission est composée au bout du troisième jour du congrès, après de multiples débats, portant évidemment sur sa composition, l’enjeu de la représentation des organisations étant ici capital 14. Il est finalement adopté à l’unanimité que chaque orga-nisation y sera représentée par un nombre minimum de trois délégués, et que chacune aura, en outre, un délégué supplémentaire par cinquante mandats… c’est faire la

14. Cette commission compte cinquante-huit membres : le POF y dispose de seize représentants (dont Guesde, Lafargue et Zévaès), la Confédération des socialistes indépendants de huit (dont Jaurès, Briand et Lagardelle), le PSR de neuf (dont Vaillant et Dubreuilh), la FTS de cinq, le POSR de six. À ces représentants des organisations « officielles », il faut ajouter les représentants de syndicats (six), des fédérations départementales qui ont refusé de s’aligner sur une des « organisations » (cinq) et les représentants des coopératives de production (trois, dont Ponard, représentant la coopérative La fraternelle des pipiers de Saint-Claude).

15. A. Zévaès, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 15.16. J. Jaurès, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 54-63.17. Ebers, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 63-64.

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espérances irréalisables, prépare la faillite du socialisme » 24. Le débat se termine à une heure du matin. Le lendemain, quatrième jour du congrès, on décide à l’ouverture de la séance la clôture de la discussion sur ce premier point et on constitue la commission de résolution, qui sera donc chargée de proposer à l’assemblée générale un texte. Après des débats d’une telle violence, où les insultes, voire les coups ont fusé, on se demande bien ce qui pourra en sortir.

En attendant le texte de la commission, on aborde le deuxième point sur les voies et les moyens pour la conquête du pouvoir (action politique, électorale et révolutionnaire, action économique, grève générale, boycottage). Les invec-tives reprennent quant aux prises de parole des groupes sur ce sujet (quarante-neuf orateurs inscrits sur cette ques-tion !). Aristide Briand fait une intervention remarquée sur la grève générale, en en montrant tous les avantages, pour le prolétariat 25, soutenu par le POSR. Les guesdistes, par l’intermédiaire de Delory 26, s’y opposent fermement, tant que le parti socialiste n’est pas véritablement organisé (ne se rendant pas compte qu’en évoquant cette impossibilité il amène de l’eau au moulin de ceux qui souhaitent fortement l’unité socialiste). Il reprend les affirmations de Vaillant, pour lequel, même si le parti est constitué, il ne saurait prétendre représenter toute la classe ouvrière. Si ce parti, un jour où l’autre, par quelque moyen que ce soit, est appelé à prendre le pouvoir, « il faudra que la partie consciente de la classe ouvrière impose la dictature du prolétariat » 27. Ponard, proudhonien, représentant des pipiers de Saint-Claude, lui avait répondu la veille :

[…] j’entendais notre ami vénéré, le citoyen Vaillant, prononcer un mot qui nous inquiète : le lendemain de la révolution, disait-il, la période révolutionnaire doit être la dictature impersonnelle. Eh bien je vous assure, citoyens, que, franc-comtois et jurassiens, nous n’envisageons pas d’un bon œil toute dictature, quelle qu’elle soit. À la place de l’État, nous désirons voir constituer la fédération des communes et la fédération des provinces ; c’est dans notre tempérament : nous dérivons de la Suisse 28.

On voit donc déjà à l’œuvre deux conceptions oppo-sées du socialisme, qui amèneront le mouvement français à l’explosion du congrès de Tours de 1920, conduisant à la scission du Parti communiste français d’avec la SFIO.

C’est six heures après l’ouverture de la séance qu’arrive le texte de la commission de résolution, sur le premier point à l’ordre du jour. À la question « Le principe de la lutte des classes permet-il la participation du parti socialiste à un gouvernement bourgeois ? », la commission, par vingt-neuf

Si le parti maintient le régime actuel en le soutenant, il devient un parti contre-révolutionnaire 18. Lafargue (POF) convoque à la rescousse les références historiques que sont Louis Blanc et l’ouvrier Albert, appelés par le gouvernement provisoire en 1848 pour mieux endormir le socialisme et préparer les journées de juin 19. Les insultes fusent entre indépendants, membres du POF et ceux du POSR. La troisième journée du congrès reprend sur le même thème et sur le même ton, montrant bien que les positions semblent irréductibles. Les membres du POSR, les « allemanistes », viennent au secours de la position de Jaurès. Gelez affirme la nécessité de la collaboration lorsque la République est en danger (en faisant allusion à l’affaire Dreyfus) 20, et c’est Allemane lui-même qui prend la parole, dans le plus grand silence qu’impose sa personne. Il refuse de parler du cas particulier de Millerand et de s’arrêter à une personnalité et se permet de citer Marx ; le prolétariat peut-il s’intéresser à une lutte où s’engage la bourgeoisie ?

[…] le devoir du prolétariat, en toute circonstance, lorsqu’une partie de la bourgeoisie est engagée, s’il y a un intérêt pour le prolétariat, le devoir des militants est de se donner à cette lutte. […]. Il n’est pas besoin de nous agiter sur ceci et cela, nous savons bien que quand on fait de la politique, on fait des concessions ; il n’y en a pas un parmi nous qui puisse dire le contraire […] les paroles s’envolent, vous savez qu’il y a des écrits qui restent ; c’est avec nos écrits que l’on nous jugera 21.

Et de conclure par un appel à la réconciliation entre tous. Guesde, en fin politique, repousse depuis les premiers instants du débat son intervention publique, souhaitant à tout prix intervenir en dernier sur cette question. Sentant que le discours d’Allemane en a fait vaciller quelques-uns, il argue de son épuisement pour refuser de monter à la tribune et n’y revient qu’après une suspension de séance, trois heures après.

Sa réplique sera cinglante, réaffirmant son opposition absolue et brutale à la « participation » : « Là où on ne pénètre que par le consentement, sur l’invitation, et par conséquent dans l’intérêt de la classe capitaliste, le socialisme ne sau-rait entrer » 22. Ses formules font mouche : « il ne faut pas confondre la lutte de classe avec la chasse au portefeuille » 23. Il reprend les arguments de Lafargue, consistant à penser que, si les bourgeois font appel dans certaines circonstances aux socialistes, c’est pour mieux les endormir et les berner. Et pire encore, « l’introduction d’un socialiste impuissant dans un gouvernement capitaliste, en provoquant des

18. É. Vaillant, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 88-95.19. P. Lafargue, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 111-115.20. Gelez, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 160.21. J. Allemane, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 166-167.22. J. Guesde, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 176.23. Ibid., p. 177.24. Ibid., p. 187.25. A. Briand, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 236-241.26. G. Delory, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 246-250.27. Ibid., p. 249.28. H. Ponard, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 197-198.

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remise en cause des accords. La tribune est envahie, les coups pleuvent… Guesde et ses amis se rendent compte que le double jeu qu’ils essaient de jouer se retourne contre eux et font machine arrière. Finalement, à la première question posée par la commission (la lutte des classes permet-elle l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ?), le congrès répond « non » par 818 voix contre 634. À la proposition transactionnelle de la commission, le congrès vote pour avec 1 140 voix contre 240.

Ainsi, le premier point du congrès, relatif à la lutte des classes et à la conquête des pouvoirs publics, est adopté. Mais à quel prix ? Il n’y a qu’à lire attentivement les deux résolutions votées pour s’apercevoir que, sous prétexte de satisfaire tout le monde, le bloc « Guesde / Vaillant » et le bloc « Jaurès », elles sont finalement totalement contra-dictoires. La première, approuvée par 818 voix contre 634, interdit l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois. La seconde, approuvée par 1 140 contre 240, affirme le contraire en prévoyant des exceptions. On voit ici le poids (déjà dans un parti socialiste) des « tendances », et des accords entre elles. Les « circonstances exception-nelles » permettant la participation devront être définies par le parti (cela donnera sûrement lieu encore à de belles batailles), dans un avenir non défini. Pour le présent, les socialistes doivent se consacrer à la conquête, via le suf-frage universel, des « seules fonctions électives » (pour bien montrer sûrement que le mandat ministériel n’est en aucun cas une priorité), en faisant de cette conquête pacifique des pouvoirs publics un préalable à la révolution et à la dépossession de la classe capitaliste. Dès lors, la fameuse synthèse entre réforme et révolution est ainsi, une fois de plus trouvée, pour le plus grand bonheur de Jaurès, alors que celui-ci a violemment perdu sur la question du « ministérialisme ». Ainsi, chacun y trouve son compte, étant persuadé qu’il a remporté la bataille. In fine, on peut quand même estimer que, sur le premier point de l’ordre du jour, ce sont les guesdistes qui remportent la mise. Jaurès, quant à lui, voit plus loin et estime que cette défaite ponc-tuelle va lui permettre d’avancer plus avant sur la création même du parti, qui n’est, aux yeux des guesdistes, qu’une question secondaire. Et l’on peut avancer l’hypothèse toute personnelle que Jaurès, finalement aveuglé par la question DU parti, lâchera du lest sur les questions à l’ordre du jour, ce dont les guesdistes vont profiter.

La cinquième journée du congrès (7 décembre) débute par la présidence de Marcel Sembat (proche alors des vaillantistes) qui ouvre la séance par cette phrase ô com-bien éclairante :

[…] s’il y a un désir unanime, camarades, c’est que mainte-nant que nous avons franchi le passage dangereux, mainte-nant que le fossé est dépassé, ce congrès se termine par une affirmation solennelle de concorde et de paix socialiste 33.

voix contre vingt-huit et un absent, répond « non ». La défaite est donc cruelle pour Jaurès et ses amis. La fracture est bien là… Le président de la commission, Delesalle, guesdiste, reprend la parole pour préciser que

[…] devant cette division dont la démonstration n’avait déjà été que trop éclatante dans la discussion du congrès, la commission a pensé qu’elle devait à l’intérêt du prolétariat de faire un effort pour que, par la décision qui interviendra, le fossé qui existe entre nos diverses organisations ne soit pas encore approfondi 29.

Il propose donc une formule de conciliation, qui aurait été validée par l’unanimité du POF à la commission, qui prévoit que :

[…] tout en admettant que des circonstances exception-nelles peuvent se produire dans lesquelles le parti aurait à examiner la question d’une participation socialiste à un gouvernement bourgeois, le congrès socialiste déclare que, dans l’état actuel de la société capitaliste et du socia-lisme, tant en France qu’à l’étranger, toutes les forces du parti doivent tendre à la conquête, dans la commune, le département et l’État, des seules fonctions électives, étant donné que ces positions dépendent du prolétariat organisé en parti de classe qui, en s’y installant avec ses propres forces, commence légalement et pacifiquement l’expropriation politique de la classe capitaliste, qu’il aura à terminer en révolution 30.

Il précise que, devant la commission, cette proposition a obtenu quarante-neuf voix contre sept (la plupart des voix du PSR, blanquistes et vaillantistes) et, de manière fort habile, souligne que cette formulation, en laissant le soin au parti de définir ce que seront les circonstances exceptionnelles permettant la participation à un gouver-nement bourgeois, constitue un engagement très fort de constituer ce dit parti socialiste. Dès lors, la question de l’unité et du parti, objet du troisième point de l’ordre du jour, serait implicitement réglée.

Les vaillantistes, par l’intermédiaire de Landrin, s’opposent, comme en commission, à cette formule, de par son ambiguïté et la possibilité exceptionnelle offerte au « ministérialisme ». Ils demandent l’interdiction absolue faite à tout socialiste d’accepter un poste ministériel. Constans (POF) souligne que l’immense majorité du POF accepte la proposition de Landrin 31. S’ensuit un énorme tumulte car se trouve ainsi remis en question l’accord à la commission. Jaurès sort de ses gonds, interpelle vio-lemment Guesde : « c’est une trahison !! […] vous êtes sourd à l’honneur ! […] vous êtes déshonoré ! […] vous avez manqué à vos promesses […] c’est une félonie » 32… Il invoque un engagement du POF à la commission de ne voter aucun autre texte que ceux qui ont fait l’objet d’un accord dans cette instance. Si les guesdistes votent la proposition des vaillantistes, c’est effectivement une

29. P. Delesalle, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 263.30. Ibid.31. P. Constans, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 270.32. J. Jaurès, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 276.33. M. Sembat, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 289-290.

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c’est un fait, un premier fait d’unité qui ne dépend que de nous et qui s’impose. Il ne saurait y avoir de presse socialiste indépendante le jour où il existe une représen-tation centrale du parti. […] Après une pareille décision 35, serait-il admissible que, sous couvert d’indépendance, la presse qui se réclame du socialisme pût continuer demain sa campagne ministérielle ? La presse socialiste, placée directement sous le contrôle de l’organisation centrale qui sortira de vos délibérations, aura à se soumettre à la décision intervenue. […] L’indépendance de la presse doit finir là où commence l’organisation centrale du socialisme français 36.

Non, nous ne rêvons pas… Comme le dit si bien Péguy, depuis ce congrès,

[…] je suis détraqué ; je me promène en sabots, par ce grand froid, dans mon jardin, et je me dis comme une bête : ils ont supprimé la liberté de la presse ! Ils ont supprimé la liberté de la tribune 37 !

Ce qui est proprement incroyable, c’est qu’aucune voix ne s’élève contre cette revendication, pas même celle de Jaurès. Est-il prêt à tout pour arriver à l’Unité ? Même Allemane ne s’y oppose pas. Il est à proprement parler incroyable que le premier acte de naissance du parti socialiste soit de mettre sous contrôle la presse. Comme le proclame Morel,

[…] il est des forces politiques et économiques qui doivent être demain, au sortir de ce congrès, mises en notre pos-session : c’est la force de la plume, la force de la pensée, qui a comme moyen de transmission la presse. Or, la presse doit être entre les mains du parti socialiste tout entier 38.

D’une position toute personnelle liée à la situation de Guesde et à son conflit avec Jaurès, on en arrive à une position de principe où les journaux socialistes (est visée, on l’a vu, La petite République, très proche de Jaurès) seront mis sous le joug d’un futur organe central d’un futur parti (dont on ne sait encore quelle organisation y sera majoritaire). Mais, à écouter Guesde, cela semble être la condition première, ou du moins le premier moyen d’action, du parti socialiste.

Cette cinquième journée, toujours dans l’attente de la proposition de la commission de résolution, porte sur les conditions de présentation des candidats socialistes aux élections. Certains proposent une unité de candidature 39, ce qui semble évidemment nécessaire, sauf à ce que les forces socialistes se dispersent au premier tour si chaque organisation y présente un candidat. Lagardelle (proche de Jaurès) réclame l’unité d’action 40. Mais, très vite, les vieux réflexes reviennent. Ainsi de Dubreuilh (PSR) qui, lui aussi, souhaite l’unité, mais

Voilà, la question la plus dangereuse a été tranchée, le reste ne devrait plus poser de problèmes… d’autant plus que vu la longueur des débats sur ce premier point, il ne reste plus qu’une journée pour traiter les deux derniers ! C’est sûrement cette hâte d’en finir et de communier le plus rapidement possible dans l’unité qui va conduire le congrès à adopter des mesures surprenantes, et liberticides.

II. L’unité socialiste et la synthèse liberticide

Selon le même procédé que pour le premier point, l’assem-blée générale débat pendant que la commission de pro-position tente d’élaborer des compromis soumis ensuite à l’approbation du congrès. Le deuxième point est ainsi totalement expédié par l’assemblée et par la commission. Rappelons que celui-ci évoquait « l’attitude à prendre par le parti socialiste dans les conflits des diverses fractions bourgeoises. Lutte contre le militarisme, le cléricalisme, l’antisémitisme, le nationalisme ». Personne n’a envie de remettre en cause le très fragile « équilibre » né sur le pre-mier point, et personne ne souhaite raviver le souvenir peu glorieux pour certains de la non-participation à l’affaire Dreyfus. Dès lors, la proposition de la commission de résolution est adoptée à l’unanimité, résolution qui brille par son laconisme : « Le congrès flétrit les nationalistes et les antisémites et met les travailleurs en garde contre toutes les forces de la réaction ».

La troisième question « de l’unité socialiste ; ses condi-tions théoriques et pratiques. Direction et contrôle par le parti des divers éléments d’action, de propagande et d’organisation » va d’entrée être biaisée. Et, ce sont (évi-demment ?) les guesdistes qui portent le fer, là où on ne les attendait peut-être pas, emmenant avec eux la totalité du congrès. C’est tout d’abord Delory qui s’insurge « contre les journaux dirigés par les membres du congrès qui depuis dimanche n’ont pas cessé, tout en parlant d’union, de semer la division et la haine entre les grandes organisations » 34. C’est surtout La petite République de Gérault-Richard qui est visée, en ayant rapporté publiquement les propos de Jaurès démontrant la tentative de double jeu du POF et accusant Guesde de félonie. Dès lors, les membres du POF, dans une manœuvre bien huilée, vont monter au feu pour réclamer (et obtenir) un contrôle du parti sur la presse. Et c’est, une fois de plus, Guesde qui mettra la touche finale :

Au premier rang de l’unité socialiste à réaliser, il y a la presse socialiste, qui doit être placée sous le contrôle des organisations fédérées. Cela, ce n’est pas un rêve d’unité,

34. Delory, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 293.35. Sous-entendu le refus du « ministérialisme ». On sait que la position du congrès est beaucoup plus ambiguë que cela.36. J. Guesde, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 313-315 (nous soulignons).37. C. Péguy, « La préparation du congrès… », p. 347.38. Morel, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 337.39. Martinet (FTS), in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 299.40. H. Lagardelle, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 316.

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18 Patrick Charlot

Si le comité général estime que tel journal viole les décisions du parti et cause un préjudice au prolétariat, il appellera devant lui les rédacteurs responsables (il pourra leur signifier un avertissement public, un blâme ou l’exclusion du parti, voire la mise en interdit du journal lui-même !).

Le contrôle des élus démontre bien, lui aussi, dans quel état d’esprit se fait l’unité. Il sera composé à la Chambre des députés d’un groupe parlementaire (qui existe déjà !), placé sous le contrôle du comité général, qui aura pour mission de rappeler aux élus les décisions du congrès et de les « amener autant que possible à l’unité de vote » (traduction : les organisations pourront toujours donner des consignes de vote à leurs élus, et ainsi ne pas voter de la même manière lors de certains scrutins !). Pour les élections, quelles qu’elles soient, le comité général ne devra jamais donner d’investiture quelconque à un candidat. S’il y a conflit au deuxième tour, il sera naturellement arbitre (traduction : les organisations pourront chacune présenter des candidats et entrer en concurrence entre elles. Il n’y a même pas de consigne ou d’obligation de désistement entre elles entre les deux tours de scrutin). Il est tout de même saisissant que cette proposition ait été validée à l’unanimité par le congrès… L’illusion d’une unification du parti a fait le reste. La fin de ce congrès semble, aujourd’hui, totalement irréaliste. Un représen-tant des cinq organisations, des fédérations départemen-tales et autonomes, des syndicats représentés au congrès, des coopératives vient confirmer l’adhésion unanime de son propre mouvement à la résolution finale. Le bouquet final est constitué par les déclarations des directeurs de journaux, venus remercier qu’on leur mette la corde au cou. Gérault-Richard, directeur de La petite République, vient « déclarer au congrès que son unique objectif sera de répandre et de faire observer les décisions du congrès » 45. Idem pour Élie May (La chronique municipale socialiste) 46 et pour René Viviani pour La lanterne.

Le parti socialiste est donc fondé, comme le proclame la résolution du congrès. Mais à quel prix ? Une synthèse improbable voire impossible sur le rôle du parti dans la société bourgeoise (à travers la question de la participa-tion ministérielle), un débat tronqué voire absent sur la position à tenir face au nationalisme, au militarisme et à l’antisémitisme, un parti qui conserve les organisations qui peuvent toujours continuer de fonctionner en quasi-totale autonomie, tout en contrôlant totalement la presse. Mais tout se termine, pour la première fois à en croire les historiens, par une Internationale reprise en cœur par tous les participants. Happy end.

[…] à une condition toutefois, c’est qu’on ne tente pas de briser les organisations, principales forces agissantes et conscientes du prolétariat. Les organisations, que ce soient les allemanistes, les guesdistes ou les blanquistes, ont fait la France ouvrière, la France socialiste 41.

(on remarquera que les indépendants et la FTS sont « oubliés »).

La thèse du maintien des organisations dans le nou-veau parti est très largement majoritaire, et, pour cause, celles-ci étant très largement majoritaires au congrès. Les seules voix discordantes sont celles des fédérations dépar-tementales et autonomes qui sont, selon nous, les seules lucides quant à la construction d’un vrai parti socialiste :

L’unité socialiste […] c’est la disparition des écoles. […] Le monde socialiste vous demande de renoncer vous-mêmes aux écoles dans lesquelles vous êtes. […] Vive l’unité absolue du parti socialiste et à bas les autres partis 42.

Pour autant, la proposition suivante a été adoptée à l’una-nimité par le congrès 43, ce qui laisse pantois :

Le parti socialiste est fondé 44 sur les bases des principes inscrits dans les formules de convocation au congrès. Il se compose :

1) des cinq organisations nationalement constituées ;2) des fédérations régionales et départementales auto-

nomes ;3) des groupes qui demanderont leur inscription au

parti ;4) des syndicats ouvriers qui adhéreront explicitement

à la formule du principe socialiste qui a servi de base à la convocation du premier congrès général du parti ;

5) des coopératives qui adhérent à ces principes.

Le parti se réunira tous les ans en congrès général. Un comité général est constitué, composé de délégués repré-sentant chacune des organisations (proportionnellement au nombre de leurs mandats au congrès). Les fédérations autonomes seront représentées à part (et de manière assez défavorable). Le seul point positif pour l’unité souhaitée est que les décisions de ce comité général seront prises à la majorité des voix (alors que l’organe antérieur, le comité d’entente, ne pouvait statuer qu’à l’unanimité).

Le meilleur est à venir, concernant le « contrôle de la presse » ; tous les journaux qui se réclament du socialisme ont des obligations définies :

[…] la liberté de discussion est entière pour toutes les ques-tions de doctrine et de méthode. Mais, pour l’action, les journaux devront se conformer strictement aux décisions du congrès interprétées par le Comité général. De plus les journaux s’abstiendront de toute polémique et de toute communication de nature à blesser une des organisations.

41. L. Dubreuilh, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 322.42. G. Poulain, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 349, 352, 354.43. Les résolutions du congrès sont publiées en annexe du compte rendu des débats : Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 409 sq.44. Nous soulignons.45. Gérault-Richard, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 405.46. É. May, in Congrès général des organisations socialistes françaises…, p. 405. Il va même jusqu’à préciser que son journal « sera aux ordres et sous

le contrôle du parti ».

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Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) 19

France. De leur côté, les indépendants, les broussistes et les allemanistes créeront le Parti socialiste français. Dans l’attente de la réunion en 1905 sous la bannière de la SFIO… Japy restera donc le symbole d’une unité qui n’était pas voulue par tous, qui n’était fondée que sur des compromis voire des malentendus. Moins d’une année et demie après, il n’en reste rien.

Quand cela commence aussi mal, il n’est pas étonnant que cela finisse tout aussi mal. Lors du deuxième congrès, se tenant les 28-30 septembre 1900 à la salle Wagram, les guesdistes quittent la salle, au motif qu’un des leurs aurait été frappé. Au troisième congrès (Lyon, 26-28 mai 1901), ce sont les blanquistes et vaillantistes qui font scission. Ils formeront avec les guesdistes le Parti socialiste de

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CRDF, nº 16, 2018, p. 21 - 30

Vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvementsRémi LEFEBVREProfesseur de science politique à l’université de Lille

Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS, UMR 8026)

Les élections présidentielles et législatives de 2017 ont décomposé puis recomposé le système partisan. Cette trans-formation sera-t-elle durable 1 ? Elle est en tout cas profonde. Jusque janvier 2017, une alternance électorale sans surprise semblait programmée. Sur la base des sondages, l’élec-tion du candidat LR (Les Républicains), François Fillon, désigné dans le cadre d’une primaire ayant mobilisé près de 4 millions d’électeurs, semblait inéluctable. L’élection a déjoué, on le sait, ce scénario. Un novice en politique, jamais passé sous les fourches caudines du suffrage universel et inconnu quelques mois avant l’élection, a accédé à la fonction suprême. Quelques semaines plus tard, il peut s’appuyer sur une large majorité parlementaire puisque, son mouvement, La République en marche, remporte contre toute attente largement les élections législatives (308 députés). Les candidats des deux partis de gouverne-ment qui exerçaient le pouvoir dans une alternance quasi

automatique depuis 1981 2 et semblaient verrouiller le jeu politique n’ont pas réussi à se qualifier pour le second tour de l’élection présidentielle. Les deux formations ont rallié à peine un quart des votants au premier tour. Le Parti socia-liste (PS) a connu une débâcle historique, Benoît Hamon ne rassemblant que 6,5 % aux élections présidentielles et le groupe parlementaire socialiste passant de 295 à 31 dépu-tés. Cette victoire d’Emmanuel Macron et d’En marche procède de logiques conjoncturelles et contingentes (le « Penelope Gate » ou affaire Fillon, la défection de François Hollande…) mais aussi de mécanismes plus structurels. Emmanuel Macron n’a pas à lui seul bouleversé le système partisan. La centralité des partis de gouvernement tenait beaucoup aux règles du jeu institutionnel et au mode de scrutin majoritaire (le parti dominant raflant tout avec la captation croissante du scrutin législatif par l’élection présidentielle). La victoire du ministre de l’Économie de

I. À quoi servent (encore) les partis traditionnels ?

A. Le modèle dominant du parti électoral professionnel

B. Les primaires ouvertes : levier de re-légitimation ou de destruction des partis traditionnels ?

II. Les partis-mouvements : un modèle stabilisé ?

A. Le parti-plateforme

B. Des cultures militantes opposées

1. L’électorat d’Emmanuel Macron est un précipité hétérogène qui a agrégé à la faveur de l’élection des sous-électorats divers.2. Le système politique a connu l’alternance en 1981, 1986, 1988, 1993, 1997, 2002 et 2012. Une forme de cohabitation local-national s’est mise en

place, le parti dans l’opposition remportant systématiquement les élections intermédiaires.

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22 Rémi Lefebvre

François Hollande ne marque pas seulement la déroute du PS et de LR mais consacre aussi la faillite d’un modèle organisationnel : le « parti politique traditionnel » 3. L’élec-tion présidentielle a agi ainsi comme un « accélérateur de transition » 4, le système partisan marquant déjà des signes de crise. Elle n’a pas donné lieu à une crise institutionnelle (Emmanuel Macron s’est au contraire pleinement appuyé sur les ressources du régime) mais a révélé et accentué une crise (ancienne) du système des partis 5 qui a favorisé l’irruption partidaire 6 d’En marche.

Les partis politiques constituent les institutions poli-tiques qui suscitent la défiance la plus forte des français. Selon les baromètres du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), 85 % des Français ne leur font pas confiance. La perception dominante des organisations partisanes est qu’elles servent essentiellement les ambitions de leurs dirigeants, que les « appareils » partisans, repliés sur leurs jeux et enjeux propres, sont dominés quasi exclu-sivement par des enjeux de pouvoir et qu’ils cultivent des oppositions stériles ou artificielles. Le discrédit sans précé-dent des professionnels de la politique rejaillit sur les partis qui sont un des rouages d’une démocratie représentative et d’un système électoral à la légitimité de plus en plus contestée 7. Cette critique des partis politiques n’est pas nouvelle 8 mais elle s’est en quelque sorte radicalisée. Elle est désormais portée par les partis politiques eux-mêmes qui depuis des années cherchent à se « rénover », se « refonder », se « régénérer » 9…

La situation des partis politiques est de fait paradoxale. Leur place dans le système politique s’est à la fois effritée et renforcée. Leurs périmètres d’action se sont rétrécis. De moins en moins ancrés dans la société et assis sur des bases militantes peu représentatives, les partis ne sont plus des médiateurs d’intérêts sociaux autour desquels s’organise le débat public. Ils ne constituent plus, notamment à gauche, des intellectuels collectifs structurant l’opinion publique et administrant un sens politique. Pourtant, leur position dans le jeu politique et surtout électoral demeure centrale. Ils constituent le principal opérateur de professionnalisa-tion politique. L’investiture partisane constitue, à tous les niveaux institutionnels 10, un sésame indispensable pour entrer en politique et solliciter avec des chances de succès les suffrages des électeurs. Le financement public des partis politiques a conforté cette place institutionnelle des partis

politiques devenus des « agences semi-publiques » de la démocratie électorale 11.

L’émergence de partis se présentant comme des mouvements ou des entreprises comme La République en marche ou La France insoumise est de ce point de vue particulièrement éclairante. Ces organisations se sont construites contre les partis traditionnels et proposent des modèles en rupture avec les pratiques traditionnelles mais n’en conservent pas moins certains traits des partis politiques. Prenant juridiquement la forme de parti, elles ont été créées par en haut pour asseoir les ambitions pré-sidentielles de leur leader autoproclamé et ont investi des candidats aux élections législatives selon des procédures centralisées inédites. La victoire d’Emmanuel Macron n’a à ce titre pas dérogé à une des « lois » de la Ve République qui postule qu’un candidat crédible doit s’appuyer sur un parti ou une machine électorale. La politique demeure donc une affaire de partis mais reste à savoir desquels ? Entre affaiblissement des partis traditionnels et émergence des mouvements-entreprises plateformes, on montrera ici que la forme partisane semble se réinventer sans qu’un modèle précis ne se stabilise encore (on ne prétend pas ici forger un nouveau modèle analytique de parti).

I. À quoi servent (encore) les partis traditionnels ?

Les partis politiques sont nés à la fin du XIXe siècle avec l’émergence de la civilisation électorale. « Enfants du suffrage universel », selon l’expression classique de Max Weber, ils concourent à l’« expression électorale » (Constitution de 1958) et structurent le jeu politique tant au niveau territorial (la mobilisation et la politisation des électeurs) qu’au niveau parlementaire (ils contribuent à coordonner voire à discipliner l’activité des élus). Les labels partisans permettent aux électeurs de se repérer dans l’offre politique. De manière plus spécifique, le parti, entendu comme entreprise idéologique et militante, est, à gauche de l’espace politique, une invention du mouve-ment ouvrier. Il constitue, comme l’écrit Roberto Michels, « l’arme dont disposent les faibles dans la lutte contre les forts » 12. Dans la « démocratie du public », qui caractérise le gouvernement représentatif contemporain 13, les sphères

3. Cette catégorie n’a guère de sens. Elle subsume des réalités politiques très hétérogènes et ne vaut que par opposition à des nouvelles organisations jugées plus « souples » ou se donnant à voir comme « modernes ».

4. P. Martin, « La présidentielle 2017, accélérateur de transition », The Conversation, 10 mai 2017.5. Voir P. Raynaud, Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.6. Emmanuel Macron évoque « une forme de brutalité de l’histoire, une effraction » (Libération, 20 février 2018).7. Pierre Rosanvallon évoque dans ses travaux récents « le déclin de la performance démocratique des élections » ou de leur fonction représentative

pointant par là leur incapacité croissante à produire la légitimité des gouvernants (voir Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015).8. Depuis leur création à la fin du XIXe siècle, les partis sont accusés de « diviser », de produire des dérives idéologiques, oligarchiques…9. Savoir / agir, nº 32, juin 2015, Réinventer les partis politiques, N. Éthuin, R. Lefebvre (dir.).

10. La part des élus non membres d’un parti recule depuis les années 1970 y compris au niveau municipal.11. Pour reprendre les catégories du modèle du « parti cartel » dominant dans la littérature anglo-saxonne.12. R. Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne : enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes [1910], traduction et

présentation par J.-C. Angaut, Paris, Gallimard (Folio), 2015.13. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, partie VI.3. Selon Bernard Manin, une désintermédiation s’opère,

les médias et les sondages se substituant à la médiation partisane.

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d’action des partis se sont érodées. Les primaires ouvertes ont constitué une des stratégies de re-légitimation du PS et de la droite républicaine (Union pour un mouvement populaire – UMP –, puis LR) mais elles n’ont pas produit les effets attendus.

A. Le modèle dominant du parti électoral professionnel

Trois « fonctions » sont traditionnellement prêtées aux partis : l’intégration sociopolitique, la production idéo-logique et programmatique, la sélection des élites et des candidats. Cette approche fonctionnaliste a été fortement critiquée pour son systémisme 14 simpliste mais s’avère utile pour analyser l’évidement des partis politiques 15. La première fonction renvoie aux rapports entre le parti et la société. Les partis sont le produit de clivages sociaux et de conflits politiques (conflits de classe, public-privé, productivisme-écologie, centralisation vs identités régio-nales…) même s’ils n’en sont pas le strict reflet. Ils sont censés porter des intérêts sociaux, les mettre en forme et en offre politique sur le marché électoral, représenter des groupes et produire des identités sociales. S’ils par-viennent toujours à représenter la majorité des membres de certaines fractions de la société (l’électorat de droite est de plus en plus homogène socialement), cette dimension s’est affaiblie pour tout un ensemble de raisons. La société s’est déconflictualisée et les classes sociales ont perdu de leur consistance, subjective notamment, alors même que les inégalités sociales se sont exacerbées 16. Les partis cherchent à maximiser leurs performances électorales en s’adressant à un public socialement large et interclassiste (modèle du parti attrape-tout). Les électorats partisans sont des agrégats plus fragiles (affaiblissement de la loyauté électorale à un parti et montée de la volatilité électorale). L’ancrage des partis dans la société s’est de fait affaibli. Le déclin du militantisme (plus net en France que dans le reste des pays européens) en est à la fois une cause et une conséquence. Le militantisme partisan, plus que jamais perçu comme un « embrigadement », apparaît peu attractif dans un contexte où l’offre d’engagements s’est restructurée autour de formes de participation plus ponctuelles, pragmatiques et moins hiérarchiques (au

risque de la fragilité et de l’inefficacité 17). Mais les partis politiques cherchent-ils vraiment à recruter à l’heure où la cotisation des adhérents n’est plus une source essentielle de financement et alors que la croyance que les médias font l’élection est dominante ? Le modèle des « parties without partisans » est discuté dans la littérature sur les organisations partisanes 18. L’engagement apparaît moins distancié (individualiste, labile…) que mis à dis-tance par les partis. Les réseaux des partis politiques à gauche, viviers de recrutement militant, se sont du reste rétractés (réseaux laïques pour le PS 19, ouvriers pour le Parti communiste – PC). L’articulation est devenue pro-blématique entre mondes partisan, syndical, associatif, culturel ou intellectuel qui tendent chacun à se replier sur eux-mêmes dans une logique auto-référentielle, ce qui affecte la capacité de rayonnement et de politisation des partis de gauche. Ces évolutions compromettent leurs capacités d’encadrement des catégories populaires qui était une de leurs vocations historiques. Les partis tendent ainsi à flotter dans une forme d’apesanteur sociale. Le recours croissant aux sondages et aux services d’agence de communication cherche à compenser ce déficit de réceptivité et de représentativité sociale.

Les partis de gouvernement peinent à remplir la deu-xième fonction : ils ne sont plus porteurs de visions de la société discriminantes et les grands récits idéologiques dans lesquels s’enchâssaient les partis ont perdu de leur force. Une forme d’indifférenciation idéologique s’est opérée dans les démocraties occidentales entre partis libéraux de droite et partis réformistes de gauche. La social-démocratie, en crise partout en Europe, s’est alignée idéologiquement sur le référentiel néolibéral et des politiques de compéti-tivité perçues comme des adaptations inéluctables pour faire à la mondialisation et à la course à la compétitivité. Justifiant la politique économique de François Hollande, le porte-parole du gouvernement Stéphane Le Foll déclare : « La politique de l’offre n’est ni de droite ni de gauche, elle est nécessaire » 20, faisant écho à Tony Blair qui, devant les députés français en 1998, assénait dans une perspective proche : « Il n’y a pas des politiques économiques de gauche ou de droite mais des politiques qui sont efficaces ou ne le sont pas ». Philippe Raynaud parle à juste titre d’un « centrisme implicite » qui transcende les alternances par-delà les rhétoriques de campagne depuis les années 1980 en

14. La relation partisane fait l’objet de multiples « usages » sociaux.15. Le risque aussi de ce modèle est d’idéaliser un âge d’or des partis qui n’a jamais existé (la France n’a jamais connu de parti de masses sauf le Parti

communiste français – PCF). D’un certain point de vue, les partis « ne sont plus ce qu’ils n’ont jamais été » ; voir R. Lefebvre, « Le militantisme socialiste n’est plus ce qu’il n’a jamais été. Modèle de “l’engagement distancié” et transformations du militantisme au Parti socialiste », Politix, nº 102, 2013, p. 7-33.

16. Les partis sont bien au cœur du paradoxe contemporain des classes sociales qu’ils contribuent eux-mêmes à défaire subjectivement. Selon Olivier Schwartz la société actuelle est à la fois moins et plus dominée par les classes sociales que par le passé ; O. Schwartz, « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La vie des idées, 22 septembre 2009.

17. On pense ici au mouvement Nuits debout qui s’est construit en partie contre les logiques de dépossession de la parole des militants produites par les partis mais qui n’est pas parvenu à durer, rejetant toute forme d’institutionnalisation.

18. Parties Without Partisans : Political Change in Advanced Industrial Democracies, R. J. Dalton, M. P. Wattenberg (dir.), Oxford – New York, Oxford University Press, 2000.

19. Voir R. Lefebvre, F. Sawicki, La société des socialistes : le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.20. Les échos, 17 janvier 2014.

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n’est pas nouveau bien sûr : les partis politiques sont depuis leur émergence des groupements en concurrence sur le marché des postes. La nouveauté est sans doute qu’ils constituent désormais des entreprises largement financées sur fonds publics et que leur rationalité électorale prend largement le pas sur d’autres logiques (intégration sociale, sociabilité, construction idéologique, politisation de la société). Les partis réunissent désormais surtout des agents directement « intéressés » à l’obtention de profits électoraux ou professionnels (la place croissante des collaborateurs d’élus et de l’auxiliariat politique en témoigne). Angelo Panebianco analyse ainsi l’avènement du « parti électoral professionnel » 24. Le PS et LR sont devenus des machines électorales, peuplées essentielle-ment de professionnels de la politique, de gestionnaires locaux et d’aspirants à l’élection. Les écologistes, adeptes de la « politique autrement », sont devenus une « firme » (pour reprendre l’expression de Noël Mamère). Le fonc-tionnement de ces partis est principalement structuré par l’élection présidentielle qui mobilise et consume toutes les énergies. La « lutte des places » s’est intensifiée, même si le phénomène n’est pas nouveau, et les partis éprouvent des difficultés croissantes à réguler et à arbitrer ces luttes de pouvoir. Les primaires apparaissent comme un nouveau mode de production du leadership présidentiel.

B. Les primaires ouvertes : levier de re-légitimation ou de destruction des partis traditionnels ?

Les primaires ouvertes, adoptées successivement par le PS (2009) et l’UMP (2013), apparaissent comme une réponse aux nouveaux défis et à la crise de légitimité auxquels les partis sont confrontés. Si les adhérents perdent la préroga-tive exclusive de la désignation, la procédure est bien une « affaire de partis ». Ce sont les organisations partisanes qui décident en effet du déclenchement de cette consultation « privée », délimitent son périmètre, codifient les règles du jeu et qualifient les candidats qui peuvent y prendre part. Les primaires constituent en ce sens une tentative pour conforter les partis de gouvernement et « sécuriser » leur place dans le système politique (l’argument visant à assurer la qualification au second tour pour l’UMP face au Front national – FN – a été central dans le choix de cette procédure). Les primaires sont devenues en d’autres termes la nouvelle méthode pour s’arroger le monopole légitime des ressources afférentes à la marque partisane (le financement notamment).

France 21. Cette nouvelle configuration partisane a ouvert de nouveaux espaces à des partis qualifiés de manière peu rigoureuse de « populistes » ou à des organisations plus radicales à gauche (l’offre du premier tour à l’élection présidentielle de 2017 atteste d’une forte polarisation idéologique).

De manière plus générale, les partis de gauche ont désinvesti la réflexion doctrinale et le travail idéologique et tendent à externaliser ce travail à des think tanks ou des cercles d’experts. Les partis ne sont guère plus des lieux d’auto-formation. Les débats politiques et idéologiques se sont déplacés vers les arènes médiatiques, les espaces intellectuels ou les réseaux sociaux. Quand le parti exerce le pouvoir, il n’a plus de réelle autonomie idéologique par rapport aux équipes gouvernementales et ne devient plus qu’un rouage de la communication de l’exécutif. Rafaël Cos 22 a analysé dans une thèse de science politique récente le désinvestissement tendanciel au PS du travail partisan d’élaboration programmatique. Il montre que le travail intellectuel ou d’expertise conduit au sein du parti est globalement peu valorisé. Ceux qui l’endossent se voient accorder à la fois peu de ressources, et peu d’audience. Il n’y a plus de « travail doctrinal au long cours » au PS, et les rares moments de cristallisation idéologique mobilisent peu les dirigeants du parti, davantage préoccupés par les autres tâches liées au calendrier électoral. Il démontre aussi que les activités programmatiques en tant que telles sont beaucoup moins centrales que par le passé dans les jeux partisans : les procédures collectives d’élaboration des projets socialistes sont assez largement désinvesties ; les projets constituent davantage « un simple instrument à la disposition du Premier secrétaire pour chercher à exister », soit face à l’exécutif quand il est socialiste, soit dans le cadre de la compétition pour la désignation du candidat. Il montre enfin que les programmes prennent moins sens que par le passé au sein de l’espace de la gauche. On peut lire dans sa thèse :

Ce qui borne l’écriture des textes et leur utilisation lors des campagnes électorales, c’est d’abord le poids exercé par un milieu d’exégètes professionnels composé de journalistes, de sondeurs, de thinks tanks et de certains groupes d’inté-rêts. Le glissement de la mise en livre à la mise en chiffres des programmes signale le poids déterminant désormais exercé par cette contrainte de crédibilité.

Il ne reste en somme aux partis que leur fonction de sélection des élites et des candidats, elle-même amoindrie. L’activité des partis politiques est de plus en plus orientée vers la maximisation de leurs résultats électoraux (la mise en discipline, non sans difficultés, des groupes 23). Le fait

21. P. Raynaud, Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée. Emmanuel Macron a fait éclater une « synthèse » socialiste qui apparaissait de plus en plus artificielle (de Manuel Valls à Gérard Filoche pour aller vite). Il a cherché à démontrer que les clivages essentiels ne sont plus entre la gauche et la droite mais traversent les partis eux-mêmes (d’où, selon lui, des « guerres civiles » permanentes). Notons néanmoins que le PS est longtemps parvenu à faire coexister des lignes politiques très divergentes (dans les années 1970 notamment).

22. R. Cos, Les socialistes croient-ils à leurs programmes ? Démobilisations et recompositions du travail programmatique au Parti socialiste (1995-2012), thèse de doctorat en science politique, université de Lille, 2017.

23. Voir (In)disciplines partisanes, A. Allal, N. Bué (dir.), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.24. A. Panebianco, Political Parties : Organization and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

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duel Copé / Fillon en 2012 ont disqualifié les procédures internes. Au-delà du récit irénique de la « démocratisa-tion », les primaires s’imposent ainsi avant tout comme un mode de régulation des luttes internes et la solution procédurale permettant de les trancher dans un cadre codifié, négocié et transparent. Dans la « conversion » de la droite, les effets d’entraînement de la primaire socialiste de 2011 ont joué un rôle incontestable (effet de contagion) tout comme la montée du FN qui contraint à l’unité au premier tour pour se qualifier au deuxième.

La campagne présidentielle de 2017 a retourné l’image des primaires : elles apparaissent comme un processus périlleux voire destructeur qui n’est en aucune manière une garantie de victoire. Célébrées comme une avancée démocratique majeur et un outil de sélection performant du candidat à l’élection présidentielle (la « martingale » de la victoire de François Hollande en 2012), les primaires sont désormais plutôt considérées comme des « machines à perdre » aux effets incontrô-lables et comme un facteur d’hystérisation du débat public. Dans un entretien à l’hebdomadaire Le point 27, quelques semaines avant l’élection où il a renoncé à se présenter (dans une large mesure à cause des primaires), le président de la République déclarait : « Il ne doit plus y avoir de primaires dans des partis de gouvernement, sinon il n’y aura plus de parti de gouvernement dans ce pays ». À droite comme à gauche, les primaires ont contribué à la désignation d’un candidat plutôt « radical » qui a peiné à rassembler dans le « vrai » scrutin au-delà du noyau des sympathisants. À droite, elles ont produit, à la faveur d’une forte mobilisation (4 millions d’électeurs), un candidat un temps incontesté mais, une fois ce dernier disqualifié par le « Penelope Gate », elles l’ont protégé et empêché le recours à un candidat de substitution. Le PS a, quant à lui, dans un contexte d’anticipation de la défaite, organisé des primaires qui se sont apparentées à un pré-congrès et ont donné lieu à un vote identitaire ne prenant en compte que faiblement l’éligibilité du candidat. Elles ont désigné un candidat « frondeur » en rupture avec la ligne majoritaire de son parti qui n’a pas su ni pu fédérer l’électorat habituel du Parti socialiste. Manuel Valls a transgressé le principe même de la procédure en appelant à voter pour Emmanuel Macron. Ces deux primaires ont été marquées par un phénomène d’« entrisme » de non-sympathisants (de gauche lors de la primaire de droite, de la gauche radicale lors de la primaire de la Belle alliance populaire). La base électorale des primaires, aléatoire, rend l’issue du scrutin imprévisible. Le processus a donc largement échappé à ses organisateurs. Les primaires étaient conçues comme un outil pour produire un leadership incontesté et re-légitimer les partis en forçant l’unité. Elles ont plutôt affaibli et abîmé le candidat désigné et

Comment expliquer l’adoption des primaires ouvertes 25 ? Elles s’inscrivent d’abord dans un processus de « démocratisation » 26 des partis qui les conduit dans un premier temps à donner plus de pouvoir aux militants avant d’élargir le droit de désignation aux sympathi-sants dans un second temps. Le préalable de la primaire ouverte c’est la primaire fermée (1995 pour le PS, 2007 pour l’UMP). Pourtant, le passage de l’une à l’autre n’a rien de naturel ni linéaire. La procédure « directe » de désignation du candidat par les militants leur confère un nouveau pouvoir et ouvre une rétribution symbolique de nature à redynamiser le militantisme. La primaire ouverte conserve le caractère direct de la sélection mais conduit à un phénomène inverse : elle retire un pouvoir au militant et tend ce faisant à démonétiser son statut. Mais, dans un contexte de montée d’un « impératif participatif », les partis cherchent, à travers l’innovation démocratique des primaires, à projeter une image d’ouverture et de moder-nité qui tranche avec le caractère autocentré et « stérile » des luttes internes. Ce nouveau mode de désignation est bien le produit de l’affaiblissement des partis politiques. Le rétrécissement de leur base militante, le déclin de leur ancrage et partant de leur représentativité sociale conduisent à délégitimer les modes de sélection tradi-tionnelle. De manière générale, à mesure que se fragilise l’identification partisane, les liens entre électeurs et partis se fragilisent. Aussi les primaires constituent-elles une manière de resserrer ces liens en intégrant les électeurs dans le choix du candidat pour maximiser les chances de victoire. Il s’agit dans cette perspective d’optimiser le choix du candidat, d’accroître la légitimité des partis et leur crédibilité dans l’opinion publique, d’enrichir le choix des électeurs jusque-là limité ou de pré-mobiliser les électeurs. Une dernière évolution structurelle explique le recours aux primaires : l’hyperprésidentialisation de la vie politique, renforcée par le quinquennat et l’inver-sion du calendrier. Dès lors que la victoire à l’élection présidentielle devient l’ultima ratio des partis et l’alpha et l’oméga de la vie politique, structurant les stratégies d’un nombre croissant d’acteurs, les partis cherchent à aligner leur fonctionnement sur le système institutionnel.

Ces facteurs généraux doivent néanmoins être contex-tualisés. Dans la conversion aux primaires apparaissent déterminants des éléments conjoncturels et contingents. Les contextes dans lesquels le PS et l’UMP ont été amenés à adopter les primaires présentent des homologies struc-turales fortes. Dans les deux cas, la défaite (la troisième consécutive en 2008 pour le PS, celle de 2012 pour l’UMP) a produit une vacance de leadership qui exacerbe la concur-rence pour les positions dirigeantes. Or les instruments traditionnels d’arbitrage ne parviennent pas à clarifier cette confrontation et un leadership incontesté fait défaut. Les fraudes lors du congrès de Reims en 2008 et lors du

25. Voir Les primaires ouvertes en France. Adoption, codification, mobilisation, R. Lefebvre, É. Treille (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.26. Voir Les partis politiques à l’épreuve des procédures délibératives, R. Lefebvre, A. Roger (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.27. Le point, 12 avril 2017.

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partis présidentiels ou présidentialisés). Il s’agit ici avant tout d’observer un modèle émergent et alternatif aux partis dominants, prenant le PS comme figure repoussoir.

A. Le parti-plateforme

Les circonstances et les conditions de leur création sont proches. Les deux organisations ont été créées par le haut au moment de l’élection présidentielle par un candidat autoproclamé mais qui cherche à appuyer son ambition sur une structure collective (cette création par le haut amène d’ailleurs à nuancer le label de parti-mouvement, bottom up – « de bas en haut »…). Marquées par une très forte personnalisation, ces machines électorales ont été créés ad hoc (et ex nihilo pour En marche) pour élire un leader et donc traduisent une forme de conformation à la Ve République et la place centrale de l’élection prési-dentielle (pour mieux la mettre en cause pour Jean-Luc Mélenchon). Pierre Rosanvallon analyse cette dimension personnelle et la rupture historique qu’elle introduit : « C’est une personne qui propose à la société de s’iden-tifier à elle. L’offre politique détermine la demande alors qu’avant la demande était censée gouverner l’offre » 31. Emmanuel Macron l’analyse lui-même : « […] je suis très lucide sur le fait que ce sont les Français et eux seuls qui m’ont fait et non un parti politique » 32. Cette personnalisation exclut tout débat ou controverse sur le leadership qui apparaît naturel. Emmanuel Macron a créé un parti qui porte ses initiales et qui est voué à son soutien avant et après l’élection 33. Le leader joue un rôle essentiel et coagulateur dans la théorie du « populisme de gauche » 34 dont s’inspire Jean-Luc Mélenchon qui se présente volontiers comme « la clé de voûte » de La France insoumise.

Les deux mouvements consacrent une nouvelle forme de militantisme qui passe par une adhésion formelle minimale sur Internet et correspond au modèle de l’enga-gement distancié (intermittent, à faible coût, peu inclu-sif…). Les rites de passage traditionnels qui constituent les coûts d’entrées dans les partis politiques (logiques de parrainage et filtrage social) sont pensés comme des obs-tacles à l’adhésion et sont supprimés. L’inscription se fait sur Internet dans l’immédiateté (grâce à quelques clics) et gratuitement. La cotisation qui attestait de l’engagement

n’ont pas enclenché des dynamiques de rassemblement (comme en 2012) 28.

Plus généralement, les primaires tendent à transfor-mer les partis et à accuser certaines évolutions décrites précédemment. Elles affaiblissent encore un peu plus la fonction idéologique des partis. Non seulement le pouvoir de désignation du candidat leur échappe mais ils perdent également ce qui restait de leur fonction programmatique (en quelque sorte privatisée : chaque candidat présente un programme). La primaire contribue aussi à dévaluer le militantisme. À quoi bon militer dans un parti si les adhérents sont dépossédés de cette gratification symbo-lique qu’est le pouvoir d’investiture ? Le rôle des militants se réduit désormais à la (lourde) fonction d’organisation de la procédure des primaires. Le parti est donc un peu plus évidé de ses fonctions traditionnelles. Au final, les primaires constituent un aveu d’impuissance des partis. Incapables de se rénover et de construire des relations avec la société sur des bases nouvelles, ils ont recours à une procédure qui non seulement les met potentiellement en danger mais compromet encore un peu plus leur légitimité dans le système politique 29.

II. Les partis-mouvements : un modèle stabilisé ?

Les partis-mouvements ou plateformes apparus à la faveur de la double consultation électorale de 2017 contestent la légitimité démocratique des primaires 30. La République en marche et La France insoumise, s’ils constituent juri-diquement des partis classiques pour pouvoir notamment bénéficier du financement public, cherchent plus géné-ralement à subvertir le modèle partisan traditionnel jugé « bureaucratique » et inefficace pour régénérer une vie politique « fossilisée » par « les partis du système ». Alors même qu’ils occupent des espaces idéologiques opposés, les deux mouvements présentent de nombreux points communs sur le plan organisationnel. Ils cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décision-nelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane. La prudence doit être de mise dans l’analyse tant ces partis sont récents et leur fonctionnement encore peu stabilisé (on pourrait aussi mettre en avant leurs traits de

28. Voir R. Lefebvre, É. Treille, « Le déclenchement des primaires ouvertes chez Les Républicains et au Parti socialiste. Entre poids du précédent de 2011 et bricolages organisationnels (2016-2017) », Revue française de science politique, vol. 67, nº 6, 2017. Benoît Hamon ne rassemble au final au premier tour de l’élection présidentielle que 25 000 voix de plus que la participation à la primaire.

29. Voir R. Lefebvre, Les primaires socialistes. La fin du parti militant, Paris, Raisons d’agir, 2011.30. Emmanuel Macron déclare : « […] de prime abord, on se dit, la primaire c’est génial, c’est démocratique… En fait, cela crée de la tauromachie

plus tôt. On fait tourner les vachettes avant d’aller à la corrida. Certains y vont pour gagner, d’autres pour perdre proprement avant d’aller à la corrida. La primaire c’est la réponse d’un système partidaire fatigué pour survivre au risque qu’est devenu le FN » (Le point, 1er septembre 2016). Jean-Luc Mélenchon considère quant à lui que la primaire est un moyen de préserver l’hégémonie du PS en écartant ses rivaux à gauche.

31. Le Monde, 16 septembre 2017.32. Entretien dans La nouvelle revue française, nº 630, mai 2018.33. De ce point de vue, l’affaiblissement du parlementarisme nourrit bien l’évidement des partis qui se présidentialisent. Les députés En marche

sont d’autant plus dociles qu’ils doivent largement leur élection au président de la République. Les partis, comme le note Pierre Rosanvallon, représentent moins la société que « le pouvoir auprès de la société » (Le Monde, 3 mars 2017).

34. Voir E. Laclau, C. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2009. L’inspiration vient aussi ici des partis d’Amérique latine. Hugo Chávez au Venezuela se définissait comme « un homme-peuple ».

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Vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements 27

Les deux mouvements s’appuient par ailleurs sur une structure souple qui cherche à combiner horizontalité et centralisation décisionnelle, engagement sur le terrain et efficacité. Il s’agit d’éviter par des règles prophylactiques « la bureaucratisation », pente naturelle des partis. Deux écueils sont à conjurer : la constitution de baronnies locales et la formation de sensibilités internes qui ankylosent l’organisation. Le PS dont sont issus de nombreux diri-geants des deux organisations 39 est ici érigé en contre-modèle. L’autonomisation de ses notables combinée à sa structuration en courants aurait bloqué le parti. S’il s’appuie sur un référentiel négatif, le modèle organisation-nel apparaît pourtant dans les deux cas encore mal défini et flottant, surtout pour La France insoumise. Michel Offerlé évoque à propos d’En marche « une structure agrégative non encore stabilisée, entre ferveur et spontanéité militante des premiers temps, opacité organisationnelle, horizon-talité dans une bonne volonté numérique et verticalité revendiquée » 40. La France insoumise est toujours un work in progress qui développe une réflexion en actes et in situ sur la forme partisane stimulée par une imagination orga-nisationnelle qui n’exclut pas tâtonnements et bricolages 41.

La République en marche se dote de statuts en juil-let 2017. Le conseil national, parlement non élu du parti, est composé à 80 % des parlementaires, référents territoriaux et représentants des territoires (membres de droit) et à 25 % de conseillers tirés au sort « à intervalles réguliers » parmi les adhérents. Le conseil élit en son sein la direction nationale : vingt des membres du bureau exécutif et le(s) délégué(s) général(ux). Dix membres du bureau exécutif sont cooptés par ses membres. La direction nationale nomme les réfé-rents territoriaux (représentants du mouvement au niveau départemental) et la commission d’investiture des candi-dats aux élections. Une très large majorité des membres du conseil national qui élit la direction nationale procède donc de la direction nationale. Notons aussi que la légitimité des instances nationales et locales ne découle aucunement de leur élection directe ou indirecte par les adhérents. Le délégué général de La République en marche, Christophe Castaner, a été désigné à mains levées en novembre 2017. Une des dirigeantes, Catherine Barbaroux, justifie ces choix par une volonté de limiter « les ambitions pas forcément tournées vers l’intérêt du mouvement » 42. L’avocat Jean-Pierre Mignard, proche de François Hollande et longtemps adhérent du PS, qui a participé à la rédaction des statuts

matériel du militant n’est plus obligatoire (subsiste la possibilité de faire des dons). Cette souplesse permet un « engagement » rapide et d’afficher la façade médiatique d’un parti bénéficiant d’un large soutien populaire dans une logique de monstration démocratique. En mai 2017, La France insoumise revendique ainsi 539 000 adhé-rents ayant laissé leurs coordonnées sur la plateforme numérique ; en juillet 2017, le mouvement d’Emmanuel Macron déclare quant à lui 373 000 marcheurs (soit bien plus que les partis en place). Résultat d’un « enclicage » simple et immédiat, l’adhésion se fluidifie, s’assouplit mais se fragilise aussi et devient volatile. Le vote sur les statuts d’En marche en juillet 2017 n’a mobilisé que 72 000 votants (sur 270 000 adhérents : 90 % de « oui »). Un animateur de comité local d’En marche déclare à Libération, le 6 octobre 2017 : « Les adhésions, ça ne veut rien dire. Vous pouvez vous inscrire au parti mais pas vous désinscrire, sauf à envoyer une lettre recomman-dée, ce que personne ne fait ». La plateforme permet un engagement à la carte d’intensité variable qui correspond au modèle du multi-speed membership mis en évidence par Susan Scarrow 35.

Internet joue un rôle essentiel dans l’économie des pratiques et du fonctionnement partisan. La plateforme numérique constitue le principal support d’une commu-nauté partisane dans une large mesure déterritorialisée (on n’adhère pas localement comme au PS où la section communale constitue la porte d’entrée) 36. La plateforme, substitut fonctionnel à la « bureaucratie » partisane (même si elle est bien pilotée, animée, encadrée…), est censée créer les conditions de l’horizontalité du mouvement en favorisant la communication de ses membres et les initiatives et un engagement à la carte et flexible dans une « philosophie de l’action et du mouvement » 37. Sur son blog, le 28 mai 2017, Jean-Luc Mélenchon écrit :

[…] les connexions rendues possibles par une telle plate-forme vont dans tous les sens ; elles sont par définition polymorphes. C’est-à-dire qu’elles ne sont ni exclusivement du haut vers le bas ni du bas vers le haut mais dans tous les sens de sorte que la notion même de haut et de bas, comme dans l’univers matériel… dépend de la position de l’observateur. […] Tout cela, désormais, est accompli par la plate-forme sans produire aucune sorte de ces bureaucra-ties intermédiaires hier encore indispensables à la marche ordinaire de la vie quotidienne 38.

35. S. Scarrow, Beyond Party Members : Changing Approaches to Partisan Mobilization, Oxford, Oxford University Press, 2015.36. « Le communisme disait Lénine, c’est les soviets plus l’électricité, les mouvementistes ce sont un chef plus internet », note le politiste Michel

Offerlé (« Les partis meurent longtemps », Le Monde, 31 mai 2017).37. Jean-Luc Mélenchon convient que la structuration des deux mouvements est proche mais que « le rapport des deux plateformes avec la société

n’est pas le même » (blog du 4 mars 2017, https://melenchon.fr/2017/03/04/des-nouvelles-du-mouvement).38. Jean-Luc Mélenchon, blog du 28 mai 2017, https://melenchon.fr/2017/05/28/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise.39. La socialisation partisane du délégué général de La République en marche, Christophe Castaner, comme celle de Jean-Luc Mélenchon et de son

entourage, ont été marquées par leur engagement au PS.40. M. Offerlé, « Les partis meurent longtemps ».41. Voir, notamment, « La France Insoumise doit se glisser dans tous les interstices de la société – Entretien avec Manuel Bompard », Le vent se lève,

21 septembre 2017.42. Marianne, 10 juillet 2017. Les adhérents sont néanmoins directement consultés par le bureau exécutif sur les sujets de son choix et ceux qui

seront proposés par 20 % des adhérents ou comités locaux. Les adhérents peuvent également sélectionner les actions financées par le budget participatif du mouvement.

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base des curriculum vitae des candidats à la candidature et d’entretiens de recrutement sur un mode managérial, principalement par téléphone. Les comités d’En marche peuvent se créer sans contrainte mais leurs référents sont nommés. Aucun vote interne n’est prévu pour désigner les dirigeants. Le rôle des adhérents selon Arnaud Leroy, membre de la direction collégiale, est d’« expliquer l’action de l’exécutif et de remonter les attentes et ressentis des Français » 48. Le tirage au sort, forme de concession démo-cratique, est dans les deux cas censé à la fois assurer la présence d’adhérents de base (profanes) dans les instances et conjurer le risque de l’oligarchisation de l’organisation. Des insoumis sont tirés au sort pour participer à des conventions thématiques. Les règles des deux organisa-tions ne font aucunement droit à un pluralisme organisé.

D’après Jean-Luc Mélenchon, dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1, « le programme est le socle » 49. Il écrit dans son blog du 28 mai 2017 :

[…] les processus de « démocratie interne » sont également à l’œuvre. Mais dans le mouvement, on s’efforce de ne jamais en faire un sujet de conflictualité interne. Il n’y a donc pas de « majorité », de « minorités », pas de plate-formes concurrentes, pas d’orientation générale opposée les unes aux autres. Autrement dit : le mouvement se soucie d’abord d’être inclusif et collectif davantage que formellement « démocratique », sachant à quelles violences et dérives conduisent les soi-disant pratiques « démocra-tiques » organisées par les règlements intérieurs des partis traditionnels 50.

B. Des cultures militantes opposées

Les deux mouvements se différencient néanmoins du point de vue des cultures militantes (on ne traite pas ici de leurs options idéologiques très opposées).

La culture managériale est centrale à La République en marche qui fait sien le modèle de la startup numérique, « souple » et « agile », constitutif d’une nouvelle forme de « parti-entreprise » relativement inédite en France 51. La difficulté est ici de saisir les pratiques partisanes concrè-tement au-delà d’une rhétorique managériale et de la revendication légitimante d’« efficience » et de modernité. Le discours entrepreneurial est en tout cas omniprésent chez En marche pendant la campagne présidentielle 52 (« briefs », « notes de synthèse », « bonnes pratiques »…). Les volontaires sont alors structurés en « teams ». Les « campaigners » « mappent » (planifient), « targetent »,

déclare que les référents locaux ne peuvent pas avoir de mandat électif « pour éviter que ne se créent des baronnies locales » 43. Le même assume la « centralisation » du parti qui « doit permettre d’éviter une pétrification du débat d’idées dans des représentations de courants, comme on a pu l’observer au PS ou chez LR ». Il ajoute : « Notre souci a été d’assurer la cohérence entre la ligne du parti et le Président » 44.

La France insoumise ne dispose pas officiellement de statuts 45. Aucune direction n’est identifiable (le groupe parlementaire présidé par Jean-Luc Mélenchon en tient lieu). L’équipe opérationnelle dirigée par Manuel Bompard ne procède d’aucune élection. La structure de base est le groupe d’appui mais l’ensemble du mouvement apparaît peu hiérarchisé. Il s’agit là encore d’échapper à la lourdeur bureaucratique, à l’empilage des structures intermédiaires par une organisation en rhizome, faisant place à l’autono-mie, à la réactivité, à l’esprit d’initiative. Le député Adrien Quatennens commente cette situation :

Notre force, c’est que les outils qu’on continue à déve-lopper empêchent que s’installe une bureaucratie locale. Pendant qu’on se regarde le nombril, on laisse de l’espace à l’extérieur. Il faut qu’on continue à s’organiser par l’action, et qu’on soit projetés sur l’extérieur. […] Plus notre mou-vement restera élastique, souple, malléable, plus on sera fort. Plus on cherchera à se structurer, plus on sera fragile 46.

Jean-Luc Mélenchon définit en ces termes La France insou-mise dans un entretien très riche consacré à sa conception du mouvement :

C’est un mouvement. Nous ne voulons pas être un parti. Le parti, c’est l’outil de classe. Le mouvement est la forme organisée du peuple. L’idée, c’est d’articuler le mouvement, sa forme et son expression : le réseau […]. Le but du mouve-ment de la France insoumise n’est pas d’être démocratique mais collectif. Il refuse d’être clivant, il veut être inclusif. […] Le mouvement n’est ni vertical ni horizontal, il est gazeux. C’est-à-dire que les points se connectent de façon transversale : on peut avoir un bout de sommet, un bout de base, un bout de base qui devient un sommet 47.

Les formes habituelles de « démocratie partisane » interne sont mises à distance dans les deux mouvements. L’absence d’élections internes, autres que des consultations thématiques, est théorisée. Les investitures aux élections législatives ont été centralisées et n’ont pas donné lieu à vote des adhérents. Elles ont été supervisées à En marche par une commission nationale, présidée par Jean-Paul Delevoye, qui a statué de manière discrétionnaire sur la

43. Le Monde, 8 juillet 2017.44. Libération, 1er août 2017.45. La première convention nationale après les élections présidentielle et législatives du mouvement La France insoumise à Clermont-Ferrand les

25 et 26 novembre 2017 n’a pas vraiment apporté de réponses.46. Le Parisien, 27 août 2017.47. Le 1, octobre 2017.48. Le Monde, 7 septembre 2017.49. Le 1, octobre 2017.50. Jean-Luc Mélenchon, blog du 28 mai 2017, https://melenchon.fr/2017/05/28/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise.51. Voir J. Hopkin, C. Paolucci, « The Business Firm Model of Party Organisation : Cases From Spain and Italy », European Journal of Political

Research, vol. 35, nº 3, 1999, p. 307-339.52. Voir M. Magnaudeix, Macron & Cie : enquête sur le nouveau président de la République, Paris, Don Quichotte, 2017.

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entretenue (« l’efficacité », tournée vers l’action, est aussi revendiquée) 53. La conception de l’engagement insoumis est traversée de tensions entre une forme d’avant-gardisme que Jean-Luc Mélenchon a incorporée dans ses expériences partisanes précédentes (la « conscientisation du peuple » par des instances extérieures à lui) et le spontanéisme et la démocratie participative (la marque de fabrique du mouvement est selon lui « l’auto-organisation populaire »). Le mouvement est censé sortir aussi d’une conception purement électoraliste de l’activité partisane (être un mouvement « supra-électoral »), qui est celle des partis traditionnels. L’organisation s’appuie pour ce faire sur des répertoires militants anciens (issus des organisations du mouvement ouvrier 54) mais aussi d’autres hybrides ou inédits. La dimension idéologique de l’engagement est affirmée : elle conduit à mettre en avant « la bataille culturelle », « la conquête des esprits », la diffusion d’un contre-imaginaire au libéralisme (promotion d’une contre-culture, utilisation de contre-media…) par des actions de formation notamment 55. Mais le militantisme doit aussi se matérialiser dans des combats concrets et prendre sa place dans le quotidien des groupes vulnérables cibles par des actions de service et de solidarité immédiate (soutien scolaire, distributions…). À l’été 2017, les « caravanes des droits » sillonnent les quartiers populaires pour informer les habitants sur leurs droits et leur permettre de réaliser des simulations afin d’accéder à l’intégralité de leurs droits sociaux. Elles doivent permettre aussi de mobiliser contre la réforme du Code du travail. Jean-Luc Mélenchon s’en explique dans l’hebdomadaire Le 1 :

On a repris l’idée de caravanes militantes, qui vont à la rencontre des gens, qui les renseignent sur les droits sociaux dont ils peuvent bénéficier, qui les inscrivent sur les listes électorales, qui amènent des écrivains publics et des équipes sanitaires, qui mènent la bataille contre les punaises de lit ! On ne peut plus aujourd’hui se contenter de mettre une pile de prospectus sur une table et d’attendre le chaland. Il faut créer les équipes de potes, aller faire du porte-à-porte, et surtout rester et discuter 56.

Les groupes d’appui doivent s’ancrer dans les formes de conflictualité locale (luttes contre les bailleurs sociaux, les fermetures d’usines ou de classes). Un nouveau folk-lore militant émerge, autour des « casserolades » par exemple, analysées par Jean-Luc Mélenchon comme de nouveaux « rites d’identification » militante. L’importa-tion de formes de community organizing doit permettre d’organiser les doléances, de former des contre-pouvoirs

« benchmarkent »… En marche est donné à voir comme une organisation « from scratch » (lancée à partir de rien), une structure qui n’est pas « top down » (verticale) mais bien « bottom up » (« de bas en haut »). Dans les meetings, les « helpers » doivent veiller à la « Team Ambiance ». Parmi les adhérents, un vivier de 12 000 personnes, volontaires pour s’impliquer davantage, est suivi par une « cellule RH ». Lors de la campagne présidentielle, le siège (40 permanents sont recrutés rapidement) est dominé à sa tête par de nombreux cadres issus des écoles de commerce formés à la gestion des entreprises et des ressources humaines. Le plus proche entourage du can-didat est issu des plus grandes écoles de commerce plus que de l’École nationale d’administration. Emmanuel Macron use méthodiquement des usages récents des open data, des outils de géolocalisation et des logiciels à algorithme. Les comités locaux organisent des « chal-lenges » (défis). Le mouvement est censé répondre avec application aux mots d’ordre du toyotisme fondé sur le « zéro défaut, zéro temps mort, zéro stock ». Pendant la campagne, la centaine de référents départementaux ont été recrutés sur curriculum vitae, par le pôle « territoires » du mouvement, avant d’être confirmés par Emmanuel Macron et le secrétaire général du mouvement, le député socialiste Richard Ferrand. Emmanuel Macron confie à Mediapart le 13 janvier 2017 :

Une des choses qui affaiblit les partis politiques actuels, c’est le manque de professionnalisme de leurs réponses à leurs adhérents. Les partis sont là pour transformer le réel mais aussi donner une place à chacun, pour animer les gens. Quand ils ne le font pas, c’est très décevant. Donc il faut être très professionnel et très organisé, j’y attache beaucoup d’importance.

Après l’élection présidentielle, des rapports d’activité individualisés sont envoyés aux adhérents d’En marche. Dans le fonctionnement interne, les « compétences » des marcheurs qu’ils font valoir sur le site Internet sont valorisées pour accroître l’efficacité de l’organisation. On observe néanmoins une démobilisation très forte des marcheurs après l’élection présidentielle, perceptible notamment au moment de l’opération « La marche pour l’Europe » en avril 2018. La République en marche n’est-elle avant tout qu’un club de mobilisation électorale ?

La France insoumise valorise quant à elle un acti-visme militant à la fois idéologique et pragmatique. Il s’agit de mettre en mouvement en permanence les forces militantes et de nourrir une dynamique constamment

53. Cet activisme doit permettre de marginaliser les rivaux à gauche de Jean-Luc Mélenchon. La France insoumise, au-delà de sa modernité affichée, est ainsi « plus prosaïquement une entreprise de captation et de réorganisation de l’espace politique à gauche » (M. Offerlé, « Les partis meurent longtemps »).

54. Jean-Luc Mélenchon réactive ainsi le concept de « contre-société » attachée historiquement à la forme partisane communiste.55. Voir R. Lefebvre, Après la défaite. Analyse critique de la rénovation au Parti socialiste, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2018. Olivier Faure, nouveau

premier secrétaire socialiste, a proposé de lancer une plateforme numérique au PS et de revoir de fonds en combles son modèle. Les réponses organisationnelles des partis à leurs crises de légitimité empruntent deux trajectoires qui apparaissent a priori contradictoires : d’un côté, elles s’inscrivent dans un processus de professionnalisation accrue qui présuppose le recours à des professionnels (de la communication et du marketing) et au numérique. De l’autre, elles passent par la mise en place de procédures visant au contraire à contourner les structures intermédiaires entre l’« élite » et le « peuple » et à promouvoir la démocratie participative sous des formes diverses. Voir A. Gauja, Party Reform. The Causes, Challenges, and Consequences of Organizational Change, Oxford, Oxford University Press, 2017. Voir aussi les travaux en cours d’Agnès Alexandre-Collier.

56. Le 1, octobre 2017.

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partis-mouvements apparaissent plus plastiques, adap-tables et en prise avec « les demandes » de la société. Ils se construisent en rupture avec le modèle démocratique partisan classique et le « vieux monde » partisan encalminé au risque de générer de nouvelles formes de dépossession, d’élitisation et de personnalisation 59. Tout en s’appuyant sur les règles institutionnelles existantes qui leur per-mettent de rafler la mise, ils combinent individualisation de l’offre de militantisme et extrême centralisation et personnalisation du leadership. Résisteront-ils à la loi d’airain de la normalisation qui guette toute nouvelle organisation 60 ? Les élections municipales seront sans doute décisives pour l’évolution de La France insoumise et En marche. Comment ces mouvements vont-ils faire face à la nécessité de produire des élites locales, de s’implanter au risque de la notabilité et d’encadrer la professionnalisation politique qui peut en découler ? Comment par ailleurs vont-ils réguler les divergences internes qui peuvent apparaître avec le temps ? Les tentatives de dépassement de la forme partisane se multiplient. Il faut faire parti, mais autrement, en s’inspirant d’expériences étrangères (Podemos, le Mouvement 5 étoiles…).

Mais peut-on, plus généralement, imaginer un au-delà du parti ? Les partis politiques sont à la fois dévitalisés et incrustés dans le jeu politique, désencastrés socialement et enkystés institutionnellement. Sans l’essentialiser, la forme partisane paraît consubstantielle à la démocratie électorale et, tant que les systèmes politiques seront centrés sur la procédure électorale, on imagine mal comment ils pourraient en faire l’économie (nécessité de coordonner des acteurs et des élus, de produire des choix, de structurer l’offre politique, de collecter des moyens…). Il ne faut sans doute plus penser les partis politiques selon le modèle partisan, historiquement situé, des partis de gauche de la fin du XIXe siècle et interroger à nouveaux frais les cadres analytiques de la sociologie des partis. Les partis ne sont qu’une des formes historiquement déterminées d’entreprise politique et les formes de collectivisation des ressources politiques sont appelées à évoluer.

par le porte-à-porte notamment. Mais des campagnes nationales doivent aussi faire croître le mouvement à une échelle plus globale, notamment à travers l’orga-nisation de votations citoyennes (31 500 participants se prononcent à 93,13 % de « oui » sur la sortie du nucléaire en mars 2018 dans 2 000 lieux physiques ou sur Internet).

Conclusion

Les partis sont confrontés, en France comme en Europe, à une crise de légitimité sans précédent, même si leur légiti-mité a toujours été discutée au cours de leur histoire. Les configurations classiques du jeu partisan sont déstabilisées par l’émergence de nouvelles forces politiques, à gauche comme à droite, qui contestent le « système » et les élites à partir de positions extérieures à eux mais aussi à partir du système lui-même 57. Encastrés dans la démocratie repré-sentative dont ils sont un des médiateurs, les partis sont emportés par sa mise en cause et sa fragilisation. Pépinières de professionnels de la politique, ils sont stigmatisés comme des structures élitistes d’autant plus que leur ancrage dans la société, à travers le militantisme notamment, s’est for-tement affaissé. Les partis ne parviennent plus à organiser la vie politique à partir de la vie sociale, à donner une expression politique à une société qu’ils ne représentent plus ou ne parviennent plus à mettre en forme.

Face à ce discrédit, les partis ne restent pas inactifs. Issus souvent de longues traditions historiques, les partis établis, de plus en plus affaiblis, cherchent à se réinventer, se rénover, se refonder 58… en s’ouvrant sur la société ou leurs « sympathisants » au risque de mobiliser de nouveaux instruments potentiellement destructeurs (les primaires). Avec la transformation des modes de communication, la forme « parti politique », hiérarchisée et disciplinée (« caporalisée »), apparaît frappée d’obsolescence mais elle perdure. L’heure est au réticulaire, à l’agilité, à l’effi-cience, à la réactivité, à l’interactivité, à l’individualité pour dessiner le parti « post-moderne » et « uberisé ». Les

57. Emmanuel Macron apparaît comme un « maverick » pour reprendre l’expression du politiste Robert R. Barr qui désigne par là un franc-tireur, « membre de la structure de pouvoir établie qui rompt avec elle de l’intérieur » (R. R. Barr, « Populists, Outsiders and Anti-Establishment Politics », Party Politics, vol. 15, nº 1, 2009, p. 34 ; nous traduisons). Il subvertit le cursus honorum traditionnel tout en provenant de la noblesse d’État. Emmanuel Macron déclare à Challenges, le 16 octobre 2016 : « Le système politique, avec ses codes et ses usages, je ne cherche pas à le respecter parce que je ne lui appartiens pas. Ça ne me pose aucun problème de transgresser ses codes. Ma volonté de transgression est d’autant plus forte que j’ai vu le système de l’intérieur ».

58. Des écoles du mouvement sont lancées en février 2018, coordonnées par le politiste Thomas Guénolé qui convoque la tradition de l’« éducation populaire ».

59. Voir J. Fretel, « L’avenir des illusions partisanes », Savoir / agir, nº 32, juin 2015, Réinventer les partis politiques, N. Éthuin, R. Lefebvre (dir.), p. 45-52.60. « […] entreprises de représentation nécessaires au fonctionnement de la démocratie », les partis se transforment facilement en « entreprises

de dépossession des intérêts de ceux qui placent en eux leur confiance » (Y. Poirmeur, Les partis politiques : du XIXe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2014, p. 168-169).

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Les partis politiques en France : des organismes de droit privé ?Jean-Pierre CAMBYProfesseur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Les partis politiques sont entrés à grand-peine dans la Constitution de 1958. Il est vrai que le général de Gaulle ne les appréciait guère, fustigeant, dans sa conférence de presse du 18 octobre 1962, leur opposition à la réforme et leur souhait de retour en arrière : « […] comme le vou-draient tous les anciens partis afin de rétablir le régime de malheur ». Le régime de « malheur » est évidemment celui des IIIe et IVe Républiques, où les partis sont ainsi accusés d’être les auteurs, sous-jacents mais bien réels, du jeu parlementaire, via des institutions qui ne canalisent que faiblement le risque que courent des exécutifs fragilisés, confrontés aux débats parlementaires qui favorisent les alliances politiques temporaires et la concentration des pouvoirs au profit des assemblées. Beaucoup d’éléments contribuent à la crise gouvernementale et à l’instabilité : l’absence de contrôle de constitutionnalité qui s’explique par l’assimilation de la souveraineté de la loi avec celle du Parlement, la désuétude de la dissolution sous la IIIe Répu-blique, sa difficulté de mise en œuvre sous la IVe, les modes de scrutin, les coalitions politiques. Ainsi est-il facile de dénoncer les difficultés engendrées par la « République des partis », les cursus politiques qu’expliquent un « scrutin de retraités », comme Édouard Herriot qualifiait la repré-sentation proportionnelle, la faible discipline de vote qui favorise des « majorités d’idées » dans lesquelles les partis se meuvent aisément.

Les partis étaient ainsi accusés régulièrement d’être responsables des maux qui sont reprochés aux institu-

tions. On a beau dire que les institutions elles-mêmes, qui conduisent presque mécaniquement à une concentration des pouvoirs, jouent un grand rôle dans la fragilité des exécutifs, les « forces partisanes » sont citées à comparaître au banc des accusés, au premier rang. La Ve République avait sans doute mis fin à cette approche, puisqu’elle a entraîné une nouvelle structuration des partis politiques, principalement en fonction des élections présidentielle et législatives. Il reste que des courants d’opinion naissants, ou du moins de nouvelles attentes sociétales, peinent à s’incarner dans des partis nouveaux ou à être intégrés dans la logique de partis plus anciens et que les primaires de 2017, qui représentent une sorte sinon d’institutionna-lisation, du moins d’insertion du rôle des organisations partisanes dans le processus électoral, ont été, pour ceux des candidats qui y ont eu recours, un échec. L’élection d’Emmanuel Macron démontre, à l’inverse, qu’un relais par un parti politique est indispensable pour accompa-gner la victoire, surtout pour assurer, par le choix des investitures, la phase suivante des élections à l’Assemblée, mais qu’il n’est nullement besoin d’incarner un besoin de renouveau en s’appuyant sur des structures préexistantes dont on a patiemment conquis au préalable les forces et tissé à son profit les réseaux.

Ce cursus politique « classique » où la conquête du parti précède les candidatures, où les primaires déterminent le choix des candidats est, en 2017, périmé. Le « régime des partis » est donc bel et bien dépassé.

I. L’absence de définition constitutionnelle, garantie du libre exercice de l’action des partis politiques

II. Les partis politiques, organismes de droit privé, entretiennent des rapports de droit privé avec leurs membres

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32 Jean-Pierre Camby

Pour autant, ces variations fortes quant au poids des appareils partisans dans le processus électoral, dans la reprise des attentes sociétales, dans la défense d’idées, comme le déclin de l’activité militante, semblent sans impact sur la place institutionnelle ou le statut des partis.

Celui-ci est construit sur le fondement de la liberté individuelle : liberté d’opinion, et donc liberté d’en changer, d’expression collective, de réunion pacifique 1, ou encore de communication 2, liberté d’association 3 (et donc de ne pas adhérer 4), liberté de manifestation 5, respect de la vie privée lorsque sont en cause la collecte et l’utilisation de données en lien avec une activité publique 6, liberté pour les partis de choisir leurs responsables et d’investir discrétionnairement leurs candidats 7, ou de ne pas investir une personne 8 et, plus généralement, pour les partis comme pour les candidats, d’être indépendants de la puissance publique 9.

L’attractivité des partis dans une sphère de droit public est donc limitée. Elle découle de leur objet et non de leur fonctionnement concret, qui ne saurait relever du contrôle du juge administratif, même en matière de contentieux électoral :

[…] le juge administratif n’est pas compétent pour vérifier la régularité de l’investiture des candidats au regard des statuts et des règles de fonctionnement des partis poli-tiques, il lui appartient, en revanche, d’apprécier les faits révélant des manœuvres ou des irrégularités susceptibles d’avoir altéré la sincérité du scrutin 10.

Autrement dit, c’est exclusivement en raison de leur participation à la vie publique, au pluralisme des courants d’opinion, et de leur rôle électoral que les partis politiques peuvent se voir assujettis à des règles spécifiques. Ainsi la Cour européenne des droits de l’homme pose-t-elle clairement une limite à l’application des droits individuels en matière d’activité politique ou syndicale :

La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique modèle politique envisagé par la Conven-tion et, partant, le seul qui soit compatible avec elle 11.

Il en résulte que :

[…] l’État a également le droit de prendre des mesures pré-ventives pour protéger la démocratie face à des entités autres que des partis lorsqu’un préjudice menaçant de manière suffisamment imminente les droits d’autrui risque de saper les valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde une société démocratique. L’une de ces valeurs est la coexistence, au

sein de la société, des membres qui la composent hors de toute ségrégation raciale […] 12.

Le modèle démocratique implique le pluralisme, la liberté de création, d’adhésion et d’action des partis, dans le seul respect des valeurs qui l’établissent. Il en résulte que la liberté est la règle, l’interdiction est l’exception. La liberté ne se définit pas, seules les prohibitions doivent être strictement prévues par la loi.

I. L’absence de définition constitutionnelle, garantie du libre exercice de l’action des partis politiques

En 1988, où pour la première fois le législateur français établissait des règles pour régir le financement des partis politiques, le gouvernement comme l’opposition parle-mentaire, sensible à cette forte détermination de liberté individuelle et à cette faible limite de respect de valeurs démocratiques, n’ont pas souhaité saisir le juge consti-tutionnel de la loi ordinaire du 11 mars 1988. Il en résulte que les partis politiques relèvent du droit privé, dans le cadre de garanties des libertés individuelles que celui-ci définit. Il en résulte aussi que le cadre financier défini par ces lois est proposé mais ne saurait être imposé. Il en résulte enfin qu’un parti n’est pas juridiquement défini.

Depuis 1988, si la « condition économique des partis politiques » (pour emprunter cette expression à Yves Poirmeur 13) a sensiblement évolué, si leur libre parti-cipation au titre des recettes d’une campagne électorale est explicitement reconnue par l’article L. 52-8 du Code électoral, les principes sont restés les mêmes : le parti n’a pas besoin de se constituer pour agir. Le fonctionnement des partis, les règles d’adhésion ou d’investiture, leur dis-cipline interne, les liens qu’ils peuvent entretenir avec un groupe parlementaire, un syndicat, une entreprise, un organe de presse ou d’édition, etc., demeurent placés sous la bannière de la liberté d’action qui leur est reconnue par l’article 4 de la Constitution, et plus généralement sous celle de la liberté d’opinion et d’expression reconnue à leurs adhérents.

La réglementation du financement est assimilée dans la jurisprudence du Conseil d’État à la possibilité d’intervenir en tant qu’organisation dans les campagnes électorales. Le Conseil d’État, après avoir tenté de dégager un critère tenant à l’objet et aux conditions de l’activité du groupe en

1. Cour EDH, 9 décembre 2013, Vona c. Hongrie, nº 35943/10.2. En dernier lieu, pour les campagnes électorales, voir CC, déc. nº 2017-752 DC du 8 septembre 2017.3. Cour EDH, 12 janvier 2016, DTP c. Turquie, nº 3840/10.4. Cour EDH, 29 avril 1999, Chassagnou et autres c. France, nº 25088/94.5. CC, déc. nº 95-395 DC du 18 janvier 1995.6. CC, déc. nº 2017-637 QPC du 16 juin 2017.7. CE, 11 mai 2005, Élections municipales de Clichy, nº 386018.8. CC, déc. nº 2012-4598 AN du 7 décembre 2012.9. CC, déc. nº 88-242 DC du 10 mars 1988.

10. CE, 11 mai 2005, Élections municipales de Clichy, cons. 10.11. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie c. Turquie, nº 19392/92, § 45.12. Cour EDH, 9 décembre 2013, Vona c. Hongrie, § 57.13. Y. Poirmeur, Les partis politiques : du XIXe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2014, p. 12.

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Les partis politiques en France : des organismes de droit privé ? 33

cause 14, s’en est tenu à un critère d’apparence tautologique, en posant cette identité avec l’arrêt Élections municipales de Fos-sur-Mer 15. Est parti politique au sens du financement des campagnes électorales ce qu’est un parti politique au sens de la réglementation financière générale, donc concrètement une entité relevant de la compétence de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).

Cette évolution jurisprudentielle traduit bien une renonciation à une définition juridique du parti en fonction de ses finalités. Cette renonciation paraît triplement fondée.

D’abord parce que tenter de définir un parti comme une organisation destinée à exercer le pouvoir, donc sup-posée proposer un projet global de société, donc animée par une vision globale de la société, si cela correspond à une définition intellectuellement acceptable, est loin d’être suffisant en termes juridiques. Tel groupement de défense d’intérêts, avec un objet limité, peut donc évoluer vers la sphère partisane : on en connaît de multiples cas, illustrés par exemple par la candidature de Jean Saint-Josse à l’élection présidentielle, qui obtient 4,23 % des suffrages le 21 avril 2002 avec des thèmes de campagne très sectorisés.

Ensuite parce que la liberté ne se cantonne autrement que par des restrictions légales. La libre constitution et activité des partis impose donc que ne soient jugées que les illégalités qu’ils commettraient ou les irrégularités de fonctionnement internes aux règles qu’ils se sont eux même fixées, sur la base de la liberté d’adhésion de ses membres et de la libre acceptation de ces adhésions par les structures internes de ces partis.

Enfin, parce que la seule limite à l’activité des partis tient au respect des valeurs d’une société démocratique, « unique modèle » des sociétés contemporaines comme le juge la Cour européenne des droits de l’homme. Cette restriction est légitime selon l’article 4 de la Constitution française ou l’article 21 de la loi fondamentale allemande. Cette seule restriction a deux types de conséquences, l’une tenant à la possible ingérence de la sphère publique, ou, plus exactement dit en termes juridiques, de l’ordre public, l’autre à l’impossibilité de reconnaître une quelconque exclusivité aux actions partisanes.

Au titre de l’ingérence nécessaire, on peut citer l’article L. 212-2 du Code de la sécurité intérieure, dont l’origine remonte à la loi du 10 janvier 1936, texte qui ne vise d’ail-leurs pas les partis politiques, mais les associations ou grou-pements de fait dont l’activité est contraire à cet « unique modèle », en particulier à la « légalité républicaine ». Ce texte permet ainsi d’interdire des groupes de supporters extrémistes, un groupe qui diffuse « un islamisme radical, marqué par une forte hostilité à l’égard des chrétiens,

des juifs et des chiites, prônant un rejet des valeurs et de certaines lois de la République », affichant « leur soutien au djihad armé », éléments qui « caractérisent l’existence de discours et de faits provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence » ou les justifiant, et « en dépit d’attestations de fidèles de la mosquée réfutant l’existence de prêches à caractère radical » 16.

La contrepartie est que les partis ne peuvent disposer d’aucun monopole d’action : les candidatures, y compris pour l’élection présidentielle, ne nécessitent pas une pré-sentation par un parti, un groupe politique dans l’une des chambres du Parlement n’est pas nécessairement le correspondant d’un parti, etc.

Il en résulte que, comme le reconnaît le gouvernement en réponse à une question écrite portant sur un parti dont le caractère religieux est revendiqué, il n’y a pas de définition juridique du parti politique mais seulement un cadre légal dans lequel il peut choisir d’entrer :

L’article 4 de la Constitution de 1958 dispose que « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie […] ». Pour autant, il n’existe pas de définition juridique du parti politique. La législation relative à la transparence et le financement de la vie politique permet toutefois de préciser cette notion, sur le fondement de cri-tères comptables et financiers. […] Toute association peut présenter des candidats aux élections sans pour autant être un « parti politique » au titre de la loi […]. […] Dans ce cas, les candidats déclarent simplement représenter telle ou telle autre association. En revanche, si l’association ne se soumet pas aux règles de la loi du 11 mars 1988, elle ne peut financer la campagne de ces candidats. […] ni la Constitution ni la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État ne limitent le droit d’expression des associations politiques en matière cultuelle ou de laïcité 17.

Ainsi, il n’existe pas de définition légale, ni même juridique, du parti politique, mais seulement un cadre légal proposé par la loi ou une prohibition légale d’objets ou d’activités interdits.

II. Les partis politiques, organismes de droit privé, entretiennent des rapports de droit privé avec leurs membres

Il en résulte que les relations internes aux partis politiques, c’est-à-dire les relations entre les partis politiques et leurs membres ne peuvent être appréhendées que par le juge judiciaire. Elles relèvent, comme l’adhésion ou le militan-tisme, de la sphère privée, même si elles se caractérisent

14. CE, 31 juillet 1996, Élections municipales d’Auxerre, nº 177465, Recueil Lebon, p. 322.15. CE, Ass., 30 octobre 1996, Élections municipales de Fos-sur-Mer, Revue française de droit administratif, 1997, concl. L. Touvet, p. 59 ; Petites affiches,

7 mars 1997, p. 14, note J.-P. Camby. Voir aussi CE, 10 juillet 2015, nº 388623, L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, note E. Forey, p. 440.16. CE, 26 janvier 2018, Association Rama de Torcy, nº 412312, cons. 4 et 5. Pour d’autres exemples, voir J.-P. Camby, « Les partis politiques peuvent-ils

avoir un juge ? », in Le droit interne des partis politiques, J. Benetti, A. Levade, D. Rousseau (dir.), Paris, Mare & Martin, 2017, p. 129 sq. Voir aussi, CE, 26 janvier 2018, nº 407220, et par exemple pour un groupe faisant l’apologie de la lutte armée et ayant installé une école coranique clandestine : CE, 26 juillet 2016, nº 401379.

17. Réponse à la question écrite de G. Chevrollier nº 22851, Journal officiel de l’Assemblée nationale, 10 septembre 2013.

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ressort d’aucun principe général du droit que les membres de la formation disciplinaire d’une association politique chargée d’examiner des manquements au contrat liant ses membres sont soumis aux règles d’impartialité dégagées pour des juridictions ; Considérant qu’il ne résulte d’aucune disposition légale ou réglementaire une quelconque obliga-tion faite à une association politique de prévoir une faculté de récusation ; Considérant qu’à défaut de principe général du droit ou de dispositions légales ou réglementaires permettant la récusation de membres de l’instance chargée d’examiner des manquements au « pacte associatif », cette faculté de récusation ne peut résulter que des statuts de l’association elle-même ; Considérant que ni les statuts de l’association Front national ni son règlement interne ne prévoient cette faculté ; Considérant que les statuts et le règlement régissant les relations entre ses membres n’ont donc pas été violés 19.

Cet arrêt illustre bien la délimitation des activités « privées » des partis politiques, à laquelle se cantonne le juge. Elles ne sauraient s’étendre au-delà de l’activité du parti lui-même, en particulier avoir des conséquences professionnelles. D’ailleurs le Code du travail interdit les discriminations liées aux opinions politiques, qu’elles concernent l’embauche (art. L. 1132-1) ou le contenu du règlement intérieur (art. L. 1321-3). Ces activités définissent seulement un lien juridique entre adhérent et parti, de nature contractuelle 20.

L’adhésion à un parti politique entraîne donc seulement un « pacte associatif » ; le fait d’y jouer un rôle de direction, ou d’en être le candidat, repose sur le même fondement juridique. Elle n’impose au parti, ni naturellement à ses membres, quel que soit leur rôle, aucune sujétion de service public, et les conditions d’exercice de la discipline interne ne résultent, à leur tour, que de ce pacte associatif.

Les partis ont pour finalité de décider d’une action politique, qu’on pourrait, faute de mieux, qualifier d’action tournée vers la sphère publique, à la conquête d’un pouvoir, action qui peut être publique ou stratégiquement secrète, élective ou non. Cette finalité ne peut être définie juridique-ment, mais seulement garantie, par le silence même de la loi.

Il en résulte que les partis politiques sont des entités de droit privé, libres de se constituer et d’agir comme elles le souhaitent, sous réserve du respect de la légalité. Dans son versant public, cette légalité fait obstacle à des partis niant la démocratie ou la souveraineté nationale.

Dans son versant privé, largement dominant dans le fonctionnement des partis, elle postule que les relations entre les adhérents du même organisme soient équitables, et respectueuses du pacte associatif sur lequel repose l’adhésion. Dès lors que les statuts qui traduisent ce pacte sont respectés, l’adhésion volontaire, ou les règles de radiation, ne sauraient être jugées en fonction de la finalité politique de la structure : une organisation politique est, au sens juridique, une organisation humaine, collective, régie à ce titre par le seul droit privé.

18. CC, arrêt nº 102 du 25 janvier 2017, 15-25/561. Voir P. Jan : « Les partis politiques n’exercent pas une mission de service public », La semaine juridique, édition générale, nº 11, 13 mars 2017, 270.

19. CA Versailles, 9 février 2018, nº 16/085411.20. Voir dans le même sens TGI de Paris, 19 mai 2015, à propos de la présidence du Parti radical.

par une action collective ou publique. C’est en dernier lieu avec l’affaire de la présidence d’honneur du Front national, que la Cour de cassation, le 25 janvier 2017, s’est prononcée sur la question, en des termes tout à fait explicites, qui écartent tout traitement contentieux spécifique tenant à la nature de l’activité « politique » de ces entités :

Attendu que le Front national fait grief à l’arrêt de décla-rer la juridiction judiciaire compétente pour connaître du litige, alors, selon le moyen, que, suivant l’article 4 de la Constitution, les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage ; qu’ils se forment et exercent leur activité librement et doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ; qu’ainsi, investis d’une mission de service public, les litiges intéressant la mise en œuvre de leur règlement intérieur ressortissent à la compétence de la juridiction administra-tive ; qu’en décidant du contraire, la cour d’appel a excédé ses pouvoirs et violé la loi des 16-24 août 1790 ; mais attendu que, si les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage et jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie, le principe de liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle, de sorte qu’ils ne sauraient être regardés comme investis d’une mission de service public ; que l’arrêt relève que le Front national est une association de droit privé, régie par les dispositions de la loi du 1er juillet 1901 ; qu’il en résulte que le litige qui l’oppose à l’un de ses membres ne peut relever que de la compétence de la juridiction judiciaire […] 18.

La seule grille de lecture juridique de l’action des partis politiques, dès lors que leur fonctionnement ne heurte pas l’ordre public, la démocratie, la légalité républicaine et la souveraineté nationale, condition qui, pour les partis politiques connus au plan national, est satisfaite, relève donc du juge judiciaire, en fonction des critères qui sont les siens. Il doit apprécier si les rapports de droit privé définis par l’adhésion, la participation à l’activité, la direction de celle-ci ou encore la discipline interne ou l’exclusion sont ou non réguliers.

Ainsi, la même affaire que celle qui vient d’être citée a donné lieu, plus récemment et pour des faits incriminés distincts, au jugement de la cour d’appel de Versailles du 9 février dernier :

Considérant que la décision d’exclusion d’un adhérent d’un parti politique n’interdit pas à celui-ci d’exercer son activité ; qu’elle n’a pas de conséquence professionnelle ; qu’elle est uniquement fondée sur la violation du contrat liant les membres de l’association […] ceux qui décident l’exclu-sion sont également parties au contrat d’association […]. Considérant que le bureau exécutif siégeant en formation disciplinaire n’est pas une juridiction ; que les dispositions procédurales régissant la récusation devant les juridictions civiles ou pénales ne sont donc pas applicables […] il ne

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Les politiques de rationalisation des financements partisansYves POIRMEURProfesseur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Centre de recherche Versailles Saint-Quentin institutions publiques (VIP)

Longtemps oublié du droit français, le financement des partis politiques est devenu depuis une trentaine d’années un objet de politiques publiques. Les IIIe et IVe Républiques leur avaient laissé, en les ignorant 1, une liberté presque complète, que la Constitution de la Ve leur avait ensuite garantie 2. Les partis n’étaient donc soumis, qu’il s’agisse de leurs ressources ou de leurs dépenses, à aucune obligation spécifique, ce qui ne les exonérait pas de respecter le droit commun, comme l’a montré à la fin des années 1980 la multiplication des scandales politico-financiers liés à l’irrégularité des procédés de collecte de fonds auxquels ils

recouraient pour se procurer de l’argent 3. Pour sortir de ces affaires qui empoisonnaient la vie politique, le législateur a commencé à construire empiriquement, sans ordre ni méthode, un droit des financements partisans. Trois lois successives – 1988, 1990 et 1995 – ont été nécessaires pour en déterminer les orientations. La première a introduit un financement public 4 ; la deuxième a mis en place la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) 5 ; la troisième a interdit aux personnes morales de financer les partis et réglementé les dons 6. Retouchée à maintes reprises 7, au gré des intérêts

I. La rationalisation de la condition économique des partis politiques

A. La construction d’une politique d’indépendance financière des partis

B. L’amélioration du dispositif d’encadrement, de contrôle et de sanctions

II. Les incidences du système de financement public

A. La soustraction des partis aux pressions financières

B. Les métamorphoses des partis

1. Voir R. Kraehe, Le financement des partis politiques, Paris, Presses universitaires de France, 1972, p. 16.2. Art. 4 de la Constitution du 4 octobre 1958.3. Sur ces pratiques occultes, voir J.-P. Camby, Le financement de la vie politique en France, Paris, Montchrestien, 1995, p. 45 sq.4. Loi nº 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique.5. Elle a été créée par la loi nº 90-55 du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des

activités politiques.6. Art. 16 de la loi nº 95-65 du 19 janvier 1995 relative au financement de la vie politique : « Les personnes morales à l’exception des partis ou grou-

pements politiques ne peuvent contribuer au financement des partis ou groupements politiques, ni en consentant des dons, sous quelque forme que ce soit, à leurs associations de financement ou à leurs mandataires financiers, ni en leur fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués ».

7. Art. 15 et 16 de la loi nº 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; art. 7 de la loi organique nº 2016-506 du 25 avril 2016 de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle ; art. 3 de la loi nº 2016-508 du 25 avril 2016 de modernisation de diverses règles applicables aux élections ; art. 5 à 9 de la loi nº 2017-286 du 6 mars 2017 tendant à renforcer les obligations comptables des partis politiques et des candidats.

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politiques qui en ont altéré parfois la logique 8, cette législation a acquis une certaine cohérence. Ce dispositif répond dans ses grandes lignes, aux prescriptions d’un référentiel normatif qui, progressivement enrichi, diversifie les finalités assignées à la réglementation des financements partisans et préside à son évolution. Dotant les formations politiques, grâce à un financement public, de ressources suffisantes au libre exercice de leurs activités et assurant par un système de contrôle une certaine transparence de l’origine et de l’emploi des fonds qu’elles recueillent, cette législation régulièrement améliorée a institué un régime de financement adapté au rôle indispensable qu’elles jouent dans la société démocratique, même s’il comporte encore des lacunes et des insuffisances que confirment de nouvelles affaires de financement irrégulier (I). Rendue nécessaire par l’obsolescence de modes de financement qui n’étaient plus viables, cette rationalisation du droit des financements partisans n’a fait qu’accompagner la mutation structurelle des partis qui, en France comme ailleurs en Europe 9, deviennent des partis électoraux pro-fessionnels 10. Accélérant cette conversion qui les éloigne des citoyens, elle est loin d’avoir atteint les objectifs qui lui étaient fixés de rétablir leur confiance dans la politique et d’encourager leur participation aux élections 11, elle accom-pagne le changement de la forme parti 12 et la mutation des stratégies d’influence des groupes d’intérêt (II).

I. La rationalisation de la condition économique des partis politiques

Entreprises de conquête 13 et, en cas de succès, d’exer-cice du pouvoir politique, ayant besoin de se procurer pour ce faire l’argent nécessaire à la rémunération de leurs dirigeants et de leurs permanents, à la couverture de leurs charges de fonctionnement et au paiement des dépenses de campagne des candidats qu’ils présentent aux élections, les partis politiques sont profondément

marqués par la façon dont ils obtiennent de l’argent et par l’importance de leurs ressources financières qui déterminent largement leurs capacités rétributives 14. En France, où à partir de 1901 ils ont été régis par le droit minimaliste de la loi relative au contrat d’association 15, complété ensuite par la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées, leur liberté de financement était entière. Cette liberté a permis l’éclosion, aux côtés des entreprises politiques individuelles que de grands notables ou de riches hommes d’affaires avaient toujours les moyens de constituer, mais qui peu à peu sor-taient de l’histoire, de deux grands types d’organisations partisanes : des partis de cadres, tirant principalement leur argent des dons importants de sympathisants et de cotisations élevées d’adhérents peu nombreux disposant d’importantes ressources économiques et sociales ; des partis de masses, l’obtenant de nombreux petits dons et cotisations, cherchant donc « à faire des adhérents […] et à grossir leurs effectifs » 16 et accordant à cet effet une place considérable aux activités militantes. À quelque type qu’elles aient appartenu et quelle qu’ait été l’origine principale de leurs ressources, ces formations politiques pouvaient recevoir non seulement des dons d’entreprises, de groupes d’intérêt ou de mécènes français ou étrangers, mais encore, le cas échéant, en l’absence de tout contrôle de l’origine des fonds, d’États étrangers. Disposant de fonds secrets en argent liquide, le gouvernement pouvait aussi en faire profiter les formations politiques qui le soutenaient. Malgré les scandales suscités par le caractère trouble de ces financements 17, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’idée de les encadrer a été avancée, mais sans succès. Elle se heurtera ensuite à la consécration juridique de la liberté des partis politiques par la Constitution de 1958 dont l’article 4 dispose que

Les partis et groupements politiques concourent à l’expres-sion du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souve-raineté nationale et de la démocratie 18.

8. C’est ainsi, par exemple, qu’une « erreur » lors du vote de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique avait malencontreusement conduit à supprimer les sanctions pénales qui étaient prévues lorsqu’un parti acceptait des dons de personnes morales autres que des partis. Elles ont été rétablies par la loi nº 2015-1703 du 21 décembre 2015 visant à pénaliser l’acceptation par un parti politique d’un financement par une personne morale.

9. Voir S. E. Scarrow, « Parties without Members ? Party Organization in a Changing Electoral Environment », in Parties without Partisans : Political Change in Advanced Industrial Democracies, R. J. Dalton, M. P. Wattenberg (dir.), New York, Oxford University Press, 2000, p. 79-101.

10. Voir A. Panebianco, Political Parties : Organization and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 264.11. Commission européenne pour la démocratie par le droit, Code de bonne conduite en matière de partis politiques, Venise, 12-13 décembre 2008

et Rapport explicatif, Venise, 13-14 mars 2009, nº 154, p. 42.12. Voir P. Pombeni, Introduction à l’histoire des partis politiques, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 165.13. Pour Max Weber, les partis sont « des sociations reposant sur un engagement (formellement) libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le

pouvoir au sein d’un groupe » (M. Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 1995, t. I, p. 371).14. Y. Poirmeur, Les partis politiques : du XIXe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2014, p. 61 sq. Les postes électifs et administratifs

que les partis contrôlent dans l’État et ses démembrements sont, avec l’argent, des ressources essentielles pour rétribuer le militantisme ; voir D. Gaxie, « Économie des partis et rétribution du militantisme », Revue française de science politique, nº 1, 1977.

15. Voir Y. Poirmeur, D. Rosenberg, Droit des partis politiques, Paris, Ellipses, 2008.16. M. Duverger, Les partis politiques, Paris, Seuil, 1981, p. 70.17. Sur le scandale en 1924 du financement des candidats à la députation et de leur parti par la caisse électorale de l’Union des intérêts économiques,

voir N. Tolini, Le financement des partis politiques, Paris, Dalloz, 2007, p. 46, note 67.18. La loi constitutionnelle nº 99-569 du 8 juillet 1999 relative à l’égalité des femmes et des hommes lui a ajouté l’alinéa suivant : « Ils contribuent

à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi [égalité d’accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives] ». Celle nº 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République lui a ajouté l’alinéa suivant : « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ».

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Dans les années 1980, la multiplication des scandales politico-financiers et « l’inflation du coût de la démocra-tie » 19 poseront sous un jour nouveau le problème de la régulation des financements partisans en ajoutant à la vieille question du contrôle de l’origine de leurs fonds, celle de leur procurer suffisamment d’argent. Un référentiel normatif d’indépendance des partis à l’égard des influences financières des intérêts privés a ainsi été construit qui sous-tend la politique de régulation des financements partisans (A) et a permis progressivement la rationalisation de leurs financements légaux (B).

A. La construction d’une politique d’indépendance financière des partis

S’ils échouent à faire adopter un statut aux partis poli-tiques, des projets constitutionnels émanant de partis et différentes propositions doctrinales dégagent, à la fin de la IIIe République 20 et au début de la IVe, plusieurs principes constitutifs du futur référentiel de la politique de rationalisation du financement des partis politiques 21. Le premier répond aux inquiétudes soulevées, en période de guerre froide, par le financement de certains partis par des États étrangers et au souci de protéger l’indépendance nationale. Marcel Waline notant que la ligne du parti communiste était dictée de l’étranger préconise ainsi de nationaliser les partis :

[…] les finances de tout groupement politique devraient donc être soumises à un contrôle serré de la part d’experts comptables qui publieraient un rapport annuel ; ce rapport, ou des extraits établissant l’origine des fonds, devraient être publiés dans la presse. […] La sanction de l’opinion ne devrait pas suffire : tout parti convaincu d’avoir reçu des fonds d’un gouvernement étranger, ou d’un organisme de propagande ayant son siège à l’étranger, devrait être dissous par décision de justice motivée 22.

La deuxième préoccupation est d’assurer un bon fonctionnement du système démocratique, qui comporte plusieurs facettes. Il serait nécessaire, d’abord, d’établir

une transparence des financements partisans afin de permettre aux électeurs de faire un choix éclairé entre les candidats que les formations politiques présentent à leurs suffrages. Partant du principe « qu’être libre, c’est être bien informé » 23 et qu’« il importe […] de connaître la provenance des ressources du parti politique et donc les influences et les pressions auxquelles il se trouvera exposé » 24, certains préconisent d’obliger les partis à publier un rapport périodique retraçant l’origine de leurs ressources. Marcel Waline juge de la sorte qu’il serait « élémentaire […] que le chiffre effectif des cotisations […] fût connu et publié » afin que « la République » ait

[…] la garantie que les décisions prises au nom des partis, et qui peuvent peser sur la politique du pays, représentent au moins l’expression libre et fidèle de cette minorité du corps électoral qui est embrigadée dans les organisations partisanes 25.

Une autre raison avancée est la nécessité d’instaurer une certaine égalité entre les formations politiques dans la compétition politique 26. Moins soucieux de préserver la liberté des partis que de les placer à égalité, ses par-tisans ajoutent à l’exigence de publication des comptes la fixation d’un plafond de financement privé, assorti, si besoin est, d’un financement public 27, ce qui exige l’institutionnalisation d’un mécanisme de contrôle et de certification des comptes sophistiqué. Dégagées par Rainer Kraehe 28, les premières raisons avancées par les tenants d’une politique d’encadrement des financements partisans – l’égalité des partis, l’information des citoyens sur les influences qui s’exercent sur eux, la sauvegarde de l’indépendance nationale, les risques de capture de l’État par des intérêts particuliers – sont différemment appréciées par la doctrine, qui se divise sur la façon de les articuler, sur leur conciliation avec la liberté des partis et les droits et libertés individuelles 29, et par conséquent, sur les mécanismes de financement à adopter. Alors que la liberté des partis consacrée par la Constitution de 1958 rendait toute entreprise de codification hasardeuse, les propositions de régulation sont restées lettres mortes.

19. N. Tolini, Le financement des partis politiques, p. 47 sq.20. Sur ces projets, voir R. Kraehe, Le financement des partis politiques, p. 15 ; un premier modèle de statut est proposé dans F. Goguel (B. Serampuy),

« Pour une réglementation des partis politiques », Esprit, nº 80, 1939.21. L’article 8, finalement abandonné lors de l’élaboration de la Déclaration des droits de 1946, prévoyait que « l’institution d’un parti unique est

prohibée comme contraire aux principes de la liberté républicaine. Les électeurs et électrices fixent leur choix sur des candidats relevant des partis politiques légalement constitués. Ont seuls ce caractère les partis […] qui : a) adhèrent aux principes posés par la Déclaration des droits de l’homme inscrite en tête de la Constitution ; b) répondent par leur organisation interne à la règle démocratique ; c) acceptent le contrôle par l’État de leurs ressources et de leurs dépenses ». Sur ce point, voir N. Tolini, Le financement des partis politiques, p. 37.

22. M. Waline, Les partis contre la République, Paris, Éditions Rousseau et Cie, 1948, p. 93.23. R. Kraehe, Le financement des partis politiques, p. 80.24. Ibid., p. 79.25. M. Waline, Les partis contre la République, p. 93.26. André Philip écrit en ce sens : « Il serait tout d’abord nécessaire d’assurer aux partis une véritable égalité, en organisant un contrôle public avec

une publicité suffisante de leurs ressources financières » (A. Philip, « La crise de la démocratie parlementaire », Revue politique et parlementaire, novembre 1953, p. 225 sq.).

27. R. Kraehe, Le financement des partis politiques, p. 80.28. Ibid.29. Raymond Fusiller considérait par exemple que si les électeurs devaient être informés de l’origine des ressources des partis, la confidentialité du

nom des donateurs devait être préservée pour éviter un tarissement du financement de certains partis (R. Fusiller, « Les finances des partis », Revue politique et parlementaire, octobre et novembre 1953, p. 141-161 et 258-276).

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leur remboursement sous certaines conditions, cet apport d’argent public devait limiter les besoins financiers des partis et faire disparaître les pratiques illégales de collecte de fonds.

Leur persistance a débouché sur l’élaboration d’une seconde problématisation beaucoup plus exigeante de la politique de régulation des financements partisans. Mar-quée par la volonté de lutter contre la corruption 34 et la méfiance à l’égard des « puissances de l’argent » 35, elle repose sur l’idée qu’il faut soustraire les partis non seulement à l’influence des États étrangers, mais aussi à celle de certains intérêts particuliers pour éviter tout risque de capture, à travers eux, de l’action publique 36. C’est ce paradigme renvoyant à l’idéal de la production de décideurs en ape-santeur d’intérêt 37 qui a justifié le plafonnement des dons des personnes physiques – 7 500 euros par an à un même parti politique 38 –, l’interdiction de ceux des personnes morales, à l’exception des partis politiques et qui a justifié, par ce strict encadrement des financements privés et la disparition de l’apport des entreprises, la nécessité d’un financement public.

En l’absence d’une définition juridique des partis politiques et pour ne pas empiéter sur leur liberté, il a fallu pour mettre en place ces deux politiques – financement public et réglementation des dons – en produire une définition financière 39 ; les partis sont les seules personnes morales autorisées à participer au financement des cam-pagnes électorales et d’autres partis 40 et doivent pour ce faire respecter un ensemble d’obligations financières : se doter d’une association de financement ou d’un manda-taire financier afin de s’assurer de la régularité des fonds qu’ils reçoivent et emploient 41, tenir une comptabilité

De nouvelles raisons tirées des exigences du bon fonctionnement de la démocratie ont été avancées, dans les années 1970, en faveur d’un financement public 30. Mais c’est seulement lorsqu’est apparue la nécessité d’obtenir des ressources suffisantes et pérennes à la suite des scandales de financements partisans de la fin des années 1980 qu’a été mise sur agenda une politique de régulation reposant sur deux problématisations. La volonté d’en finir avec les financements illégaux des partis qui exposaient des personnalités politiques de premier plan à d’importants risques judiciaires, provoquaient une perte de confiance des citoyens dans la politique, et accréditaient l’idée que le personnel politique était largement corrompu, a nourri une première problématisation minimaliste, qui, sur fond de moralisation des comportements politiques, est partie de l’idée que la démocratie ayant un coût, il fallait que l’État le supporte et accorde une aide publique. Le mécanisme retenu, après divers tâtonnements 31, consiste à distribuer cette aide annuelle entre les partis qui ont présenté des candidats ayant obtenu au moins 1 % des suffrages exprimés dans au moins cinquante circonscriptions lors du premier tour des élections législatives, proportionnellement au nombre de suffrages obtenus lors de ce premier tour, pour sa première fraction 32, et en fonction du nombre de députés et de sénateurs déclarant se rattacher à chacun d’eux pour sa seconde. Cette contribution est complétée par une aide indirecte, faite d’une déduction fiscale sur les dons qui leur sont consentis par les personnes physiques, et permet aux formations électoralement trop faibles pour bénéficier de l’aide de ne pas être écartées de tout financement public 33. Combiné avec le plafonnement des dépenses électorales et

30. Valéry Giscard d’Estaing souhaite ainsi que « les partis politiques […] soient assurés d’un financement public normal » (réunion de presse du 25 juillet 1974, citée par N. Tolini, Le financement des partis politiques, p. 192).

31. Voir Y. Poirmeur, D. Rosenberg, Droit des partis politiques, p. 160-161.32. Sont aussi éligibles à cette fraction les partis qui n’ont présenté que des candidats dans une ou plusieurs collectivités territoriales relevant des

articles 73 ou 74 de la Constitution ou en Nouvelle-Calédonie et dont les candidats ont obtenu chacun au moins 1 % des suffrages exprimés dans l’ensemble des circonscriptions dans lesquelles ils se sont présentés.

33. Sur les conditions de conventionnalité des financements publics et les obligations imposées aux partis en matière financière, voir Cour EDH, 7 juin 2007, Parti national basque – organisation régionale d’Iparalde c. France, nº 71251/01 ; Cour EDH, 10 mai 2012, Özgürlük Ve Dayanisma Partisi (ÖDP) c. Turquie, nº 7819/03 ; Cour EDH, 26 avril 2016, Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie, nº 19920/13.

34. La loi nº 92-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques aborde ainsi dans son titre 1er le financement des campagnes électorales et des partis politiques.

35. Le projet de loi présenté à l’automne 1992 par le gouvernement socialiste marque ce changement de paradigme : il proposait d’interdire les dons des personnes morales aux partis et aux candidats. Les parlementaires les maintiendront et la loi du 29 janvier 1993 s’en tiendra à leur plafonnement. Les comptes des partis devaient comporter la liste des entreprises en ayant effectué et leurs montants.

36. Cette problématisation est parfaitement synthétisée dans : Organisation de coopération et de développement économiques, Le financement de la démocratie. Financement des partis et des campagnes électorales et risque de capture de l’action publique, Paris, Éditions de l’OCDE (Examen de l’OCDE sur la gouvernance publique), 2017.

37. Sur sa construction, voir Y. Poirmeur, « L’homme politique et les bonnes mœurs. Construction et usages d’un répertoire de stigmates », in Les bonnes mœurs, J. Chevallier (dir.), Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 305-353.

38. Avant l’interdiction des dons des personnes morales, l’article 11-4 de la loi du 11 mars 1988 dans sa rédaction modifiée par l’article 13 de la loi du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques prévoyait un double plafonnement : « Les dons consentis par des personnes dûment identifiées à une ou plusieurs associations agréées en qualité d’association de financement ou à un ou plusieurs mandataires financiers d’un même parti politique ne peuvent annuellement excéder 50 000 F s’ils émanent d’une personne physique et 500 000 F s’ils émanent d’une personne morale ».

39. CE, Ass., 30 octobre 1996, Élections municipales de Fos-sur-Mer, Revue française de droit administratif, 1997, concl. L. Touvet, p. 59.40. Art. 11-4 de la loi du 11 mars 1988, dans sa rédaction modifiée par l’art. 16 de la loi du 19 janvier 1995 relative au financement de la vie politique :

« Les personnes morales à l’exception des partis ou groupements politiques ne peuvent contribuer au financement des partis ou groupements politiques, ni en consentant des dons, sous quelque forme que ce soit, à leurs associations de financement ou à leurs mandataires financiers, ni en leur fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués ».

41. Art. 11 de la loi du 11 mars 1988, dans sa rédaction modifiée par la loi du 15 janvier 1990 : « Les partis politiques et leurs organisations territoriales ou spécialisées qu’ils désignent à cet effet recueillent des fonds par l’intermédiaire d’un mandataire nommément désigné par eux, qui est soit une association de financement, soit une personne physique ».

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et publie un rapport annuel qui lui permet sur la base d’une analyse de son activité de faire des suggestions pour améliorer le système de contrôle. Les insuffisances du contrôle qu’elle exerçait étaient patentes et tenaient d’abord au fait que le périmètre de consolidation et de certification des comptes ne comprenait pas nécessai-rement toutes les entités des partis et à l’impossibilité consécutive d’apprécier la légalité du financement des campagnes électorales 43. L’article 11 de la loi de 1988, dans sa rédaction de la loi de 1990, restait flou sur la nature des fonds recueillis par l’intermédiaire de leur mandataire 44.

Les faiblesses des vérifications résultaient aussi du flou, dans les textes initiaux, sur ce que recouvraient les dons des personnes physiques, sur l’absence d’indications sur le statut des cotisations des adhérents et des élus, ainsi que sur le régime des prêts, obtenus ou consentis par les partis. Les dons de personnes physiques étrangères, hormis leur plafonnement, et les emprunts auprès d’éta-blissements financiers étrangers n’étaient pas encadrés. Plus largement, était posée la question de la pertinence du plafonnement des dons à 7 500 euros par parti, qui encourageait la multiplication des micro-partis, et le contournement du principe du plafonnement lui-même par les micro-partis d’une même galaxie partisane. Sur tous ces points de sensibles améliorations sont interve-nues récemment. Les modalités de versement des dons ont d’abord été précisées par l’article 5 de la loi de finance du 30 décembre 2005 qui prévoit que « [t]out don de plus de 150 euros […] doit être versé, à titre définitif et sans contrepartie, soit par chèque, soit par virement, prélèvement automatique ou carte bancaire ». L’article 15 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique redéfinit le régime des dons et cotisations. Désormais, « [l]es dons consentis et les cotisations ver-sées en qualité d’adhérent d’un ou de plusieurs partis politiques par une personne physique dûment identifiée […] ne peuvent annuellement excéder 7 500 euros ». Mais, « [p]ar exception, les cotisations versées par les titulaires de mandats électifs nationaux ou locaux ne sont pas prises en compte pour le calcul [de ce] plafond » 45. Cette mesure destinée, entre autre, à lutter contre les micro-partis, a été assortie d’une obligation de transparence : les partis sont tenus de communiquer chaque année, dans les conditions prévues par un décret, la liste des personnes ayant consenti à verser un ou plusieurs dons ou cotisa-tions avec indication de leur montant à la CNCCFP 46. Si l’interdiction des contributions et aides matérielles d’un État étranger ou d’une personne morale de droit

retraçant leurs comptes et ceux des organismes, entre-prises ou sociétés qui leur sont liés, les faire certifier, les déposer à la CNCCFP qui les rend publics. Les logiques qui nourrissent cette politique et visent à empêcher que des dons interdits servent à capturer l’action publique, que le bénéfice de l’aide publique directe ou indirecte soit obtenu frauduleusement, et au-delà que les fonds obte-nus irrégulièrement faussent la compétition électorale en accroissant l’inégalité des chances entre formations politiques se sont heurtées à la garantie constitutionnelle de liberté des partis qui en a limité la portée. Les parle-mentaires qui souhaitaient préserver les marges d’action financière de leur parti ont laissé de nombreuses failles dans le dispositif de contrôle et la définition exclusive-ment financière du parti politique a favorisé l’apparition de nombreux micro-partis, sans militants ni adhérents. Repris et modélisé par les organes du Conseil de l’Europe qui en tirent les implications dans des lignes directrices et des recommandations 42, le référentiel qui gouverne la politique de rationalisation des financements partisans en France, fondé sur le souci de lutter contre la corruption et d’éliminer tout risque de capture de l’action publique, est devenu, au fil du temps de plus en plus prégnant. Les lacunes et les défauts que comportaient la réglementation et les mécanismes de contrôle ont été peu à peu corrigés par des retouches législatives et des évolutions jurispru-dentielles qui obéissent tendanciellement de plus en plus à ses logiques et accroissent la rationalité du dispositif.

B. L’amélioration du dispositif d’encadrement, de contrôle et de sanctions

La loi du 11 mars 1988 s’était bornée à exiger des partis bénéficiaires de l’aide publique qu’ils déposent leurs comptes à la fin de l’exercice aux bureaux des assemblées, qui les publiaient au Journal officiel de la République française (JORF). Ils n’étaient soumis à aucune analyse et les partis qui ne les transmettaient pas ne pouvaient plus bénéficier de l’aide. La légalisation de certains dons et leurs plafonnements a conduit le législateur à confier à un organe collégial, la CNCCFP, créée par la loi du 15 janvier 1990, le soin de délivrer l’agrément des associations de financement, de vérifier les comptes que les partis doivent produire, de les publier sommairement au JORF et de lister les formations éligibles à l’aide publique. Elle peut élaborer des recommandations sur la façon de présenter les comptes ainsi que des formulaires de présentation,

42. Commission européenne pour la démocratie par le droit, Code de bonne conduite… et Rapport explicatif, nº 154, p. 42.43. Pour un inventaire de ces problèmes, voir Y. Poirmeur, D. Rosenberg, Droit des partis politiques, p. 172-173 ; pour une actualisation de ces

insuffisances, voir J.-F. Kerléo, « Le périmètre comptable des partis politiques », in Financement et moralisation de la vie politique, E. Forey, A. Granero, A. Meyer (dir.), Paris, Institut universitaire Varenne, 2018, p. 67-81.

44. « Les partis politiques et leurs organisations territoriales ou spécialisées qu’ils désignent à cet effet recueillent des fonds par l’intermédiaire d’un mandataire nommément désigné par eux, qui est soit une association de financement, soit une personne physique ».

45. Sur les modalités de ces versements, voir C. Oriol, « Versement direct à un parti de l’indemnité due à un élu. Comment une commune se trouve piégée par sa méconnaissance des textes légaux », L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 2414.

46. Cette loi – art. 11 – a en outre interdit aux parlementaires qui ne sont pas élus dans une circonscription d’outre-mer de s’inscrire ou de se rattacher à un parti ou un groupement politique ultra-marin. Voir J.-P. Camby, « Mandat parlementaire et financement des partis politiques », Petites affiches, nº 179, 8 septembre 2014, p. 5.

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l’identité des prêteurs personnes morales et les flux financiers nets avec les candidats » 51. Achevant ce mou-vement de consolidation des comptes certifiés, la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique (art. 25 (V)) précise que la comptabilité est tenue selon un règlement établi par l’Autorité des normes comptables et étend son périmètre de consolidation qui « inclut les comptes des organisations territoriales du parti ou groupement politique dans des conditions définies par décret » 52. Une nouvelle rédaction de l’article 11 de la loi de 1988 par la loi du 15 septembre 2017 a enfin imposé que « l’ensemble des ressources, y compris les aides » des partis et de leurs organisations territoriales et spécialisées qu’ils désignent à cet effet sont recueillies par l’inter-médiaire d’un mandataire. Cette mesure comble une importante lacune dans la consolidation et la traçabilité des ressources, puisque jusqu’alors seuls les dons et les cotisations ouvrant droit au bénéfice de la réduction d’impôt devaient lui être versées 53.

Les pouvoirs de contrôle de la CNCCFP ont été égale-ment renforcés à plusieurs reprises. L’article 17 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique lui a donné la possibilité de « demander le cas échéant, communication de toutes les pièces comptables et de tous les justificatifs nécessaires au bon accomplissement de sa mission de contrôle ». De plus, alors qu’en cas de manquement aux obligations comptables de l’article 11-7 de la loi du 11 mars 1988 il était seulement prévu que « le parti ou groupement politique perd le droit, pour l’année suivante, au bénéfice des dispositions des articles 8 à 10 de la présente loi », l’article 17 de la loi du 11 octobre 2013 en a explicité les conséquences pour les dons et cotisa-tions à son profit qui « ne peuvent, à compter de l’année suivante, ouvrir droit à la réduction d’impôt » pour les dons et cotisations. La loi du 6 mars 2017 a précisé le rôle de la CNCCFP dans cette opération, « sans modifie[r] le régime de sanction » 54, en indiquant qu’elle peut, si elle constate un manquement, « priver, pour une durée maximale de trois ans » de ces avantages. Pour autant, si la CNCCFP peut mieux appréhender les comptes, le renforcement de leur contrôle se heurte toujours au respect de la liberté constitutionnellement garantie des partis. Son intervention, encore trop formelle, se restreint au constat de leur « incohérence manifeste » 55. Au-delà,

étranger avait été initialement posée par l’article 13 de la loi du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, les dons des personnes physiques étrangères étaient possibles. L’article 25 de loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique vient enfin de limiter le versement de dons aux seules personnes phy-siques qui sont de nationalité française ou qui résident en France. Encadrant les prêts, il limite aux « partis et groupements politiques ainsi qu[’aux] établissements de crédit et sociétés de financement ayant leur siège social dans un État membre de l’Union européenne ou partie à l’accord sur l’Espace économique européen » la possibilité de leur en consentir ou d’apporter leur garantie aux prêts qui leur sont octroyés. Il est expressément prévu qu’ils ne peuvent recevoir de prêts d’un État étranger ou d’une personne morale de droit étranger, « à l’exception des établissements de crédit ou sociétés de financement » qui satisfont aux conditions de localisation de leur siège social pour pouvoir leur en octroyer 47.

Parallèlement, le contenu de la comptabilité à trans-mettre a été substantiellement complété. Alors que depuis 1990 l’article 11-7 de la loi de 1988 prévoyait seulement qu’elle devait

[…] retracer tant les comptes du parti ou groupement politique que ceux de tous les organismes, sociétés ou entreprises dans lesquels le parti ou groupement détient la moitié du capital social ou des sièges de l’organe d’admi-nistration ou exerce un pouvoir prépondérant de décision ou de gestion 48,

la loi du 6 mars 2017 tendant à renforcer les obligations comptables des partis politiques et des candidats a élargi l’objet de la transmission qui doit comporter

[…] dans les annexes de ces comptes, les montants et les conditions d’octroi des emprunts souscrits ou consentis par eux, l’identité des prêteurs ainsi que les flux financiers avec les candidats tenus d’établir un compte de campagne 49.

La publication des comptes, qui n’est plus sommaire, mais détaillée 50, comprend désormais l’indication « des montants consolidés des emprunts souscrits répartis par catégories de prêteurs, types de prêts et par pays d’établissement ou de résidence des prêteurs, ainsi que

47. Ce durcissement est une réponse à la question des prêts russes du Front national et aux risques de contournement de la réglementation des dons que la multiplication des prêts comportait ; voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique : la révolution attendra… », L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 2237.

48. Art. 11-7 de la loi de 1988, dans sa rédaction modifiée par l’art. 13 de la loi de 1990.49. Art. L. 52-12 du Code électoral.50. Voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique… », p. 2237.51. Art. 11-7 de la loi de 1988, dans sa version du 6 mars 2017.52. La loi du 6 mars 2017 tendant à renforcer les obligations comptables des partis politiques et des candidats (art. 7) a modulé le processus de

certification : les partis dont les ressources annuelles ne dépassent pas 230 000 euros peuvent désormais être certifiés par un seul commissaire aux comptes, au lieu de deux.

53. Les autres cotisations pouvaient être perçues directement par le trésorier du parti ; voir CNCCFP, Dix-huitième rapport d’activité, 2016, Paris, Direction de l’information légale et administrative, 2017, p. 55-56.

54. CE, 12 juin 2017, Avis sur un projet de loi pour la confiance dans l’action publique, en ligne : http://www.conseil-etat.fr/content/download/102779/1027456/version/1/file/Avis%20n393324.pdf, p. 7, nº 27.

55. CE, 9 juin 2010, Association Cap sur l’avenir 13 : la CNCCFP « ne saurait […] sans excéder sa compétence, constater, en l’absence de toute incohérence manifeste, qu’un parti […] a manqué à ses obligations, alors même qu’il a déposé en temps utile des comptes certifiés correspondant

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Les politiques de rationalisation des financements partisans 41

qui en sont les principaux bénéficiaires 62, tandis qu’ils connaissaient de substantielles transformations organisa-tionnelles, les rapprochant du modèle du parti cartel qui tire l’essentiel des ressources nécessaires à ses activités de l’État, parvient ainsi à se stabiliser durablement dans les positions de pouvoir et devient une agence para étatique 63. Par ailleurs, les micro-partis se sont multipliés – 451 partis devaient déposer leurs comptes auprès de la CNCCFP en 2015 64 –, ce qui est considérable même dans un pays où la volatilité des étiquettes est forte 65. Ce sont ainsi des mutations de la forme parti qu’induirait le changement de leur condition financière (B).

A. La soustraction des partis aux pressions financières

Même si on peut relever une étatisation du financement 66 des partis qui bénéficient de l’aide publique 67, plus nette encore lorsqu’on y ajoute les cotisations versées par les élus sur leurs indemnités, on ne saurait conclure pour autant à une étatisation des partis. Plusieurs raisons peuvent à cet égard être avancées. Outre le fait qu’ils demeurent des organismes de droit privé 68 – des associations à statut spé-cial –, dont la liberté est constitutionnellement protégée, les contraintes qui leur sont imposées en contrepartie de l’aide demeurent très limitées. La modulation paritaire,

les sanctions pénales ont progressivement été durcies et adaptées à l’évolution du régime des dons et des prêts 56 et aux violations des obligations de communication d’informations financières à la CNCCFP 57. Malgré ces avancées législatives significatives 58, l’argent des partis paraît toujours « insuffisamment surveillé » 59, qu’il s’agisse des recettes et surtout des dépenses 60. Pour inaboutie qu’elle soit, cette stratégie de régulation des financements partisans a sensiblement modifié la condition financière des partis, dont il convient d’apprécier les conséquences.

II. Les incidences du système de financement public

Dominés par le souci de soustraire les partis à l’influence de l’argent privé, l’interdiction complète des dons de personnes morales, le plafonnement de ceux des per-sonnes physiques, incluant les cotisations, versées à un ou plusieurs partis, l’encadrement des prêts qu’ils sollicitent, l’instauration d’un financement public et le rembourse-ment aux candidats d’une partie de leurs dépenses de campagne ont bouleversé l’économie des financements partisans 61 et les formes de pression auxquelles ils sont soumis (A). Le financement public est devenu, sur période longue, une source principale de revenu, devant les coti-sations des élus et des adhérents, pour les grands partis

au périmètre fixé par la loi, que cette certification soit établie sans réserves ou qu’elle soit assortie de réserves, même formulées sur des points identiques plusieurs années de suite » ; voir aussi CE, 12 juin 2017, Avis sur un projet de loi pour la confiance dans l’action publique, p. 7.

56. Art. 11-5 de la loi de 1988 modifié par la loi du 15 septembre 2017 : « Les personnes qui ont versé un don ou consenti un prêt à un ou plusieurs partis ou groupements politiques en violation des articles 11-3-1 et 11-4 sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende. Les mêmes peines sont applicables au bénéficiaire du don ou du prêt consenti : 1° Par une personne physique en violation de l’article 11-3-1 et du cinquième alinéa de l’article 11-4 ; 2° Par une même personne physique à un seul parti ou groupement politique en violation du premier alinéa du même article 11-4 ; 3° Par une personne morale, y compris de droit étranger, en violation dudit article 11-4 ».

57. Art. 11-9 de la loi de 1988 modifié par la loi du 15 septembre 2017 : « I – Le fait de ne pas communiquer, de sa propre initiative ou sur la demande de la CNCCFP, les informations qu’un parti ou groupement politique est tenu de communiquer à cette dernière en application de l’article 11-3-1, du quatrième alinéa de l’article 11-4 et du II de l’article 11-7 est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. II – Le fait pour un dirigeant de droit ou de fait d’un parti ou groupement politique de ne pas déposer les comptes du parti ou groupement qu’il dirige dans les conditions fixées à l’article 11-7 est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende ».

58. Le Conseil d’État a estimé contraire à la liberté des partis de vouloir leur imposer des règles d’engagement et d’exécution des dépenses, l’instauration d’une certification des comptes par la Cour des comptes lorsque leurs ressources annuelles dépassent 500 000 euros ; voir CE, 12 juin 2017, Avis sur un projet de loi pour la confiance dans l’action publique, p. 6.

59. R. Rambaud, « L’argent et les partis », Pouvoirs, nº 163, 2017, p. 87 sq.60. Des factures de plusieurs millions d’euros auraient été payées par l’Union pour un mouvement populaire (UMP) à la société Bygmalion pour

couvrir les dépenses de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012, qui dépassaient les plafonds autorisés ; voir L. Equy, S. Mouillard, D. Albertini, « Fausses factures, Bygmalion, Sarkozy : le grand déballage », Libération, 26 mai 2014.

61. Y. Poirmeur, D. Rosenberg, Droit des partis politiques, p. 174.62. Ainsi de 2012 à 2017, cinq partis sur les treize éligibles percevaient plus de 86 % de l’aide versée, dont 69 % pour le Parti socialiste et Les Républi-

cains ; voir CNCCFP, Dix-huitième rapport d’activité, 2016, p. 65-66. Pour une analyse de la période 1993-2012, voir A. François, É. Phélippeau, Le financement de la vie politique. Réglementations, pratiques et effets politiques, Paris, A. Colin, 2015, p. 61.

63. Voir R. S. Katz, P. Mair, « La transformation des modèles d’organisation et de démocratie dans les partis. L’émergence du parti-cartel », in Les systèmes de partis dans les démocraties occidentales : le modèle du parti-cartel en question, Y. Aucante, A. Dézé (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 49-50.

64. Ils étaient 28 en 1990, 161 en 1995, 208 en 2000, 259 en 2005, 296 en 2010 et 451 en 2015 (sources : rapports d’activité de la CNCCFP).65. Y. Poirmeur, Les partis politiques…, p. 9.66. J.-L. Debré, « Intervention », Journal officiel de l’Assemblée nationale, Débats, 13 octobre 1992, p. 360.67. Cette aide représentait, au titre de l’exercice 2015, 45 % de ses ressources pour le Parti socialiste, 51 % pour Les Républicains, 68 % pour le Parti radical

de gauche, 36 % pour le Front national, 65 % pour le Nouveau Centre, 36 % pour Europe Écologie Les Verts, 36 % pour Debout la France et 10 % pour le Parti communiste français ; voir R. Rambaud, « L’argent et les partis », p. 92. Sur sa part en 2011, voir Y. Poirmeur, Les partis politiques…, p. 154.

68. Confirmé par Cass., 1re civ., 25 janvier 2017, Association Front national c. J.-M. X, nº 102 : « Si les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage et jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie, le principe de liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle, de sorte qu’ils ne sauraient être regardés comme investis d’une mission de service public ».

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42 Yves Poirmeur

plus réceptifs aux intérêts d’un groupe particulier de donateurs qu’à l’intérêt général » 76 n’est en revanche pas sans conséquences. Elle contribue à affaiblir le lien des partis avec la société civile dont les groupes d’intérêt et les entreprises de toute nature sont des acteurs essentiels. Outre les contournements qu’il est difficile d’éliminer complètement, cette législation génère des effets de dépla-cement. L’interdiction du financement des partis par les personnes morales a conduit ces acteurs à réorienter leurs stratégies d’influence en consacrant davantage d’argent aux différentes activités de lobbying 77, notamment des campagnes de lobbying électoral 78, grâce auxquelles ils cherchent à se faire entendre et à peser tout à la fois sur les électeurs, sur les partis, et sur les candidats 79. Quoi qu’il en soit, la législation sur les financements partisans gouvernée par le souci de limiter l’influence des intérêts économiques et financiers et de placer les partis et leurs élus en apesanteur d’intérêts 80 n’a fait qu’accentuer leur éloignement de la société civile et favoriser la mutation de la forme parti.

B. Les métamorphoses des partis

C’est moins la structure du champ politique, que l’orga-nisation des partis que le système de financement public affecte. Il amplifie les évolutions qui touchent les partis et induisent le changement de leur forme en les rapprochant de celle du parti cartel. Le financement public permet ainsi à ses principaux bénéficiaires, frappés par le déclin du militantisme, sans grande capacité de mobilisation 81 et disposant de peu de militants, d’assurer leurs fonctions partisanes – sélection des candidats, fonction program-matique, communication et marketing politique… – en les confiant à une administration bien structurée et de plus en plus professionnalisée et / ou en les sous-traitant à

afin de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux, et les obligations comptables n’empiètent guère sur leur liberté et n’ont pas eu de conséquence, si l’on en juge par le vaste spectre des idéo-logies qui se manifestent dans l’espace politique 69 et par l’éclosion d’une myriade de micro-partis. Cette étatisation des financements partisans, qui permet aux grands partis de disposer de subsides garantis et suffisants, s’effectue dans un cadre juridique qui sauvegarde le pluralisme politique 70 : elle n’empêche ni l’entrée d’outsiders dans la compétition politique – ce qu’illustre le succès à l’élection présidentielle et aux élections législatives de 2017 d’un tout nouveau parti, La République en marche 71, face aux candidats de grands partis qui concentraient depuis des années l’aide publique –, ni n’assure les grands partis qui disposent de ressources pérennes pendant la législature qu’ils pourront ensuite s’y maintenir durablement 72. En tout état de cause, si dépendance à l’État des organisations partisanes il y avait à travers l’aide publique, force serait de constater qu’elle serait variable, puisque, à montant égal, son importance relative est fonction de la capacité différentielle de chacune à se procurer d’autres ressources. Enfin, cette dépendance n’est pas corroborée par « l’effer-vescence partisane » 73 des petits et des micro-partis. Si l’aide publique, à laquelle assez peu d’entre eux sont éli-gibles 74, et les déductions fiscales sur les dons et cotisations contribuent sans doute à leur multiplication, c’est surtout l’interdiction faite aux personnes morales autres que des partis de financer les campagnes électorales 75 qui incite tous ceux qui souhaitent intervenir dans la vie politique, notamment être candidat à une élection nationale ou locale, à se doter d’une telle enveloppe juridique, dont la création est très peu exigeante.

L’impossibilité pour les personnes morales de finan-cer légalement les partis en raison « du risque réel que certains partis et candidats, une fois au pouvoir, soient

69. Voir M. Offerlé, Sociologie de la vie politique française, Paris, La Découverte, 2004, p. 36-37.70. Voir Y. Poirmeur, « La réglementation du financement des partis politiques en France : la consécration du parti cartel ? », in Penser la science

administrative dans la post-modernité : mélanges en l’honneur du professeur Jacques Chevallier, P. Bezes, M. Borgetto, D. Bourcier (dir.), Paris, LGDJ, 2013, p. 185.

71. Le temps de parole sur les chaînes du service public a été ajusté pour tenir compte du renouvellement du paysage politique ; voir S. Salles, « L’adap-tation de la législation électorale par le Conseil constitutionnel : plus de temps pour “En marche !” », Gazette du Palais, nº 25, 4 juillet 2017, p. 33.

72. Le Parti socialiste et Les Républicains ont connu récemment d’importants revers de fortunes. La perte d’élus – donc de cotisations – et la diminution de l’aide publique aggravent leurs difficultés financières et les contraignent à vendre leur siège parisien et les locaux de leurs permanences lorsqu’ils en sont propriétaires. L’argent ne fait pas tout en matière électorale, comme le montrent les déconvenues de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2012, où il aurait dépensé le double du plafond autorisé. Au total, près de 46 millions auraient été utilisés ; voir M. Mathieu, « Sarkozy a dépensé le double du plafond autorisé », Mediapart, 13 avril 2016.

73. A. François, É. Phélippeau, Le financement de la vie politique…, p. 72.74. Pour la législature 1988-1993, ils étaient 16 à l’être, 47 pour celle de 1993-1997, 57 pour celle de 1997-2002, 70 pour celle de 2002-2007, 54 pour

celle de 2007-2012, et 52 pour celle de 2012-2017 ; voir A. François, É. Phélippeau, Le financement de la vie politique…, p. 72.75. Pour une analyse de la jurisprudence et de la portée de cette règle, voir E. Forey, « Une association proche d’un parti politique peut-elle contribuer

au financement d’une campagne électorale ? », L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, p. 440.76. Organisation de coopération et de développement économiques, Le financement de la démocratie…, p. 22.77. Sur son développement, voir Y. Poirmeur, Lobbying et stratégies d’influences. Du XVIIIe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018.78. Voir Le lobbying électoral : groupes en campagne présidentielle (2012), G. Courty, J. Gervais (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du

Septentrion, 2016.79. La logique de la législation sur les partis devrait conduire à réglementer étroitement le financement de ces campagnes de communication d’influence.80. Voir Y. Poirmeur, « La transparence dans le discours politique actuel », in La transparence en politique, N. Droin, E. Forey (dir.), Bayonne – Paris,

Institut universitaire Varenne – LGDJ, 2013, p. 106.81. Voir J. Fretel, R. Lefebvre, « La faiblesse des partis politiques français : retour sur un lieu commun historiographique », in La fabrique interdisci-

plinaire : histoire et science politique, M. Offerlé, H. Rousso (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 154.

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Les politiques de rationalisation des financements partisans 43

électorat 85. Ces procédures participatives, contrôlées par les dirigeants qui maîtrisent la production des offres poli-tiques, ne contrebalancent pas les logiques oligarchiques 86 à l’œuvre dans ces organisations qui, converties en partis électoraux professionnels, privilégient l’activité électorale, réduisent le rôle des militants, s’éloignent de la société civile et confèrent à leur direction une grande autonomie. Cette métamorphose qui accentue leurs défauts ne saurait, dans ces conditions, restaurer l’image des partis dans l’opinion.

des agences spécialisées et à des consultants 82, en utilisant des techniques de communication modernes et, avec plus ou moins de succès 83, en externalisant, par le procédé des primaires ouvertes, la sélection de leurs candidats aux élections auxquels est transférée la fonction program-matique 84, ce qui permet tout à la fois de trancher des concurrences internes, de mobiliser leurs sympathisants et de les rapprocher de la société civile, en principe, d’opti-miser le choix de leurs candidats et de pré-mobiliser leur

82. Voir Y. Poirmeur, Les partis politiques…, p. 164 sq.83. Sur la conversion aux primaires, voir R. Lefebvre, É. Treille, « Vers une primarisation de la vie politique française ? », in Les primaires ouvertes en

France. Adoption, codification, mobilisation, R. Lefebvre, É. Treille (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 11 sq.84. Pour Rémi Lefebvre, « la fonction programmatique est dès lors en quelque sorte privatisée (chaque candidat fabrique un projet qui justifie sa

candidature) », ce qui « contribue aussi à dévaluer le militantisme », car les militants sont dépossédés de la production collective du projet et de la « gratification symbolique qu’est le pouvoir d’investiture ». Leur rôle « se réduit désormais à la […] fonction d’organisation de la procédure des primaires » (R. Lefebvre, « Les primaires ouvertes et les partis politiques », Revue du droit public, nº 3, 2017, p. 515 sq.).

85. Sur leur financement et l’imputation des dépenses au compte du candidat désigné, voir R. Rambaud, « Le financement de la vie politique et les primaires ouvertes en France », in Les primaires ouvertes en France…, p. 125 sq.

86. Sur la loi d’airain de l’oligarchie, voir R. Michels, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 45 - 58

Interdire Civitas ?Samuel ETOAMaître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

« La démocratie est le seul régime qui se croie tenu, par ses principes, de ne pas se défendre contre ses ennemis », écrivait Raymond Aron lors d’un cours professé à l’École nationale d’administration 1. Fondée sur les notions de plu-ralisme, de tolérance et d’esprit d’ouverture, la démocratie est en effet génétiquement programmée pour accueillir toutes les expressions, y compris les plus subversives 2. Les partis politiques jouent un rôle primordial en la matière. La Cour européenne des droits de l’homme relève d’ailleurs avec justesse l’importance de ces derniers « pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie » 3. Envisagée sous cet angle, l’interdiction d’une formation

politique peut poser problème puisqu’elle tend à rappro-cher les régimes démocratiques des régimes totalitaires ou dictatoriaux. En effet, « comment parler d’interdiction si la démocratie suppose dialogue et acceptation de toutes les opinions ? » 4. Le paradoxe semble profond même s’il n’est peut-être qu’apparent. Car l’idée selon laquelle la démo-cratie ne serait plus véritablement elle-même si d’aventure celle-ci décidait de se défendre contre ses ennemis a tout du sophisme. C’est ainsi que, rigoureux en apparence, le raisonnement qui conduit à cette assertion pose un certain nombre de problèmes logiques parmi lesquels celui de laisser croire à une définition unique et univoque de la

I. Une dissolution envisageable

A. Un corpus juridique ouvert à l’interdiction des partis politiques

1. L’existence de dispositions législatives applicables en droit interne

2. La dissolution des partis politiques et la Convention européenne des droits de l’homme

B. Le caractère antidémocratique du parti politique Civitas

1. L’ambition première de Civitas : la fin du principe de laïcité

2. La provocation à la discrimination, à la haine et à la violence

II. Une dissolution écartée

A. Les incertitudes procédurales

1. Une procédure insuffisamment protectrice des libertés

2. Une dissolution non conforme aux principes démocratiques ?

B. Une mise en œuvre problématique

1. R. Aron, Introduction à la philosophie politique. Démocratie et révolution, Paris, Librairie générale française (Le livre de poche. Références), 1997, p. 93.2. Cour EDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, nº 5493/72, § 49.3. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, nº 133/1996/752/951, § 43.4. B. Pauvert, « La démocratie contre les partis ? Retour sur l’interdiction des partis et groupements politiques », in Partis politiques et démocratie.

Inséparables mais incompatibles ?, C. Boutin, F. Rouvillois (dir.), Paris, F.-X. de Guibert (Combat pour la liberté de l’esprit), 2005, p. 264.

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46 Samuel Etoa

démocratie et de ses impératifs 5. Or, tel n’est pas le cas. Ainsi, à côté de la définition formelle et procédurale de la démocratie se substitue une autre vision de celle-ci, une vision substantielle et militante, celle d’une « démocratie apte à se défendre », dont l’effet serait justement de per-mettre à l’État de « prendre des mesures concrètes […], au besoin en apportant des restrictions au pluralisme » 6. C’est d’ailleurs cette conception de la démocratie qui se déploie dans un certain nombre d’États européens qui, à l’instar de l’Allemagne, de l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande ou de la Grèce, ont choisi d’intégrer à leur droit positif des procédures d’interdiction des partis politiques jugés antidémocratiques 7.

En France, l’interdiction de partis et groupements politiques se pose à échéances plus ou moins régulières. Ainsi de la controverse de la fin des années 1990 sur la dissolution du Front national 8. Plus proches, les débats autour du Parti des musulmans de France, aujourd’hui disparu, dont le symbole représentait Marianne portant le voile sur fond de drapeau français 9. Mais, il semble que l’exemple le plus récent soit celui de Civitas. Créé en 1999, l’Institut Civitas est officiellement devenu depuis le mois d’avril 2016 un parti politique 10. La chose a attiré l’attention tant l’Institut a défrayé la chronique. Ainsi, en 2011, l’Institut organise des manifestations contre les pièces des dramaturges Romeo Castelluci d’une part et Rodrigo Garcia d’autre part, jugées blasphématoires 11. La même année, l’association jette son dévolu sur Piss Christ, œuvre de l’artiste américain Andres Serrano qui, sous une forme photographique, représente un crucifix plongé dans un

bain de sang et d’urine 12. En 2013, à l’occasion de la loi sur le mariage pour tous, les membres de Civitas posent genoux à terre pour des prières de rue devant l’Assemblée nationale et le Sénat. En 2014, c’est au tour du film Tomboy, de Céline Sciamma, de subir les foudres de cette association 13. Notons toutefois que Civitas ne s’arrête pas aux protestations verbales propres aux ligues de vertu. Pour preuve, c’est en marge d’un cortège de Civitas que la journaliste Caroline Fourest et des militantes du mouvement Femen seront molestées, et cela sans que l’Institut ne prenne la peine de condamner ces violences 14. Au contraire, le communiqué du 18 novembre 2012 publié sur le site de Civitas justifie l’agression subie par la reporter en des termes éloquents. Selon ce texte, en effet,

[Caroline Fourest] accompagnait des extrémistes fémi-nistes et homosexuelles qui se sont présentées entièrement dénudées devant les enfants (ce que cette journaliste appelle de « l’humour »). Leur contre-manifestation n’était pas déclarée. Elles se sont approchées de notre colonne en hurlant, en présence des forces de sécurité. Il faut noter que toutes ces contre-manifestantes agressives, Caroline Fourest comprise, ont été arrêtées par celles-ci 15.

Que des voix se soient ainsi élevées dès 2012 afin de demander l’interdiction de ce mouvement n’est donc pas si surprenant. Que ces voix aient perduré en 2016 pour que soit prononcée la dissolution de ce qui était désormais un nouveau parti politique, non plus. Dans une lettre adressée le 28 juin 2016 au Premier ministre Manuel Valls, Laurence Marchand-Taillade souligne le caractère pour le moins « insolite » de l’objet de ce nouveau parti politique 16. Il est

5. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Raymond Aron lui-même ne rejetait pas l’hypothèse d’une défense de la démocratie contre ses ennemis. Ainsi, après avoir qualifié la démocratie de « seul régime qui se croie tenu, par ses principes, de ne pas se défendre contre ses ennemis », l’auteur estime que : « La démocratie ne se définit pas par le fait qu’elle dit : celui qui ne veut pas du régime de compétition pacifique peut tout faire pour le détruire. Le principe, c’est d’abord d’organiser une compétition pacifique pour l’exercice du pouvoir. L’organisation de la compétition pacifique, par définition, est faite pour ceux qui acceptent la compétition pacifique. À partir du moment où des individus ou des groupes disent qu’ils sont contre le système, qu’ils sont hostiles au système et qu’ils le détruiront, ceux qui veulent du système ont parfaitement le droit de se défendre. Ce n’est pas contraire au principe » (R. Aron, Introduction à la philosophie politique…, p. 93).

6. F. Sudre, « Le pluralisme saisi par le juge européen », in Droit et pluralisme, L. Fontaine (dir.), Bruxelles, Bruylant (Droit et justice ; 76), 2007, p. 274.7. Sur ces questions, voir C. Grewe, H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, Paris, Presses universitaires de France (Droit fondamental),

1995, p. 233 ; P. Guillot, « L’interdiction des partis antidémocratiques en droit international et comparé », in Partis politiques et démocratie…, p. 298 sq. ; P. Esplugas, « L’interdiction des partis politiques », Revue française de droit constitutionnel, nº 36, 1998, p. 675 sq.

8. Voir Le Front national et le droit, B. Villalba, X. Vandendriessche (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion (Sciences politiques), 2001.

9. Voir G. Chevrollier, question écrite au ministère de l’Intérieur, nº 22851, Assemblée nationale, 14e législature, Journal officiel de la République française, 2 avril 2013, p. 3479 ; réponse du ministère de l’Intérieur, Assemblée nationale, 14e législature, Journal officiel de la République française, 10 septembre 2013, p. 9497.

10. Annonce nº 1607 modifiant les statuts de Civitas, Journal officiel de la République française, 23 avril 2016, p. 98 ; voir également, en ce qui concerne l’association de financement du groupement politique Civitas, la décision du 18 mai 2016 prise par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) portant agrément d’associations de financement d’un parti politique, Journal officiel de la République française, 12 juin 2016, texte 45.

11. Il s’agissait ici respectivement des pièces intitulées Sur le concept du visage du fils de Dieu de l’Italien Romeo Castelluci et Golgota picnic de l’Argentin Rodrigo Garcia.

12. Voir M. Mégevand, « Le “Piss Christ”, victime de la croisade de Civitas », Le Monde des religions, 19 avril 2011.13. Le film raconte l’histoire d’une jeune fille, Laure, qui le temps d’un été se fera passer pour un garçon, Mickaël ; « garçon » dont s’éprendra Lisa.

Sur les initiatives de Civitas à l’encontre de Tomboy, voir Q. Girard, « “Tomboy” : Civitas appelle à harceler Arte », Libération, 18 février 2014. Voir également les communiqués de Civitas : « Le film Tomboy n’a sa place ni à l’école ni à la télévision », du 17 février 2014 et « Mobilisez-vous contre “Tomboy” film “militant” et “subversif” », du 18 février 2014. Ces communiqués sont disponibles en ligne sur le site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Communiqués ».

14. Voir « Des féministes et des journalistes molestés pendant la manifestation contre le mariage gay », L’Express, 18 novembre 2012.15. Communiqué en ligne sur le site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Communiqués ».16. L. Marchand-Taillade, « Civitas deviendrait un parti politique », lettre au Premier ministre Manuel Valls, 28 juin 2016, disponible sur le site de

l’observatoire de la laïcité du Val d’Oise (http://www.observatoirelaicite95.org/resources/courrier+M+Valls_CIVITAS_20160628.pdf) ; du même auteur : L’urgence laïque, Paris, Michalon, 2017, p. 43-49.

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vrai que l’on trouve assez peu de formations sur l’échiquier politique français dont la mission antirépublicaine est si clairement et si ouvertement exprimée. Il n’est ainsi que de reprendre les statuts de Civitas et de les croiser avec son programme pour comprendre que le credo de cette nouvelle formation est aux antipodes du modèle démocratique et républicain 17. Le 29 juin 2016, le député de Charente-Maritime Olivier Falorni questionnera le gouvernement à ce sujet. Interpellé lors d’une séance de questions d’actualité à l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, écarte toute possibilité d’interdiction 18. Deux arguments sont mobilisés pour cela. Le premier, d’ordre juridique, ne souffre aucune discussion. Face au député qui demandait que l’on retire instamment « l’agrément » offert à Civitas, Bernard Cazeneuve avait rappelé le principe de libre constitution des partis politiques en droit français ; une règle constitutionnelle qui implique que la création d’un parti ou d’un groupement politique ne soit pas soumise à une condition d’agrément de la part des pouvoirs publics mais à une simple déclaration faite en préfecture ou sous-préfecture 19. Selon ce dernier en effet, l’interdiction d’un parti politique ne serait pas conforme aux exigences de la démocratie puisque, toujours selon le ministre, le propre de la démocratie est de permettre toutes les expressions, y compris celles qui n’en défendraient pas les valeurs 20.

Dont acte. Mais la réponse gouvernementale a de quoi interpeller. Elle laisse entendre en effet qu’aucune voie de droit particulière n’existerait qui permettrait de dissoudre des partis politiques dont les activités seraient jugées antidémocratiques. Or, tel n’est pas le cas. Non seulement ces dispositifs existent bel et bien en droit français, mais ils seraient applicables à Civitas (I). Pour le dire autrement, ce qui est de nature à poser problème ici ne doit pas être recherché dans le principe de l’interdiction d’un parti politique ou de ce parti politique, mais dans les modalités de mise en œuvre de cette interdiction (II).

I. Une dissolution envisageable

Contrairement à ce que semble soutenir Bernard Cazeneuve, l’interdiction de Civitas est tout à fait envisageable. Fi donc des arguments tenant à la nature de la démocratie et à

l’impossibilité de celle-ci de se défendre contre ses ennemis. Car loin en effet de consacrer le principe d’une démocratie formelle, le droit français met en place une démocratie substantielle, comme telle fondée sur un certain nombre de valeurs (A). Valeurs que Civitas se donne précisément pour tâche de pourfendre (B).

A. Un corpus juridique ouvert à l’interdiction des partis politiques

Il s’agira ici de rappeler qu’à défaut de consacrer une procédure d’interdiction des partis politiques dans sa Constitution, le droit français retient la possibilité de prononcer cette interdiction dans le cadre de disposi-tions à caractère législatif (1). Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme consacre également cette possibilité (2).

1. L’existence de dispositions législatives applicables en droit interne

Longtemps laissés en marge du droit 21, les partis poli-tiques bénéficient, depuis 1958, d’une reconnaissance juridique. L’article 4 de notre loi fondamentale est en effet le premier dans notre histoire constitutionnelle à mentionner explicitement le rôle de ces groupements. Issu de la volonté gaullienne d’en finir avec « le régime des partis » 22, l’article 4 affirme les principes de libre constitution et de libre activité des partis et groupements politiques, sans chercher toutefois à définir plus avant les notions exposées 23. Preuve en outre de ce qu’une certaine forme de démocratie avait irrigué l’esprit des rédacteurs, l’article 4 de la Constitution affirme également l’existence de limites à l’activité des partis. Selon cette disposition : « Ils [les partis et groupements politiques] doivent res-pecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » 24.

A contrario, un parti qui ne respecterait pas ces deux principes pourrait donc faire l’objet d’une mesure d’interdiction. On sait toutefois que tel n’est pas le cas et que, faute d’une procédure juridictionnelle organisée en ce sens, l’article 4 n’a juridiquement que la portée d’une

17. Sur les objectifs de Civitas et l’idéologie prônée par cette formation, voir infra (point I.B).18. O. Falorni, question au ministère de l’Intérieur, nº 4114, Assemblée nationale, 14e législature, Journal officiel de la République française, 30 juin 2016,

p. 4840.19. Selon le ministre de l’Intérieur, en effet : « Les principes qui régissent la création des partis politiques et des associations de financement sont

définis par l’article 4 de la Constitution, qui établit le principe de la libre création des partis politiques. Les principes relatifs aux structures de financement, qui rappellent ceux de l’article 4 de la Constitution, résultent quant à eux de la loi de mars 1988 » (réponse apportée par B. Cazeneuve à O. Falorni, question précitée).

20. Selon le ministre de l’Intérieur : « […] la démocratie a cette force, que vous considérez dans votre question comme une faiblesse, de permettre l’expression de ceux qui ne pensent pas comme ceux qui, dans la démocratie, [en] défendent les valeurs » (réponse apportée par B. Cazeneuve à O. Falorni, question précitée).

21. Voir P. Larrieu, « Les partis politiques, en marge du droit ? », Revue du droit public, nº 1, 2011, p. 179 sq.22. P. Jan, « La Ve République et les partis », Pouvoirs, nº 163, 2017, p. 6.23. Voir l’article 4, alinéa 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui souligne que les partis et groupements politiques « se forment et exercent leur

activité librement ». D’une manière générale sur la rédaction de cet article, voir P. Avril, « L’article 4 : explication d’un paradoxe », in L’écriture de la Constitution de 1958, D. Maus, L. Favoreu, J.-L. Parodi (dir.), Aix-en-Provence – Paris, Presses universitaires d’Aix-Marseille – Economica, 1992, p. 713 sq. ; O. Gohin, « L’encadrement des partis en droit français », in Partis politiques et démocratie…, p. 205 sq.

24. Art. 4, al. 1 de la Constitution du 4 octobre 1958.

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dans un conflit que d’aucuns qualifient de politique 28. Une illustration en ce sens nous est offerte par l’arrêt GPMF du 2 octobre 2007, dans lequel la Cour de cassation a considéré que les statuts de cette association – statuts qui établissaient que « la France est toujours une royauté, avec une apparente vacance du trône » – ne permettaient pas d’établir avec certitude que ledit groupement avait pour but de revenir sur la forme républicaine du gouvernement 29. Du reste, l’article 3 de la loi de 1901 ne fut d’aucun secours non plus au début des années 1930, lorsque se multiplièrent les ligues factieuses dont les plus virulentes avaient pour projet de mettre un terme, dans la violence si cela s’avérait nécessaire, à la République. D’où la seconde voie de droit instituée par le législateur avec la loi sur les groupes de combat et les milices privées du 10 janvier 1936.

Ce texte prévoit, à côté de la procédure judiciaire mise en place en 1901, une procédure de dissolution adminis-trative des associations. Initialement limitée à trois cas de dissolution seulement, les motifs de dissolution se sont toutefois multipliés au gré des modifications législatives apportées à ce texte. Actuellement inscrit à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure, l’article 1er de loi du 10 janvier 1936 prévoit désormais sept cas de dissolution potentiels d’associations ou de groupements de fait. Loin d’être demeurée théorique, la loi a été appliquée à plus d’une centaine de reprises par les pouvoirs publics depuis son entrée en vigueur. Cette mise en œuvre paraît d’ail-leurs d’autant plus simple à opérer avec la disparition du critère de recours à la force qui était au cœur des motifs originels de dissolution. C’est ainsi que les alinéas 4, 5 et 6 de l’article 1er de la loi ne font plus état de la nécessité de se livrer à des actions violentes. Quant aux trois premiers alinéas, la jurisprudence administrative a assoupli leurs conditions de mise en œuvre. En effet, comme le soulignent MM. Robert et Duffar, depuis l’arrêt Sieur de Lassus, Pujo et Real del Sarte 30, le Conseil d’État admet « qu’il n’est plus

pétition de principe 25. En d’autres termes, si les rédac-teurs avaient initialement pour objectif d’instituer un statut constitutionnel des partis politiques, ils ont échoué dans leurs ambitions. Notons toutefois que le laconisme de la Constitution de la Ve République ne signifie pas l’impunité des partis politiques. On ne saurait oublier en effet que ces partis sont constitués pour une large part sous la forme d’associations ou de groupements de fait 26. Cette observation, ajoutée à l’absence de définition juridique précise des partis politiques 27, explique que la question de l’interdiction de ces derniers relève in fine du droit des associations.

Deux types de procédures sont dès lors envisageables en la matière : une procédure judiciaire et une procédure admi-nistrative. La procédure judiciaire est prévue à l’article 3 de la loi de 1901. Cette disposition permet de frapper de nullité les associations ayant une cause ou un objet illicite, contraire aux lois et aux bonnes mœurs ou qui auraient pour but de porter atteinte à « l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement ». Ceci dit, cette procédure est d’un secours assez faible en matière de partis politiques. Plusieurs raisons expliquent cette relative inutilité. La première de ces raisons tient précisément à l’intervention du juge. Outre le fait que cette intervention nécessite une saisine, le recours à une juridiction demande nécessairement du temps. Or, il peut être expédient, face à une association illégale en raison d’une cause ou d’un objet illicite ou face à une association dont l’ambition est de porter atteinte au territoire national et / ou à la forme républicaine du gouvernement, d’agir avec célérité ; toutes choses que ne permet pas l’article 3 de la loi. Par ailleurs, une deuxième raison parfois évoquée concerne précisément le recours au juge lorsque sont en cause des formations politiques. C’est ainsi que, confronté à une demande de nullité sur la base de l’article 3 de la loi sur le contrat d’association, le juge peut éprouver la plus grande des réticences à entrer

25. Sur ce point spécifique, voir P. Esplugas, « L’interdiction des partis politiques », p. 687-692.26. Cass., 1re civ., 25 janvier 2017, nº 15-25561.27. Voir N. Tolini, Le financement des partis politiques, Paris, Dalloz, 2007, p. 407 sq. Notons toutefois que la loi nº 88-227 du 11 mars 1988 relative à

la transparence financière de la vie politique consacre une définition exclusivement formelle de ce que sont ces partis ou groupements politiques. Comme l’explique en effet Jean-Pierre Camby, « le parti politique est désormais appréhendé par le législateur sous son aspect financier et écono-mique : un parti est une structure économique précise, qui peut collecter des fonds et intervenir dans les campagnes électorales » (J.-P. Camby, « Qu’est-ce qu’un parti ou un groupement politique ? », Petites affiches, nº 29, 7 mars 1997, p. 14 sq.). Voir aussi L. Touvet, « La définition du parti ou du groupement politique au regard de la législation sur le financement des campagnes électorales. Conclusions sur Conseil d’État, Assemblée, 30 octobre 1996, Élections municipales de Fos-sur-Mer », Revue française de droit administratif, 1997, p. 59 sq. La loi ne propose donc pas une définition substantielle du parti politique ; voir, en ce sens, CE, 22 mars 1999, Avrillier, nº 196824. Dans cette affaire, le requérant demandait que soit annulée par le Conseil d’État l’aide financière qui avait été accordée au Front national. Il soutenait pour cela que ce parti ne pouvait prétendre au versement d’une aide publique sur le fondement de la loi du 11 mars 1988 dans la mesure où le programme de ce parti méconnaissait les principes démocratiques. Dans le droit fil des conclusions de son rapporteur public, Jean-Denis Combrexelle, le Conseil d’État rejette la requête. Pour la haute juridiction en effet : « […] l’administration, en procédant à l’attribution des aides aux partis et groupements politiques, ne peut prendre en compte que les seules conditions posées par les dispositions législatives précitées ; […] dès lors le moyen par lequel, pour contester la légalité du décret attaqué, le requérant entend critiquer les thèses et le programme d’un parti ou groupement politique, est inopérant ». Pour le dire comme le rapporteur public dans l’affaire précitée, « Le législateur a précisément voulu éviter, comme cela a été précédemment souligné, toute intrusion sur le contenu du programme en instituant des critères purement formels tenant au nombre de candidats présentés et aux nombres de suffrages » (J.-D. Combrexelle, conclusions non publiées sur CE, 22 mars 1999, Avrillier, p. 3). Dès lors, « Ce n’est que si un parti était interdit, sur le fondement de l’article 1-6e de la loi du 10 janvier 1936 tel que modifié par la loi nº 72-456 du 1er juillet 1972, qu’il serait exclu des élections et, par voie de conséquence, exclu du bénéfice de l’aide publique » (ibid.).

28. Voir P. Larrieu, « Les partis politiques, en marge du droit ? ».29. Cass., 1re civ., 2 octobre 2007, nº 06-13732 ; Y. D., « Objet social – La Cour de cassation plus royaliste que le roi ? », Juris association, nº 369, 2007,

p. 8 ; P. Fadeuilhe, « La République est-elle en danger ? Les enseignements de l’arrêt GPMF », Juris association, nº 383, 2008, p. 26.30. CE, Ass., 4 avril 1936, Sieur de Lassus, Pujo et Real del Sarte, Recueil Sirey, 1936, III, 42.

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[…] qu’un parti politique peut promouvoir un changement de législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’État à deux conditions : 1. Les moyens utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et démocratiques ; 2. le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux 36.

Ceci étant dit la nature des conditions visées par la Cour n’est pas clairement explicitée. En effet, ces condi-tions sont-elles cumulatives ou sont-elles au contraire alternatives ? La méthode rédactionnelle utilisée pourrait, dans un premier temps au moins, laisser à penser que nous avons affaire à des conditions cumulatives, de sorte que seraient validés les partis qui, tout en étant dotés d’un objet antidémocratique, useraient de moyens légaux et démocratiques pour mettre en œuvre cet objet. Cette observation est importante s’agissant précisément du critère de recours à la force. Un parti qui refuserait de recourir à la force serait perçu comme étant convention-nel et les mesures nationales de dissolution prises à son encontre, inconventionnelles. Les choses sont cependant plus nuancées qu’il y paraît et le juge d’ajouter

[…] qu’il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs 37.

Les buts du parti sont par conséquent essentiels. Primordiaux même puisqu’il paraît clairement admis qu’un parti peut encourir la dissolution du seul fait de son objet. Ainsi, pour mettre en lumière le caractère antidémocratique d’une formation, la Cour se fonde non seulement sur le programme et les statuts de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où ces derniers peuvent en cacher les ambitions réelles des fondateurs du parti en question, sur les déclarations et communiqués de leurs membres et de leurs dirigeants. Par exemple, dans l’arrêt Refah Partisi, le juge européen considère que le projet d’instauration de la Charia et les conséquences que celui-ci entraîne sur le respect des libertés justifie la dissolution. Ce disant, la juridiction strasbourgeoise affirme l’existence d’une incompatibilité radicale entre la Charia, d’une part, et la démocratie, d’autre part, tout en soulignant au passage

nécessaire d’utiliser la force pour encourir la dissolution : il suffit de ne pas rejeter la possibilité d’y recourir » 31. Nous verrons plus loin que cette dilution du critère du recours à la force pose un certain nombre de problèmes à la doc-trine. Soulignons pour l’heure que le droit européen est au diapason de la vision française sur ce sujet.

2. La dissolution des partis politiques et la Convention européenne des droits de l’homme

Originellement envisagée sous l’angle de l’article 17 et de la théorie de l’abus de droit 32, la validité des mesures éta-tiques d’interdiction des partis politiques aux stipulations conventionnelles est désormais appréciée sous l’angle de l’article 11 sur la liberté d’association. Il faut dire que l’article 17 était de nature à inquiéter puisque, comme l’explique Frédéric Sudre, ce dernier organise moins

[…] une restriction des droits garantis que la déchéance du droit [de se prévaloir de la Convention] dans le but de détruire les droits de l’homme ou de les limiter au-delà de ce qui est prévu 33.

Aussi bien la Cour a-t-elle jugé pertinent dans son arrêt Parti communiste unifié c. Turquie de 1998 d’écarter purement et simplement l’application de l’abus de droit du contentieux né de l’interdiction des partis politiques. Pour autant, la Cour se livre à un examen extrêmement minutieux des mesures étatiques et, dans l’affaire précitée, retient finalement la violation de l’article 11 par la Turquie. En effet, « seules des raisons convaincantes et impératives » peuvent justifier la dissolution d’un parti politique ; les exceptions de l’article 11, § 2 sont par conséquent d’inter-prétation stricte 34. Loin donc de fermer définitivement la porte à la dissolution des partis politiques, la Cour européenne des droits de l’homme pose au contraire des jalons à la conventionnalité de ces interdictions 35, ce que confirme par ailleurs la jurisprudence du Refah Partisi. Dans cette décision, les juges du Palais des droits de l’homme devaient une nouvelle fois se prononcer sur le sort d’un parti turc, ici le Refah Partisi ou Parti de la Prospérité, accusé de vouloir établir sur le territoire natio-nal un système multi-juridique fondé sur la loi coranique : la Charia. Contrairement à l’arrêt de 1998, la Cour valide la dissolution du Refah Partisi. Elle estime en outre, au paragraphe 98 de l’arrêt,

31. J. Robert, J. Duffar, Droits de l’homme et libertés fondamentales, 6e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit public), 1996, p. 768-769.32. Voir P. Le Mire, « Article 17 », in La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, L.-E. Pettiti, E. Decaux,

P.-H. Imbert (dir.), Paris, Economica, 1995, p. 512-513. L’auteur évoque en effet la décision de la Commission du 20 juillet 1957 relative au parti communiste allemand. Dans cette décision, la Commission déclare irrecevable la requête de ce parti qui contestait la mesure d’interdiction qui avait été prise à son encontre. Selon la Commission, le parti communiste allemand était redevable de la procédure de l’article 17 de la Convention. Dès lors, ce dernier ne pouvait s’appuyer sur aucune disposition de la Convention, ce qui incluait les stipulations des articles 9, 10 et 11 de ce texte.

33. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 6e éd., Paris, Presses universitaires de France (Droit fondamental. Classiques), 2003, p. 202.

34. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, nº 133/1996/752/951, § 46. Pour une analyse de cette décision, voir S. Perez, « La dissolution d’un parti politique est contraire à la liberté d’association », Recueil Dalloz, 1998, p. 372 sq. ; L.-E. Pettiti, « Conditions et critères que doivent remplir les décisions nationales décidant de la dissolution de partis politiques ou d’associations. L’affaire Parti communiste turc c. Turquie », Revue de sciences criminelles, 1998, p. 602 sq.

35. Voir I. Kitsou-Milonas, « Dissolution des partis politiques », Europe, nº 11, novembre 2001, comm. 344.36. Cour EDH, GC, 13 février 2003, Refah Partisi c. Turquie, nº 41340/98, 41343/98, 41344/98, § 98.37. Ibid. (nous soulignons).

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organisés par l’association d’individus condamnés pour délit de négationnisme 38. Pareille incrimination n’est pas sans intérêt dans le cas de Civitas. En effet, ce parti dérive de l’ex-« Cité catholique » créée par le pétainiste Jean Ousset. Ces racines ne sont pas ignorées par le nouveau parti politique qui multiplie les références à Pétain 39 et relaie les propos de personnalités qui, à l’instar d’Alain Soral, ont été condamnées pour négationnisme 40. Reste que les points les plus évidents de dissolution du parti politique Civitas sont, à notre avis, de deux ordres. Il s’agit d’une part de l’atteinte qui est portée au principe de laïcité (1) et d’autre part de la provocation à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (2).

1. L’ambition première de Civitas : la fin du principe de laïcité

Nous avons vu précédemment que, dans l’esprit de la Cour européenne des droits de l’homme, la dissolution d’un parti politique peut être justifiée lorsque ce parti a pour ambition de mettre un terme au système laïque prôné par l’État afin de lui substituer un système de type théocratique. Cette solution jurisprudentielle n’est en rien surprenante compte tenu de l’importance accordée par la Cour à la liberté de religion ; liberté qui selon la formule consacrée constitue l’une des assises de la démocratie 41, et qui en toute logique se verrait remise en cause par l’instauration de la loi coranique et du sys-tème multi-juridique que suppose cette dernière. C’est dire par conséquent à quel point le projet politique du Refah Partisi s’avère contraire aux valeurs que prône la Convention. Or, nous pensons que le raisonnement de la Cour de Strasbourg pourrait être étendu à Civitas. En tant que parti politique, Civitas se donne en effet pour objet – et donc pour objectif – d’œuvrer

[…] à promouvoir et défendre la souveraineté et l’identité nationale et chrétienne de la France en s’inspirant de la

l’importance que revêt le principe de laïcité dans l’ordre juridique turc. Cela revient à dire que l’annihilation du principe de laïcité dans le cadre d’un régime théocratique est perçue comme une justification potentielle de disso-lution. Or, cette précision est importante pour Civitas.

B. Le caractère antidémocratique du parti politique Civitas

Il ne saurait être question dans les lignes qui vont suivre d’envisager point par point les différents fondements d’une interdiction du parti Civitas, mais uniquement de dévelop-per les principaux motifs qui, selon nous, sont de nature à commander cette dissolution. Ainsi laisserons-nous de côté les alinéas 1 (association appelant à des manifestations armées dans les rues), 2 (groupes de combat et milice privée), 4 (association dont l’activité est de faire échec au rétablissement de la légalité républicaine) et 7 (association se livrant à des activités terroristes) de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes armés et les milices privées. Une question plus épineuse concerne cependant le cinquième alinéa de l’article 1er de cette loi, telle que modifiée en 1951, qui permet la dissolution administrative des associations et des groupements de fait qui auraient pour but d’exalter la collaboration avec l’ennemi lors de la Seconde Guerre mondiale. La jurisprudence administrative récente a en effet démontré que, loin d’être anachronique ou archaïque, ce fondement de dissolution demeurait actif en droit fran-çais. Ainsi, dans l’arrêt relatif au groupe nationaliste et identitaire L’Œuvre française, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur cette possibilité de dissolution. Dans la décision en question, le juge administratif s’emploie à caractériser cette cause de dissolution par le biais d’un faisceau d’indices. Sont notamment visés la participation à des commémorations de la mort de Philippe Pétain ou l’organisation de camps d’été placés sous la figure de ce dernier, la référence dans les écrits et publications de l’association à des personnalités favorables à la collabo-ration, le choix d’emblèmes rappelant ceux utilisés par l’État français, ou la participation à certains événements

38. CE, 30 décembre 2014, Association L’Œuvre française et autre, nº 372322, L’actualité juridique. Droit administratif, 2015, p. 939 sq, note R. Rambaud.39. Ainsi de la conférence d’Alain Escada, président de Civitas, lors de la fête du Pays Réel, dont le titre est un hommage direct à Philippe Pétain

et à Charles Maurras : « Dieu, Famille, Patrie. Une devise pour le Pays Réel », 24 mars 2018, vidéo en ligne sur le site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Audio (conférences) ». Notons également lors de cette conférence les propos suivants : « Parce que le bon sens d’un paysan a bien souvent plus d’utilité que les calculs d’un énarque ; parce que “la terre ne ment pas”, comme l’a dit un grand maréchal de France » (propos tenus à 10 minutes et 10 secondes ; nous soulignons). Voir également, toujours sur le site de Civitas (rubrique « Documentation », onglet « Communiqués »), l’article « France Jeunesse Civitas, promotion “Saint-Michel” », 30 septembre 2017. Cet article relate le déroulement du premier « camp de cohésion » organisé par France Jeunesse Civitas. Les images de l’article laissent entendre que l’activité première de ce camp, outre la prière, est l’entraînement physique et la préparation au combat. L’article se termine par une prière dont certaines des paroles font état d’une nostalgie pour la période vichyste. Ainsi le passage suivant : « Claquez bannières de la chrétienté / Contre révolution. / Notre honneur est fidélité, / Chez nous Dieu premier servi, / La France est aux Français / Travail, Famille, Patrie / Nos devises sont fixées […] » (nous soulignons).

40. Alain Soral a ainsi été condamné par la cour d’appel de Paris, le 18 janvier 2018, pour contestation de crime contre l’humanité à la suite d’un dessin montrant le visage de Charlie Chaplin devant une étoile de David et demandant « Shoah où es-tu ? » ; voir sur ce point l’article « Alain Soral condamné en appel pour un dessin jugé négationniste », Le Figaro, 18 janvier 2018. Des liens existent en effet entre Alain Soral et Civitas puisque l’on trouve toujours sur le site de Civitas des vidéos pourtant anciennes de conférences ; ainsi de la vidéo « Hommage à Jeanne d’Arc » d’Alain Soral du 2 mai 2015 (site de Civitas, rubrique « Actualités », onglet « Entretiens ») ou la conférence intitulée « De la nécessité de l’enracinement » tenue dans les locaux d’Égalité et Réconciliation du Nord-Pas-de-Calais, le 18 septembre 2016, qui réunissait pour un regard croisé Alain Soral et Alain Escada (site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Audio (conférences) »).

41. Voir, en ce sens, Cour EDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, série A, nº 260-A, § 31.

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républicain, est ouvertement qualifiée de « diabolique » 46. Exit par conséquent la liberté de religion, et par la force des choses tout espoir d’un régime démocratique fondé sur l’égalité des droits et la non-discrimination entre croyants et non-croyants. C’est ainsi que s’agissant des personnes de confession musulmane, on trouve écrit dans la revue Civitas de demander à celles-ci de « se conformer aux principes de la civilisation chrétienne (monogamie, par exemple) » et même de « [les contraindre] de se conformer aux lois découlant de l’ordre naturel » 47. Dans le même temps, et dans le droit fil de ce qui vient d’être dit, Civitas promet de revenir sur le mariage pour tous et sur le droit à l’interruption volontaire de grossesse, que le parti assimile sans aucune vergogne à un crime contre l’humanité 48.

À ce stade de l’analyse, une interrogation vient à l’esprit : l’ambition de Civitas de mettre un terme à la laïcité ne pourrait-elle s’analyser également comme une atteinte à la forme républicaine du gouvernement visée par la loi du 1er juillet 1901 et celle de 1936 sur les groupes de combat et les milices privées ? On peut le penser. Néan-moins, l’appréhension de cette atteinte s’avère délicate. Utilisée également comme limite matérielle au pouvoir de révision constitutionnelle 49, la doctrine demeure pour le moins circonspecte quant aux contours qu’il convient de prêter à la « forme républicaine du gouvernement ». Un accord a minima semble toutefois se dessiner dans la pensée majoritaire. Les auteurs soulignent en effet que l’expression « forme républicaine du gouvernement » vise avant tout à prémunir la France de toute tentative de rétablissement de la monarchie 50, ce que confirme par ailleurs l’interprétation du Conseil d’État en la matière 51. Toutefois, on peut se demander si cette référence à la « forme républicaine du gouvernement » ne permettrait pas aussi de protéger des principes substantiels, au premier

doctrine sociale de l’Église, du droit naturel et des valeurs patriotiques, morales et civilisationnelles indispensables à la renaissance nationale […] 42.Bien que sibylline, cette affirmation met pleinement en

lumière le caractère à la fois catholique et intégriste de ce nouveau parti. Encore faut-il comprendre les réalités que recouvrent ces mots. De ce point de vue, le site Internet de Civitas est d’une aide précieuse en ce qu’il affiche non seulement le programme politique de ce parti mais regorge de documents permettant d’expliciter l’arrière-plan idéologique de ce dernier. Quittant le terrain de l’euphémisation propre à la définition de son objet, le site de Civitas affirme sans détour l’objectif premier du parti : mettre fin à la laïcité. Si l’abrogation de la loi de 1905 est souhaitée, Civitas ne compte pas pour autant en rester là. La lecture du programme s’avère instructive et affiche clairement l’ambition de Civitas qui passe par « le rétablissement du catholicisme comme religion d’État [et] l’instauration du règne social du Christ Roi » 43. La formule, qui peut sans doute prêter à sourire de premier abord, devient plus inquiétante lorsqu’elle croise la mention faite au « droit naturel » inscrite dans l’objet du parti. Et pour cause puisque le droit naturel dont il est ici fait mention n’est autre que la loi divine. Loin par conséquent de l’ambition libératrice des droits de l’homme, Civitas entend soumettre l’État et les individus à une autorité supérieure : la loi de Dieu. On est donc loin du jusna-turalisme moderne d’un Grotius, loin aussi du concept de droits de l’homme accusé par Civitas d’être l’outil de « destruction de la civilisation chrétienne » 44. Quant à l’État, il est bien évidemment le destinataire autant que le débiteur de ce droit divin 45. Les ambitions théocratiques de Civitas sont donc on ne peut plus claires. Dans cette perspective, la liberté de religion, cœur du modèle laïque et

42. Tels sont en effet les mots de l’objet du parti politique Civitas ; voir, en l’espèce, l’annonce nº 1607, Journal officiel de la République française, nº 17, 23 avril 2016, p. 98. L’objet se poursuit par ailleurs de la façon suivante : « mener conformément à ses objectifs à tous les échelons, du local, national à l’international, toutes les actions qu’il jugera utile, y compris le soutien à des candidats à un scrutin ou la participation à des élections ».

43. Voir le site de Civitas, rubrique « Programme », onglet « Fin de la laïcité ».44. Voir l’article de T. Martin, « Les “droits de l’homme”, outils de la destruction de la civilisation chrétienne », Civitas, nº 8, 2003, repris sur le site

de Civitas, rubrique « Dossiers », onglet « Les droits de l’homme ».45. M. d’Azens, « La loi de Dieu et la loi des hommes », Civitas, nº 9, 2003, repris sur le site de Civitas, rubrique « Dossiers », onglet « La loi, le droit,

la justice ».46. La question « La liberté de religion est-elle diabolique ? » est en effet posée par l’abbé Dirk Dibourg dans « Dossier réalisé à destination du site

internet » de Civitas en juin 2003. Ce dossier, toujours actuellement disponible sur le site du parti politique, conclut par l’affirmative. Oui la liberté de religion est diabolique dès lors qu’elle fait primer la liberté sur la raison. Voir D. Dibourg, « La liberté de religion est-elle diabolique ? », rubrique « Dossiers », onglet « La subversion ».

47. Voir T. Martin, « Les “droits de l’homme”, outils de la destruction… », p. 2 : « Si en France et dans d’autres États d’Europe, les pouvoirs publics athées ou “catholiques” modernistes (M. Chirac, par ex.) se refusent à endiguer les flots d’une immigration massive, c’est parce que celle-ci, qu’elle soit arabe ou africaine d’origine, est (très) majoritairement musulmane. Comment exiger de ces populations l’accomplissement de leur devoir d’état sur place, comment leur demander de se conformer aux principes de la civilisation chrétienne (monogamie, par exemple), comment assurer la paix civile dans ces pays aux ethnies nombreuses, si on les laisse dans l’ignorance de la Foi et des Commandements du Christ ou au minimum si on ne les contraint pas à se conformer aux lois découlant de l’ordre naturel ? ». Et plus loin, même page, « Sur le plan spirituel l’immigration de masse que connaît aujourd’hui la France est la conséquence autant de son apostasie que de la liberté religieuse de Vatican II qui met sur le même plan, Vrai Dieu, fausses religions et pratiques démoniaques ».

48. Ces éléments (abrogation de la loi sur le mariage pour tous et abrogation de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse) sont visibles sur le site de Civitas, rubrique « Programme », onglet « Famille ».

49. Voir, sur ce point, l’art. 89, al. 5 de la Constitution du 4 octobre 1958. Voir également O. Jouanjan, « La forme républicaine du Gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », in La République en droit français, B. Mathieu, M. Verpeaux (dir.), Paris, Economica (Droit public positif), 1996, p. 267 sq.

50. B. Genevois, « Les limites d’ordre juridique à l’intervention du pouvoir constituant », Revue française de droit administratif, 1998, p. 909 sq.51. CE, Ass., 4 avril 1936, Sieur de Lassus, Pujo et Real del Sarte (dissolution d’une association appelant au rétablissement de la monarchie par tous

les moyens, en cela compris la force).

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parvenir à ce résultat, et remplissait la condition de mise en œuvre de l’article 1er, alinéa 3 de la loi du 10 janvier 1936. La démonstration s’avère plus compliquée s’agissant de Civitas qui n’appelle pas explicitement à faire usage de la force pour parvenir à ses fins 58. Dans ces conditions et en dépit du phénomène déjà explicité de dilution du critère du recours à la force, il est par conséquent assez délicat de démontrer que Civitas remplit les conditions de mise en œuvre de la loi de 1936 sur ce point. Quant à l’article 3 de la loi de 1901, toujours en vigueur, qui évoque également l’atteinte à la forme républicaine du gouvernement, nous avons vu que le juge judiciaire était des plus réticents à le mettre en œuvre et avait écarté l’application de cette disposition à une association dont le but était pourtant des plus explicites 59.

2. La provocation à la discrimination, à la haine et à la violence

La loi nº 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, codifiée à l’article 1er alinéa 6 de la loi du 10 janvier 1936, sanctionne de dissolution administrative les asso-ciations ou groupements qui provoquent ou propagent des idées ou des théories qui justifient ou encouragent la discrimination, la haine ou la violence raciale ou religieuse. D’un point de vue strictement pénal, la jurisprudence des juridictions judiciaires retient une conception étroite de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. Dans un arrêt du 7 juin 2017, la Cour de cassation affirme en effet que l’infraction est caractérisée lorsque les propos tenus constituent « une exhortation » aux comportements incriminés 60. En d’autres termes, tous les propos racistes ne sont pas visés, ils ne le sont que si et dans la mesure où ces derniers sont de nature à inciter à un tel compor-tement. Comme l’affirme Christophe Bigot,

rang desquels figurerait la laïcité 52. L’hypothèse n’est pas à exclure. On connaît en effet les liens étroits qui unissent les concepts de laïcité, d’une part, et de République, d’autre part 53. Cette relation amène logiquement une partie de l’opinio juris à placer la laïcité parmi les éléments de « l’identité constitutionnelle de la France » ; identité qui est elle-même conçue comme « nécessairement républi-caine » 54. Dès lors, il n’existe pas d’opposition formelle à considérer qu’un parti politique, dont l’ambition est de mettre un terme à la laïcité en promouvant un État fondé sur des principes religieux, porterait bien atteinte à la forme républicaine du gouvernement. Cela d’autant plus que le régime politique de Civitas n’a d’un strict point de vue institutionnel rien de républicain puisqu’il s’agit, comme nous l’avons dit, de préparer le « règne social du Christ Roi ». Seule une monarchie de droit divin peut être conforme à de telles ambitions 55.

Mais rares sont les associations à faire l’objet d’une procédure de dissolution sur ce fondement. La dernière en date, Forsane Alizza, était un groupement fondamen-taliste islamiste dont l’ambition était d’instaurer un califat et d’appliquer la Charia sur le sol français. Pour parvenir à ce résultat, Forsane Alizza appelait les musulmans de France à s’unir dans le but de prendre part à une guerre civile jugée par eux imminente. Le décret de dissolution précisait en outre que les membres de ce groupement étaient physiquement préparés au combat, à la lutte armée et à la technique de la prise d’otage 56. En l’espèce, nous souscrivons aux propos de Romain Rambaud, lorsqu’il écrit qu’« il ne fait guère de doute que le décret du 1er mars 2012 ayant procédé à la dissolution du groupement de fait Forsane Alizza aurait été validé », si d’aventure il avait fait l’objet d’un recours contentieux 57. En effet, non seulement l’atteinte à la forme républicaine était évidente, mais Forsane Alizza entendait recourir à la force pour

52. Voir D. Rousseau, « La Constitution peut-elle être modifiée ? », disponible sur le site du Conseil constitutionnel (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-de-1958-en-20-questions/la-constitution-peut-elle-etre-modifiee.25811.html).

53. Pour un exemple de ces liens, voir l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 qui dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (nous soulignons).

54. M. Quesnel, La protection de l’identité constitutionnelle de la France, Paris, Dalloz (Bibliothèque parlementaire et constitutionnelle), 2015, p. 164.55. Voir M.-A. Cohendet, Droit constitutionnel, 3e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Cours), 2017, p. 67-68.56. Décret nº 2012-292 du 1er mars 2012 portant dissolution d’un groupement de fait, Journal officiel de la République française, 2 mars 2013, texte 15,

p. 4012.57. R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées (article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure) : l’arme

de dissolution massive », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2015, chron. 20, en ligne : http://www.revuedlf.com/droit-administratif/la-loi-du-10-janvier-1936-sur-les-groupes-de-combat-et-milices-privees-article-l-212-1-du-code-de-la-securite-interieure-larme-de-dissolution-massive.

58. Le discours de Civitas est en effet d’une grande ambiguïté sur ce point. Ainsi des propos de son président, Alain Escada, qui, dans une lettre ouverte adressée au Front national, écrit : « Il est temps d’admettre avec lucidité que notre camp ne parviendra pas à conquérir les commandes de l’État par des élections. L’étude de l’Histoire nous enseigne que, depuis la fin des Monarchies, ce sont seulement de graves circonstances exceptionnelles marquées par le délitement des institutions qui ont permis à des hommes vertueux et aguerris de notre camp de reprendre le pouvoir en main pour entreprendre pour quelque temps un travail de restauration nationale » (A. Escada, « Lettre ouverte à nos amis encore au Front National », 21 septembre 2017, en ligne sur le site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Communiqués »). Quant à déterminer la nature exacte de ces « graves circonstances exceptionnelles », les débats restent ouverts. Observons cependant que la référence à des hommes « aguerris » renvoie directement à l’idée d’affrontements physiques. Les photographies de combats au corps-à-corps des militants de France Jeunesse Civitas, ainsi que des entraînements de résistance au gaz lacrymogène renforcent encore cette impression selon laquelle Civitas ne rejette pas l’hypothèse d’un conflit. Qualifiées d’entraînement physique de cohésion, ces séances ont pour finalité, selon le communiqué de Civitas, de procéder « à la formation du service d’ordre », ce qui implique « les exercices pratiques de protection de personnalité, collage, encadrement de manifestations, actions coup-de-poing […] » (communiqué « France Jeunesse Civitas, Promotion Saint-Michel » ; nous soulignons).

59. En effet, la Cour de cassation se montre extrêmement réticente à prononcer la nullité des statuts des associations sur ce point, ainsi qu’en atteste la jurisprudence GPMF, supra (point I.A.1).

60. Cass. crim., 7 juin 2007, nº 16-80.322 (nous soulignons).

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le cadre de la répression prévue par la loi du 1er juillet 1972. Ainsi l’abbé Xavier Beauvais, actuellement chargé des aumôneries et du soutien doctrinal du parti, a-t-il été condamné en appel pour injure raciale après ses propos à l’encontre de Christiane Taubira 66.

Par ailleurs, le cas d’Alexandre Gabriac s’avère très instructif quant à l’orientation idéologique de Civitas. Ex-militant du Front national (exclu après avoir été pris en photo faisant le salut nazi), fondateur du groupement Jeu-nesses nationalistes (aujourd’hui dissous en vertu de la loi du 10 janvier 1936), Alexandre Gabriac a été officiellement investi par Civitas secrétaire national aux fédérations. Loin de s’être assagi, Alexandre Gabriac continue de relayer sur les réseaux sociaux des messages qui, s’ils devaient être étudiés par un juge, ne manqueraient pas de tomber dans le chef de la provocation à la discrimination, à la haine et à la violence. Ainsi le 23 mars 2018 Alexandre Gabriac tweete-t-il « 2018, France occupée » au-dessous d’une photo montrant des sans-papiers investissant la basilique Saint-Denis. Le même jour, qui fut aussi celui des attentats de Trèbes et de Carcassonne, Alexandre Gabriac procédait, toujours sur son compte Tweeter, à un amalgame radical entre immigration et terrorisme 67. Le 1er mars 2018, il publiait le photomontage du visage d’une personne noire de peau en lieu et place du visage de Jeanne d’Arc et écrivait : « Bah quoi ? Il est scout et chrétien, et en plus il sera invité au Puy du fou si vous l’insultez » 68. Et l’on pourrait continuer longtemps encore cette litanie…

De tels propos ne sont pas uniquement représentatifs des pensées et opinions des personnes qui les tiennent, mais offrent au contraire de précieuses indications sur les orientations du parti. Il suffit pour se convaincre de cette convergence idéologique de consulter un certain nombre des documents laissés en libre accès sur le site de Civitas. Certains sont on ne peut plus suggestifs. Ainsi de la conférence dans laquelle le locuteur, tout en usant d’une rhétorique éprouvée dans les milieux antisémites, développe la thèse du complot judéo-maçonnique. Pour Johan Livernette : « Depuis maintenant un peu plus de

Le délit de provocation à la discrimination à la haine raciale ne consiste pas à sanctionner toutes les opinions qui seraient d’inspiration raciste ou antisémite, mais seulement à pénaliser un type d’expression induisant ou exaltant des comportements portant atteinte à la personne 61.

Sont dès lors écartés les propos du directeur de publi-cation d’un journal national qui fustigeait la politique gou-vernementale en matière d’immigration et plus précisément la naturalisation des personnes de confession musulmane. La Cour de cassation estimant ici que les propos litigieux portaient sur une question d’intérêt public et ne dépassaient pas les limites de la libre expression 62. Sont en revanche considérées comme provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence, des paroles sur les Roms qui, tenues par un responsable politique lors d’une conférence de presse, avaient pour finalité d’inciter le public à la dis-crimination, la haine ou la violence envers ces personnes 63.

S’agissant de la dissolution administrative des partis politiques incitant à de tels comportements, la jurispru-dence a eu l’occasion de s’interroger sur la délicate ques-tion de l’imputabilité de ces propos à l’association ou au groupement concerné. Pour cela, le juge administratif se fonde sur les déclarations, les communiqués, les articles et les entretiens diffusés par l’association sur son site Internet. Dans l’affaire Capo Chichi qui concernait la Tribu Ka, le Conseil d’État souligne en outre qu’il n’est pas nécessaire, afin de caractériser ce motif de dissolution, que les auteurs de ces propos aient fait l’objet de condamnations pénales préalables 64. Ce n’est bien sûr que si les éléments de preuve sont suffisamment étayés que le juge administratif validera la mesure de dissolution 65.

S’agissant de Civitas, les choses sont relativement tranchées sur ce point. Faut-il d’ailleurs s’en étonner ? Nous ne le pensons pas s’agissant d’un parti qui se définit lui-même comme nationaliste et identitaire et qui reven-dique « La France aux Français ».

Du reste, le site Internet du parti politique ainsi que les comptes sur les réseaux sociaux de certains de ses cadres et / ou de ses membres regorgent de paroles entrant dans

61. C. Bigot, « La Cour de cassation revient à une définition étroite du délit à la provocation à la haine raciale », Recueil Dalloz, 2017, p. 1814 sq.62. Cass. crim., 7 juin 2007.63. Cass. crim., 6 mars 2018, nº 17-81.875.64. CE, 17 novembre 2006, Capo Chichi, nº 296214 ; CE, 30 juillet 2014, Jeunesses nationalistes et Troisième Voie, nº 370306, 372180.65. CE, 30 juillet 2014, Envie de Rêver, nº 370306. Dans cette affaire, le Conseil d’État écarte en effet la mesure de dissolution en soulignant « qu’il ne

ressort pas des pièces du dossier que, lors des différents événements organisés ou accueillis par l’association “Envie de rêver” dans ses locaux, celle-ci aurait provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence au sens du 6° de l’article L. 212-1 ». Cette association ne servait que de base logistique aux réunions des groupements de fait Jeunesses nationalistes et Troisième Voie. Il faut dire que, dans ses conclusions, le rapporteur public Édouard Crépey soulignait que le dossier était « particulièrement mal étayé sur ce point » (E. Crépey, « Étendue et limites du pouvoir de dissoudre par décret certaines associations ou groupements », Revue française de droit administratif, 2014, p. 1158 sq.) ; voir aussi R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 à la croisée des chemins. Quel bilan après l’arrêt Association “Envie de rêver” ? », Actualité juridique. Droit administratif, 2014, p. 2167 sq.

66. Voir « “Y’a bon Banania, Y’a pas bon Taubira” : l’abbé Xavier Beauvais condamné en appel », L’Obs, 17 février 2016. Notons toutefois que Xavier Beauvais avait été relaxé en première instance ; voir « Taubira / Banania : l’abbé Beauvais relaxé », Le Figaro, 19 mai 2015. Le juge de première instance a en effet considéré que « les expressions “Y’a bon” et “Y’a pas bon” sont parfois perçues comme choquantes » avant de retenir que « leur caractère véritablement outrageant et raciste n’est toutefois pas totalement avéré » (« Taubira / Banania : l’abbé Beauvais relaxé »).

67. Voir ainsi le compte Tweeter d’Alexandre Gabriac et le message du 23 mars 2018 : « Pour la 1000000000x fois. Merci l’immigration. #Aude#Trèbes#Daesh ».

68. Message du 1er mars 2018 écrit par Alexandre Gabriac et publié sur son compte Tweeter. Notons que tel qu’il a été formulé par l’auteur, il semble tout à fait légitime d’insulter une personne en raison de sa couleur de peau. Ce message fait suite à la décision de la Ville d’Orléans de choisir une personne métisse afin d’incarner Jeanne d’Arc lors des fêtes Johanniques.

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place 70, les auteurs sont plus circonspects quant à la validité de la loi du 10 janvier 1936 au regard des droits et libertés. En cause notamment les multiples extensions dont le texte a fait l’objet et la moindre place qui est désormais laissée au critère de l’usage de la force dans l’appréciation de la disso-lution. Alors en effet que cet élément paraissait déterminant dans la rédaction originelle de la loi, l’usage de la force tend progressivement à se dissiper, sinon même à être écarté, dans les révisions de 1944, 1951 et 1972. De là, la crainte largement exprimée de voir des partis politiques être dis-sous pour des motifs essentiellement idéologiques 71. Cette crainte est par exemple relayée par Patrick Wachsmann qui évoque « la dissolution administrative d’associations qui seraient exemptes de tout élément de violence, en raison de leur seul but » 72. Une critique similaire se retrouve sous la plume de Pascal Jan qui note quant à lui que le décret de dissolution du groupement Unité radicale se fonde sur le motif de la provocation à la discrimination, à la haine et à la violence et non sur la tentative d’assassinat, pourtant perpétrée quelques semaines plus tôt par l’un de ses membres, sur la personne du président Jacques Chirac 73. Pour l’auteur, en effet, c’est donc « en raison de l’existence de ce mouvement, de ses “idées”, que les bornes ont finalement été franchies » 74. Il est vrai qu’une étude sommaire des décrets de dissolution permet d’affirmer que, lorsqu’est en cause la loi de 1972, l’usage de la force n’est plus une nécessité. C’est ainsi que le décret de dissolution d’Elsass Korps nous rappelle les « rassemblements au cours desquels sont exaltées l’idéologie nazie et des idées racistes et antisémites » et la propagation de ces idées au sein des publications de ce groupement mais ne dit rien quant à d’éventuelles actions de violence 75. Par ailleurs, si dans l’affaire de la dissolution de la Tribu Ka le juge administratif se réfère à une « action collective, concertée et organisée, commise le 28 mai 2006, rue des rosiers à Paris », l’usage de cette référence n’est mobilisé que de manière résiduelle et ne semble pas déterminant dans la décision du Conseil d’État de valider la mesure d’interdiction qui est prononcée 76. Ceci étant dit, nous souscrivons aux propos des auteurs qui soulignent qu’à défaut de recourir à la force, les associations et groupements qui se livrent, par exemple, à la propagation d’idées racistes demeurent « des organisations violentes, qu’il est prudent de dissoudre rapidement afin d’assurer le salut public » 77. Cette solution tranchée nous paraît d’autant plus pertinente que la Cour

deux siècles, une oligarchie mondialiste et cosmopolite, règne et œuvre en coulisse pour le Grand Israël » 69.

Et l’auteur de raconter la responsabilité des juifs et des francs-maçons dans le développement de Daesh et l’organisation des attentats qui ont touché la France au cours des dernières années. Difficile, là encore, de ne pas y voir une provocation à la discrimination, à la haine et à la violence. Difficile également pour Civitas de nier son implication dans la diffusion de cette conférence. Celle-ci a en effet été tenue lors de la fête du Pays Réel organisée par Civitas. On doit d’ailleurs à Alain Escada d’avoir présenté non seulement le « conférencier » au public mais aussi le thème de son intervention.

II. Une dissolution écartéeBien que juridiquement possible, la dissolution de Civitas est manifestement écartée par les pouvoirs publics. La raison de cette passivité doit selon nous être recherchée dans deux directions. La première tient directement aux incertitudes qui grèvent le droit français en la matière. Se trouve ici spécifiquement visée la procédure de dissolution administrative des associations et groupements de fait (A). Par ailleurs, et en admettant même que ces incertitudes soient levées, la mise en œuvre concrète de la loi de 1936 s’avérerait problématique dans le cas d’un parti tel que Civitas (B).

A. Les incertitudes procédurales

Deux types de critiques ou de questionnements sont per-ceptibles ici. C’est ainsi qu’une première série d’observa-tions nous renvoie au caractère insuffisamment protecteur de la législation française dès lors qu’il est question de dissolution d’associations et / ou de partis politiques (1). Une autre série d’observations, beaucoup plus diffuse, consiste quant à elle à instruire le procès de l’interdiction des partis politiques au regard des tenants et des aboutis-sants de la notion de démocratie (2).

1. Une procédure insuffisamment protectrice des libertés

Si la doctrine valide généralement le dispositif de l’article 3 de la loi de 1901 et la procédure judiciaire qu’elle met en

69. Johan Livernette, « Face au complot maçonnique, le retour à la France catholique », intervention disponible sur le site de Civitas, rubrique « Documentation », onglet « Audio (conférences) » (propos tenus à la 33e seconde de la vidéo).

70. Voir P. Esplugas, « L’interdiction des partis politiques », p. 693.71. Voir B. Pauvert, « La démocratie contre les partis ?… », p. 284.72. P. Wachsmann, Libertés publiques, 8e éd., Paris, Dalloz (Cours), 2017, p. 872.73. P. Jan, « La dissolution d’un groupement de fait (à propos de l’application récente de la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et

de milices privées) », Petites affiches, nº 230, 18 novembre 2002, p. 4 sq.74. Ibid.75. Décret du 19 mai 2005 portant dissolution d’un groupement de fait, NOR : INTD0500121D, Journal officiel de la République française, nº 116,

20 mai 2005, p. 8738.76. CE, 17 novembre 2006, Capo Chichi. Notons toutefois que le décret de dissolution de la Tribu Ka évoque non point un recours à la violence, mais

« des actions menaçantes à l’égard des personnes de confession juive » lors de cette action collective (décret du 28 juillet 2006 portant dissolution d’un groupement de fait, NOR : INTX0609486D, Journal officiel de la République française, nº 174, 29 juillet 2006, p. 11299).

77. G. Lebreton, Libertés publiques et droits de l’homme, 7e éd., Paris, A. Colin (Collection U. Droit public), 2005, p. 533.

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Interdire Civitas ? 55

un contrôle normal sur le motif de dissolution 84. Sont dès lors annulés les décrets prononçant la dissolution sur un motif autre que ceux visés par la loi 85, même si ce contrôle s’avère le plus souvent de pure forme comme en atteste le peu d’annulations prononcées par le juge 86. Ceci étant dit, le Conseil d’État prend soin de veiller au respect de garanties procédurales que l’on pourrait dire minimales. En témoigne l’attitude de la haute juridiction dans l’affaire de la Fédération d’action nationale européenne (FANE). Dans cette affaire, le Conseil d’État annulera une première fois le décret de dissolution de la FANE. Dans son arrêt du 30 octobre 1984, le Conseil d’État qualifie en effet la mesure de dissolution de décision administrative indivi-duelle défavorable qui, comme telle, doit faire l’objet d’une motivation sur le fondement de la loi du 11 juillet 1979 87. Ce disant, le juge note que le décret de dissolution se conten-tait en l’espèce de viser la loi de 1936 dans sa modification survenue en 1972. Or, « ce simple visa, qui n’est assorti d’aucune précision sur les éléments de fait qui sont à la base du décret attaqué, n’a pu tenir lieu de la motivation exigée par la loi » 88. Un autre décret de dissolution devait par la suite intervenir contre la FANE. Ce dernier allait de nouveau être annulé par le juge administratif pour défaut de mise en œuvre de procédure contradictoire 89. Par conséquent, les mesures de dissolution doivent désormais non seulement être motivées, mais doivent également être prononcées après que les personnes concernées ont été mises à même de présenter leurs observations. Toutefois, le Conseil d’État souligne également que l’urgence peut imposer des dérogations au principe du contradictoire. C’est ainsi que dans un arrêt Comité du Kurdistan, le Conseil d’État déclare valide le décret de dissolution qui n’a pas satisfait à l’exigence évoquée plus haut, en raison de la multiplication d’attentats survenus sur le territoire français et dans des États voisins 90.

Par ailleurs, la question de la validité de la loi de 1936 à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme a été régulièrement posée. Sur le premier point, autrement dit celui de la validité constitutionnelle de la loi de 1936, le débat semble aujourd’hui réglé 91. Le problème, si problème il y a, concerne donc plutôt la compatibilité

européenne des droits de l’homme défend une ligne tout à fait stricte à l’encontre des propos racistes, antisémites ou xénophobes. Dans l’affaire Féret c. Belgique, par exemple, le juge de Strasbourg retient que

[…] les partis politiques ont le droit de défendre leurs opi-nions en public, même si certaines d’entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population 78

avant de souligner dans un second temps que les partis en question doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou à des attitudes vexatoires ou humiliantes 79.

En outre, un autre élément est considéré comme problématique : la compétence du chef de l’État dans le processus de dissolution administrative. Ainsi, selon Pierre Esplugas :

Le fait de confier la compétence de dissolution au Pré-sident de la République présente le risque de permettre au vainqueur d’une élection d’écarter une série d’adver-saires politiques jugés ne pas correspondre à l’idéologie du régime 80.

L’argument avancé par l’auteur est largement com-préhensible. Romain Rambaud a d’ailleurs eu l’occasion de souligner le dévoiement de la loi de 1936. Initialement conçue pour défendre la République contre les groupes qui cherchent à la renverser, la loi sur les groupes de combat et les milices privées a rapidement été détournée de ce but originel. Ainsi, en 1937, cette procédure de disso-lution fut mise en œuvre contre l’Étoile nord-africaine, mouvement indépendantiste algérien, accusé de vouloir porter atteinte à l’intégrité du territoire national 81. Cette instrumentalisation de la loi à des fins politiques explique sans doute la réticence de la doctrine contemporaine à l’encontre de la procédure de dissolution administrative. D’autant plus que les précédents d’une soumission de la loi de 1936 aux nécessités du moment sont relativement nombreux à en croire les auteurs 82. Le pouvoir discré-tionnaire laissé au chef de l’État en la matière, par ailleurs logique s’agissant d’un domaine aussi sensible, peut du reste renforcer le sentiment d’une utilisation idéologique de cette loi 83. On sait toutefois que le Conseil d’État exerce

78. Cour EDH, 16 juillet 2009, Féret c. Belgique, nº 15615/07, § 77. Sur la question de la liberté d’expression des personnels politiques, voir N. Hervieu, « La liberté d’expression des personnages politiques en droit européen : “de la démocratie à Strasbourg” », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 8, 2010, p. 103-114.

79. Cour EDH, 16 juillet 2009, Féret c. Belgique…, § 77.80. P. Esplugas, « L’interdiction des partis politiques », p. 701-702.81. R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 à la croisée des chemins… ».82. Voir, sur ce point encore, R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 à la croisée des chemins… », spécialement la première partie de ce travail.83. Ce qui n’empêche pas certains auteurs de retenir, contre la jurisprudence administrative, l’existence d’une compétence liée du président de la

République en matière de dissolution administrative ; voir ainsi E. Dockès, « Le droit et la dissolution des partis d’extrême-droite », in Le Front national et le droit, p. 148-149.

84. CE, Ass., 4 avril 1936, Sieur de Lassus, Pujo et Real del Sarte.85. CE, Ass., 21 juillet 1970, Boussel, Actualité juridique. Droit administratif, 1970, p. 607.86. Voir sur ce point l’étude très complète de Romain Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées… ».87. CE, 30 octobre 1984, FANE, nº 28070.88. Ibid.89. CE, 26 juin 1987, FANE, nº 67077.90. CE, 8 septembre 1995, Comité du Kurdistan, nº 155161, Revue trimestrielle de droit commercial, 1995, p. 812, note E. Alfandari.91. R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées… » ; P. M’Bongo, « Actualité et renouveau de la loi du

10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées », Revue du droit public, nº 3, 1998, p. 715 sq.

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prononcés dans le cadre de la loi du 10 janvier 1936. Il n’est dès lors pas certain du tout que, confrontée à des décrets présidentiels, la Cour de Strasbourg se montre aussi compréhensive que le Conseil d’État sur ce point 97.

2. Une dissolution non conforme aux principes démocratiques ?

Les arguments de droit ne sont pas les seuls mobilisables. Bertrand Pauvert entreprend par exemple une critique axiologique de la question de l’interdiction des partis politiques. Est ici soulignée l’illégitimité des mesures de dissolution. Le mètre étalon de la discussion repose ainsi sur la compatibilité de l’interdiction des partis politiques aux impératifs bien compris de la démocratie. De ce point de vue, le propos de l’auteur n’est pas sans réhabiliter une certaine conception de la démocratie que l’on trouvait notamment employée au début des années 1950, sous la plume de Raymond Aron. Selon cet auteur, en effet, la démocratie est le seul régime qui se croie tenu, par ses principes, de ne pas se défendre contre ses ennemis. Dès lors, « comment justifier l’interdiction dès lors qu’il est admis que la démocratie est un régime de dialogue et d’acceptation de toutes les opinions » 98 ? Comme telle, la mesure d’interdiction révélerait la limite du libéralisme politique pourtant inhérent à nos systèmes de droit. Cette manière de considérer la question est du reste très claire-ment sous-jacente aux propos du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, lors de l’interpellation du député Falorni sur une possible interdiction de Civitas. Ces opi-nions sont bien évidemment compréhensibles. Fondée sur l’idée d’une compétition pacifique pour l’obtention du pouvoir, la démocratie implique nécessairement et du même coup la confrontation des opinions, ce qui implique par conséquent la pluralité de celles-ci. Le pluralisme est ainsi nécessairement affecté par une mesure aussi radicale que celle de l’interdiction. Dire cependant que la dissolution d’une formation « éloigne de la sphère du droit pour nous rapprocher d’un monde totalitaire » paraît largement excessif 99. Sans verser dans un positivisme éhonté, on peut d’abord relever qu’entre les diverses acceptions de la démocratie, le droit semble avoir fait un choix. Le droit français tout d’abord qui, en dépit de ses imperfections évidentes, a opté pour une version militante de la démocratie en autorisant, le cas échéant, que soient interdits les partis et groupements politiques. De même en ce qui concerne la Cour européenne des droits de l’homme qui, depuis plusieurs années, tend à accréditer l’idée d’une démocratie apte à se défendre. La promotion de cette conception renouvelée de la

de la loi de 1936 aux stipulations de la Convention euro-péenne des droits de l’homme. On sait en effet que le juge administratif ne semble voir aucune contradiction entre ces deux textes. Saisi à plusieurs reprises de ce problème dans le cadre du contrôle qu’elle opère des décrets de dis-solution, la haute juridiction administrative a eu l’occasion de souligner la validité conventionnelle du dispositif de la loi sur les groupes de combat et les milices privées. Pour autant, le Conseil d’État a toujours souligné la validité des dissolutions opérées au regard de la Convention de Rome. Ainsi, dans l’arrêt Capo Chichi, le juge souligne que le décret de dissolution du groupement raciste et antisémite Tribu Ka s’analyse en une restriction à la liberté d’expression. Le juge souligne en outre que cette restriction est autorisée au sens de l’article 10, § 2 de la Convention européenne compte tenu de la gravité des dangers que faisait encourir ce groupement pour l’ordre public et la sécurité publique 92. Une argumentation similaire est par ailleurs utilisée par le juge s’agissant des Jeunesses natio-nalistes révolutionnaires et Troisième Voie 93. Toutefois, l’argumentation du Conseil d’État s’avère un peu trop superficielle pour être pleinement convaincante. Comme le relève en effet Romain Rambaud, le juge administratif passe sous silence la question de la proportionnalité. En effet, ce n’est que si la mesure est proportionnée aux buts qu’elle poursuit que l’ingérence étatique se trouvera validée par la Cour de Strasbourg. Dans son arrêt Vona c. Hongrie, la Cour européenne des droits de l’homme valide la mesure de dissolution d’une association organi-sant des manifestations paramilitaires anti-Roms 94. Pour cela, la Cour note que l’association dissoute avait organisé plusieurs défilés qui, n’ayant donné lieu à aucune action violente, avaient cependant rassemblé plus de deux cents personnes dans un village qui comptait mille huit cents habitants. Cette organisation paramilitaire rappelait en outre les Croix fléchées, une milice nazie responsable notamment de l’extermination des Roms en Hongrie. Pour la Cour, un tel rassemblement prouvait la volonté de ses organisateurs de démontrer leur capacité d’organiser une force paramilitaire, ce qui en tout état de cause va bien au-delà « des moyens pacifiques et légaux destinés à exprimer des opinions politiques » 95. Ces éléments, ajoutés en outre à l’expérience historique de la Hongrie, ont finalement convaincu les juges de la conventionnalité de la mesure de dissolution. Il s’agit là de « la mesure la moins intrusive et, d’ailleurs, la seule qui fût raisonnable pour régler la question » 96. Il y a donc une importante différence de degré entre le contrôle des mesures de dissolution tel qu’il est opéré par la Cour européenne des droits de l’homme, et le contrôle de conventionnalité des décrets de dissolution

92. CE, 17 novembre 2006, Capo Chichi.93. CE, 30 juillet 2014, Jeunesses nationalistes et Troisième Voie, nº 370306, nº 372180.94. Cour EDH, 9 juillet 2013, Vona c. Hongrie.95. Ibid., § 66.96. Ibid., § 71.97. Notons que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie par plusieurs groupements dissous sur le fondement de la loi de 1936.98. B. Pauvert, « La démocratie contre les partis ?… », p. 280.99. Ibid., p. 286.

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Interdire Civitas ? 57

validité de celle-ci était portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Nous savons en effet que, tout en demeurant ouverte à l’hypothèse d’une interdiction des partis politiques antidémocratiques, la Cour euro-péenne subordonne ces interdictions à un « besoin social impérieux ». Or, dans l’appréciation de ce besoin social, la Cour européenne des droits de l’homme envisage le moment de la dissolution du parti politique. Ainsi, dans l’affaire Parti communiste unifié c. Turquie, la Cour déclare inconventionnelle l’interdiction du parti communiste dans la mesure où celle-ci est intervenue avant que le parti ait été dans la possibilité d’exercer son activité. Dans l’affaire du Refah Partisi en revanche, la Cour valide la mesure de dissolution du Parti de la Prospérité. Selon le juge de Strasbourg, en effet, il existait bien un besoin social impé-rieux à ce que soit prise une telle mesure face à un parti politique tel que le Refah. Pour ce faire, la Cour se fonde non seulement sur les ambitions politiques de ce dernier (établir un système multi-juridique fondé sur la Charia), mais aussi sur l’idée selon laquelle « le risque d’atteinte à la démocratie, sous réserve d’être établi, est suffisamment et raisonnablement proche » 105. En l’occurrence, la survenance du risque d’instauration de la Charia sur le territoire de la Turquie est avérée par le fait que le Refah n’est pas un parti minoritaire, mais un parti de gouvernement. Créé au début des années 1980, le Parti de la Prospérité va pro-gressivement gagner en ampleur pour devenir, douze ans après sa création, le premier parti politique de Turquie 106.

A contrario [écrit Javier Tajadura Tejada] s’il s’agit d’un parti faiblement implanté n’ayant pas de possibilités réelles de faire que son idéologie soit mise en pratique, la Cour estime que ce risque n’existe pas 107.

Un tel risque est bien évidemment absent s’agissant de Civitas dont les scores électoraux lors des dernières élections législatives sont demeurés microscopiques. Il y a donc fort à parier qu’une mesure de dissolution ne mènerait à rien s’agissant de Civitas. Sans doute se révélerait-elle d’ailleurs totalement contre-productive de ce point de vue.

Mais ne sommes-nous pas face à un paradoxe ? Il est pour le moins étrange en effet que la Cour accepte de manière si évidente la dissolution d’un parti certes anti démocratique mais dont les scores électoraux laissent deviner un soutien massif de l’opinion publique, tout en réfutant, comme elle semble le faire, que des par-tis politiques minoritaires soient protégés contre les

démocratie dans le cadre du droit européen n’est d’ailleurs pas surprenante. En effet, le texte de la Convention date des années 1950, soit quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne Marie-Joëlle Redor, le fait qu’Hitler soit arrivé au pouvoir grâce au suffrage universel et « le soutien d’une large partie de l’opinion » 100 a logiquement convaincu les auteurs de ce texte des insuffisances d’une définition passive de la démocratie. Le respect des droits de l’homme devient dès lors une condition essentielle des régimes démocratiques, à telle enseigne que l’idée d’une démocratie liberticide apparaît aujourd’hui comme largement antinomique 101. Ce postulat, attesté par de nombreux auteurs, induit un profond changement de perspectives. En cela la légitimité de l’interdiction d’un parti politique antidémocratique est-elle désormais envisagée – et envisageable – comme destinée à préserver les droits et libertés des individus et, par voie de conséquence, le régime démocratique de l’État. Pareilles mesures ont d’ailleurs, par leur nature même, vocation à ne demeurer que tout à fait exceptionnelles. Pour le dire différemment, le principe d’une interdiction des partis politiques n’a pas vocation à empêcher que l’on puisse

[…] débattre publiquement de la place des étrangers dans nos sociétés, de la politique en matière d’immigration [ou] de la question de savoir si oui ou non il est souhaitable de faire coexister des cultures divergentes 102

mais plutôt de préserver la démocratie face à des idées, issues de personnes ou de groupes, qui souhaitent la détruire et annihiler « les droits fondamentaux des autres » 103. Dès lors, il n’est pas question de préférer Saint-Just à Voltaire 104, mais d’éviter de manière raisonnée l’émergence d’un État totalitaire et l’annihilation des droits de l’homme qui ne manqueraient pas de suivre. Telle n’est pas cependant l’opinion de Bernard Cazeneuve, ni manifestement celle de nos pouvoirs publics. Il faut dire que la mise en œuvre de la loi de 1936 à l’encontre de Civitas s’avérerait problématique.

B. Une mise en œuvre problématique

Reportée à Civitas, la question d’une dissolution s’avérerait problématique, non pas tant d’ailleurs au regard des buts clairement exprimés par ce parti, que de l’inconvention-nalité que soulèverait une telle procédure si, d’aventure, la

100. M.-J. Redor, « La société démocratique européenne », in Questions sur le droit européen, C. Grewe (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 1996, p. 71.

101. M.-J. Redor, « La démocratie dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et dans ses représentations », in La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, G. Drago, B. François, N. Molfessis (dir.), Paris, Economica (Études juridiques), 1999, p. 349.

102. J. Velaers, « Quelques réflexions sur la “démocratie combative” en droit public belge », in Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Groupements liberticides et droit, H. Dumont, P. Mandoux, A. Strowel, F. Tulkens (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 320.

103. Ibid., p. 321.104. Selon la formule de P. Guillot, « L’interdiction des partis antidémocratiques… », p. 328.105. Cour EDH, GC, 13 février 2003, Refah Partisi c. Turquie, § 104.106. Ibid., § 11.107. J. Tajadura Tejada, « La doctrine de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interdiction des partis politiques », Revue française de droit

constitutionnel, nº 90, 2012, p. 363.

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58 Samuel Etoa

Dès lors se pose immanquablement la définition du seuil de tolérance que l’État attribue à ces groupements. S’il n’est pas question d’attendre que ce parti arrive au pouvoir, quel est alors le moment acceptable, en termes de taille ou de succès électoraux, pour qu’une dissolution soit valablement prononcée ? Et en quoi est-il plus convenable du point de vue de la société démocratique d’interdire un parti politique regroupant des millions d’électeurs à chaque élection, qu’un parti qui, à l’instar de Civitas, s’avère minoritaire dans l’opinion publique ?

dissolutions. Cette étrangeté est en outre renforcée par les propos du juge de Strasbourg dans l’arrêt Refah Partisi. En effet, le juge admet au paragraphe 102 de cette décision

[…] qu’on ne saurait exiger de l’État d’attendre, avant d’intervenir, qu’un parti politique s’approprie le pou-voir et commence à mettre en œuvre un projet politique incompatible avec les normes de la Convention et de la démocratie, en adoptant des mesures concrètes visant à réaliser ce projet, même si le danger de ce dernier pour la démocratie est suffisamment démontré et imminent.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 59 - 67

La notion de parti politique en ChineXiaowei SUNMaître de conférences en droit public à l’université Bourgogne Franche-Comté

Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC)

La notion de parti politique est introduite en Chine de l’Occident à la fin du XIXe siècle. Toutefois, le phénomène partisan y a toujours existé, en tant que groupement de personnes partageant un ensemble d’opinions et cherchant à prendre le pouvoir afin de faire prévaloir leurs opinions.

Or, jusqu’à la révolution de 1911 1, le mot « 党 » (Dang), utilisé pour désigner un tel phénomène, était souvent associé à la conspiration et à la scélératesse. En effet, selon le confucianisme, pensée classique prédominante en Chine jusqu’au début du XXe, le but de s’associer en groupes était de faire prévaloir des intérêts particuliers et factionnels et, a fortiori, au détriment de l’intérêt commun. Un tel comportement était considéré comme contraire à l’éthique politique et indigne d’un gentilhomme lettré. Confucius enseignait ainsi à ses adeptes : « Le gentilhomme

est vertueux et désintéressé, il se fonde dans la masse, mais ne conspire pas à ses désirs » 2.

En outre, à l’époque impériale, les conflits factionnels 3 constituaient l’une des causes les plus importantes de l’ins-tabilité gouvernementale. C’est pourquoi les souverains impériaux ont toujours réprimé la formation des groupes au sein du gouvernement 4 jusqu’à la veille de la révolu-tion de 1911. À ce titre, il convient de préciser que cette interdiction a vécu une évolution à l’orée du XXe siècle, marquée par la création du premier parti politique chinois au sens moderne du terme.

En 1894, au cours de la première guerre sino-japonaise (1894-1895), contestant la capacité du gouvernement impé-rial de la dynastie Qing 5, à l’initiative de Sun Yat-sen 6, un groupe de ressortissants chinois, composé de commerçants,

I. Le statut des partis politiques en Chine

A. L’institutionnalisation des partis politiques fondateurs de la RPC

B. La question de la création de nouveaux partis politiques

II. Les rôles des partis politiques en Chine

A. Les « partis démocratiques » dans la coopération multipartite et la consultation politique

B. Le PCC en tant que parti politique au pouvoir

1. Cette révolution (辛亥革命) vise à renverser le gouvernement impérial en vue d’établir un gouvernement républicain. Elle débute avec le soulève-ment de Wuchang (武昌起义) du 10 octobre 1911, et se termine par l’abdication du dernier empereur de la dynastie Qing, Puyi, le 12 février 1912.

2. « 君子矜而不争,群而不党 » (toutes les traductions sont les nôtres).3. 党争 (Dangzheng). Il convient à ce titre de citer les trois conflits factionnels qui ont eu lieu successivement sous trois dynasties, Tang, Song et

Ming : le conflit Niu-Li (牛李党争) de 808 à 846, le conflit conservateurs-réformateurs (新旧党争) de 1069 à 1094 et le conflit Donglin (东林党争) de 1593 à 1623. Ces trois grands conflits ont tous directement ou indirectement contribué à l’effondrement d’une dynastie.

4. Il convient tout de même de relativiser cette interdiction de principe. En effet, un jeune empereur, malgré le caractère sacré et impérieux de son autorité, n’est pas toujours en mesure de s’imposer à l’égard des grands dignitaires influents. Il laisse parfois se former des factions au sein de son gouvernement en jouant le rôle d’arbitre. L’effectivité de sa suprématie repose in fine sur un jeu d’équilibre entre les forces.

5. La dernière dynastie en Chine, les Qing, d’origine mandchoue, a régné sur l’empire du Milieu de 1644 à 1912.6. 孙文 (Sun Wen), père fondateur de la République de Chine, est souvent connu en Occident sous le nom Sun Yat-sen, prononciation cantonaise

de l’un des ses surnoms. Il est plus connu en Chine sous son surnom Sun Zhongshan.

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60 Xiaowei Sun

industriels et intellectuels, a fondé la Société pour le redressement de la Chine 7 à Honolulu. Cette organisa-tion avait un programme politique précis illustré par le slogan suivant : « Expulser les Tartares, refonder la Terre du Milieu, et établir un gouvernement unifié » 8. Elle s’était surtout dotée d’un statut définissant son organisation et son fonctionnement. Cette organisation était en effet le prédécesseur du Kuomintang 9, parti politique qui a fondé la République de 1912 et qui a gouverné la Chine jusqu’en 1949. Cependant, non seulement cette organisation poli-tique n’a pas été créée sur le territoire chinois, mais encore, elle a été déclarée illégale par le gouvernement impérial dès sa fondation, ce jusqu’en 1911 où celui-ci a levé l’interdiction de la création des partis politiques. Pendant cette période, d’autres organisations politiques ont été successivement créées, dont le Parti de l’unité impériale 10 en 1910. Celui-ci soutenait une réforme du gouvernement impérial en vue de la fondation d’une monarchie constitutionnelle. Il fut le premier parti politique reconnu par le gouvernement impérial et légalement enregistré.

Il résulte de cette évolution que, dorénavant, le mot « 党 » (Dang) ne signifie plus seulement une faction au sein de la classe gouvernante, mais une organisation politique à l’instar des partis politiques occidentaux. La nouvelle signification se distingue de l’ancienne en ce qu’elle se rattache à une nouvelle notion de politique introduite de l’Occident. Le terme chinois complet est dorénavant « 政党 » (Zhengdang), qui traduit littéralement le terme « parti politique ».

À partir du XXe siècle, la classe des lettrés ne forme plus un corps homogène et cohérent destiné à assurer le gou-vernement du pays. Les idées occidentales enchantent les lettrés chinois, mais en même temps affaiblissent leur place dans l’exercice du pouvoir qui relève de leur monopole depuis près de dix siècles 11. La révolution de 1911 n’a pas été complète. Elle a échoué à construire un « gouvernement républicain unifié ». Le pouvoir a basculé aux mains des militaires. Entre la révolution de 1911 et la fondation de la République de 1912, les forces militaires centrales et locales se sont mutuellement arrêtées et entravées, ce qui a laissé un espace pour le développement des partis politiques et,

a fortiori, du système parlementaire. Une centaine de partis politiques ont été créés, dont une trentaine ont joué un rôle plus ou moins important au sein du Parlement de la République de 1912. Les intellectuels ont profité du désordre créé par la révolution pour se joindre à une nouvelle forme de vie politique.

Force est de constater que ces partis post-révolution-naires étaient tous des « partis cadres » au sens de Maurice Duverger 12, qui réunissaient des notables et élites, loin de la population et de la réalité politique, caractérisée par la menace d’une guerre civile due à la compétition des forces militaires centrales et locales. En 1914, le président de la République, l’un des seigneurs de guerre les plus puissants ayant concentré tous les pouvoirs à son profit, a dissout le Parlement. Il a ensuite instauré un régime présidentiel, puis une monarchie impériale 13. Son abdication et sa mort ont entraîné un désordre total permettant aux seigneurs militaires locaux de former de véritables royaumes au sein de la jeune république. Ainsi, les partis politiques se sont éclipsés avec l’effondrement de l’éphémère système parlementaire de la République de 1912.

Seul le Kuomintang s’est renforcé à travers des réformes inspirées du modèle bolchevique. L’influence bolchevique ne relevait pas de l’ordre idéologique, mais du domaine structurel. Sun Yat-sen a introduit le centralisme dans l’organisation du parti 14, en rapprochant celui-ci des diffé-rentes classes sociales 15. Grace à ces réformes, le Kuomintang a affermi son rôle de direction de l’État. Il est devenu le Parti d’État.

Le Parti communiste de Chine (ci-après PCC) a été créé pendant cette même période de réformes du Kuomintang, également inspiré du modèle bolchevique cette fois tant au niveau organisationnel qu’au niveau idéologique. Depuis sa création en 1921, le PCC a été, parmi d’autres partis politiques, un parti d’opposition, malgré deux périodes de coopération avec le Kuomin-tang 16. Néanmoins, le PCC n’était pas un parti d’oppo-sition comme les autres. Il disposait d’une force armée importante et d’environ un tiers du territoire national à la fin de la deuxième guerre sino-japonaise (1945). Il constituait de facto un État à part 17.

7. 兴中会 (Xingzhonghui).8. « 驱逐鞑虏,恢复中华,创立合众政府 ».9. 国民党, Guomindang selon la version de la République populaire de Chine, littéralement traduit par Parti nationaliste.

10. 帝国统一党11. En Chine, les lettrés ont toujours joué un rôle prééminent dans l’exercice du pouvoir. À partir du Ier siècle av. J.-C., ils commencent à représenter

le personnel de l’administration impériale. Cette bureaucratie des lettrés s’est progressivement renforcée notamment à travers l’instauration du concours impérial à l’aube du VIIe siècle. À partir du XIe siècle, le concours impérial devient la seule voie d’accès aux dignités et offices impériaux. Le pouvoir est dorénavant entièrement aux mains des lettrés jusqu’au début du XXe siècle.

12. M. Duverger, Les partis politiques, 10e éd., Paris, Seuil (Points. Essais), 1992, p. 120-122.13. Le 12 décembre 1915, soutenu par des monarchistes, le président de la République Yuan Shikai (袁世凯) se proclama empereur de l’Empire chinois

(中华帝国). Mais cette restauration impériale ne dura que quatre-vingt-trois jours.14. Une réforme a été effectuée en 1914 en vue de la centralisation du pouvoir au profit de Sun Yat-sen. Les membres du parti étaient hiérarchisés

en fonction de leur date d’adhésion.15. En 1919, Sun Yat-sen a décidé d’élargir le Parti nationaliste en intégrant notamment des membres issus de la classe non possédante. Il a conclu

également des alliances avec l’URSS et le jeune Parti communiste de Chine soutenu par celle-ci.16. La première période eut lieu de 1923 à 1927 en vue de l’unification de la République contre les seigneurs de guerre, puis la deuxième, de 1937

à 1946, forma une alliance contre l’invasion japonaise.17. En 1945, autour de la reddition des forces japonaises, environ cent millions d’habitants étaient sous le gouvernement du PCC. Celui-ci contrôlait

la plupart du territoire du nord de la Chine et disposait de plus d’un million de soldats.

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La notion de parti politique en Chine 61

Au lendemain de la libération de l’occupation japo-naise, en 1946, une Conférence consultative politique 18 a été organisée en vue de mettre fin aux conflits entre le Kuo-mintang et le PCC qui déchiraient le pays. Cette Conférence était une sorte d’Assemblée pré-constituante qui réunissait les partis politiques les plus importants – dont le Kuomin-tang et le PCC comme principaux acteurs – ainsi que des personnalités notables dans divers domaines. Pendant la Conférence, les débats ont porté sur des questions relatives à la nature du régime politique (régime parlementaire / régime présidentiel), à la détermination de la politique générale, à l’organisation des forces armées (séparation de l’armée et des partis politiques), à la composition de l’Assemblée nationale et au projet de Constitution. Cependant, les accords issus de la Conférence de 1946 n’ont pas été mis en place. Une nouvelle guerre civile a éclaté en 1947 entre le Kuomintang et le PCC, laquelle s’est soldée par la victoire de ce dernier. Or, la Conférence consultative politique demeurait la forme légitime de l’acte pré-constituant. Victorieux, le PCC a organisé en 1949 une nouvelle Conférence. De celle-ci est né le système de partis politiques de la future République populaire de Chine (ci-après RPC).

Pour le PCC, l’expérience du Kuomintang de 1912 à 1947 a été un échec. Le Kuomintang, représentant la bourgeoisie et une majorité de la classe intellectuelle, demeurait en réalité minoritaire par rapport à la population du pays. Or, il ne s’agissait pas d’une simple question de représentativité ou de technique électorale. Les conditions de droit électoral n’étaient pas si élevées 19, alors que les électeurs étaient peu intéressés 20. Inédit en Chine, le vote ne pouvait pas y jouer le même rôle qu’en Occident où, depuis l’Antiquité, il a toujours été un moyen de décision ou de désignation plus ou moins important selon les lieux et les époques. Par ail-leurs, les circonstances d’invasion étrangère, d’occupation du territoire et de guerre civile n’étaient pas propices au développement d’un régime parlementaire.

Il résulte de ces faits que, sous la RPC, le système de partis politiques n’est pas structuré autour des élections. La Conférence consultative politique de 1949 a joué un rôle déterminant dans l’évolution du système de partis politiques en Chine. Depuis la fondation de la RPC, se développe un « système de coopération multipartite et

de consultation politique sous la direction du Parti com-muniste de Chine » 21. Ce système a pour effet de figer la configuration des forces politiques, et de définir les rapports entre les partis politiques. Depuis la fondation de la RPC, il existe officiellement neuf partis politiques dont le PCC en tant que parti au pouvoir, tandis que les autres jouent un rôle de conseil et de surveillance. La notion de parti politique est inévitablement modelée par le développement de ce système.

Les spécificités de la notion chinoise de parti politique se manifestent non seulement à travers le statut des partis politiques (I), mais surtout à travers le rôle que jouent les partis politiques au sein de l’État (II).

I. Le statut des partis politiques en Chine

Comme en droit français, aucun texte juridique ne définit le parti politique en droit chinois. Or, plusieurs critères juridiques permettent de constater une institutionnalisa-tion des neuf partis fondateurs de la RPC (A). À l’égard du statut de ces partis existants, se pose également la question de la création de nouveaux partis politiques (B).

A. L’institutionnalisation des partis politiques fondateurs de la RPC

L’institutionnalisation des partis politiques constitue l’une des particularités du système de partis politiques chinois. Ici, il ne s’agit pas de discuter de la confusion de l’État et du parti politique, mais d’analyser le phénomène selon lequel l’État dote les partis politiques d’un statut institutionnel.

Il s’agit des neuf partis politiques fondateurs de la RPC, à savoir : le PCC, le Comité révolutionnaire du Kuomintang 22, la Ligue démocratique de Chine 23, l’Asso-ciation pour la construction démocratique de Chine 24, l’Association pour le progrès démocratique de Chine 25, le Parti démocratique des paysans et ouvriers 26, le Parti pour l’intérêt public 27, la Société du trois septembre 28, la Ligue du gouvernement autonome et démocratique de Taiwan 29. Le PCC est le parti au pouvoir, tandis que

18. 政治协商会议19. Selon la loi électorale en vigueur à l’époque, tout citoyen de la République de Chine, âgé de vingt ans, justifiant d’une résidence stable et régulière

sur le territoire de la République d’une durée minimale de six mois, et jouissant de ses droits civils, a le droit de vote.20. Selon les statistiques publiées par le New York Times, lors des élections législatives de 1947, sur les cent soixante-cinq millions d’électeurs inscrits,

seulement vingt millions de bulletins ont été récoltés, soit 12 % de participation (New York Times, 24 novembre 1947, p. 12).21. 中国共产党领导的多党合作和政治协商制度22. 中国国民党革命委员会. Après la défaite du Kuomintang et son retrait à Taiwan, une partie minoritaire de ses membres ont fait scission, formant

le Comité révolutionnaire. Celui-ci s’est ensuite rallié au PCC.23. 中国民主同盟, deuxième parti politique en Chine après le PCC et fidèle allié de celui-ci depuis sa fondation en 1941. Ses membres proviennent

principalement des milieux intellectuels, d’enseignement et de recherche.24. 中国民主建国会. Ses membres sont principalement des entrepreneurs du secteur de la fabrication, de la finance, ou des industries commerciales,

et proviennent parfois des milieux culturels et intellectuels.25. 中国民主促进会. Ses membres sont principalement des journalistes, des enseignants et des personnalités du domaine culturel.26. 中国农工民主党, un parti qui rassemble des intellectuels du secteur médical et pharmaceutique.27. 中国农工民主党, un parti principalement composé des rapatriés volontaires des Chinois d’Outre-mer.28. 九三学社. Ses membres sont des intellectuels du domaine scientifique.29. 台湾民主自治同盟. Fondé par les membres de l’ancien Parti communiste de Taiwan, les membres actuels de ce parti sont des personnes d’origine

taïwanaise résidant sur le territoire de la RPC.

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62 Xiaowei Sun

Elles participent des fonctions de l’État. D’où le troisième critère, qui tient à la nature publique des personnels des établissements des partis politiques. En effet, selon le décret d’application de la loi du 27 avril 2005 sur les agents publics 33, les dirigeants des comités centraux et locaux et les employés des établissements des partis politiques sont des fonctionnaires au sens de ladite loi. Ce décret prend soin de préciser, dans son annexe nº 1, que sont concernés les établissements du PCC (art. 4) et ceux des huit « partis démocratiques » susmentionnés (art. 10). Un tel élargissement du champ d’application de la loi sur les agents publics a suscité nombre de critiques contestant la confusion des agents de l’État et des employés des établissements des partis politiques. Or, ces critiques n’ont pas visé le vrai problème. Il n’est pas gênant qu’un membre d’un parti politique devienne fonctionnaire. C’est d’ailleurs une situation courante dans la plupart des démocraties occidentales. D’un côté, le fonction-naire jouit de sa liberté d’opinion en adhérant à un parti politique, de l’autre, il est normal que le parti au pouvoir puisse influencer l’administration par la nomination des agents partisans de son camp 34. Le vrai problème, s’il en était un, est la neutralisation des identités politiques par l’inclusion des employés des établissements des partis politiques dans la fonction publique. Travailler au sein de l’établissement d’un parti politique, c’est servir l’État. Dès lors, les neuf partis politiques fondateurs de la RPC, exerçant des activités à caractère public avec le finan-cement public et le personnel public, constituent une catégorie particulière d’institutions de l’État.

L’institutionnalisation des partis politiques fondateurs de la RPC a pour effet de pérenniser leur existence au risque d’effacer leurs identités politiques. Ces neuf partis monopolisent la représentation de la société entière. Or, celle-ci ne cesse d’évoluer depuis la fondation de la RPC, et parfois de manière radicale 35. Il convient de s’interroger sur la possibilité et l’opportunité de créer de nouveaux partis politiques.

B. La question de la création de nouveaux partis politiques

Force est de constater que, depuis la fondation de la RPC, aucun nouveau parti politique n’a été légalement reconnu par l’État. Il est pourtant possible de créer de nouveaux partis politiques sous certaines conditions.

les huit autres partis sont qualifiés de « partis démocra-tiques » 30. Selon le vocable chinois, la notion de « parti démocratique » doit être comprise dans le sens où les « partis démocratiques » participent à la démocratie de négociation 31 qui implique un dialogue entre le PCC et les autres partis politiques. Ce dialogue se déroule sur la base de la Conférence consultative politique. C’est d’ailleurs la Conférence de 1949, organisée par ces neuf partis, sous l’impulsion du PCC, qui a donné naissance à la RPC. Le PCC et les huit « partis démocratiques » ont ensuite exercé ensemble le pouvoir législatif sous la forme de la Conférence consultative politique jusqu’à l’adoption de la Constitution de 1954 par la première Assemblée populaire nationale (ci-après APN). Dès lors, ils participent à la représentation au sein de l’APN, tout en continuant la coopération et la consultation politique en dehors du corps législatif.

En effet, les sièges et comités locaux de ces neuf partis sont des établissements publics. Une telle qualification ne se rattache à aucun texte juridique express, mais résulte de la combinaison de plusieurs critères. Il s’agit d’abord d’un critère budgétaire. Selon les Principes généraux du droit civil 32 du 12 avril 1986, ces établissements sont dotés de la personnalité morale. Ils disposent par conséquent des fonds et ressources propres pour leurs activités. Une partie de ces fonds et ressources proviennent des finances publiques, tandis que le reste est issu des contributions (dons et cotisations) des membres du parti. À ce titre, il convient de distinguer les établissements du PCC de ceux des autres partis. Les établissements du PCC sont principalement financés par le Trésor public, alors que ceux des « partis démocratiques » sont largement financés par les contributions de leurs membres. En deuxième lieu, le caractère public des établissements des partis relève aussi d’un critère fonctionnel. Dès le début de la RPC, les établissements du PCC ont toujours fonctionné comme des établissements administratifs. D’ailleurs, les textes réglementaires sont souvent contresignés par le Comité central du PCC. La question se pose quant aux établissements des « partis démocratiques ». Le rôle de ces établissements se limite à une fonction de coordination avec le PCC tant au niveau national qu’au niveau local. Ils n’ont aucune fonction administrative au-delà de la gestion interne. Or, leur fonction de coordination est considérée comme l’un des mécanismes essentiels de la coopération multipartite. Leurs activités se distinguent des simples activités non lucratives, sociales et culturelles.

30. 民主党派 (Minzhudangpai). Pour éviter toute confusion, le terme « parti démocratique » utilisé pour désigner les huit partis chinois susmentionnés est toujours entre guillemets.

31. 协商民主. La démocratie de négociation constitue l’un des principes démocratiques de la RPC. Contrairement à la démocratie représentative, elle ne repose pas sur les élections. L’un des mécanismes de démocratie de négociation est la Conférence consultative politique.

32. 民法通则. Le pouvoir réglementaire a été habilité, en 1986, à fixer les grands principes dans le domaine du droit civil, en attendant l’élaboration d’un Code civil. L’APN a adopté, en 2017, les dispositions générales du Code civil.

33. « 中华人民共和国公务员法 » 实施方案, Conseil des affaires d’État, Comité central du PCC, 9 avril 2006.34. Le système dit du Spoils System, pratiqué aux États-Unis d’Amérique jusqu’à la réforme du Pendleton Civil Service Reform Act en 1883, en est

un exemple par excellence.35. Nous pouvons notamment citer la révolution culturelle de 1966 à 1976 et la grande réforme économique à partir des années 1980. La Constitution

a vécu deux révisions totales en 1975 puis en 1982.

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La notion de parti politique en Chine 63

des établissements compétents de l’État, tandis que les associations au niveau local ne peuvent être dotées des qualificatifs « chinois », « national » ou « de Chine ».

Il est donc virtuellement possible de créer de nou-veaux partis politiques, sous la forme d’association sociale. Mais la nature d’un tel parti politique serait évidemment différente de celle des neuf partis politiques existants, qu’il s’agisse du PCC ou des huit « partis démocratiques ». Le parti créé sur la base du règlement de 1998 est une association, mais ne constitue pas une institution de l’État. Il ne saurait concourir à l’exercice du pouvoir comme le font les partis existants. Il pourrait participer aux élec-tions comme dans un système représentatif occidental. À ce titre, la loi électorale 38 offre la possibilité aux partis politiques de recommander des candidats à l’élection des représentants du peuple 39. Mais la liste des candidats est définitivement établie par les unités électorales 40. Concrè-tement, les unités électorales fixent le nombre de candidats pouvant figurer dans la liste de chaque circonscription (le nombre de candidats étant supérieur à celui des futurs élus), puis examinent les candidatures, et arrêtent la liste des candidats qui sera soumise aux électeurs. Quant à la procédure de cette sélection, quelque décisive qu’elle soit, la loi électorale se contente de prévoir la « discussion » 41 et la « négociation » 42 entre les membres des unités élec-torales, sans préciser comment ces unités électorales sont constituées, ni le nombre de membres composant une unité. Mais, dans la pratique, les unités électorales sont organisées sous la direction des autorités administratives dans les lieux de travail et quartiers d’habitation.

En Chine, l’élection n’a pas vocation à désigner ceux qui vont gouverner pour une période déterminée, et le vote n’est pas un arbitrage entre les intérêts différents. Il est impossible de comprendre la notion chinoise de parti politique avec la logique d’un système représentatif. En tout état de cause, aucun nouveau parti politique n’a été reconnu sur la base du règlement de 1998. La notion chinoise de parti politique se traduit davantage par les rôles respectifs que jouent les neuf partis fondateurs de la RPC dans le système de coopération multipartite et de consultation politique sous la direction du PCC.

II. Les rôles des partis politiques en Chine

La Constitution affirme dans son préambule « le système de coopération multipartite et de consultation politique sous la direction du Parti communiste de Chine ». Ce principe définit les rôles respectifs des partis politiques. Les huit « partis démocratiques » jouent un rôle essentiel dans

L’article 35 de la Constitution consacre la liberté d’association 36. Ce principe constitutionnel constitue le fondement de la liberté de création des partis politiques. Comme en droit français, il est possible de créer un parti politique sous forme d’association. Mais, contrairement à la situation française, le législateur chinois n’est pas inter-venu pour définir les conditions relatives à la création des associations. Une telle action est encadrée par le pouvoir réglementaire. Ainsi, le règlement du 25 octobre 1998 relatif à la gestion des enregistrements des associations sociales 37 donne une définition à celles-ci dans son article 2 :

Sont des associations sociales au sens du présent règlement, les organisations non lucratives, librement constituées des citoyens chinois, en vue de la réalisation des objectifs communs de leurs membres, fonctionnant conformément à leurs statuts propres.

Lorsque ses objectifs sont de nature politique, l’asso-ciation serait un parti politique. Aux termes de l’article 3 dudit règlement, la création d’association est soumise à un contrôle administratif préalable. L’administration exerce un pouvoir d’agrément discrétionnaire en la matière. En outre, l’association doit être immatriculée conformément aux dispositions issues dudit règlement. Ce dernier détermine, dans son article 10, les conditions relatives à la création des associations. Aux termes de cet article, une « association sociale » doit :

1. avoir au moins 50 membres personnes physiques ou au moins 30 membres personnes morales ; en cas de composition mixte, au moins 50 membres personnes physiques et morales confondues ;

2. être dotée d’un nom régulier et d’un statut propre ;3. avoir un domicile fixe ;4. disposer du personnel dédié à la réalisation de ses

activités ;5. disposer de fonds et ressources financières légaux

pour la réalisation de ses activités, à savoir 100 000 yuans pour les associations au niveau national, 30 000 yuans pour les associations au niveau local ;

6. avoir la capacité d’assumer indépendamment la responsabilité civile.

Ce même article précise enfin que la désignation du nom de l’association doit être conforme aux dispositions législatives et réglementaires, et ne peut être contraire à la morale sociale. Le nom de l’association doit être en adéquation avec le champ de ses activités et l’étendue géographique de ses membres et activités, et refléter fidè-lement ses caractéristiques. Depuis la modification du 6 février 2016 dudit règlement, la désignation des noms des associations au niveau national est soumise à l’autorisation

36. Art. 35 de la Constitution du 4 décembre 1982 : « 中华人民共和国公民有言论、出版、集会、结社、游行、示威的自由 ». Ce même principe a été affirmé par les Constitutions de 1954 et de 1975.

37. 社会团体登记管理条例, modifié le 6 février 2016.38. 选举法39. Art. 29, al. 2 de la loi électorale.40. Art. 31 de la loi électorale.41. 讨论42. 协商

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que ses membres sont exclusivement des personnalités notables dans les différents domaines sociaux et pro-fessionnels (chefs des grandes entreprises, intellectuels reconnus, célébrités, personnages publics illustres, scien-tifiques renommés) 44. Les membres de la Conférence ne sont pas élus, mais nommés sur recommandation des partis politiques, des organismes sociaux et culturels et des établissements publics. Si l’APN est censée représenter fidèlement la société selon les critères sociaux, écono-miques, ethniques et professionnels, la Conférence serait une véritable assemblée des élites. La consultation poli-tique se réalise à travers les expertises et conseils que ces élites fournissent au PCC. L’existence d’un tel organisme politique a eu pour conséquence de changer les rapports entre le parti au pouvoir et les autres partis ; ils ne sont pas dans un rapport de rivalité, mais plutôt de cordialité. Ce qui explique, en partie, l’absence de campagne électorale. En effet, la loi électorale ne mentionne qu’une simple présentation des candidats et la rencontre de ceux-ci avec les électeurs.

Cela étant, les « partis démocratiques » ne sont pas de simples auxiliaires du PCC. Ils jouent un rôle de surveillant du parti au pouvoir et du gouvernement. Une telle surveillance ne se réalise pas par le biais du mécanisme de l’opposition parlementaire ou des critiques médiatiques. L’APN, c’est-à-dire le Parlement chinois, exerce un contrôle de l’activité du gouvernement comme la plupart des régimes parlementaires. Mais les « partis démocratiques », bien que représentés au sein de l’APN, n’ont pas plus d’importance que les autres corporations et communautés sociales. En Chine, les élections ne sont pas des batailles de partis politiques, de même que le Parlement ne représente pas l’arène de la lutte partisane. L’APN serait une miniature de la société chinoise entière, alors que la Conférence consultative politique permet la participation des « partis démocratiques » à l’exercice du pouvoir tout en évitant la lutte partisane.

La Conférence est également le lieu et l’outil de la surveillance qu’exercent les « partis démocratiques » sur les activités du PCC et de son gouvernement. Selon le statut de la Conférence consultative politique du peuple chinois, cette surveillance consiste à évaluer et critiquer « l’application des normes constitutionnelles, législatives et réglementaires, la mise en œuvre des politiques géné-rales et les activités des établissements administratifs et de leurs personnels » 45. Le PCC a pris soin de préciser la mise en œuvre de cette fonction de surveillance des « partis démocratiques » 46. Ainsi, dans un règlement intérieur (à titre expérimental) du 18 mai 2015 relatif aux activités de Front uni du Parti communiste de Chine, le Comité

la coopération multipartite et la consultation politique (A) qui se déroulent sous la direction du PCC (B).

A. Les « partis démocratiques » dans la coopération multipartite et la consultation politique

Différent des systèmes multipartites ou bipartites de l’Occident, et du régime de parti unique de certains pays, le système de partis politiques en Chine se caractérise par la direction du PCC et la participation au pouvoir des « partis démocratiques » par le biais de la coopération et de la consultation. Au lieu de former une opposition, les « partis démocratiques » sont des alliés du PCC, et participent aux affaires politiques.

La coopération multipartite et la consultation poli-tique sont réalisées à travers la Conférence consultative politique tant au niveau national qu’au niveau local. À l’échelon national, les « partis démocratiques » et le PCC, entre autres associations sociales et personnalités notables indépendantes, sont représentés au sein de la Conférence consultative politique du peuple chinois. Cependant, celle-ci ne constitue pas un organe de l’État au sens de la Constitution, même si elle avait exercé le pouvoir législatif et préparé le projet de Constitution entre 1949 et 1954. Quant à sa nature juridique, la Constitution se contente d’une description brève et symbolique dans son préambule : « la Conférence consultative politique du peuple chinois est une organisation de Front uni pour une représentation extensive » 43. Aucun texte constitutionnel ni législatif ne définit la nature juridique de cet établis-sement. La Conférence détermine son propre statut. Il convient ici de distinguer les établissements de la Confé-rence en tant qu’établissements publics, de la Conférence en tant qu’institution politique. Comme dit supra, ces établissements sont dotés de la personnalité morale au sens des Principes généraux du droit civil. Ils peuvent infliger des sanctions disciplinaires à leurs personnels qui relèvent de la fonction publique. En revanche, lorsque la Conférence agit en tant qu’institution politique, ses activités n’ont aucun effet juridique et, en conséquence, elles ne sont soumises à aucun contrôle juridique. Cette sorte d’immunité juridique lui laisse une grande liberté d’action. Mais les résolutions de la Conférence n’ont aucune valeur juridique ni de force obligatoire, contrai-rement à l’APN qui exerce la compétence législative.

Or, nul n’ignore l’influence que la Conférence exerce tant sur les décisions politiques que dans le domaine du contrôle des actions publiques. Il convient de préciser

43. « 中国人民政治协商会议是有广泛代表性的统一战线组织 ».44. À titre d’information, le Dalaï-Lama avait présidé la Conférence avant sa rupture avec le gouvernement. Le dernier empereur a été membre de

cette assemblée.45. Art. 2 du statut de la Conférence consultative politique du peuple chinois : « 对国家宪法、法律和法规的实施,重大方针政策的贯彻执行、

国家机关及其工作人员的工作,通过建议和批评进行监督 ».46. En 1989, le Comité central du PCC a publié l’avis relatif au maintien et à l’amélioration du système de coopération multipartite et de consultation

politique sous la direction du Parti communiste de Chine (中共中央关于坚持和完善中国共产党领导的多党合作和政治协商制度的意见).

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La notion de parti politique en Chine 65

l’APN analysant la composition de la nouvelle législature à l’issue des élections nationales, force est de constater que les membres du PCC occupent autour de 70 % des sièges à l’APN 50. Avec cette majorité absolue, constante et stable, le PCC peut faire voter toutes les lois qu’il souhaite mettre en place. L’APN serait l’un des outils de la réalisation de sa politique. Jusqu’ici, le fonctionnement est tout à fait comparable avec les systèmes parlementaires occidentaux. Or, la place dominante du PCC au sein de l’État ne se fonde pas seulement sur une majorité parlementaire. Il convient d’introduire le deuxième sens du parti au pouvoir concernant le PCC.

Selon ce deuxième sens, la direction des affaires publiques par le PCC est un fait confirmé par le droit. En premier lieu, victorieux de la guerre civile, le PCC a fondé la RPC avec l’adhésion des huit « partis démocratiques ». Depuis, le PCC a toujours exercé le rôle de direction, en décidant la politique générale du pays, en en précisant les mesures d’application et, parfois, en les faisant exécuter directement par ses cadres. Cette confusion de l’État et du Parti a été entérinée par une révision totale de la Constitution en 1975. L’article 2 de la Constitution de 1975 reconnaissait explicitement le rôle directeur du PCC au sein de l’État 51. Par ailleurs, l’article 15 de ce même texte soumettait directement les forces armées à la direction du PCC 52.

Depuis la réforme des années 1980, le PCC a promu une politique de séparation du Parti et de l’État 53, qui s’est concrétisée notamment par la construction de l’État de droit et celle d’une fonction publique de l’État. De surcroît, la révision totale de la Constitution en 1982 a supprimé les deux articles susmentionnés reconnaissant la direction du PCC au sein de l’État. Le PCC a disparu des articles de la Constitution. Pourtant, on le retrouve dans son préambule où le rôle majeur du PCC dans la fondation de la RPC et sa fonction de direction de l’État sont affirmés. En outre, l’article 1er, affirmant la place dominante de la

central du PCC énumère dix domaines dans lesquels les « partis démocratiques » exercent leur surveillance par le biais de suggestions, critiques et évaluations 47. De manière plus générale, le Conseil des affaires d’État a publié, en 2007, le Livre blanc sur « le système de partis politiques en Chine » 48, confirmant la fonction de sur-veillance des « partis démocratiques » dans les domaines fixés par le statut de la Conférence consultative politique, en y ajoutant la surveillance des activités des comités et dirigeants du PCC.

Or, quel que soit l’étendue du domaine de surveillance, la forme de celle-ci se limite aux suggestions, critiques et évaluations qui n’entraînent pas de conséquence juridique. Les propositions de « juridicisation » de cette fonction de surveillance sont nombreuses et se renouvellent périodi-quement. Mais ces propositions sont souvent considérées comme inadaptées au contexte social et politique chinois qui exige le maintien d’un exécutif fort et efficace. De sur-croît, le système actuel serait plus conforme à la tradition politique chinoise qui recherche l’harmonie au lieu de trancher le conflit.

In fine, la forme et le contenu de la surveillance qu’exercent les « partis démocratiques » dépendent de la volonté du PCC qui assure la direction de l’État en tant que parti au pouvoir.

B. Le PCC en tant que parti politique au pouvoir

Dans le contexte chinois, dire que le PCC est le parti poli-tique au pouvoir implique un double sens. Le premier est le sens connu des régimes parlementaires occidentaux : le parti au pouvoir est le parti majoritaire au Parlement. Il convient de préciser qu’en Chine les députés ne sont pas présentés en fonction de leurs étiquettes partisanes. Seuls les critères de sexe, d’ethnie et d’attachement territorial sont pris en compte 49. Or, si l’on se réfère à certains rapports de

Ce texte a fixé le cadre de la mise en œuvre de la surveillance qu’exercent les « partis démocratiques ». Un avis de 2005 relatif au renforcement du système de coopération multipartite et de consultation politique sous la direction du Parti communiste de Chine (中共中央关于进一步加强中国共产党领导的多党合作和政治协商制度建设的意见) a précisé la nature, le contenu et les formes d’une telle surveillance. Dans le même sens, très récemment, le PCC a publié un avis du 31 mars 2017 relatif au renforcement et à l’amélioration des activités de surveillance de la Conférence consultative politique du peuple (关于加强和改进人民政协民主监督工作的意见).

47. 中国共产党统一战线工作条例 (试行), art. 14.48. « 中国的政党制度 » 白皮书, Conseil des affaires d’État, 15 novembre 2007.49. Voir les statistiques issues du Bureau national des statistiques de la République populaire de Chine (中华人民共和国国家统计局) : http://www.

stats.gov.cn/ztjc/ztsj/hstjnj/sh2008/201208/t20120828_73585.html.50. Il s’agit des rapports relatifs à l’explication de l’examen de la validité des élus de la nouvelle législature (全国人民代表大会代表资格的审查报告).

À l’occasion de chaque renouvellement de l’APN, le Comité permanent de l’APN actuel désigne une commission chargée d’examiner la validité des résultats des nouvelles élections. Cette commission présente un rapport relatif à cet examen et, le cas échéant, des notes d’explications. La mention du pourcentage des membres du PCC n’est pas systématique dans ces rapports. Nous avons recensé trois rapports mentionnant cet élément. Selon les rapports pour la VIe (1983), la VIIe (1988) et la IXe APN (1998), les pourcentages des membres du PCC à l’APN sont respectivement 62,5 %, 66,8 % et 71,48 %.

51. Art. 2, al. 1 de la Constitution de 1975 : « Le Parti communiste de Chine est le noyau dirigeant des peuples de la Chine entière. La classe ouvrière exerce sa direction sur l’État par l’intermédiaire de son détachement d’avant-garde, le Parti communiste de Chine » (« 中国共产党是全中国人民的领导核心。工人阶级经过自己的先锋队中国共产党实现对国家的领导 »).

52. Art. 15, al. 1 et 2 de la Constitution de 1975 : « L’armée de la Libération du peuple chinois et les milices sont des forces armées sous la direction du Parti communiste de Chine […]. Le président du Comité central du parti communiste de Chine dirige les forces armées de l’État » (« 中国人民解放军和民兵是中国共产党领导的工农子弟兵 […] 中国共产党中央委员会主席统率全国武装力量 »).

53. Dans son rapport du 25 octobre 1987, le secrétaire général du PCC, Zhao Ziyang, expose, devant l’assemblée plénière du XIIIe congrès national du PCC, la politique de séparation du Parti et de l’État.

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est complété par la phrase suivante : « La direction du PCC est le caractère essentiel du socialisme à la chinoise ». Néan-moins, nous ne sommes plus dans le contexte de révolution culturelle des années 1970 où les organes de l’État s’effacent au profit des comités révolutionnaires. Le PCC, après une phase révolutionnaire et celle du développement écono-mique, entre dans une ère nouvelle marquée par le souci de légitimation de son pouvoir. Tant que la construction de l’État de droit contribue à cette légitimation, la direction de l’État par le PCC doit être logiquement affirmée par la norme fondamentale.

La deuxième série de modifications consiste à ins-taurer une Commission nationale de surveillance 60 et des commissions de surveillance à l’échelon supra-cantonal 61. La Commission nationale de surveillance est un organe de l’État qui dérive directement de l’APN au même rang que la présidence de la République, le Conseil des affaires d’État (le Gouvernement populaire central), la présidence de la Commission militaire centrale, la Cour populaire suprême et le Parquet populaire suprême. Une nouvelle section est insérée dans le chapitre III de la Constitution, définissant le statut de ces commissions 62. Par ailleurs, la fonction de surveillance est retirée du gouvernement au niveau central comme au niveau local 63. Les commissions de surveillance interviennent essentiellement en matière de discipline et de lutte contre la corruption, avec le concours des comités de discipline du PCC et des parquets popu-laires. À l’issue de leurs enquêtes, elles peuvent proposer, voire décider des sanctions administratives – compétence jusqu’alors attribuée au pouvoir exécutif –, et suggérer des sanctions pénales – compétence relevant normalement du Parquet populaire. Il s’agit de l’une des réformes les plus importantes depuis le mandat du président Xi Jinping. Afin de mener à terme ces réformes, considérées comme indispensables à la réalisation du « Grand renouveau de la nation chinoise » 64, le PCC a jugé nécessaire de pouvoir prolonger le mandat du chef de l’État actuel, principal inspirateur de ces réformes.

Tel est le troisième objet de la révision constitu-tionnelle : la suppression de la limitation du nombre de mandats présidentiels 65. D’aucuns évoquent le « mandat à vie » du président Xi Jinping. À ce propos, il convient de noter que la suppression de la limitation du nombre de

classe ouvrière au sein de la République 54, est conservé avec une légère modification 55. Il convient de rappeler que le PCC monopolise la représentation de la classe ouvrière. Ainsi, une lecture combinée du préambule et de l’article 1er de la Constitution permet de confirmer la direction du PCC au sein de l’État.

En effet, la séparation du Parti et de l’État ne signifie pas le retrait du PCC des affaires étatiques. Il suffit de lire le rapport du 25 octobre 1987 prononcé par le secré-taire général, Zhao Ziyang, devant l’assemblée plénière du XIIIe congrès national du PCC. Il en ressort que le but de la séparation du Parti et de l’État est de renforcer la direction du PCC. Pour ce faire, il est nécessaire de décharger le Parti des tâches d’exécution, et de concentrer ses activités sur l’orientation et la détermination de la politique générale et sur le contrôle de la mise œuvre de ses décisions 56. Récemment, lors d’une réunion de la XIIe APN, le député Wang Qishan, l’une des personna-lités les plus influentes au sein du PCC 57, a précisé que la séparation du Parti et de l’État n’est pas organique, mais fonctionnelle. Selon lui, les établissements du PCC doivent être incorporés dans le corpus de l’État, celui-ci étant considéré au sens large du terme dans le contexte chinois, c’est-à-dire l’ensemble des institutions exerçant le pouvoir politique. En effet, non seulement toutes les insti-tutions de l’État (tant fonctionnelles que territoriales) sont supervisées par un comité du PCC, mais encore, le PCC est organisé par une structure strictement hiérarchisée laquelle structure double celle de l’État. Si, naguère, l’État était envahi par le Parti, dorénavant, c’est le Parti qui subit une sorte d’étatisation. La construction de l’État de droit, officiellement affichée par la révision constitutionnelle de 1999 58, consolide cette évolution. Le PCC considère le droit comme un instrument de gouvernement légitime et efficace. La réalisation de sa politique s’effectue désormais par le biais de l’édiction des normes juridiques. À ce titre, la récente révision constitutionnelle proposée par le Comité central du PCC en est une illustration parfaite 59.

Parmi les vingt-et-une modifications, trois aspects attirent particulièrement notre attention. Il convient, en premier lieu, de noter le retour symbolique de la mention du PCC dans les articles de la Constitution. L’article 1er de la Constitution, définissant la nature socialiste de la RPC,

54. Art. 1er de la Constitution de 1982 : « La République populaire de Chine est un État socialiste de dictature démocratique du Peuple, dirigé par la classe ouvrière et fondé sur l’alliance des ouvriers et des paysans » (« 中华人民共和国是工人阶级领导的、以工农联盟为基础的人民民主专政的社会主义国家 »).

55. La formule « dictature du prolétariat » est remplacée par « dictature démocratique du Peuple ».56. Secrétaire général du PCC, rapport du 25 octobre 1987, XIIIe congrès national du PCC.57. L’un des conseillers les plus importants de l’actuel secrétaire général Xi Jinping, Wang Qishan a été membre du Bureau politique du Comité

central et secrétaire général du Comité central de discipline du PCC.58. La révision constitutionnelle de 1999 a introduit le principe de l’État de droit dans l’article 5 de la Constitution.59. Le 26 janvier 2018, le Comité central du PCC a déposé au Comité permanent de l’APN une proposition de révision constitutionnelle. Cette

révision est adoptée, le 11 mars 2018, par l’assemblée plénière de la XIIIe APN.60. Art. 62, 63, 65 et 67 de la Constitution.61. Art. 101, 103 et 104 de la Constitution.62. La nouvelle section VII est intitulée « Les commissions de surveillance », comprenant cinq articles.63. Art. 89 et 107 de la Constitution.64. Slogan de la politique réformatrice de Xi Jinping, le « Grand renouveau de la nation chinoise » sera mentionné à deux reprises dans le préambule

de la Constitution d’après la révision proposée par le PCC.65. Art. 79 de la Constitution.

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La notion de parti politique en Chine 67

tensions sociales dues à des inégalités de jour en jour accentuées, et la lutte contre la corruption. Selon la tra-dition politique chinoise, ces faits seraient seuls suffisants pour justifier la continuation du gouvernement du PCC sous la direction de Xi Jingping. Or, le PCC considère que cette justification doit être traduite par le droit. Il est de fait que le PCC maîtrise le pouvoir normatif, y compris le pouvoir constituant. Or, il s’engage également à respecter les normes qu’il a mises en place. De surcroît, l’édiction des normes internes du PCC remplit les mêmes exigences relatives à la production des normes juridiques. Cette perspective se rapproche du concept d’État de droit, même si celui-ci doit être compris dans un sens purement formel 68.

La construction de l’État de droit, l’institutionnali-sation de ses établissements et la neutralisation de son identité politique convergent vers une transformation du PCC. Celui-ci ne saurait être qualifié de simple parti politique au pouvoir. La confusion du Parti et de l’État est relayée par leur fusion. Si la RPC était un État de droit (même au sens formel), le PCC serait, si nous nous autorisons un néologisme, un « Parti de droit ».

mandats n’implique pas le « mandat à vie », lequel pourrait être explicitement constitutionnalisé 66. Le président de la République continue à être élu par l’APN, et la durée de son mandat correspond à celle d’une législature. Même s’il est largement prévisible que Xi Jinping serait réélu pour un troisième, voire un quatrième mandat 67 – tel est le but de cette révision –, sa réélection n’est pas systématique, encore faut-il qu’il soit candidat. Xi Jinping sera réélu à condition qu’il soit toujours indispensable à la direction du PCC et que cette direction soit favorable au développe-ment du pays. Le PCC a parfois besoin d’un homme de la situation, comme Mao Zedong pendant la guerre civile ou Deng Xiaoping au lendemain de la révolution culturelle ; mais il ne se laisserait pas être réduit à un instrument de domination personnelle.

La révision constitutionnelle de 2018 inscrit, par ail-leurs, la pensée de Xi Jinping dans la lignée des pensées marxiste-léniniste, de Mao Zedong et de Deng Xiaoping, énoncées dans le préambule de la Constitution. En effet, le premier mandat de Xi Jinping a démontré son efficacité pour l’amélioration générale du niveau de vie des citoyens malgré des crises économiques latentes, l’apaisement des

66. C’est le cas par exemple du Sénatus-consulte du 14 thermidor an X (2 août 1802), qui proclame Napoléon Bonaparte consul à vie. Il en est de même pour l’article 8 de la Constitution du 17 février 1807 d’Haïti qui dispose que « la charge de président et de généralissime des forces de terre et de mer est à vie ».

67. Il n’aura raisonnablement que 80 ans au terme de son quatrième mandat présidentiel en 2032. Selon la tradition du PCC, le successeur du chef de l’État actuel est souvent connu à la fin du premier mandat de celui-ci, et sera désigné comme vice-président de la République pour la prochaine législature. Il s’agit en principe d’un membre du Bureau politique du Comité central du PCC, âgé de moins de 65 ans. Pour le moment, parmi les favoris à la nomination du vice-président, personne ne remplit ces deux conditions coutumières.

68. Lorsque l’on évoque l’État de droit en Occident, celui-ci contient des éléments de démocratie libérale, tels que la séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la reconnaissance et la protection des droits et libertés fondamentaux. L’état actuel de la construction de l’État de droit en Chine ne satisfait pas encore ces exigences substantielles. Si la reconnaissance et la protection des droits et libertés progressent de manière considérable, un obstacle idéologique demeure pour qu’un système de séparation des pouvoirs soit installé. En effet, le système de la RPC est fondé sur le principe de l’unité du pouvoir, laquelle unité est traduite par la souveraineté de l’APN. Tel est l’esprit de la Constitution : tous les organes de l’État découlent de l’APN. Une distinction fonctionnelle des pouvoirs s’effectue entre les organes dérivés sous la surveillance de l’APN. Selon cette logique, le pouvoir judiciaire ne saurait être indépendant. Il est soumis au pouvoir législatif.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 69 - 78

Le rôle des partis politiques en Tunisie : entre quête du pouvoir et pacification socialeWafa TAMZINIMaître de conférences en droit public à l’université Sorbonne Paris Cité

Directrice de l’Institut de recherches sur les mondes méditerranéen et africain (IRMMA)

Centre d’études et de recherches administratives et politiques (CERAP, EA 1629)

Membre associée du Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA, UMR 7106)

Les pays arabes ont en commun une histoire, une langue et une culture influencées par l’islam. Depuis le soulèvement populaire de décembre 2010 en Tunisie et ce que l’on nomme communément le « printemps arabe », l’ensemble des peuples arabes aspire à davantage de liberté. Bien que partageant un certain nombre de traits communs, il n’en demeure pas moins que chacun de ces États possède sa propre dynamique, son propre rythme d’évolution. C’est la raison pour laquelle les soulèvements populaires qui se sont déroulés dans cette aire géographique n’ont pas tous eu les mêmes conséquences juridiques.

En Tunisie, la révolution « de jasmin », débutée le 17 décembre 2010 après l’immolation du jeune Bouazizi, a abouti au terme d’une transition constitutionnelle à l’adoption le 26 janvier 2014 d’une nouvelle Constitu-tion. En Égypte, la chute du régime de Hosni Moubarak a conduit à l’adoption d’une nouvelle Constitution le 30 mars 2011 qui sera modifiée en décembre 2012 sous le règne de Mohamed Morsi, président nouvellement élu,

puis remplacée les 14 et 15 janvier 2014 par une nouvelle norme fondamentale, après la destitution par l’armée du chef de l’État.

Formellement, la Tunisie et l’Égypte sont les seuls pays de ce « printemps arabe » à avoir adopté une nouvelle Constitution. Au Maroc, le pouvoir en place a en effet devancé les aspirations démocratiques des citoyens dans le but d’éviter de vivre un scénario tunisien. Une réforme constitutionnelle a bien eu lieu, même si elle fut critiquée par l’opposition, notamment au cours du mouvement du 20 février 2011 1. Sans minimiser les avancées introduites par le pouvoir constituant, celles-ci n’ont pas été associées à de véritables changements structurels notamment dans la protection des droits et libertés. En revanche, concer-nant l’Algérie, aucune modification constitutionnelle n’a été entreprise, malgré les promesses répétées du chef de l’État. Et il en va de même, pour l’heure, en Libye. Si une commission spéciale fut chargée, le 21 avril 2014, d’élaborer une nouvelle Constitution avec pour contrainte temporelle

I. Le rôle institutionnel des partis politiques

A. De la création d’un apparent multipartisme…

B. …à la mise en place d’un véritable monopartisme

II. Le rôle social des partis politiques

A. Le Rassemblement démocratique constitutionnel : entre verrouillage institutionnel et médiation sociale

B. Le paradoxe de la révolution de jasmin : entre un pluripartisme effectif et la multiplication des mouvements sociaux à l’extérieur du champ partisan

1. Voir O. Bendourou, « La nouvelle Constitution marocaine du 29 juillet 2011 », Revue française de droit constitutionnel, nº 91, 2012, p. 511-535.

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d’achever cette mission dans un délai de cent vingt jours, les tensions politiques ont eu raison de cet objectif 2. En Irak, de même qu’au Yémen, c’est la persistance d’une forte instabilité politique et militaire qui empêche (encore) la mise en œuvre d’une transition constitutionnelle.

Ces périodes politiques, caractérisées par des troubles juridiques, des vacillements constitutionnels et des erre-ments institutionnels, sont complexifiées par la volonté des rédacteurs d’élaborer de nouvelles Constitutions en s’efforçant dans la mesure du possible de faire table rase du passé 3. En Tunisie, précisément, l’Assemblée nationale constituante aurait pu décider de conserver l’ancien texte de 1959 et d’effectuer uniquement un travail de révision. Les députés de l’Assemblée nationale constituante ont néanmoins privilégié la rédaction d’un nouveau texte, avec cette volonté, largement encouragée par la société civile, de faire disparaître tant les stigmates du régime déchu 4 que les traces historiques des multiples et diverses occupations coloniales, dont, en dernier lieu, celle de l’État français. Après le soulèvement populaire ayant conduit à la fuite du président, les dirigeants politiques tunisiens encore au pouvoir avaient hésité entre deux interprétations possibles de la Constitution. Soit les articles 56 et 57 de l’ancien texte trouvaient à s’appliquer et le président déchu devait être remplacé comme le prévoient ces textes ; soit aucune disposition constitutionnelle n’avait vocation à être mise en œuvre et, dans cette hypothèse, la décision de remplacer l’ancien texte par une nouvelle Constitution s’imposait.

La solution adoptée fut toutefois d’appliquer les dis-positions constitutionnelles alors toujours en vigueur. L’article 56 de la Constitution de 1959 disposait qu’en

[…] cas d’empêchement provisoire, le Président de la République [pouvait] déléguer par décret ses attributions au Premier ministre, à l’exclusion du pouvoir de dissolu-tion de la Chambre des députés.

En application de ces dispositions, l’ancien Premier ministre, Rached Ghannouchi, avait décidé de remplacer le président déchu. Cette décision n’avait pas réussi à calmer la colère des manifestants qui ne voulaient pas se contenter de ce remplacement, même temporaire. D’autant que, d’un point de vue juridique, l’application de cet article ne se justifiait pas, le chef de l’État n’ayant, avant sa fuite, rédigé

aucun décret de délégation de pouvoirs. L’article 57 avait ensuite été mis en application par le pouvoir exécutif. Ce dernier portait sur la vacance de la présidence de la Répu-blique et prévoyait que dans l’hypothèse d’un décès, d’une démission ou d’un empêchement absolu du président de la République, il appartenait au Conseil constitutionnel de se réunir immédiatement et de constater la vacance définitive à la majorité absolue de ses membres. C’est ainsi que, le 15 janvier 2011, la juridiction suprême se réunit et constata la vacance du pouvoir, conformément aux dispositions constitutionnelles. Après cette déclaration de vacance du pouvoir, il revenait au président de la Chambre des députés d’assurer les fonctions de président de la République par intérim. Là encore, le texte avait été respecté et le président de la Chambre des députés était devenu à son tour et pro-visoirement président de la République. C’est d’ailleurs sous sa présidence qu’ont été adoptés un certain nombre de textes censés organiser la transition, dont le décret-loi nº 2011-6 du 18 février 2011 portant organisation provisoire des pouvoirs publics et créant une instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Cette instance n’avait pas été investie de la mission de rédiger une nouvelle Constitution. Elle était chargée, conformément aux dispositions de l’article 2 dudit décret-loi,

[…] d’étudier les textes législatifs ayant trait à l’orga-nisation politique et de proposer les réformes à même de concrétiser les objectifs de la révolution relatifs au processus démocratique.

Le type de processus constituant n’était donc pas encore celui que l’on connaîtra finalement. La Tunisie s’orientait bien initialement vers une modification de la Constitution de 1959 et non vers la rédaction d’un nouveau texte. Ce n’est qu’en mars 2011 que la décision fut prise par le pouvoir exécutif d’organiser des élections en vue de mettre en place une Assemblée nationale consti-tuante dont la mission consistera à élaborer l’actuelle Constitution du 26 janvier 2014. Mais, entre-temps, et sur le fondement du décret-loi nº 2011-6 du 18 février 2011, ont été adoptées des dispositions relatives à la Constitution et au financement des partis politiques. Il s’agit du décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant organisation des partis politiques.

2. La commission devait théoriquement être composée de soixante membres. Or, treize d’entre eux n’ont pas pu être élus en raison de l’instabilité sécuritaire présente dans leur région électorale.

3. C’est en se fondant sur la théorie de la « page blanche » que les pouvoirs constituants considèrent fréquemment devoir mener à bien leur travail de rédaction. Cette théorie connaît cependant des limites factuelles en raison, d’une part, de l’impossibilité de nier entièrement un passé juridique, une mémoire constitutionnelle et, d’autre part, parce que les termes désignant les institutions sont immuables (un président de la République, un Premier ministre, etc.).

4. La volonté de vouloir faire table rase du passé intervient fréquemment lors d’une révolution. Ainsi, en 1944, après la libération du territoire national, De Gaulle n’avait-il pas décidé, par une ordonnance qui a fait date, de déclarer nuls tous les actes juridiques (constitutionnels, législatifs ou réglementaires) promulgués après le 16 juin 1940, dans le but de « libérer le pays de la réglementation d’inspiration ennemie qui l’étouffait » (ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental) ? Cette déclaration, portant dispa-rition juridique et rétroactive des actes du gouvernement de Vichy, rencontrait des limites ; de nombreux textes survécurent à cette annulation symbolique (« dans les faits, des actes de Vichy ont été validés provisoirement ou définitivement, annulés partiellement ou totalement, des actes dits lois de Vichy ou encore lois validées sont visés en début d’ordonnance »). Il s’agissait bien pour De Gaulle de trouver dans « cette annulation un moyen d’asseoir sa propre légitimité et de fixer ainsi sa propre compétence » (W. Tamzini, « Vichy : un passé qui ne passe décidément pas… », in Voyages en l’honneur du professeur Geneviève Koubi, M. Touzeil-Divina, G. Guglielmi (dir.), Le Mans, Éditions l’Épitoge, 2012, p. 219-228).

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C’est ce texte qui régit encore le cadre juridique des partis en Tunisie, qui peuvent être définis comme

[…] des groupements volontaires plus ou moins organi-sés, qui prétendent, au nom d’une certaine conception de l’intérêt commun et de la société, assurer seuls ou en coalition, les fonctions de gouvernement 5.

L’article 2 dudit décret-loi donne une définition simi-laire puisque le parti politique y est défini comme étant

[…] une association constituée sur la base d’un accord entre citoyens tunisiens, qui contribue à l’encadrement politique des citoyens et à la consécration des valeurs de la citoyenneté. Il a pour objectif la participation aux élections en vue d’exercer le pouvoir au niveau national, régional ou local 6.

Jusqu’à la révolution de décembre 2010, il n’existait essentiellement qu’un parti politique dominant l’ensemble de la vie politique. Depuis le changement de régime, le nombre des partis politiques en Tunisie dépasse allègrement la centaine pour atteindre deux cent dix le 22 novembre 2017 avec la création par Ahmed Nejib Chebbi 7 du « mou-vement démocrate ». Cette profusion de partis politiques conduit actuellement les autorités gouvernementales à préparer un projet de loi organique régissant les partis politiques pour la fin du premier semestre 2018. Le chef de cabinet du ministre des relations avec les Instances constitutionnelles, la Société civile et les Droits de l’homme, Mondher Bousnina a précisé qu’il s’agissait de concilier les dispositions constitutionnelles actuelles (notamment l’article 65 de la Constitution) avec l’esprit du décret-loi nº 2011-87 portant organisation des partis politiques. En effet, il convient selon lui

[…] d’aligner la loi sur les partis politiques aux standards internationaux et d’éclaircir certains points dont notam-ment la question du financement public qui se limite aujourd’hui au financement des campagnes électorales 8.

La multiplication des partis politiques depuis 2011 contraste avec les régimes politiques précédents carac-térisés par l’existence d’une formation prédominante et de quelques partis d’opposition récemment tolérés. Précisément,

L’image la plus partagée sur la situation politique de ce petit pays d’un peu plus de 9 millions d’habitants, qui a pour voisins directs l’Algérie et la Libye, est aujourd’hui celle de l’inexistence d’un marché politique concurrentiel : s’il existe des partis politiques, et un espace légal d’activité politique partisane, ils ne jouent d’aucune façon le rôle d’opposition politique au régime en place 9.

Partant, même si la Tunisie est le premier pays arabe à se doter d’une Constitution dès 1861, il faudra attendre l’adoption du décret du 29 décembre 1955 pour voir apparaître une vie parlementaire avec l’institution d’une Assemblée constituante chargée de rédiger la future norme fondamentale post-indépendance. Malgré la création d’un Parlement en 1959, la vie politique restera marquée par la puissance du Parti destourien sous le régime de Bour-guiba, puis de celle du Rassemblement constitutionnel démocratique sous le régime de Ben Ali.

Depuis la révolution de jasmin, deux grandes for-mations dominent la vie politique tunisienne : il s’agit d’une part de Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie) qui est un parti politique tunisien créé par l’actuel président de la République – Béji Caïd Essebsi – le 6 juillet 2012, et d’autre part du mouvement Ennahda (Mouvement de la renaissance) qui est un parti créé le 6 juin 1981 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique. Les résultats des dernières élections législatives du 26 octobre 2014 ont placé Nidaa Tounes en tête des suffrages mais sans majorité absolue avec l’obtention de 86 sièges sur les 217 sièges que compte la nouvelle Assemblée des représentants du peuple, suivi du mouvement Ennahda qui se place en deuxième position avec 69 sièges. Plus d’une dizaine de partis politiques se partagent les 62 sièges restants. La multiplication des partis politiques atteste d’une réelle démocratisation de la vie politique. Pour surmonter les difficultés liées à la profusion des formations politiques, certains partis ont décidé de s’unir et de présenter des listes communes aux premières élections locales libres afin de clarifier pour l’électeur l’offre politique soumise à son appréciation. S’il est indéniable que les partis poli-tiques dans la Tunisie post-révolutionnaire assument une fonction institutionnelle réelle, il n’en demeure pas moins que ceux-ci peinent à assurer leur fonction sociale comme en attestent les multiples mouvements de protestation issus de la société civile ces dernières années. En effet, dès 2011, de nombreux citoyens ont créé des mouvements de contestation, de revendication et / ou de contrôle de l’action publique en dehors du champ politique. Il en est ainsi, par exemple, du mouvement citoyen Al Bawsala (La boussole) créé en 2011. Il s’agit d’une organisation non gouvernementale qui poursuit plusieurs objectifs, notamment celui visant à informer les citoyens des activités de leurs élus afin de promouvoir la transparence et l’éthique politique. De même, des citoyens ont presque spontanément créé un mouvement intitulé Mouch Bessif (« Pas contre notre volonté ») pour

5. R. Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p. 117.6. Art. 2 du décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant organisation des partis politiques, Journal officiel de la République tunisienne, nº 74,

p. 1973.7. Ancien fondateur du Parti démocrate progressiste (PDP) devenu un temps le parti El Jomhouri.8. « Création des partis politiques. Vers l’harmonisation des législations », La presse de Tunisie, 29 novembre 2017, en ligne : http://www.lapresse.tn/

component/nationals/?task=article&id=140080.9. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ? Sens et contre-sens d’une “libéralisation” politique », Revue des mondes musulmans et de la

Méditerranée, nº 111-112, mars 2006, p. 16.

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A. De la création d’un apparent multipartisme…

Après l’indépendance, le système partisan en Tunisie se caractérisait par l’hégémonie d’une grande formation politique : le parti libéral Néo-Destour qui deviendra par la suite le Parti socialiste tunisien. Celui-ci est le successeur du parti du vieux Destour 11 créé en 1920 autour d’une élite principalement bourgeoise et qui revendique la création d’une Constitution accompagnée de réformes socio-économiques et institutionnelles. Les membres de ce parti, dirigé par l’un de ses fondateurs le cheikh Abdelaziz Thâalbi, rédigent un programme comportant notamment la création d’un Parlement élu ou encore l’instauration de l’indépendance du pouvoir judiciaire 12.

Certains membres de ce parti réclamaient davantage que de simples réformes et s’opposaient ainsi aux plus anciens, leur reprochant de ne pas réclamer purement et simplement l’indépendance du pays. Parmi ces jeunes « rebelles » figurait Habib Bourguiba, l’un des futurs lea-ders de la lutte anticoloniale. Ceux-ci vont se regrouper et créer le Néo-Destour le 2 mars 1934 13. Le pouvoir est réparti entre plusieurs personnes au sein du parti et « [s]i le jeune et brillant avocat et journaliste Habib Bourguiba en est le leader, le pouvoir est à l’origine distribué au sein d’un cercle assez large » 14. Mais cette répartition est davantage due au contexte qu’à une réelle volonté de partage du pouvoir puisque les « dix années que Bourguiba passe en prison entre 1934 et 1955, et la répression dont fait l’objet le Néo-Destour à cette époque, forcent à cette distribution non restreinte du pouvoir au sein du parti » 15.

C’est la première organisation politique qui s’adresse à tous les Tunisiens quelle que soit leur origine socio-professionnelle ou même géographique 16. Mais cette situation ne persistera pas après l’indépendance. Lors des négociations sur le sort de la Tunisie qui eurent lieu entre les autorités françaises et les dirigeants du

dénoncer la pression exercée sur les non-jeûneurs durant la période de Ramadan. Ils ont organisé la première manifestation à Tunis le 11 juin 2017 pour exiger le respect de la liberté de conscience qui est désormais consacrée au niveau constitutionnel 10.

Les partis politiques en Tunisie occupent une place institutionnelle importante depuis longtemps en Tunisie. Mais ce n’est que très récemment que les formations partisanes sont libres de se constituer et ne sont plus simplement réduites au rôle de spectateur par le pouvoir en place comme ce fut le cas sous les deux régimes auto-ritaires qui se succédèrent de 1956 à 2010 (I). Pour autant, la fin du monopartisme et l’avènement du pluralisme politique n’ont pas encore su faire oublier les stigmates des anciens régimes et la méfiance des citoyens vis-à-vis de ces multiples formations, incitant ces derniers à préférer se regrouper et à agir en dehors de la sphère strictement politique pour exprimer des revendications sociales (II).

I. Le rôle institutionnel des partis politiques

Dans l’histoire récente de la Tunisie, les partis politiques occupent une fonction institutionnelle importante. Il faut remonter à la période du protectorat pour situer l’apparition de partis politiques. À l’époque, les différentes formations s’entendaient pour lutter contre la colonisa-tion. Une fois l’indépendance acquise, le multipartisme a vite laissé place au monopartisme incarné par le Parti destourien, formation dirigée par Habib Bourguiba. Cette hégémonie d’un parti unique a persisté sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali avec le Rassemblement constitu-tionnel démocratique. La chute du régime en 2011 a laissé place à une libéralisation du champ politique qui a suscité l’éclosion de nouveaux partis politiques.

10. « L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance, de conscience et le libre exercice des cultes […] » (art. 6 de la Constitution tunisienne).

11. « Destour est un mot d’origine perse et signifie constitution (le terme arabe moderne est “dustur”). Adossé à l’expression de parti politique, le mot Destour renvoie à l’idée d’une ambition nationaliste, visant à établir une nouvelle Constitution et dont le but principal est l’obtention de l’indépendance de la Tunisie. Successeur du mouvement des Jeunes Tunisiens, le Destour ou de son nom officiel “le parti libéral constitutionnel tunisien” naît en 1920 et attire rapidement l’adhésion de nombreux notables et intellectuels soucieux de libérer la Tunisie du protectorat français. Le Destour se scindera en deux en 1934 ; le Néo-Destour verra le jour et sera finalement dirigé par Habib Bourguiba. Le Néo-Destour est plus vindicatif que le Destour et réclame l’indépendance de la Tunisie, ne se contentant plus de simples concessions de la part de l’autorité coloniale. Ce parti disparaîtra en 1964 pour laisser place au parti socialiste destourien » (W. Tamzini, La Tunisie, Bruxelles, De Boeck, 2013, p. 12).

12. Voir Dustur : aperçu sur les constitutions des États arabes et islamiques, Leyde, E. J. Brill, 1966, p. 1-4.13. « […] dès 1933, ce jeune intellectuel décide d’orienter le Destour dans un sens moins bourgeois et plus tunisien, laïque et libéral. L’année suivante,

le divorce entre le Destour et le mouvement d’Habib Bourguiba, le Néo-Destour, est consommé. Les dirigeants du Néo-Destour sont pourchassés et déportés dans le Sud. Il faudra attendre 1936 et le gouvernement de Léon Blum pour assister à leur libération. Des négociations s’engagent entre les autorités politiques tunisiennes et françaises, mais sont stoppées avec la chute du gouvernement français en 1937. S’ensuivent des émeutes sanglantes et de nouveau l’arrestation des chefs du Néo-Destour et la proclamation de l’état de siège à compter de 1938 » (W. Tamzini, La Tunisie, p. 12-13).

14. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 19.15. Ibid.16. Ainsi que le montre Céline Braun : « En mars 1934, le Néo-Destour est fondé et rejette la vieille garde de l’ancien Destour, représentée intellectuel-

lement par un cheikh de la Zitouna, Abdelaziz Thaalbi, auquel s’oppose violemment la jeune génération de militants. La majorité du soutien du parti provient déjà des villes de la côte et des villages du Sahel plutôt que de la capitale, de ses vieilles familles et de ses oulémas. Ainsi, le village de Ksar Hellal fut le lieu du premier congrès du Néo-Destour en 1934. L’élite provinciale deviendra le principal élément de soutien au Néo-Destour, mais le parti ralliera aussi progressivement les éléments traditionnels et appauvris de la capitale que la faction plus dure représentée par Salah Ben Youssef avait dans un premier temps attirés. Le Néo-Destour est donc la première organisation politique à s’ouvrir aux Tunisiens de toutes les régions et de tous les groupes sociaux » (ibid., p. 19).

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rapidement été vidées de leur substance par l’entrée en vigueur de la loi nº 59-154 du 7 novembre 1959 relative aux associations 19 qui apportait des restrictions à l’exercice de cette liberté. À titre d’illustration, l’article 4 de ladite loi prévoyait qu’une association ne pouvait « légalement exister qu’après visa de ses statuts par le secrétaire d’État à l’Intérieur » 20. De même, on aurait pu nourrir l’espoir d’une réelle démocratisation du système partisan avec la tenue des premières élections législatives post-indépen-dance de Tunisie. Mais, là encore, ce ne fut pas le cas. En effet, les premières élections législatives du régime eurent lieu en 1959 et – par une habile stratégie élec-torale 21 – donnèrent lieu à la victoire des destouriens qui formeront alors une Assemblée docile, voire même servile, puisque cette dernière ne se réunira sous Habib Bourguiba « que pour adopter les législations élaborées par celui-ci, qui passe d’ailleurs au-dessus de l’Assemblée en émettant des décrets pendant les six mois de l’année où l’Assemblée ne se réunit pas » 22. Précisons que les dispositions constitutionnelles permettent cette situation dans la mesure où l’article 29 dispose que l’« Assemblée nationale se réunit en deux sessions extraordinaires par an, dont la durée, déterminée par la loi, ne peut excéder trois mois pour chacune d’elles ». De plus, l’article 31 énonce que :

Le président de la République peut, pendant les vacances de l’Assemblée, prendre, avec l’accord de la commission permanente intéressée, des décrets lois qui doivent être soumis à la ratification de l’Assemblée au cours de la session ordinaire suivante.

L’exercice d’un pouvoir personnel par Habib Bourguiba atteint son paroxysme après la réforme du parti de 1958. Cette réforme sera complétée par l’instau-ration de la règle du parti unique en 1963. Cette institu-tionnalisation du parti unique s’explique par la volonté du chef du parti de museler toute opposition pour éviter à l’avenir ce qui s’est produit en 1962 avec la tentative de coup d’État fomenté par des citoyens yousséfistes. Désormais, le système est verrouillé et toute opposition institutionnelle est rendue impossible. Ce d’autant que le président de la République – qui est également chef du parti unique et qui se présente comme étant le « père de la nation » 23 – est désormais élu à vie depuis la révision constitutionnelle intervenue en 1974.

Néo-Destour, une forte opposition eut lieu entre les deux figures majeures du parti : Habib Bourguiba et Salah Ben Youssef. Ce dernier paraissait trop excessif dans ses revendications aux yeux des Français, lesquels préférèrent soutenir Habib Bourguiba qui prônait une approche plus modérée. Partant, les militants qui soutenaient Salah Ben Youssef commencèrent à s’opposer en interne à l’aile bourguibienne du parti. Cette manifestation de diver-gence quant aux modalités de l’acquisition de l’indépen-dance a conduit à une sévère répression des yousséfistes et leur leader fut contraint à s’exiler en Lybie dès 1956 avant d’être assassiné en Allemagne quelques années plus tard. Il n’y avait donc plus d’opposition interne au Néo-Destour, permettant ainsi à Habib Bourguiba de prendre entièrement le pouvoir du parti. L’exercice monopolistique du pouvoir exercé personnellement par le futur premier président de la République tunisienne ne cessera plus jusqu’à sa destitution en 1987. Pourtant, la constitution du parti du Néo-Destour s’apparentait fortement à celle d’un parti politique français, construit sur un modèle certes centralisé mais qui se voulait, du moins en apparence, démocratique. En effet, c’est le « principe du centralisme démocratique » qui « régit théoriquement le fonctionnement du parti » 17. Mais la personnalisation du pouvoir par son leader empêchera tout exercice démocratique de la gestion du mouvement. Et cela d’autant plus qu’une fois élu au sommet de l’État, Habib Bourguiba personnalisera également l’exercice de ses compétences et amorcera ainsi la confusion entre État et parti. En 1964, le Néo-Destour devient le Parti socialiste des-tourien et scelle définitivement son incapacité à mettre en place un exercice démocratique du pouvoir, en ne tolérant aucune opposition politique et en plaçant ses membres à tous les postes et fonctions importants du nouvel État alors en construction. Les articles constitutionnels pré-disposent le régime politique à une dérive autoritaire puisque la Constitution du 1er janvier 1959 mettra en place un régime présidentiel fort 18 et une Assemblée qui s’avérera faible dans la mesure où cette dernière sera en réalité réduite au plus petit rôle par l’usage par le chef de l’État de ses prérogatives. La Constitution prévoyait pourtant dans son article 8 la liberté d’expression ainsi que la liberté d’association. Mais ces dispositions ont

17. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 20. L’auteure décrit ainsi le système existant sous le protectorat et censé permettre l’exercice démocratique du pouvoir au sein du Néo-Destour : « le Congrès national, composé des délégués de toutes les cellules et autorité suprême du parti, élit le Bureau politique qui donne à son tour des directives aux fédérations, qui les font elles-mêmes redescendre aux cellules. Sous le protectorat, le fonctionnement théorique du parti n’est pas véritablement appliqué et les Bureaux politiques se réunissent dans la clandestinité » (ibid.).

18. L’article 28 dispose ainsi que l’Assemblée exerce le pouvoir législatif mais que l’initiative des lois « appartient concurremment au président de la République et aux membres de l’Assemblée, les projets présentés par le président de la République ayant la priorité ».

19. Loi nº 59-154 du 7 novembre 1959 relative aux associations, Journal officiel de la République tunisienne, nº 63, 22 décembre 1959, p. 1534.20. Ibid.21. Le bey promulgue une loi électorale en janvier 1956 sous la pression de Bourguiba. Cette loi mettra en place un scrutin de liste majoritaire à un

tour « qui garantit la domination du Parti destourien en éliminant les petits partis et les opposants indépendants » (C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 21).

22. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 21-22.23. Ibid., p. 22.

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notamment, les mouvements de grève des année 1970. C’est ainsi que de partenaire cette organisation deviendra un ennemi à abattre pour le pouvoir en place. D’ailleurs, plusieurs centaines de syndicalistes seront arrêtées et contraindront l’Union générale des travailleurs tunisiens à redevenir obéissante.

Il en est également ainsi du Mouvement de la ten-dance islamique qui voit le jour en Tunisie à la fin des années 1960 avec pour leitmotiv principal le refus d’une société sécularisée. Leur leader Rached Ghannouchi – qui est aujourd’hui une figure incontournable du paysage politique – avait compris très rapidement le profit que son mouvement pouvait tirer des manifestations sociales et syndicales. Progressivement, le Mouvement de la tendance islamique s’intéresse à la lutte pour le pouvoir et décide d’y prendre part, lorsque Habib Bourguiba accepte en 1981 que plusieurs partis politiques participent pour la première fois à des élections, à charge pour eux de dépo-ser une demande de légalisation la même année. Mais la réponse du pouvoir fut violente puisqu’en juillet 1981 « une soixantaine de membres du Mouvement de la tendance islamique – dont Ghannouchi – sont arrêtés et jugés pour formation d’organisation illégale, diffamation du président et diffusion de fausses nouvelles » 25. Malgré ces arrestations, le mouvement reste actif et influent dans la société, condui-sant le Combattant suprême 26 à accepter de les amnistier en échange de l’abandon de l’usage de la violence par le Mouvement de la tendance islamique. Mais les islamistes ont continué de participer activement au mouvement d’opposition qui tentait de se former, notamment au sein des universités. Cet ultime épisode a conduit de nouveau à l’arrestation de plusieurs personnes du mouvement dont Rached Ghannouchi qui a été condamné aux travaux forcés à perpétuité.

L’absence de pluralisme politique et l’inexistence de la société civile favorisent la montée des mécontentements populaires qui s’expriment en dehors du champ insti-tutionnel et qui confinent à la contestation du système politique en place :

Dès les années 1970, des forces d’opposition se constituent et pullulent. Des combats éclatent notamment dans la région de Gafsa en 1980, opposant d’une part, les forces du régime à, d’autre part, des rebelles armés, souvent constitués de Tunisiens expatriés et soutenus par des partis étrangers. Cette situation explosive a par ailleurs favorisé le développement des forces islamistes qui organisent à

B. …à la mise en place d’un véritable monopartisme

Ce monolithisme partisan ainsi institutionnalisé durera jusqu’à la destitution du président de la République, également chef du parti du Néo-Destour, lequel a été rebaptisé entre-temps Parti socialiste destourien. En effet, malgré l’apparente démocratisation intervenue en 1981 avec l’introduction du pluralisme lors des élec-tions législatives de la même année, le Parti socialiste destourien remporte les élections et aucun membre de l’opposition ne parvient à se faire élire. Dans le même temps, l’Union générale des travailleurs tunisiens qui pouvait s’apparenter à de l’opposition non partisane et qui aurait pu ainsi jouer le rôle de catalyseur des reven-dications et mécontentements populaires est également aux mains de membres appartenant au parti unique. Partant, excepté le Parti communiste qui a été créé en 1920 et qui sera d’ailleurs le premier parti politique d’opposition à être légalisé en 1981, tous les mouvements partisans qui tentent de percer sur le plan électoral sont issus du Parti socialiste destourien. Il en va ainsi du Mouvement des démocrates socialistes, fondé en 1978 par Ahmed Mestiri, membre historique du parti néo-destourien, ancien ministre pendant les années 1960 et qui réclamait davantage de démocratie dans la vie politique. De même, le Mouvement de l’unité populaire sera créé par un ancien compagnon de lutte de Habib Bourguiba mais qui deviendra par la suite son opposant, Ahmed Ben Salah, lequel sera emprisonné mais réussira à s’enfuir en 1973 et créera depuis l’étranger ce mouve-ment d’opposition au régime bourguibien. Ces deux mouvements seront légalisés en 1983 et se verront donc intégrés au système partisan officiel. Ces légalisations sont des moyens pour le pouvoir en place de contrôler toutes les formes d’opposition.

Le même sort est réservé aux organisations non parti-sanes. Ainsi, l’Union générale des travailleurs tunisiens 24 était à l’origine aux côtés du parti du Néo-Destour durant les années 1950. Cette organisation syndicale a par la suite été associée étroitement à l’exercice du pouvoir en la personne de son dirigeant, Ahmed Ben Salah, qui a été également ministre de l’Économie et a dirigé l’expérience collectiviste durant cinq années. Mais après l’échec de cette politique économique, l’Union générale des travail-leurs tunisiens redevient une force syndicale en soutenant,

24. « La Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) est un syndicat tunisien créé en 1925 par Mohamed Ali El Hammi. Comme son nom l’indique, son but est de fédérer l’ensemble des syndicats qui émergent à cette époque en Tunisie. C’est un syndicat autonome inédit sous l’empire colonial et qui organise des manifestations et grèves vues d’un très mauvais œil par les autorités coloniales. C’est la raison pour laquelle le protectorat réprimera ce mouvement dont les meneurs et dirigeants seront soit arrêtés soit contraints à s’exiler. Son leader charismatique sera jugé, condamné, expatrié et mourra en 1928, entraînant avec lui cette première expérience syndicale. En 1937, Belgacem Gnaoui fonde la 2e confédération générale des travailleurs tunisiens, qui sera dirigée à partir de 1938 par Hédi Nouira. Elle disparaît en 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, des travailleurs tunisiens membres de la CGT française (confédération générale des travailleurs) décident de quitter ce syndicat pour fonder leur formation tunisienne. “C’est alors que, le 19 novembre 1944, furent fondés les syndicats autonomes du Sud, et le 6 mai 1945, furent fondés les syndicats autonomes du Nord. Quelques mois après, les deux syndicats s’allièrent avec la fédération des fonctionnaires pour former la future Union générale tunisienne du travail (UGTT)” » (W. Tamzini, La Tunisie, p. 13-14).

25. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 33.26. Un surnom courant désignant Habib Bourguiba.

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A. Le Rassemblement démocratique constitutionnel : entre verrouillage institutionnel et médiation sociale

À peine installé à la tête de l’État, Zine el-Abidine Ben Ali transforme le Parti socialiste destourien en Rassemble-ment constitutionnel démocratique. Créé officiellement le 27 février 1988, le Rassemblement constitutionnel démo-cratique s’inscrira dans la lignée des grands partis hégé-moniques qu’ont été le Néo-Destour puis le Parti socialiste destourien. Quelques mois plus tard, le régime donnera des signes annonciateurs d’une potentielle démocratisation du système électoral en autorisant officiellement le multipar-tisme en Tunisie avec l’adoption de la loi organique nº 88-32 du 3 mai 1988 encadrant les partis politiques qui le garantit tout en précisant dans son article 3 qu’un « parti politique ne peut s’appuyer fondamentalement dans ses principes, activités et programme sur une religion, une langue, une race, un sexe ou une région » 28. Au pluralisme politique ainsi consacré s’ajouteront la suppression de la présidence à vie de la République ainsi que la limitation du nombre de mandats (pas plus de trois mandats), autant de réformes s’inscrivant dans une démarche de démocratisation des institutions. D’ailleurs, le nouveau chef de l’État a intitulé son pacte national « le renouveau ». Signé, notamment, par tous les partis politiques, ce texte présentait l’ambition de faire travailler ensemble les organisations partisanes en vue de modifier le système politique. Cependant, comme en 1959, cette tentative de démocratisation ne résistera pas à l’épreuve des urnes. Les élections législatives de 1989 donneront une large victoire au Rassemblement consti-tutionnel démocratique et empêcheront toute formation partisane d’opposition d’obtenir des sièges au Parlement. Le seul parti politique d’opposition qui réussit à obtenir des résultats satisfaisants est le mouvement Ennahda, qui obtient « une moyenne de 14,5 % au niveau national » 29 et « jusqu’à 30 % des votes » 30 dans certaines circonscriptions, mais qui néanmoins sera privé de tout représentant à l’Assemblée. En plus de ne pas être capable de se réformer et d’accepter le libre jeu électoral en intégrant ses oppo-sants à la vie politique, le Rassemblement constitution-nel démocratique prendra en considération le contexte international pour poursuivre dans sa volonté d’exclure les opposants islamistes de la scène politique. En Algérie éclate la guerre civile dès 1988 et ne rassure pas les élites tunisiennes quant à l’intégration des islamistes au jeu politique national. La peur d’importer cette guerre sur le sol national est prégnante et tenace dans les cercles du pouvoir comme chez une grande partie des citoyens. De plus, la guerre du Golfe qui débute dans les années 1990 constitue également un motif de crainte quant à la place

leur tour des manifestations et des émeutes conduisant la Tunisie à la lisière de la guerre civile. À cela s’ajoute une crise financière qui conduira Bourguiba à limoger, de nouveau, son Premier ministre pour le remplacer par Rachid Sfar et dont la mission essentielle consistera à rétablir l’équilibre économique interne et a assurer une meilleure prospérité du pays. Cette lutte pour le déve-loppement économique va très vite laisser place à la lutte contre l’islamisme 27.

Cette lutte s’intensifiera avec les attentats d’août 1987 et conduira à la destitution du chef de l’État par son Pre-mier ministre en exercice, Zine el-Abidine Ben Ali. Ce n’est qu’après le coup d’État médical du 7 novembre 1987 que le Mouvement de la tendance islamique sortira de sa clandestinité. L’ancien général d’armée devenu notam-ment Premier ministre durant le dernier mandat d’Habib Bourguiba mettra en place un pacte national appelé Déclaration du 7 novembre et dont les discussions feront participer tous les partis politiques, ainsi que l’ensemble des organisations sociales et syndicales du pays. En ce sens, il décidera de libérer les membres du mouvement qui avaient été emprisonnés sous l’ancien régime et, en contrepartie, le Mouvement de la tendance islamique acceptera d’être rebaptisé Mouvement de la renaissance (al-nahdha) et de soutenir le nouveau président de la République. Mais le nouveau régime ne se limitera pas à intégrer – du moins les premiers mois – l’opposition politique la plus virulente à son encontre. Il multipliera les signes d’ouverture démocratique à destination des Tunisiens mais également des pays voisins.

C’est ainsi que le pacte national affichait l’ambition de démocratiser les institutions en réformant le système politique et en assurant la protection des droits et libertés reconnus dans la Constitution.

II. Le rôle social des partis politiques

Ces velléités de démocratisation ne dureront pas très long-temps et le monopartisme, comme sous l’ancien régime, continuera de rythmer la vie partisane tunisienne. En revanche, et contrairement aux années précédentes, la société civile commence à émerger en dehors des insti-tutions, conduisant le régime à créer de nouvelles formes de regroupement pour capter ces énergies citoyennes et, surtout, transformant le parti unique en véritable machine à contrôler la société. Ce verrouillage institutionnel ne suffira pas à contenir les contestations et revendications sociales, qui trouveront à s’exprimer en dehors du circuit institutionnel et sous des formes renouvelées, surtout après la chute du président de la République en 2010 et les changements institutionnels qui en découlèrent.

27. W. Tamzini, La Tunisie, p. 17.28. Art. 3 de la loi organique nº 88-32 du 3 mai 1988 organisant les partis politiques, Journal officiel de la République tunisienne, 1988, p. 1.29. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 37.30. Ibid.

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pluralisme aux élections présidentielles mais qui, là encore, comporte des dispositions très restrictives comme celle imposant aux personnes souhaitant se présenter d’être chef de parti depuis au moins une durée de cinq années. De plus, le parti en question devra avoir des représentants à la Chambre des députés 34. C’est donc sans surprise que le pré-sident de la République Ben Ali sera réélu avec plus de 99 % des suffrages exprimés. Le même scénario se reproduira lors des élections présidentielles de 2004 puis de 2009 35. Le Rassemblement constitutionnel démocratique rem-porte également toutes les autres élections. En 2010, un tunisien sur quatre était membre du Rassemblement. Ce mouvement était bien plus qu’un simple parti politique, il était devenu une instance de surveillance généralisée des citoyens puisqu’il était présent partout, même dans des endroits où n’existait pas l’administration. Disposant de relais sur l’ensemble du pays, le mouvement était égale-ment devenu une instance de médiation sociale 36. C’est ainsi que de nombreuses personnes

[…] ont profité de ce système à travers les programmes sociaux, les caravanes sanitaires, les dons de l’Aïd, l’obtention d’autorisations (permis de taxi, permis de construire, ouverture de commerce, de restaurant, de bar, « licence » pour l’organisation de voyages marchands – i.e. la contrebande – et facilitations pour négocier avec les agents d’autorité… bref, toute activité légale ou illégale), l’acquisition d’agréments et la facilitation de démarches auprès de l’administration, l’octroi de statuts ouvrant la voie à des aides 37.

De même que le parti aidait de nombreux citoyens, il contribuait dans le même temps à l’ascension socioprofes-sionnelle de ses membres les plus actifs : « Ainsi, en cinq ou six années, un président de cellule de quartier pouvait se notabiliser et se construire une maison de standing ou ouvrir un commerce rentable » 38.

Mais ce rôle d’entremetteur, construit sur un socle institutionnel et déployé dans la sphère sociale, ne suffira pas à éteindre toute contestation. Bien au contraire, le verrouillage du système politique va conduire les oppo-sants exclus du champ partisan à se regrouper sous forme d’associations ou de mouvements citoyens. Cette ten-dance explosera après la révolution de 2010, qui verra le nombre de ces actions se multiplier en dehors de tout champ politique et malgré la multiplication du nombre de formations partisanes ainsi que la consécration de la liberté d’expression.

que les islamistes pourraient acquérir dans la vie politique. Ces événements conjugués expliqueront l’exil du leader du mouvement Ennahda – Rached Ghannouchi – et conduiront à l’arrestation puis la condamnation à vie des membres dudit mouvement 31.

En 1993, une nouvelle loi électorale est promulguée, laquelle est censée donner des gages de démocratisation. La loi organique nº 93-118 du 27 décembre 1993 en vue de favoriser le pluripartisme à la Chambre des députés a ainsi pu permettre à 19 députés de l’opposition de siéger au Parlement. Seulement 19 sièges sur les 163 que compte l’Assemblée, le résultat est d’autant plus décevant que la principale force d’opposition est interdite de participation électorale. En effet, le régime s’attache à constituer une opposition de façade de façon à minimiser la place du mouvement Ennahda sur l’échiquier politique. Comme l’écrit une auteure,

La nouvelle loi électorale de 1993 démontre ainsi que Ben Ali a pour stratégie de diviser pour mieux régner, en mettant en place une libéralisation politique minimale qui ne peut qu’affaiblir l’opposition en la laissant s’entredéchirer et en la privant de son adversaire principal : le parti au pouvoir 32.

Deux années plus tard ont lieu les élections munici-pales auxquelles participent pour la première fois tous les partis légalisés. Malgré cette participation, les partis d’opposition ne remporteront que 6 sièges sur les 3 500 existants. Bien que ce faible score marque officiellement et de façon inédite l’entrée de membres de l’opposition sur le devant de la scène politique, il contribuera néanmoins à participer d’un début de déliquescence de l’opposition puisque Mohammed Moada, le chef d’un des principaux partis, le Mouvement des démocrates socialistes, modifiera son attitude vis-à-vis du régime et dénoncera son hégémo-nie ainsi que l’absence de réelle démocratie. La réponse du président de la République – qui est également président du parti hégémonique – ne se fera pas attendre : Mohamed Moada sera arrêté puis condamné à onze ans de prison pour avoir entretenu des relations avec un pays étranger – la Lybie – et sera ainsi évincé de la scène politique.

Pour la première fois, Ben Ali fait arrêter un député, repré-sentant majeur de l’opposition non islamiste qui a – l’un des premiers – soutenu le président dès son arrivée à la tête de l’État tunisien, comme sa candidature aux élections présidentielles de 1994 33.

Le verrouillage se poursuivra avec l’adoption de la loi constitutionnelle nº 99-52 du 30 juin 1999 qui autorise le

31. C. Braun, « À quoi servent les partis tunisiens ?… », p. 37.32. Ibid., p. 38.33. Ibid., p. 41.34. Ibid., p. 42.35. « Les organisations des droits de l’Homme dénoncent des atteintes aux droits civiques, aux libertés individuelles et collectives. Pour autant,

Zine Ben Ali ne cesse de se faire réélire en remportant lors de chaque scrutin plus de 93 % des voix. Il ira jusqu’à modifier la Constitution par référendum en 2004 pour supprimer la limitation du cumul des mandats présidentiels et étendre la limite d’âge d’éligibilité de 65 à 75 ans, comme Bourguiba avait fait modifier la même Constitution pour se rendre Président à vie. Cette réforme constitutionnelle a permis à Zine Ben Ali de se représenter en 2009 et était censée lui permettre de garder le pouvoir jusqu’au moins 2014 » (W. Tamzini, La Tunisie, p. 19).

36. Voir B. Hibou, « Tunisie. Économie politique et morale d’un mouvement social », Politique africaine, nº 121, 2011, p. 15.37. Ibid.38. Ibid.

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Une autre illustration de cette défiance réside dans la multiplication des mouvements citoyens de contestation et / ou de revendication. S’appuyant sur les nouveaux droits et libertés consacrés par la Constitution du 26 janvier 2014, les citoyens vont constituer des groupes ou associations pour demander la mise en œuvre de ces dispositions. Par exemple, le 1er juin 2017, quatre jeunes ont été arrêtés dans un jardin public à Tunis pour avoir mangé en pleine journée « de manière ostentatoire ». Ils ont été condamnés à un mois de prison ferme pour « atteinte à la morale » et « outrage public à la pudeur ». Ce n’est évidemment pas la première fois que des individus sont ainsi « pourchassés » en raison de leur non-respect du jeûne 41. Mais en 2017 un mouvement citoyen s’est formé et une première manifestation a eu lieu le dimanche 11 juin, réclamant le droit de ne pas jeûner pen-dant le mois sacré. Ce mouvement est mené notamment par des citoyens très actifs sur les réseaux sociaux et rassemble des jeûneurs comme des non-jeûneurs qui considèrent que le ramadan ne doit pas être « contre notre volonté » ou, en arabe, « Mouch Bessif » (qui est par ailleurs le nom du collectif). Ils réclament en outre le respect de l’article 6 de la Constitution qui, selon eux, garantit leur liberté de ne pas jeûner. Dans le même sens, la création de la première asso-ciation de libres-penseurs atteste d’une volonté citoyenne de faire respecter, notamment, la liberté de conscience. Nous pouvons citer également l’initiative citoyenne Shams (« Soleil ») qui défend les minorités sexuelles en Tunisie et qui a vu le jour en 2015.

Plus récemment, les manifestations de janvier 2018 rassemblées sous la bannière Fech Nestanew (« Qu’est-ce qu’on attend ») démontrent, et cela malgré une situa-tion sociale et économique difficile pour une majorité de citoyens, que la liberté de parole, d’expression, de manifestation constituent une avancée considérable des acquis fondamentaux. Il y a eu, hélas, la mort d’un manifestant et une sévère répression (avec pas moins de neuf cents personnes arrêtées). Néanmoins, ce genre de manifestations était tout simplement inimaginable avant la révolution de jasmin. Le rôle des partis politiques en Tunisie a longtemps été confiné à un jeu d’acteurs, dont le scénario était direc-tement écrit par le chef du parti qui était, jusque 2010, également systématiquement le chef de l’État. Cette confu-sion entre État et parti a pour origine la conception très personnelle que développait Habib Bourguiba à propos du pouvoir et du rapport de ce dernier à la patrie. Le coup d’État médical de 1987 ayant permis à Zine el-Abidine Ben Ali de prendre la tête du régime n’a rien changé à l’hégémonie du parti quasi unique. Bien au contraire,

B. Le paradoxe de la révolution de jasmin : entre un pluripartisme effectif et la multiplication des mouvements sociaux à l’extérieur du champ partisan

Les mouvements de contestation ont débuté bien avant 2010 comme l’atteste par exemple la création du Conseil national pour les libertés en Tunisie en 1998. Regroupant des figures connues de la contestation, comme le journaliste Taoufik Ben Brick ou le médecin Moncef Marzouki qui deviendra le premier président de la République tunisienne après la révolution, ce conseil dénonce les atteintes commises par le régime aux libertés individuelles et publiques ainsi que l’absence de pluralisme politique. Mais les membres dudit conseil étaient persécutés et subissaient le sort qui était infligé à tous ceux qui osaient, sans y avoir été autorisés, exprimer leur désaccord ou qui avaient présenté des reven-dications qui n’auraient pas été contrôlées au préalable. Il a donc fallu que se produise la révolution de 2010 et la chute du régime de Ben Ali pour que puissent s’exprimer plus ou moins librement les contestations politico-sociales, soit par le biais des formations partisanes, soit par le biais de mouvements nouveaux regroupés la plupart du temps sous forme d’association.

L’un des grands apports juridiques de la révolution a été l’adoption dès 2011 d’un texte libéralisant la création de partis politiques. En effet, le décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant organisation des partis politiques consacre dans son premier article la liberté de constitution des partis politiques 39. L’article 5 précise qu’il est « interdit aux autorités publiques d’entraver ou de ralentir l’activité des partis politiques de manière directe ou indirecte » 40. Ces dispositions contrastent clairement avec le régime juridique antérieur encadrant la création de partis politiques. Cela explique la profusion de formations partisanes depuis 2011 puisqu’il existe aujourd’hui plus de deux cents partis politiques en Tunisie. Mais en réalité seuls quelques-uns dominent la vie politique nationale. Les derniers résultats électoraux le démontrent : lors des premières élections municipales libres qui ont eu lieu le 6 mai 2018, deux grandes formations sont arrivées en tête – celles-là même qui sont également majoritaires à l’Assemblée des représentants du peuple – et sont d’une part le mouvement islamiste Ennahda et, d’autre part, le mouvement Nidaa Tounes auquel appartient l’actuel président de la République Béji Caïd Essebsi. Surtout, le dernier scrutin a fait état de près de 33 % de taux de participation. L’abstention est donc le grand vainqueur, illustrant ainsi la profonde défiance des citoyens vis-à-vis des partis politiques traditionnels.

39. « Ce décret-loi garantit la liberté de constituer des partis politiques, d’y adhérer et d’y exercer des activités. Il a pour objectif de consacrer la liberté de s’organiser politiquement, appuyer et promouvoir le pluralisme politique et de consolider le principe de transparence dans la gestion des partis politiques » (décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant organisation des partis politiques, Journal officiel de la République tunisienne, nº 74, p. 1973).

40. Ibid.41. W. Tamzini, « “Tu ne dé-jeûneras point !”. Quelques propos relatifs à la Constitution tunisienne et à la répression des jeûneurs », Droit cri-TIC,

7 juillet 2015, en ligne : http://www.koubi.fr/spip.php?article954.

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78 Wafa Tamzini

Malgré la prolifération des partis politiques, des mouve-ments citoyens voient le jour pour exprimer des demandes sociales et politiques, délaissant ainsi l’option partisane pourtant rendue largement possible depuis la révolution. Si le rôle institutionnel des partis politiques semble être enfin reconnu par les institutions comme l’attestent les discussions actuelles qui ont trait à la modification de la réglementation relative aux partis politiques, il conviendrait de s’interroger sur leur efficacité sur le plan social et leur capacité à ne pas être déconnectés des aspirations populaires comme cela s’est encore produit lors des manifestations de janvier 2018.

quelques mois après son accession au pouvoir et après une timide tentative de démocratisation de la scène électorale, il poursuivait l’œuvre de son prédécesseur et allait plus loin dans le verrouillage institutionnel puisqu’il a permis de mettre en place une opposition légale, avec des partis autorisés, le tout sous contrôle direct du Rassemble-ment constitutionnel démocratique, parti succédant au Parti socialiste destourien. Ce n’est qu’à partir de 2011 et l’adoption du décret-loi nº 2011-87 du 24 septembre 2011 portant organisation des partis politiques que sera consacrée à l’article premier la liberté de constitution des partis politiques 42.

42. Voir note 39.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 79 - 99

Le statut partisan du chef de l’État turcAysegul FISTIKCIDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Selon l’article 68, alinéa 2 de la Constitution turque du 7 novembre 1982 1, « les partis politiques sont les éléments indispensables de la vie politique démocratique » 2. Mais cette disposition n’est pas tant révélatrice de la philosophie qui imprègne la Constitution de la IIIe République turque

lors de son adoption à la suite du coup d’État militaire du 12 septembre 1980 3. Ainsi, selon Serap Yazıcı, la philoso-phie de cette Constitution fait état d’une double méfiance à l’égard du peuple et de ses représentants. Le constituant de 1982 met donc en place un certain nombre d’autorités

I. Le statut partisan du chef de l’État : une situation de fait avant la réforme de 2017

A. Un statut partisan par intermittence avant la réforme de l’élection au suffrage universel direct

1. Le caractère limité de l’exigence de neutralité imposée par le statut constitutionnel

2. L’attractivité du statut présidentiel pour les partis politiques et les différents « usages » du statut partisan du chef de l’État

B. L’intervention de l’élection directe : la systématisation du chef de l’État partisan

1. La cause de la réforme : une réforme par le parti majoritaire contre les autorités de tutelle

2. L’effet de la réforme : une réforme pour le parti majoritaire et son leader

II. La constitutionnalisation du chef de l’État partisan par la révision de 2017

A. La pérennisation des acquis de la présidentialisation du régime

1. Un confusionnisme des pouvoirs législatif et exécutif entretenu par la présidence partisane

2. La duplicité de la fonction présidentielle

B. L’impossible retour à la neutralité présidentielle ?

1. L’accentuation de la logique partisane de l’élection présidentielle

2. Le développement de la démocratie intra-partisane : un correctif envisageable ?

Annexes

Présentation succincte des partis politiques cités dans l’article

Principaux repères chronologiques

1. Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 17.2. Les traductions du turc vers le français sont, sauf mention contraire, effectuées par nos soins.3. Il a fallu attendre le référendum de 1987 pour que les partis politiques et leurs leaders ne redeviennent officiellement les acteurs de la vie politique

à la suite de la dissolution des partis politiques par le pouvoir militaire en place par la loi nº 2533 du 16 octobre 1981 (Resmî Gazete, 16 octobre 1981, 17486 Mükerrer).

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80 Aysegul Fistikci

de tutelle chargées de veiller, voire de contenir, le pouvoir démocratique 4.

Parmi ces autorités se trouve la présidence de la Répu-blique chargée de surveiller les institutions représentatives menées par les partis politiques. Le constituant lui attribue pour cela des prérogatives conséquentes, renforçant ainsi l’exécutif dans son aile présidentielle. Afin d’assumer un tel rôle, la principale caractéristique du président repose sur sa neutralité, conformément à l’acception du chef de l’État en régime parlementaire 5.

Cette neutralité présidentielle ne s’est pas imposée avec évidence dans les régimes républicains turcs depuis 1920. La Ire République turque a connu le régime à parti unique dont le leader a été le président. Ce n’est que par le passage au multipartisme en 1946 que la question de la neutralité présidentielle s’est posée, notamment par le parti d’opposition, à laquelle le président İsmet Inönü a répondu par une déclaration en date du 12 juillet 1947 en s’engageant à se tenir à égale distance du parti majoritaire et de celui de l’opposition 6. Mais il a fallu attendre la Constitution de 1961, adoptée à la suite du coup d’État militaire du 27 mai 1960, pour une véritable consécration de la neutralité présidentielle dans la lettre de la Constitution qui prenait toutefois, en pratique, la forme d’un contrôle de l’armée sur la présidence de la République.

Le régime politique turc actuel consacre initialement un régime parlementaire rationalisé avec un renforcement du statut présidentiel. Toutefois, les réformes constitution-nelles successives ont fortement impacté cette qualifica-tion, et notamment celles touchant au statut présidentiel de 2007 prévoyant l’élection présidentielle au suffrage universel direct, et celle de 2017 mettant en œuvre un régime « de gouvernement de la présidence de la Répu-blique » dans lequel on retrouve un exécutif monocéphale constitué par le seul président de la République et qui n’est plus soumis à l’obligation d’impartialité vis-à-vis des partis politiques comme c’est classiquement le cas en régime parlementaire.

Se pose donc ici la question de l’influence du statut présidentiel et celle de son impact sur la qualification du régime politique. Il s’agit plus spécifiquement de com-prendre quelles sont les implications d’un statut partisan du chef de l’État sur l’équilibre des pouvoirs dans un régime initialement conçu comme parlementaire.

Contrairement à ce qui semble perceptible, le statut partisan du chef de l’État a été amorcé plus tôt dans la pratique du régime politique de la IIIe République turque, avant même l’élection du président au suffrage universel

direct. La nature partisane du statut du chef de l’État en Turquie, bien qu’impropre au régime parlementaire, constitue un élément essentiel de la qualification du régime politique, notamment en ce qu’il aboutit à une forme de concentration, voire, dans certains contextes, de confusion des pouvoirs.

Après avoir constaté que le statut partisan du chef de l’État est ainsi une réalité connue du régime politique turc, quoique de manière aléatoire avant la révision constitutionnelle adoptée par le référendum du 16 avril 2017 (I), nous verrons que cette dernière a finalement constitutionnalisé le statut partisan du chef de l’État en rendant quasiment impossible tout retour à la neutra-lité présidentielle pourtant nécessaire à l’équilibre du régime (II).

I. Le statut partisan du chef de l’État : une situation de fait avant la réforme de 2017

Malgré une conception neutre de la présidence de la Répu-blique 7, la pratique du régime politique turc connaît des présidences partisanes depuis ses débuts, et ce bien avant la révision constitutionnelle de 2007 visant à désigner le président au suffrage universel direct (A). Cette dernière a toutefois eu pour effet de systématiser ce statut partisan en plaçant officiellement les partis au cœur du processus électoral présidentiel et du fonctionnement du régime (B).

A. Un statut partisan par intermittence avant la réforme de l’élection au suffrage universel direct

Le mode de désignation du président constitue un véri-table enjeu dans la mise en œuvre de sa neutralité. Or, les élections présidentielles par la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT) ne se sont pas toujours déroulées conformément à l’esprit de la Constitution, qui tend, dans la lignée de la précédente Constitution de 1961, à inhiber l’emprise des factions partisanes sur cette désignation et à privilégier le consensus. La pratique politique a ainsi permis la désignation à la présidence de la République de certains leaders de la majorité du fait des mécanismes constitutionnels pas toujours en adéquation avec l’exigence de neutralité (1), ce qui est dû à une certaine culture politique faisant du chef de l’État un leader partisan en opposition à la norme constitutionnelle (2).

4. Voir S. Yazıcı, « 1982 anayasası ve cumhurbaşkanlığı », in Prof. Dr. Erdal Onar’a Armağan, Cilt-I, Ankara, Ankara Üniversitesi yayınları, 2013, p. 231.5. Voir B. Constant, Cours de politique constitutionnelle, Genève – Paris, Slatkine, 1982, t. I, p. 178.6. Voir M. Erdoğan, Türkiye’de Anayasalar ve Siyaset, 8e éd., Ankara, Liberte Yayınları, 2012, p. 101.7. La version initiale de l’article 101 de la Constitution telle qu’adoptée par le référendum du 7 novembre 1982 disposait ainsi : « Le président de la

République est élu par la Grande Assemblée nationale de Turquie parmi ses membres ayant quarante ans révolus et un enseignement universitaire ou parmi les citoyens turcs présentant ces caractéristiques et remplissant les conditions d’éligibilité des députés pour une durée de sept ans. / La présentation des candidats à la présidence de la République des personnes extérieures à la Grande Assemblée nationale de Turquie n’est possible que sur proposition écrite d’au moins un cinquième du nombre total des membres de l’Assemblée. / Nul ne peut être élu deux fois président de la République. / La personne élue président de la République voit, le cas échéant, la rupture de ses liens avec son parti et l’achèvement de sa qualité de membre de la Grande Assemblée nationale de Turquie » (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 26).

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Le statut partisan du chef de l’État turc 81

1. Le caractère limité de l’exigence de neutralité imposée par le statut constitutionnel

La Constitution de 1982 consacre un régime parlemen-taire 8 avec un renforcement de l’exécutif, et plus spécifi-quement de la présidence de la République 9. Le président est envisagé comme un arbitre entre les pouvoirs 10 et détient des prérogatives conséquentes afin d’assumer un tel rôle 11, conjugué à une irresponsabilité politique 12 impliquant sa neutralité 13. Il s’agit ici d’une obligation constitutionnellement consacrée : l’article 101, alinéa 4 de la version originelle de la Constitution de 1982 imposait, le cas échéant, la rupture des liens entre la personne élue à la présidence et son parti d’origine 14.

Afin de préserver le caractère neutre du statut prési-dentiel, les constituants de 1982 ont maintenu les dispo-sitions mises en place lors de la précédente Constitution de 1961 dont l’objectif était d’écarter la mainmise d’un parti ou d’un camp politique donné sur l’élection prési-dentielle en favorisant le consensus autour de cet organe clé. Le maintien de la condition de majorité requise pour l’élection présidentielle paraît alors tout indiqué. En effet, s’agissant d’une élection à une majorité qualifiée des deux tiers de la GANT 15, l’objectif est d’encourager le consensus entre les différents partis la composant. Mais, dans le même temps, le but est aussi d’écarter, tant que possible, les tractations partisanes autour de cette élection afin de favoriser son impartialité vis-à-vis des partis politiques. En prescrivant ainsi l’élection à bulletin secret dans la même disposition, le constituant s’adresse davantage à

l’aptitude du parlementaire d’élire le président le mieux à même d’exercer cette fonction, qu’aux partis politiques enclins à soumettre la désignation de cet organe neutre à la discipline de parti fortement ancrée dans la culture politique du pays.

Toutefois, parvenir à un tel consensus n’est pas chose aisée, notamment du fait de la polarisation des camps poli-tiques. C’est ce qu’a démontré l’expérience de la IIe Répu-blique turque durant laquelle, à la suite de la présidence de Fahri Korutürk 16, aucun président n’a pu être élu par la GANT en six mois 17. Cette crise a constitué l’une des justifications du coup d’État du 12 septembre 1980 18. En effet, la recherche d’une telle majorité afin de favoriser le consensus est logique, mais encore faut-il s’assurer que la culture politique des électeurs, en l’occurrence les parlementaires, s’inscrive dans une telle démarche. Or, si l’élection du président présente des enjeux poli-tiques considérables pour les factions politiques, elle se transformera immanquablement en un terrain d’affron-tement inter-partisan supplémentaire. D’autant que, sur ce terrain-ci, l’opposition détient une faculté d’empêcher qui peut potentiellement s’exercer comme un pouvoir de nuisance, et non comme un élément constructif permet-tant d’aboutir à une élection consensuelle de la présidence de la République. C’est pourquoi les constituants de 1982 ont rationalisé la procédure de l’élection présidentielle afin d’éviter ce type de crise politique pouvant mener à la paralysie institutionnelle 19. La Constitution de 1982 prévoit donc une limitation du nombre de tours de l’élection présidentielle à quatre, ainsi qu’une limitation temporelle

8. En effet, il existe des moyens d’action entre les pouvoirs, et notamment la classique responsabilité gouvernementale (article 112 de la Constitution de 1982, Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 30).

9. Voir E. Özbudun, Türk Anayasa Hukuku, 15e éd., Istanbul, Yetkin Yayınları, 2014, p. 64.10. L’article 104 de la Constitution de 1982 précisant la fonction et les prérogatives présidentielles (qui reste en vigueur) dispose comme suit : « Le président

de la République est le chef de l’État. À ce titre, il représente l’unité de la République de Turquie et de la nation turque ; il veille à l’application de la Constitution et au fonctionnement ordonné et harmonieux des organes de l’État » (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 27).

11. La suite de l’article 104 prévoit une longue liste de prérogatives du chef de l’État qui touchent aux différentes fonctions étatiques que sont les fonctions exécutive, législative et juridictionnelle. Les prérogatives démontrant un véritable renforcement de la présidence sont ses pouvoirs de nomination qui sont des pouvoirs propres et qui ne peuvent être contrôlés par aucune juridiction. Il nomme le Premier ministre et accepte sa démission et, sur proposition de celui-ci, il nomme et révoque les ministres. Le président a également des prérogatives élargies en périodes exceptionnelles comme l’état d’urgence, il dispose de nombreuses prérogatives liées à son rôle de gardien de la Constitution telles que le renvoi des lois en seconde lecture, la saisine de la Cour constitutionnelle, le choix de soumettre la loi de révision constitutionnelle au référendum, etc. En outre, il participe à l’édiction des décrets-lois qui doivent être signées de sa part. Toutefois, le chef de l’État ne disposait pas, avant 2017, d’un pouvoir de dissolution à sa discrétion, celui-ci étant encadré par un certain nombre de conditions (article 116 dans sa version antérieure à la révision de 2017 ; voir infra). L’article 105 dispose que le président peut accomplir des actes seul, sans contreseing, et qui ne peuvent faire l’objet d’aucun recours, avec un renvoi aux dispositions constitutionnelles et législatives, sans précision sur le contenu exact de ces actes.

12. Article 105 de la Constitution de 1982 (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 29).13. En effet, lors de sa présentation de la Constitution, le général Evren justifiait le choix du renforcement de la présidence plutôt que celle du

gouvernement par sa neutralité partisane : « Certaines prérogatives ont été attribuées au gouvernement qui est partial. Cependant, les prérogatives pouvant donner lieu à de sérieux affrontements entre majorité et opposition ont été attribuées au président. En dehors de cela, il y a des prérogatives qui doivent être conférées au président, qu’il ne serait ni correct ni possible, par essence, de les attribuer à un autre organe » (cité par E. Özbudun, Türk Anayasa Hukuku, p. 64).

14. Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2017 (voir infra).15. Article 102, alinéa 1er de la Constitution de 1982 (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 27).16. Mandat présidentiel du 6 avril 1973 au 6 avril 1980 (pour la liste des mandats présidentiels, voir le site officiel de la présidence de la République

de Turquie : https://www.tccb.gov.tr/cumhurbaskanlarimiz).17. Voir Ş. Özsoy, « Cumhuriyet’in kuruluşundan bu yana Türkiye’de cumhurbaşkanlığı seçimleri meselesi », in Prof. Dr. Erdal Onar’a Armağan,

Cilt-I, p. 396 ; K. H. Yavuz, Türkiye’de siyasal sistem arayışı ve yürütmenin güçlendirilmesi, Ankara, Seçkin, 2000, p. 400-402.18. K. Halûk Yavuz l’évoque en ces termes : « C’est notamment le blocage de l’élection qui a créé de sérieuses difficultés et a constitué l’un des

motifs les plus importants de l’intervention » (K. H. Yavuz, Türkiye’de siyasal sistem arayışı ve yürütmenin güçlendirilmesi, p. 423). L’autre étant l’incapacité des autorités civiles de lutter contre le terrorisme (R. Akın, Gazi’den günümüze cumhurbaşkanlığı, 1923-2007, Istanbul, Türkiye iş bankası Kültür Yayınları, 2009, p. 117).

19. Ş. Özsoy, « Cumhuriyet’in kuruluşundan… », p. 407.

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personnalité pouvant incarner cette neutralité. Seule l’élection d’A. Necdet Sezer a connu une négociation d’une assez grande ampleur par un accord entre les chefs de parti de la coalition majoritaire (ANAP, DSP, MHP 25) et l’opposition (FP, DYP) sous l’impulsion du Premier ministre de l’époque, Bülent Ecevit 26.

La volonté de rationaliser la procédure électorale présidentielle ne constituait pas une limite insurmontable. Toutefois, le système électoral législatif turc 27 a été la prin-cipale cause de l’échec de l’application d’un tel processus, notamment en ce qu’il institue, encore aujourd’hui, un barrage électoral à l’échelle nationale fixé à 10 % 28, ayant pour effet d’empêcher les partis politiques ayant obtenu un score en deçà d’obtenir le moindre siège. Alors que la représentation d’une pluralité de partis politiques favori-serait davantage la recherche du consensus, l’instauration d’un tel barrage, sous couvert de stabilité politique, permet le plus souvent d’avantager la représentation de certains partis politiques qui concentrent une force politique conséquente au sein du Parlement et peuvent ainsi élire seuls le président.

Ce ne sont pas seulement les dispositions relatives à la procédure électorale qui impactent la neutralité prési-dentielle. Les dispositions fixant les conditions d’éligibilité du président à l’article 101 de la Constitution permettent dans l’esprit des constituants d’asseoir le pouvoir neutre présidentiel en désignant une personnalité présentant les aptitudes nécessaires à l’exercice d’un tel pouvoir. Parmi celles-ci se trouve la condition de parrainage spécifique aux candidats non parlementaires imposant le parrai-nage d’un cinquième des parlementaires. Se pose alors la question de l’efficacité d’une telle disposition concernant la neutralité présidentielle car celle-ci favorise les can-didatures des parlementaires ayant potentiellement une appartenance partisane plus ancrée que des candidatures extraparlementaires.

Le constituant a également tenté de favoriser la neu-tralité présidentielle en dissociant son mandat du mandat parlementaire mais aussi, et surtout, en prévoyant le carac-tère non renouvelable du mandat présidentiel 29. Là encore, il s’agit d’un héritage de la IIe République construite en opposition à la Ire qui prévoyait un mandat présidentiel

de la procédure de l’élection fixée à trente jours. La majo-rité requise est abaissée à la majorité absolue à partir du troisième tour en continuité avec les dispositions de 1961 mais seuls les deux candidats ayant reçu le plus de suffrages au tour précédent peuvent participer au quatrième. Le candidat élu devra obtenir la majorité absolue du nombre total des députés 20. Le constituant entend ainsi concilier la recherche de l’élection consensuelle avec les éléments de rationalisation d’un tel processus, en y ajoutant un mécanisme particulièrement dissuasif à l’encontre des électeurs qui est le renouvellement systématique de la GANT en cas d’échec à élire le président 21.

Cependant, ces mêmes dispositions, en ce qu’elles rationalisent l’élection présidentielle, créent aussi les failles d’un système que les partis politiques ont pu exploiter en élisant des chefs de majorité à la présidence de la République, mettant ainsi à mal ce fragile équilibre conçu par les constituants. Alors qu’il s’agit d’un objectif constitutionnel, l’élection n’est pas consensuelle dans les faits car la rationalisation du processus aboutit à ce qu’un parti politique majoritaire n’est pas contraint à rechercher le consensus puisqu’il lui suffit de patienter jusqu’aux troisième et quatrième tours pour élire le can-didat soutenu par le parti 22. La rationalisation aurait dû prévoir une telle contrainte en imposant la recherche du consensus qui ne s’inscrit pas dans la culture politique des parlementaires car ce n’est que lorsque celle-ci est imposée par le contexte politique qu’elle a effectivement lieu 23. La rationalisation ainsi conçue en 1982 donne finalement la capacité de désigner au parti majoritaire seul le président de la République 24. C’est ainsi que, dans les faits, les partis détenant la majorité au sein de la GANT ne cherchaient pas à désigner une personnalité apte à fédérer plusieurs camps politiques. Cela a donné généralement lieu à l’élection des anciens Premiers ministres et chefs des majorités tels que Turgut Özal en 1989 et Süleyman Demirel en 1993 (par la coalition majoritaire), ainsi qu’à l’élection de la deuxième tête du parti majoritaire de l’AKP, Abdullah Gül en 2007. Toutes ces figures politiques, aussi expérimentées poli-tiquement qu’elles soient en tant que leaders politiques de premier plan, n’ont pas les caractéristiques d’une

20. L’Assemblée consultative avait alors préconisé une majorité simple pour le quatrième tour, ce qu’a refusé le Conseil de sécurité nationale du fait des critiques émises lors de l’élaboration constitutionnelle et tenant à ce que le président ne serait dans ce cas que l’élu d’un parti (Ş. Özsoy, « Cumhuriyet’in kuruluşundan… », p. 406).

21. Article 102, alinéa 3 de la Constitution de 1982.22. Voir B. Tanör, N. Yüzbaşıoğlu, 1982 Anayasasına göre türk anayasa hukuku, 12e éd., Istanbul, Beta, 2012, p. 321.23. Les élections de Süleyman Demirel (mandat du 16 mai 1993 au 16 mai 2000) et d’A. Necdet Sezer (mandat du 16 mai 2000 au 28 août 2007) ont

pu aboutir par le biais d’une entente de plusieurs partis politiques.24. Voir H. Özdemir, Devlet krizi. T.C. cumhurbaşkanlığı seçimleri, Istanbul, Afa Yayınları, 1989, p. 37.25. Voir en annexe la présentation des partis politiques turcs cités dans l’article.26. Mais, là encore, l’ancien président de la Cour constitutionnelle qu’était alors A. Necdet Sezer ne fut élu qu’au troisième tour du fait de la présence

de candidats frondeurs représentant leur affiliation politique (R. Akın, Gazi’den günümüze cumhurbaşkanlığı, 1923-2007, p. 174).27. Mode de scrutin proportionnel faisant application du système D’Hondt quant à la répartition des restes conformément à l’article 2 de la loi

nº 2839 du 10 juin 1983 sur l’élection des députés (Resmî Gazete, 13 juin 1983, 18076, p. 8).28. Article 33, alinéa 1er de la loi nº 2839 du 10 juin 1983 sur l’élection des députés modifié par l’article 9 de la loi nº 3377 du 23 mai 1987 (Resmî Gazete,

3 juin 1987, 19476, p. 3), et par l’article 20 de la loi nº 7102 du 13 mars 2018 (Resmî Gazete, 16 mars 2018, 30362).29. L’article 101 de la Constitution de 1982 prévoyait initialement un septennat non renouvelable pour le président tandis que l’article 77 mettait en

place un quinquennat pour la durée de la législature.

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Le statut partisan du chef de l’État turc 83

de l’armée dans ce processus 36, mais cela a aussi un lien avec le choix opéré par les constituants de 1982 consistant à renforcer la présidence de la République en lui attribuant un rôle clé dans le fonctionnement des institutions. En effet, l’institution présidentielle n’a pas été conçue comme parti-sane lors de l’élaboration de la Constitution. À ce moment précis, le fait que, dans l’histoire de la République turque, tous les présidents élus aient été issus de l’armée, exception faite de Celal Bayar, est particulièrement révélateur d’une certaine conception de la présidence et de sa neutralité. C’est donc en concevant l’institution présidentielle comme une autorité de tutelle, qui était censée être la chasse gardée de l’armée, que les rédacteurs de la Constitution de 1982 ont renforcé cette institution. Bien que le président ait été alors envisagé comme une autorité régulatrice, l’importance de ses prérogatives conjuguée à une responsabilité limitée est propice à transformer cette institution en terrain d’affron-tements politiques inter-partisans malgré sa neutralité constitutionnelle.

Lorsqu’un parti a les moyens d’élire le président, seul ou en coalition, l’interrogation porte sur le choix de la personnalité à installer à la présidence. La logique parle-mentaire du régime initialement consacrée tendrait plutôt à encourager la pratique d’asseoir ces leaders, non dans le fauteuil du président, qui, malgré son positionnement renforcé, ne gouverne pas selon les dispositions constitu-tionnelles, mais bien dans celui du Premier ministre, qui conduit la politique générale déterminée avec son gou-vernement 37. Cependant, la présidence de la République révèle une position stratégique dans le fonctionnement des institutions, et la nature du statut présidentiel consti-tue un des éléments définissant le régime politique dans lequel il s’inscrit. Ainsi, le parti politique qui souhaite gouverner sans entraves a tout intérêt à cibler la présidence de la République, la conjugaison d’une majorité et d’un président de même bord limitant considérablement les obstacles à la mise en œuvre de la politique du parti au pou-voir. D’un point de vue de stratégie politique, il apparaît également que l’élection présidentielle d’une personnalité gardant officieusement une appartenance partisane permet à son parti de maintenir un poids politique considérable malgré un éventuel changement de majorité. C’est ce que démontre l’élection de Turgut Özal, membre fondateur

calqué sur le mandat législatif 30, aboutissant à l’élection du leader du parti unique jusqu’en 1945, puis du leader de la majorité en place 31, conjuguée à un renouvellement conséquent de leur mandat 32. C’est la raison pour laquelle le découplage des mandats présidentiel et législatif et la limitation à un mandat unique 33 se sont imposés au consti-tuant de 1961 puis à celui de 1982. Cette limitation apparaît comme une condition essentielle de la neutralité présiden-tielle, évitant ainsi la présence d’un président candidat à sa propre succession susceptible de négocier sa réélection avec les électeurs qui sont constitués principalement par les partis politiques. Toutefois, cette disposition n’a pas toujours été efficace dans la mesure où la discordance des mandats a conduit Turgut Özal à présenter sa candidature à l’élection présidentielle afin de maintenir un poids dans le fonctionnement du régime lorsqu’il a senti que son parti, l’ANAP, n’allait plus disposer de la majorité 34.

Ainsi, l’inefficacité de ces dispositions est à souligner car elles n’ont abouti que très rarement à une élection consensuelle. En effet, le renforcement du statut présiden-tiel fait de cet organe un pouvoir particulièrement attractif pour les organisations partisanes et notamment celles qui disposaient d’une majorité confortable afin d’élire à elles seules le leader de leur majorité.

2. L’attractivité du statut présidentiel pour les partis politiques et les différents « usages » du statut partisan du chef de l’État

Les pratiques politiques concernant les liens entre le président et son parti ont été variables dans l’histoire républicaine turque. Alors que celles provenant de la première Constitution républicaine de 1924 tendent vers l’élection du leader majoritaire à la présidence de la Répu-blique, la deuxième a entendu instituer une présidence comme véritable autorité de tutelle mais sous le contrôle de l’armée. Ainsi, toutes les personnalités élues lors de cette IIe République étaient issues de cette institution et n’étaient pas rattachées à un parti politique 35 contrairement à la pratique observée sous la Constitution de 1982, faisant état de l’élection par intermittence de présidents ayant une appartenance partisane certaine. La différence de cette pra-tique s’explique d’abord par un moindre interventionnisme

30. Avec un président élu à la majorité simple des votants à chaque renouvellement de l’Assemblée et dont la durée du mandat était identique à celle de la législature selon l’article 31 de la Constitution de 1924 (Resmî Gazete, 24 avril 1924, 71, p. 576 sq. ; pour la version en turc moderne, voir Resmî Gazete, 15 janvier 1945, 5905).

31. M. Kemal Atatürk (du 29 octobre 1923 au 10 novembre 1938), İsmet İnönü (du 11 novembre 1938 au 22 mai 1950) et Celal Bayar (du 22 mai 1950 au 27 mai 1960).

32. Trois mandats pour M. Kemal Atatürk et İsmet Inönü, et deux mandats pour Celal Bayar dont le second a été interrompu par le coup d’État du 27 mai 1960.

33. Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2007.34. Cela a été beaucoup critiqué par Süleyman Demirel pour lequel le changement de majorité en 1991, avec la défaite de l’ANAP, a ôté toute légitimité

au président qui aurait dû démissionner (Z. Çaglıyan Içener, « Türkiye’de baskanlık sistemi tartısmalarının yakın tarihi : Özal ve Demirel’in siyasi mülahazaları », Bilig, nº 75, automne 2015, p. 319).

35. Cemal Gürsel (du 27 mai 1960 au 28 mars 1966), Cevdet Sunay (du 28 mars 1966 au 28 mars 1973) et Fahri Korutürk (du 6 avril 1973 au 6 avril 1980).36. Même si les liens entre l’armée et la politique n’ont pas disparu (voir infra).37. Article 112, alinéa 1er de la Constitution de 1982 : « Le Premier ministre, en sa qualité de président du Conseil des ministres, assure la coopération

entre les ministères et veille à l’exécution de la politique générale du gouvernement. Le Conseil des ministres est solidairement responsable de l’exécution de cette politique » (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 30).

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84 Aysegul Fistikci

Cependant, une telle lecture n’est pas systématique puisque l’existence d’une majorité de coalition tem-père immanquablement la lecture présidentialisée des institutions. Turgut Özal et Süleyman Demirel ont été successivement deux leaders historiques de la droite qui ont été élus à la présidence. Mais le fait que le premier ait été élu par une majorité confortable composée uni-quement de son parti politique alors que le second l’ait été par une majorité de coalition, composée de son parti, mais aussi et surtout du SDP, constituant son principal opposant politique dans sa carrière de Premier ministre durant la IIe République, est révélateur de deux lectures différentes de l’institution présidentielle. Alors que Turgut Özal joue le rôle d’un gouvernant 46, Süleyman Demirel semble avoir mieux assimilé son rôle d’arbitre malgré son ancrage partisan. Mais cela est surtout dû à une conception très différente de la présidence de la République entre ces deux protagonistes malgré leur volonté commune de réformer l’élection présidentielle en mettant en place une élection au suffrage universel direct. Özal avait un intérêt certain pour le régime présidentiel américain, mais ses propos tendaient vers le rejet d’une séparation stricte des pouvoirs avec la volonté d’éviter les gouvernements de coalition afin d’assurer l’emprise d’un parti unique sur les institutions pour une meilleure gouvernabilité 47. Demirel souhaitait pour sa part, par la mise en œuvre de l’élection directe, un président qui serait plus impartial 48, et dont la position se situerait, selon ses propos « entre un président interventionniste et un président dont le rôle se limiterait à la ratification » 49. En effet, Süleyman Demirel voit la présidence comme un frein et contrepoids, une autorité de contrôle, au sein des institutions 50. Il rejette ainsi une conception purement honorifique, ou « notariale » de la présidence selon ses propres termes 51, mais admet que celle-ci doit rester

de l’ANAP, parti ayant pu construire son influence du fait notamment de l’interdiction des anciens partis politiques à la suite du coup d’État de 1980 et l’adoption de la loi relative à la dissolution des partis politiques 38. C’est ce qui explique le succès d’Özal dans les années 1980 puisqu’il devient d’abord Premier ministre en 1983 avec une majorité confortable à la GANT 39, fonction à laquelle il se maintient à la suite des élections de 1987 avec une majorité plus importante malgré une baisse en pourcentage de voix 40. Cette baisse significative, due notamment à la reprise d’activité des anciens partis politiques, a été le signe d’un essoufflement pour le parti, ce qui a conduit Özal à briguer la présidence de la République, poste qu’il occupera à partir du 9 novembre 1989 41. Mais la candidature d’Özal à la présidence a été très contestée, depuis l’opposition jusqu’à ses rangs, puisqu’il n’incarnait en rien la neutralité caractéristique du statut présidentiel et son mandat en fut la démonstration. Sa présidence peut être distinguée en deux périodes : la première étant celle durant laquelle son parti était majoritaire à la GANT, jusqu’aux élections de 1991, puis la seconde avec la perte de la majorité de l’ANAP au profit du DYP de Demirel, qui a pu former une coalition avec le SHP d’Erdal Inönü, avatar du CHP, jusqu’à la fin du mandat d’Özal suite à son décès en 1993 42. Alors que le président Özal détenait une influence considérable sur son parti durant la première période 43, ce qui a donné lieu à une forme de présidentialisation du régime politique sous la dénonciation par ses opposants politiques de violation de la Constitution du fait de l’approche partisane de la présidence 44, la perte de majorité n’a pas atténué la lecture partisane de son statut par le chef de l’État avec un emploi des prérogatives présidentielles à des fins partisanes. Özal a ainsi pu œuvrer tel un opposant politique en usant des prérogatives présidentielles « à plein » comme une faculté d’empêcher 45.

38. Loi nº 2533 du 16 octobre 1981 (Resmî Gazete, 16 octobre 1981, 17486 Mükerrer). L’ANAP a été l’un des premiers partis autorisés à exercer une activité politique, alors que les anciens partis, dont notamment le parti de droite de Süleyman Demirel, ont dû attendre le référendum de 1987 pour reprendre leurs activités politiques.

39. Le parti obtient 45 % des voix exprimées dans le pays, ce qui donne lieu à l’élection de 211 députés sur un total de 399 (« 1983-2007 Yılları Arasında Yapılan Milletvekili Genel Seçimleri », en ligne : http://www.ysk.gov.tr/tr/1983-2007-yillari-arasi-milletvekili-genel-secimleri/3008).

40. 36 % des voix pour 292 députés ANAP sur un total de 450 députés (« 1983-2007 Yılları Arasında Yapılan Milletvekili Genel Seçimleri »).41. Il faut noter que l’élection des leaders politiques à la présidence de la République et leur exercice du pouvoir peuvent être parfois ressentis

comme un retour à la démocratie, notamment à la suite de la présidence de Kenan Evren. L’élection de Celal Bayar en 1950 par l’intervention du multipartisme à la suite du régime à parti unique et celle de Turgut Özal en 1989, à la suite du mandat de Kenan Evren, peuvent être considérées comme une avancée du pouvoir civil sur l’institution de contrôle qu’est le pouvoir militaire.

42. Voir R. Akın, Gazi’den günümüze…, p. 148.43. Il faut tempérer ces propos notamment à partir de l’élection de Mesut Yılmaz à la tête de l’ANAP en juin 1991 et dont le gouvernement est resté

en place jusqu’à la prise de fonction du gouvernement issu des élections législatives anticipées d’octobre 1991. En effet, Mesut Yılmaz a tenté de limiter l’intervention de la présidence de la République dans la conduite des affaires quotidiennes du gouvernement en imposant son leadership à la tête du parti (voir M. Heper, « Turgut Özal’s Presidency : Crisis and the Glimmerings of Consensus », in Politics in the Third Turkish Republic, M. Heper, A. Evin (dir.), Boulder, Westview Press, 1994, p. 195-196).

44. M. Heper, « Turgut Özal’s Presidency… », p. 194.45. Voir R. Akın, Gazi’den günümüze…, p. 148-149.46. Lors de son arrivée au pouvoir, il nomme YıldırıM. Akbulut comme Premier ministre sans concertation et l’impose à la tête du parti en rétorquant

à ceux qui y voit une violation de la neutralité présidentielle qu’il était le fondateur du parti (voir Z. Çağlıyan İçener, « Türkiye’de baskanlık sistemi tartısmalarının yakın tarihi… », p. 320).

47. Voir Z. Çağlıyan İçener, « Türkiye’de baskanlık sistemi tartısmalarının yakın tarihi… », p. 316.48. Ibid., p. 322.49. Ibid., p. 318.50. Ibid., p. 326.51. Ibid., p. 325.

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Le statut partisan du chef de l’État turc 85

de l’État et viennent concurrencer le pouvoir démocra-tique détenu par la majorité ou la coalition majoritaire. En ce qui concerne la présidence d’A. Necdet Sezer, le fait qu’il ait eu une pratique similaire de ses prérogatives présidentielles alors qu’il a été confronté à une variation de la majorité laisse à penser qu’il a été en adéquation avec la fonction présidentielle telle que déterminée par le constituant. L’enseignement que l’on peut ainsi tirer de la présidence d’A. Necdet Sezer, notamment lorsqu’elle est confrontée à celle d’Abdullah Gül 58, est que la neutralité présidentielle n’est pas nécessairement en lien avec le caractère passif qui lui est parfois attribué dans certains régimes parlementaires dans lesquels cette fonction peut être purement honorifique 59. Une présidence partisane, sans l’exercice d’un leadership sur la majorité, crée autant un déséquilibre dans le régime qu’une présidence partisane sous le leadership présidentiel. Le déséquilibre se crée alors au profit de la majorité et de son leader qui est le Premier ministre, le rôle de gardien du chef de l’État n’étant pas pleinement rempli du fait de son absence de neutralité et du caractère passif que prend sa fonction 60 (voir infra).

Ainsi, le début de la IIIe République turque a connu des présidences partisanes en pratique malgré le statut neutre imposé par la Constitution. Cela a remis en question l’équilibre des pouvoirs tel que conçu par le constituant de 1982. Du fait de ce renforcement du statut constitutionnel du chef de l’État et de l’immixtion des partis politiques dans le processus de désignation, des épisodes de présidentiali-sation du régime politique turc ont pu être constatés avant même la mise en place de la réforme de l’élection directe, qui permettra de systématiser une telle lecture.

B. L’intervention de l’élection directe : la systématisation du chef de l’État partisan

La révision de l’élection présidentielle de 2007 n’est donc pas à l’origine de la lecture partisane du statut du chef de l’État. Toutefois, celle-ci est au fondement de la systématisation de cette lecture par la construction

au-dessus des contingences partisanes 52, pour incarner véritablement l’État 53.

Dans la continuité de la présidence de Süleyman Demi-rel, celle de l’ancien président de la Cour constitutionnelle A. Necdet Sezer 54 pose question. Ne provenant pas d’un parti politique, il a pu véritablement incarner cette neutra-lité présidentielle tant recherchée par ailleurs. Toutefois, sa pratique de la présidence a eu tendance à empêcher la mise en œuvre de la politique gouvernementale. S’est par exemple posée aux juristes turcs, comme ce fut le cas quelques années auparavant en France 55, la question de savoir si le président pouvait refuser de signer des décrets-lois 56. En effet, que ce soit avec le gouvernement de coalition mené par Bülent Ecevit ou avec le gouvernement de l’AKP par la suite, A. Necdet Sezer a fait usage de son pouvoir de signature comme d’une modalité de contrôle des actes gouvernementaux. La doctrine est partagée sur le contrôle de juridicité des actes soumis à la signature du président, notamment des décrets-lois pour un renvoi en seconde lecture 57. Mais, au regard de la fonction de contrôle dévolue au président, le problème est essentiellement de savoir s’il s’agit d’un contrôle juridique ou politique du président. La protection d’un principe comme par exemple celui de la laïcité, dont l’application elle-même est l’objet de clivages entre le président et le parti majoritaire, peut-elle être conçue tantôt comme la protection d’un principe constitutionnel par un organe placé au-dessus des contin-gences politiques incarnant le pouvoir d’État et tantôt comme un simple objet de régulation politique auquel cas un président neutre ne devrait pas avoir d’opinion à émettre ? Le président cherchant à protéger un tel principe agit-il comme une autorité supra-partisane, un gardien de la Constitution, ou comme un simple opposant politique utilisant tous les instruments à sa disposition pour empê-cher la majorité titulaire de la fonction gouvernementale de mettre en œuvre sa politique ? Ainsi, le problème ne se pose pas simplement sur le contenu des prérogatives prési-dentielles, mais sur la personne qui les exerce et son mobile. Lorsque ces prérogatives sont exercées dans un mobile partisan, elles relèvent de la fonction gouvernementale

52. Ibid.53. « Je suis dans le camp de l’État, dans le camp de la nation, certes naturellement dans le camp du droit et donc je ne suis pas impartial, je le suis

politiquement » (« Devletin tarafıyım, milletin tarafıyım gayet tabii hukukun tarafıyım ve bu haliyle tarafsız degilim tarafım ; ama siyaseten tarafsızım ») (Z. Çağlıyan İçener, « Türkiye’de baskanlık sistemi tartısmalarının yakın tarihi… », p. 325).

54. Présidence du 16 mai 2000 au 28 août 2007.55. Il est question ici de l’épisode de cohabitation durant lequel le président François Mitterrand a refusé de signer les ordonnances du gouvernement

de Jacques Chirac.56. Voir K. Gözler, Cumhurbaşkanı – Hükûmet Çatışması (Cumhurbaşkanı Kararnameleri Imzalamayı Reddedebilir mi ?), 1re éd., Bursa, Ekin Kitabevi

Yayınları, 2000, en ligne : http://www.anayasa.gen.tr/catisma.htm.57. Selon Bülent Tanör et Necmi Yüzbaşıoğlu, le président peut renvoyer le décret-loi en seconde lecture au Conseil des ministres, mais si celui-ci est

adopté dans les mêmes termes par le Conseil, le président n’a plus le choix et doit signer (B. Tanör, N. Yüzbaşıoğlu, 1982 Anayasasına…, p. 392-393) ; alors que, pour Kemal Gözler, le président ne peut pas refuser de signer les décrets-lois (K. Gözler, Cumhurbaşkanı – Hükûmet…, p. 31 sq.).

58. Mandat présidentiel du 28 août 2007 au 28 août 2014.59. L’exercice de la prérogative de renvoi en seconde lecture est particulièrement révélateur d’une telle conception de la présidence. Ainsi, alors

qu’A. Necdet Sezer a fait usage de cette prérogative sur plus de soixante-dix textes (en ligne : https://www.tbmm.gov.tr/develop/owa/td_v2.tutanak_sonuc?v_meclis=&v_donem=&v_yasama_yili=&v_cilt=&v_birlesim=&v_sayfa=&v_anabaslik=CUMHURBA%DEKANINCA%20GER%DD%20G%D6NDER%DDLEN%20KANUNLAR&v_altbaslik=&v_mv=&v_sb=&v_ozet=&v_bastarih=&v_bittarih=&v_kayit_sayisi=200&v_gelecek_sayfa=101&v_kullanici_id=10315778), Abdullah Gül n’en aurait fait usage que quatre fois (en ligne : http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/turkiye/103255/iste_Gul_un_kosk_karnesi__Geleni_onaylamis.html).

60. Ce qui n’a pas empêché quelques accrochages entre le président Abdullah Gül et le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, mais davantage sur des questions de forme que de fond (voir S. Yazıcı, « 1982 anayasası ve cumhurbaşkanlığı », p. 234).

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86 Aysegul Fistikci

Mais il ne faut pas oublier que la présidence de la République a également été conçue comme un organe incarnant l’une de ses autorités 66. Envisagée dans cette perspective, la nécessaire neutralité présidentielle vis-à-vis des partis politiques prend tout son sens, son rôle étant précisément de surveiller le pouvoir démocratique. C’est ce qui explique également le renforcement de son statut et de ses prérogatives lors de l’élaboration de la Constitu-tion de 1982. Cependant, cette position de neutralité a été remise en cause d’abord par les élections de chef de parti politique, et notamment celle de Turgut Özal contestée jusqu’à ses rangs 67, puis par les effets de la révision de l’élection présidentielle intervenue à la suite de la crise de l’élection présidentielle de 2007 (voir infra).

C’est une fois de plus par l’intervention, cette fois infructueuse, des autorités de tutelle que sont l’armée et la Cour constitutionnelle lors des élections présidentielles de 2007, que l’avenir du régime politique turc s’est scellé. Cette intervention a créé un contexte de crise institution-nelle dont la majorité AKP s’est servie dans le but de légi-timer et d’accomplir la révision de l’élection présidentielle au suffrage universel direct tant désirée par les leaders de la droite 68. Ainsi, lors du premier tour de l’élection présidentielle du 27 avril 2007, la majorité AKP présente son candidat Abdullah Gül, sans avoir préalablement recherché la concertation avec les autres partis comme l’exigeait alors l’esprit de la Constitution de 1982. Alors que les députés des autres formations politiques décident de boycotter ce premier tour, le candidat Abdullah Gül ne parvient pas à être élu en obtenant 357 voix 69. Ce même jour, les Forces armées turques (TSK) publient un mémo-randum sur leur page Internet en s’imposant comme les défenseurs de la laïcité (27 Nisan E-Muhtırası) 70, et donc en se positionnant implicitement contre l’élection d’Abdullah Gül 71. À la suite de ce premier tour, les parlementaires de l’opposition saisissent la Cour constitutionnelle, ce qui aboutit à l’annulation du premier tour de l’élection présidentielle au motif que le quorum n’a pas été atteint 72. Cette position, juridiquement contestable 73 mais politique-ment marquée de la Cour, finit par remettre en question sa légitimité. À la suite de cet épisode, l’AKP procède à des élections législatives anticipées desquelles résulte un renouvellement de la confiance des électeurs avec la

d’une légitimité présidentielle contre les autorités de tutelle ayant jusqu’alors une emprise considérable sur le fonctionnement du régime (1). Cet état de fait a permis d’asseoir définitivement le parti majoritaire, sous le leadership présidentiel, au cœur du pouvoir étatique (2).

1. La cause de la réforme : une réforme par le parti majoritaire contre les autorités de tutelle

L’élection présidentielle au suffrage universel direct a été longtemps débattue en Turquie. Souhaitée notamment par les figures politiques de la droite telle que Süleyman Demirel et Turgut Özal 61, cette idée avait été repoussée par les constituants de 1982. En effet, le maintien d’une conception impartiale de la présidence, malgré le ren-forcement de sa position dans la Constitution de 1982, ne permettait pas la mise en place d’une telle réforme jusqu’en 2007. Mais c’est par le biais de l’affrontement entre les autorités de tutelle incarnant le pouvoir d’État et les institutions représentatives incarnées notamment par le parti majoritaire qu’est l’AKP que la réforme de l’élection directe du président a été mise en œuvre.

Le système politique turc et ses différentes transforma-tions se sont effectivement forgés surtout autour des diffé-rentes crises et tensions entre ces deux pouvoirs 62. L’armée est, dans les faits, la plus active de ces autorités de tutelle, par la constance de son interventionnisme 63, notamment à la suite des périodes de règne d’un parti majoritaire par les coups d’État successifs 64. En effet, pensant incarner le pouvoir d’État à travers son idéologie kémaliste, l’armée garde une méfiance accrue envers les partis politiques, surtout de la droite, représentés au sein du gouvernement et du Parlement. Parvenant généralement à rassembler un large électorat dans les périodes de multipartisme et à conserver durant de longues périodes la majorité, ces partis se sont forgés une légitimité politique face à ces périodes de dictatures militaires, particulièrement celle mise en place entre 1980 et 1983 sous l’égide du général Evren, inhibant par la même occasion la force politique des partis de gauche 65. Une autre de ces autorités de tutelle est incarnée par la Cour constitutionnelle, et ses tensions avec les institutions représentatives se sont illustrées notam-ment par la dissolution de plusieurs partis politiques.

61. Voir E. Onar, « Türkiye’nin başkanlık veya yarı-başkanlık sistemine geçmesi düşünmeli midir ? », in Başkanlık Sistemi, T. Ergül (dir.), Ankara, Türkiye Barolar Birliği Yayını, 2005, p. 84-85.

62. Voir A. Kazancıgil, « Le système politique turc : mutations démocratiques ou régression islamo-kémaliste ? », in Vingt ans de changements en Turquie (1992-2012), J. Marcou, F. Türkmen (dir.), Istanbul – Paris, Université de Galatasaray – L’Harmattan, 2013, p. 14-15.

63. L’armée est déjà intervenue à plusieurs reprises dans le fonctionnement du régime politique successivement en 1960, 1971, 1980, 1994 et 1997 (voir H. Bozarslan, Histoire de la Turquie. De l’empire à nos jours, Paris, Tallandier, 2015, p. 426).

64. Voir M. Sevinç, Türkiye’nin Anayasa imtihanı. Cumhurbaşkanlığı-Başkanlık Tartışması, Istanbul, Iletişim Yayınları, 2017, p. 105.65. Voir A. Kazancıgil, « Le système politique turc… », p. 15.66. Voir S. Yazıcı, « 1982 anayasası ve cumhurbaşkanlığı », p. 231.67. Voir H. Özdemir, Atatürk'ten günümüze cumhurbaşkanı seçimleri, Istanbul, Remzi Kitabevi, 2007, p. 349.68. Voir H. Bozarslan, Histoire de la Turquie…, p. 434.69. La majorité des deux tiers exigée lors du premier tour par l’article 102 de la Constitution n’étant atteinte qu’à 367 voix.70. Disponible en ligne : http://www.hurriyet.com.tr/gundem/genelkurmaydan-cok-sert-aciklama-6420961.71. Voir S. Yazıcı, « 1982 anayasası ve cumhurbaşkanlığı », p. 243.72. Anayasa Mahkemesi (Cour constitutionnelle), E. 2007/45, K. 2007/54, K.T. 01/05/2007 (Resmî Gazete, 27 juin 2007, 26565).73. Ni la Constitution, ni le règlement des assemblées n’exigeaient un quorum des deux tiers pour l’élection présidentielle. Par ailleurs, la Cour n’était

pas compétente en l’espèce, mais elle est intervenue au titre de sa compétence en matière de contrôle du règlement des assemblées.

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Le statut partisan du chef de l’État turc 87

du septennat non renouvelable prévu initialement par la Constitution de 1982, constitue encore aujourd’hui une atteinte à la neutralité présidentielle et un pas de plus vers la présidence partisane. Mais le fait de réduire à quatre ans la durée de la législature 78 afin que celle-ci ne soit pas concomitante au nouveau quinquennat présidentiel est un signal pour rassurer les sceptiques sur la question de la neutralité présidentielle 79. Ainsi, la mise en place de l’élection directe n’a pas donné lieu à la suppression de la mention de la rupture des liens entre le président et son parti d’origine dès l’élection. Le président reste donc soumis en principe à l’obligation d’impartialité imposée par la Constitution de 1982.

Mais le régime politique prend tout de même les aspects d’un régime semi-présidentiel dès l’élection prési-dentielle qui, en 2014, n’est plus seulement une procédure de désignation du chef de l’État mais aussi une véritable consultation populaire sur la question de la nature du régime politique turc après une telle réforme du mode de désignation du chef de l’État, tant celle-ci est au centre des débats. C’est ce qui conduit plusieurs partis, dont le CHP et le MHP, à faire alliance en présentant une candidature commune en la personne de Ekmeleddin İhsanoğlu 80. L’objectif est alors de maintenir la lecture parlementaire des institutions en conservant la neutralité présidentielle par le biais d’un candidat qui n’est aucunement un leader partisan.

Comme attendu, l’élection directe ne change pas les rapports entre Recep Tayyip Erdoğan et son parti d’origine. En effet, Abdullah Gül, onzième et dernier président à avoir été élu par la GANT à ce jour, était l’un de membres fon-dateurs et le numéro deux de l’AKP lors de son accession à la présidence. Mais contrairement à la présidence de Recep Tayyip Erdoğan à partir de 2014, la majorité ne lui était pas personnelle car il n’en était pas le leader, du moins pas le seul, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan conservant le leadership malgré l’existence de certains clivages. Ainsi, le régime politique turc entre 2007 et 2014 prend davantage les aspects d’un régime primo-ministériel, mais dont la présidence révèle un exercice partisan du pouvoir par la passivité de son contrôle politique, menaçant ainsi l’équi-libre constitutionnel dont la condition est la neutralité

confirmation de sa majorité. Entre-temps, la GANT a déjà adopté la loi de révision constitutionnelle nº 5678 pré-voyant notamment la réforme de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, la modification de la durée mandat présidentiel passant du septennat au quinquennat et abaissant la durée de la législature initialement de cinq à quatre ans ainsi que la possibilité de renouveler une fois le mandat présidentiel 74.

Cette réforme est officiellement présentée comme un instrument de lutte contre les autorités de tutelle et en faveur du règne du pouvoir démocratique. Elle permet officieusement de faire élire comme président le candidat d’un parti sans que sa légitimité ne puisse être contestée par d’autres institutions telles que les autorités de tutelle. La loi de révision constitutionnelle fait alors valoir, non pas un changement institutionnel majeur car le président reste dans la lettre de la Constitution une autorité impartiale vis-à-vis des partis politiques, mais une revalorisation démocratique des institutions 75 afin d’empêcher tout accaparement par les autorités de tutelle.

Il n’est cependant pas envisageable dans la culture politique turque de mettre en place une élection prési-dentielle au suffrage universel direct sans que les factions partisanes ne soient sollicitées, voire exacerbées. Les élec-tions présidentielles de 2014 en sont la preuve empirique.

2. L’effet de la réforme : une réforme pour le parti majoritaire et son leader

L’objectif inavoué de la réforme est donc aussi de faire du président de la République, non plus une autorité de tutelle, mais bien une autorité gouvernante prenant son ancrage dans une organisation partisane. L’un des aspects de la révision de 2007 consiste à changer les conditions de parrainage en simplifiant les règles de présentation des candidatures non parlementaires à la présidence 76. Là encore, la possibilité de présenter des candidatures n’est dévolue qu’aux parlementaires, appartenant pour la plupart à des formations politiques ou à une coalition de plusieurs partis politiques non représentés à la GANT. La possibilité de renouveler le mandat par la mise en place d’un quinquennat renouvelable 77, en lieu et place

74. Resmî Gazete, 16 juin 2007, 26554.75. Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie), D. 22, Y.Y. 5, S.S. 1409, p. 7 (en ligne : https://www.tbmm.gov.tr/

tutanaklar/TUTANAK/TBMM/d22/c156/tbmm22156102ss1409.pdf).76. Article 4 de la loi de révision constitutionnelle nº 5678 modifiant l’article 101 de la Constitution qui prévoyait dans la rédaction de son alinéa 3

que « la candidature à la présidence de la République nécessite d’être membre de la GANT, ou nécessite, pour les candidatures extérieures à l’Assemblée, la proposition écrite de vingt parlementaires. Par ailleurs, les partis politiques ayant obtenu au total plus de dix pour cent des voix peuvent présenter une candidature commune ». Pour rappel, le candidat non parlementaire devait obtenir la proposition écrite d’au moins un cinquième des parlementaires avant la révision de 2007 (voir supra).

77. Article 4 de la loi de révision constitutionnelle nº 5678 modifiant l’article 101 de la Constitution de 1982.78. Article 1 de la loi de révision constitutionnelle nº 5678 modifiant l’article 77 de la Constitution de 1982.79. Ce qui a été explicitement souligné dans les motifs du projet de loi de révision soumis à la GANT : « Avec cette modification, le fait de prévoir la

réduction à quatre ans des élections de la GANT offre la possibilité au président dont le mandat est de cinq ans de travailler avec des majorités politiques différentes et permet au président élu par le peuple de pouvoir présenter un positionnement impartial, au-dessus des partis politiques » (Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie), D. 22, Y.Y. 5, S.S. 1409, p. 7).

80. Ekmeleddin Ihsanoğlu est un ancien diplomate turc qui a notamment été le secrétaire général de l’Organisation islamique de coopération. La stratégie politique est de faire prévaloir son expérience à l’international, tout en essayant de capter les électeurs de l’AKP par le recours à un candidat ouvertement musulman (voir G. Perrier, « L’opposition a du mal à faire émerger un candidat crédible à la présidentielle turque », Le Monde, 6 août 2014, p. 3).

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88 Aysegul Fistikci

Toutefois, l’objectif pour le président de la République reste la transformation du régime parlementaire en régime présidentiel, notamment pour constitutionnaliser une pratique désormais bien installée : la présidence partisane.

II. La constitutionnalisation du chef de l’État partisan par la révision de 2017

Pour justifier la révision, l’exposé des motifs signé par le Premier ministre et les députés AKP pour ce qui concerne spécifiquement la présidence de la République présente la réforme de 2007 comme celle qui a « déjoué le projet tutélaire ». Deux profils présidentiels sont mis en opposition : le président « bureaucrate », élu par le Parlement et ayant des prérogatives symboliques, et le président « politique », désigné par le peuple et doté de prérogatives élargies. L’objectif de la réforme de 2017 serait ainsi d’assurer la stabilité politique en rationali-sant un régime qui souffrirait d’une forme d’instabilité gouvernementale 87.

La révision de 2017 88 va tout d’abord intégrer la pra-tique politique développée depuis la première élection présidentielle au suffrage universel direct en 2014. Mais elle va plus loin en empêchant tout retour à une lecture neutre du statut présidentiel. Car effectivement, et malgré le caractère non obligatoire de l’élection d’un leader parti-san à la tête de l’État, il ne fait pas de doute au regard de la culture politique des électeurs turcs, ainsi que des faibles ressources tant politiques qu’économiques des candidats non partisans, que ces derniers n’auraient que très peu de chance d’être élus. Ainsi, la constitutionnalisation du chef de l’État partisan passe d’abord par la pérennisation des acquis de la présidentialisation du régime (A) afin d’empêcher tout retour à la lecture parlementaire de celui-ci et notamment tout retour à la neutralité du chef de l’État (B).

présidentielle. Sous la présidence de Recep Tayyip Erdoğan depuis 2014, la force politique change de camp au sein de l’exécutif. Le Premier ministre 81 n’a plus de leadership sur la majorité et n’est dans les faits responsable que devant le président. Dès son accession à la présidence, Recep Tayyip Erdoğan, à l’instar de Turgut Özal, désigne seul son Premier ministre sans la concertation de son parti, à la suite de quoi Ahmet Davutoğlu est élu à la tête de l’AKP 82. Le renvoi de ce dernier en 2016 est le signal non seulement du dualisme instauré dans l’exécutif par l’élection directe, mais aussi d’une proximité entre le président et la majorité, la « démission » du Premier ministre impactant au premier chef l’organigramme du parti 83. Il y a, à partir de 2014, une pratique anticonstitutionnelle qui s’installe puisque de l’aveu de Recep Tayyip Erdoğan le régime politique a changé de facto 84. La présidence constante du Conseil des ministres par le président de la République en est une illustration 85. Le régime politique prend la forme d’un régime semi-présidentiel, mais sans le classique droit de dissolution. Toutefois, le président dispose d’un contrôle total de sa majorité. En suspens lors des législatives de juin 2015, la majorité AKP est finalement confirmée en octobre 2015 à la suite de l’incapacité des partis politiques de former une coalition face au parti présidentiel, tant la polarisation a rendu impossibles certaines alliances. En réalité, la conjugaison d’un président partisan avec une majorité présidentielle a eu pour effet de créer une véritable confusion des pouvoirs. En faisant du gardien de la Constitution, et des prérogatives détenues en consé-quence, le chef de la majorité, il en résulte de véritables armes politiques pour le parti majoritaire qui parvient simultanément à réduire à néant les contre-pouvoirs présidentiels pour s’ajouter au pouvoir majoritaire. Cela a été particulièrement exacerbé sous l’état d’urgence mis en place à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, avec une pratique abusive des décrets-lois, dont la constitutionnalité et la conventionnalité posent question 86.

81. Ahmet Davutoğlu (du 29 août 2014 au 24 mai 2016) et Binali Yıldırım (depuis le 24 mai 2016).82. Le président de parti devant être le chef de gouvernement selon les statuts du parti, officiellement Ahmet Davutoğlu a d’abord été élu à la tête

de l’AKP par un congrès extraordinaire du 27 août 2014, puis il a été nommé Premier ministre le 28 (A. Salles, « Le président Erdoğan nomme son “frère Davutoglu” premier ministre », Le Monde, 23 août 2014, p. 4), Recep Tayyip Erdoğan n’ayant pas quitté la tête du gouvernement, ni durant la période de campagne à l’élection présidentielle, ni après son élection le 10 août 2014.

83. En effet, la « démission » a eu lieu par le biais de la non-présentation de candidature de ce dernier à sa propre succession lors du congrès du parti, les statuts prévoyant que le président du parti devait être le chef du gouvernement.

84. C’est ainsi que lors d’une interview sur la chaîne nationale TRT 1, le 20 mars 2016, le président Erdoğan a déclaré : « le 10 août [date de la première élection présidentielle], ma nation a fait le choix de ma personne comme président de la République, c’est un régime semi-présidentiel de fait ».

85. En effet, l’article 104 offrait au président de la République la possibilité de présider le Conseil des ministres ou de convoquer le Conseil des ministres sous sa présidence « lorsqu’il le juge nécessaire ».

86. İ. Ö. Kaboğlu, « Suppression du régime parlementaire sous l’état d’urgence : remarques sur la modification constitutionnelle “approuvée” par le référendum du 16 avril 2017 », Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 3 juillet 2017, en ligne : http://journals.openedition.org/revdh/3168.

87. En effet, l’exposé des motifs fait état de plusieurs contradictions, notamment de la question de l’instabilité gouvernementale déclarée à l’aide d’une donnée statistique précisant qu’il y a eu vingt-et-un gouvernements en trente-trois ans. Cela semble paradoxal, comme le souligne Murat Sevinç, pour un parti comme l’AKP qui occupe le pouvoir majoritaire depuis 2002 et détient la présidence depuis 2007, d’évoquer une quelconque instabilité (M. Sevinç Türkiye’nin Anayasa imtihanı…, p. 105).

88. Ne seront pas développés ici les problèmes touchant à la légitimité du référendum et qui ont été dénoncés par ailleurs tels que l’introduction d’une révision constitutionnelle pendant l’état d’urgence ne permettant pas d’instaurer un débat contradictoire (İ. Ö. Kaboğlu, « Suppression du régime parlementaire sous l’état d’urgence… », p. 8), l’absence d’égalité de temps de parole dans les débats et la faiblesse de la participation aux débats des spécialistes opposés à la réforme (K. Gözler, Elveda Anayasa. 16 Nisan 2017'de oylayacağımız anayasa değişikliği hakkında eleştiriler, 2e éd., Bursa, Ekin, 2017, p. 29-42), les irrégularités de procédure durant le vote des députés (M. Sevinç, Türkiye’nin Anayasa imtihanı…, p. 106-108) et durant le référendum (İ. Ö. Kaboğlu, « Suppression du régime parlementaire sous l’état d’urgence… », p. 14).

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Le statut partisan du chef de l’État turc 89

parlementaire et le régime présidentiel. Le critère permet-tant de distinguer efficacement le régime présidentiel du régime parlementaire est constitué par l’absence de moyen d’action entre les pouvoirs permettant à l’un des pouvoirs d’écourter le mandat de l’autre 90. C’est sur ce critère qu’il est possible d’instaurer une distinction logique entre ces deux modèles 91. Or, la révision constitutionnelle adoptée par le référendum du 16 avril 2017 prévoit précisément ce type de mécanisme entre le législatif et l’exécutif impliquant le rejet du régime présidentiel. L’article 11 du projet de révision adopté par la GANT modifie l’article 116, alinéa 2 attribuant au président le pouvoir de provoquer de nou-velles élections législatives s’assimilant sur le principe à un droit de dissolution de la GANT. Mais l’usage de cette prérogative implique également la remise en jeu du mandat présidentiel, conformément à la logique instituée par la disposition imposant le principe de la simultanéité des élections législatives et présidentielles 92. Le premier alinéa de l’article 116 attribue également à la GANT la prérogative de renouveler les élections législatives et présidentielles mais exige une majorité qualifiée de trois cinquièmes des députés. Ainsi, l’on retrouve ici formellement une interdé-pendance organique des pouvoirs, même s’il faut noter un net déséquilibre au profit du président de la République 93. Le régime présenté sous les traits du régime présidentiel se rapprocherait donc davantage du modèle parlementaire au regard du critère de l’interdépendance organique. Cepen-dant, au vu de l’organisation de celui-ci, il s’agit bien ici d’un régime parlementaire atypique, voire déformé 94. En effet, la possibilité de renouvellement des élections ne se confond pas avec le critère que certains auteurs estiment essentiel pour définir le régime parlementaire qui est la responsabilité gouvernementale devant le Parlement 95. Présenté à la Commission de Venise comme un mécanisme de freins et contrepoids 96, ce processus de « renouvellement bilatéral » permettrait d’avoir recours à l’arbitrage populaire et de parer à tout blocage institutionnel 97. Le but de celui-ci n’est donc pas de créer un équilibre mais d’assurer que l’exécutif ait la même vision politique que le législatif, ce qui s’inscrit dans la logique du régime parlementaire. Toutefois, dans l’esprit de ce dernier, c’est en principe le Parlement qui doit s’assurer que le gouvernement se

A. La pérennisation des acquis de la présidentialisation du régime

L’organisation des pouvoirs telle qu’elle découle de la révision constitutionnelle de 2017 est inédite par rapport aux modèles de référence en matière de classification des régimes politiques. Depuis la tentative d’élaboration de la Constitution dite civile 89 débutée en juin 2011 avec la mise en place d’une Commission de conciliation constitution-nelle à la GANT, l’AKP a toujours revendiqué son désir d’instituer un régime présidentiel. Mais l’évolution du pro-jet, et certaines différences fondamentales avec le régime de séparation stricte des pouvoirs, ont eu pour conséquence la requalification du projet en « régime présidentiel à la turque » pour finalement aboutir en 2016 à la présentation d’un nouveau type de « régime de gouvernement de la présidence de la République » (Cumhurbaşkanlığı hükümet sistemi). En effet, il apparaît difficile de classer le projet adopté dans l’une ou l’autre catégorie de la classification classique des régimes politiques constituée par le régime présidentiel et le régime parlementaire, d’où une forme d’originalité dans l’appellation de ce régime. Le principe de séparation des pouvoirs, essentiel à cette classification, fait clairement défaut dans l’ingénierie de cette révision (1), et la duplicité de la fonction présidentielle qui, tout en conservant les prérogatives d’un chef de l’État parlemen-taire neutre, acquiert celles d’un Premier ministre leader de la majorité au pouvoir, a un effet néfaste sur l’équilibre des pouvoirs en inhibant tout élément pouvant faire office de contre-pouvoir. Cette duplicité existait par la mainmise présidentielle sur la fonction du Premier ministre qui a été constatée lors de la première partie de la présidence de Turgut Özal, et aussi depuis 2014. Elle apparaît désormais formalisée (2). Ces deux éléments concourent ainsi à une confusion des pouvoirs, préalablement installée par la pratique politique, et consolidée par la stature partisane du chef de l’État.

1. Un confusionnisme des pouvoirs législatif et exécutif entretenu par la présidence partisane

L’organisation des pouvoirs législatif et exécutif relève de deux modèles classiques de référence que sont le régime

89. En opposition à la Constitution de 1982 adoptée à la suite du coup d’État de 1980.90. Richard Moulin se réfère ainsi à Léo Hamon : « Le régime présidentiel est celui où chacun des pouvoirs est sans action sur la naissance et la durée

du mandat de l’autre » (R. Moulin, Le présidentialisme et la classification des régimes politiques, Paris, LGDJ, 1978, p. 25).91. En effet, selon Michel Troper, reprenant en la matière le raisonnement de Charles Eisenmann (C. Eisenmann, « Essai d’une classification théorique

des formes de gouvernement », in Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, C. Leben (dir.), Paris, Presses de l’université de Panthéon-Assas (Les introuvables), 2002, p. 331), la valeur logique d’une classification suppose « que les classes s’opposent trait pour trait », ainsi le critère définissant l’une des classes doit être absent dans l’autre classe (M. Troper, « Les classifications en droit constitutionnel », Revue du droit public, nº 4, juillet-août 1989, p. 947).

92. Article 4 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771 modifiant l’article 77 de la Constitution de 1982 (Resmî Gazete, 11 février 2017, 29976).93. Il est plus aisé de déclencher le renouvellement des élections pour le président (c’est un pouvoir discrétionnaire car il n’y a pas de condition

formelle à respecter) que pour la GANT (qui doit réunir une majorité qualifiée).94. Voir K. Gözler, Elveda Anayasa…, p. 15-16.95. Voir J.-C. Colliard, Les régimes parlementaires contemporains, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978, p. 18-19.96. Commission européenne pour la démocratie par le droit (ci-après « Commission de Venise »), 13 mars 2017, Avis sur les modifications de la

Constitution adoptées par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017, adopté par la Commission de Venise à sa 110e session plénière (Venise, 9-11 mars 2017), Avis nº 875/2017, p. 21.

97. Selon l’exposé des motifs de la proposition de révision constitutionnelle (Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie), D. 26, Y.Y. 2, S.S. 447, p. 14, en ligne : https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/donem26/yil01/ss447.pdf).

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il est fort probable, au regard de la position présidentielle sur sa majorité, que le président n’éprouve aucune difficulté à « inviter » les parlementaires de sa majorité à proposer les réformes désirées 101. Il ne s’agirait pas ici d’une « démocratie de couloir » à l’américaine, la discipline de parti prenant le pas, dans ce système, sur la négociation et le compromis entre l’exécutif et les représentants composant la Chambre américaine. Par ailleurs, la campagne préalable aux élec-tions simultanées de la présidence et des parlementaires est menée sous l’égide d’un programme unique pour les candidats à la présidence et ceux à la députation. La probabilité que le président soit également le chef de parti de la majorité, et pouvant à ce titre s’exprimer devant les instances du parti, étant forte, les discours devant les ins-tances du parti peuvent être l’occasion pour le chef de l’État d’impulser les réformes législatives souhaitées 102. En outre, en tant que chef de l’État il dispose du droit de message « à propos de la politique intérieure et extérieure du pays » en vertu de la nouvelle rédaction de l’article 104, alinéa 4, mais aussi, « lorsqu’il le juge utile, il peut faire un discours d’ouverture le premier jour de la session parlementaire » en vertu du troisième alinéa du même article. Tous ces outils ont le potentiel d’une prérogative d’impulsion tant que la GANT a la même orientation partisane que le président. Enfin, le président détient une arme conséquente avec le veto présidentiel que la GANT ne peut surmonter qu’à la majorité absolue du nombre total de députés 103, ce qui paraît peu vraisemblable au regard de la probable orga-nisation des forces en présence du fait de la simultanéité des élections. Le président reste donc impliqué dans la fonction législative, mais c’est essentiellement par le biais de sa stature partisane.

Concernant la fonction exécutive, avec la suppression du Premier ministre et du gouvernement, celle-ci se trouve entièrement dévolue au président de la République 104. Pour ce faire, le président a recours aux décrets présidentiels qui sont sources de questionnement quant au caractère flou, et donc potentiellement large, de leur champ d’appli-cation 105. Il apparaît dans la rédaction de l’alinéa 17 de l’article 104 que les décrets présidentiels constituent un pouvoir réglementaire autonome puisque leur champ d’application n’est défini que négativement 106. Bien que la primauté soit explicitement accordée à la loi, celle-ci

conforme bien à son orientation politique et mette en jeu sa responsabilité par le biais d’une motion de censure si ce n’était pas, ou plus, le cas 98. Ce procédé est donc conforme à la logique parlementariste dans son principe d’identité de l’orientation politique de l’exécutif et du législatif, mais la logique y est inversée dans la mise en œuvre des moyens permettant cette identité. En mettant en place une interdépendance organique par la possibilité de provoquer le renouvellement des élections, notamment au profit du président, avec un exécutif monocéphale et sans responsabilité politique véritable, le constituant entend constitutionnaliser la présidentialisation amorcée depuis les élections présidentielles de 2014 en lui donnant les moyens de disposer d’une majorité portant ses couleurs politiques. L’ingénierie constitutionnelle, par l’organisa-tion simultanée des élections législatives et présidentielle, favorise ainsi la discipline de parti. Mais dans un pays dans lequel l’organisation intra-partisane des différents partis est aussi oligarchique et hiérarchisée 99, cette simultanéité a pour effet d’élire systématiquement une majorité docile au président de la République. Et c’est précisément cette donnée qu’est la discipline de parti qui finit par parachever la confusion des pouvoirs mise en place par cette révision. En effet, sauf circonstances exceptionnelles, l’orientation politique de la personnalité élue à la présidence est similaire à celle de la majorité parlementaire. La simultanéité des élections apparaît comme une garantie pour assurer au président une majorité personnelle alors que son élection directe lui procure la légitimité nécessaire à construire son leadership, si celui-ci lui fait défaut, sur cette majo-rité 100. Dans l’hypothèse, très peu probable, où l’élection aboutirait à une opposition politique entre le législatif et l’exécutif, le renouvellement anticipé des élections reste un instrument permettant de contourner un éventuel blocage du législatif pour le président. Tout est mis en œuvre afin d’éviter l’hypothèse d’une cohabitation, conformément à une logique parlementariste.

Au-delà des rapports organiques, la spécialisation fonctionnelle apparaît comme relative dans la réforme constitutionnelle. À cet égard, la fonction législative est aussi symptomatique de cette confusion des pouvoirs. L’absence d’initiative présidentielle est bienvenue par rap-port à l’irresponsabilité politique présidentielle. Toutefois,

98. Voir D. Baranger, A. Le Divellec, « Régime parlementaire », in Traité international de droit constitutionnel, t. II, Distribution des pouvoirs, D. Chagnollaud, M. Troper (dir.), Paris, Dalloz, 2012, p. 172-173. Conformément à la pratique politique mise en œuvre depuis 2014.

99. Voir M. Yanık, Liberal Perspektif Rapor, nº 5, janvier 2016, Türkiye’de siyasi partiler ve demokrasi, rapport pour l’association Özgürlük araştırmaları derneği, p. 14.

100. Ce qui ne paraît pas envisageable dans la mesure où, au regard des prérogatives présidentielles et de son rôle dans le régime politique, le candidat à l’élection présidentielle pour chaque parti sera son leader politique. La légitimité tirée de l’élection directe ne fera que consolider le poids du président sur son parti.

101. Conformément à la pratique politique mise en œuvre depuis 2014.102. C’est le cas actuellement, puisque le président, depuis l’entrée en vigueur de la suppression de la mention à l’article 101 faisant référence à la

rupture des liens entre le président et son parti politique, préside notamment les réunions de groupe de son parti à la GANT, dont les discours sont désormais relayés par le site officiel de la présidence de la République (https://www.tccb.gov.tr/receptayyiperdogan/konusmalar).

103. Article 89 de la Constitution de 1982 dans sa version modifiée par l’article 16 C de la loi de révision constitutionnelle nº 6771 (Resmî Gazete, 11 février 2017, 29976).

104. Article 104, alinéa 1er de la Constitution de 1982 (Resmî Gazete, 11 février 2017, 29976).105. Voir İ. Ö. Kaboğlu, « Suppression du régime parlementaire sous l’état d’urgence… », p. 9.106. Sont ainsi exclus les domaines suivants : les droits fondamentaux, les droits et devoirs de l’individu prévus dans les deux premiers chapitres de

la deuxième partie de la Constitution et les droits et devoirs politiques prévus dans le quatrième chapitre (les droits économiques et sociaux

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Le statut partisan du chef de l’État turc 91

est menée par une commission de quinze parlemen-taires issus des différents partis politiques représentés à la GANT et proportionnellement à leur nombre après tirage au sort. La commission transmet son rapport qui est examiné en séance plénière. La GANT peut saisir la Haute Cour par une majorité des deux tiers qui statuera sur le sort du président. Bien que la saisine de la Haute Cour exige une moindre majorité depuis la révision de 2017 (une majorité de trois quarts du nombre total des députés était exigée auparavant 114), l’initiative de l’enquête parlementaire s’est davantage complexifiée (l’initiative étant dévolue à un tiers avant la révision de 2017, alors que la proposition d’enquête doit être adoptée à une majorité des trois cinquièmes difficile à atteindre). Mal-gré le caractère très exceptionnel de la mise en œuvre d’une telle procédure et donc la nécessité de mettre en place des majorités qualifiées, la faiblesse des moyens de contrôle de l’action présidentielle aurait pu être com-pensée par la possibilité pour la minorité parlementaire de faire entendre sa voix à travers ce type de procédure. L’absence de responsabilité politique de l’exécutif est une contradiction de ce régime mis en place, et l’émergence de celle-ci, fusse à travers l’initiation d’une proposition d’enquête parlementaire, aurait pu constituer un moyen pour l’opposition parlementaire de faire entendre sa voix. En effet, un fonctionnement similaire au déclenchement d’une motion de censure pourrait être instauré par usage, et, malgré ses faibles chances de réussite quand elle est lancée par une minorité, pourrait potentiellement occu-per le temps politique et interpeller le pouvoir. Dans un régime dans lequel des procédures de mise en jeu de la responsabilité politique existent, une procédure complexe de mise en jeu la responsabilité pénale s’impose, l’enjeu étant de distinguer les deux formes de responsabilité. Mais dans le cadre d’un régime dans lequel les contre-pouvoirs sont inexistants ou neutralisés, et l’absence de responsabilité politique constitue une anomalie, une telle procédure peut permettre de faire entendre une voix discordante et pallier ainsi l’absence de responsabilité politique. Au regard de la stature partisane du président et de la présence de sa majorité, la probabilité qu’une telle

risque d’être compromise selon İlyas Doğan par le droit de veto que peut exercer la présidence sur les lois contredisant son décret présidentiel 107. Mais là encore, et sans même que le président n’ait à faire usage de son droit de veto, la composition politique de la GANT peut aboutir à une inhibition du pouvoir législatif et laisser le champ libre aux décrets présidentiels. Par ailleurs, la proclamation de la nullité des décrets présidentiels intervenant dans les domaines cités par la Constitution, et notamment dans le domaine législatif, dépend en grande partie du contrôle exercé par les juges sur ces actes, et donc de leur indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif 108 (voir infra).

La confusion des pouvoirs législatif et exécutif consti-tue une donnée assez récurrente dans les régimes parle-mentaires actuels causée essentiellement par le système de parti. Pour remédier à cet état de fait et répondre à la critique de la transformation des chambres législatives en chambres d’enregistrement, la fonction dévolue aux assemblées représentatives n’est plus seulement présentée comme une fonction normative, mais aussi, et essentiel-lement, comme une fonction de contrôle. C’est le déve-loppement de cette dernière qui marque le mouvement de démocratisation des régimes parlementaires actuels 109. Toutefois, la révision de 2017 ne laisse que peu de place à l’exercice d’un tel contrôle, le peu de mécanisme existant étant neutralisé par la discipline de parti (voir infra). En effet, puisque le poste de Premier ministre et le gouver-nement sont supprimés, il n’y a plus ni vote de confiance ni motion de censure 110. Les ministres et vice-présidents ne sont responsables que devant le président 111. De plus, le pouvoir présidentiel en matière budgétaire s’élargit, alors qu’il s’agit ici d’un domaine classiquement dévolu à l’organe législatif en régime parlementaire comme en régime présidentiel, permettant un contrôle efficace du pouvoir législatif sur l’exécutif 112.

En matière de responsabilité pénale du président 113, il est possible pour la GANT d’introduire une proposition d’enquête parlementaire mais elle ne peut être initiée qu’à la majorité absolue du nombre total de députés et adoptée à la majorité des trois cinquièmes du nombre total de députés. Si cette majorité est réunie, l’instruction

prévus dans le troisième ne sont pas cités, impliquant la possibilité de les réguler pour les décrets présidentiels) ; les domaines dans lesquels la Constitution consacre la compétence exclusive de la loi ; les domaines dans lesquels la loi est expressément intervenue ; les domaines dans lesquels on retrouve des dispositions contradictoires entre le décret présidentiel et la loi (ce sont alors les dispositions législatives qui s’appliquent) ; si la GANT légifère dans le même domaine que le décret présidentiel, celui-ci devient nul.

107. I. Doğan, « Türk tipi başkanlık modeli bağlamında 2017 Anayasa değişikliğinin irdelenmesi », in Dört kıtada başkanlık sistemi, İ. Doğan, S. Ünver (dir.), Ankara, Astana Yayınları, 2017, p. 29.

108. Voir K. Gözler, Elveda Anayasa…, p. 62-63.109. C’est par exemple la position de Xavier Vandendriessche concernant la France (« Le Parlement entre déclin et modernité », Pouvoirs, nº 99,

2001, p. 62-64).110. Article 6 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771 modifiant l’article 98.111. Selon la nouvelle rédaction de l’article 106, alinéa 5 modifié par l’article 10 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771. Seule la nouvelle rédaction

de l’article 98, en permettant aux parlementaires de poser des questions écrites aux ministres et vice-présidents, amorce l’idée d’un certain contrôle du législatif sur l’exécutif (article 6 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771).

112. Ainsi, conformément à l’article 161, alinéa 3, il détient l’initiative budgétaire (article 15 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771), mais surtout, par l’alinéa 4, en cas de retard dans l’adoption de la loi de finance, il faut adopter une loi de finance provisoire. Mais si cette dernière n’était pas adoptée non plus, c’est le budget de l’année précédente, affecté d’un taux d’actualisation déterminé par la loi, qui entrerait en vigueur.

113. Article 105 modifié par l’article 9 de la loi nº 6771. Une procédure similaire est prévue pour les vice-présidents et les ministres (article 106, alinéa 5 sq., modifié par l’article 10 de la loi nº 6771).

114. Version initiale de l’article 105 applicable jusqu’à l’entrée en vigueur de la révision de 2017 (Resmî Gazete, 9 novembre 1982, 17863, 1. Mükerrer, p. 29).

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neutre 120. La conjugaison de ces deux types de présidence, dont le statut était déjà renforcé par rapport aux canons du parlementarisme classique, a pour effet d’anéantir tout équilibre des pouvoirs.

Cette duplicité de la fonction présidentielle devient ainsi préoccupante au regard de ses prérogatives liées à la fonction juridictionnelle. La consécration du pré-sident gouvernant et potentiellement partisan lors de la révision de 2017 aurait dû avoir pour conséquence de revoir le mode de désignation des organes en charge de la fonction juridictionnelle afin de leur conférer la plus grande indépendance par rapport au pouvoir politique. En effet, la Constitution de 1982 a attribué un pouvoir de nomination important au président neutre. L’article 104 prévoit initialement que les prérogatives du président en matière juridictionnelle comprennent la désignation des « membres de la Cour constitutionnelle, le quart des membres du Conseil d’État, le procureur général de la République près de la Cour de cassation, le procureur général de la République adjoint près de la Cour de cas-sation, les membres de la Cour de cassation militaire, les membres du Haut Tribunal administratif militaire, les membres du Conseil supérieur des juges et des procu-reurs ». La révision constitutionnelle de 2010 adoptée par le référendum du 12 septembre de la même année 121 a modifié les règles de nomination pour diminuer ce pouvoir de nomination du président. Alors que le président nommait l’ensemble des onze titulaires et quatre suppléants de la Cour constitutionnelle parmi les candidats proposés par différentes juridictions, il désigne à partir de 2010 quatorze des dix-sept membres, le reste relevant de la GANT 122. Concernant le Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK), sa composition a également été modifiée en 2010. Initialement, en plus du ministre de la Justice et de son secrétaire d’État, le président désignait trois titulaires et autant de suppléants parmi les candidats présentés par la Cour de cassation et en leur sein, et deux titulaires et autant de suppléants parmi les candidats présentés par le Conseil d’État et en leur sein. En 2010, le Haut Conseil est composé de vingt-deux titulaires et douze suppléants. Parmi les titulaires, outre le ministre de la Justice et son

procédure soit enclenchée est quasiment nulle. Il est donc nécessaire de développer en contrepartie des mécanismes s’adressant à l’opposition parlementaire.

L’agencement des pouvoirs entre le législatif et l’exé-cutif souffre donc de nombreuses incohérences et a pour effet d’affaiblir la GANT. Mais c’est la stature partisane du président qui permet de mettre en œuvre une confusion entre ces deux pouvoirs. Celle-ci est entretenue par un autre élément clé de la réforme qui est la duplicité de la fonction présidentielle, provenant de l’absence d’un exécutif bicéphale 115.

2. La duplicité de la fonction présidentielle

La monocéphalisation de l’exécutif constitue un élément clé de la déviance présidentialiste des régimes parlemen-taires dont l’exécutif est classiquement bicéphale 116. Celle-ci s’opère globalement par la prééminence présidentielle sur l’exécutif, et notamment sur le chef de gouvernement, confortée par l’existence d’une majorité personnelle au Parlement. La maîtrise de sa majorité par le président partisan 117 a eu pour effet de soumettre le poste de Premier ministre à la volonté présidentielle en inhibant, dans les faits, le bicéphalisme de l’exécutif. La révision de 2017 constitutionnalise ainsi le monocéphalisme du régime amorcé dès 2014 et renforcé par le renvoi du Premier ministre Ahmet Davutoğlu sous la forme d’une démission forcée 118 confirmant que le gouvernement n’était respon-sable en fait que devant le président 119. En supprimant le poste de Premier ministre et l’entité collégiale et solidaire qu’est le gouvernement en régime parlementaire par cette dernière révision, le chef de l’État devient le seul titulaire de l’ensemble de la fonction exécutive, fonction elle-même renforcée, entre autres, par la mise en place des décrets présidentiels (voir supra). Mais il conserve dans le même temps les prérogatives qui lui sont dévolues en tant que chef de l’État neutre et qui touchent aux autres fonctions, notamment à la fonction législative et juridictionnelle. Ainsi, la révision constitutionnelle de 2017, bien que d’une ampleur inédite, juxtapose une présidence partisane à un régime conçu comme parlementaire avec un chef de l’État

115. İbrahim Ö. Kaboğlu résume ainsi la situation : « En bref, une personne sera titulaire de trois présidences : le parti, le gouvernement, l’État » (« Suppression du régime parlementaire sous l’état d’urgence… », p. 9).

116. Selon Georges Vedel, « la dualité des fonctions de chef de l’État d’une part et du cabinet de l’autre est un des traits propres du régime parlementaire […]. En revanche, c’est le cumul des fonctions de chef de l’État et de chef de gouvernement qui caractérise le régime présidentiel » (G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Recueil Sirey, 1949, p. 426 ; cité par R. Moulin, Le présidentialisme…, p. 53).

117. L’une des illustrations de l’influence présidentielle sur le parti face au Premier ministre est l’épisode par lequel les proches du président et membres de l’instance dirigeante ont retiré au président du parti et chef de gouvernement qu’était alors Ahmet Davutoğlu la prérogative qu’il détenait en conséquence de nommer les cadres régionaux du parti (M. Jégo, « En Turquie, la disgrâce d’un Premier ministre », Le Monde, 7 mai 2016, p. 3 ; « Tensions avec Erdoğan : le sort du Premier ministre turc Davutoğlu très incertain », France 24, 4 mai 2016, en ligne : http://www.france24.com/fr/20160504-tensions-erdogan-davutoglu-akp-turquie-visas-turcs-nomination-ankara-president-allah).

118. M. Jégo, « En Turquie, la disgrâce… », p. 3.119. Ainsi, selon la première partie de l’article 106, alinéa 5 telle que révisée par l’article 10 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771 : « Les vice-

présidents et ministres sont responsables devant le président ».120. La Commission de Venise a exprimé ses doutes sur cette conception de la présidence de la manière suivante : « La Commission de Venise doute

qu’un président étroitement lié à un parti puisse assumer ce rôle et être perçu comme l’assumant vraiment. On voit mal comment, s’il est affilié à un parti et détient l’intégralité du pouvoir exécutif, il pourra en même temps être un président symbolique et politiquement neutre. La révision ne choisit pas entre ces deux options contradictoires » (Commission de Venise, Avis nº 875/2017, p. 13).

121. Loi de révision constitutionnelle nº 5982 du 7 mai 2010 (Resmî Gazete, 13 mai 2010, 27580).122. Article 146 de la Constitution de 1982 modifié par l’article 16 de la loi nº 5982.

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en effet, la suppression de la mention prescrivant au pré-sident de rompre les liens avec son parti ne constitue pas un impératif pour les électeurs les empêchant d’élire un président non partisan. Mais en l’état actuel du régime et de la culture politique de la société, des institutions et des partis politiques, l’élection d’une personnalité non partisane, exerçant la fonction présidentielle de manière impartiale, serait-elle plausible ?

B. L’impossible retour à la neutralité présidentielle ?

L’hypothèse de l’élection d’une personnalité non partisane n’est juridiquement pas exclue. Cependant, celle-ci est politiquement peu probable tant la réforme accentue la logique partisane de cette élection (1). En effet, il a été vu précédemment que malgré la consécration de la neutralité présidentielle dans son principe même et par la régulation de son statut en 1982, l’influence partisane sur l’élection présidentielle s’est toujours fait ressentir durant les élec-tions indirectes par la GANT, et celle-ci s’est imposée dès l’élection présidentielle au suffrage universel direct de 2014. La révision de 2017 enterre définitivement toute hypothèse de retour à la neutralité présidentielle. L’une des issues pour assurer des mécanismes de contre-pouvoirs consisterait à développer une démocratie intra-partisane qui ne semble pas acquise dans la culture des partis poli-tiques turcs dont l’organisation est en général oligarchique et fortement hiérarchisée (2).

1. L’accentuation de la logique partisane de l’élection présidentielle

La simultanéité des élections, conjuguée à la possibilité pour le président d’être également président de parti, va probablement donner lieu à une candidature à la prési-dentielle des chefs de parti. L’intention actuelle des partis les plus importants semble pencher vers la candidature des leaders de majorité et non vers des candidats représentatifs d’une neutralité comme peuvent l’être un ancien juge constitutionnel ou un haut fonctionnaire.

L’évolution des dispositions juridiques concernant les conditions de présentation des candidatures illustre ainsi l’acceptation par le droit de la pratique politique tenant à l’influence des partis sur les élections présidentielles depuis la révision 2007, puis un accroissement de celle-ci avec la révision de 2017. Dans sa version antérieure, la Constitution prévoyait un parrainage par vingt parle-mentaires ou la possibilité pour les partis ou une coalition

secrétaire d’État, le président désigne quatre membres parmi les enseignants du supérieur spécialisés dans les branches du droit et les avocats. Les autres membres sont désignés par les hautes juridictions (cinq), les juridictions ordinaires (dix) et l’Assemblée générale de l’Académie de justice turque (un). Un tel pouvoir de nomination, malgré un affaiblissement, exige une neutralité certaine de la part de la présidence, ce qui était présent dans l’esprit et la lettre de la Constitution de 1982 dans sa version initiale (voir supra). La révision de ces procédures de nomination était nécessaire au regard du principe de séparation des pou-voirs et de l’indépendance de la justice. Si cela n’était pas assuré, un pouvoir de contrôle sur ces nominations aurait dû être attribué aux représentants de la GANT 123 malgré le facteur de la discipline partisane qui systématiserait un tel vote de la part des députés de la majorité présidentielle. Or, la révision de 2017 ne prévoit pas une modification de grande ampleur concernant la Cour constitutionnelle puisque seuls les sièges attribués aux membres désignés au sein et parmi les propositions des juridictions militaires sont supprimés, ces dernières étant elles-mêmes suppri-mées 124. Désormais, la Cour constitutionnelle est donc composée de quinze membres dont douze sont désignés par le président et trois par la GANT. Le Haut Conseil des juges et des procureurs change de dénomination et devient le Conseil des juges et des procureurs, mais c’est surtout la nouvelle composition de l’institution qui éveille les craintes quant à son indépendance 125. Alors que dans le régime précédent, malgré la nomination de certains membres par le président, la grande majorité des membres étaient nommés par leurs pairs, cette prérogative appartient désor-mais exclusivement au pouvoir politique 126 : le président désigne six membres (dont les membres de droit que sont le ministre de la Justice et son secrétaire d’État) et il revient à la GANT d’en élire sept 127. L’exposé des motifs par article présente cette révision comme un « renforcement de la légitimité démocratique » 128. Toutefois, la probabilité de la haute teneur politique de l’institution, mais aussi et surtout, de l’absence de pluralité parmi les membres est un élément confirmant la thèse d’une confusion inédite des pouvoirs, et, notamment, l’influence sans pareille que détient désormais le président sur ce Conseil. En effet, en plus de la disposition relative au statut partisan, la disposition tenant à la recomposition du Conseil des juges et des procureurs fait partie de celles qui sont immédiate-ment entrées en vigueur après le référendum démontrant l’empressement du pouvoir à ce sujet.

Le retour à la neutralité présidentielle pourrait tempé-rer ce qui a été vu précédemment et permettre d’amorcer, à nouveau, une forme de séparation des pouvoirs. Car,

123. Comme c’est le cas aux États-Unis où le Sénat américain contrôle les nominations présidentielles par le biais de sa prérogative de confirmation en vertu du deuxième alinéa de l’article II, section II.

124. Article 17 E de la loi de révision constitutionnelle nº 6771.125. Commission de Venise, Avis nº 875/2017, p. 22.126. Voir E. Güner Toprak, Çare başkanlık mı ?, 7e éd., Ankara, Palme Yayıncılık, 2017, p. 107-112.127. Article 14 de la loi de révision constitutionnelle nº 6771 modifiant l’article 159 de la Constitution de 1982.128. Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie), D. 26, Y.Y. 2, S.S. 447, p. 14, en ligne : https://www.tbmm.gov.tr/sirasayi/

donem26/yil01/ss447.pdf.

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logique, le renouvellement des mandats parlementaires et présidentiel, qui devrait être un outil d’arbitrage dans l’esprit de la Constitution de 1982 pour contrevenir à un éventuel blocage des institutions 132, pourrait se politiser s’il est utilisé lors de périodes favorables à la confirmation de la majorité en place.

Le caractère partisan de l’élection présidentielle est également mis en exergue par les lois électorales. La révision législative de mars 2018 133 démontre, entre autres choses, la volonté de renforcer le positionnement des partis politiques lors des élections de juin 2018. En effet, au regard du score très juste obtenu pour le « oui » lors du référendum du 16 avril 2017 et de la victoire du « non » dans des circonscriptions électorales majeures pour l’AKP, la logique de coalition s’est imposée au président et à son parti pour s’assurer le succès lors des prochaines élections. En s’alliant avec le MHP (droite nationaliste), le président espère pouvoir être réélu à la tête de l’État 134 avec sa majorité personnelle. Toutefois, le parti allié étant divisé et en perte de vitesse 135, et malgré les révisions successives ayant mis l’accent sur l’exercice du pouvoir démocratique du peuple sans pour autant revenir sur le barrage national de 10 % confectionné par les mêmes autorités de tutelle dénoncées dans lesdites réformes 136, il fallait être assuré que les partis alliés puissent entrer à la GANT. Ainsi, la loi surnommée par la presse « loi sur l’alliance électorale », prévoyant notamment des mesures sur l’organisation du scrutin, dispose en son article 20 que le barrage électoral national de 10 % est calculé selon le total des résultats obtenus par les partis alliés. Il y a là une rupture d’égalité évidente, surtout pour les partis ne formant pas d’alliance et qui restent soumis au barrage national dans sa totalité. En revanche, la loi n’a pas apporté de modification à l’article 52 de la loi nº 298 qui met en place une rupture d’égalité quant au temps de parole durant la période électorale entre les partis politiques au pouvoir, le principal parti d’opposition, les partis représentés à la GANT et ceux qui n’y sont pas 137. L’applicabilité de ce dispositif à l’élection présidentielle dès 2014 138 laissait déjà apparaître une logique partisane au stade de la campagne dans l’arsenal législatif malgré le

de partis de présenter une candidature commune s’ils parvenaient à cumuler plus de 10 % des suffrages de la précédente élection. L’article 101 offre désormais aux partis politiques qui ont obtenu, seuls ou en coalition, plus de 5 % des suffrages aux dernières élections générales la possibilité de présenter un candidat à la présidence de la République. Un parrainage populaire est également mis en place par la révision permettant à cent mille électeurs de présenter leur propre candidat aux élections prési-dentielles, ce qui constitue indéniablement une avancée démocratique conformément à l’objectif affiché dans l’exposé des motifs visant à « accroître la participation démocratique » 129. Cependant, il s’agit bien d’un recul, voire d’un coup d’arrêt, à la neutralité présidentielle, impactant l’équilibre des pouvoirs. L’objectif affiché dans l’exposé des motifs concernant la présentation des candidats par le parti est bien « d’accroître l’influence des partis politiques ». La simplification des règles de présen-tation des candidatures dénote une volonté d’exacerber la compétition politique autour d’un organe dont l’essence est la neutralité, et qui, pour assurer un tel objectif, doit être désigné par la voie du consensus.

Le caractère renouvelable du mandat présidentiel 130 est également un facteur qui accentue la logique partisane de l’élection puisque cela incite le président remettant en jeu son mandat et les candidats de l’opposition à mettre en place une campagne programmatique autour de l’action présidentielle. Dans la continuité de la révision de 2007, la révision de 2017 maintient la limitation à deux mandats pour le président. Toutefois, celle-ci semble assouplir cette règle en prévoyant des exceptions. En effet, la nouvelle rédaction de l’article 116 dispose qu’en cas de renouvelle-ment des élections présidentielle et législatives provoqué par la GANT au cours du second mandat présidentiel, le président peut candidater à sa propre succession, et ainsi réaliser un troisième mandat. Toutefois, l’esprit de la règle peut être détourné au regard de la connivence entre la majorité de la GANT et le président. L’usage de cette disposition permettrait alors de reconduire le pré-sident pour un troisième mandat en cas d’assentiment de l’électorat qui est le dernier décideur 131. Dans cette même

129. Türkiye Büyük Millet Meclisi (Grande Assemblée nationale de Turquie), D. 26, Y.Y. 2, S.S. 447, p. 12-13.130. L’article 101 de la Constitution de 1982 prévoit depuis 2007 une limitation à deux mandats pour le président (avant cette date, il s’agissait d’un

septennat non renouvelable).131. À condition qu’une majorité des trois cinquièmes de la GANT vote en ce sens.132. Dans la version initiale de la Constitution de 1982, le président détenait en vertu de l’article 116 un droit de dissolution conditionné à l’absence

de la formation d’un gouvernement pendant quarante-cinq jours (soit qu’il n’ait pas été formé, soit qu’il n’ait pas obtenu le vote de confiance) à la suite du rejet du vote de la question de confiance ou du vote d’une motion de censure à l’initiative des parlementaires ou du gouvernement. Le président avait la possibilité d’exercer ce pouvoir après avis du président de la GANT.

133. Loi nº 7102 du 13 mars 2018 (Resmî Gazete, 16 mars 2018, 30362).134. Il apparait cependant quelques controverses sur la comptabilisation des mandats du président actuel. En effet, Recep Tayyip Erdoğan a été élu

à la présidence en 2014 sous le régime de la Constitution telle que révisée en 2007. Or, certains propos de l’entourage du président, formulés au conditionnel, laissent à penser que, s’il est réélu en 2019 sous l’égide de la Constitution révisée en 2017, la comptabilisation des mandats devrait recommencer. En cas de réélection en 2019 puis en 2024 celui-ci pourrait être président jusqu’en 2029.

135. Le MHP a obtenu aux dernières élections législatives environ 12 % des voix lui apportant quarante sièges à la GANT, soit le plus petit effectif parmi les partis ayant réussi à surmonter le barrage électoral (en ligne : http://www.ysk.gov.tr/tr/1-kasim-2015--26-donem-milletvekili-genel-secimi/3413).

136. Dénoncé par exemple par Murat Sevinç (Türkiye’nin Anayasa imtihanı…, p. 102).137. Voir É. Sales, D. Yılmaz, « L’élection du président de la République au suffrage universel direct en Turquie », Revue du droit public, nº 5, 2012, p. 1454.138. La loi sur l’élection présidentielle nº 6271 du 19 janvier 2012 (Resmî Gazete, 26 janvier 2012, 28185) renvoie dans son article 13 relatif à la « propa-

gande » durant la campagne à la loi nº 298 pour les questions concernant la limitation du temps de parole.

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Le statut partisan du chef de l’État turc 95

discipline partisane et de permettre une expression plus directe de la base du parti, notamment dans la majorité présidentielle, qui est la condition du développement de la démocratie intra-partisane. Il y a deux facteurs qui influent sur le développement de la démocratie intra-partisane : l’encadrement juridique des partis politiques (et notam-ment via la Constitution, la loi sur les partis politiques et le règlement des partis ainsi que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle), mais aussi un facteur relatif à la culture politique du pays 141.

D’un point de vue juridique, l’article 69, alinéa 1er de la Constitution de 1982 impose aux partis politiques le respect des principes démocratiques dans leurs activités, leur organisation interne et leur fonctionnement. En plus de faire place dès 1961 aux partis politiques dans sa Consti-tution, la Turquie a été l’un des premiers États à encadrer les partis politiques par une loi spécifique en 1965 142, ce qui démontrait déjà une volonté de contrôle étatique sur ces organisations du fait d’une méfiance affirmée 143. Alors que l’article 4, alinéa 2 de la loi sur les partis politiques de 1983 met en application l’article 69 de la Constitution 144, l’article 93 de cette même loi dispose que :

Les travaux dans le parti, l’administration du parti, son contrôle, les élections des organes au sein du parti et les décisions prises par la présidence du parti, les organes du siège central et les groupes du parti, les actes et les opérations réalisés ne peuvent être en contradiction avec les règles du règlement du parti, du principe d’égalité entre les adhérents du parti, de la démocratie.

Cette même loi va jusqu’à préciser les différents échelons de l’organisation partisane dans son article 7 mais la pro-cédure d’élection des membres les composant est laissée au libre choix du parti 145. Et c’est précisément autour de la désignation, d’une part, des candidats à la présidence, et d’autre part, des candidats aux législatives, que se situe le principal enjeu consistant soit à développer des processus de démocratie intra-partisane, soit à accroître la discipline partisane en renforçant la figure du président partisan et chef de majorité.

Concernant la désignation des candidats aux légis-latives, le statut partisan du chef de l’État lui offre la possibilité de nommer les candidats aux législatives qui l’accompagneront dans la campagne électorale

maintien d’une conception neutre de la présidence dans l’esprit, alors que la lettre n’imposait cette neutralité qu’à partir de l’élection.

En dernier lieu, le régime politique qui fait du chef de l’État à la fois une autorité de contrôle 139 et une autorité gouvernante rend impossible l’élection d’une personnalité non partisane. Le parti politique présidentiel, et par voie de conséquence, plausiblement majoritaire, devient le centre de la gouvernance étatique, et donc de la prise de décision politique. La seule issue pour influer sur celle-ci en dehors des échéances électorales serait le développement des processus de la démocratie intra-partisane.

2. Le développement de la démocratie intra-partisane : un correctif envisageable ?

L’évolution du statut de la présidence de la République et sa domination du régime politique par le biais de sa stature partisane pousse à rechercher des contre-pouvoirs, non plus dans les institutions représentatives elles-mêmes, mais au sein des rouages du parti politique majoritaire. L’organisation des partis politiques en Turquie fait appel à un constat : une organisation oligarchique et hiérarchisée 140 dans laquelle les décisions viennent du haut et s’imposent à la base. La discipline partisane y est ainsi particulièrement développée, permettant aux dirigeants d’étendre leur auto-rité sur l’ensemble de l’appareil partisan. Ainsi, un parti majoritaire dirigé par un président titulaire de l’ensemble de l’exécutif ne laisse que peu de place à l’installation d’une forme de séparation des pouvoirs. À ce titre, la neutralité présidentielle reste encore le meilleur moyen, dans un régime connaissant des interactions aussi fortes entre le législatif et l’exécutif, de préserver une forme d’équilibre des pouvoirs. Mais, dans le cas d’une présidence partisane, un correctif à l’hégémonie présidentielle pourrait être apporté par le développement de la démocratie intra-partisane. Celle-ci, bien que ne suffisant pas à équilibrer le régime tel qu’il est conçu depuis la révision de 2017, pourrait mettre en place un terrain de dialogue, de contrôle et de renou-vellement de la classe politique qui semble faire défaut à la nouvelle ingénierie constitutionnelle. Il apparaît, en dépit du déséquilibre entre le législatif et l’exécutif, que le moyen d’instaurer un contre-pouvoir efficace est d’assouplir la

139. L’article 104 maintient dans son deuxième alinéa cette fonction du chef de l’État : « À ce titre, il représente l’unité de la République de Turquie et de la nation turque ; il veille à l’application de la Constitution et au fonctionnement ordonné et harmonieux des organes de l’État ».

140. C’est ce que rapporte Murat Yanık dans son analyse sur la démocratie intra-partisane en Turquie : « Alors que quand nous regardons les partis politiques de notre pays du point de vue de la démocratie intra-partisane, nous voyons, de manière hiérarchique, l’indiscutable souveraineté du leader du parti et de son cercle rapproché. Cette construction hiérarchique constitue un frein à la réalisation de la démocratie intra-partisane » (M. Yanık, Liberal Perspektif Rapor, p. 14).

141. Voir en ce sens A. F. Gökçe, « Siyasi partilerde parti içi demokrasi ve disiplin algısı : Türkiye », Akademik Araştırmalar ve Çalışmalar Dergisi (Journal of Academic Researches and Studies), 5e année, nº 9, novembre 2013, p. 66 ; T. S. Küçük, Parti içi demokrasi, Istanbul, On iki levha Yayıncılık, 2015, p. 367 (issu d’une thèse soutenue en 2014 à l’université de Yeditepe).

142. Avec les pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne, à la suite de l’Italie (1947), et l’Allemagne (1949) (I. H. Şentürk, « Türk hukukunda siyasi partilerin sicileri tutulması », Uyuşmazlık Mahkemesi Dergisi, vol. 4, nº 4, janvier 2014, p. 465).

143. Voir S. Zariç, « Demokratikleşme ve etkin bir siyasal sistem oluşturma bağlamında Türkiye’de siyasi partilerde lider hegemonyası ve lider değişmi sorunsalı », Pamukkale Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi, nº 8, 2011, p. 103.

144. « La fondation, le choix des organes, le fonctionnement, les activités et les décisions des partis politiques ne doivent pas être en contradiction avec les règles démocratiques dont les caractéristiques ont été déterminées par la Constitution » (Resmî Gazete, 24 avril 1983, p. 1).

145. Article 13 de la loi nº 2820 sur les partis politiques (Resmî Gazete, 24 avril 1983, 18027, p. 4).

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faits, selon le rapport de Murat Yanık, lors des élections législatives de juin et novembre 2015 et exception faite d’une partie des candidats du CHP, tous les candidats des partis ont été investis par leur leader 155. C’est ainsi que, concernant les élections législatives, la désignation des candidats par la base, c’est-à-dire par les adhérents du parti, reste tout à fait exceptionnelle, favorisant ainsi la discipline partisane à l’égard du leader. Sans une révision profonde de ce système par chaque parti, la confusion des pouvoirs législatif et exécutif mise en œuvre par la logique constitutionnelle risque d’être accentuée par le système de parti ainsi conçu.

La désignation des dirigeants est également une donnée importante puisqu’au regard des nouvelles dis-positions mises en place, ce sont ces derniers qui seront les potentiels candidats aux élections présidentielles. L’article 15 de la loi sur les partis politiques impose la pro-cédure à suivre en la matière en prévoyant une élection à la majorité absolue des voix du grand congrès par un vote à bulletin secret. Si la majorité n’est pas atteinte lors des deux premiers tours, c’est le candidat ayant obtenu le plus de voix qui doit être élu au troisième tour 156. Toutefois, le mode de désignation des membres du grand congrès est laissé à la discrétion des partis politiques. La loi pré-voit simplement la présence des membres de droit (les titulaires composant les autres organes centraux du parti ainsi que les députés et ministres du parti) et des membres élus, dont le nombre ne doit pas dépasser le double du nombre des députés composant la GANT 157. Ainsi, la composition de cet organe n’est pas assez significative en termes d’effectif pour doter, non seulement le dirigeant du parti, mais surtout le potentiel « hyperprésident », d’une légitimité démocratique significative pour occuper la tête du parti, et potentiellement la tête de l’État.

La principale difficulté de l’organisation partisane provient du « système de délégués » qui permet aux hauts dirigeants de bénéficier d’une organisation verticalisée du parti et de pouvoir faire usage d’un contrôle hiérarchique sur leurs membres 158. Ce système connaît par ailleurs quelques incohérences, la réélection récente de Kemal Kılıçdaroğlu à la tête du CHP a été beaucoup critiquée à ce titre 159. Mais il permet de garder, pour les hauts dirigeants

pour la double élection parlementaire et présidentielle. Cela conditionne les élus parlementaires à une forme de redevabilité envers le chef de parti qui se traduit par une loyauté envers le président de la République, empêchant ainsi tout contrôle sur l’action du président-gouvernant. Il est donc nécessaire d’assouplir les liens entre les candidats aux législatives du parti et le candidat à la présidentielle en amont, lors de la désignation de ceux-ci afin d’inhiber toute loyauté systématique. La version initiale de la loi sur les partis politiques pré-voyait, en son article 37, l’obligation de mettre en place des primaires 146 pour désigner les candidats du parti aux élections législatives 147. Pourtant, cet article n’a jamais été appliqué, d’abord parce que le sixième article transitoire de la loi prévoyait l’interdiction des primaires pour les premières élections suivant le vote de la loi 148, puis en raison de la révision de la loi sur les partis politiques en 1986 délaissant au parti le libre choix dans la procédure de désignation des candidats sous condition du respect de certains principes 149. Les règlements des principaux partis tentent de faire bonne figure à cet égard. Le règlement de l’AKP, tout en donnant la compétence de principe au conseil d’administration centrale du parti (MKYK, cinquante membres), prévoit dans l’article 124, alinéa 3 de son règlement qu’il sera veillé à ce que les candi-dats d’au moins 50 % des circonscriptions électorales soient désignés par le biais de primaires ou d’élections internes 150, mais, selon T. S. Küçük, cette disposition n’a pas de valeur contraignante pour le conseil 151. Il en va de même pour le MHP qui, à l’article 89 de son règle-ment, donne toute compétence en la matière au conseil d’administration centrale (soixante-quinze membres) 152, alors que le HDP donne cette compétence à l’assemblée du parti (cent membres) 153. Le CHP prévoit, quant à lui, dans son nouveau règlement de mars 2018, que la désignation par voie de primaires sera la priorité 154. Mais en excluant certains cas de figure, comme par exemple les circonscriptions dans lesquelles le parti a obtenu moins de 10 % des suffrages aux dernières élections, le règlement limite considérablement le nombre de pri-maires, et attribue une grande partie de cette compétence à l’assemblée du parti (soixante membres). Dans les

146. Il s’agirait ici de primaires fermées, c’est-à-dire réservées aux adhérents du parti.147. Resmî Gazete, 24 avril 1983, 18027, p. 9.148. Ibid., p. 26.149. Article 9 de la loi nº 3270 du 28 mars 1986 modifiant l’article 37 de la loi nº 2820 sur les partis politiques (Resmî Gazete, 15 avril 1986, 19079, p. 3).150. Règlement de l’AKP, article 124, alinéa 3, p. 74, en ligne : http://m.akparti.org.tr/site/akparti/parti-tuzugu.151. T. S. Küçük, Parti içi demokrasi, p. 447.152. Règlement du MHP, article 89, p. 125, en ligne : https://www.mhp.org.tr/usr_img/_mhp2007/kitaplar/mhp_parti_tuzugu_2009_opt.pdf.153. Règlement du HDP, article 48, en ligne : http://www.hdp.org.tr/tr/parti/parti-tuzugu/10.154. Règlement du CHP, article 52, alinéa 1er, p. 55, en ligne : http://cdn.chp.org.tr/cms/0/Folder/CHP_Tuzuk_10_03_2018.pdf.155. M. Yanık, Liberal Perspektif Rapor, p. 26.156. Resmî Gazete, 24 avril 1983, 18027, p. 4.157. Article 14 de la loi nº 2820 sur les partis politiques (Resmî Gazete, 24 avril 1983, 18027, p. 4).158. Voir A. F. Gökçe, « Siyasi partilerde parti… », p. 73.159. L’éditorialiste du quotidien kémaliste Sözcü, Yilmaz Özdil, a ainsi souligné l’incohérence de la répartition des délégués dans les différentes

provinces, celles ayant moins de suffrages pour le parti disposant proportionnellement de plus de délégués que les provinces votant en masse pour le CHP (Y. Özdil, « Kaybedenler kulübü », Sözcü, 4 février 2018, en ligne : https://www.sozcu.com.tr/2018/yazarlar/yilmaz-ozdil/kaybedenler-kulubu-2-2202794).

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Le statut partisan du chef de l’État turc 97

des partis et l’autorité des leaders dans la mesure où le dirigeant fondateur devient indéboulonnable 164, ce qui diminue également les chances de voir une alternance politique, que ce soit à la tête du parti, mais surtout à la tête de l’État.

Il est essentiel que le mode de désignation des candi-dats aux législatives et des présidents de parti se démocra-tise, et surtout de permettre à la base du parti de garder un contrôle politique permanent sur leurs dirigeants. Cela pourrait potentiellement donner lieu à une césure entre le président partisan élu et son parti majoritaire à la GANT, et permettre d’avoir une forme de séparation des pouvoirs. Bien entendu, les deux organes pourraient dans ce cas avoir recours au renouvellement des élections, mais l’ins-tauration d’un tel contrôle pourrait obliger un président hégémonique à maintenir un dialogue constant avec la base de son parti 165. Enfin, il ne faut pas laisser s’installer une forme d’automaticité du lien entre le président de parti et le candidat du parti aux élections présidentielles. L’instauration d’un processus de nomination par les adhé-rents ou sympathisants du parti prenant la forme d’une primaire ouverte pourrait permettre de parvenir à des programmes politiques plus rassembleurs, assouplissant ainsi la polarisation que connaît actuellement le pays.

Le 1er mai 2018.

du parti, un contrôle certain sur les délégués et le sens de leurs votes 160. Avec un nombre peu élevé de délégués aux différents échelons, c’est finalement le suffrage indirect à quatre tours qui va permettre d’élire les hauts dirigeants du parti 161. Les listes électorales des délégués sont réalisées par les dirigeants et les voix dissonantes peuvent être sanctionnées par le biais des outils disciplinaires utilisés inadéquatement par les partis 162. Toutes ces pratiques constituent autant d’outils à la disposition du président partisan pour asseoir son emprise sur le parti politique tout en conservant les rênes de l’État.

Un autre élément accentuant l’aspect oligarchique de l’organisation partisane est le manque de renouvellement des leaders politiques. Les échecs électoraux n’ont par exemple aucune répercussion sur les têtes du parti qui parviennent à se maintenir. Le principal parti d’opposi-tion n’a ainsi connu que huit personnes à la présidence du parti depuis Atatürk. Les règlements des partis sont assez révélateurs de ce constat. Celui de l’AKP prévoit qu’une même personne ne peut être le président du parti plus de quatre mandats sans interruption tout en excluant le(s) président(s) fondateur(s) du parti 163. Le CHP, à l’instar du MHP, ne prévoit pas de limitation du mandat du président du parti. Il en va de même pour les coprésidents du HDP pour lesquels aucune limite n’est prévue. Ces règlements illustrent le fonctionnement oligarchique

160. Ce contrôle a été très poussé à l’AKP puisqu’il a abouti à la démission forcée de certains maires par les dirigeants du parti, et notamment le président Erdoğan. Le but de la manœuvre est essentiellement politique puisqu’elle vise à préparer les élections municipales (prévues en mars 2019) et législatives et présidentielle (prévues en novembre 2019), les municipalités concernées risquant d’échapper au parti présidentiel (M. Jégo, « En Turquie, Erdoğan fait le ménage dans son propre parti », Le Monde, 25 octobre 2017, p. 4).

161. Voir M. Yanık, Liberal Perspektif Rapor, p. 22.162. Voir A. F. Gökçe, « Siyasi partilerde parti… », p. 72.163. Règlement de l’AKP, article 75, p. 52.164. Selon la thèse de doctorat de Murat Yanık, il y a une « identification » qui s’opère entre le leader et son parti (Parti içi demokrasi, thèse en droit

public, université d’Istanbul, 2 avril 2002, 227 p., p. 170), alors que T. S. Küçük constate dans la sienne qu’« il est quasiment impossible en Turquie de changer les leaders des partis. Les personnes qui sont présidents restent en principe toute leur vie en fonction sauf circonstances exceptionnelles comme le décès, la promotion au poste de la présidence de la République, le coup d’État militaire ou le scandale politique » (T. S. Küçük, Parti içi demokrasi, p. 421).

165. Ce qui suppose également que la composition du parti soit démocratisée, que l’expression de la base puisse plus facilement remonter dans les plus hautes instances du parti et que la désignation des membres de ces organes ne soit pas du seul ressort de la présidence de la République.

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98 Aysegul Fistikci

comprenant l’ANAP et le MHP. Il n’a pas été question pour Bülent Ecevit, contrairement aux autres leaders politiques actifs depuis la IIe République, d’être candidat à la présidence de la République, celui-ci ne remplissant pas la condition d’éligibilité relative à la possession d’un diplôme de l’enseignement supérieur.

DYP – Doğru Yol Partisi (Parti de la juste voie) : parti issu du Parti démocrate (Demokrat Parti – DP –, pre-mier véritable parti d’opposition marquant le début du multipartisme en 1946) et du Parti de la justice (Adalet Partisi – AP –, fondé par Süleyman Demirel à la suite de la dissolution du DP par le coup d’État de 1960, et lui-même dissous par le coup d’État de 1980). Fondé en 1983 à l’instigation de Süleyman Demirel, il se situe au centre-droit de l’échiquier politique en défendant le libéralisme économique et le conservatisme politique. C’est Tansu Çiller qui prend la tête du parti à partir de la présidence du leader du parti Süleyman Demirel (1993-1999). Le DYP constitue l’une des principales forces politiques du pays de 1991 à 1997 avec des gouvernements de coalition composés du parti de gauche (le SHP à deux reprises puis le CHP). Après une tentative avec l’ANAP en 1996, le parti forme un gouvernement de coalition avec le Parti du bien-être (Refah Partisi – RP) de Necmettin Erbakan (le REFAHYOL).

FP – Fazilet Partisi (Parti de la vertu) : fondé en 1997 en pré-vision de la dissolution du Parti du bien-être (Refah Partisi – RP) en 1998. Il s’agit d’un parti islamo-conservateur. La Cour constitutionnelle ordonne sa dissolution en 2001, donnant lieu à une scission politique de laquelle sont issus deux partis politiques toujours en activité : le Parti de la félicité (Saadet Partisi – SP –, allié avec le CHP pour les élections de juin 2018) et l’AKP.

HDP – Halkların Demokratik Partisi (Parti démocratique des peuples) : fondé en 2012, il est issu d’une lignée de partis politiques « pro-kurdes » (Halkın Emek Partisi, Demokrasi Partisi, Halkın Demokrasi Partisi, Barış ve Demokrasi Partisi, etc.) ayant généralement fait l’objet d’une dissolution. Situé à gauche de l’échiquier poli-tique, le parti se présente comme progressiste. Disposant d’un groupe parlementaire à la GANT depuis 2007, il en constitue la troisième force politique à l’issue des législatives de 2015. Cependant, le HDP a été touché par les purges massives effectuées à la suite de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Initialement coprésidé par Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, le parti est actuellement dirigé par Pervin Buldan et Sezai Temelli.

İP – İyi Parti (Le bon parti) : fondé en octobre 2017 par Meral Akşener, il est composé notamment par les dissidents du MHP refusant l’alliance avec l’AKP. Le noyau du parti se situe logiquement dans la lignée idéologique du MHP – soit le nationalisme – mais il souhaite effectuer une synthèse des différentes idéologies dominantes afin de toucher un large électorat, notamment les laïcs du CHP, et vise ainsi à se rapprocher du centre-droit de l’échiquier politique.

Annexes

Présentation succincte des partis politiques cités dans l’article

AKP – Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement) : fondé en 2001, l’AKP est l’un des partis issus de la dissolution du FP. Il se place au centre-droit de l’échiquier politique et est généralement défini comme islamo-conservateur et libéral sur le plan économique. Le parti est présidé par l’actuel chef de l’État Recep Tayyip Erdoğan. Au pouvoir depuis 2002, l’AKP a pu compo-ser seul sept gouvernements dirigés successivement par Abdullah Gül (2002-2003), Recep Tayyip Erdoğan (2003-2014), Ahmet Davutoğlu (2014-2016) et Binali Yıldırım (2016-2018). Abdullah Gül (2007-2014) et Recep Tayyip Erdoğan (depuis 2014) ont été deux présidents de la Répu-blique ayant un ancrage dans ce parti.

ANAP – Anavatan Partisi (Parti de la mère patrie) : fondé en 1983, c’est un parti libéral de centre-droit présidé notam-ment par Turgut Özal jusqu’à son élection à la présidence de la République, mais qui garde un contrôle très étroit sur son parti durant son mandat. Le parti est à la tête de l’État de 1983 à 1991 avec quatre gouvernements majoritaires diri-gés successivement par Turgut Özal (1983-1989), Yıldırım Akbulut (1989-1991) et Mesut Yılmaz (1991), dont une partie sous la présidence de son leader Özal (1989-1993). À la suite du décès de son leader, le parti a participé à quelques gouvernements de coalition dirigés par Mesut Yılmaz (en 1996 et de 1997 à 1999), puis a intégré le gouvernement de coalition dirigé par Bülent Ecevit (DSP) de 1999 à 2002.

CHP – Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du peuple) : fondé en 1923 par M. Kemal Atatürk, le parti est dissous de 1981 à 1992. C’est le parti héritier de l’idéologie kémaliste, placé au centre-gauche de l’échiquier politique. Il a participé au 52e gouvernement dirigé par Tansu Çiller du DYP (du 30 octobre 1995 au 6 mars 1996). C’est le principal parti d’opposition à l’AKP depuis sa prise de pouvoir en 2002. Le CHP est présidé actuellement par Kemal Kılıçdaroğlu.

DSP – Demokratik Sol Parti (Parti démocratique de gauche) : parti fondé en 1985 par Rahşan Ecevit, épouse de Bülent Ecevit (ancien leader du CHP de 1972 à 1980), alors privé de ses droits civiques, il reprend officiellement la tête du parti à partir de 1987. Le DSP, à l’instar du SHP, est alors placé sur le créneau politique du CHP dissous depuis 1981. Au centre-gauche de l’échiquier politique, il porte les valeurs de la social-démocratie. Le DSP par-ticipe à un gouvernement de coalition dirigé par Mesut Yılmaz comprenant donc l’ANAP et le DTP (Demokrat Türkiye Partisi – Parti démocrate de Turquie –, frontistes du DYP) et dénommé la coalition ANASOL-D. Puis, à partir de 1999, Bülent Ecevit dirige successivement deux gouvernements, le premier, composé uniquement de son parti, tient quelques mois, avant d’être remplacé de 1999 jusqu’à 2002 par un gouvernement de coalition

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Le statut partisan du chef de l’État turc 99

parti – Parti populiste). Victoire de l’ANAP qui s’installe au pouvoir jusqu’en 1991.

1987 : Organisation du référendum visant à lever l’inter-diction dont sont frappés les anciens dirigeants politiques. Malgré une campagne pour le « non » de l’ANAP alors majoritaire, le « oui » l’emporte de justesse. Les dirigeants politiquement déchus sont alors autorisés à créer des nouvelles formations politiques, les anciennes demeurant interdites jusqu’en 1992.

1991 : Première alternance politique sous la IIIe République marquant une période de gouvernements de coalition s’étendant jusqu’en 2002 et considérée parfois comme une période d’instabilité politique.

1997 : Mémorandum de l’armée du 27 février. Necmettin Erbakan du Parti du bien-être (Refah Partisi – RP –, islamo-conservateur), alors Premier ministre, est écarté du pouvoir.

2002 : Élections législatives anticipées marquant la victoire de l’AKP et le début de sa domination politique.

2007 : Crise de l’élection présidentielle d’Abdullah Gül avec une tentative d’interférence de l’armée et de la Cour constitutionnelle débouchant sur la réforme de l’élection présidentielle au suffrage universel direct.

2013 : Mouvement de contestation populaire du Gezi.

2014 : Première élection présidentielle au suffrage universel direct voyant la victoire du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan dès le premier tour.

2016 : Tentative de coup d’État du 15 juillet. Mise en œuvre de l’état d’urgence, reconduit systématiquement depuis. Purges massives dans la fonction publique, la magistrature, chez les universitaires et dans l’armée.

2017 : Référendum portant sur l’adoption de la loi de révision constitutionnelle parachevant le présidentialisme amorcé par la pratique du régime politique.

2018 : Premières élections législatives et présidentielle simultanées, marquant l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle de 2017 dans son intégralité.

MHP – Milliyetçi Hareket Partisi (Parti de l’action natio-naliste) : fondé en 1969 sous le leadership d’Alparslan Türkeş, il s’agit d’un parti nationaliste situé à l’extrême droite de l’échiquier politique. Dirigé par Devlet Bahçeli depuis 1997, le MHP a participé au gouvernement de coalition mené par Bülent Ecevit entre 1999 et 2002 (avec l’ANAP) en étant le deuxième parti politique du pays à la suite des élections législatives de 1999. Actuellement, le MHP forme une alliance politique avec l’AKP, débutée dans le cadre du référendum sur la révision constitu-tionnelle de 2017 et qui se poursuit pour les élections législatives et présidentielle de juin 2018.

SHP – Sosyal Demokrat Halkçı Parti (Parti social-démo-crate populaire) : fondé en 1985 par l’union du HP (Halkçı Parti – Parti populiste) et du SODEP (Sosyal Demokrasi Partisi – Parti de la social-démocratie), il se place logique-ment dans la lignée du CHP. Le SHP est présidé par Erdal Inönü (fils de l’ancien président İsmet Inönü – 1938-1950). Idéologiquement placé au centre-gauche de l’échiquier politique, le parti porte les valeurs de la social-démocratie et celles du kémalisme, dont notamment la laïcité. Le SHP, en tant que troisième force politique à la GANT, forme un gouvernement de coalition avec le DYP de Süleyman Demirel et dirigé par celui-ci de 1991 à 1993. Le parti soutient la candidature de Demirel à la présidence de la République, puis forme un second gouvernement de coalition avec le DYP dirigé par Tansu Çiller de 1993 à 1995. Le SHP fusionne avec le CHP à partir de 1995.

Principaux repères chronologiques

1980 : Coup d’État du 12 septembre mené par le général Kenan Evren.

1981 : Dissolution des partis politiques et privation des droits civiques des principaux dirigeants de la IIe Répu-blique.

1983 : Autorisation de créer des partis politiques mais avec l’accord du Conseil de sécurité nationale. Trois partis sont ainsi autorisés à se présenter aux élections législatives de 1983 : l’ANAP, le MDP (Milliyetçi Demokrasi Partisi – Parti de la démocratie nationaliste) et le HP (Halkçı

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CRDF, nº 16, 2018, p. 101 - 110

L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’hommeYannick LÉCUYERMaître de conférences en droit public (HDR) à l’université d’Angers

Collaborateur de la Fondation René Cassin

Elle-même née dans un contexte historique particulier, sur les cendres du conflit le plus meurtrier que l’humanité ait jamais engendré et à l’aube d’une nouvelle guerre, froide celle-ci, la Cour européenne des droits l’homme n’est pas indifférente à l’histoire 1. Loin s’en faut. L’histoire est fréquemment discutée dans la jurisprudence du juge de Strasbourg. Toutefois, si elle a fait quelques apparitions spectaculaires à propos des ingérences relatives aux débats historiques sur les épisodes tragiques et génocidaires du

XXe siècle 2, c’est surtout en tant qu’outil du contrôle juri-dictionnel que sa présence est la plus remarquable. Ainsi que l’observait Jean-François Flauss, la Cour connaît de contentieux

[…] étroitement liés à d’importants événements histo-riques tels entre autres ceux consécutifs à la Seconde Guerre mondiale, à des changements révolutionnaires de régimes politiques, à des occupations ou des actions militaires 3.

I. L’histoire, outil de modulation du contrôle européen

A. La dilatation de la marge d’appréciation en matière de libertés des partis politiques

B. La fragmentation des standards démocratiques

II. Une vision dynamique et volontariste de l’histoire

A. Le caractère facultatif de l’histoire des États dans le contentieux des partis politiques

B. La fabrique de l’histoire politique et démocratique européenne

1. Voir La loi peut-elle dire l’histoire ? Droit, justice et histoire, B. Favreau (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2012 (en particulier : C. Pettiti, « La Cour euro-péenne des droits de l’homme et l’histoire de la France », p. 41-62 ; M. Puéchavy, « L’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », p. 63-88 ; et J.-F. Flauss, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : le contentieux des anciennes démocraties populaires », p. 89-101) ; A. Kovler, « La Cour devant l’histoire, l’histoire devant la Cour », in La conscience des droits. Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, P. Titiun, P. Dumaine (dir.), Paris, Dalloz, 2011, p. 337-352 ; J.-M. Sauvé, « L’histoire, le droit et les juges », in La conscience des droits…, p. 587-596.

2. Cour EDH, 24 juin 2003, Garaudy c. France (déc.), nº 65831/01 ; Cour EDH, 7 juin 2011, Gollnisch c. France (déc.), nº 48135/08 ; Cour EDH, 17 décembre 2013, Perinçek c. Suisse, nº 27510/08. La Cour considère que la recherche des vérités historiques relève de la liberté d’expression et qu’il ne lui appartient pas d’arbitrer les débats entre historiens. Toutefois, elle invite les États à débattre ouvertement et sereinement de leur propre histoire (Cour EDH, 21 septembre 2006, Monnat c. Suisse, nº 73604/01, § 64). Voir également J. Morange, « Histoire et liberté d’expression », Les cahiers de droit, vol. 53, nº 4, 2012, p. 715-737.

3. J.-F. Flauss, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, nº 65, 2006, p. 5-22, spéc. p. 6.

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102 Yannick Lécuyer

L’histoire joue un rôle non négligeable, en général au profit d’un élargissement de la marge nationale d’appré-ciation et, partant, afin de réduire l’intensité du contrôle européen. Les exemples sont légion : décision d’irrecevabi-lité Birk-Levy c. France du 21 septembre 2010 qui survalorise les considérations d’ordre historique et politique à l’origine des singularités institutionnelles et constitutionnelles fran-çaises, arrêts Folgero et autres c. Norvège du 29 juin 2007, Zengin c. Turquie du 9 octobre 2007 ou Lautsi c. Italie du 18 mars 2011 qui tolèrent une asymétrie au profit des religions qui occupent une place particulière dans l’histoire et la tradition des États défendeurs 4. Dans l’arrêt Lautsi c. Italie, la grande chambre insiste sur la liberté des États de perpétuer ou non leurs traditions, laquelle relève de leur marge d’appréciation 5. Encore plus significatif, l’arrêt Rohlena c. République tchèque du 27 janvier 2015 replace la notion d’infraction pénale dans son contexte historique et son régime dans les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe avant de conclure à l’absence de vio-lation de l’article 7 de la Convention 6. Ce sont les pays d’Europe centrale et orientale anciennement sous le joug soviétique qui sont les plus grands pourvoyeurs d’affaires nécessitant un éclairage historique. Ainsi, à l’instar de bien d’autres, l’arrêt Kononov c. Lettonie du 17 mai 2010 relatif à la conventionnalité de la condamnation pour crime contre l’humanité du requérant, ancien membre d’un commando soviétique composé de « partisans rouges » durant l’occu-pation allemande, comporte une analyse historiographique aussi riche que détaillée. La Cour étudie minutieusement les faits historiques à prendre en considération ainsi que le droit applicable au moment des faits 7. L’histoire des plus anciens membres du Conseil de l’Europe n’est pas négligée. On retrouve une démarche analogue dans la décision Gecel c. France du 15 novembre 2011 ou l’arrêt Jahn et autres c. Allemagne du 22 janvier 2004 relatif au droit de propriété (art. 1er du Protocole nº 1), la déportation servant de toile de fond dans le premier cas et la réunification allemande, « contexte historique unique », dans le second 8…

C’est indubitablement dans le cadre du contentieux des droits politiques, droit à des élections libres, et des droits qui en permettent l’animation démocratique, droits de nature politique que l’histoire apparaît le plus souvent,

peut-être parce que les droits politiques touchent à l’identité constitutionnelle des États. Par conséquent, leur mise en œuvre « ne saurait alors être comprise sans l’appréhension d’un certain contexte historique et politique national » 9. De fait, les ingérences dans la liberté des partis politiques sont rarement dissociables du contexte historique et politique précis même si, en apparence, le problème de convention-nalité semble purement technique. En 2016, le rejet pour défaut manifestement de fondement et non-épuisement des voies de recours internes de la requête présentée par le NPD, parti d’extrême droite allemand, s’inscrit dans un contexte d’endiguement par les autorités allemandes des résurgences nationales-socialistes 10. Comment appréhender les multiples affaires de dissolution des partis politiques pro-kurdes en Turquie – PCU, Parti socialiste, ÖZDEP, HEP, DBP, HADEP, DTP… – sans s’intéresser préalablement au conflit qui agite le Kurdistan depuis 1984, conflit qui s’enracine lui-même dans la création autoritaire de l’État turc sur les ruines de l’Empire ottoman 11 ? C’est vers le tropisme politique et historique turc pour l’autoritarisme qu’il faut regarder si l’on souhaite comprendre l’arrêt Cumhuriyet Halk Partisi (CHP) c. Turquie du 26 juillet 2016 12. De prime abord, l’affaire concerne uniquement la confiscation des actifs du parti politique à la suite d’un contrôle de ses comptes. Toutefois, ce parti était aussi un des principaux membres de l’opposition. L’affaire s’inscrit dans une dynamique d’affaiblissement du pluralisme en Turquie et de glissement de la démocratie vers la démocrature 13. C’est également un problème de financement et de trans-parence financière, en l’occurrence des subventions venant d’un pays étranger, qui était en cause dans l’affaire Parti nationaliste basque c. France du 7 juin 2007. Là encore, le contexte historique est essentiel même s’il n’est pas discuté. L’arrêt doit être lu en parallèle avec l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne du 30 juin 2009 qui interroge les velléités séparatistes basques de l’autre côté des Pyrénées. En toutes hypothèses, l’histoire et les tensions qu’elle charrie sont toujours présentes.

Sans surprise, les États défendeurs tentent régulière-ment d’utiliser leur histoire nationale à des fins absolu-toires. Le moyen est à la fois souple, malléable et pratique. L’histoire peut facilement être manipulée, réinterprétée,

4. Cour EDH, 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège, nº 15472/02, § 89 ; Cour EDH, 9 octobre 2007, Zengin c. Turquie, 46928/99, § 63 ; Cour EDH, 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, nº 30814/06, § 71.

5. Cour EDH, 18 mars 2011, Lautsi c. Italie, § 68.6. Cour EDH, 27 janvier 2015, Rohlena c. République tchèque, nº 59552/08, § 30 sq.7. Cour EDH, 17 mai 2010, Kononov c. Lettonie, nº 36376/04, § 188 sq.8. Cour EDH, 15 novembre 2011, Gecel c. France (déc.), nº 63628/09 ; Cour EDH, 22 janvier 2004, Jahn et autres c. Allemagne, nº 46720/99, 72203/01,

72552/01, § 112.9. X. Souvignet, « Le modèle politique de la Cour européenne des droits de l’homme : du pouvoir du peuple à la souveraineté du sujet », Jurisdoctoria,

nº 5, 2010, p. 43.10. Cour EDH, 4 octobre 2016, Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD) c. Allemagne, nº 55977/13.11. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie (PCU) et autres c. Turquie, nº 19392/92 ; Cour EDH, 25 mai 1998, Parti socialiste

et autres c. Turquie, nº 21237/93 ; Cour EDH, 8 décembre 1999, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie, nº 23885/94 ; Cour EDH, 9 avril 2002, Yazar, Karataş, Aksoy et le Parti du travail du peuple (HEP) c. Turquie, nº 22723/93, 22724/93, 22725/93 ; Cour EDH, 12 juillet 2005, Güneri c. Turquie, nº 42853/98, 43609/98, 44291/98 ; Cour EDH, 14 décembre 2010, HADEP et Demir c. Turquie, nº 28003/03 ; Cour EDH, 12 janvier 2016, Parti pour une société démocratique (DTP) et autres c. Turquie, nº 3840/10, 3870/10, 3878/10, 15616/10, 21919/10, 37272/10, 39118/10.

12. Cour EDH, 26 juillet 2016, Cumhuriyet Halk Partisi (CHP) c. Turquie, nº 19920/13.13. Mutadis mutandis, la même remarque vaut pour l’arrêt Parti républicain de Russie c. Russie du 12 avril 2011 (nº 12976/07), parti dissous pour

non-respect des prescriptions légales relatives au nombre minimal d’adhérents.

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L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’homme 103

voire réécrite pour servir des intérêts politiques ou sociaux, ici s’exonérer de sa responsabilité devant une juridiction internationale. Le piège tendu au juge européen est redou-table. Il l’oblige à s’improviser historien le temps d’une audience, ce qui lui sera ensuite sévèrement reproché. L’ancien juge Giovanni Bonello (1998-2010) en avait même fait le fond de commerce de ses dissidences acrimonieuses. Fervent partisan de la marge d’appréciation en matière de droits politiques, il reprochait notamment à l’arrêt Ždanoka c. Lettonie du 17 juin 2004 d’avoir substitué un

[…] credo politico-historique classique à celui d’un État qui a perdu la démocratie grâce aux exploits de personnes comme la requérante, l’a reconquise malgré les luttes impénitentes de personnes dans son genre et la conserve en dépit de l’ardent désir de personnes semblables à elle 14.

Le contentieux relatif aux partis politiques est par-ticulièrement sensible. Il l’est matériellement puisque, depuis la reconnaissance de l’applicabilité de l’article 11 de la Convention et de la liberté d’association, la Cour ne cesse de souligner le rôle primordial qu’ils occupent dans un régime démocratique. Les partis politiques participent au « libre jeu du débat politique » qui se trouve au « cœur même de la notion de société démocratique » 15. Il l’est ensuite parce que leur liberté mobilise plusieurs droits conventionnels vitaux en démocratie : la liberté d’asso-ciation et la liberté de réunion pacifique (art. 11), la liberté d’expression (art. 10) et le droit à des élections libres (art. 3 du Protocole nº 1), lequel ne saurait se concevoir « sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinions qui traversent la politique d’un pays » 16. Ils apportent une « contribution irremplaçable au débat politique » 17 en répercutant ces courants dans les institutions politiques, dans les médias et à tous les niveaux de la vie en société. Cette lecture triangulaire des articles 10, 11 de la Convention et 3 du Protocole nº 1 les situe au centre de gravité de la vie politique des États et les érige en « avant-garde de la liberté d’opinion politique » 18. Il s’agit de donner vie au pluralisme afin d’assurer une repré-sentation démocratique. Enfin, ce contentieux est délicat car, plus qu’aucun autre, il mobilise la compréhension d’un environnement historique et sociétal parfois très difficile.

Subséquemment, la Cour a pris en compte de nom-breuses périodes et événements historiques afin d’apprécier la pertinence et la proportionnalité des mesure étatiques : « cauchemar du nazisme » et « amère période » suivant

l’effondrement de la république de Weimar 19, processus de réunification de la République fédérale et de la République démocratique allemandes 20, appartenance de la Répu-blique populaire de Hongrie au bloc soviétique entre 1949 et 1989 21, théocratie ottomane jusqu’à la disparition de l’empire en 1922 22, fondement historique du système de la fonction publique 23… Dans l’arrêt Ždanoka c. Lettonie du 16 mars 2006, la grande chambre consacre de longs développements à la genèse de l’affaire et le contexte historique. Plusieurs paragraphes balayent l’histoire du pays depuis le début de la période soviétique jusqu’à son adhésion à l’Union européenne en 2004 24. Dans l’arrêt Gorzelik c. Pologne du 17 février 2004, c’est un véritable cours d’histoire médiévale qui est dispensé avec l’évocation de l’occupation de la Silésie par le royaume de Bohème au XIVe siècle puis par l’Autriche au XVIe siècle 25.

Nonobstant, si l’histoire s’est imposée comme un outil habituel de modulation du contrôle des ingérences dans la liberté des partis politiques (I), avec toutes les difficultés que cela comporte, la démarche de la Cour est moins celle d’un historien que celle d’un véritable acteur de l’histoire (II).

I. L’histoire, outil de modulation du contrôle européen

Plus que dans toute autre partie du contentieux européen des droits de l’homme, la contextualisation historique s’est banalisée dans le contentieux relatif aux partis politiques. Elle s’y traduit par une dilatation de la marge d’appréciation accordée aux États (A) et un dédoublement regrettable des standards démocratiques (B).

A. La dilatation de la marge d’appréciation en matière de libertés des partis politiques

A priori, les exceptions visées à l’article 11, § 2 de la Conven-tion appellent une interprétation des plus strictes à l’égard des mesures qui restreignent la liberté des partis politiques : « […] seules des raisons convaincantes et impératives pou-vant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les États contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite », doublée « d’un

14. Cour EDH, 17 juin 2004, Ždanoka c. Lettonie, nº 58278/00, opinion dissidente du juge Bonello, § 3.5.15. Cour EDH, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, nº 9815/82, § 42.16. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie…, § 44.17. Ibid.18. J.-F. Flauss, « Le droit constitutionnel devant les instances de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme », Revue française de

droit constitutionnel, nº 30, 1997, p. 399.19. Cour EDH, 26 septembre 1995, Vogt c. Allemagne, nº 17851/91, § 51 et 59.20. Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, nº 37290/97, § 15, 25 sq.21. Cour EDH, 20 mai 1999, Rekvényi c. Hongrie, nº 25390/94, § 47.22. Cour EDH, 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, nº 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98, § 125.23. Cour EDH, 2 septembre 1998, Ahmed c. Royaume-Uni, nº 22954/93, § 62.24. Cour EDH, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, § 12 sq.25. Cour EDH, 17 février 2004, Gorzelik c. Pologne, nº 44158/98, § 13.

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104 Yannick Lécuyer

contre-productif. Non seulement, il s’agit d’un frein à la modernisation de la jurisprudence européenne en matière de droits politiques et de partis politiques mais, en jugeant le présent à l’aune du passé, la Cour valide le gel de certains régimes politiques européens.

Sans reprendre les débats sans fin sur l’opportunité de la marge d’appréciation, tour à tour présentée comme outil du réalisme, de la flexibilité, du pluralisme, de l’unité dans la diversité, on peut toutefois s’interroger sur la pertinence de l’histoire comme critère de sa variabilité 34. Le système conventionnel a précisément été conçu pour dépasser l’histoire, celle des régimes antidémocratiques et non libéraux qui ont fait basculer l’Europe dans la Seconde Guerre mondiale. La prochaine insertion de la marge d’appréciation au côté de la subsidiarité dans le préambule de la Convention avec la ratification attendue du Protocole additionnel nº 15 valide définitivement l’outil mais elle n’empêche pas de s’interroger sur la pertinence de ses critères de variabilité, dont l’histoire 35.

Certes, statistiquement, la plupart des affaires qui font l’objet d’un examen au fond sur une allégation de violation de l’article 11 se soldent par une condamnation de l’État défendeur. La Cour reste très vigilante à la liberté d’association des partis politiques. Toutefois, lorsqu’elle opte pour la solution inverse, c’est souvent l’histoire qui joue le rôle décisif et provoque l’élargissement de la marge nationale d’appréciation nécessaire au renversement de la solution en défaveur du parti requérant. Dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie, la Cour observe que

[…] le régime théocratique islamique a déjà été imposé dans l’histoire du droit ottoman. La Turquie, lors de la liquidation de l’ancien régime théocratique et lors de la fondation du régime républicain, a opté pour une vision de la laïcité confinant l’Islam et les autres religions à la sphère de la pratique religieuse privée 36.

contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante » 26. Cette affirmation est présente dès l’arrêt fondateur Parti communiste unifié c. Turquie. Elle est a été répétée avec force dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie du 13 février 2003 et ne sera plus jamais remise en cause sur le principe 27. Des mesures aussi sévères que la dissolution du parti politique ou l’interdiction pour ses responsables d’exercer une activité politique doivent être réservées aux cas les plus graves 28.

Pourtant, la Cour atténue parfois la portée de ce credo itératif grâce à une contextualisation historique. Comme l’observe Laurence Burgorgue-Larsen, le processus repose toujours sur les mêmes présupposés : « […] ne pas ignorer, au risque de les bafouer, des éléments inhérents à l’histoire, la sociologie politique, le droit des États membres » 29. Les considérations d’ordre historique sont devenues un paramètre de détermination de l’ampleur de la marge d’appréciation concédée aux États, plus précisément de son élargissement 30. Elles ne renvoient à aucun standard européen commun et laissent aux autorités une latitude considérable 31.

La méthode conduit à préférer une interprétation de la Convention « à la lumière de l’évolution politique du pays » ou « à la lumière de l’histoire de ce pays ». Elle neutralise l’interprétation dynamique et évolutive ordinairement utilisée à Strasbourg, celle qui se fait à « la lumière des conditions de vie actuelle » ou fondée « sur les conceptions prévalant de nos jours dans les sociétés démocratiques » 32. Partant, son examen global tient compte de l’évolution historique dans laquelle se situe la dissolution du parti politique, par exemple l’importance de l’intérêt général à préserver le principe de laïcité en Turquie pendant l’évo-lution de ce pays afin de favoriser « le bon fonctionnement de la société démocratique » 33. Le procédé est en réalité

26. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie…, § 46.27. Cour EDH, 13 février 2003, Refah Partisi…, § 100.28. Cour EDH, 8 décembre 1999, Parti de la liberté et de la démocratie…, § 45.29. L. Burgorgue-Larsen, « L’autonomie constitutionnelle aux prises avec la Convention européenne des droits de l’homme », Revue belge de droit

constitutionnel, nº 1, 2001, p. 31-64 ; voir aussi D. Szymczak, « L’identité constitutionnelle dans la jurisprudence conventionnelle », in L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe, L. Burgorgue-Larsen (dir.), Paris, Pédone, 2011, p. 45-60.

30. Voir J.-F. Flauss, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », p. 7 : « Les considérations d’ordre historique particulières, de tendance historique, d’expérience historique habituellement invoquées par l’État défendeur aux fins de justifier la conventionnalité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par la Convention sont prises en compte par la Cour européenne au titre de son contrôle sur la marge d’appréciation de l’État. Elles constituent un paramètre, parmi d’autres, de détermination de l’ampleur de celle-ci ».

31. Voir V. Coussirat-Coustère, « L’activité de la Cour européenne des droits de l’homme en 1998 et 1999 », Annuaire français de droit international, nº 45, 1999, p. 752 : « […] l’histoire nationale fait partie de cette sensibilité collective qui, ne renvoyant à aucun standard européen commun, laisse aux autorités une large marge d’appréciation ».

32. G. Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme, Aix-en-Provence – Paris, Presses universitaires d’Aix-Marseille – Economica, 1989, p. 22.

33. Cour EDH, 13 février 2003, Refah Partisi…, § 104.34. Voir M. Delmas-Marty, « Pluralisme et traditions nationales – revendication des droits individuels », in Quelle Europe pour les droits de l’homme ?,

P. Tavernier (dir.), Bruxelles, Bruylant, 1996, p. 81-92 ; E. Kastanas, Unité et diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des États dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1996 ; S. C. Greer, La marge d’appréciation : interprétation et pouvoir discrétionnaire dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2000.

35. Voir S. Touzé, D. Szymczak, « Cour européenne des droits de l’homme et droit international général (2017) », Annuaire français de droit interna-tional, 2017, p. 476 : « Dans la “course de lenteur” que semblent se livrer depuis quelques années déjà les Protocoles nº 15 et nº 16 additionnels à la Convention européenne des droits de l’homme en vue de leur entrée en vigueur, une légère accélération peut être signalée du côté du premier cité. Au début de l’année 2017, le Protocole nº 15 comptait en effet trente-trois ratifications (dont celles de la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la Turquie), auxquelles s’ajoutent onze signatures non suivies de ratification (dont celles de la Russie, l’Italie et l’Espagne). Dès lors, seuls trois États parties ne se sont toujours pas manifestés à l’égard de ce texte, en l’occurrence la Bosnie-Herzégovine, la Lettonie et Malte ».

36. Cour EDH, 13 février 2003, Refah Partisi…, § 125.

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[…] en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État ; la multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nom-breux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière 41.

La loi électorale doit s’apprécier « à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inac-ceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre » 42. Aucun critère ne doit être considéré comme plus valable qu’un autre à condition qu’il garantisse, selon la lettre de l’article 3 du Protocole nº 1, « l’expression de la volonté du peuple à travers des élections libres, honnêtes et périodiques ».

Le contexte historique a ainsi été déterminant dans de nombreuses affaires. Quelques arrêts confinent même à la complaisance et fragilisent la crédibilité des standards européens à l’instar de l’arrêt Ahmed c. Royaume-Uni du 2 septembre 1998 ou de l’arrêt Py c. France du 11 janvier 2005 respectivement relatifs à la participation des hauts fonctionnaires de l’administration locale à certaines formes d’activités politiques et à la condition de résidence pour pouvoir exercer son droit de vote. Dans ce dernier, la Cour tolère, compte tenu de « l’histoire et [du] statut de la Nouvelle-Calédonie » la soumission de la liberté du vote à une durée de résidence exorbitante de dix ans de résidence 43.

B. La fragmentation des standards démocratiques

Outre la rigidification dommageable des régimes poli-tiques européens, l’utilisation de l’histoire et de la tra-dition dans le contentieux des partis politiques possède une autre répercussion perverse. Elle favorise non pas le dédoublement mais l’éclatement de l’ordre politique européen dont les partis politiques sont un des principaux animateurs. Même si on n’adhère pas à la proposition d’un ordre juridique supra-étatique à vocation constitutionnelle qui fixerait les conditions d’exercice de la souveraineté nationale et les standards du régime politique dans les États membres, force est de constater la fragmentation des standards européens dans un domaine à l’origine et au cœur des préoccupations du Conseil de l’Europe 44.

Véritable crainte ou facilité afin de faire barrage à l’islam politique, l’histoire sert d’étai à tout le raisonne-ment. C’est aussi le cas dans l’affaire Rekvényi c. Hongrie du 20 mai 1999. En l’espèce, la Cour se laisse convaincre par le contexte historique hongrois, notamment l’exploi-tation de la police par un régime totalitaire pendant des décennies. Dès lors,

[…] le désir de veiller à ce que le rôle crucial de la police dans la société ne soit pas compromis par l’érosion de la neutralité politique de ses fonctionnaires se concilie avec les principes démocratiques

et revêt une « importance historique particulière ». L’arrêt souligne par ailleurs que l’expérience du totalitarisme en Hongrie dépendait « dans une large mesure de l’engage-ment direct de la police aux côtés du parti au pouvoir » 37.

La Cour est encore beaucoup plus généreuse avec l’argument tiré de l’histoire et des traditions politiques ou institutionnelles lorsqu’elle statue sous l’angle de la clause politique conventionnelle, l’article 3 du Protocole nº 1. Il ne s’agit pas à proprement parler de la liberté des partis politiques, entendue comme liberté de créer des partis et d’y adhérer couverte par l’article 11 de la Convention, mais les ingérences dans le droit à des élections libres – liberté de voter, de candidater et protection des mandats électo-raux – concernent la liberté des partis politiques. Or, l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987 qui inaugure cette partie du contentieux reconnaît d’emblée aux États contractants « une large marge d’appréciation eu égard à la diversité dans l’espace, et à la variabilité dans le temps, de leurs lois en la matière » 38. Ces derniers jouissent d’une grande latitude afin d’établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut des parlementaires et aux critères d’inéligibilité. Les arrêts ultérieurs stabiliseront le paragraphe suivant :

Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique 39 […],

différences « qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie » 40. S’agissant spécifiquement des critères d’inéligibilité, la Cour estime qu’ils sont susceptibles de varier

37. Cour EDH, 20 mai 1999, Rekvényi c. Hongrie, § 41.38. Cour EDH, 2 mars 1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, nº 9267/81, § 54.39. Cour EDH, 15 juin 2006, Lykourezos c. Grèce, nº 33554/03, § 51.40. Cour EDH, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, § 103.41. Cour EDH, 1er juillet 1997, Gitonas c. Grèce, nº 18747/91, 19376/92, 19379/92, 28208/95, 27755/95, § 39.42. Cour EDH, 8 juillet 2008, Parti travailliste géorgien c. Géorgie, nº 9103/04, § 89.43. Cour EDH, 11 janvier 2005, Py c. France, nº 66289/01, § 64.44. Pour une opinion contraire, voir la préface de S. Touzé, in Les libertés politiques : socle pour un ordre public européen ?, C. Lageot (dir.), Poitiers

– Paris, Presses universitaires de Poitiers – LGDJ, 2015, p. 7 : « L’ordre politique européen dans son acception la plus entière, n’existe pas et ne pourra exister tant que l’énoncé conventionnel sera limité comme il l’est actuellement et surtout, tant que les États resteront des États avec cette qualité qui les caractérise, à savoir leur souveraineté. La jurisprudence récente le met d’ailleurs en évidence avec cette imprudence teintée d’une témérité que l’on pourrait assimiler à une forme d’insouciance juridique. Cette même insouciance semble être partagée par Yannick Lécuyer lorsqu’il affirme que l’ordre politique européen repose essentiellement sur des valeurs intégratives qui pallient la carence de légitimité démocratique inhérente à la logique du droit international ». On ne peut que regretter l’archaïsme de cette opinion qui réduirait presque le droit international à du droit des relations internationales, règle d’acquisition territoriale sur les îles émergentes, immunités, etc. Sous le couvert d’une notion aussi originale que mystérieuse, « l’insouciance juridique », elle fait en réalité, à la manière du siècle dernier, abstraction de toute la singularité du droit international des droits de l’homme et de l’évolution du mécanisme européen.

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Plus récemment, dans la décision Artyomov c. Russie du 7 décembre 2006, la Cour renvoie à l’arrêt Gorzelik c. Pologne pour rappeler que, eu égard au rôle particulier des partis politiques – sous-entendu la participation à la souveraineté nationale –, « les États disposent d’une grande latitude pour établir les critères de participation aux élec-tions, lesquels varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État » 47. L’arrêt Ždanoka c. Lettonie du 16 mars 2016 mobilise quant à lui l’arrêt Rekvényi c. Hongrie mais suggère que le morcellement des standards démocratiques serait momentané. En effet, la grande chambre estime que le « caractère totalitaire et antidémocratique des partis communistes dirigeants des États de l’Europe orientale et centrale avant 1990 » justifie une restriction « pendant les premières années suivant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie » 48. L’encadrement de cette phase transitoire avait précisément suscité la dissidence du juge Giovanni Bonello sous l’arrêt rendu en chambre, très favorable à un élargissement de la marge d’appréciation. Selon lui, il n’appartenait pas au juge de Strasbourg de se prononcer sur une question « aussi subjective et difficile à cerner que celle de savoir si la période de transition vers une nouvelle démocratie était ou non terminée en 1998 » 49. Dans cette logique, c’est aux États concernés qu’il revient de déterminer si la mesure doit être reportée ou non, ce qui leur donnerait un blanc-seing pour limiter sine die les droits politiques et démocratiques au nom du passé soviétique. L’arrêt de la grande chambre n’a probablement pas trouvé lui non plus grâce aux yeux du juge maltais. Même si, à l’inverse de l’arrêt du 17 juin 2004, elle conclut à l’absence de violation de l’article 3 du Protocole nº 1, elle impose au Parlement letton de limiter la restriction litigieuse dans le temps et d’en assurer un suivi constant. Véritable « avertissement », le terme est expressément utilisé, avertissement donné « à la lumière de la stabilité renforcée dont jouit à présent la Lettonie, du fait notamment de son intégration pleine et entière dans l’ensemble européen », toute inaction du corps législatif letton pourrait amener la Cour à revenir sur sa conclusion 50.

Le troisième espace est matérialisé par la Turquie à elle seule. La singularité de la jurisprudence relative aux partis politiques turcs ne doit pas tant à la marge d’appré-ciation élargie en considération du contexte historique dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie qu’à la tolérance accrue dont bénéficient les partis favorables au séparatisme kurde. Toutes les affaires ou presque aboutissent à un constat de violation de l’article 11 sous réserve que le changement constitutionnel proposé soit envisagé de manière pacifique 51.

Le maintien d’un « régime véritablement démocratique » ou de la « démocratie véritable » figurent tout à la fois dans le préambule de la Convention de 1950 et du Statut du Conseil de l’Europe signé à Londres le 5 mai 1949. L’ordre public européen est inévitablement impacté puisque, selon les termes employés par la Cour : « La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de “l’ordre public européen” » 45.

On peut facilement délimiter les différents espaces issus de cette fragmentation. C’est d’autant plus aisé qu’ils correspondent aux grands clivages historiques et politiques du XXe siècle.

Le premier territoire correspond au « club des démo-craties », c’est-à-dire les États à l’origine du Conseil de l’Europe et de la Convention complétés par les signataires du bloc occidental pendant la guerre froide. L’histoire ne joue pas de rôle particulier. Le contrôle des ingérences dans la liberté des partis politiques conserve toute sa rigueur affichée.

Le deuxième territoire regroupe les pays d’Europe centrale et orientale. Ici, la Cour n’hésite pas à tenir compte de leur histoire spécifique afin de justifier des ingérences plus larges dans l’exercice des droits politiques et / ou de nature politique. Par histoire spécifique, il faut entendre l’adhésion au bloc soviétique pendant la guerre froide. De fait, la fracture Est / Ouest et la guerre froide se sont invitées dans la jurisprudence européenne et continuent de produire des effets bien après l’effondrement du rideau de fer. Le nivellement par le bas des standards européens redoutés par certains auteurs suite à l’adhésion de la Russie et de ces pays ne s’est pas produit 46. La difficulté de cer-tains de ces pays à adopter et s’approprier ces standards a été compensée par un morcellement jurisprudentiel au nom de la prise en compte de l’histoire. Bien qu’ancien, l’arrêt Rekvényi c. Hongrie résonne encore plus mal depuis l’arrêt Matelly c. France du 2 janvier 2015 qui sanctionne les restrictions privant les militaires, un gendarme en l’occurrence, de la liberté d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels. Certes, il ne s’agit pas de liberté de fonder un parti politique ou d’y adhérer mais de liberté syndicale. Néanmoins les associations professionnelles sont aussi des structures basiques de la vie politique et sociale des démocraties modernes. À titre de comparaison, la Cour ne discute à aucun moment l’histoire de France ou le besoin impérieux de protéger les forces de l’ordre des influences politiques eu égard à leur collaboration à un quelconque régime antidémocratique passé. La lecture des arrêts pertinents donne le sentiment d’une jurisprudence marginale qui se nourrit d’elle-même.

45. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie…, § 45.46. S. Perez, La semaine juridique, édition générale, nº 24-25, 2000-I-203, sommaires commentés, p. 273.47. Cour EDH, 7 décembre 2006, Artyomov c. Russie (déc.), nº 14146/02.48. Cour EDH, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, § 74.49. Cour EDH, 17 juin 2004, Ždanoka c. Lettonie, opinion dissidente du juge Bonello, § 3.3.50. Cour EDH, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, § 135.51. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie… ; Cour EDH, 25 mai 1998, Parti socialiste et autres c. Turquie ; Cour EDH,

8 décembre 1999, Parti de la liberté et de la démocratie… ; Cour EDH, 9 avril 2002, Yazar, Karataş, Aksoy… ; Cour EDH, 12 juillet 2005, Güneri c. Turquie ; Cour EDH, 14 décembre 2010, HADEP et Demir c. Turquie ; Cour EDH, 12 janvier 2016, Parti pour une société démocratique…

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L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’homme 107

Premièrement, le contexte historique est parfois atté-nué, voire neutralisé, ce que Jean-François Flauss appelait le « gommage du poids de l’histoire » 57. En effet, l’auteur décelait une évolution jurisprudentielle sur ce point. Même si l’histoire continue à jouer un rôle non négligeable dans de nombreux arrêts relatifs aux partis politiques, l’argu-ment n’a pas prospéré dans l’arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995. Bien qu’elle juge pertinentes les raisons avancées par le gouvernement pour justifier l’ingérence, elle estime néanmoins qu’elles ne suffisent pas à établir la nécessité de la mesure dans une société démocratique, à savoir la révocation de la requérante de la fonction publique du fait de ses engagements politiques 58. Passé aux forceps, à une voix près, l’arrêt est assorti d’une série d’opinions dissidentes qui focalisent sur l’histoire et regrettent qu’elle n’ait pas davantage pesé dans la solution retenue 59.

L’histoire est également neutralisée dans un certain nombre d’arrêts concernant des pays d’Europe centrale et orientale. Dans l’arrêt Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie du 3 février 2005, alors que le gouvernement défendeur attirait l’attention sur la « spécifi-cité historique de la Roumanie et […] la souffrance causée au pays par le totalitarisme communiste », la Cour souligne que ce contexte ne justifie pas à lui seul la nécessité de l’ingé-rence, « d’autant plus que des partis communistes ayant une idéologie marxiste existent dans plusieurs pays signataires de la Convention » 60. Au final, elle retient la violation de l’article 11 de la Convention car, bien que le parti requérant ait été fondé sur une doctrine communiste, ses statuts et son programme insistaient sur le respect de la souveraineté nationale, de l’intégrité territoriale, de l’ordre juridique et constitutionnel et des principes démocratiques, parmi lesquels le pluralisme politique, le suffrage universel et la libre participation à la vie politique. De plus, il ne prônait ni le soulèvement ni la violence, limites infranchissables de la tolérance dans la jurisprudence européenne. Même registre dans l’arrêt Ouranio Toxo c. Grèce, où les juges strasbourgeois concèdent que le nom du parti litigieux pos-sède une « connotation historique négative » car il évoque la guerre civile de 1946-1949, mais concluent néanmoins à la violation de l’article 11 de la Convention 61. Dans l’arrêt Linkov c. République tchèque, la Cour indique que, si le contexte historique est important, il ne lui appartient pas de se prononcer pour autant sur les faits qui se sont produits

La marge d’appréciation se réduit à nouveau à sa plus simple expression.

Enfin, le quatrième et dernier espace se situe en dehors de l’Europe géographique, dans les territoires dont les États assurent, au sens de l’article 56 de la Convention, les relations internationales, c’est-à-dire les territoires non métropolitains. Le paragraphe 3 de cette « clause coloniale » prévoit que les États peuvent étendre l’application de la Convention par déclaration à ces territoires mais que celle-ci sera alors appliquée « en tenant compte des nécessités locales » 52. Or, la Cour considère depuis l’arrêt Py c. France que l’histoire figure parmi les éléments principaux qui caractérisent des « nécessités locales » de nature à permettre les restrictions apportées au droit de vote 53. Dès lors, les exigences conventionnelles peuvent être aménagées sans commune mesure même en matière de droits politiques et faire passer des considérations d’opportunité politique avant toute rigueur juridique 54.

II. Une vision dynamique et volontariste de l’histoire

L’histoire des États a beau être le « ventre mou de la marge d’appréciation » 55, la Cour est capable le cas échéant de la dépasser (A) afin de construire un droit politique com-mun, une histoire démocratique européenne dans laquelle les partis politiques tiennent le rôle clé et dont les libertés politiques sont le pivot (B).

A. Le caractère facultatif de l’histoire des États dans le contentieux des partis politiques

L’interprétation historique n’est pas un passage obligé. La Cour a montré sa capacité à résister à la prétention des États à « exciper d’une sorte d’exception historique […] qui en soi légitimerait de plano une entorse au droit de la Convention » 56. L’histoire s’efface notamment lorsque la substance du droit est en jeu. Elle ne suffit pas toujours à justifier l’amplification de la marge d’appréciation et à faire basculer la décision en faveur des gouvernements défendeurs.

52. Voir F. Sudre, « Le pluralisme saisi par le juge européen », in Droit et pluralisme, L. Fontaine (dir.), Bruxelles, Bruylant (Droit et justice ; 76), 2007, p. 270-271 ; K. Grabarczyk, « Le pluralisme en trompe l’œil : la clause d’application territoriale de la Convention », in Pluralisme et juges européens des droits de l’homme, M. Levinet (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 151-168.

53. Cour EDH, 11 janvier 2005, Py c. France, § 64.54. Voir F. Sudre, « Droit de la Convention européenne des droits de l’homme », La semaine juridique, édition générale, nº 30, 27 juillet 2005, doctr. 159.55. Y. Lécuyer, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Dalloz, 2009, p. 494.56. J.-F. Flauss, « L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », p. 7.57. Ibid., p. 13.58. Cour EDH, 26 septembre 1995, Vogt c. Allemagne, § 61.59. Ibid., opinion dissidente commune des juges Bernhardt, Gölcüklü, Matscher, Loizou, Misfud, Bonnici, Gotchev, Jungwiert et Kuris : « En pareille

situation et eu égard à l’histoire singulière de l’Allemagne, en particulier l’anéantissement de la Constitution démocratique de Weimar, l’État doit pouvoir révoquer ses fonctionnaires, y compris les enseignants, qui sont engagés activement au sein de partis antidémocratiques » ; opinion dissidente du juge Jambrek : « Le système, tel qu’il découle du grand principe constitutionnel et qu’il se trouve défini par la Cour constitutionnelle allemande, repose sur une doctrine juridique étoffée et puise ses racines dans l’histoire politique allemande ».

60. Cour EDH, 3 février 2005, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, nº 46626/99, § 41 et 58.61. Cour EDH, 20 octobre 2005, Ouranio Toxo et autres c. Grèce, nº 748989/01, § 39.

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108 Yannick Lécuyer

Turquie et le Kurdistan. L’histoire de cette région est pourtant particulièrement mouvementée. Dans l’arrêt Yazar, Karataş, Aksoy et le Parti du travail du peuple (HEP) c. Turquie, l’argument est totalement absent de la motiva-tion qui amène le juge européen à constater la violation de l’article 11 de la Convention alors qu’elle est omniprésente dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle d’Ankara en date du 14 juillet 1993 qui dissout le parti requérant. L’arrêt du juge constitutionnel turc est annexé à celui de la Cour, ce qui est assez rare pour être mentionné 67.

Troisièmement, l’histoire se retourne parfois même contre l’État qui l’invoque. Dans l’arrêt Parti pour une société démocratique (DTP) c. Turquie, le gouvernement s’est vu reprocher la dissociation des discours des dirigeants dudit parti de leur contexte historico-politique 68. C’est ce qu’illustre aussi l’arrêt Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie. La Cour conjugue le principe dégagé dans l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (nº 2) au contexte roumain : l’expérience du communisme totalitaire en Roumanie ne saurait justifier à elle seule la nécessité de l’ingérence, « d’autant plus que des partis communistes ayant une idéologie marxiste existent dans plusieurs pays signataires de la Convention » 69. Elle constate par ailleurs que les statuts et le programme du parti requérant criti-quaient les abus de l’ancien parti communiste avant 1989 avec lequel ils prenaient leurs distances. Autre exemple, dans l’arrêt Parti travailliste géorgien c. Géorgie du 8 juillet 2008, la Cour reproche au gouvernement de ne pas avoir étayé ses allégations historiques par des éléments concrets (rapports officiels, documents vidéo, publications dans la presse, etc.). Dans ces conditions, elle estime ne pas être capable de déterminer le poids à attacher aux événements historiques pertinents 70.

B. La fabrique de l’histoire politique et démocratique européenne

Malgré les incohérences jurisprudentielles provoquées par l’histoire, il se dégage du contentieux relatif aux partis

en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale ou surve-nus en Tchécoslovaquie entre 1948 et 1989 62. Elle concentre plutôt son contrôle sur la compatibilité des changements proposés et des moyens envisagés pour y parvenir avec la Convention et les principes démocratiques fondamen-taux 63. Ce recul possible de l’histoire comme levier de variation de la marge d’appréciation a été confirmé dans le contentieux connexe du droit à des élections libres avec l’arrêt Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine du 22 décembre 2009. À l’opposé de l’arrêt Ždanoka c. Lettonie, la Cour n’accepte plus le moyen tiré de la transition démocratique pour justifier l’ingérence. L’État défendeur est mis face à ses obligations internationales :

[…] en devenant membre du Conseil de l’Europe en 2002 et en ratifiant la Convention et ses Protocoles sans réserves, l’État défendeur a librement accepté de respecter les standards pertinents 64.

On peut également citer l’arrêt Adamsons c. Lettonie. Tout en gardant à l’esprit le contexte sociohistorique particulier, l’annexion du pays par l’Union soviétique et le régime totalitaire communiste, la Cour juge que, au fil du temps, ce contexte et la simple suspicion générale à l’égard d’un groupe de personnes ne suffisent plus à légitimer les ingérences aux droits politiques et de nature politique 65. Il est vrai que, contrairement à Mme Ždanoka, l’appartenance du requérant au régime antidémocratique avait été jugée purement « formelle » et non « active ». Bref, conformément à l’assertion de l’arrêt Hirst c. Royaume-Uni (nº 2) du 6 octobre 2005, la marge d’appréciation ne semble plus suffisante pour justifier des restrictions découlant « essentiellement d’une adhésion incondition-nelle et passive à une tradition historique » 66. La Cour peine à convaincre mais le principe est énoncé.

Deuxièmement, l’histoire disparaît quelquefois tout simplement de la motivation des arrêts. Elle ne constitue même plus un critère d’évaluation de l’amplitude de la marge d’appréciation. Le contexte historique n’est ainsi quasiment jamais abordé dans les arrêts relatifs aux partis politiques militant en faveur de la séparation entre la

62. Cour EDH, 7 décembre 2006, Linkov c. République tchèque, nº 10504/03, § 37 et 42.63. Ibid., § 43.64. Cour EDH, 22 décembre 2009, Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine, nº 27996/06 et 34836/06, § 49.65. Cour EDH, 24 juin 2008, Adamsons c. Lettonie, nº 3669/03, § 123.66. Cour EDH, 6 octobre 2005, Hirst c. Royaume-Uni (nº 2), nº 74025/01, § 41.67. Cour EDH, 9 avril 2002, Yazar, Karataş, Aksoy…, annexe, extraits de l’arrêt de la Cour constitutionnelle turque rendu le 14 juillet 1993 : « Les nations

acquièrent leur existence au fil des évolutions et réalités historiques. La naissance, le développement et le renforcement des sentiments de culture commune, de solidarité sociale et de vie commune, se produisent au cours de l’histoire. La patrie du peuple qui, uni dans une structure nationale, a mené la Guerre de l’Indépendance est la Patrie turque, sa Nation est la Nation turque et son État, l’État turc. Le monde entier a utilisé le nom “Turquie” pour l’Anatolie, et ce dès le XIe siècle, et a appelé “Turcs” ses habitants. Ce fait ne signifie pas la non-reconnaissance des différents groupes ethniques faisant partie de l’entité nationale. L’histoire des individus qui constituent la Nation turque, vivent ensemble depuis des millénaires, sont unis et partagent la même culture, la même morale et la même religion, est commune. Toutes les générations précédentes ayant vécu dans le pays doivent être considérées avec les générations futures qui, sans nul doute, vont sauvegarder l’intégrité et l’honneur de la patrie et de la nation. L’identité commune et la culture de la Nation turque puisant leurs fondements dans les réalités historiques, elles ne peuvent être laissées sans protection comme c’est le cas pour l’identité et la culture de toute nation ».

68. Cour EDH, 12 janvier 2016, Parti pour une société démocratique…, § 104.69. Cour EDH, 3 février 2005, Partidul Comunistilor…, § 58.70. Cour EDH, 8 juillet 2008, Parti travailliste géorgien c. Géorgie, § 133 : « […] il est frappant qu’aucun document pénal pertinent n’ait été commu-

niqué à la Cour à l’appui de l’allégation selon laquelle les individus armés supposés avoir attaqué le groupe électoral ont été reconnus coupables d’obstruction au processus électoral […]. Le dossier de l’affaire ne contient aucun rapport ni aucune note du groupe électoral en question où figurerait un récit des faits censés s’être déroulés à la frontière administrative de la RAA [République autonome d’Adjarie] ».

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Combiné à l’objectif « d’une union sans cesse plus étroite » entre les membres du Conseil de l’Europe, éga-lement énoncé dans le préambule de la Convention, le patrimoine sert de support à la constitution d’un espace politique et démocratique commun et confère implici-tement un mandat à la Cour pour construire l’avenir démocratique de l’Europe. Dès lors, la Cour devient plus actrice que spectatrice de l’histoire comme elle l’est lorsqu’il s’agit d’encadrer la marge d’appréciation des États.

Cette vision dynamique et constructive de l’histoire recèle une peur primordiale sous-jacente : le retour des régimes antidémocratiques contre lesquels la Cour est chargée de faire barrage. C’est précisément ce qui ressort des arrêts Refah Partisi c. Turquie, Vona c. Hongrie ou des décisions Artyomov c. Russie, Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas du 10 juillet 2012… Dans ces arrêts, l’histoire est d’abord un outil d’identification des idéolo-gies dangereuses que le juge européen doit aider à juguler et qui font peser un danger réel et effectif sur certaines sociétés. En effet, l’arrêt Refah Partisi c. Turquie regarde davantage vers l’avenir que le passé. La Cour constate, à l’aune de l’histoire de la Turquie mais aussi de « l’histoire européenne contemporaine », que la mise en œuvre du projet politique du parti requérant était réaliste en raison de son influence, de ses résultats électoraux, de ses chances réelles d’arriver au pouvoir 74. Dans ces circonstances, il fallait éviter à tout prix les bégaiements de l’histoire, c’est-à-dire le retour aux responsabilités d’un mouvement politique théocratique et fondamentalisme. L’arrêt Vona c. Hongrie fait application des mêmes principes à propos de la Garde hongroise pour la défense des traditions et de la culture, mouvement d’extrême droite directement inspiré du parti nazi, pro-germanique et antisémite des Croix fléchées pendant la Seconde Guerre mondiale et prônant la division raciale 75. L’irrecevabilité des requêtes dans les décisions Artyomov c. Russie et Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas n’est pas non plus étran-gère à l’idéologie affichée par ces partis politiques : une affiliation pan-nationale et ethnique dans le premier cas, une conception traditionaliste, sexiste et discriminatoire des relations entre sexes dans le second. L’arrêt Ždanoka c. Lettonie peut se lire de cette manière mais avec des dif-férences notables 76. Tout d’abord, il ne s’agissait pas d’un mouvement politique antidémocratique capable de faire basculer le régime démocratique mais d’une candidate aux élections parlementaires. Le risque de restauration d’un régime totalitaire en Lettonie du seul fait de Mme Ždanoka était par conséquent discutable et la transposition des

politiques une vision dynamique de celle-ci, une histoire qui s’écrit sous la plume du juge européen. La Cour ne subit plus l’inertie historique des États mais participe surtout à l’histoire démocratique de ces derniers. Ses arrêts dessinent un ius commune, un ordre juridique composé de standards démocratiques essentiels, autrement dit un ordre politique européen au centre duquel on trouve les partis politiques.

Ce ius commune démocratique s’adosse au « patri-moine juridique et politique commun » des États membres du Conseil de l’Europe des préambules du Statut du Conseil de l’Europe et de la Convention. La sauvegarde de ce patrimoine commun de traditions politiques, d’idéaux, de liberté et de prééminence du droit a quelque chose à voir avec la réalisation des objectifs et des idéaux du Conseil de l’Europe, c’est-à-dire l’instauration d’un « ordre public communautaire des libres démocraties d’Europe » 71. Son exploitation jurisprudentielle est aussi précoce que constituante pour le contentieux européen. Il est invoqué dès 1961 dans la décision Autriche c. Italie dans laquelle la Commission européenne des droits de l’homme l’érige en « nécessité pour les libres démocraties européennes ». Il sert de pivot à l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie c. Turquie afin d’étendre l’applicabilité de l’article 11 de la Convention aux partis politiques. La Cour se réfère au

[…] patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit dont les constitutions nationales fournissent d’ailleurs souvent une première concrétisation 72.

Sous-entendu, le juge européen assure le second niveau de concrétisation. On le retrouve au cœur du paragraphe le plus important, celui qui fera passer l’arrêt à la posté-rité parce qu’il incorpore la démocratie à l’ordre public européen :

La démocratie représente sans nul doute un élément fon-damental de « l’ordre public européen » (arrêt Loizidou précité, p. 27, § 75). Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Conven-tion et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique vérita-blement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (arrêt Klass et autres précité, p. 28, § 59). Le même préambule énonce ensuite que les États européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention 73.

71. Commission EDH, 11 janvier 1961, Autriche c. Italie (déc.), nº 788/60.72. Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie…, § 28.73. Ibid., § 45.74. Cour EDH, 13 février 2003, Refah Partisi…, § 99 et 110.75. Cour EDH, 8 juillet 2013, Vona c. Hongrie, nº 35943/10, § 65.76. Cour EDH, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, § 133 : « Si pareille restriction ne peut guère être admise dans le contexte d’un système politique

donné, tel que celui par exemple d’un pays qui est doté d’un cadre établi d’institutions démocratiques depuis des dizaines d’années ou plusieurs siècles, elle peut être jugée acceptable […] compte tenu du contexte historico-politique ayant conduit à son adoption et de la menace que représente pour le nouvel ordre démocratique la résurgence d’idées qui risqueraient de conduire à la restauration d’un régime totalitaire si on les laissait gagner du terrain ».

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Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention 78.

L’arrêt Vogt c. Allemagne reconnaît d’ailleurs la légi-timité des ingérences étatiques destinées à instaurer une « démocratie apte à se défendre » afin d’éviter les errances du passé 79. C’est précisément ce que pratique la Cour dans le contentieux des partis politiques, de manière juridic-tionnelle et à une échelle supranationale. En conclusion, l’emploi de l’histoire dans le contentieux des partis politiques répond à deux objectifs distincts : l’extension parfois erratique de la marge d’appréciation des États dans un contentieux où le contrôle est censé être optimal d’une part, la préservation d’une Europe démocratique d’autre part.

Dans les deux cas, l’argument historique ramène sur-tout aux origines du système conventionnel de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle le remet en perspective, convoque sa cause première et le projette vers l’avenir, ce qui n’est pas un luxe à l’heure où les mouvements nationalistes, racistes et extrémistes fleurissent à nouveau en Europe et où la Cour traverse une crise de légitimité sans précédent.

principes énoncés dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie beaucoup moins pertinente. Le « revirement » entre la Chambre de sept juges et la grande chambre trahit surtout un manque de confiance dans la société démocratique lettone. L’arrêt de Chambre possédait deux avantages. Premièrement, il était plus cohérent avec la solution adoptée dans l’arrêt Vogt. Deuxièmement, il proposait une vision plus optimiste de l’ordre public et de l’ordre politique européens.

L’utilisation de l’histoire dans ces décisions présente un lien de parenté avec le contentieux relatif aux « vérités historiques » dès lors qu’il s’agit en réalité de tentatives de réhabilitation du régime national-socialiste, de négation de crime contre l’humanité, de diffamation raciale et d’incitation à la haine 77. Même lorsqu’il n’est pas appliqué, l’ombre de l’article 17 de la Convention plane sur cette partie du contentieux très spécifique. Conçu comme une arme contre les requérants de ce type, il précise qu’aucune des dispositions de la Convention

[…] ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente

77. Cour EDH, 24 juin 2003, Garaudy c. France (déc.).78. Voir A. Spielmann, « La Convention européenne des droits de l’homme et l’abus de droit », in Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti,

Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 673-686 ; G. Cohen-Jonathan, « Abus de droit et libertés fondamentales », in Mélanges en l’honneur de Louis Dubouis : au carrefour des droits, Paris, Dalloz, 2002, p. 517-544 ; M. Levinet, « Le pluralisme confronté à la clause d’interdiction de l’abus de droit de l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme », in Pluralisme et juges européens des droits de l’homme, p. 125-150.

79. Cour EDH, 26 septembre 1995, Vogt c. Allemagne, § 51.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 111 - 120

Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’hommeMarie ROTAMaître de conférences en droit public à l’université de Lorraine

Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État (IRENEE)

Les partis politiques du continent américain sont a priori dans une situation privilégiée vis-à-vis de celle dans laquelle se trouvent ceux du continent européen au regard du sys-tème de protection régionale des droits et libertés mis en place. Notons tout d’abord que l’article 16 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme 1 mentionne explicitement que toute personne « a le droit de s’associer librement à d’autres à des fins […] politiques ». Là où la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 2 ne fait que mentionner la liberté de s’associer à des fins syndicales, nécessitant une inter-prétation dynamique de l’article 11 par la Cour européenne des droits de l’homme 3 pour y inclure la protection des partis politiques 4, la Cour interaméricaine des droits de l’homme 5 a pu sans peine y procéder 6. Notons en outre que les rédacteurs de la Convention américaine, n’hésitant

pas, contrairement à ceux de la Convention européenne, à consacrer le volet institutionnel de la notion de démo-cratie 7, ont inséré dans son texte même une disposition consacrant les droits politiques. Son article 23 est de surcroît beaucoup plus détaillé que son équivalent européen, d’où une assise textuelle bien plus intéressante mise à la dispo-sition des partis politiques.

Leur accès à la Cour interaméricaine est en outre facilité par l’existence d’un véritable « droit de dénon-ciation » 8 d’une violation d’un droit ou d’une liberté reconnu(e) par la Convention. D’après son article 44 : « Toute personne ou tout groupe de personnes, toute entité non gouvernementale et légalement reconnue dans un ou plusieurs États membres de l’Organisation » a la possibilité de « soumettre à la Commission des pétitions contenant des dénonciations ou plaintes relatives à une

I. La reconnaissance implicite de la licéité des candidatures indépendantes

II. La reconnaissance d’autres formes d’organisation politique aussi légitimes que les partis

III. L’importation annoncée du concept de démocratie militante

1. Ci-après « Convention américaine » ou « Pacte de San José ».2. Ci-après « Convention européenne ».3. Ci-après « Cour européenne », « Cour de Strasbourg » ou encore « Cour EDH ».4. Sur ce point, voir Y. Lécuyer, L’européanisation des standards démocratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 150-153.5. Ci-après « Cour interaméricaine », « Cour de San José » ou encore « Cour IDH ».6. Cour IDH, Manuel Cepeda Vargas c. Colombie, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 26 mai 2010, série C, nº 213, § 172. Voir aussi

Cour IDH, Baena Ricardo et autres c. Panama, fond, réparations et coûts, 2 février 2001, série C, nº 72, § 156 ou Cour IDH, Escher et autres c. Brésil, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 6 juillet 2009, série C, nº 200, § 170 ou encore Cour IDH, Kawas Fernandez c. Honduras, fond, réparations et coûts, 3 avril 2009, série C, nº 196, § 143.

7. Voir M. Rota, L’interprétation des Conventions américaine et européenne des droits de l’homme. Analyse comparée de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018, p. 408-409.

8. H. Tigroudja, I. K. Panoussis, La Cour interaméricaine des droits de l’homme. Analyse de la jurisprudence consultative et contentieuse, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 105.

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violation de la présente Convention par un État partie ». La faculté de déposer une pétition devant la Commission n’est donc pas conditionnée par la qualité de victime de son auteur et ce dernier n’a en outre pas toujours besoin de l’autorisation des victimes pour pouvoir agir 9. De nombreuses associations se saisissent d’ailleurs de cette voie de recours pour faire valoir les droits des victimes présumées 10.

Il ne semble en revanche pas que ce soit le cas s’agis-sant des partis politiques. Dans les quelques affaires les concernant, ce sont en effet principalement leurs membres qui saisissent la Commission lorsqu’ils estiment que leurs droits et libertés sont violés. Cela peut peut-être s’expliquer par le fait que les personnes morales ne peuvent pas être reconnues comme victimes d’une violation de la Conven-tion. La Cour, invoquant des motifs de sécurité juridique 11, soumet en effet la recevabilité de la pétition à l’existence d’une victime dûment identifiée et individualisée dans la demande 12. Or, une personne morale ne peut, selon elle, être qualifiée comme telle, puisqu’elle ne saurait être reconnue comme titulaire de droits et libertés 13.

Notons cependant qu’elle reconnaît depuis fort long-temps qu’un « groupe de personnes » puisse l’être. C’est le cas des populations autochtones mais aussi des migrants 14, des femmes 15 ou encore des homosexuels 16. On peut alors se demander si un parti politique pourrait être reconnu comme groupe titulaire de droits et libertés, au-delà de sa qualification de personne morale. Pour répondre à cette question, encore faut-il rappeler que la détermination de

l’existence d’un groupe découle de l’application du principe de non-discrimination. Il faut aussi avoir à l’esprit que la dignité de la personne humaine est étroitement reliée au principe d’égalité, qui en est, selon la Cour, son « expression première » 17. Toute personne doit donc pouvoir bénéficier des droits et libertés de manière égale et ce n’est que si un groupe de personnes fait l’objet de discrimination dans leur jouissance 18 qu'il pourra se voir octroyer une protection particulière.

Mais, à partir de là, pourrait-on alors envisager qu’un parti politique représentant des minorités nationales puisse l’être ? Il faut en douter. Seule une affaire concerne en effet indirectement ce cas de figure : l’affaire Yatama c. Nicaragua relative à un parti politique représentant une communauté autochtone. Or, dans cette affaire, c’est la communauté en tant que telle qui a été reconnue comme groupe méritant respect. Les violations constatées ne le sont pas en raison de l’appartenance des victimes au parti YATAMA mais en raison de leur appartenance à cette minorité 19. La formation politique en cause ne saurait donc être reconnue comme victime d’une violation de droits et libertés conventionnellement protégés. Et si la Cour accepte de lui accorder une réparation au titre du préjudice moral, ce n’est que celui subi par ses membres qui est pris en considération, nécessitant, de fait, une redistribution de la somme accordée aux parties lésées 20.

On pourrait en revanche imaginer une situation dans laquelle les membres d’un parti politique seraient discrimi-nés dans la jouissance de leurs droits et libertés en raison de

9. Dans l’affaire Yatama c. Nicaragua, par exemple, la Cour reconnaît que les représentants des victimes agissent également au nom de celles qui n’ont pas donné leur pouvoir ; Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 23 juin 2005, série C, nº 127, § 92.

10. Voir M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 167.11. Cour IDH, Radilla Pacheco c. Mexique, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 23 novembre 2009, série C, nº 209, § 110.12. Cour IDH, Instituto de Reeducación del Menor c. Paraguay, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 2 septembre 2004, série C, nº 112,

§ 109. L’article 35 du règlement de la Cour prévoit en outre que : « L’affaire est déposée devant la Cour par la remise du rapport visé à l’article 50 de la Convention, qui contient tous les faits présumés en cause, y compris l’identification des victimes présumées » (nous soulignons). Il faut cependant préciser que la Commission ne requiert pas du pétitionnaire une telle identification : l’article 28-5 du règlement de la Commission prévoit que la pétition doit comporter « si possible, le nom de la victime ». Sur cette exigence, voir D. Rodríguez Pinzón, « The “Victim” Requirement, the Fourth Instance Formula and the Notion of “Person” in the Individual Complaint Procedure of the Inter-American Human Rights System », International Law Student Association Journal of International and Comparative Law, nº 7, 2001, p. 373-388.

13. La Cour a d’ailleurs confirmé cette approche dans son opinion consultative, Cour IDH, Titularidad de derechos de las personas jurídicas en el sistema interamericano de derechos humanos (Interpretación y alcance del artículo 1.2, en relación con los artículos 1.1, 8, 11.2, 13, 16, 21, 24, 25, 29, 30, 44, 46, y 62.3 de la Convención Americana sobre Derechos Humanos, así como del artículo 8.1 A y B del Protocolo de San Salvador), opinion consultative nº OC-22/16, 26 février 2016, série A, nº 22. Mobilisant tout l’éventail des techniques d’interprétation proposées par le droit international, elle affirme que les personnes morales ne peuvent, par principe, être reconnues comme titulaires de droit, au sens de la Convention.

14. Voir, par exemple, Cour IDH, Vélez Loor c. Panama, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 23 novembre 2010, série C, nº 218, § 99.15. Voir, par exemple, Cour IDH, Gonzalez et autres (“Campo Algodonero”) c. Mexique, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts,

16 novembre 2009, série C, nº 205. Voir aussi le commentaire de L. Burgorgue-Larsen, A. Úbeda de Torres, « Women’s Rights », in The Inter-American Court of Human Rights : Case Law and Commentary, L. Burgorgue-Larsen, A. Úbeda de Torres (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 411-452.

16. Cour IDH, Atala Riffo y niñas c. Chili, fond, réparations et coûts, 24 février 2012, série C, nº 239, § 79. Il est à cet égard tout à fait remarquable d’observer son changement de terminologie dans cette affaire puisqu’elle y affirme explicitement que toute situation qui conduit à traiter de manière discriminatoire « un groupe » – et non plus une personne en raison de l’appartenance à ce groupe – enfreint l’article 1.1 de la Convention (ibid.).

17. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 363. Voir, entre autres, Cour IDH, Condición jurídica y derechos de los migrantes indocumentados, opinion consultative nº OC-18/03, 17 septembre 2003, série A, nº 18, § 100.

18. Dans l’affaire Atala Riffo y niñas c. Chili, la Cour affirme à ce titre que « la notion d’égalité est inséparable de la dignité essentielle de la personne, avec laquelle est incompatible toute situation qui conduit à traiter un groupe déterminé de manière privilégiée du fait de la reconnaissance de sa supériorité ; ou qui conduit, à l’inverse, à le traiter avec hostilité ou de façon à le discriminer dans la jouissance des droits qui sont quant à eux reconnus à ceux qui ne se trouvent pas dans une telle situation, puisque considérés comme inférieurs » (§ 79). Sauf indication contraire, les traductions des décisions de la Cour interaméricaine sont celles de l'auteure.

19. Il semble d’ailleurs que la Cour interaméricaine entende davantage le terme de « groupe » comme renvoyant au concept de « minorité » tel que développé par Yaël Attal-Galy par exemple (Y. Attal-Galy, Droits de l’homme et catégories d’individus, Paris, LGDJ, 2003, p. 19).

20. La Cour accepte en effet de verser une indemnité à YATAMA mais pour qu’elle la répartisse ensuite entre ses membres lésés (Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 248).

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leur appartenance réelle suspectée audit parti. Dans cette hypothèse, faisant écho à de nombreuses situations déjà examinées par la Cour dans des contextes dictatoriaux ou de guérillas 21, se pourrait-il que le parti politique en cause puisse être reconnu comme titulaire de droits et libertés ? Si leur violation ne pourrait fonder une pétition devant la Commission, puisqu’un parti ne peut, en tant que personne morale, être reconnu comme victime, le parti pourrait avoir tout intérêt à exercer son droit de dénonciation à l’égard de la violation des droits et libertés de ses membres ou au moins à s’associer à une procédure en cours en vue de faire valoir la violation de ses droits collectifs et obtenir éventuellement réparation.

À cet égard, la Cour a déjà par exemple reconnu la nature « duale » de certains droits et libertés, tels que la liberté d’expression ou encore la liberté d’association 22. Dans une récente affaire relative aux organisations syn-dicales, elle souligne que « les droits qui dérivent de la représentation des intérêts d’un groupe ont une nature duale » dans la mesure où ils se manifestent à la fois dans « le droit de l’individu » qui a été élu à une charge électorale ainsi que « dans le droit de la collectivité d’être représentée » 23. En effet, selon elle « la violation du droit de ce premier (le représentant) implique l’affaiblissement du droit de l’autre (le représenté) » 24. Dans l’affaire Chitay Nech et autres c. Guatemala, elle avait d’ailleurs déjà reconnu que la disparition forcée d’un membre d’une communauté autochtone qui avait été élu maire d’une commune violait non seulement ses droits politiques mais aussi ceux de sa communauté 25, la Cour soulignant, à ce titre, la dualité du droit à la représentation 26. Elle affirme de la même façon dans sa récente affaire Pacheco León et autres c. Honduras que les droits politiques, en général, revêtent « une dimension sociale » 27.

Elle insiste par ailleurs dans son avis nº 22 sur le fait que si les titulaires des droits et libertés conventionnel-lement protégés sont des « personnes physiques » et pas morales, « il est nécessaire de préciser que chaque droit implique une analyse spécifique quant à son contenu et sa forme de réalisation » 28. Alors que certains d’entre eux ont directement trait « aux fonctions vitales des êtres

humains, ou aux fonctions physiques ou psychologiques du corps humain, comme le droit à la vie, à la liberté ou à l’intégrité personnelle », d’autres, à l’inverse, sont relatifs « à la relation des êtres humains et la société », tels que les droits à la propriété privée, la liberté d’association ou encore le droit à la nationalité 29.

La Cour en déduit que dans certaines situations les droits et libertés conventionnellement protégés sont exercés au travers d’une personne morale. Aussi, « la reconnaissance de droits [à cette dernière] peut impli-quer, de manière directe ou indirecte, la protection des droits de l’homme des personnes physiques associées » 30. Elle affirme alors devoir se livrer à une analyse au cas par cas en vue de savoir « si effectivement la personne physique a exercé son droit au travers de la fiction de la personne morale » 31, tout en requérant un lien « essentiel et direct » entre les deux 32. Or, il semble que ce soit bien le cas s’agissant des partis politiques, la Cour affirmant très clairement au détour d’une autre affaire relative cette fois-ci aux moyens de communication que « les partis politiques sont l’instrument permettant aux citoyens d’exercer leurs droits politiques » 33. Ces derniers sont donc considérés comme le moyen, voire la condition d’exercice de ces droits.

Néanmoins, si cela permet à la Cour de reconnaître qu’ils doivent faire l’objet d’une attention particulière et que la dimension sociale de ces droits est également violée, cela ne saurait emporter, pour autant, une reconnaissance de la qualité de victime de ladite personne morale ni une quelconque indemnisation. Dans sa récente affaire Lagos del Campo c. Pérou, relative à la violation des droits d’un représentant d’une organisation syndicale, elle reconnaît par exemple que les deux dimensions de la liberté d’asso-ciation sont bien atteintes 34 mais souligne, au stade des réparations, qu’en vertu de l’article 35.1 de son règlement, seul le représentant syndical peut être reconnu comme « victime des violations reconnues dans la présente déci-sion » et, par conséquent, être « bénéficiaire des réparations ordonnées par la Cour » 35.

C’est sans doute pourquoi on décompte si peu d’affaires relatives aux partis politiques en tant que tels

21. Voir M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 90-97.22. Cour IDH, Huilca Tecse c. Pérou, fond, réparations et coûts, 3 mars 2005, série C, nº 121, § 70-72 et Cour IDH, Cantoral Huamaní et García

Santa Cruz c. Pérou, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 10 juillet 2007, série C, nº 167, § 148, § 162. Voir aussi l’avis Cour IDH, Titularidad de derechos de las personas jurídicas…, § 110.

23. Cour IDH, Lagos del Campo c. Pérou, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 31 août 2017, série C, nº 340, § 162. Voir aussi Cour IDH, Chitay Nech et autres c. Guatemala, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 25 mai 2010, série C, nº 212, § 115.

24. Cour IDH, Lagos del Campo c. Pérou, § 162.25. Cour IDH, Chitay Nech et autres c. Guatemala, § 113.26. Ibid., § 115.27. Cour IDH, Pacheco León et autres c. Honduras, fond, réparations et coûts, 15 novembre 2017, série C, nº 342, § 148.28. Cour IDH, Titularidad de derechos de las personas jurídicas…, § 110.29. Ibid.30. Ibid., § 111.31. Ibid., § 118.32. Ibid., § 119.33. Cour IDH, Granier et autres (Radio Caracas Televisión) c. Venezuela, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 22 juin 2015, série C,

nº 293, § 148.34. Cour IDH, Lagos del Campo c. Pérou, § 162.35. Ibid., § 196.

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I. La reconnaissance implicite de la licéité des candidatures indépendantes

L’affaire Castañeda Gutman c. Mexique interpelle par sa spécificité dans le contentieux interaméricain à plu-sieurs titres. Il s’agit tout d’abord d’une affaire « que l’on pourrait qualifier de “classique […]”, au sens où [elle serait] l’apanage de n’importe quelle “société démo-cratique” » 44. La nature des droits en cause – les droits politiques – diffère en effet de ceux invoqués dans la plupart des autres affaires soumises à la Cour. La nature des violations examinées s’en distingue également en ce sens qu’elles ne sauraient être qualifiées de « graves », « systématiques », « massives » ou encore « structurelles » 45. La victime – candidat indépendant à l’élection présiden-tielle du Mexique de 2006 – n’appartient pas en outre, selon les critères établis par la Cour, à un quelconque groupe vulnérable. C’est d’ailleurs l’une des rares affaires dans lesquelles la victime se saisit directement du droit de recours individuel sans que le soutien d’une ONG soit rendu nécessaire.

Dans cette affaire, la Cour ne traite qu’indirectement du rôle joué par les partis politiques. Elle commence par souligner l’importance des droits politiques, en général, qui « favorisent le renforcement de la démocratie et du pluralisme politique » 46. Elle considère cependant que leur application peut être soumise à certaines conditions 47. Les droits politiques ne sont pas absolus et l’État a la faculté de les réguler ou de les restreindre, dans le respect néanmoins des limites posées par la Convention 48. Pour être considérées comme compatibles avec la Convention, les restrictions aux droits et libertés doivent respecter certains critères issus de sa jurisprudence classique : ceux de légalité, de finalité légitime, de nécessité et de propor-tionnalité. Or, c’est uniquement au stade de l’examen de ce dernier qu’apparaît la question du rôle joué par les partis politiques.

devant la Cour interaméricaine. Car, il faut le rappeler, la saisine de la Commission nécessite bien souvent, pour qu’elle ait une chance d’aboutir, le soutien d’une organisation non gouvernementale (ONG), apportant un soutien à la fois matériel et juridique aux victimes. Le contentieux soumis à la Cour interaméricaine par la Commission 36 est, notamment de ce fait, toujours nettement marqué par des violations « graves et sys-tématiques » 37 des droits et libertés. Dès lors et malgré une nette diversification ces dernières années 38, très peu d’affaires traitent directement cette question.

La Cour a tout de même eu l’occasion de souligner l’importance du rôle joué par les partis politiques au travers d’affaires de disparitions forcées par exemple en affirmant que « les voix de l’opposition sont indispensables dans une société démocratique », puisque nécessaires au débat 39, et que « la participation effective des individus, groupes et organisations et partis politiques d’opposition dans une société démocratique doit être garantie par les États » 40. Elle ne s’est en revanche directement saisie de la question de leur rôle qu’au travers de trois décisions : les deux premières sont relatives à l’affiliation obligatoire à un parti politique comme condition d’éligibilité 41 et la troi-sième concerne plus généralement la restriction des droits « de nature politique » 42 des magistrats et magistrates 43.

Or, la protection offerte aux partis politiques par la Cour dans ces trois décisions est très en retrait au regard de ce que laissait présager la rédaction des quelques articles de la Convention y ayant indirecte-ment trait – qu’il s’agisse de la liberté d’association ou encore des droits politiques. Elle accepte, tout d’abord, de reconnaître implicitement la licéité des candidatures indépendantes (I). Elle refuse, ensuite, de reconnaître une quelconque exclusivité des partis dans la présentation de candidats à des élections (II). Elle semble enfin annoncer, dans une affaire plus récente, l’importation du concept de démocratie militante (III).

36. Dans le système interaméricain de protection des droits et libertés, la Commission interaméricaine joue en effet encore le rôle de filtre. L’article 61.1 de la Convention américaine dispose que « les États parties à la présente Convention et la Commission ont qualité pour saisir la Cour ». Dès lors, dans le cadre d’un recours individuel, seul l’État concerné par la pétition ainsi que la Commission ont la possibilité de saisir le juge, tout comme ce fut le cas sous l’empire de la Convention européenne avant l’entrée en vigueur du Protocole nº 11.

37. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 99-101 et 109-112.38. Ibid., p. 112-116.39. Cour IDH, Manuel Cepeda Vargas c. Colombie, § 173. La Cour se réfère également à la jurisprudence de la Cour européenne, notamment aux

affaires suivantes : Cour EDH, 8 décembre 1999, ÖZDEP c. Turquie, nº 23885/94, § 41 ; Cour EDH, 25 mai 1998, Parti socialiste et autres c. Turquie, nº 20/1997 et 804/1007, § 47.

40. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 201 ; avis sur Condición jurídica y derechos de los migrantes indocumentados, § 89.41. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua et Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, exceptions préliminaires, fond et réparations, 6 août 2008,

série C, nº 184.42. Cette expression est employée par Yannick Lécuyer pour désigner les droits qui « exercent une influence décisive sur la forme du régime politique »

(Y. Lécuyer, L’européanisation…, p. 19) et qui englobent donc, notamment, en plus des droits politiques stricto sensu, la liberté d’expression, d’association et de réunion par exemple.

43. Cour IDH, López Lone et autres c. Honduras, exceptions préliminaires, fond, réparations et coûts, 5 octobre 2015, série C, nº 302.44. L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles tendances dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme », in Cursos de derecho

internacional y relaciones y internacionales de Vitoria-Gasteiz 2008, Bilbao, Universidad del Pais Vasco, 2009, p. 149-180, spéc. p. 154.45. Sur ces qualifications, voir M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 99-101 et 106-112.46. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 141.47. Sur ce point, voir Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 206.48. Elle cite à cet égard l’article 29.a in fine selon lequel aucune norme qui est issue de la Convention ne peut être interprétée de façon à limiter les

droits davantage qu’elle ne le prévoit elle-même (Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 174).

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nisation particulière proche de celles de partis peuvent en outre parfois être exigées 56. Elle en conclut alors qu’aucun des deux systèmes ne restreint, en soi, le droit d’être élu, consacré dans l’article 23 de la Convention. Refusant d’effectuer un contrôle « in abstracto » en la matière 57, elle laisse alors le soin à l’État d’organiser son propre système électoral 58.

Elle insiste à ce titre sur l’existence d’« une profonde crise reliée aux partis politiques, au pouvoir législatif et aux personnes qui dirigent les sujets publics » et sur la

[…] nécessité impérieuse d’un débat profond et réfléchi sur la participation et la représentation politique, la transpa-rence et le rapprochement des institutions des personnes, en définitive, sur le renforcement et l’approfondissement de la démocratie 59.

Or, il revient à l’État et à la société civile de développer une telle réflexion et d’effectuer des propositions pour y parvenir. Les États doivent aussi privilégier les mesures qui permettent de renforcer les droits politiques et la démocratie, et ce au regard de leur propre « développe-ment historique et politique » 60. Les candidatures indé-pendantes peuvent être considérées comme un moyen d’atteindre ce but, « entre beaucoup d’autres » 61, la Cour reconnaissant implicitement que l’État est le mieux placé pour consacrer le système pertinent au regard de l’intérêt général.

La Cour n’impose donc pas un régime uniforme et fait simplement en sorte que le standard conventionnel minimum soit respecté 62. Sa démarche s’approche donc de l’harmonisation des droits internes, chère à la Cour européenne et qui dénote avec celle que la Cour intera-méricaine adopte habituellement. Il faut, pour le com-prendre, rappeler que la Cour interaméricaine rejette par principe le concept de « marge nationale d’appréciation »,

Pour caractériser l’exigence de proportionnalité, la Cour cherche en effet à vérifier « si la restriction satis-fait une nécessité sociale impérieuse, c’est-à-dire si elle poursuit un intérêt public impératif, restreint le moins possible le droit en cause et est strictement ajustée à l’atteinte de l’objectif légitime » 49. À ce stade, elle examine le système électoral en cause et reconnaît l’existence de deux types de systèmes relatifs aux candidatures aux fonctions politiques justifiés par les besoins démocra-tiques : ceux qui prévoient la possibilité de se présenter de manière indépendante et ceux qui prévoient l’affiliation obligatoire à un parti 50. Or, en l’espèce, ce second choix découle de « nécessités sociales impérieuses fondées sur différentes raisons historiques, politiques et sociales » 51 qui répondent donc à « un intérêt public impératif » 52. La Cour souligne en effet que le droit international – et donc la Convention – n’impose pas de système électoral déterminé 53 ni de modalités précises de mise en œuvre des droits de vote et d’éligibilité 54. Elle se réfère en outre au « droit électoral comparé » des États de « la région » pour démontrer l’existence de deux systèmes juridiques potentiellement compatibles avec la Convention 55. Il existe, selon elle, un certain équilibre entre les deux sys-tèmes évoqués dans la mesure où, lorsque la possibilité d’inscrire des candidats indépendants est prévue en droit interne, des exigences équivalentes à celles que requiert l’affiliation obligatoire à un parti politique sont instaurées en parallèle. Elle relève par exemple l’obligation faite au candidat de justifier d’un nombre ou pourcentage d’électeurs appuyant sa candidature, ce qui implique que la procédure électorale soit organisée de manière efficace (système prévu au Chili, en Équateur, au Honduras, au Pérou, au Venezuela). La présentation de programmes politiques pour toute la durée du mandat auquel il se présente, des garanties économiques ou encore une orga-

49. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 186.50. Il s’agit en effet de permettre un accès direct aux fonctions politiques à tout citoyen, de renforcer les partis politiques reconnus comme étant

des instruments fondamentaux pour la démocratie ou d’organiser de manière efficace la procédure électorale (Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 192).

51. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 193, à savoir : « La nécessité de créer et renforcer le système des partis envisagé en tant que réponse à une réalité historique et politique ; la nécessité d’organiser de manière efficace la procédure électorale dans une société de plus de 75 millions d’électeurs, au sein de laquelle tous ont le droit d’être élus ; la nécessité d’un système de financement essentiellement public pour assurer le développement d’élections libres et authentiques, dans des conditions égales ; et la nécessité de contrôler de manière effective les fonds utilisés pour les élections » (ibid.).

52. Ibid.53. Ibid., § 166.54. Ibid., § 162. La Cour reconnaît l’existence de différents systèmes compatibles avec la Convention (ibid., § 173), solution qui est saluée par la doctrine.

Voir, par exemple, C. M. Pelayo Möller, S. J. Vázquez Camacho, « El caso Castañeda ante la Corte Interamericana de Derechos Humanos », Anuario Mexicano de Derecho Internacional, vol. 9, 2009, p. 808.

55. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 198.56. Ibid., § 199.57. Ibid., § 200.58. Elle précise néanmoins que c’est à la condition que le droit d’être élu soit accessible à tous dans des conditions d’égalité (ibid., § 201).59. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 204.60. Ibid.61. Ibid.62. Ibid., § 166. Parmi ces règles minimales se trouve l’obligation faite aux États de mettre en place un système électoral prévoyant des élections

périodiques, authentiques, par le biais du suffrage universel et équitable, à bulletin secret et qui garantit la libre expression de la volonté des électeurs (ibid., § 158). Les États ont donc la possibilité de réglementer la participation politique mais seulement lorsque ces règles sont « raisonnables au regard des principes de la démocratie représentative » (ibid., § 149).

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S’agissant de la question de l’affiliation obligatoire à un parti politique, la Cour l’examine à l’aune de son test de compatibilité des restrictions avec la Convention, tout en insistant sur le caractère non discriminatoire qu’elle doit revêtir 68. Elle souligne en effet que les droits poli-tiques doivent être garantis par l’État « dans des condi-tions d’égalité » 69 et lit l’article 23 de manière combinée avec les articles 1.1 et 24 relatifs au principe d’égalité et à la non-discrimination. Or, on le rappelle, la Cour entend le principe d’égalité non pas comme l’égalité devant la loi mais comme l’égalité réelle, dite encore substantielle 70. Pour l’atteindre, elle impose alors aux États d’adopter des mesures spécifiques en vue de prendre en considération « la situation de fragilité ou de détresse dans laquelle se trouvent les membres de certains secteurs ou groupes sociaux » 71. Aussi, les minorités, dans la mesure où elles sont dans une position de vulnérabilité caractérisée, doivent pouvoir bénéficier de mesures spécifiques, sans quoi leurs droits politiques sont violés 72, ce qui était le cas en l’espèce.

La Cour commence en effet par affirmer qu’aucune disposition de la Convention ne saurait impliquer l’affilia-tion obligatoire à un parti politique pour se porter candidat à une quelconque élection 73. Malgré l’importance que les partis politiques revêtent, elle reconnaît qu’il existe « d’autres formes d’organisations au travers desquelles des candidatures à des charges électives ont pour but la réali-sation de fins communes », et leur reconnaît une influence particulière « lorsque cela est pertinent et même nécessaire pour favoriser et assurer la participation politique de groupes spécifiques de la société » 74. Cette participation d’autres organisations que les partis est même considérée comme « essentielle » en vue de permettre à un groupe de citoyens d’exercer son droit à la participation 75. Sans elle, il deviendrait donc ineffectif.

En l’espèce, même si les populations en cause se sont bien pliées à cette exigence de constitution d’un parti poli-tique, celle-ci les a contraintes à former une « organisation éloignée de leurs usages, coutumes et traditions » 76 et a atteint le droit à la participation desdits candidats aux élections municipales. Or, l’État n’a pas démontré que cette restriction poursuivait « un but utile et opportun, qui

largement développé par la Cour européenne 63. Son inter-prétation restrictive du caractère subsidiaire de la Conven-tion l’amène aussi à généralement adopter des solutions beaucoup plus tranchées 64. L’affaire Castañeda Gutman c. Mexique fait donc encore une fois figure d’exception, jouant ici en la défaveur des partis politiques. Car laisser le soin aux États de décider des moyens en vue de renforcer les droits politiques et la démocratie aboutit à ce que la Cour reconnaisse la licéité potentielle des candidatures indépendantes.

Aucune exclusivité ne saurait donc être reconnue aux partis politiques s’agissant de la présentation de candidats à d’éventuelles élections. Ils peuvent être concurrencés par l’action d’un individu seul. Mais ils peuvent l’être aussi par d’autres formes d’organisations ayant aussi cette vocation et dont la légitimité est reconnue par la Cour.

II. La reconnaissance d’autres formes d’organisation politique aussi légitimes que les partis

Dans l’affaire Yatama c. Nicaragua, la Cour a été confrontée à une situation a priori similaire puisque la loi nicara-guayenne imposait pareillement une condition d’affiliation à un parti politique pour pouvoir présenter une candida-ture aux élections municipales. En l’espèce, les victimes, membres d’une communauté autochtone, se sont bien conformées à cette exigence 65 en créant spécialement le parti YATAMA, acronyme de Yapti Tasba Masraka Nanih Asla Takanka (Organisation des enfants de la terre mère), regroupant les représentants de plusieurs communautés désignés selon les principes de la « démocratie commu-nautaire » 66. Ce parti n’a cependant pas pu présenter de candidats à des élections municipales en raison d’une loi électorale restrictive. Cette dernière imposait aux partis politiques d’inscrire des candidats dans au moins 80 % des communes et sur au moins 80 % des postes à pour-voir 67. Faute de candidats suffisants sur l’ensemble de la circonscription concernée, YATAMA s’est vu refuser leur inscription sur les listes électorales.

63. Voir, par exemple, Cour EDH, 2 mars 1987, Mathieu Mohin et Clerfayt c. Belgique, nº 9267/81, § 52 et 54. Voir également l’affaire Podkolzina c. Lettonie, dans laquelle la Cour invoque pareillement les « facteurs historiques et politiques propres à chaque État » ainsi que « la diversité des choix possibles en la matière » (Cour EDH, 9 avril 2002, Podkolzina c. Lettonie, 46726/99, § 33).

64. Voir M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 212-215.65. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 124.28 et 214.66. Cette expression renvoie, selon les requérants, à une forme d’organisation « héritée de leurs ancêtres » et « fondée sur des assemblées de communautés

et de quartiers sur les territoires indigènes ou ethniques ou régionaux » (ibid., § 124.13).67. Ibid., § 221.68. Ibid., § 206.69. Ibid., § 194. Aussi, les citoyens doivent pouvoir élire librement et de manière égale leurs représentants (ibid., § 198), mais également candidater

à des charges électorales dans des conditions d’égalité (ibid., § 206).70. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 393.71. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 101.72. Ibid., § 201.73. Ibid., § 215.74. Ibid.75. Ibid., § 217.76. Ibid., § 218.

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Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme 117

tés, construite sur « une conception générale et absolue du statut de l’individu qui rejette le différentialisme au nom de l’homogénéité du corps social » 86.

Elle s’en éloigne aussi s’agissant de l’examen de la seconde exigence, celle faite aux partis de présenter des candidats dans au moins 80 % des communes de la circons-cription visée et sur au moins 80 % des postes à pourvoir. Cela a contraint, selon la Cour, YATAMA à présenter des candidats dans des communes au sein desquelles aucun habitant n’était membre de ces communautés autochtones, d’où une difficulté réelle d’en trouver 87. La Cour en conclut qu’il s’agit d’une restriction elle aussi inconventionnelle puisque disproportionnée, ayant limité indûment la par-ticipation politique des candidats proposés par YATAMA aux élections municipales 88. L’État devait en effet prendre en considération le fait que la population autochtone était minoritaire dans la circonscription en cause et l’absence d’appui potentiel qu’elle pouvait trouver dans certaines communes 89.

Le raisonnement de la Cour interaméricaine est donc une fois encore bien éloigné de celui de la Cour européenne développé dans l’affaire Partei Die Friesen c. Allemagne par exemple. En l’espèce, cette dernière reconnaît en effet la situation de « désavantage » dans laquelle se trouvent les partis représentant « des groupes d’intérêt numériquement faibles définis par des critères tels que l’âge, la conviction religieuse ou la profession » 90 – pour le dire autrement, des minorités. Elle considère en revanche que cette situation résulte du « choix » du parti en cause de ne représenter « que les intérêts d’une petite partie de la population » 91 et que l’État ne peut de ce fait pas en être « tenu pour responsable » 92. Dès lors, et même si la Cour reconnaît par ailleurs que la constitution d’une association, et donc d’un parti, peut permettre à une minorité de préserver et de défendre ses droits 93, elle reprend le principe dégagé par la Commission selon lequel « la Convention n’oblige pas les Parties contractantes à avantager les minorités » 94. De plus, malgré l’adoption de la Convention-cadre pour

la rendrait nécessaire pour satisfaire à un intérêt public impératif » 77. Elle a, à l’inverse, aboutit à ce que les membres de la communauté autochtone qui ont intégré YATAMA soient empêchés d’exercer pleinement leur droit d’être élu 78. La Cour considère alors cette restriction à l’exercice d’un droit politique comme incompatible avec la Conven-tion 79. Se livrant toujours à une lecture combinée des droits politiques avec le principe d’égalité, elle ajoute que les exigences liées à la participation politique, conçues pour les partis politiques, et qui ne peuvent pas être respectées par des regroupements organisés différemment, sont aussi contraires à la Convention 80.

Cette lecture combinée des droits politiques avec le principe d’égalité a cependant des conséquences para-doxales. Car une même restriction aux droits politiques – le fait d’imposer une condition d’affiliation à un parti – peut en effet être, ou non, considérée comme une violation de l’article 23 en fonction de son titulaire. Dans l’affaire Castañeda Gutman c. Mexique, la Cour constate que la victime ne représente pas les intérêts d’un quelconque groupe vulnérable ou marginalisé qui serait de facto privé de l’accès au droit d’éligibilité et qu’elle a eu la possibilité de s’affilier à un parti 81. Dans la mesure où cette restriction remplit bien les critères de légalité, de finalité légitime, de nécessité et de proportionnalité, elle considère qu’elle est légitime et que les droits politiques n’ont donc pas été violés 82. Dans l’affaire Yatama c. Nicaragua, à l’inverse, elle insiste sur le fait que les victimes sont des membres de communautés autochtones « qui se différencient de la majorité de la population » et qui « affrontent de sérieuses difficultés qui les maintiennent dans une situation de vulnérabilité et de marginalité » 83. Aussi, l’État doit prendre en considération « leurs valeurs, usages, coutumes, rites et formes d’organisation » 84 et reconnaître d’autres for-mations que les partis politiques 85. La jurisprudence de la Cour interaméricaine se distingue de ce point de vue clairement de celle de la Cour européenne, qui s’inscrit dans une vision beaucoup plus libérale des droits et liber-

77. Ibid.78. Ibid.79. Ibid., § 219.80. Ibid., § 220.81. Cour IDH, Castañeda Gutman c. Mexique, § 172.82. Ibid.83. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 202.84. Ibid., § 225.85. Ibid., § 215-217.86. Y. Attal-Galy, Droits de l’homme…, p. 2.87. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 221-223.88. Ibid., § 223.89. Ibid.90. Cour EDH, 5e section, 28 janvier 2016, Partei Die Friesen c. Allemagne, nº 65480/10, § 40 (nous traduisons).91. Ibid.92. Ibid.93. La Cour rappelle le principe dégagé dans l’affaire Gorzelik et autres c. Pologne selon lequel « la fondation d’une association afin d’exprimer et

promouvoir l’identité d’une minorité peut aider cette dernière à préserver et défendre ses droits » (Cour EDH, GC, 17 février 2004, Gorzelik et autres c. Pologne, nº 44158/98, § 93 ; voir aussi Cour EDH, 5e section, 28 janvier 2016, Partei Die Friesen c. Allemagne, § 41).

94. Com. EDH, déc., 15 avril 1996, Magnago et Südtiroler Volkspartei c. Italie, nº 25035/94 ; cité par Cour EDH, 5e section, 28 janvier 2016, Partei Die Friesen c. Allemagne, § 42. Notons que, dans la version anglaise de ces affaires, la Cour affirme, à la suite de la Commission, que la Convention n’impose pas aux États de prévoir des « discriminations positives » en faveur des minorités : « the Convention does not compel the Contracting Parties to provide for positive discrimination in favour of minorities » (ibid.).

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118 Marie Rota

ont clairement influencé les rédacteurs de la Convention européenne 103 qui consacre, dans son article 17, l’inter-diction de l’abus de droit 104.

Sans pour autant se fonder sur cette disposition, la Cour a consacré le principe dit de « démocratie apte à se défendre » invoqué par certains États européens ayant connu des régimes totalitaires pour justifier certaines restrictions aux droits et libertés conventionnellement protégés. La Cour s’en remet par exemple à « l’expé-rience que [l’Allemagne] a connue sous la République de Weimar » et au « cauchemar du nazisme » 105, ou encore au « contexte historique précis » que connaît la Hongrie 106, au « passé politique » de la Lettonie 107 et au « régime théocratique islamique » qui a sévi en Turquie 108, pour permettre aux États d’adopter des restrictions aux droits de nature politique des requérants en vue de sauvegar-der certains principes démocratiques. Les restrictions sont considérées comme nécessaires à la protection du caractère démocratique de la société, dans la mesure où il a déjà été atteint par le passé.

La célèbre affaire Refah Partisi c. Turquie est intéres-sante du point de vue du sujet traité puisque la restriction en cause concernait justement la dissolution d’un parti politique prônant la mise en place d’un régime politique fondé sur la Charia. Soulignant, entre autres, l’incom-patibilité de ces principes avec ceux de la démocratie 109, la Cour refuse de considérer cette restriction à la liberté d’association comme contraire à la Convention. Elle souligne à ce titre

[…] qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs 110.

Elle consacre donc la vision la plus radicale de la démo-cratie militante puisqu’aboutissant à un encadrement non

la protection des minorités nationales 95 et le fait qu’elle encourage la mise en place de mécanismes permettant une participation effective des minorités aux affaires publiques, les juges de Strasbourg se rallient à la position de la Cour constitutionnelle de Basse-Saxe selon laquelle il ne découle de cette Convention « aucune obligation claire et contrai-gnante » d’exempter les partis représentant des minorités nationales de l’obligation d’atteindre un certain seuil de voix pour obtenir un mandat 96. Aussi, même interprétée à la lumière de ce texte, « la Convention ne requiert pas un traitement différent en faveur de partis minoritaires » 97.

On le voit, la philosophie sociale des droits et libertés dans laquelle s’inscrit la jurisprudence de la Cour de San José heurte de plein fouet la philosophie libérale défendue par la Cour de Strasbourg 98. Cette différence de conception aboutit en outre à des solutions clairement opposées. Cela pourrait aussi être le cas s’agissant de l’importation du concept de démocratie militante dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine.

III. L’importation annoncée du concept de démocratie militante

La Cour interaméricaine n’a jamais été amenée à se prononcer directement sur des restrictions aux droits adoptées en vue de défendre la démocratie entendue dans son sens libéral, qui place les droits et libertés au fondement du pouvoir 99. La Cour européenne, quant à elle, n’a pas hésité à importer le concept de démocratie militante, développé notamment par le constitutionnaliste allemand Karl Loewenstein 100. Ce dernier, « prétendant dépasser la tension considérée jusqu’alors insoluble entre liberté des citoyens et sûreté de l’État » 101, prône la mise en place de « mécanismes de défense active pour éviter que la démocratie et les principes constitutionnels ne soient mis en péril par l’exercice des droits et libertés » 102. Ces idées

95. La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, élaborée par la Commission de Venise et adoptée le 1er février 1995 dans le cadre du Conseil de l’Europe, est entrée en vigueur le 1er février 1998 après douze ratifications.

96. Cour EDH, 5e section, 28 janvier 2016, Partei Die Friesen c. Allemagne, § 43.97. Ibid.98. M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 368-371.99. En ce sens, la démocratie est entendue comme régime politique au sein duquel le peuple est le détenteur du pouvoir. Il ne doit donc obéir qu’aux

normes qu’il a lui-même adoptées d’où la nécessaire autonomie qui lui est reconnue et dont il va jouir via la reconnaissance par l’État de droits et libertés. Sur ce point, voir, entre autres, M.-A. Cohendet, Droit constitutionnel, 3e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Cours), 2017, p. 31-32.

100. Sur les origines du concept, voir A. Simard, « L’échec de la Constitution de Weimar et les origines de la “démocratie militante” en RFA », Jus Politicum, nº 1, décembre 2008, en ligne : http://juspoliticum.com/article/L-echec-de-la-Constitution-de-Weimar-et-les-origines-de-la-democratie-militante-en-R-F-A-29.html.

101. Ibid.102. Ü. Kilinç, « La conception de la démocratie militante dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue trimestrielle

des droits de l’homme, nº 90, 2012, p. 298.103. Ibid., p. 299-301.104. Selon cet article, en effet, « Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un

groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».

105. Cour EDH, GC, 26 septembre 1995, Vogt c. Allemagne, nº 17851/91, § 51.106. Cour EDH, GC, 20 mai 1999, Rekvényi c. Hongrie, nº 25390/94, § 48.107. Cour EDH, GC, 16 mars 2006, Ždanoka c. Lettonie, nº 58278/00, § 83.108. Cour EDH, GC, 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, nº 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 125.109. Ibid., § 123.110. Ibid., § 98.

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Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme 119

consacre le droit d’être entendu devant un juge « indé-pendant et impartial », elle considère qu’il s’agit bien d’un objectif légitime permettant de restreindre leurs droits 119. Il existe, enfin, un « consensus régional relatif à la nécessité de restreindre les activités politiques et partisanes des juges, sachant que dans certains États, toute participation en politique est, d’une manière générale, prohibée, excepté le vote aux élections » 120.

Néanmoins, la Cour rappelle aussitôt que « la faculté pour l’État de réguler ou de restreindre ces droits n’est pas discrétionnaire et que toute limitation aux droits consacrés par la Convention doit s’interpréter de manière restrictive » 121. Aussi, les restrictions « à la participation d’activités de type partisane des juges » ne sauraient être « interprétée[s] de façon à ce qu’elles ne les empêchent de participer à toute discussion de nature politique » 122.

C’est ce qui justifie que les juges doivent pouvoir se réapproprier leurs droits politiques et donc sortir de leur devoir de réserve en cas de situation de mise en péril de la démocratie. La Cour précise en effet qu’il y a des cas dans lesquels un juge, en tant que citoyen, « considère qu’il a un devoir moral de s’exprimer » 123. Elle en déduit que les normes qui restreignent la participation politique des juges ne sont pas applicables dans le cadre d’agissements en défense de l’ordre démocratique 124. Le fait de ne pas leur laisser la possibilité de se prononcer contre un coup d’État serait même contraire à « l’indépendance entre les pouvoirs de l’État » et à ses « obligations internationales » telles qu’elles découlent de sa qualité de membre de l’Orga-nisation des États américains (OEA) 125.

De telles circonstances invalident donc toute procé-dure disciplinaire menée à leur encontre, pourtant jugées compatibles avec la Convention dans des circonstances normales. En période de « graves crises démocratiques », l’exercice de leur liberté d’expression, de leur droit de réunion et de manifestation doit s’analyser comme un « exercice légitime de leurs droits, en tant que citoyens » 126.

seulement des activités des partis politiques mais aussi des idées 111.

Le continent américain a lui aussi été influencé par la pensée des émigrés allemands à partir de 1933, et notamment par celle de Karl Loewenstein 112. On trouve d’ailleurs dans le Pacte de San José une clause d’abus de droit beaucoup plus détaillée que celle figurant au sein de la Convention de Rome 113. La Cour interaméricaine, quant à elle, ne s’est pas encore directement saisie de ce concept. Sa décision Yatama c. Nicaragua laisse cependant présager sa reprise dans un sens aussi radical que celui qui est adopté par la Cour européenne puisqu’elle précise que les partis politiques et les organisations ou groupes qui participent à la vie de l’État « doivent avoir des buts compatibles avec le respect des droits et libertés conventionnellement protégés » 114.

Elle le développe en outre dans sa récente décision López Lone et autres c. Honduras mais l’aborde néanmoins différemment. Il était question, dans cette affaire, du devoir de réserve des juges honduriens, restreignant leur droit de « participer à la direction des affaires publiques » 115. La Cour reconnaît tout d’abord que les droits politiques revêtent un caractère fondamental dans une « société démocra-tique », tout comme d’ailleurs la liberté d’expression et de réunion. Ces droits ne sont cependant pas absolus et peuvent faire l’objet de restrictions, dans la mesure où celles-ci respectent les différents critères de compatibilité avec la Convention 116.

Mais la Cour souligne aussi que des restrictions dif-férentes de celles classiquement admises peuvent être envisageables s’agissant des magistrats et magistrates en raison de leurs fonctions en tant que tels. Elles ne le sont cependant que « dans les conditions normales de l’État de droit » 117 et se justifient par le souci de garantir l’indépendance et l’impartialité des juges, par ailleurs consacrées par différents textes et organes internationaux sur lesquels la Cour s’appuie explicitement 118. De plus, et dans la mesure où l’article 8 de la Convention américaine

111. Sur l’évolution de la conception de la démocratie militante avant et après la Seconde Guerre mondiale en ce sens, voir A. Simard, « L’échec de la Constitution de Weimar… ».

112. Sur ce point, voir A. Berthout, La démocratie militante, thèse de doctorat en droit public sous la direction de J. Arlettaz, université de Montpellier, en cours de rédaction.

113. L’article 29 de la Convention américaine prévoit en effet qu’« Aucune disposition de la présente Convention ne peut être interprétée comme : a. Autorisant un État partie, un groupement ou un individu à supprimer la jouissance et l’exercice des droits et libertés reconnus dans la présente Convention ou à les restreindre plus qu’il n’est prévu dans ladite Convention ; b. restreignant la jouissance et l’exercice de tout droit ou de toute liberté reconnus par la législation d’un État partie ou dans une convention à laquelle cet État est partie ; c. excluant d’autres droits et garanties inhérents à la personne humaine ou qui dérivent de la forme démocratique représentative de gouvernement ; d. supprimant ou limitant les effets que peuvent avoir la Déclaration américaine des Droits et Devoirs de l’Homme et tous autres actes internationaux de même nature ».

114. Cour IDH, Yatama c. Nicaragua, § 216.115. Article 23.1.a de la Convention américaine.116. Cour IDH, López Lone et autres c. Honduras, § 168.117. Ibid., § 169.118. Ibid. § 170.119. Ibid., § 171.120. Ibid., § 172.121. Ibid.122. Ibid.123. Ibid., § 173. On pourrait cependant objecter à la Cour qu’elle se fonde sur tout un ensemble de textes internationaux qui consacrent davantage

l’obligation faite aux juges de dénoncer toute atteinte à leur indépendance.124. Ibid., § 174.125. Ibid.126. Ibid. (nous soulignons).

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120 Marie Rota

La reprise de ce concept serait-il cependant de nature à heurter les principes inhérents au concept de « démocratie sociale » que la Cour interaméricaine défend quant à elle ? Il semble qu’il faille répondre par la négative. Car il ne se distingue de celui de démocratie libérale qu’au regard des fondements philosophiques des droits et libertés protégés. Alors que les tenants de la démocratie libérale les fondent davantage sur le nécessaire respect de la liberté, ceux de la démocratie sociale insistent quant à eux sur le nécessaire respect de l’égalité 129. Le fondement de la démocratie reste cependant le même : elle suppose que chacun soit indépendant du pouvoir mais aussi que toute personne ait la possibilité de se l’en approprier, de manière libre et égale 130. La prise en compte différenciée de la liberté et de l’égalité réelle ou substantielle explique néanmoins que la notion de démocratie puisse être entendue différemment et que les principes qui la sous-tendent ne soient pas les mêmes. C’est alors en cela que la jurisprudence des deux Cours pourrait se distinguer : les principes fondamentaux à défendre pourraient ne pas être si semblables. Le rôle joué par les partis politiques dans le standard de société démocratique tel que développé par la Cour inter-américaine et au regard duquel elle lit la Convention est bien relatif, notamment lorsqu’on le compare avec celui qui est reconnu au sein de la jurisprudence européenne. Ceci s’explique principalement par son attachement au principe d’égalité, qui peut aussi se manifester à d’autres égards. C’est sur ce fondement que la Cour se saisit, par exemple, des mécanismes de démocratie participative 131. Elle incite aussi les États parties à la Convention à s’affranchir du modèle classique du régime représentatif classique, au sein duquel les partis politiques jouent un rôle primordial. La jurisprudence de la Cour interaméricaine invite donc une fois encore à la réflexion, particulièrement nécessaire dans nos démocraties libérales souffrant d’une crise du régime représentatif couplée aujourd’hui avec celle des partis.

Le seul fait d’initier des procédures disciplinaires à leur encontre « suite à leurs actions d’opposition au coup d’État et en faveur de l’État de droit » est d’ailleurs, lui aussi, considéré comme étant contraire à la Convention, au regard de son caractère « intimidant » 127.

Peut-on cependant en conclure que le juge aurait la possibilité de s’affilier à un parti durant cette période de contestation de l’ordre établi ? La question reste posée. On peut en revanche regretter l’assimilation ou plutôt la confusion que semble ici faire la Cour entre théorie de l’État de droit et démocratie. Car si elle insiste bien dans un premier temps sur la nécessité pour les juges de pouvoir s’exprimer en tant que citoyen en période de crise politique pour défendre la démocratie, il ne semble pas que ce soit en faveur de l’expression du pouvoir constituant originaire. Leur action a-t-elle uniquement pour but de protéger l’ordre constitutionnel établi (et donc l’État de droit stricto sensu) ? Ou est-ce véritablement la sauve-garde de la démocratie (ce qui supposerait que les juges puissent aussi agir en vue de changer de Constitution) qui est visée ? La substitution du terme « État de droit » à celui de « démocratie » à la fin de son raisonnement laisse planer le doute.

Afin de le lever, les juges de San José pourraient très bien reprendre l’argumentaire développé par ceux de Strasbourg dans l’affaire Refah Partisi c. Turquie. Car si ces derniers reconnaissent « qu’un parti politique peut promouvoir un changement de la législation ou des struc-tures légales ou constitutionnelles de l’État », ils affirment qu’il ne peut le faire qu’à deux conditions : « 1. les moyens utilisés à cet effet doivent être légaux et démocratiques ; 2. le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux » 128. La Cour prône donc un encadrement du pouvoir constituant en vue de permettre le respect des principes fondamentaux de la démocratie libérale qui trouve son fondement dans le respect des droits et libertés.

127. Cour IDH, López Lone et autres c. Honduras, § 176.128. Cour EDH, GC, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, § 98.129. Pour une analyse historique de ce concept en Amérique latine, se référer aux travaux de S. García Ramírez, « Estado democrático y social de

derecho », Boletín Mexicano de Derecho Comparado, nº 98, 2000, p. 595-635 ; H. Gros Espiell, Estudios sobre Derechos Humanos, Madrid, Civitas, 1988, t. II, notamment p. 65-86. Voir également les travaux récents des Argentins Víctor Abramovich et Christian Courtis, mais aussi de l’Italien Luigi Ferrajoli auteurs de référence en la matière, notamment V. Abramovich, C. Courtis, El umbral de la ciudadanía. El significado de los derechos sociales en el Estado social constitucional, Buenos Aires, Editores del Puerto, 2006 ; L. Ferrajoli, « Estado social y Estado de derecho », in Derechos sociales. Instrucciones de uso, V. Abramovich, M. J. Añón, C. Courtis (dir.), Mexico, Fontamara, 2006, p. 11-21. Pour une analyse de ce concept et son évolution en langue française, se référer à l’intervention de C. M. Herrera, « État social et droits sociaux fondamentaux » au colloque « État et régulation sociale », CES-Matisse, Paris, 11-13 septembre 2006. Voir aussi M. Rota, L’interprétation des Conventions…, p. 348-354 et 365-368.

130. Selon Hans Kelsen, c’est « la synthèse de ces deux principes [liberté et égalité] qui est la caractéristique de la démocratie » (H. Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, Paris, Dalloz, 1932, p. 2).

131. Voir, par exemple, Cour IDH, Pueblo Indígena Kichwa de Sarayaku c. Équateur, fond et réparations, 27 juin 2012, série C, nº 245, § 159.

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Variétés

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CRDF, nº 16, 2018, p. 123 - 140

L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme

Commentaire sous l’arrêt Western Sahara Campaign de la CJUE du 27 février 2018

Carlos RUIZ MIGUELProfesseur de droit constitutionnel à l’université de Saint-Jacques de Compostelle (Espagne)

I. Le statut du Sahara occidental et la question des droits de l’homme au niveau des Nations unies

A. Le statut international du Sahara occidental

B. La question des droits de l’homme dans les résolutions du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental

II. La position du Parlement européen sur le statut international du Sahara occidental et les droits de l’homme

A. Le statut du Sahara occidental dans les résolutions du Parlement européen

B. Les droits de l’homme au Sahara occidental et le Parlement européen

III. La question du Sahara occidental dans les avis du service juridique du Parlement européen

A. L’avis de 2006

B. L’avis de 2009

C. L’avis de 2011

D. L’avis de 2013

IV. Statut juridique du Sahara occidental et droits de l’homme dans la jurisprudence de la CJUE

A. L’affaire dite Polisario (T-512/12 et C-104/16 P)

1. La demande du Front Polisario

2. L’arrêt de la 8e chambre de la CJUE du 10 décembre 2015 : les droits de l’homme comme critère décisif

3. Le pourvoi en appel et l’opinion de l’avocat général du 13 septembre 2016

4. L’arrêt de la grande chambre de la CJUE du 21 décembre 2016

B. L’affaire dite Western Sahara Campaign (C-266/16)

1. La question préjudicielle de la High Court of Justice (England & Wales)

2. L’opinion de l’avocat général du 10 janvier 2018

3. L’arrêt de la grande chambre de la CJUE du 27 février 2018

V. Le Conseil récidive alors que la Cour enfonce le clou

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124 Carlos Ruiz Miguel

L’arrêt dit Western Sahara Campaign (C-266/16) n’est pas la première décision de la Cour de justice de l’Union euro-péenne (CJUE) concernant le Sahara occidental, mais elle revêt une importance particulière parce qu’elle consolide une doctrine déjà établie dans son précédent arrêt Polisario du 21 décembre 2016 (C-104/16 P). La grande chambre de la CJUE va trancher dans les deux affaires les questions posées autour du Sahara occidental sans faire référence dans son argumentation aux droits de l’homme. Ceci ne veut toutefois pas dire que l’exigence du respect des droits de l’homme a été ou devra être ignorée dans les relations de l’Union européenne (UE) avec les acteurs internationaux concernés (Maroc, Front Polisario).

I. Le statut du Sahara occidental et la question des droits de l’homme au niveau des Nations unies

A Le statut international du Sahara occidental

Le Sahara occidental 1, d’après les Nations unies, est un « territoire non autonome » qui attend encore le para-chèvement de sa décolonisation. Comme tel, il est inscrit dans l’agenda de la Quatrième Commission (Politiques spéciales et décolonisation) 2. La décolonisation du terri-toire doit être opérée par « l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire » 3, soit à travers un référendum d’autodétermination comme l’ont exigé les résolutions de l’Assemblée générale 4 et du Conseil de sécurité 5. Le Conseil de sécurité avait publié un Plan de règlement agréé par les deux parties au conflit (le Royaume du Maroc et le Front Polisario 6) 7 qui fut complété par des nouveaux accords entre les deux parties adoptés en 1997 (accords de Houston 8) et 1999 9, approuvés par le Conseil

de sécurité 10. À cette fin, le Conseil de sécurité avait ins-tauré la mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO) 11, qui avait pu achever le recensement de la liste des votants au réfé-rendum en décembre 1999, après avoir surmonté nombre d’obstacles 12. Après cette finalisation du recensement, et au vu et su de la composition de la liste électorale (qui, avec peu de doutes, vouait à l’échec l’option d’intégration du territoire au Royaume du Maroc), le Royaume du Maroc décida de ne plus honorer ses engagements. Quelques mois après la communication de la liste des votants aux deux parties au conflit, le Maroc recommençait à poser des obstacles au processus, pour finalement communiquer au secrétaire général des Nations unies en avril 2004 (après un brutal bouleversement de la situation politique en Espagne) son intention de ne plus poursuivre l’applica-tion du Plan de règlement, préalablement accepté par les deux parties (Maroc et Front Polisario) et approuvé par le Conseil de sécurité, en déclarant que « Le caractère définitif de la solution d’autonomie n’est […] pas négociable pour le Royaume » 13.

B. La question des droits de l’homme dans les résolutions du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental 14

Le blocage du processus politique pour l’organisation du référendum a permis, au niveau des Nations unies, de soulever d’autres questions éclipsées par le référen-dum, et notamment la question des droits de l’homme et la question de la légalité des activités économiques se développant dans le territoire. À cet égard, il faut rappeler que le plan Baker présenté en 2003 suite au blocage du Plan de règlement 15 contenait déjà des éléments sur les

1. Parmi les ouvrages en langue française qui traitent avec le plus de rigueur cette question, voir M. de Froberville, Sahara occidental. La confiance perdue, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Le droit international et la question du Sahara occidental, V. Chapaux, K. Arts, P. Pinto Leite (dir.), Porto, International Platform of Jurists for East Timor, 2009.

2. La question du Sahara occidental est inscrite dans la « Liste préliminaire annotée des questions à inscrire à l’ordre du jour provisoire de la soixante-douzième session ordinaire de l’Assemblée générale » au numéro 62 : « Application de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux » (document A/72/100 pour la présente – au moment d’écrire ce texte – session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies).

3. « La Cour n’a donc pas constaté l’existence de liens juridiques de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV) quant à la décolonisation du Sahara occidental et en particulier l’application du principe d’autodétermination grâce à l’expression libre et authentique dela volonté des populations du territoire » (Cour internationale de justice, « Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975 », Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances, 1975, p. 68, § 162).

4. Voir, inter alia, A/RES/2229 (XXI), 20 décembre 1966 ; A/RES/3458 (XXX), 10 décembre 1975 ; A/RES/38/40, 7 décembre 1983.5. S/RES/658 (1990), 27 juin 1990 ; S/RES/690 (1991), 29 avril 1991 ; S/RES/973 (1995), 13 janvier 1995.6. Acronyme pour Front Populaire pour la libération de Saguia el Hamra (région nord du Sahara occidental) e Rio de Oro (région sud du Sahara

occidental).7. S/RES/658 (1990), 27 juin 1990 ; S/RES/690 (1991), 29 avril 1991.8. Annexes I, II et III du rapport du secrétaire général, S/1997/742, 24 septembre 1997.9. S/1999/483/Add.1, 13 mai 1999.

10. S/RES/1133 (1997), 20 octobre 1997 et S/RES/1238 (1999), 14 mai 1999.11. S/RES/690 (1991), 29 avril 1991.12. S/2000/131, 23 février 2000, § 6.13. S/2004/325, 23 avril 2004, p. 12.14. Sur ce sujet, voir C. Ruiz Miguel, « La responsabilité internationale et les droits de l’homme : le cas du Sahara occidental », Cahiers de la recherche

sur les droits fondamentaux, nº 11, 2013, p. 105-130.15. Le texte du plan Baker (officiellement Plan de paix pour l’autodétermination du peuple du Sahara occidental) se trouve en annexe au rapport du

secrétaire général au Conseil de sécurité, S/2003/565, 23 mai 2003, annexe II, p. 15-19.

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L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme… 125

deux questions : la question des droits de l’homme 16 et les ressources naturelles du territoire 17.

L’introduction du vocabulaire des droits de l’homme dans les résolutions du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental ne se fit pas de manière aisée. La première référence, indirecte, à la question se trouve dans une réso-lution de 2010 qui, sous influence autrichienne, évoque la « dimension humaine » du conflit 18. En effet, la « dimension humaine » est la formule employée par l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) pour traiter des droits de l’homme 19, dont le siège se trouve à Vienne… Mais ce n’est que l’année suivante que l’on consacre l’expression des « droits de l’homme » dans le vocabulaire des résolutions du Conseil de sécurité sur le Sahara occidental. C’est en 2011 que le Conseil de sécurité souligne « qu’il importe d’améliorer la situation des droits de l’homme au Sahara occidental » 20, mais sans établir un système international de protection à cet égard. Cette formule fut encore reprise en 2012 21. Il faudra toutefois attendre 2013 pour que les États-Unis dans leur projet de résolution sur la question du Sahara occidental essaient d’introduire un mécanisme international de suivi, mais la farouche opposition du Maroc, soutenu par la France et l’Espagne, fit échouer cette tentative. En échange, la résolution évoque l’« interaction en cours du Maroc avec les Procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies » 22. Cette interaction commence en 2010 (avec la mission au Maroc du groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires 23), continue en 2011 (avec l’experte indépendante dans le domaine des droits culturels 24), en 2012 (avec le groupe de travail sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes dans la législation et dans la pratique 25, le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou trai-tements cruels, inhumains ou dégradants 26) et en 2013 (avec le groupe de travail sur la détention arbitraire 27, la rapporteuse spéciale sur la traite des êtres humains 28).

Mais après le succès diplomatique franco-marocain au niveau du Conseil de sécurité et la résolution qui loua les avantages des Procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme, en 2014, le Maroc n’avait encore reçu la visite d’aucun rapporteur spécial ou groupe de travail. Ce n’est qu’en janvier 2015 que sera autorisée la visite au Sahara occidental de l’experte indépendante sur les droits de l’homme et la solidarité internationale 29. Mais le Maroc a refusé d’autoriser le suivi des observations déjà formulées par certains rapporteurs spéciaux, notamment celui sur la torture. Les limites de cette formule sont notoires, et le secrétaire général considère qu’une

[…] surveillance indépendante, impartiale, globale et sou-tenue de la situation des droits de l’homme est nécessaire pour veiller à assurer la protection de tous les habitants du Sahara occidental 30.

II. La position du Parlement européen sur le statut international du Sahara occidental et les droits de l’homme

La Communauté européenne, avant sa transformation en Union européenne, s’était saisie de la question du Sahara occidental. C’est le Parlement européen (PE) qui s’est prononcé sur le statut du territoire, mais aussi sur la question des droits de l’homme.

A. Le statut du Sahara occidental dans les résolutions du Parlement européen 31

Le PE s’est prononcé sur le statut du territoire tout en faisant sienne la doctrine des Nations unies. Selon le PE, le Sahara occidental est un « territoire non autonome », objet d’un « processus de décolonisation » qui n’est pas encore parachevé 32. Le conflit du Sahara occidental est donc un

16. Le § 13 du plan Baker prévoyait que « [l]es lois, règlements et autres textes adoptés par l’Autorité du Sahara occidental doivent tous être conformes aux normes internationales relatives aux droits de l’homme […] » (S/2003/565, 23 mai 2003, annexe II, p. 17).

17. Le § 8.a du plan Baker attribuait « compétence exclusive » à l’Autorité du Sahara occidental, pendant la période transitoire préalable au référendum sur la « pêche » et les « mines » (S/2003/565, 23 mai 2003, annexe II, p. 16).

18. S/RES/1920 (2010), 30 avril 2010, p. 1.19. Voir V.-Y. Ghebali, Le rôle de l’OSCE en Eurasie, du sommet de Lisbonne au Conseil ministériel de Maastricht (1996-2003), Bruxelles, Bruylant,

2014, p. 2114 sq.20. S/RES/1979 (2011), 27 avril 2011, p. 2.21. S/RES/2044 (2012), 24 avril 2012, p. 2.22. S/RES/2099 (2013), 25 avril 2013, p. 2.23. A/HRC/13/31/Add.1, 9 février 2010.24. A/HRC/20/26/Add.2, 2 mai 2012.25. A/HRC/20/28/Add.1, 19 juin 2012.26. A/HRC/22/53/Add.2, 30 avril 2013.27. A/HRC/WGAD/2013/19, 14 janvier 2014 ; A/HRC/27/48/Add.5, 4 août 2014.28. A/HRC/26/37/Add.3, 1er avril 2014.29. A/HRC/32/43/Add.1, 27 avril 2016.30. S/2018/277, 29 mars 2018, § 88 ; voir aussi S/2017/307, 10 avril 2017, § 92.31. Voir C. Ruiz Miguel, « La Unión Europea y el Sahara Occidental : (verdaderos) principios y (falsos) intereses », in El derecho a la libre determi-

nación del pueblo del Sahara Occidental : del “ius cogens” al “ius abutendi”, F. Palacios Romeo (dir.), Cizur Menor, Thomson-Aranzadi, 2014, p. 161-201 ; J. D. Torrejón Rodríguez, La Unión Europea y la cuestión del Sahara Occidental : la posición del Parlamento Europeo, Madrid, Reus, 2014 ; The European Approach towards Western Sahara, M. Balboni, G. Laschi (dir.), Bruxelles, P. Lang, 2017.

32. Résolutions du 27 octobre 2005 et du 25 novembre 2010, Journal officiel de l’Union européenne, 9 novembre 2006, C 272E, p. 582-583 ; Journal officiel de l’Union européenne, 3 avril 2012, C 99E, p. 87-88.

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droits de l’homme. Cependant, à partir de sa deuxième résolution sur la question, le PE a pris en compte la situation des droits de l’homme au Sahara occidental dans les résolutions approuvées dans les années qui ont suivi 43, toutes adoptées avant que le Conseil de sécurité n’approuve le Plan de règlement pour le Sahara occi-dental. Au moment de la publication du Plan, le PE a approuvé une résolution en soutien dudit Plan 44, mais a réitéré peu après ses demandes de respect des droits de l’homme dans différentes résolutions (12 septembre 1991 45, 29 octobre 1992 46, 27 mai 1993 47, 10 février 1994 48, 16 mars 1995 49, 13 juillet 1995 50).

Le 26 février 1996, la Communauté européenne et le Maroc ont signé un accord d’association, entré en vigueur en 2000 51. À partir de ce moment-là, les réso-lutions du PE deviennent moins exigeantes concernant le respect des droits de l’homme et invitent plutôt le Maroc à un « dialogue large et permanent visant à pro-mouvoir le respect des droits de l’homme », comme le dit la résolution du 6 juin 1996 52. Dans les années suivantes, les droits de l’homme disparaissent du langage du PE (recommandation du 10 mars 1998 53, résolution du 14 janvier 1999 54). La résolution du 16 mars 2000 adopte un langage plus ferme en demandant « la garantie d’une liberté totale d’expression, d’association et de manifestation pour les habitants du Sahara occidental » 55. Mais plusieurs résolutions approuvées postérieurement sont moins exigeantes à ce sujet : la résolution du

« problème de décolonisation » 33 qui oppose deux parties, qui sont le Maroc et le Front Polisario 34. Le PE reconnaît que la solution de ce conflit nécessite que le « peuple du Sahara occidental » exerce son « droit inaliénable » à « l’autodétermination » et à « l’indépendance » 35 à travers un référendum 36. Ce référendum doit être « libre » 37. L’UE ne considère pas que le Sahara occidental appartient au Maroc et qualifie les territoires du Sahara occidental sous contrôle marocain de « territoires occupés » 38 et recommande

[…] que le territoire du Sahara occidental soit placé pro-visoirement sous le contrôle des Nations unies et de leur force de paix (MINURSO), en attendant la préparation et la tenue d’un référendum qui permettra au peuple sahraoui de se prononcer sur l’avenir de son pays 39.

Le PE a fait référence au statut de l’Espagne dans sa première résolution sur le Sahara occidental, approuvée en 1981 alors que l’Espagne n’avait pas encore adhéré aux Communautés européennes. Alors que les versions française, italienne ou allemande, au niveau du passage faisant état du retrait de l’Espagne, laissent entendre qu’elle est encore la « puissance administrante » 40, le texte anglais semble différent 41.

B. Les droits de l’homme au Sahara occidental et le Parlement européen

La première résolution du PE sur le Sahara occidental date du 12 mars 1981 42 mais elle ne fait pas référence aux

33. Résolutions du 15 mars 1989 et du 12 septembre 1991, Journal officiel de l’Union européenne, 17 avril 1989, C 96, p. 59-61 ; Journal officiel de l’Union européenne, 14 octobre 1991, C 267, p. 129-130.

34. Résolutions du 15 mars 1989, du 11 octobre 1990, du 18 avril 1991 et du 16 mars 1995, Journal officiel de l’Union européenne, 17 avril 1989, C 96, p. 59-61 ; Journal officiel de l’Union européenne, 12 novembre 1990, C 284, p. 131-132 ; Journal officiel de l’Union européenne, 20 mai 1991, C 129, p. 126-127 ; Journal officiel de l’Union européenne, 10 avril 1995, C 89, p. 159.

35. Résolution du 15 mars 1989, Journal officiel de l’Union européenne, 17 avril 1989, C 96, p. 59-61.36. Résolutions du 15 mars 1989, du 18 avril 1991, du 16 mars 1995, du 16 mars 2000 et résolution ACP-UE du 20 mars 1997, Journal officiel de

l’Union européenne, 17 avril 1989, C 96, p. 59-61 ; Journal officiel de l’Union européenne, 20 mai 1991, C 129, p. 126-127 ; Journal officiel de l’Union européenne, 10 avril 1995, C 89, p. 159 ; Journal officiel de l’Union européenne, 29 décembre 2000, C 377, p. 354-355 ; Journal officiel de l’Union européenne, 9 octobre 1997, C 308, p. 52.

37. Résolutions du 18 avril 1991 et du 16 mars 2000, Journal officiel de l’Union européenne, 20 mai 1991, C 129, p. 126-127 ; Journal officiel de l’Union européenne, 29 décembre 2000, C 377, p. 354-355.

38. Résolution du 27 mai 1993, Journal officiel de l’Union européenne, 28 juin 1993, C 176, p. 158.39. Résolution du 18 avril 1991, Journal officiel de l’Union européenne, 20 mai 1991, C 129, p. 126-127.40. Résolution du 12 mars 1981, Journal officiel de l’Union européenne, 6 avril 1981, C 77, p. 43-45 (version française : « à la suite du retrait de l’Espagne,

puissance administrante, du Sahara occidental » ; version italienne : « in seguito al ritiro della Spagna, potenza amministrativa, dal Sahara occidentale » ; version allemande : « infolge des Rückzugs Spaniens als Verwaltungsmacht der westlichen Sahara »).

41. « Following the end of Spanish administrative authority in Western Sahara ».42. Journal officiel de l’Union européenne, 6 avril 1981, C 77, p. 43-45.43. Résolutions du 17 décembre 1987, du 15 mars 1989, du 15 février 1990 et du 11 octobre 1990, Journal officiel de l’Union européenne, 18 janvier

1988, C 13, p. 102 ; Journal officiel de l’Union européenne, 17 avril 1989, C 96, p. 59-61 ; Journal officiel de l’Union européenne, 19 mars 1990, C 68, p. 143-144 ; Journal officiel de l’Union européenne, 12 novembre 1990, C 284, p. 131-132.

44. Résolution du 18 avril 1991, Journal officiel de l’Union européenne, 20 mai 1991, C 129, p. 126-127.45. Résolution du 12 septembre 1991, Journal officiel de l’Union européenne, 14 octobre 1991, C 267, p. 129-130.46. Résolution du 29 octobre 1992, Journal officiel de l’Union européenne, 23 novembre 1992, C 305, p. 153.47. Résolution du 27 mai 1993, Journal officiel de l’Union européenne, 28 juin 1993, C 176, p. 158.48. Résolution du 10 février 1994, Journal officiel de l’Union européenne, 28 février 1994, C 61, p. 177.49. Résolution du 16 mars 1995, Journal officiel de l’Union européenne, 10 avril 1995, C 89, p. 159.50. Résolution du 13 juillet 1995, Journal officiel de l’Union européenne, 25 septembre 1995, C 249, p. 159-160.51. Décision du Conseil et de la Commission du 24 janvier 2000 relative à la conclusion de l’accord euro-méditerranéen établissant une association

entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part, 2000/204/CE, CECA, Journal officiel de l’Union européenne, 18 mars 2000, L 70, p. 1.

52. Résolution du 6 juin 1996, Journal officiel de l’Union européenne, 24 juin 1996, C 181, p. 15-16.53. Recommandation du 10 mars 1998, Journal officiel de l’Union européenne, 6 avril 1998, C 104, p. 29-30.54. Résolution du 14 janvier 1999, Journal officiel de l’Union européenne, 14 avril 1999, C 104, p. 112-113.55. Résolution du 16 mars 2000, Journal officiel de l’Union européenne, 29 décembre 2000, C 377, p. 354-355.

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[…] demande à l’Union européenne d’exiger du Royaume du Maroc qu’il se conforme au droit international en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles au Sahara occidental.

Il est question de toutes sortes de « ressources natu-relles » et pas seulement des ressources « énergétiques ». À peine un mois après, le PE, dans une nouvelle résolution datée du 16 décembre 2010 61, durcit le ton et « condamne la détention et le harcèlement dont sont victimes les défen-seurs des droits de l’homme sahraouis dans le territoire du Sahara-Occidental contrôlé par le Maroc » et « invite instamment les Nations unies à inclure la surveillance de la situation des droits de l’homme dans le mandat de la mis-sion des Nations unies au Sahara-Occidental (Minurso) ».

Plusieurs résolutions du PE approuvées les années suivantes continuent à demander le respect des droits de l’homme au Sahara occidental et à réitérer la demande d’un mécanisme international pour sa protection 62.

III. La question du Sahara occidental dans les avis du service juridique du Parlement européen

Lors de la discussion, au PE, sur la ratification de certains accords internationaux avec le Maroc, plusieurs comités du PE avaient demandé des avis juridiques au service juridique du PE. Ces avis sont confidentiels (donc non publiés officiellement), en application de l’article 4(2) du règlement (CE) relatif à l’accès du public aux documents du PE, du Conseil et de la Commission. Cependant, ils ont été totalement ou partiellement communiqués 63. Il existe, au moins, quatre avis du service juridique du PE concernant le Sahara occidental, datés de 2006, 2009, 2011 et 2013. Trois (2006, 2009, 2013) concernent les accords de pêche, et l’autre (2011) concerne l’accord de libéralisa-tion des produits agricoles et de pêche. Mais ni les arrêts de la Cour dans les affaires Polisario et Western Sahara Campaign, ni l’avocat général ne citent ces documents qui sont pourtant tout à fait pertinents. Aucun desdits avis ne se penche sur la question des droits de l’homme.

20 novembre 2003 56 n’évoque pas les droits de l’homme et celle du 14 avril 2005 57 observe avec préoccupation les rapports qui dénoncent les violations des droits de l’homme au Sahara occidental sous contrôle marocain, mais ne « demande » pas au Maroc de mettre fin à ces pratiques.

Un mois après cette dernière résolution, le 20 mai 2005 se déclenche une « intifadha » au Sahara occidental occupé. La position du PE va alors s’infléchir. Dans sa résolution du 27 octobre 2005 58, le PE « demande » le « respect » des droits de l’homme et appelle pour la première fois à « la préser-vation des ressources naturelles énergétiques du Sahara occidental ». Après cette résolution, les relais du Maroc réussiront à faire échouer les tentatives de validation des nouvelles résolutions. Revêt à cet égard une importance particulière le projet de résolution du 16 décembre 2009 59 concernant l’affaire de la déportation de Mme Aminatou Haïdar (prisonnière politique de longue date et symbole de la résistance pacifique) qui demandait au Maroc

[…] de respecter les droits des défenseurs des droits de l’homme sahraouis et de toutes les personnes sous sa juridiction ainsi que le plein exercice des droits et des libertés fondamentales.

Le projet de résolution va avorter in extremis, car le lendemain le Maroc va accepter le retour au Sahara occi-dental de Mme Haïdar. Mais, l’année suivante, le Maroc détruit le campement de protestation pacifique érigé à Akdeim Izik, près d’El Aaïun, le chef-lieu du Sahara occidental. C’est alors que le PE donne son feu vert à sa résolution du 25 novembre 2010 60 qui

[…] exprime sa préoccupation face à la détention et aux allégations de harcèlement des défenseurs sahraouis des droits de l’homme sur le territoire du Sahara occidental […]

et

[…] demande que les défenseurs des droits de l’homme emprisonnés sur ledit territoire ou au Maroc soient traités dans le respect des normes internationales et qu’ils soient jugés rapidement et de façon juste.

Cette résolution introduit un paragraphe très impor-tant où l’on

56. Résolution du 20 novembre 2003, Journal officiel de l’Union européenne, 7 avril 2004, C 87E, p. 500-503.57. Résolution du 14 avril 2005, Journal officiel de l’Union européenne, 9 février 2006, C 33E, p. 596-597.58. Résolution du 27 octobre 2005, Journal officiel de l’Union européenne, 9 novembre 2006, C 272E, p. 582-583.59. Projet de résolution du 16 décembre 2009 (http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+MOTION+P7-RC-2009-

0247+0+DOC+XML+V0//FR).60. Résolution du 25 novembre 2010, Journal officiel de l’Union européenne, 3 avril 2012, C 99E, p. 87-88.61. Résolution du 16 décembre 2010, Journal officiel de l’Union européenne, 15 juin 2012, C 169E, p. 81-107.62. Voir les résolutions du 16 février 2012, du 18 avril 2012, du 13 décembre 2012, du 7 février 2013, du 22 octobre 2013, du 23 octobre 2013 et du

17 décembre 2015, Journal officiel de l’Union européenne, 30 août 2013, C 249E, p. 41-49 ; Journal officiel de l’Union européenne, 7 septembre 2013, C 258E, p. 8-36 ; Journal officiel de l’Union européenne, 23 décembre 2015, C 434, p. 87-111 ; Journal officiel de l’Union européenne, 22 janvier 2016, C 24, p. 89-97 ; Journal officiel de l’Union européenne, 10 juin 2016, C 208, p. 2-23 ; Journal officiel de l’Union européenne, 10 juin 2016, C 208, p. 119-136 ; Journal officiel de l’Union européenne, 24 novembre 2017, C 399, p. 151-175.

63. Règlement (CE) nº 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, article 4(2) : « Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où sa divulgation porterait atteinte à la protection : / - des intérêts commerciaux d’une personne physique ou morale déterminée, y compris en ce qui concerne la propriété intellectuelle, / - des procédures juridictionnelles et des avis juridiques, / - des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit, / à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé ».

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pour opérer dans ces eaux. Pour évaluer la compatibilité de l’accord avec le droit international, il faut savoir comment celui-ci sera mis en œuvre par le Maroc et comment le Maroc en fera profiter les populations locales 70. Si la mise en œuvre de l’accord soulève des « difficultés » (on sous-entend de type juridique) et si le Maroc méconnaît « ses obligations vis-à-vis du droit international envers le peuple du Sahara occidental », l’UE peut éventuellement invoquer la procédure établie dans l’accord pour suspendre son application 71.

Le service juridique du PE laissait la porte ouverte à une possible extension de l’accord UE-Maroc au Sahara occidental si le Maroc remplissait ses « obligations » découlant du « droit international » envers le « peuple du Sahara occidental ». Même si ces obligations n’étaient pas explicitées, le service juridique laissait entendre la possibilité d’exiger du Maroc (puissance « de facto » sur le Sahara occidental) les obligations imposées aux puissances administrantes d’un territoire non autonome.

B. L’avis de 2009

Le deuxième avis est également requis par la Commission de développement du PE (en l’espèce, par son président, M. Borrell Fontelles), dans une lettre datée du 6 mai 2009. L’avis fut rendu le 13 juillet 2009 et fut signé par Johann Schoo 72. Ce nouvel avis essaie de répondre à deux questions : la première est celle de la conséquence de la déclaration par la République arabe sahraoui démo-cratique (RASD) de sa zone économique exclusive ; la seconde est celle des conséquences de la constatation, après l’entrée en vigueur de l’accord de pêche, du fait que les bateaux européens avaient pêché dans les eaux du Sahara occidental.

Le contexte de la première question est particulier : le 21 janvier 2009, la RASD avait approuvé sa loi 03/2009 établissant les zones maritimes de la République 73. Le président de la Commission de développement demandait au service juridique du PE quelles étaient les conséquences pour l’accord UE-Maroc de cette déclaration. La réponse

A. L’avis de 2006

Le premier (à notre connaissance) avis du PE concernant le Sahara occidental est celui du 20 février 2006 64. Il fut signé par Ricardo Passos et Gabriele Mazzini, ainsi que par Gregorio Garzón Clariana en tant que « Jurisconsult ». Cet avis fut demandé par les coordinateurs de la Commission de développement du PE, dans une lettre du 25 janvier 2006. Il se penche sur la compatibilité des accords de pêche avec le droit international sans faire mention des droits de l’homme à cet égard.

Dans son avis, le service juridique rappelle que le Sahara occidental est listé depuis 1963 comme « territoire non autonome » par les Nations unies 65. Pour le service juridique du PE, l’Espagne est encore considérée comme la « puissance administrante » du territoire même si après 1976 elle n’a pas rempli ses obligations d’information découlant de l’article 73.e de la Charte des Nations unies 66. Le Maroc, quant à lui, n’est ni puissance « souveraine », ni « administrante » de iure du territoire, et sa présence est seulement factice après l’invasion du territoire qui est donc occupé 67.

Une fois le statut du territoire déterminé, le service juridique ajoute que, d’après le droit communautaire, les accords internationaux conclus par l’UE doivent respecter les règles du droit international 68. Le service juridique du PE précise que plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies déclarent que les activités éco-nomiques dans les territoires non autonomes doivent se dérouler en collaboration et au bénéfice des populations autochtones desdits territoires. Cet avis rappelle l’avis du sous-secrétaire général des Nations unies et conseiller juridique de l’organisation qui dans son avis sur le Sahara occidental avait affirmé que les activités d’exploration et d’exploitation dans les territoires non autonomes violent le droit international s’ils méprisent les intérêts et les vœux du peuple du territoire non autonome 69.

La conclusion du service juridique est que l’accord de pêche de 2006 entre le Maroc et l’UE ne prévoit pas l’inclusion des eaux du Sahara occidental, mais n’exclut pas la possibilité que le Maroc émette des licences de pêche

64. Avis juridique du service juridique du PE, « Proposal for a Council Regulation on the Conclusion of the Fisheries Partnership Agreement between the European Community and the Kingdom of Morocco – Compatibility with the Principles of International Law », 20 février 2006, SJ-0085/06 – D(2006)7352, en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/EU-Parliament-Legal-opinion_FPA_20-February-2006.pdf.

65. Ibid., § 9 et 37.a.66. Ibid., § 11 et 37.b.67. Ibid., § 4 : « After Spain withdrew in 1976, Western Sahara remained de facto under the control of Morocco and Mauritania, whose troops invaded

the territory from North and South respectively. Due to pressures by the Polisario Front, in 1979 Mauritania abandoned the occupied regions to which Morocco extended its control, thus becoming the only administrator of Western Sahara ».

68. Ibid., § 38.69. Ibid., § 39 et 40.70. Ibid., § 43.71. Ibid., § 44 ; nous traduisons.72. Avis juridique du service juridique du PE, 13 juillet 2009, SJ-0269/09. Seules les conclusions de l’avis ont fuité. Le texte desdites conclusions peut

être consulté en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/EU-Parliament-Legal-opinion_FPA_13-July-2009.pdf.

73. Le texte, en anglais, de cette loi peut être consulté en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/SADR_Maritime-Law.pdf. La carte maritime des zones établies par cette loi est consultable en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/Map-SADR-maritime-2010.pdf.

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L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme… 129

En premier lieu, les conclusions du service juridique n’apportent pas d’éclaircissements quant à la question de savoir si le « texte » de l’accord prévoit son application au Sahara occidental et le service juridique affirme qu’il ne dispose pas de preuves attestant de son application.

À la deuxième question, le service juridique répond affirmativement. À cet égard l’avis de 2011 se distingue de celui de 2006. Cet avis qualifie le Maroc de « puissance administrante de facto » et considère que ne sont pas inter-dites pour une telle puissance les activités économiques dans un territoire non autonome sur lequel, il faut le rappeler, le Maroc n’est pas « souverain » ni « puissance administrante de iure ». Pour le service juridique, une puissance occupante (dans les termes de l’avis, « puissance administrante de facto ») jouit des mêmes compétences que les puissances administrantes de iure si elle développe ses activités en accord avec les vœux et les intérêts du peuple des territoires du Sahara occidental, qui doivent bénéficier du développement socio-économique desdits territoires. Le service juridique considère que l’élimina-tion des droits de douane au Sahara occidental peut être considérée comme une contribution au développement socio-économique au sens de l’article 73.a de la Charte des Nations unies, qui est une des obligations imposées aux puissances administrantes des territoires non autonomes. Cependant, le service juridique explique que ces consi-dérations in abstracto doivent être clarifiées en l’espèce pour savoir si les vœux et intérêts du peuple du Sahara occidental sont respectés.

À la troisième question, le service juridique répond que les indications géographiques des produits origi-naires du Sahara occidental contribueraient à la sau-vegarde des cultures traditionnelles, tout comme à la diversité géographique et aux méthodes de production du territoire.

Si, dans son premier avis de 2006, le service juri-dique du PE ouvrait la porte à une éventuelle extension de l’accord UE-Maroc au Sahara occidental si le Maroc remplissait ses « obligations » découlant du « droit inter-national » envers le « peuple du Sahara occidental », cet avis de 2011 explicite ces obligations : le peuple du Sahara occidental doit manifester sa volonté de voir appliquer l’accord dans son territoire. Cet accord doit par ailleurs être mis en œuvre dans l’intérêt du peuple du Sahara occidental et lui bénéficier.

D. L’avis de 2013

Le quatrième avis du service juridique, daté du 4 novembre 2013 et signé par Daniel Warin et Mihkel Allik, ainsi que par Ricardo Passos, fut demandé par le président de la

du service juridique était que ladite déclaration ne produi-sait aucune conséquence pour trois raisons : en premier lieu parce que pour ledit service la RASD ne jouit pas des caractéristiques d’un État ; en deuxième lieu parce que la RASD ne peut pas signer la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS) ; et finalement parce que même si la RASD contrôle seulement une partie du terri-toire du Sahara occidental, le territoire dans son ensemble est considéré comme un « territoire non autonome » au sens de l’article 73 de la Charte des Nations unies.

La seconde question concerne les captures effectuées par les bateaux de l’UE dans les eaux du Sahara occidental. Si l’avis de 2006 ne répondait pas à la question de la légalité des captures dans les eaux du Sahara occidental parce qu’il n’y avait pas encore de faits pour prouver cette éventua-lité, l’avis de 2009 reprend la question une fois constaté que les bateaux de l’UE avaient effectivement profité de l’accord UE-Maroc pour pêcher dans les eaux du Sahara occidental. Selon le service juridique du PE, les dotations financières de l’UE sont dépensées pour améliorer les ports du Sahara occidental, ce qui ne signifie pas que le peuple du Sahara occidental en bénéficie, car aucune preuve ne permet de soutenir que ladite réforme des ports bénéficie aux Sahraouis. Le service juridique demande à l’UE de parvenir à un accord amiable avec le Maroc pour vérifier que le peuple sahraoui bénéficie effectivement de l’argent transféré par l’UE. Si ceci s’avère impossible, l’UE peut suspendre l’accord 74. Si l’UE constate que les accords de pêche sont mis en œuvre sans respecter les principes du droit international sur les droits du peuple sahraoui sur ses ressources naturelles, principes qui sont contraignants pour la Communauté européenne, la CE doit demander des licences de pêche uniquement pour les eaux du Maroc 75.

C. L’avis de 2011

Le troisième avis, daté du 21 janvier 2011, et signé par Ricardo Passos 76, fut demandé par le président de la Commission du commerce international, le député Vital Moreira, dans une lettre du 11 novembre 2010. Trois questions sont posées au service juridique :

– Est-ce que l’accord de libéralisation réciproque des produits agricoles et halieutiques entre l’UE et le Maroc s’applique aussi au Sahara occidental ? ;

– Si tel est le cas, est-ce compatible avec les obliga-tions de droit international applicables à l’UE et qui qualifient le Sahara occidental de « territoire non autonome » ? ;

– Comment doit s’appliquer au Sahara occidental la réfé-rence aux « indications géographiques » des produits ?

74. Ibid., § 8.75. Ibid., § 9.76. Avis juridique du service juridique du PE, « Agreement between the European Union and the Kingdom of Morocco Concerning Reciprocal

Liberalisation Measures on Agricultural Products, Processed Agricultural Products, Fish and Fishery Products », 21 janvier 2111, SJ-0699/10 – RP/MA/DG/al – D(2010)58129, en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/EU_Parliament-legal-opinion_Agric_21-janvier-2011.pdf.

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aux « puissances administrantes de facto », euphémisme pour les « puissances occupantes ».

IV. Statut juridique du Sahara occidental et droits de l’homme dans la jurisprudence de la CJUE

L’argument fondé sur les droits de l’homme ne fut pas pris en considération par le service juridique du PE pour l’examen de la question du Sahara occidental. En fait, les questions posées au service juridique ignoraient elles-mêmes la question. Mais les droits de l’homme devien-dront l’un des arguments visant à contester devant la CJUE la validité des accords UE-Maroc. Cependant, l’argument décisif pour trancher ces affaires sera finalement celui du statut juridique international du territoire.

A. L’affaire dite Polisario (T-512/12 et C-104/16 P)

1. La demande du Front Polisario

L’affaire dite Polisario commence avec une requête intro-duite par le Front Polisario le 19 novembre 2012. Cette requête revêt une importance particulière parce qu’il s’agit de la première fois (à notre connaissance) dans son histoire que le Front Polisario engage une procédure devant une cour au sujet de l’application du droit international sur le Sahara occidental. Après ce recours (affaire T-512/12), le Front Polisario a introduit une nouvelle requête auprès de la CJUE (affaire T-180/14) et a agi devant les Cours d’Afrique du Sud et du Panama.

Le recours conteste la décision 2012/497/UE du Conseil du 8 mars 2012 82, ainsi que le règlement d’exécution (UE) nº 812/2012 de la Commission du 12 septembre 2012 83. La représentation du Front Polisario fonde son recours sur cinq arguments. Un des arguments est lié aux droits fondamentaux et trois des autres arguments sont axés sur le statut international du territoire 84.

Commission de la pêche du PE, Gabriel Mato Adrover dans une lettre du 8 octobre 2013 77.

Trois questions sont posées. La première est de savoir si le Maroc avait déclaré les eaux du Sahara occidental comme étant comprises dans sa zone économique exclu-sive (ZEE). La deuxième est de déterminer si le Maroc avait une base légale pour faire une telle déclaration. Et la troisième est d’identifier la base légale, afin que l’UE fasse des virements financiers pour pêcher dans les eaux « internationales ».

La réponse à la première question est claire. Au moment de l’émission de l’avis, le Maroc n’avait pas fait de décla-ration de sa ZEE comprenant le Sahara occidental. En fait, lorsqu’après l’invasion du Sahara occidental le Maroc amenda en 1980 sa législation sur la ZEE 78, la teneur de la loi resta la même qu’avant l’occupation du Sahara occidental 79. La loi marocaine n’avait donc pas à ce moment inclus les eaux du Sahara occidental dans la ZEE marocaine.

Pour la deuxième question, le service juridique du PE reprend sa doctrine, seulement suggérée dans son avis de 2006, mais déjà établie explicitement dans son avis de 2009, à savoir que les règles de la Charte des Nations unies pour les « puissances administrantes » (sous-entendu « puissances de iure ») sont aussi applicables aux « puis-sances administrantes de facto ». Pour le service juridique du PE, le Maroc peut donc exploiter les eaux de ce qui correspond à une éventuelle ZEE du Sahara occidental lorsqu’il respecte les « vœux » et « intérêts » du « peuple du Sahara occidental » 80.

La troisième question précise qu’une fois constaté que dans le cadre des accords UE-Maroc les bateaux européens pêchent dans les eaux du Sahara occidental, il faut que le Comité de pêche du PE contrôle la manière dont les autorités marocaines en font bénéficier le peuple du Sahara occidental 81.

En conclusion, le quatrième avis du service juridique du PE, tout en admettant que les eaux du Sahara occi-dental ne sont pas reconnues comme « marocaines », non seulement au niveau du droit international mais aussi au niveau de la loi marocaine, considère que le statut juridique des « puissances administrantes » peut être élargi

77. Avis juridique du service juridique du PE, « Protocol between the European Union and the Kingdom of Morocco Setting out the Fishing Oppor-tunities and Financial Contribution Provided for in the Fisheries Partnership Agreement in Force between the Two Parties », 4 novembre 2013, 2013/0315 (NLE), SJ-0665/13 – MA/gr – D(2013)50041, en ligne : http://www.usc.es/export9/sites/webinstitucional/gl/institutos/ceso/descargas/EU-Parliament-legal-opinion_FPA_04-nov-2013.pdf.

78. Loi 1-81 du 18 décembre 1980, promulguée par dahir nº 1-81-179 du 8 avril 1981, établissant une zone économique exclusive de 200 miles nautiques hors les côtes du Maroc, en ligne : http://www.un.org/depts/los/LEGISLATIONANDTREATIES/PDFFILES/MAR_1981_Act.pdf.

79. Avis juridique du service juridique du PE du 4 novembre 2013, § 9.80. Ibid., § 18.81. Ibid., § 31-32.82. Décision 2012/497/UE du Conseil du 8 mars 2012 concernant la conclusion de l’accord sous forme d’échange de lettres entre l’Union européenne

et le Royaume du Maroc relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits agricoles, de produits agricoles transformés, de poissons et de produits de la pêche, au remplacement des protocoles nº 1, 2 et 3 et de leurs annexes et aux modifications de l’accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part, Journal officiel de l’Union européenne, 7 septembre 2012, L 241, p. 2.

83. Règlement d’exécution (UE) nº 812/2012 de la Commission du 12 septembre 2012 portant modification du règlement (CE) nº 747/2001 du Conseil en ce qui concerne les contingents tarifaires de l’Union pour certains produits agricoles et produits agricoles transformés originaires du Maroc, Journal officiel de l’Union européenne, 13 septembre 2012, L 247, p. 7.

84. CJUE, recours introduit le 19 novembre 2012, Front Polisario c. Conseil, affaire T-512/12, Journal officiel de l’Union européenne, 23 février 2013, C 55, p. 14-15.

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En premier lieu, le Front Polisario possède la per-sonnalité juridique pour ester en justice. Le premier aspect discuté était de savoir si le Front Polisario était une « personne morale » au sens de l’article 263 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). La réponse de la Cour est claire et positive. Le paragraphe 60 de l’arrêt se lit comme suit :

60. Compte tenu de ces circonstances fort particulières, il convient de conclure que le Front Polisario doit être considéré comme une « personne morale », au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, et qu’il peut intro-duire un recours en annulation devant le juge de l’Union, quand bien même il ne disposerait pas de la personnalité juridique selon le droit d’un État membre ou d’un État tiers. En effet, ainsi que cela a été relevé ci-dessus, il ne saurait disposer d’une telle personnalité que conformé-ment au droit du Sahara occidental qui n’est toutefois, à l’heure actuelle, pas un État reconnu par l’Union et ses États membres et ne dispose pas de son propre droit 92.

En deuxième lieu, même si le Maroc et l’UE peuvent avoir une idée différente du statut du territoire du Sahara occidental, la Cour conclut que les accords entre l’UE et le Maroc sont applicables au Sahara occidental :

103. Dans ces conditions, il convient de conclure que l’accord dont la conclusion a été approuvée par la décision attaquée, replacé dans son contexte tel qu’il a été défini ci-dessus, s’applique également au territoire du Sahara occidental ou, plus précisément, à la plus grande partie de ce territoire, contrôlée par le Royaume du Maroc 93.

En troisième lieu, le Front Polisario est directement et individuellement concerné par les accords de l’UE avec le Maroc qui affectent le Sahara occidental. Même en admettant que le Front Polisario possède une person-nalité juridique, la question suivante était de savoir s’il pouvait contester cet accord. L’article 263 du TFUE exige que le requérant soit « directement et individuellement » concerné par la règle qu’il conteste. La Cour, encore une fois, répond avec force que le Front Polisario est direc-tement et individuellement concerné par cet accord et que son recours est recevable :

113. Or, les circonstances mentionnées au point 110 ci-dessus constituent bien une situation de fait qui caractérise le Front Polisario par rapport à toute autre personne et lui confère une qualité particulière. En effet, le Front Polisario est le seul autre interlocuteur qui participe aux négociations menées sous l’égide de l’ONU, entre lui et le Royaume du Maroc, en vue de la détermination du statut international définitif du Sahara occidental.

D’après le deuxième argument, la conclusion par l’UE de l’accord avec le Maroc serait illégale parce qu’elle signifie une

[…] violation des droits fondamentaux protégés par l’article 67 TFUE [traité sur le fonctionnement de l’Union européenne], l’article 6 TUE et les principes posés par la jurisprudence en bafouant le droit à l’autodétermina-tion du peuple sahraoui et en encourageant la politique d’annexion conduite par le Royaume du Maroc, puissance occupante selon la partie requérante. La partie requérante fait en outre valoir une violation du principe de cohérence prévu à l’article 7 TFUE par le non-respect du principe de souveraineté, ainsi qu’une violation des valeurs fondant l’Union européenne et des principes présidant son action extérieure en contradiction avec les articles 2 TUE, 3, paragraphe 5, TUE, 21 TUE et 205 TFUE 85.

Trois autres arguments tournent autour du statut international du territoire. Ainsi, d’après le troisième argument, les décisions sont contestées parce qu’elles entraînent une

[…] violation des accords internationaux conclus par l’Union européenne, et notamment de l’accord d’asso-ciation conclu entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc, ainsi que de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer 86.

Ensuite, le quatrième argument précise qu’existe une

[…] violation de plusieurs normes de droit international, dont le droit à l’autodétermination, l’effet relatif des trai-tés et les dispositions essentielles du droit international humanitaire 87.

Finalement, le cinquième argument précise que « l’illicéité du comportement de l’Union européenne en vertu du droit international entraîne l’illégalité de ces actes » 88.

2. L’arrêt de la 8e chambre de la CJUE du 10 décembre 2015 : les droits de l’homme comme critère décisif

Trois ans après l’introduction de la requête, la 8e chambre de la CJUE 89 prononça sa décision, le 10 décembre 2015 90. L’arrêt commence par un excellent exposé, documenté et rigoureux, du statut juridique du Sahara occidental 91, après quoi il renvoie aux circonstances de l’accord contesté. Plusieurs questions ont été discutées dans le processus (l’audience publique eut lieu le 15 juin 2015) tranchées par la Cour.

85. Ibid.86. Ibid.87. Ibid.88. Ibid.89. La chambre était composée de M. D. Gratsias (rapporteur), président, Mme M. Kancheva et M. C. Wetter, juges.90. CJUE, arrêt du tribunal (8e chambre), 10 décembre 2015, Front Polisario c. Conseil, affaire T-512/12, en ligne : http://curia.europa.eu/juris/celex.

jsf?celex=62012TJ0512&lang1=fr&type=TXT&ancre=.91. Ibid., § 1 à 16.92. Ibid.93. Ibid.

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du territoire dont ils proviennent, elle risque d’encourager indirectement de telles violations ou d’en profiter.

232. Cette considération est d’autant plus importante dans le cas d’un territoire, comme le Sahara occidental, qui est administré, dans les faits, par un État tiers, en l’occurrence le Royaume du Maroc, tout en n’étant pas inclus dans les frontières internationalement reconnues de cet État tiers.

233. Il convient également de tenir compte du fait que le Royaume du Maroc ne dispose d’aucun mandat, décerné par l’ONU ou par une autre instance internationale, pour l’administration de ce territoire et qu’il est constant qu’il ne transmet pas à l’ONU de renseignements relatifs à ce territoire, tels que ceux prévus par l’article 73, sous e), de la charte des Nations unies.

[…]241. Or, compte tenu notamment du fait que la sou-

veraineté du Royaume du Maroc sur le Sahara occidental n’est reconnue ni par l’Union et ses États membres ni, plus généralement, par l’ONU, ainsi que de l’absence de tout mandat international susceptible de justifier la présence marocaine sur ce territoire, le Conseil, dans le cadre de l’examen de tous les éléments pertinents du cas d’espèce en vue de l’exercice de son large pouvoir d’appréciation concernant la conclusion, ou non, d’un accord avec le Royaume du Maroc susceptible de s’appliquer également au Sahara occidental, devait s’assurer lui-même qu’il n’existait pas d’indices d’une exploitation des ressources naturelles du territoire du Sahara occidental sous contrôle marocain susceptible de se faire au détriment de ses habitants et de porter atteinte à leurs droits fondamentaux. Il ne saurait se limiter à considérer qu’il incombe au Royaume du Maroc d’assurer qu’aucune exploitation de cette nature n’a lieu 96.

Au vu des tous ces arguments, la Cour statua que la décision 2012/497/UE du Conseil, du 8 mars 2012, était annulée en ce qu’elle approuvait l’application dudit accord au Sahara occidental.

En conclusion, l’arrêt de 2015 permet une exploi-tation des ressources du Sahara occidental même si ce territoire est « tiers », étant donné que le Maroc n’y exerce pas d’autorité au titre de « souveraineté » ni de « puissance administrante ». Mais cette exploitation doit se faire en respectant les « intérêts » du peuple sahraoui, exigence déjà établie au niveau des Nations unies ainsi que dans les avis du service juridique du PE. Certes, l’arrêt de 2015 ne retient pas (au moins explicitement) l’obligation de prendre en compte les « vœux » du peuple du Sahara occidental, mais il introduit une exigence nouvelle : que cette exploitation se déroule dans un contexte de respect des droits fondamentaux vérifié par l’UE elle-même. Il restait à clarifier si cette formule visait l’inclusion du droit à l’autodétermination (reconnu internationalement au peuple du Sahara occidental), ou l’obligation de prendre en compte les « vœux » du peuple sahraoui comme l’exi-geaient les Nations unies et les avis du service juridique du PE. En tout cas, l’arrêt fut l’objet de critiques en raison de

114. Il convient donc de conclure que, dès lors que le Front Polisario est directement et individuellement concerné par la décision attaquée, il n’existe de ce point de vue aucun doute quant à la recevabilité du recours, contrai-rement à ce que font valoir le Conseil et la Commission 94.

En quatrième lieu, l’exploitation des ressources du Sahara occidental doit profiter aux Sahraouis, mais la vérification des profits de cette exploitation ne doit pas être faite par le Maroc. Il revient au Conseil de l’UE de vérifier ce point :

238. […] l’exportation vers l’Union de produits en prove-nance, notamment, du Sahara occidental est facilitée par l’accord en question. En effet, cela fait partie des objectifs dudit accord. Par conséquent, s’il devait s’avérer que le Royaume du Maroc exploitait les ressources du Sahara occidental au détriment de ses habitants, cette exploitation pourrait être indirectement encouragée par la conclusion de l’accord approuvé par la décision attaquée.

239. […] il suffit de relever que l’accord ne garantit pas davantage une exploitation des ressources naturelles du Sahara occidental profitable à ses habitants.

[…]246. Les arguments du Conseil, résumés aux points 230

et 236 ci-dessus, montrent au contraire qu’il considère que la question de savoir si l’exploitation des ressources du Sahara occidental se fait ou non au détriment de la population locale ne concerne que les autorités marocaines. Or, pour les motifs exposés aux points 227 à 233 ci-dessus, cette thèse ne saurait être admise.

247. Il en résulte que le Conseil a manqué à son obliga-tion d’examiner, avant l’adoption de la décision attaquée, tous les éléments du cas d’espèce. Par conséquent, il convient de faire droit au recours et d’annuler la décision attaquée en ce qu’elle approuve l’application de l’accord visé par elle au Sahara occidental 95.

En cinquième lieu, afin de remplir l’obligation de vérifier que l’exploitation des ressources économiques du Sahara occidental ne se fait pas au détriment de la popu-lation sahraouie, l’UE doit vérifier la présence ou non de violations des droits de l’homme. La Cour de justice de l’UE pose ici une affirmation très importante, à savoir que, si l’UE autorise l’importation de produits obtenus dans un pays tiers en violation des droits fondamentaux, elle encouragerait indirectement ces violations des droits. Cela est particulièrement important dans une situation telle que celle du Sahara occidental, parce que le tribunal dit que non seulement aucun État ne reconnaît que le Sahara occidental est partie intégrante des frontières marocaines (souveraineté), mais également qu’aucune instance internationale ne lui a donné un mandat pour gérer (administration) le Sahara occidental :

231. […] si l’Union permet l’exportation vers ses États membres de produits en provenance de cet autre pays qui ont été fabriqués ou obtenus dans des conditions qui ne respectent pas les droits fondamentaux de la population

94. CJUE, arrêt du tribunal (8e chambre) du 10 décembre 2015, Front Polisario c. Conseil.95. Ibid.96. Ibid.

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l’accord conclu par ladite décision, des ressources naturelles du territoire du Sahara occidental sous contrôle marocain susceptible de se faire au détri-ment de ses habitants et de porter atteinte à leurs droits fondamentaux ;

– en dernier lieu, le Conseil faisait valoir que le Tribunal avait commis une erreur de droit en opérant une annulation partielle de la décision contestée ayant pour effet de modifier la substance de celle-ci.

Le 13 septembre 2016 furent présentées les conclu-sions de l’avocat général, Melchior Wathelet 102. L’avocat général exprime ses appréciations à l’égard des moyens d’appel présentés par le Conseil, et considère que tous les six devraient être rejetés. Dans son examen du cinquième moyen du pourvoi en appel introduit par le Conseil, il est important de souligner que, pour l’avocat général, le droit à l’autodétermination est un des droits fondamentaux que l’UE doit respecter :

259. Par conséquent, avant de conclure des accords inter-nationaux, les institutions de l’Union doivent s’assurer du respect de la liste très restreinte des normes impératives du droit international (ius cogens) et des obligations erga omnes, qui incluent « la mise hors la loi des actes d’agression et du génocide mais aussi des principes et des règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale » ainsi que le droit à l’autodétermination 103.

Mais l’avocat général introduit des considérations additionnelles qui seront d’une grande importance dans l’arrêt définitif de la grande chambre.

La première considération de l’avocat général vise le statut du Sahara occidental tel que déterminé par l’article 73 de la charte des Nations unies et ses conséquences 104 et conclut que le Sahara occidental possède, en vertu de la Charte des Nations unies,

[…] un statut séparé et distinct de celui de l’État qui l’admi-nistre […] aussi longtemps que le peuple […] du territoire non autonome n’exerce pas son droit à disposer de lui-même conformément à la Charte et, plus particulièrement, à ses buts et principes.

Par conséquent, le champ d’application territorial des accords en cause ne peut couvrir le Sahara occidental.

son incohérence vis-à-vis des règles du droit international menant inéluctablement à l’interdiction d’un accord visant le Sahara occidental 97.

3. Le pourvoi en appel et l’opinion de l’avocat général du 13 septembre 2016

La défaite du Conseil dans l’affaire qui l’opposa au Front Polisario fut mal reçue. Au lendemain de la publication de l’arrêt, la haute représentante / vice-présidente de la Commission européenne, Federica Mogherini, annonça que

Les institutions européennes sont en train d’examiner attentivement cet arrêt afin de définir les différentes options, notamment les travaux préparatoires en vue de faire appel 98.

Le pourvoi en appel fut formalisé le 19 février 2016 99. Six arguments du Conseil visaient à casser l’arrêt de la 8e chambre :

– le Conseil estimait que le Tribunal avait commis une erreur de droit en concluant que le requérant « avait qualité pour agir devant la juridiction de l’Union européenne » 100 ;

– d’après le Conseil, le Tribunal avait commis une erreur de droit en concluant que le requérant était « directement et individuellement concerné par la décision » 101 annulée ;

– le Conseil reprochait au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en fondant l’annulation qu’il avait prononcée sur un moyen qui n’avait pas été invoqué par le requérant et sur lequel le Conseil n’a pas eu la possibilité de se défendre ;

– le Conseil faisait grief au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en concluant que le Conseil était tenu d’examiner, avant d’adopter la décision annu-lée, l’impact possible sur les droits de l’homme de la population du Sahara occidental des activités de production des produits couverts par l’accord conclu par la décision annulée ;

– selon le Conseil, le Tribunal aurait commis une erreur de droit en concluant que le Conseil était tenu d’examiner, avant d’adopter la décision annulée, qu’il n’existait pas d’indices d’une exploitation, sous

97. Voir F. Dubuisson, G. Poissonnier, « La Cour de justice de l’Union européenne et la question du Sahara occidental : cachez cette pratique (illégale) que je ne saurais voir », Revue belge de droit international, vol. 49, nº 2, 2016, p. 599-634.

98. Déclaration de la haute représentante / vice-présidente de la Commission européenne Federica Mogherini sur l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne, 11 décembre 2015, en ligne : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/5500/declaration-de-la-hrvp-federica-mogherini-sur-larret-du-tribunal-de-lunion-europeenne_fr.

99. Journal officiel de l’Union européenne, 29 mars 2016, C 111, p. 17.100. Ibid.101. Ibid.102. Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 13 septembre 2016, affaire C-104/16 P, Conseil de l’Union européenne contre

Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), en ligne : http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62016CC0104&lang1=fr&type=TXT&ancre=.

103. Ibid.104. Notamment la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément

à la charte des Nations unies, approuvée par la résolution 2625 (XXV), du 24 octobre 1970, de l’Assemblée générale de l’ONU.

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134 Carlos Ruiz Miguel

leur consentement (voir arrêt du 25 février 2010, Brita, C-386/08, EU:C:2010:91, points 44 et 52).

[…]103. Or, contrairement à ce qu’a estimé le Tribunal,

le principe de l’effet relatif des traités devait être pris en considération dans le cadre d’une telle interprétation, dès lors qu’une application au Sahara occidental de l’accord d’association, conclu entre l’Union et le Royaume du Maroc, aurait conduit à ce que cet accord affecte un « tiers ».

104. En effet, il convient de rappeler que, dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, auquel le Tribunal s’est lui-même référé au point 8 de l’arrêt attaqué, la Cour internationale de justice a considéré que le Sahara occiden-tal « n’était pas un territoire sans maître (terra nullius) au moment de sa colonisation par l[e Royaume d]’Espagne », d’une part, et que les éléments et les renseignements portés à sa connaissance « n’établiss[ai]ent l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale » entre ce territoire et le Royaume du Maroc, d’autre part.

105. Plus précisément, à cet égard, la Cour internatio-nale de justice a souligné, dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, que la population de ce territoire jouissait, en vertu du droit international général, du droit à l’auto-détermination, ainsi que cela est exposé aux points 90 et 91 du présent arrêt, étant entendu que, pour sa part, l’Assemblée générale de l’ONU a, au point 7 de sa résolution 34/37 sur la question du Sahara occidental, citée au point 35 du présent arrêt, recommandé que le Front Polisario, « représentant du peuple du Sahara occidental, participe pleinement à toute recherche d’une solution politique juste, durable et définitive de la question du Sahara occidental », ainsi que le Tribunal l’a indiqué au point 14 de l’arrêt attaqué et que la Commission l’a rappelé devant la Cour.

106. Compte tenu de ces éléments, le peuple du Sahara occidental doit être regardé comme étant un « tiers » au sens du principe de l’effet relatif des traités, ainsi que M. l’avocat général l’a en substance relevé au point 105 de ses conclu-sions. En tant que tel, ce tiers peut être affecté par la mise en œuvre de l’accord d’association en cas d’inclusion du territoire du Sahara occidental dans le champ d’application dudit accord, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si une telle mise en œuvre serait de nature à lui nuire ou au contraire à lui profiter. En effet, il suffit de relever que, dans un cas comme dans l’autre, ladite mise en œuvre doit recevoir le consentement d’un tel tiers. Or, en l’occurrence, l’arrêt attaqué ne fait pas apparaître que le peuple du Sahara occidental ait manifesté un tel consentement.

107. Dans ces conditions, le fait de considérer que le ter-ritoire du Sahara occidental relève du champ d’application de l’accord d’association est contraire au principe de droit international de l’effet relatif des traités, lequel est applicable dans les relations entre l’Union et le Royaume du Maroc.

108. Compte tenu des considérations qui précèdent, le Tribunal a commis une erreur de droit en estimant, aux points 101 et 103 de l’arrêt attaqué, que l’Union et le Royaume du Maroc devaient être regardés comme ayant été tacitement d’accord pour interpréter les termes

Le Sahara occidental ne peut faire partie du territoire du Royaume du Maroc au sens de l’article 94 de l’accord d’association et, par conséquent, les accords d’association et de libéralisation ne lui sont pas applicables 105.

La seconde considération est que le Sahara occidental jouissant d’un « statut séparé et distinct » du Maroc ou de l’Espagne (comme puissance administrante de iure) l’application au Sahara occidental des accords entre l’UE et le Maroc « serait également contraire au principe général de droit international de l’effet relatif des traités (pacta tertiis nec nocent nec prosunt) » qui trouve une expression particulière dans l’article 34 de la Convention de Vienne. Dans cette hypothèse, le recours en annulation du Front Polisario devrait être rejeté comme irrecevable, faute d’un intérêt et d’une qualité pour agir. En effet, si l’accord de libéralisation n’est pas applicable au Sahara occidental, l’annulation de la décision litigieuse ne pourrait lui pro-curer un quelconque bénéfice ni l’affecter directement et individuellement 106.

4. L’arrêt de la grande chambre de la CJUE du 21 décembre 2016

La grande chambre a tranché définitivement l’affaire dans son arrêt du 21 décembre 2016 107. La teneur de la décision se laisse deviner lorsque l’arrêt commence avec un exposé du cadre juridique de l’affaire mentionnant la Charte des Nations unies et la Convention de Vienne sur le droit des traités, y compris son article 34 (« Un traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement »).

La prémisse fondamentale de l’arrêt de la 8e chambre était que les accords entre l’UE et le Maroc étaient appli-cables au Sahara occidental 108. L’avocat général contesta cette affirmation considérant que « les accords d’associa-tion et de libéralisation ne lui sont pas applicables » 109. La grande chambre va partager l’avis de l’avocat général :

92. Compte tenu du statut séparé et distinct reconnu au territoire du Sahara occidental, en vertu du principe d’autodétermination, par rapport à celui de tout État, en ce compris le Royaume du Maroc, les termes « territoire du Royaume du Maroc » figurant à l’article 94 de l’accord d’association ne peuvent, comme le soutient la Commis-sion et comme M. l’avocat général l’a en substance relevé aux points 71 et 75 de ses conclusions, être interprétés de sorte que le Sahara occidental soit inclus dans le champ d’application territorial de cet accord.

[…]100. Enfin, il importe de souligner que, en vertu du

principe de droit international général de l’effet relatif des traités, dont la règle figurant à l’article 34 de la convention de Vienne constitue une expression particulière, les trai-tés ne doivent ni nuire ni profiter à des sujets tiers sans

105. Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 13 septembre 2016, § 69-82.106. Ibid., § 101-115.107. CJUE, arrêt de la Cour (GC), 21 décembre 2016, Conseil c. Front Polisario, affaire C-104/16 P.108. CJUE, arrêt du tribunal (8e chambre), 10 décembre 2015, Front Polisario c. Conseil, § 103.109. Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 13 septembre 2016, § 82.

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L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme… 135

unies et l’UE, excluant ainsi que des produits origi-naires du Sahara occidental soient admis à l’impor-tation dans l’UE en exemption de droits de douane, comme le prévoit l’accord d’association ;

– si les produits originaires du Sahara occidental peuvent être admis à l’importation dans l’UE en exemption de droits de douane en vertu de l’accord d’association. La cour anglaise demande si cet accord est valide, compte tenu des dispositions de l’article 3, paragraphe 5, du traité sur l’UE, qui imposent l’obligation de contribuer au respect de tout principe pertinent du droit inter-national et au respect des principes de la Charte des Nations unies et compte tenu de l’accord d’association qui a été conclu au bénéfice du peuple sahraoui, en son nom, conformément à sa volonté, ou en consultation avec ses représentants reconnus ;

– si l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre l’UE et le Royaume du Maroc 114 (tel qu’approuvé et mis en œuvre par le règlement nº 764/2006 du Conseil 115, le règlement nº 1270/2013 du Conseil 116 et la décision 2013/785 du Conseil 117) est valide, compte tenu des dispositions de l’article 3, paragraphe 5, du traité sur l’UE, qui imposent l’obligation de contribuer au respect de tout principe pertinent du droit internatio-nal et au respect des principes de la charte des Nations unies, rappelant que l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche a été conclu au bénéfice du peuple sahraoui, en son nom, conformément à sa volonté, ou en consultation avec ses représentants reconnus ;

– finalement, la cour anglaise demande si la partie requérante (Western Sahara Campaign) a le droit de contester la validité d’actes de l’Union au motif que l’Union aurait violé le droit international.

2. L’opinion de l’avocat général du 10 janvier 2018

L’avocat général va publier ses conclusions le 10 janvier 2018 118. Dans cette affaire, l’avocat général profite de l’occa-sion pour reformuler ses positions déjà exprimées lors de l’affaire C-104/16 P, mais aussi pour clarifier certains concepts ou expressions.

« territoire du Royaume du Maroc » figurant à l’article 94 de l’accord d’association en ce sens qu’ils incluaient le territoire du Sahara occidental 110.

La grande chambre n’a pas besoin d’argumenter sur la base des droits fondamentaux parce qu’elle fonde sa décision sur la base du statut international du Sahara occidental. Lorsque ce territoire jouit d’un statut séparé et distinct des autres États (y compris, bien sûr, le Maroc) avec un droit à l’autodétermination internationalement consacré, il est un « tiers » pour le droit international. En tant que « tiers » le droit des traités n’autorise pas que lui soit applicable une convention signée entre deux autres acteurs internationaux. La Cour, donc, ne prête aucune virtualité à la pseudo-catégorie de « puissance adminis-trante de facto » admise par le service juridique du PE pour valider une application per analogiam du statut de « puissance administrante » au profit du Maroc.

B. L’affaire dite Western Sahara Campaign (C-266/16)

1. La question préjudicielle de la High Court of Justice (England & Wales)

Une association britannique de soutien au peuple sahraoui (Western Sahara Campaign) avait saisi la Cour contre le ministère britannique de l’Agriculture (Secretary of State for Environment, Food and Rural Affairs) et l’Autorité des impôts et douanes (Commissioners for Her Majesty’s Revenue and Customs) pour contester plusieurs agisse-ments officiels britanniques concernant le Sahara occi-dental 111. Le 27 avril 2016, la Cour suprême d’Angleterre et du Pays de Galles décide de demander une question préjudicielle 112, en posant quatre questions à la CJUE :

– si les références au « Maroc » figurant dans l’accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part 113, renvoient uniquement au territoire souverain du Maroc, tel que reconnu par les Nations

110. CJUE, arrêt de la Cour (GC), 21 décembre 2016.111. High Court of Justice (England & Wales), 19 octobre 2015, Western Sahara Campaign UK, R (on the application of) v HM Revenue and Customs,

[2015] EWHC 2898 (Admin) / 2015 WL 5949373, affaire nº CO/1032/2015 & 1034/2015.112. Demande de question préjudicielle présentée par la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Administrative Court)

(Royaume-Uni), 13 mai 2016, Western Sahara Campaign UK / Commissioners for Her Majesty’s Revenue and Customs, Secretary of State for Environment, Food and Rural Affairs, affaire C-266/16.

113. Accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part, Journal officiel de l’Union européenne, 18 mars 2000, L 70, p. 2, approuvé par la décision 2000/204/CE, CECA.

114. Accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre la Communauté européenne et le Royaume du Maroc, Journal officiel de l’Union européenne, 29 mai 2006, L 141, p. 4.

115. Règlement (CE) nº 764/2006 du Conseil du 22 mai 2006, Journal officiel de l’Union européenne, 29 mai 2006, L 141, p. 1.116. Règlement (UE) nº 1270/2013 du Conseil du 15 novembre 2013 relatif à la répartition des possibilités de pêche au titre du protocole entre l’Union

européenne et le Royaume du Maroc fixant les possibilités de pêche et la contrepartie financière prévues par l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc, Journal officiel de l’Union européenne, 7 décembre 2013, L 328, p. 40.

117. Décision 2013/785/UE du Conseil du 16 décembre 2013 relative à la conclusion, au nom de l’Union européenne, du protocole entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc fixant les possibilités de pêche et la contrepartie financière prévues par l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc, Journal officiel de l’Union européenne, 21 décembre 2013, L 349, p. 1.

118. Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet, 10 janvier 2018, Western Sahara Campaign, affaire C-266/16.

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136 Carlos Ruiz Miguel

ce territoire ait librement exprimé sa volonté à cet égard. L’accord de pêche et le protocole de 2013 étant conclus par le Royaume du Maroc sur la base de l’intégration unilatérale du Sahara occidental à son territoire et de l’affirmation de sa souveraineté sur ce territoire, il est clair que le peuple du Sahara occidental n’a pas librement disposé de ses ressources naturelles, comme l’imposent l’article 1er commun au PIDESC [Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels] et au PIDCP [Pacte international relatif aux droits civils et politiques], le paragraphe 2 de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU et le titre VII de l’acte final d’Helsinki de 1975 121.

De cette constatation découle une obligation inter-nationale pour l’UE de ne pas reconnaître une annexion illégale :

212. Étant donné que l’affirmation de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental résulte d’une violation du droit du peuple de ce territoire à l’autodétermination pour les raisons que j’ai évoquées aux points 147 à 186 des présentes conclusions, l’Union a manqué à son obligation de ne pas reconnaître la situation illicite découlant de la violation du droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination par le Royaume du Maroc, ainsi qu’à celle de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de cette situation (187). De ce fait, dans la mesure où ils s’appliquent au territoire du Sahara occidental et aux eaux y adjacentes, l’accord de pêche et le protocole de 2013 sont incompatibles avec l’article 3, paragraphe 5, TUE, l’article 21, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, l’article 21, paragraphe 2, sous b) et c), TUE, et les articles 23 TUE et 205 TFUE, qui imposent à l’Union l’obligation que son action extérieure protège les droits de l’homme et respecte strictement le droit international 122.

L’avocat général rejette qu’un prétendu statut de « puissance administrante de facto » (rappelons que cette pseudo-catégorie fut employée par le service juridique du PE), qui n’existe pas en droit international, puisse justifier l’exploitation des eaux du Sahara occidental 123). De plus, à son avis, le droit international humanitaire est applicable car le conflit qui a opposé le Maroc et le Front Polisario était un conflit armé au sens de la Convention IV de Genève et la présence du Maroc sur la partie du territoire sous son contrôle s’analyse en une occupation 124. Cependant, ce droit n’a pas été appliqué parce que le Maroc qualifie sa présence comme « sou-veraine » et non « occupante ». Étant donné que pour l’avocat général les accords de pêche s’appliquent au Sahara occidental, il propose son annulation en ce qui concerne le Sahara occidental :

285. Par conséquent, je considère que les dispositions de l’accord de pêche et le protocole de 2013 ne donnent

L’avocat général rappelle que le Sahara occidental est un « tiers » envers le Maroc et l’UE, un tiers qui jouit d’un droit à l’autodétermination, une doctrine déjà établie par la CJUE dans l’affaire Polisario :

143. Par son arrêt du 21 décembre 2016, Conseil / Front Polisario (C-104/16 P, EU:C:2016:973), la Cour a jugé que l’accord d’association conclu entre l’Union et le Royaume du Maroc, qui selon son libellé s’applique au « territoire du Royaume du Maroc », n’est pas applicable au territoire du Sahara occidental puisque pareille application serait incompatible avec le droit du peuple de ce territoire à l’autodétermination ainsi qu’avec les articles 29 (applica-tion territoriale des traités) et 34 (principe de l’effet relatif des traités selon lequel les traités ne doivent ni nuire ni profiter aux tiers sans leur consentement) de la convention de Vienne sur le droit des traités 119.

Mais, contrairement à l’affaire antérieure, l’avocat général considère cette fois que les accords (de pêche) qui s’appliquent au Sahara occidental doivent être considérés comme illégaux :

145. Je ne suis pas persuadé par cette argumentation. Si l’application au Sahara occidental d’un accord interna-tional conclu avec le Royaume du Maroc dont le champ d’application territorial, n’inclut pas explicitement ce territoire était incompatible avec le droit du peuple de ce territoire à l’autodétermination, un accord international qui, comme l’accord de pêche et le protocole de 2013, est applicable au territoire du Sahara occidental et aux eaux y adjacentes et autorise une exploitation par l’Union des ressources halieutiques du Sahara occidental le serait a fortiori aussi.

146. Cet argument a fortiori me paraît suffisant pour constater une violation du droit du peuple du Sahara occi-dental à l’autodétermination. Par souci d’être complet, je voudrais ajouter que les actes contestés ne respectent pas le droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination en ce qu’ils ne correspondent ni à une poursuite libre de son développement économique ni à une disposition libre de ses richesses et de ses ressources naturelles et que, de toute façon, même s’ils ne violaient pas en eux-mêmes le droit à l’autodétermination, ils ne respecteraient pas l’obligation de l’Union de ne pas reconnaître une situation illicite découlant de la violation du droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination et de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de cette situation 120.

Pour l’avocat général, le Sahara occidental est vic-time d’une intégration forcée et illégale dans le Maroc de laquelle découle l’absence d’une libre expression des vœux du peuple du Sahara occidental sur la disposition de ses ressources naturelles :

185. Il résulte de ce qui précède que le Sahara occidental a été intégré au Royaume du Maroc sans que le peuple de

119. Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet, 10 janvier 2018, Western Sahara Campaign.120. Ibid.121. Ibid.122. Ibid.123. Ibid., § 221-233.124. Ibid., § 234-250.

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L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme… 137

l’effet relatif des traités, dont l’article 34 de la convention de Vienne sur le droit des traités constitue une expression particulière (arrêt du 21 décembre 2016, Conseil / Front Polisario, C-104/16 P, EU:C:2016:973, points 88 à 93, 100, 103 à 107 et 123) 127.

La CJUE a choisi d’interpréter la teneur de la clause « eaux relevant de la souveraineté ou de la juridiction » (du Maroc) contenue dans les accords en appliquant un raisonnement clair :

68. Il en découle que les eaux sur lesquelles l’État côtier est en droit d’exercer une souveraineté ou une juridiction, en vertu de la convention sur le droit de la mer, se limitent aux seules eaux adjacentes à son territoire et relevant de sa mer territoriale ou de sa zone économique exclusive.

69. Par voie de conséquence, et compte tenu du fait que le territoire du Sahara occidental ne fait pas partie du territoire du Royaume du Maroc, ainsi que cela a été rappelé aux points 62 à 64 du présent arrêt, les eaux adja-centes au territoire du Sahara occidental ne relèvent pas de la zone de pêche marocaine visée à l’article 2, sous a), de l’accord de partenariat 128.

De cette manière, la Cour rejette la thèse avancée par quelques auteurs qui considéraient que l’expression « eaux relevant de la souveraineté ou de la juridiction » (du Maroc) permettait l’inclusion des eaux du Sahara occidental 129. Cette thèse fut contestée par un autre auteur avec des arguments retenus par la Cour dans cet arrêt 130.

Mais si la Cour n’a pas suivi la prémisse de l’avocat général, elle le suit pour exclure qu’une qualification des eaux du Sahara occidental comme relevant d’une supposée « souveraineté » ou « juridiction » (sous la justification d’un prétendu statut de « puissance administrante de iure » 131, de « puissance administrante de facto » ou même comme « puissance occupante » 132) du Maroc puisse servir de base juridique pour un éventuel accord de pêche UE-Maroc incluant les eaux du Sahara occidental :

71. Cependant, s’agissant de l’expression « eaux relevant de la souveraineté […] du Royaume du Maroc » employée à l’article 2, sous a), de l’accord de partenariat, il doit être relevé qu’il serait contraire aux règles de droit international visées au point 63 du présent arrêt, que l’Union doit respec-ter et qui s’appliquent mutatis mutandis en l’occurrence, d’inclure, à ce titre, les eaux directement adjacentes à la

aucune garantie que l’exploitation halieutique des eaux adjacentes au Sahara occidental se fasse pour le bénéfice du peuple de ce territoire. En ce sens, les actes contestés ne respectent ni le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles (268), ni l’article 55 du règlement de La Haye de 1907, ni l’obligation de l’Union de ne pas reconnaître une situation illicite découlant de la violation de ces dispositions et de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de cette situation.

[…]293. Il découle de ce qui précède que les actes contestés,

qui sont applicables au territoire du Sahara occidental et aux eaux y adjacentes en ce qu’ils relèvent de la souverai-neté ou de la juridiction du Royaume du Maroc, violent l’obligation de l’Union de respecter le droit du peuple de ce territoire à l’autodétermination ainsi que son obligation de ne pas reconnaître une situation illégale découlant d’une violation de ce droit et de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de cette situation. De plus, en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles du Sahara occiden-tal, les actes contestés ne mettent pas en place les garanties nécessaires pour assurer que cette exploitation se fasse au bénéfice du peuple de ce territoire 125.

3. L’arrêt de la grande chambre de la CJUE du 27 février 2018

La grande chambre de la CJUE a rendu son arrêt sur l’affaire Western Sahara Campaign le 27 février 2018 126, date forte-ment symbolique puisque la République arabe sahraouie démocratique fut proclamée le 27 février 1976. La Cour a préféré réitérer sa doctrine précédente (affaire C-104/16 P) et n’a pas voulu partager la prémisse des conclusions de l’avocat général. La question fondamentale était donc de juger si les accords étaient « applicables » au Sahara occidental et non s’ils étaient « appliqués » à ce territoire.

La CJUE part du principe que le droit international, et notamment le principe d’autodétermination, doivent être respectés par le droit européen :

63. En effet, l’inclusion du territoire du Sahara occidental dans le champ d’application de l’accord d’association enfreindrait certaines règles de droit international général applicables dans les relations entre l’Union et le Royaume du Maroc, à savoir le principe d’autodétermination, rappelé à l’article 1er de la charte des Nations unies, et le principe de

125. Ibid.126. CJUE, arrêt de la Cour (GC), 27 février 2018, Western Sahara Campaign, affaire C-266/16.127. Ibid.128. Ibid.129. Voir, par exemple, J. Soroeta Liceras, « La posicíon de la Unión Europea en el conflicto del Sahara Occidental, una muestra palpable (más)

de la primacía de sus intereses económicos y políticos sobre la promoción de la democracia y de los derechos humanos », Revista de Derecho Comunitario Europeo, nº 34, 2009, p. 823-864, spéc. p. 835.

130. C. Ruiz Miguel, « La Unión Europea y el Sahara Occidental… », p. 178-179.131. Voir C. Ruiz Miguel, « El acuerdo de pesca UE-Marruecos o el intento español de considerar a Marruecos como “potencia administradora” del

Sahara Occidental », Anuario Español de Derecho Internacional, nº 22, 2006, p. 395-412.132. Voir E. Milano, « The New Fisheries Partnership Agreement between the European Community and the Kingdom of Morocco : Fishing too

South ? », Anuario Español de Derecho Internacional, nº 22, 2006, p. 413-457 ; M. Dawidowicz, « Trading Fish or Human Rights in Western Sahara ? Self-Determination, Non-Recognition and the EC-Morocco Fisheries Agreement », in Statehood, Self-Determination : Reconciling Tradition and Modernity in International Law, D. French (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 250-276 ; B. Saul, « The Status of Western Sahara as Occupied Territory under International Humanitarian Law and the Exploitation of Natural Ressources », Global Change, Peace and Security, vol. 27, nº 3, 2015, p. 301-322, Sydney Law School Legal Studies Research Paper, nº 15/81, septembre 2015.

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138 Carlos Ruiz Miguel

de la coopération du Royaume du Maroc, Nasser Bourita, ont signé une déclaration conjointe précisant que

Les deux parties restent déterminées à préserver leur coopération dans le domaine halieutique. À cet égard, elles expriment leur volonté de négocier les instruments nécessaires relatifs au partenariat halieutique 134.

Et, de fait, trois semaines plus tard le Conseil a approuvé une recommandation autorisant la Commission à ouvrir des négociations avec le Maroc pour conclure un nouveau protocole de pêche 135. La Commission propose de négocier une modification de l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche (APP) entre l’UE et le Royaume du Maroc et de conclure un protocole mettant en œuvre cet accord. Cette proposition est présentée à la suite de l’arrêt rendu le 27 février 2018 par la CJUE dans l’affaire C-266/16 par laquelle la Cour juge que les eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental ne font pas partie de la zone de pêche visée dans l’accord de pêche.

Une fois connu l’arrêt de la Cour on s’attendait à ce que, devant une aussi claire doctrine, le Conseil s’en tienne au respect de la décision judiciaire. Mais le Conseil récidive. Selon le « Contexte de la proposition » incluse dans l’« Exposé des motifs » de la Recommandation de décision :

La position de l’Union est qu’il est possible d’étendre les accords bilatéraux avec le Maroc au Sahara occidental sous certaines conditions. Toutefois, il est entendu que tout accord ne sera que provisoire tant que la résolution du conflit dans le cadre des Nations unies et conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations unies restera pendante 136.

Une telle affirmation est surprenante, étant donné que la Cour a clairement indiqué que, les eaux adjacentes à la côte du Sahara occidental ne faisant pas partie du Maroc, elles ne peuvent faire partie d’un accord entre l’UE et le Maroc 137. Par ailleurs, le Conseil méprise les résolutions de l’Assemblée générale dont certaines ont elles aussi une force obligatoire et furent citées par la Cour, tout comme l’avis consultatif de la Cour internationale de justice de 1975.

Le préambule de la Recommandation de décision ajoute une étonnante affirmation :

côte du territoire du Sahara occidental dans le champ d’application de cet accord. En conséquence, l’Union ne saurait valablement partager une intention du Royaume du Maroc d’inclure, à un tel titre, les eaux en question dans le champ d’application dudit accord.

72. Quant à l’expression « eaux relevant de […] la juridiction du Royaume du Maroc » figurant à cette dis-position, le Conseil et la Commission ont envisagé, entre autres hypothèses, que le Royaume du Maroc puisse être regardé comme une « puissance administrante de facto » ou une puissance occupante du territoire du Sahara occidental et qu’une telle qualification puisse s’avérer pertinente en vue de déterminer le champ d’application de l’accord de partenariat. À cet égard, il suffit toutefois d’observer que, sans même qu’il soit besoin d’examiner si une éventuelle intention commune des parties à l’accord de partenariat de donner à cette expression un sens particulier, afin de tenir compte de telles circonstances, aurait été conforme aux règles de droit international qui lient l’Union, une telle intention commune ne saurait, en tout état de cause, être constatée en l’occurrence dès lors que le Royaume du Maroc a catégoriquement exclu d’être une puissance occupante ou une puissance administrante du territoire du Sahara occidental.

73. Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que les eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental ne relèvent pas de l’expression « eaux relevant de la souveraineté ou de la juridiction du Royaume du Maroc », figurant à l’article 2, sous a), de l’accord de partenariat 133.

En conclusion, la Cour a tranché l’affaire, comme elle l’avait fait en 2016, sur la base des principes du droit international, notamment ceux qui régissent le statut du territoire du Sahara occidental, ce qui ne rend pas nécessaire l’usage des arguments relevant des droits fondamentaux.

V. Le Conseil récidive alors que la Cour enfonce le clou

Le jour où la Cour a publié son arrêt, la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne, Federica Mogherini, et le ministre des Affaires étrangères et

133. CJUE, arrêt de la Cour (GC), 27 février 2018.134. Déclaration conjointe par Federica Mogherini et le ministre des Affaires étrangères et de la coopération du Royaume du Maroc, Nasser Bourita,

Bruxelles, 27 février 2018, en ligne : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/42477/node/42477_fr.135. Recommandation de décision du Conseil autorisant la Commission à ouvrir des négociations au nom de l’Union européenne en vue de la

modification de l’accord de partenariat dans le secteur de la pêche et de la conclusion d’un protocole avec le Royaume du Maroc, Bruxelles, 21 mars 2018, COM(2018) 151 final, en ligne : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52018PC0151. Les négociations sont effectivement lancées le 19 avril 2018 (https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/43193/lancement-des-négociations-pour-un-accord-accord-de-partenariat-dans-le-secteur-de-la-pêche_en).

136. Ibid.137. CJUE, arrêt de la Cour (GC), 27 février 2018, Western Sahara Campaign : « 68. Il en découle que les eaux sur lesquelles l’État côtier est en droit

d’exercer une souveraineté ou une juridiction, en vertu de la convention sur le droit de la mer, se limitent aux seules eaux adjacentes à son territoire et relevant de sa mer territoriale ou de sa zone économique exclusive. / 69. Par voie de conséquence, et compte tenu du fait que le territoire du Sahara occidental ne fait pas partie du territoire du Royaume du Maroc, ainsi que cela a été rappelé aux points 62 à 64 du présent arrêt, les eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental ne relèvent pas de la zone de pêche marocaine visée à l’article 2, sous a), de l’accord de partenariat ».

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L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme… 139

UE-Maroc prévoit un mécanisme consensuel de règlement des différends qui rend impossible l’adoption de sanctions pour les violations des droits de l’homme commises par le Maroc 141. La CJUE a tranché la question dans deux arrêts de la grande chambre (2016 et 2018) rigoureusement argu-mentés. La doctrine est claire et ne laisse aucun doute sur l’illicéité d’inclure le Sahara occidental dans les accords entre l’UE et le Maroc.

Le mandat approuvé par le Conseil pour négocier un nouveau protocole de pêche entre l’UE et le Maroc semble tout à fait opposé aux arrêts de la CJUE. La pré-tention d’inclure les droits fondamentaux comme critère d’évaluation de l’éventuel protocole n’est qu’un écran de fumée visant à cacher une initiative illégale. Les droits de l’homme sont une partie du droit interne et international, qui n’a pas été prévue pour affaiblir les normes obliga-toires du droit international et du droit européen. Certes importants, ils ne peuvent toutefois être instrumentalisés pour bafouer le droit international et le droit européen qui établissent l’obligation de les respecter.

Le 20 juillet 2018, la Commission a publié une déclara-tion conjointe de l’UE et du Royaume du Maroc annonçant la conclusion d’un nouvel accord de partenariat dans le secteur de la pêche 142. Quelques jours après cette déclara-tion, la Commission a publié une dépêche précisant que

La Commission européenne s’engage pleinement à s’assu-rer que le présent accord bénéficiera à toutes les popula-tions, y compris celle du Sahara occidental. Conformément au mandat de négociation et compte tenu des arrêts de la Cour de Justice européenne portant sur les accords entre l’UE et le Maroc, le texte qui est négocié prévoit dès lors des dispositions strictes portant sur la répartition géographique et sociale de ces bénéfices 143.

Mais, alors que la Commission s’obstinait à signer cet accord, la Cour lui a envoyé un troisième avertissement. Le 19 juillet (un jour avant la signature du nouvel accord de pêche), la Cour a rendu une ordonnance qui déclare irrecevable une demande du Front Polisario contre le protocole fixant les possibilités de pêche prévues par l’accord de partenariat entre l’Union et le Royaume du Maroc dans le secteur de la pêche, avec l’argument, une fois de plus réitéré, que le Sahara occidental ne fait pas partie du Maroc ; les eaux adjacentes au territoire du

[…] considérant que l’Union soutient les efforts déployés par les Nations unies pour trouver une solution politique mutuellement acceptable qui permettrait l’autodétermina-tion de la population du Sahara occidental en conformité avec les principes et les objectifs de la charte des Nations unies […] 138.

L’affirmation est bel et bien étonnante parce que si le Conseil soutient, comme il le prétend, une solution « mutuellement acceptable » qui permettrait l’« auto-détermination » de la « population » (sic) du Sahara occidental, une telle négociation sur les eaux du Sahara occidental devrait se dérouler avec les deux parties qui doivent accepter la « solution mutuellement acceptable » ce qui, de toute évidence, n’est pas le cas, l’autre partie au conflit, c’est-à-dire le Front Polisario, n’étant pas invitée à négocier. Si l’UE désire vraiment soutenir une « solution mutuellement acceptable » au conflit du Sahara occidental elle devrait accorder une solution qui soit elle aussi « mutuellement acceptable » pour la question de la pêche dans les eaux du Sahara occidental. Bien entendu, une telle solution devrait être en conformité avec les principes et propos de la Charte des Nations unies 139 et les normes impératives du droit international, notamment le principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles des peuples. En réalité, pourquoi vouloir introduire dans l’accord « une clause de réexamen permettant de prendre en compte une solution politique mutuellement acceptable qui per-mettrait l’autodétermination de la population du Sahara occidental en conformité avec les principes et les objectifs de la charte des Nations unies » 140 ? Il semble que cette clause soit insérée pour s’adapter à un éventuel accord entre le Maroc et le Front Polisario établissant un cadre pour la gestion des ressources naturelles du territoire.

Les Directives de négociation pour la Commission incluent aussi une référence aux droits de l’homme. Dans ce document du mandat de négociation contenu dans l’annexe à la Recommandation de décision, on établit que les négociations doivent viser « à prévoir une clause relative aux conséquences des violations des droits de l’homme et des principes démocratiques ». Il ne s’agit pas d’une référence particulière au Sahara occidental, car cela ressemble davantage à celle contenue dans l’accord d’association. Cependant, l’expérience dudit accord est tout à fait décevante. En effet, à la différence de ce qui s’est passé dans les accords UE-ACP, l’accord d’association

138. Recommandation de décision du Conseil…, 21 mars 2018.139. Dans les Directives de négociation contenues en annexe à la Recommandation de décision (COM(2018) 151 final), les négociations de la Com-

mission doivent viser, parmi d’autres, l’objectif de : « […] soutenir les efforts déployés par le secrétaire général des Nations unies pour trouver une solution permettant l’autodétermination de la population du Sahara occidental en conformité avec les principes et les objectifs de la charte des Nations unies ».

140. Directives de négociation contenues en annexe à la Recommandation de décision (COM(2018) 151 final).141. Voir C. Ruiz Miguel, « La Unión Europea y el Sahara Occidental… », p. 191-193.142. Déclaration conjointe de l’UE et du Royaume du Maroc sur la fin des négociations pour un nouvel accord dans le secteur de la pêche, 20 juillet 2018,

STATEMENT/18/4630, en ligne : http://europa.eu/rapid/press-release_STATEMENT-18-4630_fr.htm.143. « Maroc-Union européenne : fin des négociations pour un nouvel accord dans le secteur de la pêche », 25 juillet 2018, en ligne : https://ec.europa.eu/

fisheries/maroc-union-européenne-fin-des-négociations-pour-un-nouvel-accord-dans-le-secteur-de-la-pêche_en.

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140 Carlos Ruiz Miguel

titre d’eaux relevant de la souveraineté du Royaume du Maroc. En conséquence, l’Union ne saurait valablement partager une intention du Royaume du Maroc d’inclure, à un tel titre, les eaux en question dans le champ d’appli-cation dudit accord 145.

Le Conseil et le Parlement européen persisteront-ils à braver la Cour ?

Sahara occidental ne relèvent en effet pas des eaux sous juridiction marocaine 144. La Cour veut être claire :

[…] il serait contraire aux règles de droit international […], que l’Union doit respecter et qui s’appliquent mutatis mutandis en l’occurrence, d’inclure dans le champ d’appli-cation de l’accord de partenariat les eaux directement adjacentes à la côte du territoire du Sahara occidental au

144. CJUE, ordonnance du tribunal (5e chambre élargie), 19 juillet 2018, § 50, en ligne : http://curia.europa.eu/juris/document/document_print.jsf?doclang=FR&text=&pageIndex=0&part=1&mode=req&docid=204281&occ=first&dir=&cid=200066.

145. Ibid., § 48.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 141 - 155

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armésMamoud ZANIProfesseur de droit public à la faculté de droit de Tunis (Tunisie)

Directeur du Centre de droit international et européen (CDIE) de Tunis

Le monde d’aujourd’hui est devenu incertain du fait de la multiplication des situations de violence 1 généralisée de-ci de-là, à l’instar des hostilités qui ont frappé de plein fouet en décembre 2017 et en février 2018 la Syrie (l’intensifica-tion des combats dans la Ghouta orientale, en périphérie de Damas, et les bombardements quasi quotidiens ayant

causé la mort d’un millier de civils) ; en août 2017, la Répu-blique démocratique du Congo (les violents affrontements entre communautés Batwa et Bantous dans la province du Tanganyika) ; ainsi que l’attaque exécutée par les Taliban 2, le 21 janvier 2018, contre des civils à l’hôtel Intercontinental à Kaboul (Afghanistan). Et également des défis majeurs

I. La particularité d’une organisation sui generis : le CICR

A. La bataille de Solférino

B. Les principes fondamentaux

C. Les attributions

II. La qualification, condition préalable à l’applicabilité du droit international humanitaire

A. La démarche du CICR

B. Les critères objectifs de qualification

C. Les critères d’interprétation de la jurisprudence internationale

III. Le régime juridique applicable aux conflits armés

A. Les conflits armés internationaux

B. Les conflits armés non internationaux

C. Les autres situations de violence

1. Voir A. Cassese, Violence et droit dans un monde divisé, Paris, Presses universitaires de France, 1990.2. Voir la déclaration du président du Conseil de sécurité de l’ONU du 19 janvier 2018 où il est précisé que : « Le Conseil se déclare à nouveau

préoccupé par la persistance des menaces que font peser sur la sécurité et la stabilité en Afghanistan les Taliban, y compris le Réseau Haqqani, ainsi que les groupes affiliés à Al-Qaida et l’EIIL (Daech) et autres groupes terroristes, groupes violents et extrémistes, groupes armés illégaux, criminels et les individus impliqués dans la production, le trafic ou le commerce de drogues illicites […] » (S/PRST/2018/2, 19 janvier 2018, p. 1-2).

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142 Mamoud Zani

du XXIe siècle, en l’occurrence l’arme nucléaire 3, le ter-rorisme 4, la cyberguerre 5, les drones 6 et les robots tueurs 7 (les armes létales autonomes), etc. Toutes ces conjonctures contemporaines de violence engendrent des conséquences humanitaires désastreuses par rapport aux populations civiles ; en effet, les civils demeurent les premières victimes des violations du droit international humanitaire (DIH) ou droit des conflits armés (DCA) 8 perpétrées par les États et souvent par les acteurs non étatiques en raison de la modification de la nature des conflits armés : depuis la fameuse guerre du Golfe (1990-1991), les conflits armés internationaux (CAI) se font rares, a contrario des conflits armés non internationaux (CANI) 9 qui se sont amplifiés ces derniers temps. Dans ces situations de conflits armés, la protection des populations civiles incombe au premier chef aux États et aux parties au conflit, notamment le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) garant de la mise en œuvre du droit international humanitaire 10 sous tous ses aspects.

L’objectif intrinsèque du droit international humani-taire 11 appelé aussi jus in bello (droit dans la guerre) par opposition au jus ad bellum (droit de faire la guerre) ou jus contra bellum (droit de prévention de la guerre) consiste à

[…] régler les problèmes humanitaires découlant directe-ment des conflits armés, internationaux ou non internatio-

naux, et qui restreignent, pour des raisons humanitaires, le droit des parties au conflit d’utiliser les méthodes et moyens de guerre de leur choix ou protègent les personnes et les biens affectés, ou pouvant être affectés, par le conflit 12.

D’une autre manière, cette branche autonome 13 du droit international public 14 vise en quelque sorte à huma-niser la guerre bien que celle-ci soit une réalité atroce ; autonomie perceptible sur un point d’une importance considérable s’agissant de l’effectivité des normes, à savoir la sanction. En effet, à l’opposé du droit international public dont la sanction relève du pouvoir discrétionnaire du Conseil de sécurité, le droit international humanitaire quant à lui – comme c’est le cas pour le système normatif du Bureau international du travail (BIT) – repose plutôt sur « le pasteur que sur le shérif » 15.

De surcroît, au niveau international, le Conseil de sécurité demeure l’unique organe habilité à qualifier les situations pouvant constituer une menace à la paix et à la sécurité internationales, alors qu’en droit international humanitaire il n’existe pas à proprement parler un méca-nisme spécifique désigné pour qualifier les situations de conflits armés.

Il est vrai que le droit international humanitaire constitue une sorte de laboratoire d’expérimentation 16 pour le droit international public pour ce qui est du jus

3. Avec l’adoption du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires par l’Assemblée générale des Nations unies, le 7 juillet 2017, l’arme nucléaire devient en quelque sorte une arme illégale au regard du droit international, au même titre que les autres armes de destruction massive, biologiques et chimiques, respectivement interdites en 1972 et 1993.

4. Voir La lutte contre le terrorisme, S. Jacopin, A. Tardieu (dir.), Paris, A. Pedone, 2017.5. Selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), « la guerre cybernétique ou “cyberguerre” consiste en des opérations menées contre

un ordinateur ou un système informatique au moyen d’un flux de données lorsqu’elles sont utilisées comme moyens et méthodes de guerre dans le contexte d’un conflit armé, tel que défini par le DIH [droit international humanitaire] » (CICR, Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, 32e conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, 2015, p. 47).

6. Voir R. Lucas, Les drones armés au regard du droit international, Paris, A. Pedone, 2016.7. Voir J. Fernandez, « L’interdiction des “robots tueurs” au nom du désarmement humanitaire : quelques observations critiques », in Réciprocité

et universalité : sources et régimes du droit international des droits de l’homme. Mélanges en l’honneur du professeur Emmanuel Decaux, Paris, A. Pedone, 2017, p. 175-188.

8. Voir É. David, Principes de droit des conflits armés, 5e éd., Bruxelles, Bruylant, 2012 ; R. Kolb, Ius in bello : le droit international des conflits armés, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, 2009 ; C. Emmanuelli, « Introduction au droit international applicable dans les conflits armés (droit international humanitaire) », Études internationales, vol. 23, nº 4, 1992, p. 723-743 ; C. Rousseau, Le droit des conflits armés, Paris, A. Pedone, 1983 ; N. Melzer, Droit international humanitaire. Introduction détaillée, Genève, CICR, 2018.

9. Voir C. Kreß, « Vers un nouveau développement du droit des conflits armés non internationaux : une proposition pour un jus in bello interno et pour un nouveau jus contra bellum internum », Revue internationale de la Croix-Rouge, sélection française, vol. 96, 2014, p. 30-44 ; S. Vité, « Typologie des conflits armés en droit international humanitaire : concepts juridiques et réalités », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 91, nº 873, mars 2009, p. 69-94.

10. Voir CICR, La mise en œuvre du droit international humanitaire. Manuel, Genève, 2013.11. Voir S. Sur, « Le droit international humanitaire : conquêtes normatives et vicissitudes pratiques », in Réciprocité et universalité…, p. 161-174.12. J. Pictet, « Le droit international humanitaire : définition », in Les dimensions internationales du droit humanitaire, Paris – Genève, A. Pedone –

Institut Henry-Dunant – UNESCO, 1986, p. 13.13. Voir Droit international humanitaire : un régime spécial de droit international ?, R. Van Steenberghe (dir.), Bruxelles, Bruylant (Organisation

internationale et relations internationales), 2013. Dans son arrêt du 15 juillet 1999, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a affirmé à propos de la nature du droit international humanitaire que : « Cette branche du droit ne repose pas sur des postulats formalistes. Elle n’est pas fondée sur l’idée que seuls ceux qui ont le statut formel d’organes de l’État, c’est-à-dire les membres des forces armées d’un État, sont professionnellement tenus d’éviter de commettre des violations du droit international humanitaire et également – s’ils sont en position d’autorité – d’empêcher ou de punir la perpétration de tels crimes. Il s’agit plutôt d’une branche réaliste du droit, basée sur la notion d’efficacité et visant autant que possible à dissuader quiconque de contrevenir à ses règles. Il s’ensuit, entre autres, que le droit humanitaire tient pour responsables non seulement ceux qui sont formellement investis d’une autorité mais aussi ceux qui exercent de fait un pouvoir ou un contrôle sur les auteurs de violations graves du droit international humanitaire » (TPIY, 15 juillet 1999, Procureur c. Duško Tadić, affaire nº IT-94-1-A, p. 39-40, § 96).

14. Voir O. Corten, F. Dubuisson, A. Lagerwall, V. Koutroulis, Une introduction critique au droit international, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2017 ; J. Dehaussy, Propos sur les sources du droit international : l’exercice de la fonction normative dans un ordre juridique singulier, Paris, A. Pedone, 2017.

15. R.-J. Dupuy, L’humanité dans l’imaginaire des nations, Paris, Julliard, 1991, p. 95.16. Voir L. Condorelli, « Le droit international humanitaire en tant qu’atelier d’expérimentation juridique », in L’optimisme de la raison, Paris,

A. Pedone, 2014, p. 83-92.

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 143

cogens 17 et du droit international général ou coutumier à la lumière de la clause de Martens 18 stipulant que :

En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les hautes parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauve-garde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique 19.

Toutefois, il se distingue largement de lui à travers l’obligation spécifique imposée aux États parties aux Conventions de Genève et leurs Protocoles addition-nels, en l’occurrence l’obligation de respecter et de faire respecter en toute circonstance le droit international humanitaire. Ainsi, les obligations qui pèsent sur les États au regard desdits instruments devenus universels 20 sont incontestablement des obligations erga omnes 21 et leur violation est réprimée par la Cour pénale internationale (CPI), une juridiction fragilisée à l’épreuve du temps et sous le feu des critiques 22 en raison de son manque d’impartialité par rapport au continent africain 23.

Du point de vue pratique, toute la problématique du droit international humanitaire réside dans son appli-cation imparfaite ; sans omettre du reste la question épineuse de la qualification juridique de la situation de violence armée par l’institution genevoise afin de déterminer le droit applicable. C’est d’ailleurs sur cette question que l’effort de notre analyse sera concentré ; l’objectif étant de savoir quelle est la nature de la qualifi-cation juridique menée par le CICR et les conséquences qui en découlent aux fins de l’applicabilité du droit international humanitaire ? Pour ce faire, il convient, d’abord, de préciser la particularité du CICR (I), ensuite,

de cerner les contours de la notion de qualification juridique (II), et enfin le cadre juridique applicable aux conflits armés (III).

I. La particularité d’une organisation sui generis : le CICR

La singularité du CICR relève de son acte de naissance, la bataille de Solférino (A), de ses principes fondamen-taux (B) et des attributions (C) qui lui sont dévolues en tant que gardien du droit international humanitaire. De ce fait, l’institution genevoise se présente comme une organisation unique en son genre 24.

A. La bataille de Solférino

Le traumatisme de la bataille de Solférino opposant Fran-çais et Autrichiens au nord de l’Italie, le 24 juin 1859, a été un leitmotiv pour la création du CICR à l’initiative d’Henry Dunant 25. En effet, à la fin de ladite bataille, en Lombardie, celui-ci décida suite à la catastrophe humaine constatée sur place – plus de 6 000 morts et 40 000 blessés 26 – d’apporter sans aucune distinction de nationalité secours et assistance avec l’appui des habitants du village de Castiglione aux soldats blessés et mourants.

Affecté par cette expérience douloureuse, de retour en Suisse, Henry Dunant publia, en 1862, Un souvenir de Solférino 27, dans lequel il formula deux propositions 28 : la création de sociétés volontaires de secours pour offrir des soins aux blessés de guerre et l’adoption d’un accord international servant de base à l’action de ces sociétés. En 1863, en compagnie d’autres personnalités suisses (Gustave Moynier, le général Guillaume Henri Dufour, Louis Appia, Théodore Maunoir), Henry Dunant créa le

17. Voir M. Kamto, « Droits de l’homme et jus cogens : la norme au-delà de la règle ? Brèves remarques », in Réciprocité et universalité…, p. 135-150.18. Du nom du professeur Frédéric de Martens, délégué russe à la conférence de paix tenue à La Haye en 1899. Voir V. Poustogarov, « Un humaniste

des temps modernes : Fiodor Fiodorovitch Martens (1845-1909) », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 78, nº 819, mai-juin 1996, p. 322-338.19. Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, La Haye, 29 juillet 1899.20. 196 États parties aux Conventions de Genève ; 174 au Protocole I, 168 au Protocole II et 73 au Protocole III.21. Sur cette notion, Voir P. Weil, « Vers une normativité relative en droit international », in Écrits de droit international, Paris, Presses universitaires

de France (Doctrine juridique), 2000, p. 21-56 ; CIJ, arrêt du 5 février 1970, affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Company (Belgique c. Espagne), p. 32, § 33 : « Une distinction essentielle doit en particulier être établie entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d’un autre État dans le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les États. Vu l’importance des droits en cause, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés ; les obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes ».

22. Voir J. Branco, L’ordre et le monde. Critique de la Cour pénale internationale, Paris, Fayard, 2016.23. Voir The International Criminal Court and Africa, C. Chernor Jalloh, I. Bantekas (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2017.24. Voir J. Pictet, Le Comité international de la Croix-Rouge : une institution unique en son genre, Genève – Paris, Institut Henry-Dunant – A. Pedone, 1985.25. Voir P. Boissier, Henry Dunant, Genève, Institut Henry-Dunant, 1991.26. Voir le site du CICR : https://www.icrc.org/fre/resources/documents/misc/5fzew2.htm.27. H. Dunant, Un souvenir de Solférino, Genève, J.-G. Fick, 1862.28. « Dans des occasions extraordinaires, comme celles qui réunissent […] des princes de l’art militaire, appartenant à des nationalités différentes,

ne serait-il pas à souhaiter qu’ils profitent de cette espèce de congrès pour formuler quelque principe international conventionnel et sacré, lequel, une fois agréé et ratifié, servirait de base à des sociétés de secours pour les blessés dans divers pays de l’Europe ? […] L’humanité et la civilisation demandent impérieusement une œuvre comme celle qui est indiquée ici […]. Quel prince, quel souverain refuserait son appui […] ? Quel État ne voudrait accorder sa protection à ceux qui cherchent ainsi à conserver la vie de citoyens utiles à leurs pays […] Quel officier, Quel général […] Quel intendant militaire, quel chirurgien-major […] N’y aurait-il pas moyen, pendant une époque de paix et de tranquillité, de constituer des sociétés de secours dont le but serait de faire donner des soins aux blessés, en temps de guerre, par des volontaires zélés, dévoués et bien qualifiés pour une pareille œuvre ? […] » (H. Dunant, Un souvenir de Solférino ; cité dans P. Boissier, Henry Dunant, p. 9-10).

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manière concrète, l’instrument en question ne fait que codifier sous la forme d’un traité multilatéral des lois et coutumes de la guerre anciennes 31 protégeant les blessés et le personnel soignant. La convention trouve indubitablement sa source dans le droit international coutumier préexistant.

En pratique, il s’est avéré que certaines dispositions de la Convention de 1864 étaient incompatibles avec les nécessités militaires, c’est pourquoi une conférence diplo-matique 32 fut convoquée à Genève en octobre 1868, dans le but d’éclaircir certains de ses principes. Elle adopta un projet d’articles additionnels 33 qui ne fut jamais ratifié ; ce projet consistait à adapter les préceptes de la convention à la guerre maritime.

Parallèlement à l’instrument de 1864 qui marqua la naissance du « droit de Genève », un « droit de La Haye » pour réglementer la conduite des hostilités 34 fait son apparition à travers un certain nombre de déclarations et conventions, c’est le cas, par exemple, de la Déclaration de Saint-Pétersbourg à l’effet d’interdire l’usage de certains projectiles en temps de guerre (projectiles d’un poids inférieur à 400 grammes qui seraient ou explosibles ou chargés de matières fulminantes ou inflammables) du 11 décembre 1868 ; et les Conventions de La Haye du 29 juillet 1899 et du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Ajoutons à ce socle normatif le Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques en date du 17 juin 1925, ainsi que la Convention de La Haye du 14 mai 1954 pour la protection des biens culturels 35 en cas de conflit armé et ses Protocoles additionnels (1954 et 1999).

Entre-temps, la Convention de 1864 fut révisée et remplacée par trois autres instruments ; à cet effet, on peut mentionner la Convention de 1906 36 avec un nouvel

Comité international de secours aux militaires blessés ; celui-ci deviendra en 1875 le CICR doté d’un emblème particulier : une croix rouge sur fond blanc (les couleurs inversées du drapeau suisse). Sur ce point, force est de remarquer que, à l’occasion de la conférence diplomatique de 1949, la délégation de l’État d’Israël avait proposé un amendement portant sur la reconnaissance d’un nouveau signe, le bouclier de David rouge utilisé comme signe dis-tinctif des services de santé des forces armées et de la Société nationale israélienne. À l’époque, le CICR avait adressé une mise en garde contre le danger de la prolifération des emblèmes pouvant entraîner un affaiblissement de la valeur universelle de l’emblème de l’institution genevoise. Au final, le signe de la Croix-Rouge a été maintenu comme signe unique et universel.

Pour examiner davantage le vœu formulé par Henry Dunant à la fin du Souvenir de Solférino, en l’occurrence la mise en place d’un « principe conventionnel et sacré », le Conseil fédéral suisse convoqua à la demande du Comité la première conférence diplomatique 29 à Genève du 8 au 22 août 1864 : afin d’adopter un traité international visant l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne 30. L’adoption de cet instrument a considérablement conforté le prestige de l’institution genevoise et la personnalité de son fondateur, Henry Dunant.

La Convention de 1864 a jeté sans conteste les bases du droit international humanitaire moderne. Composée de dix articles, elle comprenait trois principes cardinaux : les militaires blessés ou malades, sans défense, doivent être respectés et soignés sans distinction de nationa-lité ; les ambulances et hôpitaux militaires, ainsi que le personnel sanitaire, sont protégés contre les actes d’hostilité ; l’emblème distinctif de la Croix-Rouge sur fond blanc est le signe visible de cette immunité. De

29. Voir F. Bugnion, « Naissance d’une idée : la fondation du Comité international de la Croix-Rouge et celle du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. De Solférino à la première Convention de Genève (1859-1864) », Revue internationale de la Croix-Rouge, sélection française « CICR : 150 ans d’action humanitaire », vol. 94, 2012, p. 135-139.

30. Voir M. Zani, « La Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne : portée et limites », in Le droit international humanitaire à l’épreuve des conflits actuels : enjeux et défis, Tunis, éditions ABM, 2015, p. 5-10.

31. À titre d’exemple, on peut citer le code de Francis Lieber d’avril 1863 qui comprenait des principes importants : la protection de la population civile et l’interdiction d’exécuter des prisonniers de guerre. Le code était destiné aux seules forces armées nordistes des États-Unis d’Amérique engagées dans la guerre de Sécession (1861-1865). Pour l’ensemble des principes du code (157), voir Droit des conflits armés, D. Schindler, J. Toman (dir.), Genève, CICR – Institut Henry-Dunant, 1996, p. 3-22. Ajoutons les principes fondamentaux d’humanité du Coran et de la Bible (la condamnation du meurtre et de la torture et la protection des personnes vulnérables). Citons également L’art de la guerre (de l’écrivain chinois Sun Tzu ; 500 av. J.-C.), disponible en ligne : http://art-de-la-guerre.blogspot.com/p/ix.html : « Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut, qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leur propre camp, ou dans le sein même de leur patrie » (article II), « […] faire des irruptions dans les villages ennemis, c’est ce à quoi la nécessité seule doit vous engager. […] Conserver les possessions des ennemis est ce que vous devez faire en premier lieu, comme ce qu’il y a de plus parfait ; les détruire doit être l’effet de la nécessité. […] La pire des politiques consiste à attaquer les cités. N’y consentez que si aucune autre solution ne peut être mise à exécution » (article III) ; voir aussi Sun Tzu, L’art de la guerre, S. Griffith (éd.), F. Wang (trad.), Paris, Flammarion (Champs. Classiques), 2017, p. 320. Enfin, on peut ajouter le code d’Hammourabi (roi de Babylone ; vers 1750 av. J.-C.) : « Je prescris ces lois afin d’empêcher que le fort n’opprime le faible » ; voir CICR, Droit international humanitaire : réponses à vos questions, Genève, 2003, p. 9. Voir aussi H.-P. Gasser, Le droit international humanitaire : introduction, Genève, Institut Henry-Dunant, 1993.

32. Voir Les Conventions de Genève du 12 août 1949 : commentaire de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, Genève, CICR, 1959, p. 3-6.

33. Ibid., p. 7-9.34. Voir CICR, « Règles du droit international humanitaire et autres règles connexes régissant la conduite des hostilités », in Recueil des traités et

autres instruments, Genève, 2006.35. Élaborée sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), elle est entrée en vigueur le 7 août 1956.36. Elle ne parlait plus de la neutralité des ambulances et du personnel sanitaire.

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 145

confessionnelle et économique, l’universalité de la Croix-Rouge et l’égalité des Sociétés nationales.

Au final, la systématisation des principes fondamen-taux sur lesquels reposent l’action de l’institution devint une réalité à travers l’œuvre de Jean Pictet, Les principes de la Croix-Rouge 42 où celui-ci opérait un distinguo entre les principes fondamentaux (humanité, égalité, proportionna-lité, impartialité, neutralité, indépendance et universalité) et les principes organiques (désintéressement, volontariat, gratuité, autonomie, unité et solidarité).

La XXe Conférence internationale de la Croix-Rouge qui se tint à Vienne (Autriche), en 1965, s’inspira des aspects cités ci-devant avec quelques modifications pour proclamer officiellement les principes fondamentaux du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ceux-ci, confirmés 43 par la XXVe Confé-rence internationale de la Croix-Rouge tenue à Genève (Suisse), en 1986, sont au nombre de sept :

– humanité : c’est un principe prépondérant qui traduit l’idéal de tout le Mouvement et dont découlent les autres principes ; l’objectif est d’assurer le respect de la personne humaine et de favoriser la paix par l’humanité en vertu de l’adage Per humanitatem ad pacem ;

– impartialité : il s’agit d’un principe impératif qui guide toute l’action du Mouvement ; c’est un principe de secours indiscriminé qui évoque l’égalité des hommes dans la détresse ;

– neutralité : elle est synonyme de confiance et est indispensable pour une action humanitaire efficace ; c’est pourquoi l’institution genevoise s’abstient de prendre part aux hostilités. La neutralité n’implique ni indifférence à la souffrance ni acceptation de la guerre ; elle reste un moyen et non une fin en soi ;

– indépendance : elle est indispensable pour préserver l’autonomie d’agir de l’ensemble du Mouvement par rapport au politique ;

– volontariat : il reflète l’action volontaire et désin-téressée du Mouvement animée par les notions de générosité et de solidarité envers autrui ;

– unité : elle concerne tout particulièrement les Sociétés nationales du Mouvement ; « il ne peut y avoir qu’une

intitulé consacré aux blessés et malades dans les armées en campagne et l’insertion de nouvelles dispositions portant sur l’inhumation des morts et la transmission de rensei-gnements d’identité ; et la Convention de 1929 conférant un statut particulièrement favorable pour le personnel sanitaire qui ne pouvait être retenu en captivité.

À la suite de la Seconde Guerre mondiale, cet élan normatif s’est consolidé sous l’influence du CICR avec l’adoption des quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 (Convention pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne ; Conven-tion pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer ; Convention relative au traitement des prisonniers de guerre ; Conven-tion relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre) et leurs Protocoles additionnels 37 : Protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés inter-nationaux (8 juin 1977) ; Protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (8 juin 1977) ; Protocole relatif à l’adoption d’un signe distinctif additionnel (8 décembre 2005).

B. Les principes fondamentaux

Le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge connu sous le nom notoire de Croix-Rouge internationale 38 a une structure tripartite 39 : les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, le Comité international de la Croix-Rouge et la Ligue 40 des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ces trois composantes tout en sauvegardant leur indépendance agissent en étroite collaboration conformé-ment à des principes fondamentaux définissant le champ ou la doctrine de leur action humanitaire.

À l’origine, ces principes trouvent leur expression dans certaines valeurs humanitaires avancées par Henry Dunant, dans son opuscule Un souvenir de Solférino, à savoir humanité, volontariat et impartialité. Pour sa part, en 1875, Gustave Moynier 41, cofondateur de la Croix-Rouge, faisait une distinction entre les « principes essentiels » (uni-versalité et non-discrimination) et les « principes d’action » (solidarité et unité) devant guider l’action du Mouvement. En 1921, le CICR révisa à son tour ses Statuts en y intégrant quatre principes : l’impartialité, l’indépendance politique,

37. Depuis l’adoption des Protocoles de 1977, on ne fait plus de distinction entre le droit de Genève et le droit de La Haye. Voir S. Nahlik, « Droit “de Genève” et Droit “de La Haye” : unicité ou dualité ? », Annuaire français de droit international, nº 24, 1978, p. 9-27.

38. En 1986, la XXVe Conférence internationale de la Croix-Rouge décida de remplacer cette appellation par Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

39. Article 1er, alinéa 1 des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Voir CICR, Manuel du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 13e éd., Genève, Comité international de la Croix-Rouge, 1994.

40. Appelée aussi Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Voir l’article 6, alinéa 1 des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

41. Voir A. Durant, « Quelques remarques sur l’élaboration des principes de la Croix-Rouge chez Gustave Moynier », in Études et essais sur le droit international humanitaire et sur les principes de la Croix-Rouge en l’honneur de Jean Pictet, C. Swinarski (dir.), Genève – La Haye, CICR – M. Nijhoff, 1984, p. 861-873 ; J. de Senarclens, Gustave Moynier : le bâtisseur, Genève, Slatkine, 2000.

42. J. Pictet, Les principes de la Croix-Rouge, Genève, CICR, 1955. Voir aussi H. Haug, « Les principes fondamentaux de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge », in Humanité pour tous, Vienne, P. Haupt, 1993, p. 443-494.

43. Voir le préambule des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

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146 Mamoud Zani

– toute personne bénéficiera des garanties judiciaires fondamentales. Nul ne sera tenu pour responsable d’un acte qu’il n’a pas commis. Nul ne sera soumis à la torture physique ou mentale, ni à des peines corporelles ou traitements cruels ou dégradants ;

– les parties au conflit et les membres de leurs forces armées n’ont pas un droit illimité quant aux choix des méthodes et des moyens de guerre. Il est interdit d’employer des armes ou des méthodes de guerre de nature à causer des pertes inutiles ou des souffrances excessives ;

– les parties au conflit feront, en tout temps, la distinc-tion entre la population civile et les combattants, de façon à épargner la population et les biens civils. Ni la population civile en tant que telle, ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques. Les attaques ne seront dirigées que contre les objectifs militaires.

En définitive, ces règles ont pour finalité la réalisation d’un équilibre entre les considérations humanitaires et les nécessités militaires.

C. Les attributions

Organisation humanitaire neutre et indépendante 46, composée 47 exclusivement de citoyens suisses et dotée d’un statut juridique particulier 48, le CICR est une ins-titution sui generis de nature hybride : ce n’est pas une organisation internationale, ni une organisation non gouvernementale ; il s’agit tout uniment d’une association de droit privé suisse disposant de la personnalité juridique interne. Elle bénéficie aussi de la personnalité juridique internationale du fait de son mandat fondé sur les quatre Conventions de Genève et jouit d’immunités et de privi-lèges (inviolabilité des locaux et exonération d’impôts) issus des accords 49 de siège conclus avec de nombreux gouvernements. Par ailleurs, le CICR dispose du statut d’observateur 50 auprès de l’ONU et de l’immunité absolue devant la CPI, en vertu de la règle 73 du Règlement de procédure et de preuve de cette juridiction de justice pénale internationale 51 ; assurément ses délégués ne sont pas obligés, tenant compte du principe de confidentialité, de témoigner devant la Cour.

seule Société de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans un même pays. Elle doit être ouverte à tous et étendre son action humanitaire au territoire entier » ;

– universalité : l’action humanitaire du Mouvement est universelle ; toutes les Sociétés nationales s’entraident entre elles pour atteindre des objectifs communs.

En pratique, les principes fondamentaux ont une valeur juridique obligatoire pour les composantes du Mouvement international et les États parties 44 ; effectivement, toute action humanitaire doit reposer sur ces principes transcrits, au demeurant, dans la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (art. 63) et dans le premier Protocole additionnel applicable aux conflits armés internationaux (art. 81).

Tout compte fait ces principes fondamentaux guidant l’action du Comité international de la Croix-Rouge ne doivent pas être confondus avec les règles 45 essentielles du droit international humanitaire suivantes qui sont à la base des quatre Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels :

– les personnes mises hors de combat et celles qui ne participent pas directement aux hostilités ont droit au respect de leur vie et de leur intégrité physique et morale. Ces personnes seront, en toutes circonstances, protégées et traitées avec humanité, sans aucune dis-tinction de caractère défavorable ;

– il est interdit de tuer ou de blesser un adversaire qui se rend ou qui est hors de combat ;

– les blessés et les malades seront recueillis et soignés par la partie au conflit qui les aura en son pouvoir. La protection couvre également le personnel sanitaire, les établissements, moyens de transport et matériel sanitaires. L’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge est le signe de cette protection et doit être respecté ;

– les combattants capturés et les civils qui se trouvent sous l’autorité de la partie adverse ont droit au respect de leur vie, de leur dignité, de leurs droits personnels et de leurs convictions. Ils seront protégés contre tout acte de violence et de représailles. Ils auront le droit d’échanger des nouvelles avec leurs familles et de recevoir des secours ;

44. En application de l’article 2, alinéa 4 des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, « Les États respectent en tout temps l’adhésion de toutes les composantes du Mouvement aux principes fondamentaux ».

45. Voir M. Veuthey, « Règles et principes de droit international humanitaire applicables dans la guérilla », Revue belge de droit international, nº 2, 1971, p. 505-539.

46. Voir l’article 1er, alinéa 1 des Statuts du CICR.47. En vertu de l’article 7, alinéa 2 des Statuts du CICR, celui-ci comprend de quinze à vingt-cinq membres. Les membres sont recrutés par cooptation

parmi les citoyens suisses.48. En effet, « en tant qu’association régie par les articles 60 et suivants du Code civil suisse, le CICR possède la personnalité civile » (article 2 des

Statuts du CICR).49. On peut citer, à titre d’exemple, l’accord conclu, le 19 mars 1993, entre le Conseil fédéral suisse et le CICR en vue de déterminer le statut juridique

du Comité en Suisse. Il accorde au CICR la personnalité juridique internationale (art. 1), l’inviolabilité des locaux (art. 3), l’inviolabilité des archives (art. 4), l’immunité de juridiction et d’exécution (art. 5).

50. Voir la résolution A/RES/45/6 de l’Assemblée générale de l’ONU du 16 octobre 1990 (attribution du statut d’observateur au Comité international de la Croix-Rouge, eu égard au rôle et aux mandats particuliers qui lui ont été assignés par les Conventions de Genève du 12 août 1949).

51. Voir Dictionnaire encyclopédique de la justice pénale internationale, O. Beauvallet (dir.), Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2017.

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 147

humanitaire du CICR, afin de garantir le respect du droit international humanitaire, il sied d’ajouter que l’institu-tion genevoise assume d’autres attributions au regard des Conventions de Genève et leur Protocole additionnel I, à savoir la visite des prisonniers de guerre, des internés civils et des personnes détenues, ainsi que le rétablissement des liens familiaux de ces personnes par le truchement de l’Agence centrale de recherches (ACR) 54.

En dépit de la particularité et de la nature du CICR, celui-ci ne peut procéder à l’application du droit inter-national humanitaire au mépris de la procédure de qua-lification des conflits armés ou des situations de violence.

II. La qualification, condition préalable à l’applicabilité du droit international humanitaire

La qualification des conflits armés constitue une question redoutable qui pose d’énormes problèmes juridiques quant à la mise en œuvre du droit international humani-taire. Pour mieux assimiler les contours de cette notion, il est essentiel d’examiner la démarche du CICR (A), les critères objectifs de qualification (B) et les critères d’inter-prétation dégagés par la jurisprudence internationale (C).

A. La démarche du CICR

La qualification par le CICR d’une situation de violence comme étant un conflit armé revêt une importance capitale pour les parties en conflit et les victimes de cette violence, car in fine le droit applicable dépend de cette étape pré-liminaire. La qualification d’une situation donnée par l’institution genevoise est effectuée d’une manière objective et indépendante et se fonde souvent sur deux principales sources : d’un côté, les informations recueillies sur le terrain par les délégations du CICR, de l’autre, les informations provenant de sources fiables et crédibles, principalement des organisations non gouvernementales (ONG).

Dans la conjecture où le CICR considère qu’une situation de violence a atteint le seuil de conflit armé, il suit une démarche assez spéciale : communiquer en toute confidentialité aux parties concernées sa qualification juridique. Ce faisant, le CICR vise à instaurer avec les-dites parties un dialogue constructif en vue de garantir le respect des règles du droit international humanitaire, y compris la protection des victimes des conflits.

En cas de non-respect persistant des règles et principes du droit international humanitaire, le CICR procède à la publication de sa qualification ; il s’agit d’une sanction morale pour mobiliser l’opinion publique internationale.

Ces aspects inhérents à l’institution genevoise lui permettent d’accomplir aisément sa mission humanitaire consistant à

[…] protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence, et [à] leur porter assistance. Le CICR s’efforce également de prévenir la souffrance par la promotion et le renforcement du droit et des principes humanitaires universels 52.

Autrement dit, les attributions ou les missions du CICR décrites à l’article 4 de ses Statuts sont larges : main-tenir et diffuser les principes fondamentaux du Mouve-ment ; reconnaître toute Société nationale nouvellement créée ou reconstituée ; recevoir toute plainte au sujet de violations alléguées du droit international humanitaire ; assurer protection et assistance aux victimes militaires et civils de conflits armés ; contribuer, en prévision de conflits armés, à la formation et à la préparation du personnel et du matériel sanitaires ; travailler à la compréhension et à la diffusion du droit international humanitaire ; assu-mer les mandats qui lui sont confiés par la Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

Plus généralement, le CICR assume quatre attribu-tions 53 essentielles :

– la protection de la vie et de la dignité des personnes touchées par des conflits armés ou d’autres situa-tions de violence. Cette protection vise, d’une part, à s’assurer que les parties en conflit respectent leurs obligations internationales afin de préserver la vie, la sécurité et la dignité desdites personnes, d’autre part, à prévenir les violations graves du droit international humanitaire. Elle concerne aussi la détermination des causes et des conséquences des situations de violence ;

– l’assistance aux personnes touchées par des conflits armés ou d’autres situations de violence. Cette assis-tance couvre les besoins essentiels des personnes affectées par des conflits armés, notamment les besoins ayant trait à la santé, à l’eau, à l’assainissement sani-taire, à l’habitat et à la sécurité économique ;

– la coopération entre les composantes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, dans le but de conforter les capacités opérationnelles des Sociétés nationales et de mieux coordonner l’action du CICR avec celle menée par ces dernières ;

– la prévention de la souffrance des personnes touchées par les conflits armés ou autres situations de violence à travers la promotion du droit international huma-nitaire et de ses principes fondamentaux.

À côté de ces missions de protection, d’assistance, de prévention et de coopération caractérisant la diplomatie

52. Voir Le CICR : sa mission et son action, Genève, CICR, 2009, p. 4.53. Pour de plus amples informations, voir M. Sassòli, A. Bouvier, Un droit dans la guerre ?, vol. I, Présentation du droit international humanitaire,

Genève, CICR, 2003, p. 358-367 ; Le CICR : sa mission et son action, p. 14-16.54. Voir les articles 123 de la IIIe Convention, 140 de la IVe Convention et 33 du Protocole I ; G. Djurović, « L’Agence centrale de recherches du Comité

international de la Croix-Rouge », Genève, Institut Henry-Dunant, 1981.

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148 Mamoud Zani

pas reconnu par l’une d’elles ». Cette dernière formalité (déclaration de guerre) n’est pas prise en compte s’agis-sant de l’application du droit international humanitaire.

Pour supputer l’existence des critères précités, cer-taines conditions doivent être remplies ; à titre d’exemple, le niveau d’intensité de la violence est déterminé suivant des indicateurs précis, tels que la durée et la gravité des affrontements armés, les catégories d’armes utilisées, le nombre de combattants et de troupes armées, le nombre de victimes et l’étendue des dommages causés par les combats. D’autres facteurs sont mis en lumière pour apprécier le degré d’organisation du groupe armé : l’exis-tence d’une chaîne de commandement, l’exécution des ordres, la capacité de planifier et de lancer des opérations militaires, ainsi que la capacité de recruter, former et équiper de nouveaux combattants.

Les cas de qualification peuvent comprendre d’autres situations plus complexes, telles que les conflits armés internes internationalisés 56 et les conflits mixtes. Un conflit armé non international peut s’internationaliser dans les hypothèses suivantes :

a. l’État victime d’une insurrection reconnaît les insurgés comme des belligérants ;

b. un ou plusieurs États étrangers interviennent avec leurs propres forces armées en faveur d’une des parties ;

c. deux États étrangers interviennent avec leurs forces armées respectives, chacun en faveur d’une des parties 57.

Pour ce qui est du conflit mixte, ce dernier concerne l’intervention d’un ou plusieurs États tiers dans un conflit armé non international ; en l’espèce, le droit applicable varie en fonction des parties qui s’affrontent. Lorsqu’un État décide d’accorder son consentement à l’intervention d’un État tiers sur son territoire pour combattre, par exemple, un groupe armé non gouvernemental, le conflit n’est pas réputé international. Par ailleurs, un conflit qui éclate sur le territoire d’un État entre deux ethnies distinctes, pourvu qu’il réponde aux critères d’intensité, de durée et de participation, peut être qualifié de conflit armé non international.

Les critères cités ci-devant ont fait l’objet d’interpréta-tion jurisprudentielle par les juridictions internationales.

C. Les critères d’interprétation de la jurisprudence internationale

Les juridictions pénales internationales 58, particulièrement le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et dans un certain sens le Tribunal pénal international pour

En pratique, le CICR a eu l’occasion de recourir à la publi-cation de sa qualification dans deux cas précis : les situations en Syrie (2012) et en Ukraine (2014) qualifiées de « conflit armé interne ». Parfois, pour des raisons opérationnelles, le CICR s’abstient dans certaines situations (particulièrement des situations d’urgence nécessitant des besoins humani-taires) de communiquer sa qualification aux parties, afin d’apporter assistance à la population civile.

La qualification juridique d’une situation de violence par le CICR est dépourvue de toute valeur juridique ; les parties destinataires ne sont pas tenues de s’y conformer. Toutefois, en raison du mandat conféré au CICR par les États parties aux Conventions de Genève, ceux-ci prennent en considération conformément au principe Pacta sunt servanda 55 les qualifications formulées par l’institution d’Henry Dunant.

B. Les critères objectifs de qualification

Une situation de violence peut évoluer dans le temps et se transformer d’une catégorie de conflit armé à une autre. Ce qui rend la tâche du CICR davantage compliquée pour qualifier les faits et préciser le corpus normatif appli-cable. C’est la raison pour laquelle l’institution genevoise a dégagé des critères objectifs de qualification des combats. Ainsi, dans le cadre d’un conflit armé non international (CANI), le CICR retient les critères du niveau d’intensité de la violence et du degré d’organisation du groupe armé. À cet effet, l’article 1er, alinéa 1 du Protocole additionnel I de 1977 détermine son champ d’application, à savoir les conflits armés non internationaux se déroulant

[…] sur le territoire d’une haute partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un com-mandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées […].

De ce fait, les critères mentionnés dans ce paragraphe permettent de distinguer un conflit des situations de ten-sions internes ou de troubles intérieurs.

En revanche, ces éléments ne sont pas à vrai dire considérés comme des aspects constitutifs de l’exis-tence d’un conflit armé international (CAI), qui porte sur l’emploi de la force entre deux États. En ce sens, l’article 2, alinéa 1 commun aux quatre conventions de Genève s’applique « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des hautes parties contractantes, même si l’état de guerre n’est

55. Voir l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969.56. Voir J. G. Stewart, « Vers une définition unique des conflits armés dans le droit international humanitaire : une critique des conflits armés

internationalisés », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 85, nº 850, juin 2003, p. 313-350.57. P. Verri, Dictionnaire du droit international des conflits armés, Genève, CICR, 1988, p. 37.58. Un Mécanisme pour les Tribunaux pénaux internationaux (MTPI) a été créé en vertu de la résolution 1966 du Conseil de sécurité de l’ONU

en date du 22 décembre 2010 pour achever les travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, une fois leurs mandats respectifs arrivés à échéance (la clôture formelle des deux juridictions a eu lieu respectivement le 31 décembre 2015 et le 31 décembre 2017). Le Mécanisme comprend deux divisions, l’une à Arusha (Tanzanie) et l’autre à La Haye (Pays-Bas).

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 149

Dans un contexte similaire, le TPIR a réaffirmé que

[…] le conflit armé se distingue des troubles internes par son intensité et le degré d’organisation des parties au conflit. D’après le Protocole additionnel II, les parties au conflit sont d’ordinaire soit le gouvernement aux prises avec des forces armées dissidentes, soit le gouvernement combattant des groupes armés rebelles organisés. Les termes « forces armées » de la haute partie contractante doivent être entendus au sens large, de façon à couvrir toutes les forces armées telles que décrites par les légis-lations internes 63.

Sur le plan pratique, les chambres de première ins-tance des juridictions pénales internationales à l’instar de celle saisie dans l’affaire Tadić ont estimé que

[…] le critère tiré des violences armées prolongées se rapportait davantage à l’intensité de ces violences qu’à leur durée. Afin d’apprécier l’intensité des violences, les Chambres ont tenu compte d’éléments symptomatiques dont aucun n’est par lui-même essentiel pour établir que les combats sont suffisamment intenses. Parmi ces éléments, il faut citer le nombre, la durée et l’intensité des différents affrontements, les types d’armes et autres matériels mili-taires utilisés, le nombre de munitions tirées et leur calibre ; le nombre de personnes et le type de forces engagées dans les combats ; le nombre de victimes ; l’étendue des destruc-tions ; le nombre de civils ayant fui la zone des combats. L’engagement du Conseil de sécurité des Nations Unies peut également témoigner de l’intensité d’un conflit 64.

La chambre de première instance II du TPIY rappelle, pour l’intensité des violences, d’autres aspects tels que

[…] le blocus ou le siège de villes et leur pilonnage intensif ; […] l’existence de lignes de front entre les parties et le déplacement de ces lignes de front ; l’occupation d’un territoire, de villes et de villages ; […] l’existence d’ordres ou d’accords de cessez-le-feu et les efforts des représen-tants d’organisations internationales pour obtenir et faire respecter des accords de cessez-le-feu 65.

Pour ce qui est des groupes armés,

[…] les chambres de première instance ont tenu compte de plusieurs éléments symptomatiques dont aucun n’est par lui-même essentiel pour établir que la condition d’« organisation » est remplie. Parmi ces éléments, il faut citer l’existence d’une structure de commandement, de règles de discipline et d’instances disciplinaires au sein du groupe ; d’un quartier général ; le fait que le groupe contrôle un territoire délimité ; la capacité qu’a le groupe de se procurer des armes et autres équipements militaires, de recruter et de donner une instruction militaire ; la capacité de planifier, coordonner et mener des opérations militaires, notamment d’effectuer des mouvements de

le Rwanda (TPIR), ont largement contribué par le biais de leurs diverses décisions à interpréter les critères consacrés à la qualification des conflits armés. De manière concrète, la jurisprudence de ces tribunaux a permis de préciser l’interprétation des critères énoncés dans le Protocole addi-tionnel II, ainsi que les conditions d’internationalisation des conflits armés internes.

Les critères de qualification des conflits armés ne doivent pas relever de manière subjective du pouvoir discrétionnaire des États. Dans sa décision du 2 septembre 1998, le TPIR a rappelé que

[…] les quatre Conventions de Genève, ainsi que les deux Protocoles s’y rapportant, ont pour vocation première de protéger les victimes et les victimes potentielles des conflits armés. Si l’application du droit international humanitaire dépendait de la seule appréciation subjective des parties aux conflits, celles-ci auraient dans la plupart des cas tendance à en minimiser l’intensité. Aussi, sur la base de critères objectifs, l’article 3 commun et le Protocole additionnel II trouvent-ils application dès lors qu’il est établi qu’il existe un conflit armé interne qui satisfait leurs critères préétablis respectifs 59.

La notion de conflit armé et les critères qui s’y attachent ont été précisés par le TPIY, dans son arrêt du 15 juillet 1999. Selon la chambre d’appel,

[…] un conflit armé est de caractère international s’il oppose deux ou plusieurs États. De plus, un conflit armé interne qui éclate sur le territoire d’un État peut deve-nir international (ou, selon les circonstances, présenter parallèlement un caractère international) si i) les troupes d’un autre État interviennent dans le conflit ou encore, si ii) certains participants au conflit armé interne agissent au nom de cet autre État 60.

De plus, la chambre de première instance de la même juridiction rappelle qu’

[…] un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État 61.

Les critères de l’intensité et de l’organisation des par-ties sont des éléments décisifs pour caractériser l’existence d’un conflit armé non international au sens de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève. Du reste,

Dans un conflit armé de caractère interne ou mixte, ces critères étroitement liés servent, au minimum, unique-ment aux fins de distinguer un conflit armé du banditisme, d’insurrections inorganisées et de courte durée ou d’acti-vités terroristes, qui ne relèvent pas du droit international humanitaire 62.

59. TPIR, 2 septembre 1998, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, affaire nº ICTR-96-4-T, p. 243-244, § 603.60. TPIY, 15 juillet 1999, Procureur c. Duško Tadić, p. 35, § 84.61. TPIY, 7 mai 1997, Le Procureur c. Duško Tadić alias « Dule », affaire nº IT-94-1-T, p. 217, § 561.62. Ibid., p. 217-218, § 562.63. TPIR, 2 septembre 1998, Le Procureur c. Jean-Paul Akayeshu, p. 253, § 625.64. TPIY, 3 avril 2008, Le Procureur c. Ramush Haradinaj, Idriz Balaj, Lari Brahimaj, affaire nº IT-04-84-T 2, p. 27, § 49.65. TPIY, 10 juillet 2008, Le Procureur c. Ljube Boškoski, Johan Tarčulovski, affaire nº IT-04-82-T, p. 91, § 177.

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150 Mamoud Zani

Pour sa part, la Cour internationale de justice (CIJ) a mis l’accent sur le critère du « contrôle effectif » des opérations militaires au détriment de celui du « contrôle global » jugé judicieux pour la qualification d’un conflit armé international, mais inadapté pour engager la res-ponsabilité internationale de l’État pour des actes commis par des groupes armés. En effet, selon le juge de La Haye, le critère du « contrôle global »

[…] présente le défaut majeur d’étendre le champ de la res-ponsabilité des États bien au-delà du principe fondamental qui gouverne le droit de la responsabilité internationale, à savoir qu’un État n’est responsable que de son propre comportement, c’est-à-dire de celui des personnes qui, à quelque titre que ce soit, agissent en son nom. Tel est le cas des actes accomplis par ses organes officiels, et aussi par des personnes ou entités qui, bien que le droit interne de l’État ne les reconnaisse pas formellement comme tels, doivent être assimilés à des organes de l’État parce qu’ils se trouvent placés sous sa dépendance totale. En dehors de ces cas, les actes commis par des personnes ou groupes de personnes – qui ne sont ni des organes de l’État ni assimilables à de tels organes – ne peuvent engager la responsabilité de l’État que si ces actes, à supposer qu’ils soient internationalement illicites, lui sont attribuables. Tel est le cas lorsqu’un organe de l’État a fourni les instructions, ou donné les directives, sur la base desquelles les auteurs de l’acte illicite ont agi ou lorsqu’il a exercé un contrôle effectif sur l’action au cours de laquelle l’illicéité a été commise. À cet égard, le critère du « contrôle global » est inadapté, car il distend trop, jusqu’à le rompre presque, le lien qui doit exister entre le comportement des organes de l’État et la responsabilité internationale de ce dernier 69.

Dans son arrêt du 27 juin 1986 (affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci : Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), la CIJ a rappelé que,

[…] même prépondérante ou décisive, la participation des États-Unis à l’organisation, à la formation, à l’équipement, au financement et à l’approvisionnement des contras, à la sélection de leurs objectifs militaires ou paramilitaires et à la planification de toutes leurs opérations demeure insuffisante en elle-même, d’après les informations dont la Cour dispose, pour que puissent être attribués aux États-Unis les actes commis par les contras au cours de leurs opérations militaires ou paramilitaires au Nicaragua. Toutes les modalités de participation des États-Unis qui

troupes et d’assurer un soutien logistique ; la capacité de définir une stratégie militaire unique et d’user de tactiques militaires ; et la capacité de s’exprimer d’une seule voix et de conclure des accords comme des accords de cessez-le-feu ou de paix 66.

D’un autre côté, la chambre d’appel du TPIY a mis en lumière le critère du « contrôle global » sur le groupe pour attribuer à un État les actes commis par des groupes armés non étatiques. Ainsi, dans l’affaire Tadić, elle a indiqué que

Pour imputer la responsabilité d’actes commis par des groupes militaires ou paramilitaires à un État, il faut établir que ce dernier exerce un contrôle global sur le groupe, non seulement en l’équipant et le finançant, mais également en coordonnant ou en prêtant son concours à la planification d’ensemble de ses activités militaires. Ce n’est qu’à cette condition que la responsabilité internationale de l’État pourra être engagée à raison des agissements illégaux du groupe. Il n’est cependant pas nécessaire d’exiger de plus que l’État ait donné, soit au chef du groupe soit à ses membres, des instructions ou directives pour commettre certains actes spécifiques contraires au droit international 67.

Et d’ajouter que

[…] le contrôle exercé par un État sur des forces armées, des milices ou des unités paramilitaires subordonnées peut revêtir un caractère global (mais doit aller au-delà de la simple aide financière, fourniture d’équipements militaires ou formation). Cette condition ne va toutefois pas jusqu’à inclure l’émission d’ordres spécifiques par l’État ou sa direction de chaque opération. Le droit international n’exige nullement que les autorités exerçant le contrôle planifient toutes les opérations des unités qui dépendent d’elles, qu’elles choisissent leurs cibles ou leur donnent des instructions spécifiques concernant la conduite d’opéra-tions militaires ou toutes violations présumées du droit international humanitaire. Le degré de contrôle requis en droit international peut être considéré comme avéré lorsqu’un État (ou, dans le contexte d’un conflit armé, une partie au conflit) joue un rôle dans l’organisation, la coordination ou la planification des actions militaires du groupe militaire, en plus de le financer, l’entraîner, l’équiper ou lui apporter son soutien opérationnel. Les actes commis par ce groupe ou par ses membres peuvent dès lors être assimilés à des actes d’organes de fait de l’État, que ce dernier ait ou non donné des instructions particulières pour la perpétration de chacun d’eux 68.

66. TPIY, 3 avril 2008, Le Procureur c. Ramush Haradinaj, Idriz Balaj, Lari Brahimaj, p. 32-33, § 60. Dans l’affaire Boškoski, le TPIY a regroupé les facteurs d’organisation des groupes armés en cinq grandes catégories : la structure de commandement, la capacité du groupe armé à mener des opérations militaires de manière organisée, le niveau logistique, le niveau de discipline du groupe pour faire respecter les obligations fondamentales découlant de l’article 3 commun et l’aptitude à le faire, la capacité du groupe à parler d’une seule voix (TPIY, 10 juillet 2008, Le Procureur c. Ljube Boškoski, Johan Tarčulovski, p. 104-106, § 199-203).

67. TPIY, 15 juillet 1999, Procureur c. Duško Tadić, p. 58, § 131.68. Ibid., p. 60-61, § 137.69. CIJ, arrêt du 26 février 2007, affaire de l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine

c. Serbie-et-Monténégro), Recueil, 2007, p. 43, § 406. La CIJ affirme aussi que : « Pour autant que le critère du “contrôle global” soit utilisé aux fins de déterminer si un conflit armé présente ou non un caractère international, ce qui était la seule question que la chambre d’appel avait à résoudre, il se peut parfaitement qu’il soit pertinent et adéquat : la Cour ne croit cependant pas opportun de prendre parti sur ce point dans la présente affaire, puisqu’elle n’est pas dans la nécessité de le trancher pour les besoins du présent arrêt. En revanche, le critère du “contrôle global” a été présenté par le TPIY comme ayant aussi vocation à s’appliquer dans le droit de la responsabilité internationale aux fins de déterminer – ce que la Cour est tenue de faire en l’espèce – dans quels cas un État est responsable des actes commis par des unités paramilitaires, forces armées ne faisant pas partie de ses organes officiels. À cet égard, il n’emporte pas la conviction » (ibid., § 404).

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 151

A. Les conflits armés internationaux

Les normes de droit international humanitaire appli-cables aux conflits armés internationaux, c’est-à-dire les conflits opposant, selon l’article 2, alinéa 1 commun aux Conventions de Genève, deux ou plusieurs États, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’un d’entre eux, sont prévues dans les quatre instruments de Genève de 1949, le Protocole additionnel I de 1977 relatif à la protec-tion des victimes de ces conflits et le droit international humanitaire coutumier.

Les personnes protégées par ces normes sont les com-battants et les personnes civiles. Pour ce qui est des combat-tants 74, la protection couvre les blessés ou malades des forces armées en campagne, les blessés, malades ou naufragés des forces armées sur mer, le personnel sanitaire et religieux attaché aux forces armées, les prisonniers de guerre. À titre d’exemple, les articles 24 et 25 de la Convention I exigent le respect et la protection en toutes circonstances du personnel sanitaire et religieux ; de même, pour les articles 36 et 37 de la Convention II s’agissant du personnel religieux, médical et hospitalier des navires-hôpitaux et d’autres navires. Par ailleurs, le titre II (articles 12 à 16) de la Convention III garantit la protection générale des prisonniers de guerre (traitement humain, respect de leur personne et de leur honneur, gratuité des soins) et la section II du Protocole I (articles 43 à 47) réglemente le statut de combattant et de prisonnier de guerre.

Quant aux personnes civiles 75, celles-ci sont qualifiées par l’article 4, alinéa 1 de la Convention IV de « personnes protégées », lorsqu’elles se trouvent, en cas de conflit ou d’occupation, au pouvoir d’une partie adverse. Ces per-sonnes ont droit, suivant l’article 27, alinéas 1 et 2 de la Convention IV, en toutes circonstances,

[…] au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs droits familiaux, de leurs convictions et pratiques religieuses, de leurs habitudes et de leurs coutumes. Elles seront traitées, en tout temps, avec humanité et protégées notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique. Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.

L’ensemble de la population civile ne peut faire l’objet d’attaques ; les parties au conflit

[…] doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par

viennent d’être mentionnées, et même le contrôle général exercé par eux sur une force extrêmement dépendante à leur égard, ne signifieraient pas par eux-mêmes, sans preuve complémentaire. Que les États-Unis aient ordonné ou imposé la perpétration des actes contraires aux droits de l’homme et au droit humanitaire allégués par l’État demandeur. Ces actes auraient fort bien pu être commis par des membres de la force contras en dehors du contrôle des États-Unis. Pour que la responsabilité juridique de ces derniers soit engagée, il devrait en principe être établi qu’ils avaient le contrôle effectif des opérations militaires ou paramilitaires au cours desquelles les violations en question se seraient produites 70.

En vue d’engager la responsabilité de l’État 71, la juri-diction de La Haye a précisé qu’il n’était pas essentiel de

[…] démontrer que les personnes ayant accompli les actes prétendument contraires au droit international étaient en général placées sous la « totale dépendance » de l’État défendeur ; il convient de prouver que ces personnes ont agi selon les instructions ou sous le « contrôle effectif » de ce dernier 72.

Néanmoins, il convient de prouver que ce

[…] « contrôle effectif » s’exerçait, ou que ces instructions ont été données, à l’occasion de chacune des opérations au cours desquelles les violations alléguées se seraient produites, et non pas en général, à l’égard de l’ensemble des actions menées par les personnes ou groupes de personnes ayant commis lesdites violations 73.

Finalement, la jurisprudence des juridictions interna-tionales demeure divergente quant aux critères d’interpré-tation des conflits armés : alors que la CIJ exige le critère strict de « contrôle effectif », un critère flou et sans aucune définition, le TPIY favorise quant à lui le critère souple du « contrôle global ».

Les conséquences de la qualification sont à considérer par rapport au régime juridique applicable dans les conflits armés.

III. Le régime juridique applicable aux conflits armés

L’opération de qualification détermine les sources ou le droit applicable concernant les conflits armés inter-nationaux (A) et non internationaux (B), ainsi que les autres situations de violence (C). Cette démarche est indispensable pour la protection des victimes.

70. CIJ, arrêt du 27 juin 1986, affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), Recueil, 1986, fond, p. 14, § 115.

71. Voir O. Corten, « L’arrêt rendu par la CIJ dans l’affaire du Crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie) : vers un assouplissement des conditions permettant d’engager la responsabilité d’un État pour génocide ? », Annuaire français de droit international, nº 53, 2007, p. 249-279.

72. CIJ, arrêt du 26 février 2007, affaire de l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Recueil, 2007, p. 43, § 400.

73. Ibid.74. Voir la définition donnée à l’article 43 du Protocole I.75. Voir la définition donnée à l’article 50 du Protocole I.

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152 Mamoud Zani

[…] à moins qu’il ne s’agisse d’une évacuation temporaire rendue nécessaire par des raisons impérieuses tenant à la santé ou à un traitement médical des enfants ou, sauf dans un territoire occupé, à leur sécurité. Lorsqu’on peut atteindre les parents ou les tuteurs, leur consentement écrit à cette évacuation est nécessaire. Si on ne peut pas les atteindre, l’évacuation ne peut se faire qu’avec le consente-ment écrit des personnes à qui la loi ou la coutume attribue principalement la garde des enfants 82.

Dans tous les cas, l’éducation de chaque enfant évacué, y compris son éducation religieuse et morale doit être assurée de manière continue.

Suivant l’article 50, alinéas 1 et 2 de la Convention IV, la puissance occupante doit faciliter le fonctionnement harmonieux des établissements réservés aux soins et à l’éducation des enfants, ainsi que l’identification de ceux-ci et l’enregistrement de leur filiation. Elle ne pourra pas pour le reste « astreindre des personnes protégées à servir dans ses forces armées ou auxiliaires. Toute pression ou propagande tendant à des engagements volontaires est prohibée » 83.

Les personnes détenues 84 doivent être traitées avec humanité et les réfugiés 85 ne jouissant de la protection d’aucun État ne doivent pas être considérés comme des étrangers ennemis.

Dans son étude de 2005 sur le droit international huma-nitaire coutumier 86, le CICR a répertorié cent soixante et une règles de droit coutumier 87 applicables tant aux conflits armés internationaux que non internationaux. Ces règles portent sur la distinction entre civils et combattants (1-6) ; la distinction entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires (7-10) ; les attaques sans discrimination (11-13) ; la proportionnalité dans l’attaque (14) ; les précautions dans l’attaque (15-21) et contre les effets des attaques (22-24) ; les garanties fondamentales concernant les deux catégories de conflits (CAI / CANI) ; parmi celles-ci on peut mentionner ce qui suit :

– les personnes civiles et les personnes hors de combat doivent être traitées avec humanité ;

– le meurtre est interdit ;

– les peines corporelles sont interdites ;

conséquent ne diriger leurs opérations que contre les objectifs militaires 76.

De plus, la population civile du territoire occupé doit recevoir des secours 77 sous forme de médicaments, vivres et vêtements, y compris de matériel de couchage et de logements d’urgence et d’autres approvisionnements nécessaires à sa survie.

En vertu de l’article 75, alinéa 2 du Protocole I, la population civile bénéficie d’importantes garanties fon-damentales :

Sont et demeurent prohibés en tout temps et en tout lieu les actes suivants, qu’ils soient commis par des agents civils ou militaires : les atteintes portées à la vie, à la santé, et au bien-être physique ou mental des personnes, notamment : le meurtre ; la torture sous toutes ses formes, qu’elle soit physique ou mentale ; les peines corporelles, et les mutila-tions ; les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, la prostitution forcée et toute forme d’attentat à la pudeur ; la prise d’otages ; les peines collectives, et la menace de commettre l’un quel-conque des actes précités.

Sont aussi interdits 78 les actes ou menaces de violence visant à répandre la terreur parmi la population civile, les attaques sans discrimination 79 et celles dirigées à titre de représailles.

Les femmes et les enfants jouissent de mesures spéciales de protection ; en conséquence, les femmes doivent être protégées contre le viol, la contrainte à la prostitution et toute autre forme d’attentat à la pudeur.

Les cas des femmes enceintes et des mères d’enfants en bas âge dépendant d’elles qui sont arrêtées, détenues ou internées pour des raisons liées au conflit armé seront examinés en priorité absolue 80.

La peine de mort ne sera pas prononcée à l’encontre de ces personnes vulnérables. Les enfants doivent être protégés contre toute forme d’attentat à la pudeur et gardés dans des locaux séparés de ceux des adultes, en cas de détention ou d’internement pour des raisons liées au conflit armé 81. L’évacuation par un État partie au conflit d’enfants, vers un pays étranger, est prohibée

76. Article 48 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1977.77. Voir l’article 23 de la Convention IV et les articles 69 et 70 du Protocole I.78. Article 51 du Protocole I.79. Selon l’alinéa 4 de l’article 51 du Protocole I, l’expression « attaques sans discrimination » s’entend : « a) des attaques qui ne sont pas dirigées contre

un objectif militaire déterminé ; b) des attaques dans lesquelles on utilise des méthodes ou moyens de combat qui ne peuvent pas être dirigés contre un objectif militaire déterminé ; ou c) des attaques dans lesquelles on utilise des méthodes ou moyens de combat dont les effets ne peuvent pas être limités comme le prescrit le présent Protocole ; et qui sont, en conséquence, dans chacun de ces cas, propres à frapper indistinctement des objectifs militaires et des personnes civiles ou des biens de caractère civil ».

80. Article 76 du Protocole I.81. Article 77 du Protocole I.82. Article 78 du Protocole I.83. Article 51 de la Convention IV. Pour les personnes âgées de plus de 18 ans, elle pourra les astreindre uniquement aux travaux nécessaires aux

besoins de l’armée d’occupation ou aux services d’intérêt public, à l’alimentation, au logement, etc. Voir l’alinéa 2 du même article.84. Article 37 de la Convention IV.85. Article 44 de la Convention IV.86. J.-M. Henckaerts, L. Doswald-Beck, Customary International Humanitarian Law, vol. I, Rules, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.87. Comme « preuve d’une pratique générale, acceptée comme étant le droit », conformément à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de

Justice. L’existence de la coutume exige la réunion de deux éléments : un élément matériel et un élément psychologique.

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 153

a) Les atteintes portées à la vie et à l’intégrité cor-porelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;

b) Les prises d’otages ;c) Les atteintes à la dignité des personnes, notam-

ment les traitements humiliants et dégradants ;d) Les condamnations prononcées et les exécutions

effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

2) Les blessés et malades seront recueillis et soignés.Un organisme humanitaire impartial, tel que le Comité

international de la Croix-Rouge, pourra offrir ses services aux parties au conflit.

Les parties au conflit s’efforceront, d’autre part, de mettre en vigueur par voie d’accords spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente convention.

Dans son jugement du 2 octobre 1995 (Procureur c. Duško Tadić, alias « Dule »), la chambre d’appel du TPIY a précisé de manière intéressante au sujet du droit applicable aux conflits armés non internationaux que

Ce qui est inhumain et, par conséquent, interdit dans les conflits internationaux ne peut pas être considéré comme humain et admissible dans les conflits civils 92.

[…] il est indéniable que des règles coutumières sont apparues pour régir les conflits internes. Ces règles, spécifiquement identifiées […], couvrent des domaines comme la protection des civils contre des hostilités, en particulier à l’encontre d’attaques commises sans motifs, la protection des biens civils, en particulier les biens culturels, la protection de tous ceux qui ne participent pas (ou ne participent plus) directement aux hostilités ainsi que l’interdiction d’armements prohibés dans les conflits armés internationaux et de certaines méthodes de conduite des hostilités 93.

Et de conclure que

[…] le droit international coutumier impose une respon-sabilité pénale pour les violations graves de l’article 3 com-mun, complété par d’autres principes et règles générales sur la protection des victimes des conflits armés internes, et pour les atteintes à certains principes et règles fonda-mentales relatives aux moyens et méthodes de combat dans les conflits civils 94.

Le droit international humanitaire protège dans les conflits armés non internationaux de nombreuses

– le viol et les autres formes de violence sexuelle sont interdits ;

– l’emploi de boucliers humains est interdit ;

– les peines collectives sont interdites ;

– la prise d’otages est interdite, etc.

En définitive, il faut rappeler que le droit international humanitaire coutumier demeure pertinent dans les conflits armés car, en dehors du droit conventionnel, un État reste lié par les règles de droit coutumier au mépris du critère de ratification. À ce propos, la clause de Martens prévue dans les quatre Conventions de Genève 88 et leurs Protocoles additionnels 89 rappelle que

[…] les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique.

B. Les conflits armés non internationaux

Les règles applicables aux conflits armés non internatio-naux 90 opposant au sein d’un État des forces armées ou groupes armés entre eux 91 sont envisagées par l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève et au Protocole additionnel II de 1977. L’article 3 commun, décrit comme étant une sorte de « mini-convention », comprend les règles minimales de traitement et mérite in globo d’être cité :

En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des hautes parties contractantes, chacune des parties (à savoir : États, rebelles, États qui aident, etc.) au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.

À cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des personnes mentionnées ci-dessus :

88. Voir, par exemple, les articles 142 et 158 des Conventions de Genève III et IV.89. Article 1er, alinéa 2 du Protocole I et préambule (considérant 4) du Protocole II.90. L’article 1er, alinéa 1 du Protocole II précise que : « Le présent Protocole, qui développe et complète l’article 3 commun aux Conventions de Genève

du 12 août 1949 sans modifier ses conditions d’application actuelles, s’applique à tous les conflits armés qui ne sont pas couverts par l’article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), et qui se déroulent sur le territoire d’une haute partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le présent Protocole ».

91. En vertu de l’article 8, alinéa 2-f du Statut de la CPI, les conflits armés internes existent lorsqu’ils « opposent de manière prolongée sur le territoire d’un État les autorités du gouvernement de cet État et des groupes armés organisés ou des groupes armés organisés entre eux ».

92. TPIY, 2 octobre 1995, Procureur c. Duško Tadić, alias « Dule », arrêt relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, § 119, en ligne : http://www.icty.org/x/cases/tadic/acjug/fr/tad-aj951002.pdf.

93. Ibid., § 127.94. Ibid., § 134.

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154 Mamoud Zani

peuvent faire l’objet d’attaque, de destruction et d’enlève-ment. La famine comme méthode de combat est interdite par rapport aux personnes civiles.

Les blessés malades et naufragés seront respectés et protégés ; ils seront traités avec humanité et recevront les soins médicaux qu’exige leur état. Toutes les mesures possibles seront également prises afin de

[…] rechercher et recueillir les blessés, les malades et les naufragés, les protéger contre le pillage et les mauvais trai-tements et leur assurer les soins appropriés, ainsi que pour rechercher les morts, empêcher qu’ils soient dépouillés et leur rendre les derniers devoirs 99.

Le personnel sanitaire et religieux 100 sera aussi respecté et protégé ; il ne sera pas astreint à des tâches incompatibles avec sa mission humanitaire.

C. Les autres situations de violence

Les autres situations de violence 101 renferment les cas de tensions internes et de troubles intérieurs 102 comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues. De manière concrète, la notion de « tensions internes » couvre principalement

a) des situations de tension grave – politique, religieuse, raciale, sociale, économique, etc., ou b) des séquelles d’un conflit armé ou de troubles intérieurs. Ces situations présentent l’une ou l’autre des caractéristiques suivantes sinon toutes à la fois : a- un grand nombre d’arrestations ; b- un grand nombre de détenus politiques ou de sécurité ; c- de probables mauvais traitements infligés aux détenus ; d- la déclaration d’état d’urgence ; e- des allégations de disparitions 103.

En revanche, l’expression « troubles intérieurs » concerne

[…] un affrontement qui présente un certain caractère de gravité ou de durée et comporte des actes de violence. Ces derniers peuvent revêtir des formes variables, allant de la génération spontanée d’actes de révolte à la lutte entre des groupes plus ou moins organisés et les autorités au pouvoir. Dans ces situations qui ne dégénèrent pas nécessairement en lutte ouverte, les autorités au pouvoir font appel à de vastes forces de police, voire aux forces armées, pour rétablir l’ordre intérieur 104.

Ces conjonctures ne sont pas considérées comme des conflits armés et ne relèvent pas du droit international

catégories de personnes. Du point de vue de l’article 4 du Protocole II, toutes les personnes qui ne participent pas directement ou ne participent plus aux hostilités bénéficient de garanties fondamentales : droit au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs convictions et de leurs pratiques religieuses. Elles seront en toutes circonstances traitées avec humanité, sans aucune dis-tinction de caractère défavorable et protégées contre :

a) les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre, de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles ;

b) les punitions collectives ;c) la prise d’otages ;d) les actes de terrorisme ;e) les atteintes à la dignité de la personne, notam-

ment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur ;

f) l’esclavage et la traite des esclaves sous toutes leurs formes ;

g) le pillage ;h) la menace de commettre les actes précités 95.

Les enfants devront recevoir les soins et l’aide dont ils ont besoin, y compris une éducation religieuse et morale, telle que la désirent leurs parents ou, en l’absence de parents, les personnes qui en ont la garde. À l’égard des personnes privées de liberté (internées ou détenues) pour des raisons en relation avec le conflit armé, les principes suivants 96 seront respectés : autorisation à recevoir des secours individuels ou collectifs ; pratiquer leur religion et recevoir à leur demande, si cela est approprié, une assistance spirituelle de personnes exerçant des fonctions religieuses, telles que les aumôniers ; bénéficier, si elles doivent travailler, de conditions de travail et de garanties semblables à celles dont jouit la population civile locale.

La population civile et les personnes civiles jouissent d’une protection générale contre les dangers résultant d’opérations militaires :

Ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne devront être l’objet d’attaques. Sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile 97.

Les biens indispensables à la survie de la population civile 98 (les denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation) ne

95. Article 4, alinéa 2 du Protocole II.96. Article 5, alinéa 2 du Protocole II.97. Article 13 du Protocole II.98. Article 14 du Protocole II.99. Article 8 du Protocole II.

100. Article 9 du Protocole II.101. Voir l’article 1er, alinéa 2 du Protocole II.102. Voir R. Abi-Saab, « Le droit humanitaire et les troubles internes », in Liber Amicorum Georges Abi-Saab. L’ordre juridique international, un

système en quête d’équité et d’universalité, La Haye, M. Nijhoff, 2001, p. 477-493.103. Voir P. Verri, Dictionnaire du droit international des conflits armés, p. 119.104. Ibid., p. 123.

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Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés 155

elle fait face, comme dans le cas des conflits armés internes internationalisés, des conflits mixtes, des conflits armés non internationaux de haute et de basse intensité. À chaque instant, ces situations peuvent basculer et changer de nature, d’où le dilemme de connaître le point de départ de l’applicabilité 106 du droit international humanitaire.

Par ailleurs, à l’égard de l’institution elle-même, la qualification constitue une pratique redoutable pouvant mettre en jeu sa crédibilité, surtout si le CICR apprécie la situation de façon approximative suivant les éléments factuels dont il dispose. D’autant plus que les États ne sont pas de facto et de jure liés par la qualification du CICR et peuvent valoriser leur propre interprétation des faits constitutifs du conflit armé. Bien entendu, tout cela peut engendrer une application imparfaite du droit international humanitaire.

Certes, la jurisprudence des tribunaux pénaux interna-tionaux ad hoc, principalement celle du TPIY, a largement contribué à clarifier les critères objectifs de qualification et la notion de conflit armé non international, néanmoins l’apport du juge international de La Haye ne reste qu’inter-prétatif. Les États restent foncièrement tenus par le corpus normatif de droit international humanitaire.

humanitaire. Le cadre juridique applicable 105 repose sur le droit international des droits de l’homme, en particulier les garanties fondamentales prévues dans les instruments de protection des droits de l’homme, ainsi que les principes de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949. L’intervention du CICR dans ces situations se fonde sur un droit d’initiative issu de l’article 5 des Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, afin d’assurer protection et assistance aux victimes militaires et civiles.

Remarquons que, si une des situations décrites ci-dessus évolue vers des troubles durables où un groupe armé organisé se trouve à la tête des violences, une qua-lification en conflit armé n’est pas à exclure. En outre, un conflit qui surgit sur le territoire d’un État opposant deux ethnies distinctes peut être qualifié de conflit armé non international si les conditions d’intensité, de durée et de participation sont réunies. La question de la qualification des situations de violence par le CICR constitue à la fois un exercice délicat et difficile. Ce qui rend davantage l’action de l’institution genevoise compliquée c’est la complexité des situations auxquelles

105. Voir D. Momtaz, « Les règles humanitaires minimales applicables en période de troubles et de tensions internes », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 80, nº 831, septembre 1998, p. 487-495.

106. Voir J. Grignon, « Le début de l’application du droit international humanitaire. Discussion autour de quelques défis », Revue internationale de la Croix-Rouge, sélection française, vol. 96, 2014, p. 111-136.

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Chroniques

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CRDF, nº 16, 2018, p. 159 - 174

Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017Alexia DAVIDDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Eugénie DUVALDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Juliette LECAMEDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Morgan PÉNITOTDoctorant en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Quand l’actualité électorale et politique s’invite rue de Montpensier

A. Regard sur les élections de 2017

1. L’annulation de certaines opérations électorales en raison d’illégalités substantielles

2. La protection du pluralisme des courants d’idées et d’opinions politiques

B. Regard sur les lois pour la confiance dans la vie politique

1. La peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité

2. Les responsables publics et leurs collaborateurs

3. La prévention des conflits d’intérêts et l’exigence d’exemplarité

4. Les réserves parlementaire et ministérielle

II. Le pragmatisme du juge constitutionnel face à des lois au contenu « sensible »

A. La conformité sous réserve du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : une application « à la carte » par le Conseil de ses propres principes

1. L’examen rapide du délit sous l’angle de l’article 8 de la DDHC et de l’OVC d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi

2. Une conformité sous d’importantes réserves sur le fondement de la liberté d’expression et de communication

B. L’inconstitutionnalité des contrôles d’identité et des fouilles réalisés dans le cadre de l’état d’urgence

1. Un fondement traditionnel de la liberté d’aller et venir et du respect de la vie privée

2. Une conciliation déséquilibrée entre l’OVC de sauvegarde de l’ordre public et le respect des droits et libertés

3. Une abrogation différée : des effets à relativiser

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160 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

La jurisprudence constitutionnelle de 2017 a été marquée par l’actualité électorale et politique (I). Le Conseil a consacré une part importante de son temps au contrôle de l’élection présidentielle et des scrutins législatifs et sénatoriaux qui se sont étendus d’avril à septembre 1. Il a également dû se prononcer sur la confiance dans la vie politique, mesure phare du nouveau président de la Répu-blique qui a donné lieu à l’adoption d’une loi ordinaire et d’une loi organique. Le Conseil a aussi fait preuve d’un pragmatisme parfois critiquable dans l’appréciation de la constitutionnalité des lois, ce dont témoignent deux décisions portant sur des sujets « sensibles » (II) : celle relative au délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse et celle relative aux contrôles d’identité et fouilles réalisés dans le cadre de l’état d’urgence.

I. Quand l’actualité électorale et politique s’invite rue de Montpensier

A. Regard sur les élections de 2017

Massivement saisi dans le cadre des articles 58 et 59 de la Constitution 2, le Conseil constitutionnel a veillé à la régularité des différentes opérations électorales 3. Sa jurisprudence fermement établie en la matière aboutit à l’annulation de plusieurs scrutins en raison d’illégalités substantielles (1). S’émancipant du contrôle même des élections, il a également l’occasion de rappeler l’impor-tance du respect du pluralisme des idées et opinions politiques, pluralisme qui s’impose au législateur (2).

1. L’annulation de certaines opérations électorales en raison d’illégalités substantielles

Parmi les missions confiées au juge électoral, une place est accordée au constat de l’inéligibilité d’un candidat aux assemblées parlementaires conformément aux articles 25 de la Constitution et LO 127 et suivants du Code électoral. Confirmant sa jurisprudence antérieure, le Conseil veille

au respect de ces prescriptions tout en les conciliant avec le droit d’éligibilité des citoyens garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). De ce fait, « toute inéligibilité, qui a pour effet de porter une atteinte à la liberté des candidatures, doit être interprétée de façon restrictive » 4. Il en conclut que si l’article LO 134 du Code électoral interdit à un parlementaire de se présenter comme remplaçant d’un candidat à l’Assemblée nationale, il n’en va pas de même lorsque ce parlementaire est sortant. Rien ne s’oppose à son éligibilité, puisque, ses fonctions ayant pris fin, il sera effectivement disponible et apte à sa nouvelle mission en cas de défaillance de l’élu principal.

Le Conseil fait une application stricte des cas d’inéli-gibilité 5 ainsi que des conséquences prévues lors d’inéli-gibilités dûment constatées. Il ordonne ainsi l’annulation des opérations électorales ayant conduit à la victoire d’un candidat, alors que son suppléant n’avait pas le droit de se présenter. La candidature étant conjointe, l’inéligibilité d’un membre du binôme rejaillit sur l’autre 6. Il n’hésite pas non plus à utiliser le pouvoir de modulation qui lui est reconnu en la matière. Lorsqu’un candidat ne dépose pas son compte de campagne dans les conditions prévues par l’article LO 136-1 du Code électoral, le Conseil énonce que

Pour apprécier s’il y a lieu, pour lui, de faire usage de la faculté de déclarer [ce] candidat inéligible, il appartient au juge de l’élection de tenir compte de la nature de la règle méconnue, du caractère délibéré ou non du manquement, de l’existence éventuelle d’autres motifs d’irrégularité du compte et du montant des sommes en cause 7.

La sanction n’est par conséquent pas automatique, et variable. Le Conseil peut prononcer une inéligibilité à tout mandat pour une durée d’un an en raison de l’inaction d’un candidat 8, mais également une inéligibilité de trois ans « eu égard au cumul et au caractère substantiel des obligations méconnues » 9.

Outre l’examen de la capacité des candidats, la rue de Montpensier porte un intérêt particulier à la régularité et à la sincérité du scrutin. Elle déplore « des entorses à des règles électorales importantes » 10, parmi lesquelles le non-respect des modalités prévues pour la composition et

1. C’est la raison pour laquelle, dans son rapport d’activité annuel, le Conseil présente 2017 comme l’« année électorale » (en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/bilan/rapport_cc_2017.pdf, voir notamment p. 11 sq.).

2. Une majorité de requêtes a été rejetée ab initio, classiquement pour tardiveté, défaut d’intérêt à agir du candidat, objet erroné, ou défaut de précisions et de justifications nécessaires à leur aboutissement. Pour un aperçu, voir le Commentaire des décisions des 21 et 28 juillet et des 4 et 7 août 2017, Sur les réclamations dirigées contre les élections législatives de juin 2017, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank_mm/decisions/an/2017/ccc_201707.pdf.

3. Il rappelle en revanche son incompétence pour statuer sur la régularité de l’élection des vice-présidents de l’Assemblée nationale (CC, déc. nº 2017-27 ELEC du 27 juillet 2017, Requête de MM. Stéphane Demilly, Yves Jégo et Franck Riester, § 1). Le Conseil, n’étant pas contraint par un délai pour le contentieux électoral, s’est également prononcé sur la régularité des élections législatives partielles de 2016.

4. CC, déc. nº 2017-5065 AN du 16 novembre 2017, AN, Oise (5e circ.), M. Jimmy Harang, § 3. Voir également la décision nº 2011-628 DC du 12 avril 2011, Loi organique relative à l’élection des députés et des sénateurs, cons. 6 et 7.

5. Voir en ce sens les décisions nº 2017-5009 AN du 1er décembre 2017, AN, Aude (2e circ.), M. Jean-François Daraud, § 2 et 3 et nº 2017-5067 AN du 8 décembre 2017, AN, Territoire de Belfort (1re circ.), M. Christophe Grudler, § 1 et 2.

6. CC, déc. nº 2017-4999/5007/5078 AN du 16 novembre 2017, AN, Val d’Oise (1re circ.), Mme Denise Cornet et autres.7. CC, déc. nº 2016-4957 AN du 2 mars 2017, Bas-Rhin (1re circ.), § 2.8. Ibid., § 5.9. CC, déc. nº 2016-4958 AN du 2 mars 2017, Alpes-Maritimes (5e circ.), § 5.

10. CC, déc. nº 2017-172 PDR du 20 juillet 2017, Observations du Conseil constitutionnel sur l’élection présidentielle des 23 avril et 7 mai 2017, point 5. Les mêmes critiques se retrouvent s’agissant des élections législatives ; voir par exemple la décision nº 2017-5091 AN du 8 décembre 2017, AN, Guyane (2e circ.), M. Davy Rimane.

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 161

la tenue des bureaux de vote qui « est de nature à entraîner des erreurs et peut favoriser la fraude » 11. S’ensuit alors une annulation des suffrages concernés. Il en va de même lorsque le procès-verbal des opérations électorales d’un bureau n’est pas immédiatement remis à la préfecture ou qu’il est incomplet, car « ce manquement rend impossible le contrôle de la régularité et de la sincérité du scrutin » 12. En revanche, toute irrégularité, même avérée, n’entraîne pas de facto l’annulation des opérations électorales.

Tel est le cas lorsque le Conseil constate des suffrages irrégulièrement exprimés, comme « des différences de signature significatives » 13 entre les deux tours de scrutin. Il procède alors au redressement des résultats et rectifie l’erreur matérielle en déduisant le nombre de voix liti-gieuses du nombre de suffrages obtenus par le candidat. Le Conseil n’ordonnera l’annulation que si la rectification bouleverse les résultats du scrutin 14. La solution, pragma-tique, s’entend dès lors qu’il est objectivement certain que l’irrégularité n’a pu altérer la sincérité du scrutin et qu’elle est de surcroît corrigée.

En revanche, il n’en va peut-être pas de même lorsque l’irrégularité constatée ne concerne pas l’émargement mais consiste en la violation des règles du Code électoral relatives notamment aux moyens de propagande. Le non-respect du calendrier de propagande 15, l’existence de publicité irré-gulière 16, etc., ne provoquent l’annulation du scrutin que si celui-ci s’est soldé par un « faible écart de voix séparant les deux candidats » 17. Mais dès lors que le Conseil juge l’écart de voix suffisamment important, il estime que la manœuvre frauduleuse, « pour regrettable qu[’elle] soit » 18, n’a pu altérer la sincérité du scrutin. Cette jurisprudence, dite de l’« effet utile » 19, comporte néanmoins deux écueils. D’une part, elle laisse subsister la perpétuation de fraudes électorales puisque les manœuvres illégales ne sont pas systématiquement sanctionnées, et ce peu importe leur

gravité 20. D’aucuns justifient cette position en affirmant que « le juge électoral n’[est] pas juge de la moralité mais de [l]a sincérité [du scrutin] et donc de l’adéquation entre le résultat proclamé et la volonté majoritaire librement exprimée des électeurs » 21. L’argument n’est cependant pas entièrement convaincant, d’autant que surgit alors le second écueil : à partir de quel nombre ou pourcentage peut-on considérer qu’il existe un écart conséquent de voix et donc que le principe de sincérité du scrutin est effecti-vement respecté ? Peut-être est-ce la démarche du Conseil qui est « regrettable ». Du moins mérite-t-elle réflexion.

2. La protection du pluralisme des courants d’idées et d’opinions politiques

Reconnue en 1990 par la rue de Montpensier comme « le fondement de la démocratie » 22, l’exigence du pluralisme des courants d’idées et d’opinions est également rappelée depuis 2008 à l’alinéa 3 de l’article 4 de la Constitution, selon lequel « La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupe-ments politiques à la vie démocratique de la Nation ». De façon connexe lit-on désormais à l’article 34 dudit texte que le législateur fixe les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Le Conseil constitutionnel se fait le relais de ces exigences en rejetant, à plusieurs reprises, une demande d’annulation d’opérations électorales fondée sur le rôle actif de journaux en faveur de certains candidats. Il confirme que « la presse écrite est libre de rendre compte, comme elle l’entend, de la campagne des différents candidats comme de prendre position en faveur de l’un d’entre eux » 23. Quand bien même les médias auraient favorisé un candidat 24, le grief ne peut être retenu. Cet état de fait n’est pas assimilable à un avantage prohibé par l’article L. 52-8, alinéa 2 du Code électoral, selon lequel

11. CC, déc. nº 2017-171 PDR du 10 mai 2017, Proclamation des résultats de l’élection du Président de la République, § 2.12. Ibid., § 14 et 16.13. Voir par exemple CC, déc. nº 2017-5116 AN du 16 novembre 2017, AN, La Réunion (7e circ.), M. Cyrille Hamilcaro, § 11.14. Pour un exemple a contrario, voir CC, déc. nº 2017-5074/5089 AN du 8 décembre 2017, AN, Essonne (1re circ.), Mme Farida Amrani et autres,

§ 15 : « Ces suffrages irréguliers restant en nombre inférieur à l’écart de voix entre les deux candidats du second tour, cette irrégularité ne saurait conduire à l’annulation des opérations électorales ».

15. CC, déc. nº 2017-5062 AN du 28 juillet 2017, AN, Meurthe-et-Moselle (1re circ.), M. Patrick Baudot, § 2.16. CC, déc. nº 2017-5095 AN du 28 juillet 2017, AN, Paris (3e circ.), Mme Magali Le Pape, § 2.17. CC, déc. nº 2017-5067 AN, § 4. Dans le même sens, voir CC, déc. nº 2017-5092 AN du 18 décembre 2017, AN, Loiret (4e circ.), Mme Mélusine Harle

et CC, déc. nº 2017-5098/5159 AN du 18 décembre 2017, AN, Haute-Garonne (8e circ.), M. Michel Montsarrat et autre.18. CC, déc. 2017-5066 AN du 1er décembre 2017, AN, Haute-Savoie (3e circ.), M. Guillaume Gibouin, § 2 ou encore CC, déc. nº 2017-5064 AN du

8 décembre 2017, AN, Rhône (7e circ.), M. Alexandre Vincendet, § 20, voir aussi § 6.19. F. Mélin-Soucramanien, « Le Conseil constitutionnel, juge électoral », Pouvoirs, nº 105, 2003, p. 124 : il n’y a « invalidation que dans l’hypothèse

où les irrégularités constatées sont suffisamment graves pour avoir eu un effet utile sur le résultat du scrutin ».20. Le juge électoral est « moins préoccupé de la gravité des irrégularités invoquées que des effets qu’elles ont pu avoir sur l’issue du scrutin »

(G. Dumortier, « La procédure devant le Conseil constitutionnel, juge électoral : sous les pavés, la plage ? », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, nº 41, octobre 2013, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/nouveaux-cahiers-du-conseil/cahier-n-41/la-procedure-devant-le-conseil-constitutionnel-juge-electoral-sous-les-paves-la-plage.138264.html).

21. R. Ghevontian, « La notion de sincérité du scrutin », Cahiers du Conseil constitutionnel, nº 13, janvier 2013, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/nouveaux-cahiers-du-conseil/cahier-n-13/la-notion-de-sincerite-du-scrutin.52035.html. Pour des opinions contraires, voir F. Mélin-Soucramanien, « Le Conseil constitutionnel, juge électoral », p. 125.

22. CC, déc. nº 89-271 DC du 11 janvier 1990, Loi relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, cons. 12.

23. CC, déc. nº 2017-5021 AN du 28 juillet 2017, AN, Maine-et-Loire (4e circ.), Mme Meriem Baba épouse Monier, § 3. Dans le même sens, voir CC, déc. nº 2017-5140 AN du 28 juillet 2017, AN, La Réunion (3e circ.), Mme Perrine Rivière, § 4, et CC, déc. nº 2017-5077/5081 AN du 4 août 2017, AN, Alpes-Maritimes (1re circ.), Mme Sabine Benizeri et autre, § 6.

24. CC, déc. nº 2017-5112 AN du 18 décembre 2017, AN, Landes (3e circ.), M. Jean-Pierre Steiner, § 19.

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162 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

un des plus faibles temps de parole pour la campagne législative » 28.

L’analyse du Conseil se décompose ainsi en plusieurs étapes. Confirmant sa jurisprudence de 2016 relative aux modalités de l’élection présidentielle 29, il commence par rappeler la souveraineté du législateur en la matière, libre de prévoir une répartition du temps d’antenne inégale entre les partis « tendant à favoriser l’expression des principales opinions qui animent la vie démocratique de la Nation et de poursuivre ainsi l’intérêt général de clarté du débat électoral » 30. Néanmoins, le législateur est contraint par le principe de pluralisme des courants d’idées et d’opinions qui oblige à ce que les partis non présents à l’Assemblée nationale puissent également disposer d’un temps d’antenne nécessaire « de nature à assurer leur participation équitable à la vie démocra-tique » 31.

Le système prévu, à défaut d’être fondé sur l’éga-lité, doit répondre à une certaine équité. Or, les règles fixes, immuables de l’article L. 167-1 du Code électoral ne permettent pas cette appréhension équitable de la représentativité, variable, des partis politiques. Les élec-tions de 2017 l’ont prouvé : ceux composant l’ancienne chambre législative ne sont pas nécessairement les plus représentatifs de l’opinion publique actuelle 32. Selon le Conseil constitutionnel, la représentativité doit s’appré-cier « notamment par référence aux résultats obtenus lors des élections intervenues depuis les précédentes élections législatives » ainsi qu’« en fonction du nombre de can-didats qui déclarent [s’]attacher » au parti en cause 33. Il ne faut pas accorder de crédit qu’aux seules élections législatives antérieures, mais s’intéresser également aux résultats des scrutins présidentiels, municipaux, euro-péens, et prêter attention à l’importance numérique des candidats membres. Une fois le taux de représentativité estimé, il est nécessaire d’allouer un temps d’antenne en adéquation. C’est, pour le Conseil, uniquement à cette condition que le pluralisme politique est respecté.

La démarche est louable. Il n’en reste pas moins qu’une telle définition de la représentativité marque un frein à l’expansion des petites formations politiques, voire à l’émergence de nouvelles. Le multipartisme, nécessaire à la vie démocratique, est délibérément restreint au nom de la clarté du débat électoral. Mais l’efficacité du débat ne pourrait-elle pas être assurée par d’autres moyens que par l’octroi d’un très faible temps d’antenne pour les plus petits ?

Les personnes morales, à l’exception des partis ou grou-pements politiques, ne peuvent participer au finance-ment de la campagne électorale d’un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués 25.

Outre l’indépendance des médias, le principe de pluralisme implique la recherche d’un multipartisme, du respect des candidatures multiples et d’un équilibre entre ces candidats lorsque ceux-ci présentent leur programme respectif aux électeurs. C’est précisément à l’égard de ce droit d’antenne que le Conseil constitutionnel a été saisi par le juge administratif d’une QPC posée par l’asso-ciation En marche ! L’association estime que les règles prévues par le législateur à l’article L. 167-1 du Code électoral violent les articles 3 et 4 de la Constitution, ainsi que 6 et 11 de la DDHC de 1789 en

[…] ne permett[ant] pas de refléter l’importance dans le débat électoral de formations politiques nouvelles et [en] contribu[ant] à faire obstacle à leur émergence, en méconnaissance du pluralisme des courants d’idées et d’opinions 26

et en attentant à l’égalité devant le suffrage ainsi qu’au principe d’égalité devant la loi.

La disposition litigieuse prévoit le temps d’antenne alloué aux différentes formations politiques pour les pre-mier et second tours. Elle différencie selon que les partis en cause bénéficient déjà d’une représentation au sein de l’Assemblée nationale ou non. Les premiers se partagent trois heures au premier tour de scrutin et une heure trente au second, tandis que les autres disposent d’un temps de parole réduit (sept minutes au premier tour, cinq au second).

Le Conseil constitutionnel censure cette disposition non pas dans son fondement mais en raison des effets qu’elle produit. Il reconnaît la possibilité au législateur de prévoir des règles différenciées, mais

[…] il lui appartient de veiller à ce que les modalités […] ne soient pas susceptibles de conduire à l’établissement de durées d’émission manifestement hors de proportion avec la participation de ces partis et groupements à la vie démocratique de la Nation 27.

Or, en l’espèce, l’application des règles revenait à donner au « parti alors le plus représentatif au sein de la vie politique française [celui d’Emmanuel Macron] […]

25. CC, déc. nº 2017-5115 AN du 8 décembre 2017, AN, Hérault (6e circ.), Mme Isabelle Voyer, § 8.26. CC, déc. nº 2017-651 QPC du 31 mai 2017, Association En marche ! [Durée des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives], § 2.27. Ibid., § 6.28. J. Rio, « Le Conseil constitutionnel censure les règles de la campagne audiovisuelle officielle des élections législatives », L’actualité juridique. Droit

administratif, 2017, p. 1729. « Cette disproportion apparaissait totalement paradoxale au regard des scores du premier tour de la présidentielle, Benoît Hamon n’ayant obtenu que 6,3 % des suffrages contre 24 % pour Emmanuel Macron » (ibid.).

29. CC, déc. nº 2016-729 DC du 21 avril 2016, Loi organique de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle.30. CC, déc. nº 2017-651 QPC, § 8.31. Ibid., § 9.32. Pour davantage de précisions, voir J.-P. Camby, « Expressions pluralistes des opinions et campagne officielle pour les élections législatives »,

Petites affiches, nº 119, 15 juin 2017, p. 12-23.33. CC, déc. nº 2017-651 QPC, § 15.

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 163

Même si le choix final revient au législateur, l’on aurait pourtant apprécié une décision plus marquée, appro-fondie du Conseil constitutionnel qui aurait permis de réaffirmer que la souveraineté nationale, loin d’être un concept purement théorique, est l’un des piliers de notre État de droit 39.

B. Regard sur les lois pour la confiance dans la vie politique

Censées redonner confiance aux citoyens en la démocratie, la moralisation, la déontologie et la transparence sont en quelques années devenues des thèmes incontournables 40. Le Conseil constitutionnel a été saisi à plusieurs reprises cette année de dispositions législatives ayant trait à ces exi-gences, en particulier s’agissant des responsables publics 41. Une loi organique 42 et une loi ordinaire 43, portées par Nicole Belloubet, ancienne membre du Conseil consti-tutionnel et actuelle garde des Sceaux, ont été adoptées à la rentrée 2017. Elles complètent celles adoptées sous le quinquennat précédent sur lesquelles le Conseil s’était prononcé 44. Promulguées en direct à la télévision, les lois pour la confiance dans la vie politique comportent un certain nombre d’avancées mais ne révolutionnent pas la matière 45. Globalement « indemnes » 46, les dispositions de ces textes ont peu souffert de leur passage dans l’aile gauche du Palais-Royal.

1. La peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité

« Plus que toute autres [sic], selon le ministère de la Justice, les atteintes à la probité dans la sphère politique justifient un renforcement du volet répressif » 47. En ce sens, il était initialement envisagé d’interdire aux candidats d’avoir

Toujours est-il que, constatant l’inconstitutionnalité du dispositif actuel au regard du principe de pluralisme, le Conseil rend une solution qui se veut conciliante. Il abroge la disposition litigieuse avec effet différé au 30 juin 2018, afin de ne pas invalider l’ensemble du processus électo-ral 34. En revanche, il reconnaît au conseil supérieur de l’audiovisuel un pouvoir immédiat de modulation dans la détermination du temps d’antenne. Celui-ci peut augmen-ter les durées initialement fixées par le législateur en faveur des partis non représentés à l’Assemblée nationale afin que soit reflétée leur représentativité dans l’opinion publique 35. « Cette augmentation ne peut, toutefois, excéder cinq fois les durées [initialement] fixées » 36, pour que soit malgré tout respectée la volonté initiale du Parlement 37.

Derrière cette nouvelle décision emprunte de pragma-tisme, l’on sent également poindre une certaine retenue du Conseil constitutionnel. En rappelant – en se cachant derrière ? – la marge d’appréciation souveraine du législa-teur en la matière, il refuse de placer le débat sur le terrain d’un pluralisme absolu et accepte que celui-ci connaisse des limites. La même approche se retrouve dans la décision nº 2017-4977 QPC / AN du 7 août 2017. Alors que les requé-rants dénoncent les dispositions législatives organisant l’élection des députés au scrutin uninominal majoritaire à deux tours comme entraînant une confiscation du pouvoir par une minorité et la violation du principe de pluralisme, le Conseil adopte une position traditionnelle, quelque peu timorée. Il déclare que

D’une part, en prévoyant l’élection, au scrutin uninomi-nal, des députés par la majorité des électeurs de chaque circonscription, les dispositions contestées ne confient pas l’exercice de la souveraineté nationale à une section du peuple. D’autre part, ces dispositions, qui tendent à favoriser la constitution d’une majorité stable et cohérente à l’Assemblée nationale, n’affectent pas l’égalité entre élec-teurs ou candidats dans une mesure disproportionnée 38.

34. Ibid., § 14.35. Ibid., § 15.36. Ibid.37. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, dans la décision nº 2017-277 du 1er juin 2017, octroie finalement à En marche ! trente-cinq minutes pour le

premier tour et vingt-cinq pour le second.38. CC, déc. nº 2017-4977 QPC / AN du 7 août 2017, AN, Gard (6e circ.), M. Raphaël Belaïche, § 11.39. La question est non seulement cruciale, mais d’actualité. Voir la retranscription du débat entre T. Ehrhard, P. Martin et R. Rambaud, « Réforme des

modes de scrutin : enjeux et défis », Constitutions, 2017, p. 381-391. Les intervenants rappellent notamment qu’Emmanuel Macron lui-même s’est engagé à « introduire une dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale » et que le changement des modes de scrutin ne constitue pas, en soi, un danger pour la constitution d’une majorité stable et cohérente. La solution du Conseil constitutionnel est ainsi à renforcer sur ce dernier point.

40. Voir par exemple le rapport de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique présidée par Lionel Jospin, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel : Pour un renouveau démocratique : rapport de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, Paris, La documentation française, 2012.

41. En dehors des responsables publics, le Conseil a rendu deux décisions portant sur la déontologie. Voir CC, déc. nº 2017-630 QPC du 19 mai 2017, M. Olivier D. (avocats) ; CC, déc. nº 2017-666 QPC du 20 octobre 2017, M. Jean-Marc L. (juridiction administrative).

42. Loi organique nº 2017-1338 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, Journal officiel de la République française, nº 0217, 16 septembre 2017.

43. Loi nº 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, Journal officiel de la République française, nº 0217, 16 septembre 2017.44. CC, déc. nº 2013-675 DC du 9 octobre 2013, Loi organique relative à la transparence de la vie publique ; CC, déc. nº 2013-676 DC du 9 octobre

2013, Loi relative à la transparence de la vie publique ; voir N. Lenoir, « La déontologie parlementaire à l’aune de la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Constitutions, nº 1, 2014, p. 7-16.

45. Voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique : la révolution attendra… », L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 2237 ; J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus et aux membres du gouvernement », L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 2246.

46. S. Braconnier, M. Cornille, « Confiance et renouveau de la vie politique », La semaine juridique, édition générale, nº 42, 16 octobre 2017, p. 1900-1901.47. P. Villeneuve, « Les lois pour la confiance dans la vie politique, l’esprit et la lettre. À propos des lois ordinaire et organique du 15 septembre 2017 »,

La semaine juridique, édition administration et collectivités territoriales, nº 46, 20 novembre 2017, p. 2276.

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164 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

pour les délits concernés par le prononcé de cette peine complémentaire.

La liste de ces délits pour lesquels le juge doit pro-noncer la peine complémentaire d’inéligibilité est d’ail-leurs « particulièrement étoffée » 53 et dépasse les seules infractions liées au droit électoral 54. Soulevant de nouveau le moyen d’office, le juge constitutionnel censure la dis-position prévoyant que l’inéligibilité est obligatoirement prononcée pour certains délits de presse prévus par la loi du 29 juillet 1881, comme l’apologie des crimes contre l’humanité et la provocation aux atteintes à la vie. Après avoir rappelé sa formulation de principe sur la liberté d’expression 55, le Conseil précise que celle-ci « revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales » (§ 13). Ainsi,

[…] pour condamnables que soient les abus dans la liberté d’expression visés par ces dispositions [délits prévus par la loi de 1881], en prévoyant l’inéligibilité obligatoire de leur auteur, le législateur a porté à la liberté d’expression une atteinte disproportionnée. (§ 13)

Le Conseil a essuyé sur cette question quelques cri-tiques 56. Mais, dans le domaine de la liberté d’expression, il fait preuve d’une particulière « vigilance » 57.

2. Les responsables publics et leurs collaborateurs

Le juge de la loi s’est également prononcé sur la question des collaborateurs parlementaires, qui s’est posée avec une acuité particulière à la suite des « affaires » ayant marqué la campagne du candidat Les Républicains lors des dernières présidentielles 58. Il est désormais interdit à un membre du gouvernement, à un parlementaire ou encore à un élu local de compter parmi ses collabora-teurs les membres de sa famille proche 59. La « famille

un casier judiciaire. Toutefois, cette idée présentait des risques d’inconstitutionnalité 48 et a donc été rapidement, trop rapidement selon certains 49, abandonnée au profit de l’introduction dans le Code pénal d’une peine com-plémentaire obligatoire d’inéligibilité pour les crimes et certains délits 50.

Suivant un raisonnement classique 51, pour écarter le grief tiré de la méconnaissance du principe d’individualisa-tion des peines, le Conseil vérifie d’abord que cette infraction correspond à l’objectif poursuivi par le législateur, à savoir celui de « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représen-tants » 52. Il relève ensuite que le législateur a prévu que « la peine d’inéligibilité doit être prononcée expressément par le juge » qui peut en moduler la durée (jusqu’à dix ans pour un crime et cinq ans pour un délit). En outre, l’article 1er de la loi ordinaire prévoit une dérogation possible au prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité. En effet, « le juge peut, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur, décider de ne pas prononcer cette peine complémentaire » (§ 9).

Le Conseil soulève toutefois d’office un point de contra riété et émet une réserve d’interprétation. Selon le Code pénal, le prononcé de cette peine complémen-taire d’inéligibilité emporte interdiction ou incapacité d’exercer une fonction publique :

Dès lors, les dispositions contestées ne sauraient, sans méconnaître ce principe (proportionnalité des peines), être interprétées, s’agissant des délits mentionnés au paragraphe II de l’article 131-26-2 du Code pénal, comme entraînant de plein droit l’interdiction ou l’incapacité d’exercer une fonction publique. (§ 11)

L’interdiction ou l’incapacité d’exercer une fonction publique ne doit donc pas avoir un caractère automatique

48. Selon une décision du Conseil de 1999, l’article 8 de la Déclaration de 1789 « implique que l’incapacité d’exercer une fonction publique élective ne peut être appliquée que si le juge l’a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à l’espèce » (CC, déc. nº 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie ; nous soulignons) ; ainsi, le fait d’interdire à des personnes de se porter candidat à des élections, sans que le juge ait expressément prononcé une peine d’inéligibilité, aurait vraisemblablement été inconstitutionnel. Voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique… ».

49. Voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique… ».50. La liste de ces délits est mentionnée au paragraphe II de l’article 131-26-2 du Code pénal.51. Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC du 8 septembre 2017, Loi pour la confiance dans la vie politique et Loi organique pour la

confiance dans la vie politique, p. 4, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2017752DC2017752dc_ccc.pdf.

52. CC, déc. nº 2017-752 DC, § 8. Les références entre parenthèses dans le texte qui suit renvoient aux paragraphes de cette décision.53. A. Lepage, « Vigilance du Conseil constitutionnel en matière d’atteintes portées à la liberté d’expression », Communication – Commerce électronique,

nº 12, décembre 2017, comm. 98.54. Ibid. : « au risque de n’avoir qu’un lointain rapport avec les atteintes à la probité ».55. « […] la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des

garanties du respect des autres droits et libertés » (§ 12).56. Voir C. Roux, « Moralisation de la vie politique, morale parlementaire… moralité constitutionnelle », Droit administratif, nº 10, octobre 2017,

alerte 126 ; R. Lecadre, « Le Conseil constitutionnel revisite la moralisation de la vie publique », Libération, 8 septembre 2017.57. « C’est leur [les délits de presse concernés] assimilation aux autres infractions énumérées à l’article 131-26-2, infractions sans rapport avec la liberté

d’expression, que dénonce la censure du Conseil constitutionnel » (A. Lepage, « Vigilance du Conseil constitutionnel… ») ; Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 6-7 ; voir également les décisions suivantes : CC, déc. nº 2016-756 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et la citoyenneté ; CC, déc. nº 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P. ; CC, déc. nº 2017-747 DC du 16 mars 2017, Loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse.

58. Toutefois, le législateur a choisi la voie de l’interdiction des emplois familiaux plutôt que celle de la lutte contre les emplois fictifs ; voir J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus… ».

59. Loi nº 2017-1339 pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017, art. 11 : « 1° Son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin ; 2° Ses parents ou les parents de son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin ; 3° Ses enfants ou les enfants de son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin ».

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 165

concernées avaient droit à l’indemnité de licenciement prévue par le Code du travail. Ces dispositions ont été déclarées conformes par le Conseil. En effet, le licenciement est « inhérent à l’édiction de ces interdictions, qui sont d’ailleurs pénalement sanctionnées » et les interdictions des emplois familiaux sont justifiées par des motifs d’intérêt général « de nature à justifier la rupture des contrats de travail en cours » (§ 58). En dehors de ce cas particulier relatif à l’interdiction des emplois familiaux, le Conseil s’est prononcé sur une disposition ayant trait au statut des col-laborateurs parlementaires. La loi ordinaire impose, en son article 12, au bureau de chaque assemblée de s’assurer de la mise en œuvre d’un dialogue social entre représentants des parlementaires et représentants des collaborateurs 66. Le Conseil déclare conforme à la Constitution cette dis-position, considérant que

[…] le législateur, compétent pour déterminer les prin-cipes fondamentaux du droit du travail en application de l’article 34 de la Constitution, a entendu confier au bureau de chaque assemblée le soin de s’assurer de la mise en œuvre de négociations, de consultations ou simplement d’échanges d’informations. (§ 48)

Pour finir, la disposition qui impose aux parlementaires d’informer le bureau de leur assemblée des fonctions exercées par leurs collaborateurs au sein d’un parti ou groupement politique ou au profit de représentants d’inté-rêts n’a pas posé de problème de constitutionnalité. Les parlementaires doivent en effet les déclarer mais « pour autant qu’ils en aient connaissance » et ces dispositions n’imposent pas au collaborateur d’informer le parlemen-taire pour lequel il travaille ni de rendre ces informations publiques (§ 53). Cette disposition vise ainsi « à éviter des détournements dans l’utilisation du crédit affecté à la rémunération des collaborateurs » (§ 53) et à prévenir d’éventuels conflits d’intérêts, enjeu majeur de ces lois sur la confiance dans la vie politique.

3. La prévention des conflits d’intérêts et l’exigence d’exemplarité

Bien que le juge de la loi ait examiné plusieurs disposi-tions relatives au pouvoir exécutif 67, c’est surtout sur les

élargie » 60 est en revanche épargnée, mais il faut alors en informer la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) 61. Le législateur envisage également le cas des « emplois familiaux croisés qui permettent aux ministres et aux parlementaires de continuer à recruter des membres de leur famille via leurs collègues » 62.

Ces dispositions sont dans leur principe déclarées conformes à la Constitution. En effet, s’agissant de l’inter-diction d’emploi, pénalement sanctionnée, de la famille « proche », celle-ci « ne porte que sur un nombre limité de personnes » (§ 30) et le législateur a poursuivi un objec-tif d’intérêt général selon le Conseil 63. Les dispositions relatives à la famille élargie et aux emplois croisés sont également validées (§ 31). Plusieurs paragraphes de ces dispositions ont toutefois été déclarés inconstitutionnels. Sans surprise 64, le Conseil a censuré la disposition habi-litant la HATVP à user de son pouvoir d’injonction afin qu’il soit mis fin à la situation dans laquelle la collaboration d’un membre du gouvernement ou d’un élu local avec sa famille élargie ou la famille de l’un de ses collègues serait susceptible de constituer un conflit d’intérêts. En effet,

[…] dès lors que le conflit d’intérêts naît de l’existence d’un lien familial, le destinataire de l’injonction ne pourra mettre fin à la situation dénoncée qu’en démissionnant de ses fonctions ou, le cas échéant, en mettant fin à l’emploi de son collaborateur. Dès lors, en confiant un tel pouvoir à une autorité administrative indépendante, le législateur a méconnu les exigences constitutionnelles précitées. (§ 32)

à savoir le principe de séparation des pouvoirs, les articles 8 et 20 de la Constitution pour les collaborateurs ministériels et l’article 72 de la Constitution pour les collaborateurs d’élus locaux (§ 44). Néanmoins, le problème ne se pose pas pour les collaborateurs parlementaires, pour lesquels ce n’est pas la HATVP qui est informée, mais le bureau et l’organe chargé de la déontologie dans l’assemblée concer-née (§ 40). Le Conseil « favorise donc la déontologie interne ou l’auto-déontologie des représentants politiques, au détri-ment d’un regard extérieur et donc moins complaisant » 65.

Le législateur n’a pas ignoré le cas des collaborateurs qui tombent sous le coup de l’interdiction des emplois familiaux. Il a prévu, entre autres, qu’il s’agissait d’une cause réelle et sérieuse de licenciement et que les personnes

60. Voir P. Villeneuve, « Les lois pour la confiance dans la vie politique » ; loi nº 2017-1339 pour la confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017, art. 11 : « 1° Son frère ou sa sœur, ou le conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin de celui-ci ou celle-ci ; 2° L’enfant de son frère ou de sa sœur, ou le conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou concubin de cet enfant ; 3° Son ancien conjoint, la personne ayant été liée à lui par un pacte civil de solidarité ou son ancien concubin ; 4° L’enfant, le frère ou la sœur des personnes mentionnées au 3° du présent II ; 5° Le frère ou la sœur de la personne mentionnée au 1° du I ».

61. Sauf les parlementaires qui doivent informer le bureau de l’assemblée à laquelle ils appartiennent.62. J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus… ». Dans cette hypothèse, le législateur prévoit que la personne doit en informer le membre du

gouvernement dont elle est le collaborateur et la HATVP ou le parlementaire dont elle est le collaborateur ainsi que le bureau et l’organe chargé de la déontologie dans l’assemblée concernée.

63. « […] le législateur a souhaité accroître la confiance des citoyens dans l’action publique en renforçant les garanties de probité des responsables publics et en limitant les situations de conflit d’intérêts et les risques de népotisme » (§ 35).

64. Voir CC, déc. nº 2013-676 DC, cons. 62.65. J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus… ».66. On peut regretter que le législateur ne soit pas allé plus loin dans la protection et les garanties liées au statut de collaborateur. Voir J.-F. Kerléo,

« Les dispositions relatives aux élus… ».67. Le Conseil a également été saisi, en dehors de l’hypothèse de ces lois pour la confiance dans la vie politique, dans le cadre d’une QPC par un

ancien membre du gouvernement qui avait omis à plusieurs reprises de mentionner dans sa déclaration de situation patrimoniale des actions en

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à ces activités » (§ 36) et, « Tirant les conséquences de la censure de l’interdiction générale d’exercice de l’activité de conseil […] a veillé à circonscrire […] les nouvelles restrictions d’activité qu’il instaurait » 74.

D’autres dispositions relatives à ces objectifs d’exem-plarité et de prévention contre les conflits d’intérêts ont été déclarées conformes à la Constitution. C’est le cas de celle instaurant « une procédure de contrôle de la régularité de la situation fiscale des membres du Parle-ment » (§ 15). Pour la déclarer conforme à l’article 8 de la Déclaration de 1789 75, il relève que l’inéligibilité qui peut être déclarée par le Conseil constitutionnel a une durée maximale de trois ans et qu’elle peut être prononcée « en cas de manquement […] non régularisé à l’issue d’une procédure contradictoire ». Il est en outre prévu que le Conseil constitutionnel doit être saisi par le bureau de l’assemblée à laquelle le parlementaire appartient et prononce la sanction « en fonction de la gravité du manquement », en tenant compte « des circonstances de l’espèce » (§ 18) 76.

Enfin, le Conseil censure les dispositions permettant à la HATVP de recueillir directement certains documents ou renseignements, parmi lesquels les données de connexion des parlementaires. La communication de ces données étant « de nature à porter atteinte au droit au respect de la vie privée », « Faute d’avoir assorti la procédure prévue […] de garanties suffisantes 77, le législateur a porté une atteinte disproportionnée à ce droit » 78.

S’appuyant de nouveau sur sa décision rendue le 9 octobre 2013, il valide l’article 1er de la loi organique qui impose plusieurs obligations de déclaration aux candidats

parlementaires qu’a porté son contrôle, ces derniers étant les plus concernés par ces nouveaux textes sur la confiance dans la vie politique 68. Il s’appuie dans l’ensemble sur ses décisions du 9 octobre 2013 pour déclarer conformes à la Constitution la plupart des dispositions.

C’est en effet à la lumière de ces décisions que le Conseil a analysé les incompatibilités parlementaires prévues par la loi organique 69. Il rappelle que

Si le législateur peut prévoir des incompatibilités […] la res-triction ainsi apportée à l’exercice de fonctions publiques doit être justifiée […] par la nécessité de protéger la liberté de choix de l’électeur et l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts 70.

Il valide la disposition interdisant aux parlementaires de

[…] diriger une entité dans laquelle l’activité principale consiste à conseiller des entreprises dont l’activité est elle-même liée ou susceptible d’être liée à l’action publique ou dont le mode de financement présente un risque particulier de conflits d’intérêts 71.

Les articles 8 à 11 prévoient d’autres hypothèses d’incom patibilités 72. Parmi elles, on retrouve l’inter-diction d’exercer l’activité de représentant d’intérêts. En outre, l’interdiction de commencer une activité de conseil à titre individuel pendant le mandat est étendue « aux parlementaires qui auront commencé cette activité de conseil moins de douze mois avant leur entrée en fonction » et « la dérogation […] au profit des profes-sions libérales réglementées est […] supprimée » 73. Le législateur organique a, selon le Conseil, « pris en compte les risques spécifiques de conflit d’intérêts liés

sa possession dans une société (d’une valeur de plus de 430 000 euros). Selon le Conseil, la disposition punissant le fait pour certains responsables publics d’« omettre sciemment de déclarer une part substantielle de son patrimoine » est conforme à la Constitution puisqu’« En faisant référence à “une part substantielle” de patrimoine, les dispositions contestées répriment les seules omissions significatives, au regard du montant omis ou de son importance dans le patrimoine considéré » (CC, déc. nº 2017-639 QPC du 23 juin 2017, Mme Yamina B., § 3 et 6).

68. Voir J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus… ».69. Voir Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 28-30.70. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 29 ; ainsi, « le principe est la compatibilité du mandat parlementaire avec les activités professionnelles de l’élu.

L’incompatibilité est l’exception » (Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 28).71. S. Braconnier, M. Cornille, « Confiance et renouveau… », p. 1904 ; CC, déc. nº 2017-753 DC, § 31.72. Pour une synthèse exhaustive des dispositions examinées par le Conseil, voir Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 27.73. S. Braconnier, M. Cornille, « Confiance et renouveau… ».74. Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 29 ; il « n’a pas interdit de manière générale à un parlementaire de poursuivre

l’activité de conseil qu’il exerçait auparavant, ni de conserver le contrôle d’une société ayant principalement cette activité. Il a interdit à un parlementaire de débuter une telle activité et d’acquérir un tel contrôle pendant son mandat ou, afin d’éviter tout détournement de la loi, dans les douze mois précédant son entrée en fonction » (§ 37). Enfin, les parlementaires ont trois mois pour mettre fin à une situation d’incompatibilité qui résulterait du contrôle d’une des sociétés mentionnées à l’article LO 146-2 (§ 38).

75. Comme dans sa décision nº 2013-667 DC du 16 mai 2013, le Conseil considère que « l’inéligibilité susceptible d’être prononcée par le Conseil constitutionnel a la nature d’une sanction ayant le caractère d’une punition » et l’examine au regard de l’article 8 de la Déclaration de 1789 (Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 23-25).

76. Les articles 6, 12 et 13, 38 de la loi organique ont également été déclarés conformes à la Constitution. Voir CC, déc. nº 2017-753 DC, § 27, 40 à 42 ; les dispositions de l’article 38 de la loi organique n’ont toutefois pas le caractère organique selon le Conseil ; l’article 3 de la loi ordinaire est conforme à la Constitution, voir CC, déc. nº 2017-753 DC, § 19.

77. Nathalie Martial-Braz s’est interrogée, à propos d’une décision du Conseil censurant le droit de communication des données de connexion de l’Autorité des marchés financiers, sur ce qui pourrait constituer des garanties suffisantes. Selon elle, « la décision rendue lors de l’examen de la loi relative au renseignement peut permettre de dessiner les limites qui devraient impérativement exister pour justifier l’atteinte à la vie privée faite à l’occasion de la communication des données de connexion ». On retrouve parmi celles-ci : « la limitation de la communication aux seules finalités prévues par le texte », l’autorisation préalable du « Premier ministre après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement » ou encore entre autres une limitation dans le temps (N. Martial-Braz, « Inconstitutionnalité du droit de communication des données de connexion reconnu à l’AMF. Note sous Conseil constitutionnel, 21 juillet 2017, nº 2017-646/647-QPC », Revue des sociétés, nº 10, 2017, p. 582).

78. CC, déc. nº 2017-752 DC, § 83 ; CC, déc. nº 2017-753 DC, § 59.

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 167

Celle-ci n’étant « prévue par aucun texte » 84, le caractère normatif de l’article la supprimant a été discuté tant par des parlementaires 85 que par la doctrine 86. Mais, selon le Conseil, l’« article 14 a bien un contenu normatif, puisque son objet est d’interdire une pratique donnée » 87. En outre, la réserve parlementaire

[…] repose sur un engagement du Gouvernement envers les parlementaires d’exécuter le budget, s’agissant de certaines opérations déterminées, conformément aux demandes formulées par eux se traduisant par l’adoption d’amendements gouvernementaux au projet de loi de finances 88.

Dès lors, sa suppression ou

[…] l’interdiction édictée par le législateur, même si elle s’adresse au Gouvernement […], ne peut s’analyser comme une injonction inconstitutionnelle du législateur au Gouvernement : loin de mettre en cause la séparation des pouvoirs, elle vise au contraire à en assurer le respect – ainsi que celui de l’article 20 de la Constitution 89.

Le Conseil a toutefois émis une réserve d’interpréta-tion 90 : ces dispositions « ne sauraient cependant, sans por-ter atteinte à l’article 44 de la Constitution, être interprétées comme limitant le droit d’amendement du Gouvernement en matière financière » 91.

Mécontents de la suppression de leur réserve, les parlementaires auraient cherché à se « venger » du gou-vernement en adoptant une disposition mettant fin à la réserve ministérielle 92. L’article 15 de la loi organique, qui interdit « au Gouvernement d’attribuer des subventions aux collectivités territoriales et à leurs groupements “au titre de la pratique dite de la réserve ministérielle” » 93,

à la présidentielle et au président de la République 79. Selon lui, ces obligations de déclaration et leur publicité « portent atteinte au respect de la vie privée » mais sont justifiées par un motif d’intérêt général et mises en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif 80. Il valide également le dispositif concernant la publication par la HATVP trente jours après le dépôt par le chef de l’État de sa déclaration de situation patrimoniale. Cette publication intervenant plusieurs mois avant la fin du mandat (entre cinq et six mois), il n’a pas été « conféré à cette autorité le pouvoir d’intervenir dans la campagne électorale dans des conditions qui pourraient porter atteinte à l’égalité devant le suffrage » 81. N’est pas non plus contraire à la Constitution la disposition permettant au président de la République d’obtenir des informations 82 sur des personnes dont la nomination en tant que membre du gouvernement est envisagée. Cette disposition ne porte ni atteinte au respect de la vie privée (§ 64) ni au deuxième alinéa de l’article 8 de la Constitution puisque le Premier ministre est également destinataire de ces informations (§ 67).

4. Les réserves parlementaire et ministérielle

Le Conseil valide une des dispositions les plus contro-versées de ces lois de septembre 2017, celle relative à la suppression de la réserve parlementaire. Cette pratique « opaque, clientéliste et coûteuse » permet à

[…] chaque député et chaque sénateur [de] demander au gouvernement de distribuer chaque année de l’argent public sous forme de subventions aux collectivités terri-toriales ou aux associations afin que celles-ci financent certains projets d’intérêt général 83.

79. Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 21 ; les candidats à la présidentielle doivent remettre une déclaration d’intérêts et d’activités au Conseil, rendue publique par la HATVP au moins quinze jours avant le premier tour ; à l’issue de ses fonctions, le président doit remettre une déclaration de situation patrimoniale.

80. CC, déc. nº 2013-675 DC, § 5 et 6.81. Ibid., § 8.82. Il peut notamment se renseigner sur la situation de la personne au regard des conflits d’intérêts, sur sa situation fiscale et pénale (bulletin nº 2

du casier judiciaire).83. J.-F. Kerléo, « Les dispositions relatives aux élus… ».84. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 48.85. Le président de la commission des lois du Sénat et rapporteur du texte a posé la question suivante dans le rapport fait au nom de la commission

mixte paritaire : « comment une loi organique pourrait-elle supprimer une pratique qui n’a pas de fondement textuel ? » (Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 32).

86. « […] la valeur de l’article 14 s’apparente à celle d’un simple communiqué de presse gouvernemental indiquant aux parlementaires et aux citoyens les contours de la nouvelle donne. Le juge constitutionnel aurait pu relever son caractère non-normatif et prononcer, en conséquence, la censure » (J.-É. Gicquel, « La suppression de la réserve parlementaire ou la disparition d’une convention de la Constitution », La semaine juridique, édition générale, nº 39, 25 septembre 2017, p. 996).

87. Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 34.88. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 48.89. Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 34 ; « En prévoyant qu’il est mis fin à cette pratique, qui revient pour le Gouvernement

à lier sa compétence en matière d’exécution budgétaire, les dispositions de l’article 14 de la loi organique déférée visent à assurer le respect de la séparation des pouvoirs et des prérogatives que le Gouvernement tient de l’article 20 de la Constitution pour le budget de l’État » (CC, déc. nº 2017-753 DC, § 49 ; nous soulignons).

90. « En effet, il aurait pu être pris argument de la généralité de la formulation retenue par le législateur selon laquelle “Il est mis fin à la pratique dite de la réserve parlementaire”, pour opposer l’irrecevabilité aux amendements du Gouvernement sur ce sujet ou pour interdire l’adoption de tels amendements par les assemblées. Le Conseil constitutionnel a estimé nécessaire de formuler une réserve d’interprétation […] pour exclure expressément une telle lecture du texte » (Commentaire des décisions nº 2017-752 DC et 2017-753 DC, p. 34).

91. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 49.92. R. Lecadre, « Le Conseil constitutionnel revisite la moralisation de la vie publique ».93. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 51.

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168 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

exercées à l’encontre des personnels de ces établissements et des femmes venues y recourir à une IVG.

La rédaction de cette infraction a ensuite été modi-fiée à plusieurs reprises : la loi du 4 juillet 2001 101 étend le champ du délit à l’entourage de la femme et la loi du 4 août 2014 102 franchit un pas supplémentaire en incluant le fait d’empêcher l’accès à l’information relative à l’IVG, permettant ainsi d’appréhender certaines « manifestations physiques hors des murs des hôpitaux » 103, notamment dans les établissements comme le Planning familial.

Un rapport rendu en 2013 par le Haut Conseil à l’éga-lité entre les femmes et les hommes 104 pointe cependant les failles du texte face à l’emprise grandissante de certains sites anti-IVG sur la toile, sites d’apparence neutre et officielle, renvoyant à des numéros verts, mais délivrant des informations fausses sur l’IVG et procédant au har-cèlement des personnes via des courriers électroniques, SMS et coups de téléphone.

La loi du 20 mars 2017 soumise au Conseil vise à appréhender cette évolution. L’article L. 2223-2 du Code de la santé publique réprime désormais l’entrave à l’IVG « par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne […] ». La rédaction des éléments constitutifs de l’infraction est par ailleurs refondue et divisée en un 1° consacré à la perturbation physique des établissements et un 2° dédié aux pressions, menaces ou actes d’intimi-dation exercés à l’encontre des personnes cherchant à s’informer sur l’IVG, des personnels des établissements concernés, des femmes recourant à une IVG et de leur entourage.

Saisi de moyens en ce sens, le Conseil procède à un rapide examen de la constitutionnalité du délit sous l’angle de l’article 8 de la Déclaration de 1789 et de l’objectif de valeur constitutionnelle (OVC) d’accessibilité et d’intelli-gibilité de la loi (1), pour privilégier un examen approfondi sous l’angle de la liberté d’expression et de communication et déclarer la loi conforme sous deux importantes réserves d’interprétation (2).

a toutefois été censuré par le Conseil au nom du principe de séparation des pouvoirs 94.

Ce serait également en réaction à une disposition les concernant 95 que les parlementaires auraient adopté l’article 23 « qui impose au Premier ministre de prendre un décret en Conseil d’État déterminant les conditions de prise en charge des frais de représentation et de récep-tion des membres du gouvernement » (§ 71). Comme l’article 15, l’article 23 a été censuré pour méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs. Pourtant, son application et la conception retenue de ce principe par le Conseil font l’objet de critiques de la part de la doctrine 96.

Si le Conseil a prononcé plusieurs censures 97 et émis quelques réserves d’interprétation, la plupart des dispo-sitions des lois pour la confiance dans la vie politique ont été déclarées constitutionnelles dans une décision qui n’est pas exempte de critiques sur certains points. Il ne fait aucun doute que le Conseil sera amené à se prononcer de nouveau sur cette question 98.

II. Le pragmatisme du juge constitutionnel face à des lois au contenu « sensible »

A. La conformité sous réserve du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) 99 : une application « à la carte » par le Conseil de ses propres principes

Le délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse a été créé par la loi du 27 janvier 1993 100 dans le but d’éviter les actions « commando » menées par certains mouve-ments anti-IVG contre les établissements de santé. Ce délit visait initialement les actions ayant pour objet de perturber physiquement l’accès et le fonctionnement des établissements de soin mais aussi les menaces et pressions

94. CC, déc. nº 2017-753 DC, § 52.95. R. Lecadre, « Le Conseil constitutionnel revisite la moralisation de la vie publique ».96. Voir O. Beaud, « Le Conseil constitutionnel et le traitement du président de la République : une hérésie constitutionnelle », Jus Politicum,

nº 9, 2013, en ligne : http://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-et-le-traitement-du-president-de-la-republique-une-heresie-constitutionnelle-A-propos-de-la-decision-du-9-aout-2012-660.html ; C. Roux, « Moralisation de la vie politique… » ; P. Bachschmidt, « À chaque pouvoir sa conception de la séparation des pouvoirs… », Constitutions, nº 3, 2017, p. 399.

97. Il a également censuré un cavalier législatif et trois cavaliers organiques : CC, déc. nº 2017-752 DC, § 80 ; CC, déc. nº 2017-753 DC, § 10, 55 et 70.98. On pense par exemple aux dispositions relatives à la « banque de la démocratie », le Conseil ne s’étant prononcé que sur l’habilitation du

gouvernement (qu’il a validée) « à adopter, par ordonnance, les mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour que les candidats, les partis et les groupements politiques puissent, à compter du 1er novembre 2018 et en cas de défaillance avérée du marché bancaire, obtenir les prêts, avances ou garanties requises pour financer les campagnes électorales nationales et européennes » (§ 72) ; voir R. Rambaud, « Confiance dans la vie politique… ».

99. CC, déc. nº 2017-747 DC.100. Loi nº 93-121 du 27 janvier 1993 portant diverses mesures d’ordre social, Journal officiel de la République française, nº 25, 30 janvier 1993.101. Loi nº 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Journal officiel de la République française,

nº 0156, 7 juillet 2001.102. Loi nº 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, Journal officiel de la République française, nº 0179, 5 août 2014.103. Sénat, compte rendu de la séance du 17 septembre 2013, p. 8498, in Commentaire de la décision nº 2017-747 DC, p. 3, en ligne : http://www.

conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2017747DC2017747dc_ccc.pdf.104. Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Rapport relatif à l’accès à l’IVG, volet 1 : Information sur l’avortement sur Internet,

remis le 16 septembre 2013 à la ministre des Droits des femmes, en ligne : http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce-rapport_ivg_et_internet_20130912_version_adoptee-3.pdf.

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 169

1789 qui va permettre au Conseil d’effectuer un contrôle approfondi de la loi l’autorisant à émettre deux réserves d’interprétation.

2. Une conformité sous d’importantes réserves sur le fondement de la liberté d’expression et de communication

La liberté d’expression et de communication, « liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale » 111, justifie un contrôle approfondi des dispositions y portant atteinte. La formulation de principe, rappelée au paragraphe 9 de la décision, comprend deux éléments. En premier lieu, si le législateur peut instituer des incriminations réprimant les abus de cette liberté, ces abus doivent porter atteinte « à l’ordre public et aux droits des tiers » 112. En second lieu, l’atteinte à la liberté d’expression doit être néces-saire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi par le législateur 113. Si les critères posés sont particulièrement exigeants, la pratique montre que l’appréciation du Conseil est plus flottante.

Ainsi, dans cette décision, le Conseil ne s’intéresse pas à la question de savoir si l’abus réprimé porte atteinte à l’ordre public ou aux droits des tiers, mais se contente de relever que l’objectif poursuivi par le législateur est de valeur constitutionnelle : « L’objet des dispositions contestées est ainsi de garantir la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789 » 114. Comme le relève Charles-Édouard Sénac, cette qualifi-cation mise en place en 2012 115 semble défaillante, voire accessoire dans la jurisprudence du Conseil : « Sur quatre décisions rendues en 2016 et 2017, deux seulement ont donné lieu à une opération de qualification pour déter-miner si l’œuvre du législateur incrimine un discours portant atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » 116. Ce manque de rigueur s’explique mal, d’autant plus qu’en l’espèce « cette qualification ne posait apparemment pas de difficulté » 117.

1. L’examen rapide du délit sous l’angle de l’article 8 de la DDHC et de l’OVC d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi

Le Conseil commence par examiner les dispositions en cause au regard du principe de légalité des peines combiné avec l’article 34 de la Constitution, desquels ressort l’obligation pour le législateur « de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire » 105. Dans le même temps, il exa-mine les dispositions au regard de l’OVC d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi selon lequel le législateur doit « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » 106. Alors que les requérants invoquaient la « rédaction floue et confuse » 107 de la loi, faisant naître une incertitude sur les éléments constitutifs de l’infraction, le Conseil estime les dispositions suffisam-ment claires et précises. Il effectue ce constat au regard de la lettre du texte éclairée des travaux parlementaires : la diffusion de fausses informations sur l’IVG ne constitue pas un troisième cas d’entrave mais doit s’accompagner de perturbations dans l’accès ou le fonctionnement des établissements de soin ou de pressions, menaces ou actes d’intimidation à l’encontre des personnes visées par la loi.

Était aussi invoqué par les requérants le principe de nécessité des peines 108, impliquant l’exercice par le Conseil d’un contrôle de la disproportion manifeste entre l’infrac-tion et la peine encourue. Le Conseil estime en l’espèce que la peine d’emprisonnement de deux ans accompagnée de 30 000 euros d’amende n’est pas manifestement dispropor-tionnée au regard de l’objectif poursuivi par le législateur qui est de « prévenir l’atteinte susceptible d’être portée à la liberté de la femme » 109. Le raisonnement est elliptique, tant au niveau de la décision que du commentaire, mais, si le Conseil passe aussi rapidement sur ces éléments, c’est qu’il privilégie un autre angle : celui de la liberté d’expression et de communication. Certains observateurs ont ainsi pu souligner le « caractère éminemment stratégique » 110 du choix du fondement de l’article 11 de la Déclaration de

105. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 4.106. Ibid., § 5.107. Ibid., § 3.108. Ibid., § 17.109. Ibid., § 18.110. A. Roblot-Troizier, G. Tusseau, « Chronique de jurisprudence. Droit administratif et droit constitutionnel », Revue française de droit administratif,

2017, p. 561.111. CC, déc. nº 84-181 DC du 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises

de presse, cons. 37.112. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 9.113. CC, déc. nº 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, cons. 15.114. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 10. Le commentaire rappelle que « Cette référence à la liberté de la femme, résultant de l’article 2 de la Déclaration de

1789, figurait dans les précédentes décisions du Conseil constitutionnel relatives à l’IVG » (Commentaire de la décision nº 2017-747 DC, p. 15).115. Cette exigence est issue de la décision nº 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus

par la loi, cons. 5, notamment confirmée par la décision nº 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, M. Vincent R. [délit de contestation de certains crimes contre l’humanité], cons. 5.

116. C.-É. Sénac, « Le contrôle des lois pénales incriminant des abus de la liberté d’expression par le Conseil constitutionnel », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2017, chron. 27, en ligne : http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/le-controle-des-lois-penales-incriminant-des-abus-de-la-liberte-dexpression-par-le-conseil-constitutionnel. Les décisions concernées sont les décisions nº 2015-512 QPC, cons. 7 et nº 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, § 194.

117. C.-É. Sénac, « Le contrôle des lois pénales… ».

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de toute personne cherchant à s’informer sur une inter-ruption volontaire de grossesse, quels que soient l’interlo-cuteur sollicité, le lieu de délivrance de cette information et son support » 124. Le juge constitutionnel n’effectue toujours pas de triple contrôle, l’examen se limitant encore une fois à la proportionnalité stricto sensu. Or, sur ce point, le champ d’application de l’infraction est trop large : les personnes visées, le support, le lieu et la nature de l’information (si elle vise ou non à induire en erreur) sont indéterminés, ce qui est susceptible de porter une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression au regard de l’objectif visé. Le commentaire confirme cette analyse : l’infraction aurait pu permettre « de réprimer de très nombreuses formes d’expression, susceptibles d’être qualifiées de “pressions” visant à empêcher ou tenter d’empêcher une IVG » 125.

Face à ce constat, l’on aurait pu s’attendre à une cen-sure mais le Conseil décide de sauver la loi par une « double réserve d’interprétation, particulièrement concrète en ce qu’elle se réfère à des situations factuelles » 126.

D’une part, « la seule diffusion d’informations à destina-tion d’un public indéterminé sur tout support, notamment sur un site de communication au public en ligne » 127, ne peut suffire à caractériser le délit. Il faut que cette diffusion ait pour but « d’empêcher ou de tenter d’empêcher une ou plusieurs personnes déterminées de s’informer sur une interruption volontaire de grossesse ou d’y recourir » 128. Il faut se reporter au commentaire 129 pour comprendre que sont spécifiquement visées par cette réserve les situations de harcèlement faisant suite à l’appel d’un numéro vert, que ce soit par SMS, courrier électronique ou appel téléphonique. Comme ont pu le souligner certains commentateurs 130, il est notable que cette première réserve permette de clarifier le texte qui avait été pourtant jugé suffisamment clair et précis par le Conseil constitutionnel.

D’autre part, lorsqu’il s’agit de réprimer les pressions, menaces ou intimidations à l’encontre de personnes cher-chant à s’informer sur l’IVG, le délit ne peut être constitué

[…] qu’à deux conditions : que soit sollicitée une informa-tion, et non une opinion ; que cette information porte sur

Le Conseil procède ensuite au contrôle de propor-tionnalité. Les critères d’adaptation, de nécessité et de proportionnalité stricto sensu ne sont cependant pas véri-tablement isolés, malgré les efforts récents 118 du Conseil en la matière et c’est plutôt une appréciation globale qui est effectuée par le Conseil.

Concernant la répression de la perturbation physique du fonctionnement des établissements de santé, le Conseil se contente d’estimer que « les dispositions contestées ne portent pas à la liberté d’expression et de communication une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi » 119.

Ensuite, à propos des dispositions réprimant les pressions, menaces et intimidations, le Conseil se borne à affirmer que

Dans la mesure où elles se limitent à réprimer certains abus de la liberté d’expression et de communication commis dans les établissements pratiquant l’interruption volon-taire de grossesse ou à l’encontre de leur personnel, les dispositions contestées ne portent pas à cette liberté une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi 120.

Le Conseil se fonde sur la limitation du champ d’appli-cation spatial de l’infraction, mais aussi sur le nombre limité de personnes visées pour en conclure à la proportionnalité stricto sensu de la mesure. Néanmoins, ni l’adaptation, ni la nécessité de la mesure ne sont examinées. Le contrôle est-il implicite ou simplement absent ? Dans tous les cas, « l’évidence d’une solution, si tant est qu’elle soit concevable, ne rend pas la motivation superflue ; elle la rend seulement plus facile à rédiger » 121. Cette décision montre, et elle n’est pas la seule 122, que le triple contrôle de proportionnalité est un contrôle « à la carte », le Conseil choisissant le ou les critères qu’il souhaite examiner en fonction des cas. Cette démarche pragmatique et peu rigoureuse donne « l’impres-sion d’une pesée intuitive des intérêts en balance » 123 et semble contradictoire avec la formulation de principe retenue par le Conseil, plaçant la liberté d’expression et de communication sur un piédestal et lui offrant une protection maximale.

Le Conseil examine enfin le cas où les pressions, menaces et actes d’intimidation sont « exercés à l’encontre

118. Voir CC, déc. nº 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, § 192 à 197 ; CC, déc. nº 2016-611 QPC du 10 février 2017, M. David P. [Délit de consultation habituelle de sites internet terroristes], § 4 à 16 ; et l’analyse effectuée par Charles-Édouard Sénac (C.-É. Sénac, « Le contrôle des lois pénales… »).

119. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 11.120. Ibid., § 12.121. C.-É. Sénac, « Le contrôle des lois pénales… ».122. Voir par exemple la décision, analysée dans cette chronique, nº 2017-752 DC, § 13.123. N. Belloubet, « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel : justifier et réformer », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel,

nº 55-56, juin 2017, p. 20.124. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 13.125. Commentaire de la décision nº 2017-747 DC, p. 16.126. A. Roblot-Troizier, G. Tusseau, « Chronique de jurisprudence… ».127. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 14.128. Ibid.129. Le commentaire se fonde lui-même sur les travaux parlementaires et les observations du gouvernement pour expliquer cette réserve (Commentaire

de la décision nº 2017-747 DC, p. 18).130. J. Bonnet, A. Roblot-Troizier, « Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, nº 55-56,

juin 2017, p. 135 : « Il est remarquable que ces réserves d’interprétation viennent en définitive préciser et compléter les éléments constitutifs de l’infraction, ce qui témoigne de ce que la rédaction de la disposition législative n’était pas suffisamment claire, en dépit de ce qu’a jugé le Conseil sur le fondement du principe de légalité des délits et des peines ».

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 171

plus récemment s’agissant des zones de protection et de sécurité 138.

L’article 8-1 de la loi de 1955, issu de la loi du 21 juillet 2016 139, a été le fondement de 4 301 arrêtés autorisant des contrôles d’identité et / ou des fouilles de bagages et de véhicules entre le 22 juillet 2016 et le 16 juillet 2017 140. Parmi ces arrêtés, celui du 6 avril 2017 du préfet de police de Paris a fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir formé par la Ligue des droits de l’homme (LDH) accompagné d’une QPC portant sur l’article 8-1 susvisé. La question a été transmise au Conseil d’État par le tribunal administratif de Paris par une ordonnance du 21 juin 2017.

Selon la LDH, les mesures permises par ces disposi-tions ne sont pas subordonnées à des circonstances ou à des menaces particulières et aucun contrôle juridictionnel effectif ne peut s’exercer à leur encontre. L’article 8-1 méconnaîtrait donc la liberté d’aller et de venir, le droit au respect de la vie privée, le principe d’égalité devant la loi et le droit à un recours juridictionnel effectif. Considérant que la question présente un caractère sérieux, le Conseil d’État a renvoyé cette QPC au Conseil constitutionnel le 22 septembre 2017.

Par sa décision du 1er décembre 2017 141, le Conseil constitutionnel déclare l’article 8-1 contraire à la Consti-tution. Il ne retient pas l’ensemble des moyens, mais s’intéresse à la liberté d’aller et venir et au respect de la vie privée (1). Il estime que l’article 8-1 de la loi ne permet pas une conciliation équilibrée entre ces principes et l’OVC de sauvegarde de l’ordre public (2). Toutefois, l’abrogation des dispositions inconstitutionnelles est reportée au 30 juin 2018 sur le fondement de l’article 62 de la Constitution (3).

1. Un fondement traditionnel de la liberté d’aller et venir et du respect de la vie privée

Parmi les fondements constitutionnels invoqués par la LDH, le Conseil n’a pas retenu le principe d’égalité devant la loi ni le droit à un recours juridictionnel effec-tif. Peut-être le fait-il par économie de moyens mais il apparaît surtout que l’argumentation ne pouvait aboutir. S’agissant du principe d’égalité, le caractère généralisé

les conditions dans lesquelles une interruption volontaire de grossesse est pratiquée ou sur ses conséquences et qu’elle soit donnée par une personne détenant ou prétendant détenir une compétence en la matière 131.

Une fois encore, il faut se référer au commentaire pour comprendre cette réserve qui vise en réalité à éliminer

[…] les propos tenus dans un cercle familial, amical ou privé, alors que des opinions trop fermement exprimées dans un tel cadre auraient éventuellement pu, sans cette réserve d’interprétation, être qualifiées de « pressions » 132.

La nécessité d’expliciter ces réserves avec le commen-taire de la décision pose un réel problème : alors que le Conseil impose à la loi d’être accessible et intelligible et ce afin d’éviter une interprétation contraire à la Constitution et plus généralement le risque d’arbitraire des autorités administratives et juridictionnelles, le Conseil semble avoir perdu de vue ses propres principes en circonscrivant les éléments constitutifs d’un délit de façon peu limpide. Se pose ainsi la question de la mise en œuvre de tels critères par le juge, notamment concernant la distinction entre information et opinion. N’y a-t-il pas en effet un risque pour le juge effectuant cette distinction d’« entrer dans un débat de nature médicale et scientifique qui n’est pas le sien et dont toutes les données ne sont pas actuellement maîtrisées » 133 ?

B. L’inconstitutionnalité des contrôles d’identité et des fouilles réalisés dans le cadre de l’état d’urgence

Afin d’accompagner la fin de l’état d’urgence le 1er novembre, la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme 134 a pour objet de transposer certaines dispositions de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence 135 dans le Code de la sécurité intérieure. Cette nouvelle loi antiterroriste n’a pas manqué de susciter de vives réactions et peut être perçue comme instaurant un état d’urgence permanent 136. Si l’existence de l’état d’urgence n’est pas en elle-même contraire à la Constitution, sa mise en œuvre a posé problème à plus d’une reprise 137 et

131. CC, déc. nº 2017-747 DC, § 15.132. Commentaire de la décision nº 2017-747 DC, p. 19.133. Saisine par soixante sénateurs, décision nº 2017-747 DC, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-

decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2017/2017-747-dc/saisine-par-60-senateurs.148792.html.134. Loi nº 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.135. Loi nº 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.136. O. Le Bot, « Un état d’urgence permanent ? », Revue française de droit administratif, nº 6, 2017, p. 1115.137. Voir par exemple CC, déc. nº 2017-624 QPC du 16 mars 2017, M. Sofiyan I. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence II] et CC,

déc. nº 2017-635 QPC du 9 juin 2017, M. Émile L. [Interdiction de séjour dans le cadre de l’état d’urgence].138. CC, déc. nº 2017-684 QPC du 11 janvier 2018, Associations La cabane juridique / Legal Shelter et autre [Zones de protection ou de sécurité dans le

cadre de l’état d’urgence].139. Loi nº 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’application de la loi nº 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de

renforcement de la lutte antiterroriste.140. Commentaire de la décision nº 2017-677 QPC du 1er décembre 2017, Ligue des droits de l’homme, p. 4, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/

conseil-constitutionnel/root/bank/download/2017677QPC2017677qpc_ccc.pdf ; chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur : Assemblée nationale, « Contrôle parlementaire de l’état d’urgence », en ligne : http://www2.assemblee-nationale.fr/15/commissions-permanentes/commission-des-lois/controle-parlementaire-de-l-etat-d-urgence/controle-parlementaire-de-l-etat-d-urgence/(block)/41420.

141. CC, déc. nº 2017-677 QPC, § 3.

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172 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

avec le respect de la vie privée découlant de l’article 2 de la même Déclaration. En revanche, la fouille de véhicules en circulation relève autant de la liberté d’aller et venir que du droit au respect de la vie privée ; la conciliation avec les deux principes sera donc conjointe.

2. Une conciliation déséquilibrée entre l’OVC de sauvegarde de l’ordre public et le respect des droits et libertés

Ce qui motive la déclaration d’inconstitutionnalité des dispositions de l’article 8-1 de la loi de 1955 est qu’elles permettent des opérations de contrôle et de fouille dans les lieux désignés à l’encontre de toute personne, quel que soit son comportement, sans son consentement et sans que ces opérations ne soient justifiées par des cir-constances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public dans les lieux en cause 148. Selon le Conseil, si le législateur pouvait, du fait de la finalité préventive de la loi, prévoir que le contrôle ou la fouille ne soit pas lié au comportement de la personne, il lui était interdit d’instaurer une pratique généralisée et discrétionnaire des opérations concernées 149. En outre, il faut ajouter que le fait que le consentement des personnes concernées ne soit pas visé, à la différence des dispositions prévues par l’article 78-2-4 du Code de procédure pénale, rendait d’autant plus nécessaire un renforcement des conditions de l’article 8-1 150 qui ne requièrent pas, elles, l’instruction du procureur de la République, magistrat de l’ordre judiciaire 151.

Toutefois, le Conseil ne manque pas de relever la volonté du législateur de faire œuvre de conciliation. L’article 8-1 prévoit des garanties prévues par l’article 78-2-2 du Code de procédure pénale (art. 8-1, al. 3). Ainsi ces opérations doivent être limitées au temps strictement nécessaire à l’opération et être effectuées en principe en présence de l’intéressé. Leur transcription est effectuée dans un procès-verbal en cas de découverte d’une infraction ou à la demande de l’intéressé.

du contrôle permet difficilement de constater l’existence d’une différence de traitement. Or, pour être contraire au principe d’égalité, la loi doit créer une différence de traitement de situations similaires qui n’est pas justifiée par l’intérêt général et en rapport direct avec son objet 142. Concernant le droit à un recours juridictionnel effectif, il est vrai que la décision du préfet ne peut être contrô-lée par le juge administratif qu’a posteriori. Toutefois, à l’occasion d’une QPC posée également par la LDH, le Conseil constitutionnel a déjà affirmé que la possibilité de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, une décision administrative prise sur le fondement de l’état d’urgence suffisait à assurer le droit à un recours juridictionnel effectif fondé sur l’article 16 de la Déclaration de 1789 143. C’est pourquoi le Conseil n’a examiné les dispositions litigieuses que sous l’angle de la conformité à la liberté d’aller et venir au droit au respect de la vie privée.

Sans surprise, le Conseil rattache la liberté d’aller et venir aux articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789. Il s’agit d’un rappel d’une jurisprudence constante depuis 2003 144. Le Conseil ne considère plus la liberté d’aller et venir comme composante de la liberté individuelle, ce qui a pour effet de restreindre la compétence judiciaire prévue par l’article 66 de la Constitution 145. Le droit au respect de la vie privée a connu une évolution analogue : anciennement attaché à la liberté individuelle, le Conseil le fonde sur l’article 2 de la Déclaration de 1789 depuis 1999 146. Fruits d’une même évolution, ces deux droits ont néanmoins vocation à viser des situations différentes : une disposition peut être annulée sur le seul fondement de la liberté d’aller et venir comme le Conseil l’a récemment montré 147.

En l’espèce, il semble que le contrôle d’identité relève de la liberté d’aller et venir découlant de la liberté personnelle garantie par les articles 2 et 4 de la DDHC. L’inspection visuelle, la fouille des bagages ainsi que la visite des véhi-cules arrêtés ou stationnant sur la voie publique ou dans les lieux accessibles au public sont quant à elles à concilier

142. Pour un exemple récent, voir CC, déc. nº 2017-674 QPC du 30 novembre 2017, M. Kamel D. [Assignation à résidence de l’étranger faisant l’objet d’une interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion], § 21-22.

143. CC, déc. nº 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 14.

144. CC, déc. nº 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure, cons. 8.145. CC, déc. nº 99-411 DC du 16 juin 1999, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants

de réseau de transport public de voyageurs, cons. 20.146. CC, déc. nº 99-416 DC du 23 juillet 1999, Loi portant création d’une couverture maladie universelle, cons. 45.147. CC, déc. nº 2017-684 QPC.148. Le Conseil fait ici écho aux articles 78-2 et 78-2-4 du Code de procédure pénale qui autorisent des contrôles lorsque ceux-ci sont respectivement

liés au comportement de l’intéressé ou réalisés avec son consentement. Hors ce cadre, il est impératif qu’existent des circonstances particulières attestant d’un risque de trouble à l’ordre public.

149. Le juge constitutionnel rappelle ici une jurisprudence, utilisée sur le fondement de la liberté individuelle, désormais fermement établie (CC, déc. nº 93-323 DC du 5 août 1993, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité, cons. 9 : « Considérant que la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ; que toutefois la pratique de contrôles d’identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle ; que s’il est loisible au législateur de prévoir que le contrôle d’identité d’une personne peut ne pas être lié à son comportement, il demeure que l’autorité concernée doit justifier, dans tous les cas, des circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public qui a motivé le contrôle […] »).

150. Commentaire de la décision nº 2017-677 QPC, p. 4, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2017677QPC2017677qpc_ccc.pdf.

151. CC, déc. nº 93-323 DC, cons. 6.

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Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 173

d’adopter un nouveau dispositif conforme aux exigences constitutionnelles, mais les arguments mis en avant ne sont pas exempts de critiques.

Le Conseil justifie d’abord ce choix par le fait

[…] qu’il ne dispose pas d’un pouvoir général d’apprécia-tion de même nature que celui du Parlement et qu’il ne lui appartient pas d’indiquer les modifications qui doivent être retenues pour remédier à l’inconstitutionnalité constatée 156.

Cette argumentation classique peine à convaincre en l’espèce pour deux raisons.

D’une part, la motivation de la décision est suffisam-ment précise pour que le législateur sache quelle modi-fication apporter aux dispositions inconstitutionnelles, à savoir limiter les mesures de contrôle et / ou de fouille aux zones où des circonstances particulières établissent un risque d’atteinte à l’ordre public. Le Conseil instaure un véritable dialogue avec le législateur, lui indiquant de quelle manière les dispositions contestées pouvaient être conformes à la Constitution.

D’autre part, le législateur a, au jour de la décision, déjà prévu dans la loi du 30 octobre 2017 157, des disposi-tions autorisant le préfet, par arrêté motivé, à instituer un périmètre de protection au sein duquel l’accès et la circulation des personnes sont réglementés. Ces péri-mètres permettent d’autoriser, avec le consentement des personnes faisant l’objet de ces vérifications, des palpations de sécurité ainsi que l’inspection visuelle et la fouille des bagages. En l’absence de consentement, les personnes concernées peuvent se voir interdire l’accès aux zones de protection.

L’autre argument mis en avant par le Conseil est que

[…] l’abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet de priver l’autorité administrative du pouvoir d’autoriser des contrôles d’identité, des fouilles de bagages et des visites de véhicules. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives 158.

Sans l’avouer expressément, le Conseil fait primer la sauvegarde de la légalité d’éventuelles poursuites pénales engagées sur le fondement d’opérations permises par l’article 8-1 de la loi de 1955 159. Pourtant, lors de sa dernière décision d’inconstitutionnalité de dispositions de la même loi, relatives aux zones de protection, le Conseil n’a pas eu recours à la technique de l’abrogation différée 160. C’est d’autant plus surprenant au regard du calendrier, puisque

On peut se demander de quelle manière le législateur aurait pu éviter la censure en conditionnant les contrôles prévus par l’article 8-1 à des circonstances particulières. L’amendement initial à l’origine de l’article susvisé limitait son application aux menaces terroristes 152. Cette référence a été supprimée en commission mixte paritaire 153. Toute-fois, cette seule évocation pose un problème : il n’était pas précisé si la menace terroriste devait exister dans les zones concernées. La condition ne serait pas assez restrictive si elle était appliquée à l’échelle nationale dans la mesure où l’état d’urgence était motivé par la menace terroriste.

Le Conseil a déjà admis la possibilité d’effectuer des contrôles d’identité dans un cadre administratif pourvu que « les zones concernées, précisément définies dans leur nature et leur étendue, présentent des risques particuliers d’infraction et d’atteinte à l’ordre public » 154. D’ailleurs, dans la présente décision, le Conseil prend soin de pré-ciser que le risque de trouble à l’ordre public doit exister dans les zones concernées. Il est donc loin d’être certain que la version initiale de l’article 8-1 limitée aux cas de menace terroriste était conforme à la Constitution. À tout le moins, elle aurait sûrement fait l’objet d’une réserve d’interprétation.

Le législateur semblait s’attendre à ce que le Conseil lui laisse une marge d’appréciation plus grande dans le cadre de l’état d’urgence. Il ressort en effet des travaux parlementaires que les députés pensaient pouvoir éviter à l’autorité administrative d’avoir à justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public « comme l’exige en temps normal la jurisprudence du Conseil constitutionnel » 155. Le Conseil refuse donc une telle approche : l’état d’urgence ne dispense pas le législateur d’assurer une conciliation entre l’objectif de sauvegarde de l’ordre public et les droits et libertés garantis par la Constitution. Cette position est toutefois à relativiser car le Conseil fait preuve de souplesse vis-à-vis du législateur quant aux effets de sa décision.

3. Une abrogation différée : des effets à relativiser

Se fondant sur le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution, le Conseil reporte l’abrogation des dis-positions inconstitutionnelles au 30 juin 2018, soit sept mois après le 1er novembre 2017, date de la fin de l’état d’urgence. Le Conseil laisse certes le temps au législateur

152. M. Mercier, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, prorogeant l’application de la loi nº 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, nº 804, enregistré à la présidence du Sénat le 20 juillet 2016, p. 22.

153. M. Mercier, P. Popelin, Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi prorogeant l’application de la loi nº 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste, nº 808 (Sénat) et nº 3993 (Assemblée nationale), enregistré aux présidences le 20 juillet 2016, p. 3.

154. CC, déc. nº 93-323 DC, cons. 15.155. M. Mercier, Rapport…, nº 804, p. 22.156. CC, déc. nº 2017-677 QPC, § 9.157. Loi nº 2017-1510 du 30 octobre 2017.158. CC, déc. nº 2017-677 QPC, § 9.159. Voir R. Letteron, « Contrôle d’identité : la QPC après l’état d’urgence », Liberté, libertés chéries, 5 décembre 2017, en ligne : http://libertescheries.

blogspot.com//2017/12/controle-didentite-la-qpc-apres-letat.html.160. CC, déc. nº 2017-684 QPC.

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174 Alexia David, Eugénie Duval, Juliette Lecame et Morgan Pénitot

tionnalisées les dispositions relatives à l’état d’urgence puisqu’il ne pourrait plus les contrôler. Il est vrai que le projet de révision allant dans ce sens présenté en Conseil des ministres le 23 décembre 2015 par M. Manuel Valls a été abandonné le 30 mars 2016 161. Une telle hypothèse n’est pourtant pas écartée puisqu’une partie du corps législatif n’exclut pas de tirer les conséquences d’une inconstitutionnalité « en [se] faisant constituant […] » 162.

l’état d’urgence a déjà pris fin lorsque le Conseil rend cette décision. Le juge constitutionnel semble donc anticiper son éventuelle réactivation, plus qu’incertaine étant donné que le législateur s’est déjà doté d’outils similaires le 30 octobre, en important dans le droit commun certaines dispositions inspirées de l’état d’urgence.

Le Conseil se montre conciliant et ménage le légis-lateur car il veut peut-être éviter que ne soit constitu-

161. C. Taubira, M. Valls, Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, nº 3381, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015, p. 8.

162. P. Popelin, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, sur le projet de loi (nº 3968) prorogeant l’application de la loi nº 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, nº 3978, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 juillet 2016, p. 62.

Page 178: Les partis politiques - OpenEdition

CRDF, nº 16, 2018, p. 175 - 185

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017Manon DECAUXDoctorante en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Guillaume DUJARDINAncien doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie

Membre associé du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

David VICOMTEDoctorant en droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Pendant que nous écrivons ces quelques lignes, une énième réforme du droit des étrangers suscite le débat au Parlement – et ailleurs ! Très discutée dans ses orien-tations, elle devrait, dans tous les cas, jeter du flou sur un édifice qui n’en manque déjà pas. Une lancinante question se trouve de ce fait (re)posée : à quoi bon modifier sans

cesse des dispositifs législatifs qui n’ont pas eu le temps de produire tous leurs effets ? En particulier, au regard de l’état actuel du texte, on peut craindre que le conten-tieux des étrangers ne se technicise encore davantage, au point de devenir un labyrinthe au sein duquel il sera de plus en plus malaisé de se retrouver. Au rythme où

I. Précisions sur les « moyens voués au rejet » en contentieux des étrangers

A. Irrecevabilité du dispositif de relocalisation des anciens employés afghans de l’armée française

B. Invocabilité variable de l’atteinte déraisonnable à la vie privée et familiale à l’encontre d’un refus de titre de séjour

C. Inopérance du défaut d’information sur le relevé d’empreintes du demandeur d’asile

D. Inopérance de l’illégalité du retrait de titre de séjour à l’encontre du retrait de naturalisation consécutif

II. La protection du demandeur d’asile gravement malade face au transfert Dublin : laisser le temps s’écouler pour ne pas forcer à évoquer…

III. Les valeurs républicaines au secours d’un refus de titre de séjour « parent d’enfant français »

IV. L’assignation à résidence : quand l’étranger se retrouve (encore) dans une situation particulière…

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176 Manon Decaux, Guillaume Dujardin et David Vicomte

vont les choses, la présente chronique devra un jour s’appeler « Chronique du contentieux des étrangers », enregistrant ainsi une mutation profonde de l’étude du droit des étrangers. Jadis « liberté publique », la matière entrerait de plain-pied dans le droit administratif spécial, parachevant, si on peut dire, sa « migration juridique » (naguère, l’étude du statut juridique des étrangers faisait en effet partie intégrante du droit international privé) 1.

Dans ce contexte d’instabilité législative chronique, il ne faut donc pas s’étonner que 2017 ait encore été riche d’enseignements jurisprudentiels importants. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) fut tout particu-lièrement productive, tant dans le cadre de l’application du règlement Dublin qu’en matière de politique des visas, des précisions fondamentales 2 succédant à des décisions plus frileuses 3. Certaines ayant déjà fait couler beaucoup d’encre, elles ne seront pas chroniquées ici. Citons à ce titre l’arrêt Al Chodor 4, d’ailleurs suivi par la Cour de cassation 5, en matière de rétention. La grande formation de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) n’a pas non plus été totalement étrangère à l’importance des apports de l’année 2017 à cette matière, en consacrant l’appartenance à un groupe social spécifique des victimes de traite d’êtres humains 6.

Mais c’est encore aux juridictions administratives que l’on doit la plus grande diversité de décisions. Comme tous les ans, les tribunaux administratifs y ont largement apporté leur concours. Celui de Paris estime logiquement que l’intérêt supérieur de l’enfant prime sur la fraude de sa mère 7. Celui de Nice affirme que le refus d’enregistrement d’une demande d’asile, au lien d’engager une procédure de réadmission vers l’État membre responsable, viole le droit d’asile 8. Le juge des référés du tribunal administratif de Pau a précisé de son côté la procédure applicable à l’expulsion de bénéficiaires d’une protection subsidiaire d’un centre d’hébergement de demandeurs d’asile qui les accueillait 9. On peut encore citer le tribunal administratif de Strasbourg qui a tenté de clarifier les délais de recours et la formation de jugement compétente pour connaître d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF)

prise à l’encontre d’un demandeur d’asile depuis l’entrée en vigueur de la loi du 7 mars 2016 10. Comment ne pas évoquer enfin le revirement 11 de jurisprudence du tribu-nal administratif de Lyon qui estime désormais que la polygamie s’apprécie objectivement 12…

Les cours administratives d’appel ont aussi joué leur rôle. La cour administrative d’appel de Lyon a retenu une définition restrictive de la notion de mineur isolé étranger (MIE) de moins de 16 ans 13. La même cour précise par ail-leurs que l’étranger qui s’est soustrait à l’exécution d’une précédente OQTF peut être présumé vouloir se soustraire à une nouvelle OQTF, ce qui justifie qu’aucun délai de départ volontaire ne lui soit accordé 14. Le juge lyonnais a également apporté des précisions sur la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile d’une famille de « dublinés » 15. La cour nantaise juge quant à elle illégale la décision de la Commission de recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France qui écarte un recours pour vice de forme si son auteur n’a pas été invité à le régulariser 16. Aussi, la cour administrative d’appel de Douai estime que le doute quant à la majorité établie par un test osseux réalisé sur un ressortissant étranger se déclarant mineur ne renverse pas, à lui seul, la présomption de sa minorité.

Pour terminer cet état des lieux jurisprudentiel, comment ne pas évoquer l’activité des Cours suprêmes, qui ont rendu cette année encore des arrêts de principe. Pour bien commencer l’année, le Conseil d’État a créé un nouveau principe général du droit, celui de l’interdiction d’extrader vers son pays d’origine une personne béné-ficiant de la protection subsidiaire 17. Poursuivant cette œuvre prétorienne, la haute juridiction fixe l’office du juge des référés quand il est saisi d’une demande d’expulsion de demandeurs d’asile du centre d’hébergement d’urgence quand ils sont définitivement déboutés de leur demande d’asile 18. Le juge des référés du Conseil d’État a également précisé les recours qui ont un effet interruptif sur le délai de six mois dont disposent les autorités pour mettre à exécution une décision de transfert en application du paragraphe 1 de l’article 29 du règlement du 26 juin 2013 19.

1. À propos du glissement droit international privé – libertés publiques, voir D. Lochak, « Comment on enseigne le droit des étrangers. Petite plongée dans les manuels de “libertés” », in Mélanges François Julien-Laferrière, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 377-391.

2. À titre d’exemple : CJUE, 25 octobre 2017, Shiri, C-201/16 PPU.3. CJUE, 7 mars 2017, M. et Mme N c. Belgique, C-638/16 PPU.4. CJUE, 15 mars 2017, Al Chodor, C-528/15 PPU.5. Cass., 1re civ., 27 septembre 2017, nº 1005, 17-15/60.6. CNDA, grande formation, 30 mars 2017, nº 16015058.7. TA Paris, 2 mars 2017, nº 1620098.8. TA Nice, ord., 31 mars 2017, nº 1701211.9. TA Pau, ord., 10 mai 2017, nº 1700843.

10. TA Strasbourg, 24 mai 2017, nº 1606915.11. TA Lyon, 21 juin 2016, nº 1509279.12. TA Lyon, 20 mai 2017, nº 1609217.13. CAA Lyon, 16 mars 2017, nº 16LY03420.14. CAA Lyon, 8 juin 2017, nº 16LY01944.15. CAA Lyon, 31 août 2017, nº 17LY01112.16. CAA Nantes, 29 mai 2017, nº 16NT00880.17. CE, 30 janvier 2017, nº 394172 et 394173, Revue française de droit administratif, 2017, p. 550, concl. X. Domino ; L’actualité juridique. Droit

administratif, 2017, p. 521, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; L’actualité juridique. Droit pénal, 2017, p. 195, note C. Otero.18. CE, 21 avril 2017, Ministre de l’intérieur, nº 405164.19. CE, 8 novembre 2017, nº 415178.

Page 180: Les partis politiques - OpenEdition

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017 177

Pour conclure ce tour d’horizon, comment ne pas évoquer aussi cet important arrêt de la Cour de cassation dans laquelle la haute juridiction définit la notion de mineur isolé étranger 20.

Bref, cette année encore, le choix des arrêts à chro-niquer a été difficile, arbitraire, et sans doute critiquable. Une place importante sera malgré tout laissée au Conseil d’État qui, par plusieurs arrêts, est venu apporter des précisions importantes sur l’invocabilité des moyens en contentieux des étrangers qu’il s’agisse de questions d’asile, de séjour ou de nationalité (I). La Cour de justice de l’Union européenne, elle, a joué un rôle fondamental dans la protection des demandeurs d’asile malades (II). Dans l’air du temps, les valeurs républicaines mériteront aussi d’être abordées (III). Enfin, l’assignation à résidence ne saurait être oubliée, tant cette question suscite de vifs débats (IV).

I. Précisions sur les « moyens voués au rejet » 21 en contentieux des étrangers 22

L’année 2017 a été riche en occasions pour le Conseil d’État de « manifester la variété des concrétisations de l’inopérance » 23 et de l’irrecevabilité dans ce domaine particulier où les droits fondamentaux tiennent une place particulière. Quatre temps de l’année contentieuse retien-dront notre attention : la regrettable irrecevabilité d’orien-tations générales (A), le développement d’un « mode d’emploi complet » 24 pour l’invocabilité de l’article 8 de la Convention EDH 25 à l’encontre d’un refus de titre de séjour (B) et enfin l’inopérance du défaut d’information relatif au relevé d’empreintes d’un demandeur d’asile 26 pour s’opposer au transfert (C) et de l’illégalité d’un retrait de titre de séjour à l’appui d’un recours contre le retrait de naturalisation consécutif (D).

A. Irrecevabilité du dispositif de relocalisation des anciens employés afghans de l’armée française

Semble-t-il pour ne pas répéter des erreurs passées, le ministère de la Défense a mis en place en juin 2012 un dis-positif d’accueil des personnels civils recrutés localement pour servir auprès des forces françaises en Afghanistan. Ancien interprète de l’armée française, M. D, ressortissant afghan, se voyait pourtant refuser l’obtention d’un visa. Il invoquait alors ledit dispositif à l’appui de son recours.

Cette affaire permet au Conseil d’État 27 de réaffirmer une position constante. Si le droit constitutionnel d’asile a pour corollaire celui de solliciter la qualité de réfugié en France 28, il n’emporte pas le droit d’obtenir un visa pour venir déposer une demande 29. Un tel droit ne se déduit pas non plus des stipulations des articles 2 et 3 de la Convention EDH 30. Le juge en conclut l’inapplication de la jurisprudence Crédit foncier de France 31 au dispositif de relocalisation mis en place, et donc l’irrecevabilité de ce dernier. Il reprend le raisonnement tenu deux ans plus tôt dans l’arrêt M. Cortes Ortiz 32 à propos de la circulaire de Valls 33, depuis affirmé en matière de visas par le juge des référés 34 :

[…] dans les cas où l’administration peut légalement disposer d’un large pouvoir d’appréciation pour prendre une mesure au bénéfice de laquelle l’intéressé ne peut faire valoir aucun droit, il est loisible à l’autorité compétente de définir des orientations générales pour l’octroi de ce type de mesures sans que l’intéressé puisse se prévaloir de telles orientations à l’appui d’un recours formé devant le juge administratif […] 35.

La délivrance d’un visa pour demander l’asile n’est jamais de droit. C’est une simple mesure de faveur. Or, la reconnaissance de lignes directrices demeure exclue dans ce domaine 36. Le juge en déduit en effet que le dispositif

20. Cass, 1re civ., 27 septembre 2017, nº 17-15.160.21. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit public), 2008, p. 803.22. Par Manon Decaux.23. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 1re éd., Paris, Montchrestien, 1982, p. 327.24. M. Guyomar, « Le Conseil d’État précise les conditions d’invocabilité de l’article 8 de la Convention européenne à l’encontre des décisions prises

en matière de police des étrangers », Gazette du Palais, nº 19, 16 mai 2017, p. 35.25. Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 septembre 1950.26. Du nom du règlement (UE) nº 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermi-

nation de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte), dit règlement Dublin III.

27. CE, 16 octobre 2017, nº 408374. 28. CE, ord., 12 janvier 2001, Hyacinthe, nº 229039. 29. CE, ord., 9 juillet 2015, Ministère de l’Intérieur c. MM. Alak, nº 391392, JurisData, nº 2015-017121 ; tables du Recueil Lebon, p. 558 ; L’actualité

juridique. Droit administratif, 2015, p. 1394, obs. J.-M. Pastor ; Recueil Dalloz, 2016, p. 336, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot.

30. En ce sens, voir CE, 13 février 2006, M. Diop, nº 272517.31. CE, sect., 11 décembre 1970, Crédit foncier de France c. Demoiselle Gaupillat et Dame Ader, nº 78880, Recueil Dalloz, 1971, p. 674, note D. Lochak ;

Revue du droit public, 1971, p. 1224, note M. Waline ; Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 19e éd., Paris, Dalloz, 2013, p. 579.32. CE, sect., 4 février 2015, Ministre de l’Intérieur c. M. Cortes Ortiz, nº 383267, JurisData, nº 2015-001642 ; Recueil Lebon, p. 17, concl. B. Bourgeois-

Machureau ; L’actualité juridique. Droit administratif, 2015, p. 191, obs. D. Poupeau ; ibid., p. 443, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe.33. Circulaire du ministre de l’Intérieur du 28 novembre 2012, nº NOR INTK 1229185C.34. CE, ord., 9 juillet 2015, Ministère de l’Intérieur c. MM. Alak.35. CE, 16 octobre 2017, cons. 6.36. Voir G. Dujardin, « Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2014 », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 13, 2015, p. 168.

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178 Manon Decaux, Guillaume Dujardin et David Vicomte

Le préfet n’est jamais tenu d’examiner d’office d’autres fondements d’octroi de titres de séjour 47. Il peut se prononcer exclusivement sur le titre de séjour lié à l’obtention de la protection internationale, sans jamais avoir porté d’appréciations sur la vie privée et familiale. Logiquement donc, dès lors que le préfet ne fait qu’appli-quer les conséquences du refus de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ou de la CNDA, l’article 8 de la Convention EDH ne saurait être invoqué à l’appui du recours contre sa décision. Sont en effet inopérants :

[…] les moyens de légalité interne qui, sans rapport avec la teneur de la décision, ne contestent pas utilement la légalité des motifs et du dispositif qui sont ceux de la décision administrative attaquée 48.

Faute de lien avec le litige, le moyen est destiné au rejet. C’est logique. La décision relevait d’une application mécanique, consécutive au refus de la protection. Une densité particulière des liens familiaux du demandeur d’asile en France ne saurait lui conférer la qualité de réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire 49. À défaut de protection, le préfet ne pouvait que refuser la délivrance de ce titre de séjour spécifique.

La situation est bien sûr différente si le préfet a exa-miné d’autres motifs, soit qu’il ait affirmé que le requérant ne rentrait dans aucun cas d’attribution de titre, soit qu’il ait expressément précisé que le rejet ne portait pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale. Il s’éloigne d’une compétence purement liée pour porter une appréciation sur cette atteinte. Aussi, celle-ci pourra être invoquée. Enfin – et comme en matière d’expulsion 50 –, le prononcé d’une OQTF peut toujours être contesté sur le fondement de l’article 8 de la Convention EDH. Le juge considère logiquement que le préfet a été amené à considérer qu’une telle obligation ne portait pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale.

Le raisonnement est somme toute classique : le refus de titre de séjour lié à l’acquisition d’une protection internationale ne peut être contesté en lui-même sur ce fondement, faute de lien entre le moyen et le litige. La vie

n’est constitutif que de simples orientations générales, insusceptibles de recours et irrecevables au cours d’un contentieux. Le demandeur ne saurait s’en prévaloir, faute de droit subjectif à se voir délivrer un visa.

Le contentieux des étrangers continue donc d’échap-per au mouvement général de juridicisation que connaît le droit souple en matière administrative 37. L’exclusion est d’autant plus problématique que sont en cause des droits fondamentaux. Or, comme le fait remarquer le rapporteur public Odinet, il est paradoxal d’étendre le contrôle du juge aux actes non décisoires des autorités de régulation en raison de leur impact économique 38 mais de le refuser dans des domaines liés aux droits fondamentaux, ainsi maintenus « dans une forme de limbes juridiques » 39. Cette décision ne peut être que regrettée au vu des garanties qu’auraient pu tirer les étrangers de l’invocabilité de telles orientations, orientations dont les services ne s’écartent que fort exceptionnellement…

B. Invocabilité variable de l’atteinte déraisonnable à la vie privée et familiale à l’encontre d’un refus de titre de séjour

Si le droit à la vie privée et familiale n’emporte certes pas le droit de choisir le lieu où elle s’exercera 40, l’article 8 de la Convention EDH constitue néanmoins un instrument opportun pour faire obstacle au refus de titre de séjour 41. Né de la jonction de deux séries de questions 42 posées au Conseil d’État 43, l’avis du 15 mars 2017 44 vient systématiser les cas d’opérance de ce moyen. Les faits des deux espèces n’ont pourtant rien d’inhabituel. Suite au rejet définitif de leurs demandes respectives de protection internationale, les requérants se voyaient notifier le refus de délivrance des titres de séjour liés à la qualité de réfugié 45 ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire 46 et l’OQTF. Ils invoquaient alors la violation de l’article 8 de la Conven-tion EDH pour s’opposer au refus.

Plusieurs situations doivent être distinguées pour s’assurer de son invocabilité.

37. Sur ce point, voir notamment Conseil d’État, Étude annuelle 2013 : le droit souple, Paris, La documentation française (Études et documents du Conseil d’État ; 64), 2013.

38. CE, ass., 21 mars 2016, Sté Fairvesta International GmbH, nº 368082, JurisData, nº 2016-004898 ; L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, p. 717, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; Revue française de droit administratif, 2016, p. 497, concl. S. von Coester.

39. L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 2424, concl. G. Odinet.40. Voir C.-A. Chassin, « La vie familiale des étrangers », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 11, 2013, p. 77-85.41. Possibilité admise par : CE, sect., 10 avril 1992, Marzini, nº 120573.42. CAA Nantes, 1er décembre 2016, 16NT00774 et 16NT02290.43. En application de l’art. L. 113-1 du Code de justice administrative.44. CE, avis, 15 mars 2017, nº 405586.45. Art. L. 314-11, 8° du CESEDA.46. Art. L. 313-13, 1° du CESEDA.47. CE, avis, 28 novembre 2007, Mme Zhu, nº 307036.48. CE, avis, 15 mars 2017, cons. 3.49. M. Guyomar (« Le Conseil d’État précise les conditions d’invocabilité… ») prend l’exemple de l’arrêt CE, 15 avril 1996, nº 136079 en matière de

carte de séjour portant la mention « étudiant ».50. CE, ass., 19 avril 1991, Belgacem, nº 107470 ; L’actualité juridique. Droit administratif, 1991, p. 551, note F. Julien-Laferrière ; L’actualité juridique.

Droit administratif, 1992, p. 15, chron. J.-F. Flauss ; Recueil Dalloz, 1991, p. 399, note X. Prétot ; Revue française de droit administratif, 1991, p. 497, concl. R. Abraham ; Revue française de droit administratif, 1992, p. 510, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre ; Revue critique de droit international public, 1991, p. 677, note D. Turpin.

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personne en tant que demandeur d’asile. Sa violation ne peut donc être utilement invoquée à l’appui d’un recours contre la décision de transfert. La solution est classique. Le moyen est sans rapport avec le litige, il est voué à l’échec. Pourtant, puisque le demandeur doit à ce titre être informé « de la raison pour laquelle ses données vont être traitées par Eurodac, y compris une description des objectifs du règlement [Dublin] » 59, cette obligation contribue en pratique à informer le demandeur des conséquences sur la prise en charge de la demande… C’est néanmoins la finalité de l’information qui prime pour le Conseil d’État, non ses effets réels.

Le moyen tiré du manquement à l’obligation de four-nir une brochure d’information 60 est en revanche opérant car celle-ci vise bel et bien à informer le demandeur des droits liés à son statut. Sur ce point, l’arrêt Mme Okosun 61, qui précisait par ailleurs que la remise doit intervenir dès le début de la procédure, est heureusement confirmé.

D. Inopérance de l’illégalité du retrait de titre de séjour à l’encontre du retrait de naturalisation consécutif

Le moyen tiré de l’illégalité d’une décision dont la régula-rité de la décision attaquée ne dépend pas est inopérant 62. L’application stricte de ce principe à certaines espèces soulève des questionnements face à la réalité de la pratique. C’est notamment le cas de l’ordonnance du 31 août 2017 63. Dans l’espèce, la requérante avait obtenu sa naturalisation par décret en 2014 64. Or, le 12 janvier 2016, le tribunal de grande instance de Paris annulait la reconnaissance prénatale d’une de ses filles par un ressortissant français. Les titres de séjour dont elle avait disposé en tant que parent d’enfant français 65, désormais dépourvus de tout fondement, lui étaient retirés pour fraude. Dès lors, la condition de stage 66 – qui suppose un séjour régulier – nécessaire à la naturalisation n’était plus justifiée. Le décret de naturalisation était reporté par décret du 26 septembre 2016. Elle formait alors un référé pour demander la sus-pension du décret la privant de sa naturalisation et qui la

privée et familiale doit avoir été examinée par le préfet, ce qui est notamment le cas lorsqu’une OQTF est adoptée.

Encore faut-il s’inquiéter de la récente loi dite asile et immigration 51 dont l’article 44 entend encadrer dans un strict délai la possibilité de formuler une demande de titre de séjour parallèle à une demande d’asile. Hors délai, cette possibilité sera fermée sauf l’exception lacunaire des « circonstances nouvelles » 52. Reste à espérer que le juge interne mobilisera les stipulations de l’article 8 de la Convention EDH pour y faire obstacle… !

C. Inopérance du défaut d’information sur le relevé d’empreintes du demandeur d’asile

L’information du demandeur d’asile est essentielle pour garantir le respect de la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile 53. Pour autant, tout manquement à une obligation d’information ne va pas entraîner la chute d’une procédure. Dans l’affaire portée devant le Conseil le 10 mai 2017 54, le requérant contestait son transfert 55 sur le fondement du manquement par les autorités nationales à l’obligation prévue par l’article 18, § 1 du règlement Eurodac 56 alors en vigueur qui assurait le droit à bénéficier d’une information quant à l’utilisation, la conservation et le droit d’accès aux données collectées dans le cadre d’un relevé d’empreintes. L’esprit était clair : informé, il n’aurait pas accepté.

Le Conseil d’État va finalement distinguer deux types d’information du demandeur suivant leur finalité :

– celle qui a pour but d’assurer la protection des données personnelles des individus ;

– celle qui, spécifique au demandeur d’asile, a pour but d’assurer l’information de la personne quant aux droits et obligations qui découlent de son statut de demandeur.

Or, l’obligation invoquée 57 « a uniquement pour objet et pour effet de permettre d’assurer la protection effec-tive des données personnelles des demandeurs d’asile concernés » 58. Elle ne vise pas à garantir les droits de la

51. Loi nº 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie.52. Art. L. 311-6 du CESEDA, version à venir au 1er mars 2019.53. CE, 12 janvier 2001, Mme H., nº 229039.54. CE, avis, 10 mai 2017, Préfecture de l’Essonne, nº 406122.55. En application du règlement (CE) nº 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État

membre responsable de la demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers, dit règlement Dublin II.56. Règlement (CE) nº 2725/2000 du 11 décembre 2000 concernant la création du système « Eurodac » pour la comparaison des empreintes digitales

aux fins de l’application efficace de la convention de Dublin.57. Reprise à l’identique au sein de l’article 29, § 1 du règlement 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.58. CE, avis, 10 mai 2017, Préfecture de l’Essonne, cons. 5.59. Art. 29, § 1.b du règlement 603/2013.60. Art. 4, § 2 du règlement Dublin III.61. CE, sect., 30 décembre 2013, nº 367615, Mme Okosun, L’actualité juridique. Droit administratif, 2014, p. 7, obs. D. Poupeau ; ibid., p. 222, chron. A. Bretonneau

et J. Lessi ; Revue française de droit administratif, 2014, p. 76, concl. X. Domino ; Revue trimestrielle de droit européen, 2014, p. 952-958, obs. D. Ritleng.62. Voir R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit public), 2008, p. 813.63. CE, ord., 31 août 2017, nº 412508.64. En application des art. 21-15 et suivants du Code civil.65. En vertu de l’art. L. 313-11, 6° du CESEDA.66. Art. 21-7 du Code civil.

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en effet venue affiner, dans un arrêt C. K. 73, l’appréciation des modalités du transfert dit Dublin au regard du risque de violation de l’article 4 de la Charte des droits fonda-mentaux de l’Union européenne 74 relatif à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants.

Les faits de l’espèce appellent quelques mots. Entrée sur le territoire européen via un visa délivré par les autorités croates, la requérante déposait une demande d’asile en Slovénie. Par une application classique des critères de déter-mination de l’État responsable énoncés par le règlement Dublin III, l’État slovène demandait la prise en charge par la Croatie, demande qui était aussitôt acceptée. Compte tenu des risques liés à sa grossesse avancée, le transfert était toutefois suspendu 75. Après la naissance de son enfant, une décision de renvoi lui était immédiatement notifiée. Mais, atteinte de dépression post-partum et de tendances suicidaires, elle s’opposait, avec le père de l’enfant, au trans-fert. La Cour suprême de Slovénie confirmait pourtant la décision, faute de « défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs » s’y opposant 76.

Le raisonnement de la Cour constitutionnelle slovène fut tout autre. Considérant que le risque de traitement inhumain ou dégradant ne saurait se limiter à l’existence de défaillances systémiques 77, elle affirma – avec une cer-taine audace – que le caractère discrétionnaire de la clause prévue par l’article 17, § 1 du règlement 78 devait céder.

Les questions préjudicielles posées par la Cour suprême à la Cour de justice peuvent ainsi être résumées :

– le transfert peut-il constituer un traitement inhumain ou dégradant dès lors qu’il entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé du demandeur ?

– dans l’affirmative, l’État est-il tenu d’activer la clause discrétionnaire de l’article 17, § 1 afin d’examiner lui-même la demande d’asile ?

L’avocat général s’opposait à l’extension, à de nou-velles hypothèses, de la notion de traitement inhumain ou dégradant interdisant le transfert 79. Conforté par l’arrêt Abdullahi 80, il considérait que seules les défaillances

plaçait dans une situation irrégulière. Le Conseil d’État lui rétorquait que le « retrait de nationalité est, par lui-même, sans incidence sur le droit au séjour » 67. Remarquons déjà que l’absence d’incidence est en pratique à nuancer… C’est bien parce qu’elle n’est plus française que la requérante se retrouve en situation irrégulière sur le territoire français.

C’est toutefois sur la question de l’invocabilité que ce raisonnement classique nous paraît le plus domma-geable. La requérante invoquait l’illégalité du retrait de titre de séjour, moyen dont la haute juridiction constata rapidement l’inopérance. L’illégalité de cette décision est insusceptible de répercussions sur celle attaquée. En effet, elles sont prises en application de législations distinctes et indépendantes. Elles visent respectivement le séjour et la nationalité. Dès lors, l’illégalité de l’une ne saurait mettre en cause la régularité de l’autre. Pourtant, le lien existe. Le retrait de naturalisation est directement fondé sur l’absence de réunion des conditions exigées pour la naturalisation 68. Mais les contentieux sont strictement cloisonnés…

Ne sont donc pas recevables les moyens tirés de l’illé-galité du retrait de titre de séjour à l’appui d’un recours contre le retrait d’une naturalisation fondé sur l’absence de titre de séjour ! Il faut alors se tourner vers le juge pour obtenir l’annulation du retrait des titres de séjour avant de contester le retrait de nationalité… devant le même juge – tout cela, en situation irrégulière ! Difficile de dire que cette décision favorise le respect de l’exigence de délai raisonnable de procédure…

II. La protection du demandeur d’asile gravement malade face au transfert Dublin : laisser le temps s’écouler pour ne pas forcer à évoquer… 69

Alors que la Commission travaille sur la nécessaire rénovation de l’actuel système de détermination de l’État responsable de la demande d’asile 70 et un futur Dublin IV 71, le juge européen a dû se saisir, une nouvelle fois, de son rôle de « protecteur des droits des migrants dans l’ordre juridique de l’Union européenne » 72. La Cour de justice est

67. CE, ord., 31 août 2017, cons. 7.68. En vertu de l’art. 27-2 du Code civil.69. Par Manon Decaux.70. Règlement (UE) nº 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, dit règlement Dublin III.71. Document COM (2016) 270 final du 4 mai 2016, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant les critères et

mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

72. S. Guillaume, I. Omarjee, M. Benlolo Carabot, « Chronique de droit européen et comparé nº XXIX. Le droit d’asile, 60 ans après la Convention de Genève : perspectives européenne et comparées », Petites affiches, nº 134, 5 juillet 2012, p. 3.

73. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU.74. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée à Nice le 7 décembre 2000 et officiellement adoptée le 12 décembre 2007 au

sein du Traité de Lisbonne (ci-après Charte).75. En application de l’art. 29, § 1 du règlement Dublin II.76. Art. 3, § 2 du règlement Dublin III.77. En raison du considérant 32 du règlement Dublin III qui impose le respect par les États membres des articles 3 de la Convention EDH et 33, § 1

de la Convention de Genève.78. Qui prévoit la faculté pour tout État de procéder à l’examen d’une demande d’asile dont il n’est normalement pas responsable.79. Conclusions de l’avocat général Tanchev, 9 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 41 et suivants.80. CJUE, GC, 10 décembre 2013, Abdullahi, C-394/12 PPU, point 62.

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de l’état de santé qu’il entraînerait, constituer un risque de traitements inhumains ou dégradants sans que ceux-ci ne soient le fait d’une défaillance systémique 93.

S’inscrivant clairement dans la lignée du raisonne-ment engagé en matière de mandat d’arrêt européen 94, le juge de l’Union exige des autorités nationales qu’elles procèdent à un examen de la situation dès lors que des éléments relatifs à un risque de traitements inhumains et dégradants sont avancés par le demandeur. Au-delà des seules aggravations physiques susceptibles de résulter des circonstances matérielles du transfert, le pur impact psychologique doit donc être pris en compte dès lors qu’il pourrait s’avérer significatif et irrémédiable 95.

Si le risque est avéré, l’État devra prendre toutes les précautions possibles pour éliminer tout doute sérieux de traitements inhumains ou dégradants avant de procéder au transfert. En revanche, si les précautions sont insuf-fisantes pour lever tout doute, si les risques demeurent avérés, l’État est tenu de suspendre ce transfert jusqu’à ce que l’état de santé du demandeur le permette.

Contrairement à ce qui aurait pu être attendu, la clause discrétionnaire n’est finalement pas transformée en « obligation d’évocation » 96. La Cour reconnaît certes que

[…] s’il s’apercevait que l’état de santé du demandeur d’asile concerné ne devrait pas s’améliorer à court terme, ou que la suspension pendant une longue durée de la procédure risquerait d’aggraver l’état de l’intéressé, l’État membre requérant pourrait choisir d’examiner lui-même la demande de celui-ci en faisant usage de la « clause discrétionnaire » […] 97.

Mais – précise-t-elle immédiatement – cette clause ne saurait être interprétée « en ce sens qu’elle implique-rait l’obligation pour cet État membre d’en faire ainsi application » 98. Par un excès de prudence regrettable, la Cour se refuse à faire du pouvoir discrétionnaire des

systémiques devaient être retenues. Développées au sein du désormais célèbre arrêt N. S. 81 sous l’empire du règlement Dublin II 82, et depuis lors « codifiées » au sein de l’article 3, § 2 du règlement, elles seules seraient sus-ceptibles d’inter dire le transfert. Le principe de confiance mutuelle, « pierre angulaire de l’espace, de liberté, de sécurité et de justice » 83, s’il ne s’oppose pas à la recon-naissance de telles défaillances 84, interdirait donc toute extension à la situation personnelle du demandeur, qui impliquerait de facto la vérification systématique du res-pect des droits fondamentaux dans l’État responsable 85.

Cette appréciation ne pouvait être que contredite 86. L’affaire ne s’insère pas dans ce cadre de réflexion : la confiance mutuelle n’est ici nullement mise en jeu. C’est la situation personnelle de l’individu qui est au cœur de la question. Aucune « carence généralisée de l’État défen-deur » 87 n’est avancée, pas plus que l’absence de mise en place de soins médicaux d’urgence empêchant une prise en charge adéquate. C’est la mise en œuvre d’un transfert, en lui-même et indépendamment des États concernés, qui s’avérait problématique.

Le caractère absolu de l’article 4 de la Charte, alors rappelé par la Cour de justice 88, implique de s’assurer que le demandeur d’asile ne fera pas l’objet de traitements inhumains et dégradants dans l’application du règlement 89. Or, moins austère que son prédécesseur 90, Dublin III intègre en son sein le respect des droits fondamentaux et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 91. L’article 4 de la Charte doit dès lors être lu à la lumière de l’interprétation jurisprudentielle de l’article 3 de la Convention EDH. Force est alors de rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme venait d’affirmer qu’un traitement entraînant l’aggravation de la souffrance due à la maladie pouvait être considéré comme inhumain ou dégradant 92. Le transfert d’un demandeur d’asile peut donc, en raison de la détérioration significative et irrémédiable

81. CJUE, GC, 21 décembre 2011, N. S. et autres, C-411/10 et C-493/10 PPU.82. Règlement (CE) nº 343/2003 du 18 février 2003.83. Conclusions de l’avocat général Bot, 3 mars 2016, Aranyosi et Căldăraru, C-404/15 et C-659/15 PPU, EU:C:2016:140, point 4.84. Comme le rappelle H. Labayle dans « Escale à Canossa ? La protection des droits fondamentaux lors d’un transfert “Dublin” vue par la Cour de justice

(C. K. c. Slovénie, C-578/16 PPU) », 1er mars 2017, Actualités du GDR, Asile, en ligne : http://www.gdr-elsj.eu/2017/03/01/informations-generales/escale-a-canossa-la-protection-des-droits-fondamentaux-lors-dun-transfert-dublin-vue-par-la-cour-de-justice-c-k-c-slovenie-c-57816-ppu.

85. Ce qui contredirait CJUE, avis 2/13, Adhésion de l’Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fonda-mentales, 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 191.

86. Voir S. Barbou des Places, « Chronique Droit de l’asile et de l’immigration. La CJUE, le règlement Dublin et les droits fondamentaux », Revue trimestrielle de droit européen, 2017 p. 346.

87. H. Labayle, « Le droit européen de l’asile devant ses juges : précisions ou remise en question ? », Revue française de droit administratif, 2011, p. 273.88. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, point 59.89. Ibid., points 67 et 68.90. Comme le montrait déjà CJUE, 7 juin 2016, Ghezelbash, C-63/15.91. Cons. 9, 32 et 39 du règlement Dublin III.92. Cour EDH, GC, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, nº 41738/10.93. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, points 73 et 74.94. CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C404/15 et C659/15, points 88 et suivants.95. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, points 75 et 76.96. Conclusions de l’avocat général Trstenjak, 22 septembre 2011, N. S. et autres, point 2, telles que relevées par F. Benoît-Rohmer, « Chronique

Union européenne et droits fondamentaux. Champ d’application de la Charte, droit d’asile et protocole nº 30 relatif à l’application de la Charte au Royaume-Uni et à la Pologne », Revue trimestrielle de droit européen, 2012, p. 401.

97. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, point 88.98. Ibid.

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182 Manon Decaux, Guillaume Dujardin et David Vicomte

Et encore faut-il ne pas voir son état s’améliorer (ou pire, guérir) dans un délai de six mois !

C’est finalement une protection un peu décevante en comparaison de celle que la Cour avait – au moins théoriquement – la possibilité d’instituer. L’effort de per-sonnalisation à l’œuvre au sein d’un système pensé comme quasi automatique doit tout de même être reconnu. En espérant que cette légère inflexion dans la rigidité du méca-nisme influencera de nouvelles propositions de révision…

III. Les valeurs républicaines au secours d’un refus de titre de séjour « parent d’enfant français » 105

Les « valeurs républicaines » pénètrent le corps du droit des étrangers par tous ses pores – ou presque ! Naguère utilisées par le juge dans des affaires d’octroi de la nationalité 106, aujourd’hui reprises « en grande pompe » par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) dans le contrat d’intégration républicaine 107, et même surpassées pour l’octroi de la carte de résident 108, elles sembleraient même aptes à irriguer notre matière, sans que le texte n’ait besoin d’y faire expressément référence. C’est en ce sens qu’un jugement du tribunal administratif de Toulouse du 25 juillet 2017 109 pourrait être lu. Dans cette espèce, un ressortissant tunisien, suite à diverses OQTF non exécutées, s’est marié avec une Française en janvier 2016, et a eu avec elle un enfant, né 16 août 2016. Sur la base de cette naissance, il dépose une demande de carte de séjour « parent d’enfant français », rejetée par un arrêté en date du 14 octobre 2016. Quatre séries de moyens ont été articulés contre cet arrêté. Parmi eux, nous ne reviendrons pas sur ceux tirés de la violation de l’article 1-3 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), 8 de la Convention EDH, et L. 313-2 du CESEDA. En revanche, l’argumentation développée par le juge pour écarter la méconnaissance de l’article L. 313-11, 6° 110 du CESEDA est nettement plus intéressante.

États membres, une compétence liée 99. L’article 17, § 1 ne sera pas mobilisé pour protéger le demandeur d’asile. Cette décision présente au moins l’avantage de ménager la susceptibilité que l’on connaît aux États dans le cadre de l’accueil des demandeurs d’asile. Le caractère souverain de la faculté d’examiner une demande dont ils n’avaient normalement pas à connaître est préservé. C’est sur un tout autre fondement, plus procédural, que va être assurée la mise en échec du transfert constitutif d’un risque de traitement inhumain et dégradant.

La suspension s’opère en effet en vertu de l’article 29, § 1 du règlement Dublin III, tel que précisé par l’article 9, § 1 du règlement d’application 100 qui prévoit, au nombre des « circonstances matérielles » de nature à justifier un report, l’état de santé du demandeur. Ainsi, selon la Cour, si à l’échéance du délai de six mois visé à l’article 29, § 1, l’état de santé de la personne ne permet toujours pas de procéder à son transfert, alors la responsabilité de la prise en charge est transférée à l’État de séjour 101. Rien de révolutionnaire ici. Il s’agit d’une stricte application de l’article 29, § 2 du règlement qui prévoit expressément, au bout de six mois, ce transfert automatique de respon-sabilité. Remarquons qu’il faut donc, en principe, pour le « dubliné » malade, compter sur les aléatoires défaillances du système, alliées au passage du temps, pour espérer une issue favorable… Ici, en revanche, puisque l’interdiction absolue de traitement inhumain et dégradant est en jeu, l’État est tenu de laisser s’écouler le délai tant que le risque n’a pas disparu.

Prévu pour prendre en compte les inévitables diffi-cultés logistiques d’une opération de transfert, l’article 29, § 1 devient en substance, par une « nouvelle approche du règlement Dublin » 102, un instrument de protection du demandeur d’asile gravement malade contre le transfert. La Cour mobilise les dispositions procédurales du règlement pour assurer une protection juridictionnelle renforcée du demandeur d’asile particulièrement vulnérable 103 en raison de son état de santé 104… sous l’importante réserve que l’aggravation soit tant irrémédiable que significative.

99. Comme elle l’avait fait dans un arrêt : CJUE, GC, 14 novembre 2013, Puid, C-4/11.100. Règlement CE nº 1560/2003 de la Commission du 2 septembre 2003 tel que modifié par le règlement d’exécution (UE) nº 118/2014 de la Commission

du 30 janvier 2014.101. CJUE, 5e ch., 16 février 2017, C. K., H. F., A. S. c. Republika Slovenija, point 89.102. S. Barbou des Places, « Chronique Droit de l’asile et de l’immigration. La CJUE, le règlement Dublin et les droits fondamentaux ».103. Au-delà de la seule vulnérabilité liée à sa qualité de demandeur d’asile au sens de la Convention EDH : Cour EDH, 21 janvier 2011, MSS c. Belgique

et Grèce, nº 30696/09, § 233.104. Voir J. Pétin, « Petit à petit la vulnérabilité fait son nid… Quelques réflexions à propos de l’arrêt C.K. du 16 février 2017 », 19 mars 2017, Actualités

du GDR, Asile, en ligne : http://www.gdr-elsj.eu/2017/03/19/informations-generales/petit-a-petit-la-vulnerabilite-fait-son-nid-quelques-reflexions-a-propos-de-larret-c-k-du-16-fevrier-2017.

105. Par Guillaume Dujardin.106. CE, 2e et 7e SSR, 27 novembre 2013, nº 265587, JurisData, nº 2013-027213 ; La semaine juridique, édition administration et collectivités territoriales,

2013, act. 937, L. Erstein ; La semaine juridique, édition administration et collectivités territoriales, 2014, comm. 2083, G. Marti ; CAA Nantes, 2e ch., 23 juin 2009, nº 08NT03299 ; CAA Nantes, 2e ch., 28 décembre 2012, nº 11NT01694 ; CAA Nantes, 2e ch., 25 novembre 2011, nº 11NT00509.

107. Leur méconnaissance y est d’ailleurs devenue clairement sanctionnée, et ce en dépit d’une rédaction alambiquée de l’article L. 313-17 (introduit par la loi nº 2016-274 du 7 mars 2016).

108. L’article L. 314-2 du CESEDA renvoie à l’expression plus ombrageuse de « principes qui régissent la République française », pour apprécier l’intégration républicaine du demandeur.

109. TA Toulouse, 25 juillet 2017, nº 1605204.110. L’article 7 quater de l’accord franco-tunisien du 17 mars 1988 renvoyant à la législation française le soin de déterminer les conditions dans lesquelles

une carte de séjour temporaire est délivrée au parent d’un enfant français.

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Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017 183

d’adopter une éducation favorable à l’épanouissement de l’enfant, ou à tout le moins qui ne serait pas contraire aux valeurs républicaines.

Cette position est, pour le moins, audacieuse… Jusqu’ici, dans les rares hypothèses où les juges avaient eu recours formellement à l’article 371-1, ils n’en avaient tiré aucune conséquence 117.

Cette audace apparaît d’ailleurs critiquable, et ce pour au moins deux raisons.

Déjà, le juge toulousain ajoute une condition à la délivrance de ladite carte de séjour qui ne figure pas dans l’article L. 313-11 précité, et en cela semble ne pas tenir compte d’une réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel en 1997. Le juge de l’aile Montpensier avait en effet affirmé que

[…] doit être regardé comme subvenant effectivement aux besoins de son enfant le père ou la mère qui a pris les mesures nécessaires, compte tenu de ses ressources, pour assurer l’entretien de celui-ci ; toute autre interprétation méconnaîtrait le droit des intéressés à mener une vie familiale normale 118.

À la lecture de l’article du CESEDA, il apparaît pour-tant que le législateur n’a pas voulu entrer dans le débat de ce qu’est une « bonne éducation », ni même dans celui de savoir ce que celle-ci doit être pour permettre l’épanouisse-ment de l’enfant. Cela ne signifie pas que le droit ne devrait pas s’intéresser à ce type de question… Simplement, il le fait dans d’autres circonstances, et d’autres cadres légaux 119.

Ensuite, et dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, le juge toulousain s’aventure dans une interprétation somme toute « personnelle » de l’article 371-1 du Code civil. Ce dernier, non cité par l’article L. 313-11 précité, ne porte que sur la garde de l’enfant. Or, celle-ci, et la jurisprudence antérieure l’a opportunément rappelé 120, n’est pas une condition sine qua non à la délivrance de la carte de séjour « parent d’enfant français ». Que cette disposition soit citée pour écarter un moyen tiré de la violation de l’article 3-1 de la CIDE est une chose 121, qu’elle le soit dans le cadre de l’article L. 313-11 en est une autre…

En conclusion, il est malheureux que le juge toulou-sain se soit aventuré sur le terrain des valeurs républicaines – sans doute incité en cela par l’argumentaire du préfet.

Aux termes de cet article, une carte de séjour tempo-raire est délivrée au parent d’un enfant français mineur, à condition « qu’il établisse contribuer effectivement à l’entretien et à l’éducation de l’enfant dans les conditions prévues par l’article 371-2 du code civil » 111. Quant à lui, l’article 371-2 indique : « Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant ».

Le tribunal déduit de ces dispositions que, pour obtenir ladite carte de séjour, le demandeur doit

[…] établir la réalité de sa contribution financière à pro-portion des moyens dont il dispose compte tenu de ses ressources et de ses efforts ; […] il doit également justifier assurer son éducation et permettre son développement dans le respect dû à sa personne […] 112.

Or, autant la première partie de la déduction est parfaitement classique, et découle tant de l’article 371-2 du Code civil que de la jurisprudence des juridictions administratives 113, autant la seconde est assez novatrice. Elle l’est d’autant plus, qu’en l’espèce, elle apparaît avoir été déterminante. Il faut dire qu’en l’état de la jurispru-dence, les arguments du requérant pouvaient sembler convaincants. Certes, n’ayant pas de travail, il ne pouvait être regardé comme subvenant par ses ressources propres à l’entretien de l’enfant, mais ce constat se trouvait contre-balancer par sa présence, aux côtés de sa fille depuis la naissance de cette dernière. Un tribunal administratif avait en ce sens jugé que la carte de séjour doit être délivrée à la mère d’un enfant français qui n’a pas d’activité salariée mais qui s’occupe de son fils depuis sa naissance 114. Il en va de même s’agissant d’un étranger qui, bien que sans emploi, contribue, par sa présence au quotidien auprès de l’enfant, à son éducation et son entretien 115.

Mais, un fait permet au juge toulousain de distinguer cette affaire des deux précitées : « […] il ressort des pièces du dossier que le couple a adopté une pratique religieuse de l’islam salafiste et radicalisée incompatible avec les valeurs de la République » 116. Le mot est donc lancé. À côté du critère de l’entretien de l’enfant, pris au sens de l’article 371-2 du Code civil, il en existe un autre, qui décou-lerait de l’article 371-1 du même code, et qui imposerait

111. Nous soulignons.112. TA Toulouse, 25 juillet 2017, cons. 4.113. Par exemple, ne peut être considéré comme subvenant aux besoins de sa fille l’étranger qui ne verse pas régulièrement la pension alimentaire due

et qui n’a pas maintenu avec sa fille des relations suivies (CE, 9 septembre 1996, Ministre de l’Intérieur c. M. Dogansoy, nº 147920).114. TA Limoges, 20 mars 2008, nº 0700318.115. CAA Lyon, 11 décembre 2008, nº 08LY01167.116. TA Toulouse, 25 juillet 2017, cons. 5.117. Dans un cas, la référence était clairement surabondante (CAA Lyon, 12 février 2015, nº 14LY02373), dans l’autre, elle était directement due à

l’argumentaire du requérant, le juge d’appel rappelant à cette occasion que l’exercice de l’autorité parentale n’est pas une condition de l’attribution de cette carte de séjour (CAA Versailles, 20 octobre 2015, nº 15VE01470).

118. CC, déc. nº 97-389 DC du 22 avril 1997, Revue française de droit constitutionnel, 1997, p. 571, note O. Lecucq ; La semaine juridique, édition générale, 1997, II, 22890, note J.-C. Zarka ; Petites affiches, 17 octobre 1997, note B. Mathieu ; Petites affiches, 27 juin 1997, obs. G. Pélissier ; L’actualité juridique. Droit administratif, 1997, p. 524, obs. F. Julien-Laferrière ; Revue du droit public, 1997, p. 931, note F. Luchaire.

119. Il appartiendra ainsi au juge aux affaires familiales de prendre en compte l’intérêt de l’enfant, lorsqu’il statue sur l’autorité parentale (art. 371-1 du Code civil).

120. CAA Versailles, 20 octobre 2015, nº 15VE01470.121. En ce sens, voir CAA Bordeaux, 31 décembre 2012, nº 12BX00933.

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184 Manon Decaux, Guillaume Dujardin et David Vicomte

En l’espèce, M. B, ressortissant du Kosovo, s’est vu assigné à résidence par le préfet de Saône-et-Loire pour une durée de quarante-cinq jours à compter du 1er février 2017 avec obligation de se présenter quotidiennement à la gendar-merie de Cuisery, compétente du point de vue territorial. N’ayant pas le permis de conduire, c’est sa conjointe qui le conduit quotidiennement, ce qui fait peser sur eux une contrainte particulièrement importante étant parents de six enfants scolarisés, d’autant plus qu’une brigade de gendarmerie plus proche de leur lieu d’habitation que celle choisie par le préfet existe, située à Louhans. C’est sur ce point que M. B a saisi le tribunal administratif de Dijon, alléguant que rien ne justifie le fait de devoir se rendre au sein d’une brigade aussi éloignée de son domicile alors qu’il en existe une plus proche. La juridiction de première instance lui a donné raison estimant que le préfet avait commis une erreur d’appréciation, et a annulé l’arrêté prévoyant l’assignation à résidence, suivie en ce sens par la cour administrative d’appel de Lyon. Si les faits semblent anodins, tout l’intérêt de cette décision de justice réside dans le considérant 4 de l’arrêt de la cour d’appel de Lyon :

Considérant qu’il résulte de ces dispositions que le péri-mètre à l’intérieur duquel l’étranger assigné à résidence est autorisé à circuler, ainsi que la fréquence de sa présen-tation au service désigné par le préfet, sont indivisibles du principe même de l’assignation à résidence, compte tenu notamment de la finalité d’une telle mesure […].

Tout est dit ! La juridiction d’appel estime que la décision d’assignation à résidence et ses modalités d’appli-cation sont indissociables. Dès lors, l’irrégularité de l’un entache la validité de l’autre. Cette solution semble somme toute logique si l’on s’en tient à l’esprit du texte 130, c’est d’ailleurs l’avis de la doctrine en la matière 131. Ce n’est pourtant pas l’avis de la cour administrative d’appel de Douai qui, dans une affaire similaire cinq mois plus tôt, a rendu une décision contraire 132. Les juges en l’espèce avaient estimé que les obligations auxquelles peuvent être soumis les individus dans le cadre de l’assignation à résidence sont rigoureusement distinctes de celle-ci 133. Deux juridictions, deux décisions. Si la dernière citée semble plus rigoureuse d’un point de vue conceptuel, la

Si l’office de ces dernières s’étend de plus en plus ces dernières années, il est dommage qu’elles le soient au prix d’une torsion des textes. Il est arrivé pourtant que des juges s’en saisissent, sans qu’un fondement textuel l’y invite expressément. C’est l’exemple traditionnel de la jurisprudence sur l’octroi de la nationalité 122. Elles ont également pu servir à une cour d’appel pour transférer l’hébergement de deux enfants au domicile de leur père au motif notamment qu’ils ne sont pas placés chez leur mère dans un environnement respectueux des valeurs républi-caines 123. Mais, dans ces deux hypothèses, au minimum, le raisonnement suivi était solide 124. Mais, au final, une question subsiste : ne serait-il pas temps pour le législa-teur de faire cesser les hésitations terminologiques 125, et d’attribuer aux valeurs républicaines une place clairement identifiée en droit des étrangers ?

IV. L’assignation à résidence : quand l’étranger se retrouve (encore) dans une situation particulière… 126

L’assignation à résidence est sans doute, parmi les méca-nismes d’alternative à l’emprisonnement, celui qui suscite le plus de débats ces deux dernières années. Depuis l’atten-tat du Bataclan le 13 novembre 2015 et la mise en place de l’état d’urgence 127 dans la foulée, les passions n’ont cessé de se déchaîner sur la pertinence et l’efficacité dudit système. Or, comme souvent, si la volonté première est bien de lutter contre le terrorisme, c’est un autre domaine, bien plus vaste, qui cristallise les tensions : le droit des étrangers.

Il est prévu, dans le cadre du droit des étrangers, par le CESEDA à l’article L. 561-2, que « l’autorité administrative peut prendre une décision d’assignation à résidence à l’égard de l’étranger qui ne peut quitter immédiatement le territoire français mais dont l’éloignement demeure une perspective raisonnable […] ». Il est possible d’adjoindre à cette assignation diverses obligations ayant vocation à assurer un suivi de l’étranger visé par le mécanisme 128. C’est sur ce point qu’a eu à se prononcer la cour adminis-trative d’appel de Lyon par un arrêt du 13 juillet 2017 129.

122. Citée plus haut.123. CA Versailles, 26 novembre 2015, nº 14/07797.124. En matière de rejet de naturalisation, le non-respect des valeurs républicaines démontre un défaut d’assimilation à la société française ; tandis

que s’agissant de la résidence d’un enfant, elles rentraient en concordance avec l’intérêt supérieur de l’enfant.125. Entre « valeurs de la république », et « principes qui régissent la république française » ; voir supra.126. Par David Vicomte.127. L’état d’urgence a pris fin le 1er novembre 2017.128. Art. L. 561-1, al. 3 du CESEDA : possibilité, entre autres, de prévoir une présentation périodique au sein des services de gendarmerie les plus

proches de son lieu de résidence.129. CAA Lyon, 13 juillet 2017, nº 17LY00835 ; arrêt qui fait suite à TA Dijon, 6 février 2017, nº 1700283.130. Voir C. Pouly, « Étrangers : contentieux de l’obligation de quitter le territoire français », Répertoire de contentieux administratif, nº 234 et 237,

octobre 2017. Il retient la solution de la CAA de Lyon, plus proche de l’esprit du texte selon lui ; de même, il précise que le juge effectue un contrôle normal (proportionnalité de la décision).

131. Voir M. Le Guerroué, « Assignation à résidence : du choix approprié de la brigade à laquelle l’étranger doit se présenter périodiquement », Hebdo édition publique, nº 472, 14 septembre 2017.

132. CAA Douai, 28 février 2017, nº 16DA01235.133. Ibid., cons. 2 : « Considérant, d’une part, que si l’obligation de présentation à laquelle un étranger est susceptible d’être astreint sur le fondement

de l’article R. 561-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile concourt à la mise en œuvre de la décision l’assignant à résidence, elle a toutefois le caractère d’une décision distincte de l’assignation à résidence prise à son encontre […] ».

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Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017 185

nable de retour vers le pays d’origine, l’assignation peut ici être prononcée pour une durée de six mois renouvelable. Or, l’article L. 561-1 du CESEDA ne prévoyait pas, au moment où le Conseil s’est exprimé sur le sujet, de durée maximale d’application pour l’assignation à résidence dans sa rédaction issue de la loi nº 2016-274 du 7 mars 2016. Plus précisément, la loi ne prévoyait pas d’obligation pour l’administration, passé un certain délai, de devoir justifier de circonstances particulières nécessitant un maintien de la mesure d’assignation. Les sages de Montpensier ont assez logiquement déclaré cette disposition 135 contraire à l’article 66 de la Constitution, reportant au 30 juin 2018 l’abrogation des dispositions litigieuses. Le législateur n’a pas attendu longtemps avant de modifier le droit positif 136 et ainsi coller au cadre fixé par le Conseil.

première semble nettement plus en faveur de l’étranger. Il est indéniablement nécessaire que le Conseil d’État intervienne en la matière afin de trancher en faveur de l’une ou l’autre des interprétations proposées par les juges du fond, celles-ci ayant des effets radicalement opposées sur les droits des individus.

Outre ce couac conceptuel, l’assignation à résidence a également fait parler d’elle dans une autre affaire au cours de l’année passée. Le Conseil constitutionnel a en effet été amené, via le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, à se prononcer sur la durée durant laquelle l’étranger faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion pouvait être assigné à résidence dans la mesure où il se trouve dans l’incapacité de regagner son pays d’origine 134. Contrairement au cas où il existe une perspective raison-

134. CC, déc. nº 2017-674 QPC du 1er décembre 2017, M. Kamel D. ; voir C. Saas, « L’assignation à résidence à durée illimitée, entre deux eaux », Hebdo édition publique, nº 484, 14 décembre 2017. Voir également CE, 20 septembre 2017, nº 411774, concl. X. Domino.

135. Ibid., § 10.136. Loi nº 2018-187 du 20 mars 2018, publiée au Journal officiel, nº 0067, 21 mars 2018 ; voir CC, déc. nº 2018-762 DC du 15 mars 2018, Loi permettant

une bonne application du régime d’asile européen. Voir, entre autres, C. Pouly, « Validation par le Conseil Constitutionnel de la loi permettant une bonne application du régime d’asile européen », Constitutions, 2018, p. 132-136 ; J.-M. Pastor, « Assignation à résidence et rétention administrative des dublinés », Dalloz actualité, 20 mars 2018, p. 20.

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CRDF, nº 16, 2018, p. 187 - 196

Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017Jean-Manuel LARRALDEProfesseur de droit public à l’université de Caen Normandie

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Si la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas rendu en 2014-2015 de jurisprudence spectaculaire ou totalement inattendue concernant les prisons et les droits des personnes privées de leur liberté, elle a néanmoins continué à approfondir les thématiques posées par l’arrêt Kudla c. Pologne du 26 octobre 2000, qui impose aux États « de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine », ce qui implique que « eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier [doivent être] assurés de manière adéquate » 1. De nouveaux arrêts renvoient à des conten-tieux conventionnels variés, qui relèvent essentiellement de la prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme), mais concernent aussi le droit à la vie (article 2), la protection du droit à la vie privée et familiale (article 8), le droit au recours (article 13), ou encore le droit à la sûreté (article 5)…

L’abondante jurisprudence strasbourgeoise a permis d’apporter d’importantes précisions sur les méthodes

retenues par la Cour dans le cadre de la lutte contre les mauvaises conditions de détention (I). Mais on retrouve aussi les fortes exigences strasbourgeoises en matière de protection de la santé des détenus et de la qualité des soins en détention (II), ainsi qu’une volonté ferme de lutter contre les violences en prison (III). Outil indispensable à la lutte contre la désocialisation des personnes privées de leur liberté, le respect de la vie privée et familiale ainsi que la garantie des relations avec l’extérieur font également l’objet d’une vigilance particulière des juges strasbourgeois (IV). Ces derniers n’oublient pas davan-tage que les détenus sont aussi des requérants, qui doivent pouvoir accéder à des recours effectifs afin de protéger leurs droits (V).

I. La lutte contre les mauvaises conditions de détention

Le contrôle de la dignité des conditions de détention constitue un axe fort de la jurisprudence strasbourgeoise

I. La lutte contre les mauvaises conditions de détention

II. La protection de la santé et de la qualité des soins

III. Le contrôle des violences en détention

IV. Le respect de la vie privée et familiale et des relations avec l’extérieur

V. L’existence de voies de recours effectives

1. Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, nº 30210/96, § 94.

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depuis le début de la décennie 2000. À cet égard, 2016 a permis la clarification des méthodes employées par la Cour dans les situations de détention indignes, notam-ment générées par le surpeuplement carcéral, grâce aux salutaires précisions apportées par la grande chambre dans son arrêt du 20 octobre 2016, Muršić c. Croatie. Tout en refusant de donner

[…] une fois pour toutes la mesure chiffrée de l’espace personnel qui doit être octroyé à un détenu pour que ses conditions de détention puissent être jugées compatibles avec la Convention au regard de l’article 3 2.

La Cour confirme toutefois

[…] que l’exigence de 3 m² de surface au sol par détenu en cellule collective doit demeurer la norme minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention 3.

En conséquence, lorsque la surface au sol disponible s’avère inférieure à 3 m², ce manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3. La grande chambre précise toutefois que, dans de tels cas, il est possible que la violation de l’article 3 de la Convention ne soit pas reconnue, car il existe des « facteurs suscep-tibles de compenser le manque d’espace personnel » 4. Le renversement de la présomption (qui n’est toutefois possible que pour des situations « courtes, occasionnelles et mineures » 5) est effectué par les juges européens si la détention s’est accompagnée d’une liberté de circulation suffisante dans les parties communes et d’activités hors cellule adéquates et si le détenu est incarcéré dans un éta-blissement offrant des conditions de détention décentes 6. Par ailleurs, lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², la violation de l’article 3 pourra être retenue

[…] si le manque d’espace s’accompagne d’autres mau-vaises conditions matérielles de détention, notamment d’un défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les locaux,

d’une absence d’intimité aux toilettes ou de mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques 7.

Enfin, lorsque le détenu dispose de plus de 4 m2 d’espace personnel, il ne s’agit plus aux yeux de la Cour d’une situa-tion de surpopulation carcérale. La violation de l’article 3 pourra toutefois être toujours retenue si les conditions matérielles de détention sont dégradées 8.

La Cour de Strasbourg a eu depuis lors l’occasion de faire régulièrement application de cette jurisprudence de principe. Ainsi, dans l’arrêt Sklyar c. Russie du 18 juillet 2017, elle conclut à une violation de l’article 3 de la Convention, en relevant des conditions sanitaires inadéquates en cellule, mais surtout en condamnant le manque d’espace personnel disponible pour chaque détenu (inférieur à 2 m2), insuffisant et entraînant un manque d’intimité, enduré qui plus est pendant une période prolongée 9. De même, dans l’arrêt Sylla et Nollomont c. Belgique du 16 mai 2017, la Cour relève que le premier requérant disposait certes d’un espace théo-rique au sol de 3 m², mais dans le calcul duquel il convenait d’inclure l’espace occupé par les meubles pour déterminer l’espace personnel effectif 10. Le requérant possédait donc en pratique un espace personnel inférieur à 3 m2, constituant donc une forte présomption de violation de l’article 3, vio-lation confirmée par les mauvaises conditions de détention (en l’espèce, un accès à la cour de promenade limité à une heure par jour, aucune autre activité hors cellule n’étant prévue, une possibilité de se doucher restreinte à deux fois par semaine, un accès à la seule eau froide en raison de pannes, des vêtements, draps et serviettes changés seule-ment toutes les trois semaines). Quant à M. Nollomont, si celui-ci a pu bénéficier d’un espace cellulaire personnel de 4,4 m2, sa détention a également constitué un traitement inhumain et dégradant,

[…] du fait de la combinaison d’un régime pauvre en activités extérieures à la cellule, et au sein de la cellule, de l’exposition au tabagisme passif ainsi que du manque d’intimité dans l’usage des toilettes 11.

À l’inverse, dans son arrêt Radzhab Magomedov c. Russie du 15 décembre 2016, les juges passent en revue les conditions matérielles de détention : les conditions

2. Cour EDH, 20 octobre 2016, Muršić c. Croatie, nº 7334/13, § 103.3. Ibid., § 110.4. Ibid., § 119 sq.5. Ibid., § 130 et 138.6. Ibid.7. Ibid., § 139 ; voir aussi § 106. La liste n’étant pas limitative, puisque la Cour vérifie également l’équipement des cours de promenade (offrant la

possibilité réelle de se dépenser physiquement et aménagées de façon à permettre le repos et pourvues d’un abri protégeant contre les intempéries), le degré de vétusté des locaux, la présence de nuisibles et / ou de parasites, la cohabitation avec des codétenus atteints de maladies contagieuses, la qualité et la quantité de la nourriture…

8. L’arrêt Muršić ne lève toutefois pas l’ensemble des difficultés. Comme le rappellent en effet les juges Sajó, López Guerra et Wojtyczek dans leur opinion partiellement dissidente (§ 5), plusieurs organes internationaux ont traité différemment la question de l’espace personnel en prison : le Comité international de la Croix-Rouge recommande ainsi un minimum de 5,4 m² par détenu en cellule individuelle et 3,4 m² en cellule collective. Le Comité européen pour la prévention de la torture a quant à lui retenu 6 m² d’espace personnel en cellule individuelle et 4 m² par détenu en cellule collective. Ceci aboutit à la reconnaissance d’un double standard du Conseil de l’Europe, qui est de nature à fragiliser la portée des travaux des différents organes strasbourgeois en la matière (voir sur ce point l’opinion partiellement dissidente du juge Pinto de Albuquerque).

9. Cour EDH, 18 juillet 2017, Sklyar c. Russie, nº 45498/11. Pour un raisonnement semblable, voir Cour EDH, 21 juin 2016, G. c. Russie, nº 42526/07 ; 5 octobre 2017, Ābele c. Lettonie, nº 60429/12 et 72760/12.

10. Cour EDH, 16 mai 2017, Sylla et Nollomont c. Belgique, nº 37768/13 et 36467/14, § 26 sq.11. Ibid., § 41. Pour un raisonnement semblable, voir, inter alia, Cour EDH, 3 octobre 2017, Alexandru Enache c. Roumanie, nº 16986/12.

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sanitaires et d’hygiène sont jugées certes non irrépro-chables, mais appropriées (un mur de brique séparant les toilettes du reste de la cellule, de l’eau froide dis-ponible, un accès quotidien aux douches, des draps changés chaque semaine…). Le requérant pouvait en outre accéder à une heure de promenade quotidienne. Même si le gouvernement n’a pas contesté la présence de punaises de lit et des températures froides dans les cellules 12, la Cour considère que de telles conditions de détention, certes loin d’être idéales, n’atteignent pas le degré de sévérité nécessaire pour caractériser une vio-lation de l’article 3. De même, la possibilité de passer un très long temps hors de la cellule permet à l’État d’éviter une violation de l’article 3 de la Convention, comme le montre notamment l’arrêt Peňaranda Soto c. Malte du 19 décembre 2017. Alors que les requérants dénonçaient un certain nombre d’éléments dégradés dans l’établisse-ment (selon eux infesté de rats et de cafards, fournissant une nourriture et des vêtements peu adéquats, présentant de l’amiante dans les cellules – résidus de poussière cal-caire selon le gouvernement – et tolérant le tabagisme passif), la Cour refuse de condamner l’État, en mettant en avant que l’intéressé avait été détenu dans une cellule individuelle, déverrouillée jusqu’à dix heures par jour, permettant donc de circuler librement dans les parties communes et d’accéder aux cours de promenade 13.

Ce contrôle global des conditions de détention a été complété par des exigences plus précises posées par la Cour, afin de répondre aux besoins de certaines catégories de personnes privées de leur liberté. Ainsi en est-il de l’arrêt Korneykova et Korneykov c. Ukraine du 24 mars 2016, qui concerne une détenue et son bébé maintenus pendant plus de six mois dans de mauvaises conditions dans un centre de détention provisoire. Sur la base des photographies (fournies par le gouvernement), la Cour relève que si les intéressées ont pu séjourner dans une cellule lumineuse et en bon état, celle-ci ne possédait qu’un accès à l’eau froide de manière intermittente et pas d’eau chaude, et que l’insuffisance quantitative et qualitative de la nourriture sont corroborées par les déclarations de plusieurs autres détenues (la mère de la requérante ayant dû envoyer de nombreux colis de denrées alimentaires). Enfin, les pro-menades en plein air étaient insuffisantes 14. Pour la Cour,

[…] l’effet cumulé de la malnutrition d’une mère allaitante, de conditions sanitaires et hygiéniques inadéquates pour la mère et son bébé, et de l’insuffisance des promenades en plein air, a dû être d’une intensité propre à engendrer

une souffrance physique et une angoisse s’analysant en un traitement inhumain et dégradant pour la mère et l’enfant 15

à l’origine d’une violation de l’article 3.Dans tous les cas, les dénonciations des mauvaises

conditions de détention doivent reposer sur des preuves personnalisées, comme le souligne notamment l’arrêt Podeschi c. San-Marin du 13 avril 2017 dans lequel l’inté-ressé, qui dénonçait notamment l’impossibilité d’accéder à des équipements sanitaires adéquats, ne parvient pas à convaincre la Cour d’une violation de l’article 3. Les juges strasbourgeois rappellent en effet qu’ils attendent des requérants

[…] dans de telles situations qu’ils soumettent des infor-mations détaillées et consistantes des faits dénoncés et qu’ils produisent, dans la mesure du possible, des preuves de leurs plaintes 16

ce qui n’était pas le cas en l’espèce (les indications du requérant ayant par ailleurs été systématiquement réfutées par le gouvernement).

II. La protection de la santé et de la qualité des soins

Le fondateur arrêt Kudla (précité) fait peser sur les auto-rités pénitentiaires une prise en charge « adéquate » de la santé des personnes incarcérées 17. Depuis une quinzaine d’années, la Cour s’est attachée à définir le contenu de cette obligation de soins, s’appliquant à toutes les pathologies et à tous les types de détenus et régimes de détention :

[…] l’exigence consistant à garantir la santé et le bien-être des détenus [s’incarne en] une obligation pour l’État de fournir à ces derniers les soins médicaux requis par leur état de santé 18.

Comme le rappelle l’arrêt Wenner c. Allemagne du 1er septembre 2016, la Cour cherche à faire respecter un principe d’équivalence des soins, qui doit garantir aux déte-nus un traitement médical dispensé dans des conditions comparables à celles dont bénéficie la population en milieu libre 19, tout en rappelant que les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation concernant le choix des soins à prodiguer aux détenus présentant des pathologies 20. Cette marge d’appréciation renvoie notamment au lieu des soins, qui peuvent parfaitement être prodigués en prison, si l’état de santé du malade n’est pas incompatible avec la poursuite de son incarcération 21, étant entendu que, lorsque

12. Cour EDH, 15 décembre 2016, Radzhab Magomedov c. Russie, nº 20933/08, § 53.13. Cour EDH, 19 décembre 2017, Peňaranda Soto c. Malte, nº 16680/14, § 75 sq.14. Cour EDH, 24 mars 2016, Korneykova et Korneykov c. Ukraine, nº 56660/12, § 136 sq.15. Ibid., § 147.16. Cour EDH, 13 avril 2017, Podeschi c. San-Marin, nº 66357/14, § 112.17. Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, § 94.18. Cour EDH, 9 mai 2017, Eriomenco c. République de Moldova et Russie, nº 42224/11, § 53.19. Cour EDH, 1er septembre 2016, Wenner c. Allemagne, nº 62303/13, § 66.20. Ibid., § 58.21. Cour EDH, 18 février 2016, Rywin c. Pologne, nº 6091/06. Voir également Cour EDH, 2 mai 2017, Golubar c. Croatie, nº 21951/15 ; 7 septembre 2017,

Mirzashvili c. Géorgie, nº 26657/07.

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190 Jean-Manuel Larralde

Au-delà de ces principes généraux, les juges strasbour-geois ont formulé des exigences médicales et sanitaires renforcées pour protéger les détenus les plus vulnérables. Ainsi, l’arrêt Korneykov et Korneykova (précité), qui insiste sur la particulière vulnérabilité des enfants déte-nus avec leur mère (et notamment des nouveau-nés), exige la surveillance étroite d’un spécialiste 38. Cet arrêt rappelle également que le fait d’attacher une femme (qui ne manifestait aucune agressivité, ni velléité d’évasion) pendant la phase des contractions et immédiatement après son accouchement s’analyse en un traitement inhumain et dégradant 39. L’arrêt Ābele c. Lettonie du 5 octobre 2017 relève également la particulière vulnérabilité des personnes sourdes qui, faute de disposer d’un appareil auditif performant, ne peuvent participer à des activi-tés individuelles ou collectives pendant leur détention, générant un sentiment d’« isolement social » constitutif d’une violation de l’article 3 40. Concernant la situation spécifique des détenus souffrant de troubles mentaux, la position de la Cour semble aujourd’hui claire : les autorités pénitentiaires doivent adopter à leur égard « une vigilance accrue », qui passe par un placement dans un établissement psychiatrique adapté ou dans une maison pénitentiaire dotée d’un pavillon psychiatrique spécialisé, sous peine de générer des situations de stress et d’angoisse, constitutives d’un traitement inhumain et dégradant 41. Cette question est également au cœur de l’arrêt pilote W. D. c. Belgique du 6 septembre 2016, dans lequel la Cour retient une violation de l’article 5, § 1 de la Convention motivée par le constat général de l’inadaptation des annexes psychiatriques des prisons pour soigner les détenus condamnés déclarés pénalement irresponsables de leurs actes et souffrant de pathologies mentales graves. L’État belge est en consé-quence invité à agir dans un délai de deux ans

le processus vital du détenu est engagé, il doit normalement pouvoir bénéficier d’une mesure d’élargissement, afin de vivre ses « derniers jours dans la dignité » 22. Qu’ils soient prodigués en détention ou dans un établissement civil 23, les soins doivent toujours s’inscrire « dans une stratégie thérapeutique d’ensemble visant à traiter adéquatement les problèmes de santé » comme le rappelle notamment l’arrêt Yunusova et Yunusov c. Azerbaïdjan du 2 juin 2016 24. Les détenus qui le nécessitent doivent donc pouvoir bénéficier de soins psychologiques ou psychiatriques 25, d’une angio-graphie coronarienne rapide 26, d’une chimiothérapie 27, de soins dentaires 28, de radiographies après une agression subie en détention 29, d’un traitement rétroviral pour un détenu séropositif 30, de soins médicaux spécifiques pour un mineur de douze ans atteint de troubles mentaux et neurocomportementaux 31, ou encore d’un traitement antituberculeux efficace 32… Mais le respect de la santé en détention exige aussi que l’État fournisse un matelas ferme et un fauteuil roulant à une personne souffrant de graves problèmes neurologiques et orthopédiques 33, un régime alimentaire adapté à des problèmes dentaires 34, ou encore une canne 35. Il convient néanmoins de souligner que toute dégradation de la santé en prison n’entraîne pas ipso facto la condamnation de l’État pour violation de l’article 3, comme le montre l’arrêt Cătălin Eugen Micu c. Roumanie du 5 juin 2016 : souffrant d’une hépatite C, l’intéressé n’a pas apporté la preuve d’une contamination en prison. Par ailleurs, dès le diagnostic posé, il a pu recevoir l’assistance d’un médecin spécialiste et bénéficier des soins appropriés 36. Enfin, tout défaut de soins entraînant un décès en détention nécessite de diligenter une enquête officielle et effective, qui soit de nature à permettre d’établir les causes de la mort, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition 37.

22. Cour EDH, 28 novembre 2017, Dorneanu c. Roumanie, nº 55089/13, § 97.23. La Cour étant particulièrement attentive au nombre et à la qualité des transferts entre le lieu de détention et l’établissement hospitalier, qui

peuvent eux aussi générer une violation de l’article 3 s’ils sont trop nombreux et / ou s’effectuent dans des conditions de confort insatisfaisantes. Voir, inter alia, Cour EDH, 10 mai 2016, Topekhin c. Russie, nº 78774/13 ; 13 octobre 2016, Konovalchuk c. Ukraine, nº 31928/15.

24. Cour EDH, 2 juin 2016, Yunusova et Yunusov c. Azerbaïdjan, nº 59620/14, § 142 ; affaire qui présente une particularité procédurale, puisque les requérants (deux défenseurs des droits de l’homme et activistes réputés de la société civile) avaient obtenu de la Cour européenne des mesures provisoires (sur la base de l’article 39 du règlement) tendant à ce qu’on leur administre des soins adéquats en prison. Mesures provisoires non suivies d’effet comme le montre l’arrêt du 2 juin 2016. Dans le même sens, voir Cour EDH, 20 septembre 2016, Kondrulin c. Russie, nº 12987/15, concernant un requérant décédé d’un cancer en détention, faute de soins suffisants, malgré les mesures provisoires de la Cour demandant instamment à l’État de prodiguer des soins adéquats à l’intéressé.

25. Cour EDH, GC, 26 avril 2016, Murray c. Pays-Bas, nº 10511/10.26. Cour EDH, 22 mars 2016, Kolesnikovich c. Russie, nº 44694/13.27. Cour EDH, 1er mars 2016, Andrey Lavrov c. Russie, nº 66252/14.28. Cour EDH, 30 mai 2017, Apcov c. République de Moldavie et Russie, nº 13463/07.29. Cour EDH, 29 juin 2017, Dimcho Dimov c. Bulgarie (nº 2), nº 77248/12.30. Cour EDH, 12 janvier 2016, Khayletdinov c. Russie, nº 2763/13.31. Cour EDH, GC, 3 mars 2016, Blokhin c. Russie, nº 47152/06.32. Cour EDH, 24 mai 2016, Makshakov c. Russie, nº 52526/07.33. Cour EDH, 21 mars 2017, Bujak c. Pologne, nº 686/12.34. Cour EDH, 2 février 2016, Drăgan c. Roumanie, nº 65158/09.35. Cour EDH, 9 juin 2016, Mekras c. Grèce, nº 12863/14.36. Cour EDH, 5 juin 2016, Cătălin Eugen Micu c. Roumanie, nº 55104/13. Pour d’autres refus de reconnaître une violation de l’article 3, voir Cour EDH,

21 juin 2016, Vasenin c. Russie, nº 48023/06 ; 17 janvier 2017, Gengoux c. Belgique, nº 76512/11 ; 4 décembre 2017, Kitiashvili c. Géorgie, nº 37747/08.37. Voir, inter alia, Cour EDH, 14 février 2017, Karakhanyan c. Russie, nº 24421/11.38. Cour EDH, 24 mars 2016, Korneykova et Korneykov c. Ukraine, § 152.39. Ibid., § 112 sq.40. Cour EDH, 5 octobre 2017, Ābele c. Lettonie, § 69 et 70.41. Cour EDH, 9 janvier 2018, Kadusic c. Suisse, nº 43977/13. Sur cette question, voir également Cour EDH, 1er juin 2017, Rooman c. Belgique, nº 18052/11.

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Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017 191

être qualifiées de torture comme le montre l’arrêt Cirino et Renne c. Italie du 26 octobre 2017 49 : soumis, afin de les punir, à des violences physiques, répétées à toute heure du jour ou de la nuit pendant plusieurs jours d’affilée, les requérants ont dû également subir des privations matérielles extrêmes (rationnement d’eau et de nour-riture, absence de sanitaires, de literie et de chauffage appropriés) et une humiliation supplémentaire causée par l’obligation de rester nus pendant plusieurs jours. Bien évidemment, l’utilisation de la force à l’encontre des détenus ne doit jamais conduire au décès de ceux-ci. Ainsi une mesure de compression effectuée par des gardiens se croyant menacés, et qui conduit à la mort d’un détenu souffrant de troubles psychiatriques, constitue une violation de l’article 2 de la Convention (arrêt Tekın et Arslan c. Belgique du 5 septembre 2017). Ce même arrêt permet à la Cour de rappeler qu’il est nécessaire que les agents pénitentiaires disposent d’instructions claires et adéquates relatives aux techniques manuelles de maîtrise de détenus 50.

Par ailleurs, lorsqu’une personne se trouvant entre les mains d’agents de l’État invoque des allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 (ou à l’article 2 lorsque ces mauvais traitements ont occasionné un décès), les autorités doivent aussitôt diligenter une enquête approfondie, effective et adéquate, c’est-à-dire apte à conduire l’établissement des faits, permettre de vérifier si le recours à la force était justifié en l’espèce, identifier et – le cas échéant – sanctionner le ou les coupables En outre, une indemnité doit être accordée à la victime de ces sévices, ou tout du moins celle-ci doit avoir la possibilité de solliciter et d’obtenir une réparation suffisante pour le préjudice causé (Milić et Nikezić c. Monténégro). Par ailleurs, les agents inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements doivent être suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et démis en cas de condamnation (Azzolina et autres c. Italie). Ainsi ne respecte pas les exigences procédurales une enquête diligentée après des mauvais traitements infligés par des gardiens, sans approfondir les différentes versions, ni contester la version des gardiens qui justifiaient l’usage de la force par un refus d’obtempérer du requérant 51. Manque également d’effectivité une enquête sur des mauvais traitements allégués ne reposant que sur une vidéo de six minutes, alors que le détenu avait pu prouver que la fouille contestée avait duré trente minutes 52, ou encore une enquête n’ayant abouti à entendre les agents

[…] afin de réduire le nombre de personnes ayant commis des crimes ou des délits souffrant de troubles mentaux qui sont internées, sans encadrement thérapeutique adapté, au sein des ailes psychiatriques des prisons notamment en redéfinissant […] les critères justifiant une mesure d’internement 42.

III. Le contrôle des violences en détentionS’il existe aux yeux de la Cour un « niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention » 43, les personnes privées de leur liberté ne peuvent en aucun cas être traitées « comme des objets aux mains de la puissance publique », ni vivre « pendant toute la durée de leur détention dans un lieu de “non-droit” où les garanties les plus élémentaires [sont] suspendues » 44. Le travail jurisprudentiel de la Cour permet de rappeler quels sont les comportements constitutifs de violences inaccep-tables dans les prisons d’États démocratiques et à ce titre pouvant être qualifiés de traitements inhumains ou dégradants (voire de torture). Cette mission s’exerce tant à l’égard des violences commises entre détenus, que celles commises par le personnel de surveillance. Dans tous les cas, les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve adéquats, « au-delà de tout doute raisonnable », résultant d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants 45. Si le recours à la force par le personnel de surveillance peut être parfois nécessaire, la Cour veille à ce que cette utilisation soit toujours légitime et proportionnée. Ainsi, l’infliction de coups et l’utilisation de matraques en caoutchouc lors d’une opération de fouille de cellule alors que le détenu concerné n’avait pas posé de problèmes particuliers est constitutive d’un traitement violant l’article 3 de la Convention 46. De même l’utilisation de grenades pour réprimer une émeute dans un établissement pénitentiaire (et ce alors que rien ne permettait d’établir que les requé-rants avaient activement pris part à l’émeute et attaqué les forces de l’ordre) ne constitue pas un usage de la force rendu absolument nécessaire par le comportement des intéressés 47. Tout comme des coups violents visant à forcer un détenu à avouer un meurtre, accompagnés de plusieurs placements dans une cellule d’isolement et de menaces de « malheurs » qui allaient arriver à sa petite amie et à sa sœur, constituent une violation de l’article 3 48. Certaines violences graves peuvent même

42. Cour EDH, 6 septembre 2016, W. D. c. Belgique, nº 73548/13, § 170.43. Voir, inter alia, Cour EDH, 3 octobre 2017, Alexandru Enache c. Roumanie, § 47.44. Cour EDH, 26 octobre 2017, Azzolina et autres c. Italie, nº 28923/09 et 67599/10, § 134.45. Cour EDH, 12 décembre 2016, Idalov c. Russie (nº 2), nº 41858/08, § 83.46. Cour EDH, 28 avril 2015, Milić et Nikezić c. Monténégro, nº 54999/10 et 10609/11.47. Cour EDH, 22 mars 2016, Kars et autres c. Turquie, nº 66568/09, § 85.48. Cour EDH, 14 septembre 2009, Matevosyan c. Arménie, nº 52316/09. Sur des violences visant à faire avouer un détenu, voir également Cour EDH,

12 janvier 2016, Morgoci c. République de Moldova, nº 13421/06 ; 5 octobre 2017, Ostroveņecs c. Lettonie, nº 36043/13.49. Cour EDH, 26 octobre 2017, Cirino et Renne c. Italie, nº 2539/13 et 4705/13.50. Cour EDH, 5 septembre 2017, Tekın et Arslan c. Belgique, nº 37795/13, § 92.51. Cour EDH, 7 novembre 2017, Bambayev c. Russie, nº 19816/09, § 42.52. Cour EDH, 15 mars 2016, Ciorap c. République de Moldova (nº 5), nº 7232/07.

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les détenus jouissent bien de la protection de l’article 8 de la Convention de 1950 qui protège tout à la fois la vie privée, la vie familiale et les correspondances.

Le contentieux de l’article 8 (souvent lié à l’article 3 en la matière) appliqué à la situation spécifique des détenus a permis à la Cour de poser depuis plusieurs années des règles claires concernant l’utilisation et le déroulement des fouilles en prison, quelles que soient leurs formes et modalités pratiques. L’arrêt Dejnek c. Pologne du 1er juin 2017 permet ainsi à la Cour de rappeler que, si les fouilles à corps peuvent dans certains cas s’avérer nécessaires « pour garantir la sécurité à l’intérieur de la prison ou pour prévenir des troubles ou des infractions » 58, celles-ci doivent toujours s’effectuer de manière appropriée, dans des conditions respectueuses de la dignité humaine, être motivées par des raisons légitimes 59 et ne doivent pas être prévues à un rythme excessif, même pour des détenus dan-gereux soumis à un régime de haute sécurité 60. Ainsi, les fouilles intégrales ne peuvent pas constituer une pratique systématique et routinière lors des fouilles de cellules 61. En l’espèce, elles étaient mises en œuvre en application des dispositions pertinentes du Code de l’exécution des peines, pour des motifs justifiés (en raison d’une suspicion de trafic, puisque de l’argent d’une provenance inconnue et de la drogue avaient été trouvés dans les vêtements du requérant ; celui-ci avait également tenté de faire passer des messages à sa famille et il avait enfin été classé détenu dangereux), leur déroulement a respecté la dignité du détenu. Elles ne peuvent en conséquence être considérées comme constitutives d’un traitement humiliant ou dégra-dant 62. Par ailleurs, si des systèmes de surveillance vidéo des espaces communs des lieux de détention, et même des cellules peuvent être mis en place, cette possibilité doit toujours être « prévue par la loi » 63. L’arrêt Biržietis c. Lituanie du 14 juin 2016 rappelle par ailleurs que le res-pect du droit à la vie privée des détenus protège leur droit à l’identité personnelle, qui inclut notamment le choix de se laisser pousser la barbe, « motivé par la volonté d’exercer son droit d’exprimer sa personnalité et son identité » 64. L’interdiction totale de la barbe prévue par le règlement intérieur (justifiée pour des raisons d’hygiène ou par la nécessité d’identifier les détenus) ne renvoie selon la Cour à aucun « besoin social impérieux » 65.

Privés de leur liberté, soit en attente de jugement, soit pour purger une peine, les détenus sont toujours considérés

suspectés que plus d’un an après les faits, ce qui a accru les risques de collusion entre les intéressés 53.

Les violences en prison sont également des violences que s’infligent les détenus soit entre eux, soit eux-mêmes et dont la forme la plus extrême est le suicide. À cet égard, la Cour exige des États la mise en œuvre de mesures préventives efficaces. L’arrêt Isenc c. France du 4 février 2016 démontre notamment, qu’aux yeux des juges stras-bourgeois, « il ne saurait être question de réduire la prise en charge d’une personne détenue en détresse aux seules mesures de surveillance » 54. Détenu « primaire » et signalé dès le début de son incarcération comme présentant des tendances suicidaires 55, le fils du requérant n’a, semble-t-il, fait l’objet d’aucune surveillance médicale spécifique, alors qu’un contrôle de santé lors de son admission aurait constitué « une mesure de précaution minimale » 56. La grande vulnérabilité de certains détenus (tels que les mineurs) nécessite par ailleurs des mesures de protection particulières. Ainsi, face à des violences sexuelles com-mises par des codétenus (sans que les autorités aient été préalablement informées du risque de survenance de ces sévices), la Cour conclut que les autorités n’ont pas failli

[…] à leur obligation positive de protéger l’intégrité phy-sique du requérant dans le cadre de leur devoir consistant à surveiller les personnes privées de liberté et à empêcher qu’il ne soit porté atteinte à leur intégrité physique 57.

En effet, l’administration pénitentiaire a ouvert une enquête interne dès qu’elle a eu connaissance des faits, la victime a immédiatement été transférée vers un hôpital pour y subir un examen médical, les déclarations de tous les protagonistes ont été recueillies et l’agresseur s’est vu infliger une sanction disciplinaire. Par la suite, l’adminis-tration pénitentiaire a avisé le procureur de la République de l’incident, ce dernier a diligenté une enquête condui-sant à l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre de l’agresseur et, à l’issue du procès, celui-ci a été condamné à huit ans et neuf mois d’emprisonnement.

IV. Le respect de la vie privée et familiale et des relations avec l’extérieur

Même si les contraintes maximales de sécurité limitent for-tement en pratique la mise en œuvre de cette disposition,

53. Cour EDH, 19 avril 2016, Gheorghe Dima c. Roumanie, nº 2770/09. Sur des défauts d’enquête, voir également Cour EDH, 28 avril 2016, Balajevs c. Lettonie, nº 8347/07 ; 1er décembre 2016, Trapeznikova et autres c. Russie, nº 45115/09 ; 16 mai 2017, Romanescu c. Roumanie, nº 78375/11.

54. Cour EDH, 4 février 2016, Isenc c. France, nº 58828/13, § 44.55. Ibid., § 49.56. Ibid., § 45.57. Cour EDH, 13 septembre 2016, A. Ş. c. Turquie, nº 58271/10, § 80.58. Cour EDH, 1er juin 2017, Dejnek c. Pologne, nº 9635/13, § 60 et 75.59. Ibid., § 60.60. Cour EDH, 21 mars 2017, Michał Korgul c. Pologne, nº 36140/11.61. Cour EDH, 1er juin 2017, Dejnek c. Pologne, § 75. Voir également Cour EDH, 16 février 2016, Paluch c. Pologne, nº 57292/12 et Świderski c. Pologne,

nº 5532/10.62. Cour EDH, 1er juin 2017, Dejnek c. Pologne, § 60-61.63. Cour EDH, 6 décembre 2016, Vasilică Mocanu c. Roumanie, nº 43545/13, § 37 sq.64. Cour EDH, 14 juin 2016, Biržietis c. Lituanie, nº 49304/09, § 33.65. Ibid., § 58.

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Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017 193

Kalda c. Estonie du 19 janvier 2016 souligne cependant qu’« une visite par mois au moins constitue la fréquence minimale généralement admise » (notamment pour les détenus soumis aux régimes de détention les plus stricts 73). Il va de soi qu’aux yeux de la Cour l’action des autorités pénitentiaires vise à faciliter et non restreindre leur exer-cice comme le relève l’arrêt Vidish c. Russie du 15 mars 2016 dans lequel l’État est condamné en raison de l’existence d’une « taxe de visite » dont devaient s’acquitter tous les visiteurs (d’un montant de 320 roubles – soit environ 9 euros – par jour et par visiteur, elle était sensée couvrir des frais de maintenance et d’entretien de la salle de visites et contribuer au paiement des salaires des agents péniten-tiaires) 74. De même, des visites familiales se déroulant avec la présence continue d’un gardien imposant l’utilisation du russe et non de l’allemand (langue maternelle du détenu et de ses visiteurs) sous peine d’annulation de la visite constituent une violation de la Convention (Mozer c. Moldavie et Russie). La jurisprudence très protectrice de la Cour ne va toutefois pas jusqu’à poser un droit au regroupement familial des personnes incarcérées, car selon elle « la Convention n’accorde pas aux détenus le droit de choisir leur lieu de détention, la séparation et l’éloigne-ment du détenu de sa famille constituant des conséquences inévitables de la détention » 75. La nécessité du maintien d’un lien effectif avec l’extérieur nécessite même parfois que le prisonnier puisse sortir de l’établissement dans des circonstances particulières, assister par exemple à l’inhumation d’un proche 76. Le maintien (ou la création) des liens familiaux peut aussi s’exprimer par le mariage (ou le remariage), puisque l’article 12 de la Convention « protège le droit fondamental pour tout homme et toute femme de se marier et de fonder une famille ». Ce droit

[…] est mis en œuvre par les lois nationales des États membres, mais les limitations introduites ne peuvent le restreindre ou le réduire à un point tel que l’essence de ce droit n’en soit altérée 77.

Les relations avec l’extérieur passent également par le courrier. En particulier, les échanges avec l’avocat doivent bénéficier de garanties appropriées permettant de préserver la confidentialité du contenu de cette

par la Cour européenne comme des membres à part entière de la société, ce qui exige notamment qu’ils possèdent des perspectives réelles d’élargissement dans le cadre de peines toujours « compressibles » 66. Ainsi, dans ses arrêts T. P. et A. T. c. Hongrie du 4 octobre 2016, la Cour juge trop longue une période d’attente de quarante ans avant qu’un détenu condamné à une peine perpétuelle puisse pour la première fois espérer qu’une mesure de clémence soit envisagée dans son cas. La législation interne n’est dès lors pas compatible avec l’article 3 de la Convention 67. Par contre dans l’arrêt Hutchinson c. Royaume-Uni du 17 jan-vier 2017 68, la Cour européenne des droits de l’homme, à la majorité, conclut à la non-violation de l’article 3 69 en relevant que les juridictions britanniques ont clarifié les dispositions du droit interne concernant le réexamen des peines perpétuelles, tout spécialement tant la portée, que les motifs et les modalités du réexamen par le ministre, ainsi que l’obligation pour celui-ci de libérer tout détenu condamné à une peine de perpétuité réelle dont le maintien en détention n’est plus justifiable. L’arrêt Hutchinson per-met à la Cour de rappeler l’impact décisif de la loi anglaise de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act).

L’obligatoire retour à la vie libre explique l’extrême importance du maintien des liens avec l’extérieur, qui s’expriment notamment à travers les visites, dont le régime doit être fixé par la loi avec suffisamment de précision 70. Si la Cour rappelle régulièrement que « la détention, comme toute autre mesure privative de liberté, entraîne par nature des restrictions à la vie privée et familiale », elle ajoute toutefois qu’il « est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu, et l’aide au besoin, à maintenir le contact avec sa famille proche » 71. En conséquence,

[…] les autorités nationales ont l’obligation de prévenir la rupture des liens familiaux et doivent assurer aux prison-niers un niveau de contact avec leur famille raisonnablement satisfaisant, avec des visites organisées aussi fréquemment que possible, et dans des conditions aussi normales que possible 72.

Si la Cour se refuse à considérer qu’il existe un consen-sus européen concernant la fréquence de ces visites, l’arrêt

66. Cour EDH, GC, 24 janvier 2017, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie, nº 60367/08 et 961/11.67. Cour EDH, 4 octobre 2016, T. P. et A. T. c. Hongrie, nº 37871/14 et 73986/14. N’est pas davantage compatible avec la Convention européenne

des droits de l’homme une législation qui réserve au président de la République le dernier mot pour décider si le maintien en prison est justifié. La loi ne prévoit par ailleurs pas de délai au président pour se prononcer sur la demande de mesures de clémence et ne l’oblige pas à motiver sa décision, même si elle s’écarte de la recommandation formulée par la commission des grâces (T. P. et A. T. c. Hongrie). Voir également Cour EDH, 23 mai 2017, Matiošaitis et autres c. Lituanie, nº 22662/13, 51059/13, 58823/13, 59692/13, 59700/13, 60115/13, 69425/13 et 72824/13.

68. Cour EDH, GC, 17 janvier 2017, Hutchinson c. Royaume-Uni, nº 57592/08.69. Contrairement à la solution qui avait été retenue dans l’arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni (GC) du 9 juillet 2013, nº 66069/09, 130/10 et 3896/10.70. Cour EDH, 2 mars 2017, Moroz c. Ukraine, nº 5187/07. Voir également Cour EDH, 30 mai 2017, Vardanean c. République de Moldavie et Russie,

nº 22200/10.71. Voir, inter alia, Cour EDH, GC, 23 février 2016, Mozer c. Moldavie et Russie, nº 11138/10, § 190.72. Cour EDH, 7 mars 2017, Polyakova et autres c. Russie, nº 35090/09, 35845/11, 45694/13 et 59747/14, § 89.73. Cour EDH, 19 janvier 2016, Kalda c. Estonie, nº 17429/10, § 135.74. Cour EDH, 15 mars 2016, Vidish c. Russie, nº 53120/08.75. Cour EDH, 2 mars 2017, Labaca Larrea et autres c. France, nº 56710/13, 56727/13, 57412/13, § 42.76. Cour EDH, 6 décembre 2016, Kanalas c. Roumanie, nº 420323/14. Voir également 16 mai 2017, Pakhtusov c. Russie, nº 11800/10 ; Sokolov c. Russie,

21 novembre 2017, nº 63392/09.77. Cour EDH, 8 décembre 2016, Chernetskiy c. Ukraine, nº 44316/07, § 28. En l’espèce, le requérant ne pouvait se remarier, en raison du refus opposé

par les autorités de finaliser la procédure de son divorce et de lui fournir en prison son certificat de divorce (§ 31).

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194 Jean-Manuel Larralde

comme le démontrent par exemple les arrêts du 21 mars 2017, Kargashin et autres c. Russie et Mozharov et autres c. Russie dans lesquels les ressortissants se plaignaient (pen-dant des durées de neuf mois à onze ans) d’une situation de surpopulation carcérale, couplée à l’obligation de partager un lit avec d’autres détenus et de dormir à tour de rôle, une détention dans des bâtiments froids infestés de rats, souris, punaises et vermine, où manquait l’air frais, où la nourriture était de piètre qualité et l’eau chaude rare ou absente. L’absence de recours effectif leur permettant de se plaindre de ces conditions de détention a constitué à leur égard une violation de l’article 13 84. Ces voies de recours doivent également permettre de dénoncer d’autres situa-tions, telles que l’impossibilité d’accéder à un traitement médical adéquat 85, ou encore des conditions inhumaines et dégradantes de transport et de détention au tribunal lors des audiences, en raison du surpeuplement et du manque d’aération dans les fourgonnettes, les compartiments de train et les cellules du tribunal 86. L’arrêt Valentin Baştovoi c. République de Moldova du 28 novembre 2017 est éga-lement révélateur des méthodes employées par la Cour : condamnant l’État en raison de mauvaises conditions de détention constitutives d’une violation de l’article 3, elle retient également une violation de l’article 13, puisqu’il n’existe pas en droit national de recours permettant de mettre fin à de telles situations. Mais la Cour ajoute surtout qu’elle a déjà eu l’occasion de se pencher à de multiples reprises sur la question de savoir s’il existait dans cet État des voies de recours effectives relativement à des allégations de mauvaises conditions de détention et qu’elle a à chaque fois estimé que les recours invoqués par le gouvernement étaient ineffectifs à l’égard des personnes qui continuaient à être détenues dans des conditions incompatibles avec l’article 3 de la Convention 87.

Le constat effectué par l’arrêt Baştovoi démontre que ce contentieux, loin d’être circonscrit à des cas particu-liers, renvoie au contraire bien souvent à des situations concernant de manière comparable de nombreux requé-rants, constitutives d’un « problème structurel », selon le vocabulaire employé par la Cour. Ainsi en est-il de l’arrêt Rezmives et autres c. Roumanie du 25 avril 2017 dans lequel les requérants se sont plaints du surpeuplement des cellules, mais aussi du manque et de l’insalubrité des installations sanitaires, de l’hygiène déplorable, de trop courtes promenades, de lumière et de ventilation

correspondance 78, de même que les communications téléphoniques qui doivent être organisées selon des modalités connues du détenu 79. Les jeunes placés en établissement éducatif fermé non reconnus coupables d’infractions pénales ne peuvent quant à eux se voir imposer une restriction indifférenciée de leur droit à la correspondance. Une telle mesure serait en effet contraire au but même de ce type de structure, qui est de prodiguer une éducation et soutenir ces personnes dans leur réinsertion sociale 80. Sensible à la place prise par les nouvelles technologies de l’information, la Cour de Strasbourg a même entrouvert l’accès à Internet pour les personnes incarcérées dans son arrêt du 19 janvier 2016, Kalda c. Estonie : si l’article 10 de la Convention de 1950 ne peut être considéré comme la source d’un véritable droit d’accès à Internet pour les détenus 81, les juges strasbourgeois exigent toutefois que toute ingérence dans le droit des détenus à recevoir des informations par ce support soit « prévue par la loi » 82.

V. L’existence de voies de recours effectives

L’amélioration des droits des personnes incarcérées passe également par l’existence de voies de recours, qui permettent de dénoncer devant une juridiction (ou une instance comparable disposant d’un statut d’indépen-dance et de pouvoir de décision étendus) toute violation de leurs droits. Cet accès au recours (qui doit pouvoir se dérouler sans « craindre de souffrir de conséquences négatives en raison de cette action » 83) constitue d’ailleurs une exigence explicite de la Convention européenne des droits de l’homme, qui précise dans son article 13 que

Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.

Le contrôle de la dignité des conditions matérielles de détention opéré par la Cour de Strasbourg est ainsi com-plété par l’exigence de voies de recours effectives en droit interne, qui permettent de faire constater des conditions de détention inadéquates, et de réparer les dommages causés,

78. Cour EDH, 13 décembre 2016, Eylem Kaya c. Turquie, nº 26623/07.79. Cour EDH, 19 juillet 2017, Lebois c. Bulgarie, nº 67482/14.80. Cour EDH, 19 mai 2016, D. L. c. Bulgarie, nº 7472/14.81. Cour EDH, 19 janvier 2016, Kalda c. Estonie, nº 17429/10, § 45.82. Voir également Cour EDH, 17 janvier 2017, Jankovskis c. Lituanie, nº 21575/08.83. Cour EDH, 21 juillet 2016, Shahanov et Palfreeman c. Bulgarie, nº 35365/12 et 69125/12, § 64.84. Cour EDH, 21 mars 2017, Kargashin et autres c. Russie, nº 66757/14 sq. et Mozharov et autres c. Russie, nº 16401/12 sq.85. Voir, inter alia, Cour EDH, 12 janvier 2016, Khayletdinov c. Russie, nº 2763/13 ; 4 octobre 2016, Klimov c. Russie, nº 54436/14.86. Cour EDH, 12 décembre 2016, Idalov c. Russie (nº 2), nº 41858/08.87. Cour EDH, 28 novembre 2017, Valentin Baştovoi c. République de Moldova, nº 40614/14, § 17. Sur d’autres violations combinées des articles 3

et 13, voir, inter alia, Cour EDH, 26 janvier 2016, Patrikis et autres c. Grèce, nº 50622/13 ; 28 janvier 2016, Konstantinopoulos et autres c. Grèce, nº 69781/13 ; 22 mars 2016, Butrin c. Russie, nº 16179/14 ; 29 mars 2016, Okolisan c. République de Moldova, nº 33200/11 ; 5 juillet 2016, Bandur c. Hongrie, nº 50130/12 ; 6 octobre 2016, Kalandia c. Grèce, nº 48684/15 ; 19 janvier 2017, Singh et autres c. Grèce, nº 60041/13 ; 9 février 2017, Igbo et autres c. Grèce, nº 60042/13.

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Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017 195

en Hongrie. M. Domján et tous les autres détenus placés dans une situation comparable doivent donc désormais utiliser les recours introduits par cette nouvelle loi, les requêtes pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme étant par contre rejetées en raison de leur caractère prématuré.

Au-delà de l’exigence générale posée par l’article 13, la Convention de 1950 protège aussi le droit à la sûreté dans son article 5, qui exige qu’un juge contrôle le caractère légal de la privation de liberté (qu’elle se déroule avant ou après un jugement), et que le détenu obtienne le cas échéant une réparation en cas de violation de cette dispo-sition 94. Le contrôle de l’utilisation légale de la privation de liberté 95 permet notamment à la Cour de s’assurer que le recours à la prison n’est pas dévoyé et correspond bien à des finalités conformes aux buts et principes de la Convention de 1950, justifiées par des motifs « pertinents et suffisants » 96. Ainsi, l’arrêt Merabishvili c. Géorgie du 14 juin 2016 rappelle que la prison ne peut être une tech-nique de contrôle des opposants politiques : ayant occupé les fonctions de Premier ministre au cours de l’année 2012, et devenu l’un des leaders de l’opposition depuis l’arrivée de la coalition Rêve géorgien aux élections législatives d’octobre 2012, le requérant a selon la Cour certes été détenu pour des raisons pénales, mais surtout afin d’éviter qu’il ne se présente aux élections présidentielles de 2013. Or, pour les juges strasbourgeois, la perspective d’une détention ne peut être utilisée comme le moyen d’exercer une pression morale sur un accusé 97. Dans le même sens, l’arrestation et la condamnation à cinq jours de « détention administrative » de participants à une marche de protes-tation pacifique organisée par des opposants politiques (même non autorisée) n’est pas conforme aux exigences conventionnelles. Même si la sanction a été prise confor-mément aux prescriptions législatives en vigueur, elle ne correspond en effet à « aucun besoin social impérieux ». Bien davantage, de telles mesures risquent également de

insatisfaisantes, de la mauvaise qualité de la nourriture, de la vétusté du matériel fourni, ainsi que de la présence de nuisibles 88. Le caractère connu de ces dénonciations 89 aboutit à ce que la Cour européenne fasse de l’arrêt du 25 avril 2017 un « arrêt pilote » : il s’agit d’indiquer à l’État quelles mesures il doit prendre, dans un délai préfixé, afin d’éviter la condamnation, ainsi que de nouvelles saisines et condamnations dans des affaires comparables 90. Très concrètement, la Roumanie a six mois pour mettre en œuvre des mesures alternatives à la détention provisoire, pour renforcer l’accès aux mesures de libération condi-tionnelle et de semi-liberté, pour créer un système de probation efficace, pour rénover les lieux de détention existants, et pour mettre en place une voie de recours pré-ventive permettant au juge de surveillance de l’exécution et aux tribunaux de mettre fin à la situation contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi qu’une voie de recours compensatoire permettant d’obtenir une indemnisation adéquate en cas de mauvaises conditions matérielles de détention 91. L’arrêt Domján c. Hongrie du 23 novembre 2017 92 a quant à lui permis à la Cour de vérifier les suites de l’arrêt pilote Varga et autres c. Hongrie du 10 mars 2015 93 : dans cet arrêt pilote, la Cour avait constaté l’existence d’un problème général résultant du mauvais fonction-nement du système pénitentiaire hongrois, générant des violations des articles 3 et 13 de la Convention. Elle avait en conséquence demandé la mise en place de recours préventifs et compensatoires, pouvant être exercés en cas d’allégations de violations de l’article 3 fondées sur des conditions de détention inhumaines et / ou dégradantes. L’arrêt Domján c. Hongrie constate que le 25 octobre 2016 le Parlement hongrois a bien adopté une loi (entrée en vigueur le 1er janvier 2017) établissant un ensemble de recours, de nature tant préventive que compensatoire, qui garantissent en principe un véritable redressement pour les violations de la Convention découlant de la surpopulation carcérale et d’autres conditions de détention inappropriées

88. Cour EDH, 25 avril 2017, Rezmives et autres c. Roumanie , nº 61467/12, 39516/13, 48231/13 et 68191/13.89. Puisque déjà identifié par la Cour dans son arrêt du 24 juillet 2012, Iacov Stanciu c. Roumanie, nº 35972/05 et ayant entraîné quatre-vingt-treize

condamnations de la Roumanie entre 2007 et 2012.90. Technique que la Cour avait déjà eu l’occasion d’utiliser concernant les conditions de détention indignes en Italie dans son arrêt pilote Torreggiani

et autres c. Italie du 8 janvier 2013 (nº 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10). Voir J.-M. Larralde, « Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2014-2015 », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 14, 2016, p. 150.

91. L’arrêt est également l’occasion pour la Cour de rappeler que la construction de nouvelles places de prison n’est pas une solution durable pour remédier aux situations de surpeuplement carcéral.

92. Cour EDH, 23 novembre 2017, Domján c. Hongrie, nº nº 5433/17.93. Cour EDH, 10 mars 2015, Varga et autres c. Hongrie, nº 14097/12. Voir J.-M. Larralde, « Chronique… », p. 151.94. Article 5, § 3 de la Convention : « Toute personne arrêtée ou détenue […] doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité

par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure […] » ; article 5, § 4 de la Convention : « Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale ».

95. Selon l’article 5, § 1 de la Convention, la privation de liberté d’une personne n’est possible, selon les voies légales, qu’après condamnation par un tribunal compétent (a), ou après une arrestation ou une détention régulière pour insoumission à une ordonnance rendue conformément à la loi par un tribunal (b), ou en vue de la conduire devant une autorité judiciaire en cas de raisons plausibles de soupçonner qu’une infraction a été commise (c), ou pour détenir un mineur en vue de son éducation surveillée ou pour le traduire devant une autorité compétente (d), ou pour détenir une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, un aliéné, un alcoolique, un toxicomane, un vagabond (e), ou pour empêcher une personne de pénétrer irrégulièrement sur le territoire ou contre une personne en vue de son expulsion ou extradition (f).

96. Cour EDH, 21 mars 2017, Porowski c. Pologne, nº 34458/03, § 137 sq.97. Cour EDH, 14 juin 2016, Merabishvili c. Géorgie, nº 72508/13, § 106.

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196 Jean-Manuel Larralde

Libérale et volontairement orientée vers la protection des personnes privées de liberté, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme l’est sans aucun doute. Mais elle participe surtout d’une perspective très large qui vise à éviter la systématisation du recours à la pri-son, car il convient toujours pour les autorités nationales d’envisager l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté. Il ne faut par ailleurs jamais oublier que, même privée de sa liberté, la personne incarcérée n’en demeure pas moins membre de la communauté, puisque la Cour rappelle inlassablement que c’est aujourd’hui sur l’objectif de réinsertion

[…] que les politiques pénales européennes mettent désormais l’accent, ainsi qu’il ressort de la pratique des États contractants, des normes pertinentes adoptées par le Conseil de l’Europe et des instruments internationaux applicables 101.

[…] dissuader d’autres partisans d’opposition et le grand public de participer à des manifestations et, plus généra-lement, à un débat politique ouvert. L’effet dissuasif des sanctions a été accru par le fait que celles-ci visaient un personnage public bien connu, dont la privation de liberté devait nécessairement attirer l’attention des médias 98.

De même, une détention préventive ne peut être justifiée sans preuves par la simple appartenance à une association d’aide aux étudiants, soupçonnée de liens avec une organisation criminelle, dont les membres présumés sont accusés d’avoir mené des activités visant le renver-sement du gouvernement par la force et la violence, et de préparer un coup d’État militaire 99. D’une manière plus générale encore, la Cour a été amenée à rappeler le caractère exceptionnel du recours à la prison à l’égard des mineurs, qui ne peut être qu’une mesure de dernier ressort et d’une durée aussi brève que possible 100.

98. Cour EDH, 13 décembre 2016, Kasparov et autres c. Russie (nº 2), nº 51988/07, § 32.99. Cour EDH, 31 mai 2016, Mergen et autres c. Turquie, nº 44062/09, 55832/09, 55834/09, 55841/09, 55844/09 et Ayşe Yüksel et autres c. Turquie,

nº 55835/09, 55836/09, 55839/09. En l’occurrence l’Association turque de soutien à la vie moderne (Çaǧdaş Yaşamı Destekleme Derneǧi – ÇYDD), structure attribuant des bourses aux étudiants (notamment pour promouvoir l’éducation des jeunes filles) et soupçonnée d’être liée à une organisation criminelle dénommée Ergenekon.

100. Cour EDH, 19 janvier 2016, Gülcü c. Turquie, nº 17526/10.101. Cour EDH, GC, 17 janvier 2017, Hutchinson c. Royaume-Uni, § 42.

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Résumés

Patrick CHARLOT

Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899)

Cet article propose de revenir sur le Congrès général des organisations socialistes françaises (décembre 1899) où, à en croire les documents et certains commentateurs, est né « un parti socialiste ». À partir des débats, nous essaierons de comprendre pourquoi ce « parti » n’était pas viable, reposant avant tout sur une synthèse tout à la fois artificielle (pour aboutir à l’unité entre les différentes factions ou, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, les différents « courants ») et liberticide puisqu’elle aboutit à un contrôle sur les personnes et sur la presse.

When Things Get Off to a Bad Start… The General Conference of French Socialist Organisations (Paris, Salle Japy, 3-8 December 1899)

The aim of this article is to take another look at the Conference of French Socialist Organi-sations (December 1899), in the course of which, if we believe the documentation and certain commentators, a “socialist party” came into being. Using the material of the debates, we will endeavour to understand why this “party” was not viable, based above all on a synthesis both artificial (to establish unity between the different factions, or, in the language of the day, the different “currents”) and a threat to freedom leading to control over people and the press.

Rémi LEFEBVRE

Vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements

Les partis de gouvernement sont en crise. Leur légitimité est de plus en plus faible. Leur ancrage dans la société décline. Leurs fonctions traditionnelles (sélection des candidats, construction de programmes, organisation du débat public) sont affaiblies. En France, ils ont été balayés lors des élections de 2017. De nouvelles organisations émergent : La France insoumise et La République en marche. Elles sont moins hiérarchisées, plus informelles mais aussi très centralisées et moins démocratiques.

Is There a Move Towards a New Partisan Model? Between a Displacement of Government Parties and the Appearance of Parties-Movements?

The government parties are in crisis. Their legitimacy is being increasingly undermined. Their foothold in society is on the decline. Their traditional functions (selecting candidates, devising programs, organising public debates) are impaired. In France, they were swept away in the 2017 elections. New organisations have emerged: La France insoumise and La République en marche. These are less hierarchical, more informal but yet very centralised and less democratic.

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198 CRDF, nº 16 – 2018

Jean-Pierre CAMBY

Les partis politiques en France : des organismes de droit privé ?

Il n’existe pas de définition légale des partis politiques, libres de se créer et d’agir comme ils le souhaitent. Au sens juridique du terme, les partis sont des organisations de droit privé. Les rapports entre leurs membres, la désignation de leurs dirigeants, les investitures électorales relèvent de la réglementation sur les associations et donc de la compétence du juge judiciaire. Ils n’exercent pas de mission de service public. Seule leur participation à la vie politique permet à la loi de les assujettir au respect de l’ordre démocratique et de la légalité de leur action, sous le contrôle du juge administratif.

Political Parties in France, Can They Be Considered to Be Private-Law Bodies?

There is no legal definition for political parties, they can be created and act as they wish. In the legal sense of the term, parties are private-law bodies. The relations between their members, the designation of their leaders, their electoral appointments are governed by the rules and regulations concerning associations and therefore a matter for a legal judge. They do not have a mandate for public service. Their participation in political life alone is sufficient to make them subject to the law in respect of democratic order and the legality of their acts, under the supervision of an administrative judge.

Yves POIRMEUR

Les politiques de rationalisation des financements partisans

Cet article analyse la construction et les transformations du référentiel normatif qui, progressivement enrichi, a diversifié les finalités assignées à la réglementation des finance-ments partisans mise en place depuis la fin des années 1980. Celle-ci a doté les formations politiques d’un financement public. Elle a également interdit leur financement par des personnes morales, exception faite d’autres partis politiques, et plafonné les dons des personnes physiques. Ce texte montre que cette rationalisation du droit des financements partisans, rendue nécessaire par l’obsolescence des systèmes de financement antérieurs largement illégaux, n’a fait qu’accompagner une mutation structurelle des partis qui devenaient peu à peu des partis électoraux professionnels et un changement des stratégies d’influence des groupes d’intérêt.

Policies for Streamlining Partisan Fundraising

This article analyses the construction and transformations of the normative reference system which, progressively upgraded, has diversified the aims assigned to the regulation of partisan financing set up since the end of the 1980s. It has endowed political groups with public funding. It has also banned their funding by legal entities, with the exception of other political parties, and has capped donations by individuals. This text shows that this streamlining of the partisan-financing law, made necessary by the obsolescence of previously widespread illegal financing systems, was merely in step with a structural change in the parties which gradually became professional electoral parties and with a change in the influence strategies of interest groups.

Samuel ETOA

Interdire Civitas ?

Cette contribution s’interroge sur la compatibilité du nouveau parti politique Civitas avec la démocratie. L’idée d’une démocratie « apte à se défendre » véhiculée par la jurispru-dence de la Convention européenne des droits de l’homme et certains ordres juridiques nationaux, dont la France, entend en effet revenir sur l’idée ancienne selon laquelle la démocratie est le seul régime politique qui ne se défendrait pas contre ses ennemis. Or, si

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Résumés 199

la dissolution de Civitas a été demandée à plusieurs reprises aux pouvoirs publics français, aucune procédure n’a été diligentée pour que soit interdit ce parti politique. Pourquoi ?

Should Civitas Be Banned?

This contribution questions the compatibility of Civitas, the new political party, with democracy. The idea of a democracy “able to defend itself” conveyed by the jurisprudence of the European Convention on Human Rights and certain national legal systems, including France, is intended to question the old idea that democracy is the only regime that does not defend itself against its enemies. However, even if French public authorities have been asked several times to disband Civitas, no procedure has been initiated to ban that political party. It begs the question: Why not?

Xiaowei SUN

La notion de parti politique en Chine

Introduit de l’Occident, le phénomène de parti politique a connu un sort différent en Chine. Ainsi, la République populaire est caractérisée par une forme d’État-parti. Cet article propose une analyse, sous l’angle juridique, du statut des partis politiques chinois ainsi que de leurs rôles respectifs dans le système de « coopération multipartite et de consultation politique sous la direction du Parti communiste de Chine ». L’objectif est de comprendre l’évolution de la notion de parti politique, de la période de confusion du Parti et de l’État, suivie de la politique de leur séparation, et enfin de leur fusion dans un contexte de construction de l’État de droit.

The Concept of a Political Party in China

Introduced from the Western World, the fate of the political-party phenomenon in China has been different. Thus, the People’s Republic of China is characterised by a kind of Party-State. This article offers an analysis, from a legal point of view, of the status of Chinese political parties and their respective roles in the system of “multi-party cooperation and political consultation under the leadership of the Communist Party of China”. The objective is to understand the evolution of the notion of a political party during the period of confusion between Party and State, then the politics of their separation, and finally their fusion in a context of implementing the Rule of law.

Wafa TAMZINI

Le rôle des partis politiques en Tunisie : entre quête du pouvoir et pacification sociale

Cet article propose d’examiner le rôle des partis politiques en Tunisie. Ces formations occupent une place institutionnelle importante depuis longtemps. Mais ce n’est que depuis très récemment que les formations partisanes sont libres de se constituer et ne sont plus simplement réduites au rôle de spectateur par le pouvoir en place comme ce fut le cas sous les deux régimes autoritaires qui se succédèrent de 1956 à 2010. Pour autant, la fin du monopartisme et l’avènement du pluralisme politique n’ont pas encore su faire oublier les stigmates des anciens régimes et la méfiance des citoyens vis-à-vis de ces multiples formations, incitant ces derniers à préférer se regrouper et à agir en dehors de la sphère strictement politique pour exprimer des revendications sociales.

The Role of Political Parties in Tunisia: Between Search for Power and Social Pacification

The aim of this paper is to examine the role of political parties in Tunisia. These groups have enjoyed a certain importance in the institutions for some time. But it is only very

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200 CRDF, nº 16 – 2018

recently that partisan formations have had the freedom to constitute a group and are no longer reduced to the simple role of spectator by those in power, as was the case under both successive authoritarian regimes between 1956 and 2010. Nevertheless, the end of the single-party system and the advent of political pluralism have not yet eradicated the stigma of the old regimes nor the citizens’ mistrust of these multiple groupings, encouraging them to prefer to regroup and act outside the strictly political sphere to voice their social grievances.

Aysegul FISTIKCI

Le statut partisan du chef de l’État turc

Le statut partisan du chef de l’État en Turquie a été amorcé par la pratique du régime politique turc, bien avant les révisions constitutionnelles de 2007 et 2017. Toutefois, la consécration officielle de ce statut lors de la dernière révision constitutionnelle, qui fait du président le chef de l’État et le leader officiel du parti, va bien au-delà en transformant la nature même du régime. Si la révision constitutionnelle de 2007 prévoyant notamment l’élection directe systématise une lecture présidentialisée des institutions en s’inscrivant, en ce qui concerne ses motifs, dans un affrontement entre le parti majoritaire et les autorités de tutelle, celle de 2017 bouleverse complètement l’équilibre du régime en instaurant une confusion des pouvoirs au profit du président partisan, et en réduisant considérablement les chances de revenir à une interprétation neutre du statut présidentiel.

The Partisan Status of the Turkish Head of State

The partisan status of the head of State in Turkey was initiated by the practice of the Turkish political regime long before the constitution was reviewed in 2007 and 2017. However, it was the last constitutional revision which formally implemented this status, making the president the head of State and the official leader of the party, and goes much further by transforming the very nature of the regime. While the constitutional revision of 2007, which notably provides for direct elections, systematises an interpretation of president-led institutions by entering, as far as its motives are concerned, into a confrontation between the majority party and the supervisory authorities, the revision of 2017 completely upsets the balance of power of the regime by introducing a confusion in the respective powers in favour of the partisan president and by considerably reducing the chances of returning to a neutral interpretation of the presidential status.

Yannick LÉCUYER

L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’homme

Cet article propose un tour d’horizon de la jurisprudence de la Cour européenne relative aux partis politique et une tentative de systématisation de l’utilisation de l’histoire dans le cadre du contrôle des ingérences étatiques. Arrêt après arrêt et au-delà des seuls droits et libertés concernés – liberté d’expression, liberté d’association, droit à des élections libres – se dessinent les contours d’un ordre politique européen, un ordre juridique original et constitutionnalisant qui tient compte de l’histoire parfois mouvementée des États défendeurs et de l’histoire de l’Europe en général.

History in Party-Political Litigation before the European Court of Human Rights

The article offers an overview of the jurisprudence of the European Court concerning political parties and an attempt to systematise the use of history in the context of the control of State interference. Judgement after judgement and beyond the basic rights and freedoms concerned – freedom of expression, freedom of association, right to free elections – are to be

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Résumés 201

seen the outlines of a European political system, an original and constitutionalising legal system which takes into account the sometimes-turbulent history of the respondent States and the history of Europe in general.

Marie ROTA

Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme

Cet article tente de rendre compte de la faiblesse de la protection offerte par la Cour interaméricaine des droits de l’homme aux partis politiques au travers de l’analyse de trois décisions qui y sont indirectement consacrées. Car si la rédaction de certaines dispositions de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, telles que la liberté d’asso-ciation ou encore les droits politiques, laissait présager un niveau de protection élevé, la jurisprudence de la Cour ne va pas dans ce sens. Elle refuse, tout d’abord, de reconnaître une quelconque exclusivité des partis politiques dans la présentation de candidats à des élections puisqu’elle admet tout à la fois la licéité des candidatures indépendantes et l’existence d’autres formes d’associations à des fins politiques pouvant jouer ce rôle. Sa jurisprudence récente semble en outre annoncer un encadrement rigoureux tant de l’expression que des actions des partis via l’importation d’un concept : celui de « démocratie militante » (ou de « démocratie apte à se défendre » pour reprendre l’expression employée par la Cour européenne des droits de l’homme). Elle incite ainsi les États parties à la Convention à s’affranchir du modèle classique du régime représentatif, au sein duquel les partis politiques jouent un rôle primordial.

Political Parties before the Inter-American Court of Human Rights

This article attempts to underline the weakness of the protection afforded by the Inter-American Court of Human Rights to political parties through the analysis of three of its decisions, which are indirectly concerned with it. If the drafting of certain provisions of the American Convention on Human Rights, such as freedom of association or political rights, gave the impression of being highly protective, the case-law of the Court of San José does not go in that direction. First of all, the Court refuses to recognise any exclusivity of political parties in the presentation of candidates for elections since the Court admits both the lawfulness of independent candidatures and the existence of other forms of association with a political purpose that can play this role. Furthermore, its recent jurisprudence also seems to announce a rigorous framing of both the expression and the actions of the parties via the importation of a concept: that of “militant democracy” (or of “democracy able to defend itself”, to use the term of the European Court of Human Rights). The Court thus encourages States subscribing to the Convention to break away from the classical model of the representative system, in which political parties play a key role.

Carlos RUIZ MIGUEL

L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme. Commentaire sous l’arrêt Western Sahara Campaign de la CJUE du 27 février 2018

L’approche de l’Union européenne au Sahara occidental s’est développée à partir de plusieurs perspectives, grâce à plusieurs institutions, à différentes périodes. Le Parlement européen s’est d’abord intéressé à la question du statut du territoire pour prêter davantage d’attention aux droits de l’homme dans une phase ultérieure et pour ensuite négliger le conflit. La Cour de justice de l’Union européenne a elle été saisie d’affaires qui ont abouti à d’importants arrêts. Mais si dans un premier temps une chambre de la Cour a pu régler l’affaire en s’appuyant sur les droits fondamentaux, la grande chambre a ensuite tranché la question en faisant appel au statut du territoire d’après les normes du droit international.

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202 CRDF, nº 16 – 2018

The European Union and the Western Sahara: Not (Only) a Case of Human Rights. Comments on the Western Sahara Campaign Judgement by the CJEU of February 27, 2018

The European Union’s approach to the Western Sahara has developed from several per-spectives, arising from a number of institutions at various moments in time. At first, the European Parliament considered the question of the status of the territory and then focused more on the human rights issue at a later stage but then ignored the conflict. Whereas the European Court of Justice has dealt with a number of cases that have led to important judgements. But if, at first, a chamber of the European Court of Justice gave a ruling based on fundamental rights, the Grand Chamber subsequently settled the issue by referring to the status of the territory according to the norms of international law.

Mamoud ZANI

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés

Cet article propose d’examiner une question à la fois complexe et délicate, à savoir la qualification juridique des conflits armés par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Cette qualification est d’une importance considérable car elle détermine au final le régime juridique applicable dans les conflits armés. L’analyse porte de manière détaillée sur les traits généraux caractérisant le CICR, la démarche de celui-ci en matière de qualification, les critères objectifs de qualification et ceux dégagés par les juridictions internationales, ainsi que les normes de droit international humanitaire régissant les conflits armés et les situations de violence.

The International Committee of the Red Cross (ICRC) and the Qualification of Armed Conflicts

The aim of this paper is to examine a question which is both complex and delicate, namely that of the legal qualification of armed conflicts by the International Committee of the Red Cross (ICRC). This qualification is of considerable importance as it ultimately determines the legal regime applicable to the armed conflicts. The analysis deals in detail with the general characteristics of the ICRC, its approach to qualification, the objective criteria of qualification and those identified by international courts, as well as the norms of international humanitarian law governing armed conflicts and situations involving violence.

Alexia DAVID, Eugénie DUVAL, Juliette LECAME et Morgan PÉNITOT

Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017

Désormais traditionnelle dans cette revue, la chronique de jurisprudence constitu-tionnelle vise à faire un état des lieux annuel des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. Sous un angle critique, les auteurs présentent les continuité et rupture de jurisprudence, ainsi que la variabilité du contrôle exercé par le Conseil selon les droits en cause.

A Chronicle of French Constitutional Law 2017

Now traditional in this journal, the chronicle of constitutional jurisprudence aims to make an annual inventory of the Constitutional Council’s decisions. From a critical point of view, the authors present the continuity and discontinuity of case law, and the variability of the control exercised by the Council according to the rights in question.

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Résumés 203

Manon DECAUX, Guillaume DUJARDIN et David VICOMTE

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017

Cette chronique a pour but de jeter un « coup de projecteur » sur quelques-uns des grands chantiers jurisprudentiels qui auront marqué l’année écoulée en droit des étrangers. Choisis aussi bien pour leur impact pratique que pour leur intérêt théorique, les arrêts font l’objet d’un commentaire critique et sont systématiquement replacés dans leur contexte jurisprudentiel et législatif, afin de tenter de mettre en lumière les logiques qui animent ces précédents en devenir.

A Chronicle of the Case Law of the Rights of Aliens 2017

This chronicle aims to “turn the spotlight” on certain important case law projects, which have marked the past year in the rights of aliens. Chosen both for their practical impact as well as for their academic interest, the judgements are criticised and systematically replaced in their jurisprudential and legislative context in order to shed light on the logic behind these nascent precedents.

Jean-Manuel LARRALDE

Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017

Si la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 ne possède pas de clause consacrée spécifiquement à la situation des personnes détenues, la Cour de Strasbourg a, depuis le début des années 1980, élaboré une jurisprudence originale et très protectrice en la matière. Cette chronique, qui porte sur les années 2016-2017, présente les évolutions de la jurisprudence strasbourgeoise sur les questions de dignité et de légitimé des détentions, sur l’évolution des méthodes pénitentiaires, sur la prise en charge de la santé des personnes détenues et sur le renforcement des voies de recours ouvertes aux personnes détenues.

A Chronicle of the Case Law of the European Court of Human Rights Concerning Prisons 2016-2017

While the European Convention on Human Rights of November 4, 1950 does not have a specific clause devoted in particular to the situation of detainees, the Court in Strasbourg has, since the early 1980’s, developed an innovative and protective jurisprudence on the matter. This chronicle, which studies 2016 and 2017, outlines the evolutions of the Strasbourg Court’s case law on the issues of dignity and legitimacy of detentions, of the changes in penitentiary methods, of the medical care of detainees, and of the improvement of appeal procedures for prison inmates.

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Notes sur les auteurs

Jean-Pierre CAMBY

Administrateur des services de l’Assemblée nationale, il est également professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Spécialiste de droit public et de droit parlementaire, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont, pour les plus récents : La loi, Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Systèmes. Perspectives), 2015 ; « Actes parle-mentaires. Rubrique », Encyclopédie Dalloz, 2014 ; « Le Conseil constitutionnel confirme la nécessaire authentification de la signature des électeurs à Wallis et Futuna », Petites affiches, nº 53, 14 mars 2018, p. 9 sq. ; « La justice n’est pas un pouvoir public ; le CSM pourrait l’être », Revue française de finances publiques, nº 142, 1er mai 2018, p. 127 sq.

Patrick CHARLOTProfesseur de droit public et directeur du Centre de recherche en droit et science politique (CREDESPO, EA 4179) de l’université Bourgogne Franche-Comté, ses thématiques de recherche concernent l’histoire des idées politiques et l’histoire constitutionnelle. Il a publié notamment : « La loi dite “sécurité et liberté” du 2 février 1981 : une illustration du dilemme sécurité versus liberté », in La sécurité en droit public, U. Ngampio-Obélé-Bélé (dir.), Bayonne, Institut universitaire Varenne, 2018, p. 133-144 ; « Quand des intellectuels défendaient l’universalité des droits de l’homme : la lettre de Lucien Herr à Maurice Barrès », in Les droits de l’homme à la croisée des droits. Mélanges en l’honneur du professeur Frédéric Sudre, Paris, LexisNexis, 2018, p. 109-117 ; « Retour sur le nationalisme de Charles Péguy », in Mélanges en l’honneur du professeur Michel Ganzin, É. Gasparini, F. Quastana (dir.), Paris, La mémoire du droit, 2016, p. 883-906.

Dominique CUSTOSProfesseure de droit public à l’université de Caen Normandie et directrice du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), membre titulaire de l’Académie internationale de droit comparée, elle est spécialiste de droit administratif (français et américain) et de droit comparé. Parmi ses dernières publications : direction du collectif La transparence, principe de gouvernance (Actes du XIIe congrès de l’Association internationale de méthodologie juridique, 2012), Bruxelles, Bruylant, 2014 ; « L’individu dans la démocratie administrative américaine », in Penser le droit à partir de l’individu. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Zoller, Paris, Dalloz, 2018 ; « La formulation de l’intérêt public en droit administratif américain », in L’intérêt général dans les pays de “Common Law” et de droit écrit, G. J. Guglielmi (dir.), Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2017, p. 67-88 ; « The 2015 French Code of Administrative Procedure : An Assessment », in Comparative Administrative Law, S. Rose-Ackerman, P. Lindseth (dir.), 2e éd., Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2017, p. 284-301 ; « Esquisse comparative du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) », Journal du droit administratif, 2016, art. 98.

Alexia DAVIDDoctorante rattachée au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), sa thèse porte sur l’impartialité du Conseil constitutionnel, sous la direction des professeurs Jean-Manuel Larralde et Marie-Joëlle Redor-Fichot. Elle a notamment publié « Les variations dans la protection de l’impartialité du juge constitutionnel français : du contentieux a priori à la QPC », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 12, 2014, p. 123-136.

Manon DECAUXDoctorante en droit public au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), elle est également chargée d’enseignement au sein de l’université de Caen Normandie. En première année de thèse, son travail porte sur les actions de groupe devant le juge administratif, sous la direction des professeurs Jean-Christophe Le Coustumer et Élodie Saillant.

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206 CRDF, nº 16 – 2018

Guillaume DUJARDINAncien doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie, il préparait une thèse portant sur la limitation de la liberté d’expression artistique par l’ordre public et concentre aujourd’hui ses recherches sur le droit des étrangers. Outre la présente chronique, il est l’auteur d’un article portant sur la protection par ce droit des victimes de proxénétisme (« La protection par le droit des étrangers des victimes de proxénétisme : deux fondements pour un seul régime », Revue du droit public, nº 2, 2016, p. 467-496), et a présenté une communication consacrée aux valeurs républicaines à un colloque qui s’est tenu à Nantes le 3 novembre 2016 (à paraître).

Eugénie DUVALDoctorante, elle prépare actuellement une thèse de droit public à l’université de Caen Normandie intitulée Participation et démocratie représentative, sous la direction des professeurs Jean-Manuel Larralde et Marie-Joëlle Redor-Fichot. Elle est membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132). Elle a récemment publié : « Quelle protection des animaux lors du transport et de l’abattage en France ? », Revue du droit public, nº 3, 2018, p. 791 sq. ; « La participation du citoyen au sein de l’Union : une (dés)illusion ? », in L’Europe des citoyens et la citoyenneté européenne. Évolutions, limites et perspectives, M. Catala, S. Jeannesson, A.-S. Lamblin-Gourdin (dir.), Berne, P. Lang, 2016, p. 287-302 ; (en collaboration avec A.-S. Denolle), « Urbanisme et participation », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 14, 2016, p. 31-39 ; « Vol retour sur la consultation relative au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes », Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 16 septembre 2016, en ligne : https://journals.openedition.org/revdh/2519.

Samuel ETOAMaître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie et membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), ses domaines de recherches concernent les droits fondamentaux, le droit administratif et le droit de la laïcité. Il a notamment publié plusieurs articles dans ces matières, parmi lesquels : « L’évolution du contrôle du juge administratif sur la gravité des sanctions administratives », L’actualité juridique. Droit administratif, 2012, p. 358-365 ; « Corps humain et liberté », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 15, 2017, p. 19-26 ; ou encore « Le juge, le pape, la croix… Et le calvaire de l’article 28 de la loi de 1905 », Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 20 novembre 2017, en ligne : https://journals.openedition.org/revdh/3496.

Aysegul FISTIKCIDoctorante au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), elle est actuellement en cinquième année de thèse intitulée Le présidentialisme : étude de droit constitutionnel comparé France / Turquie, sous la direction du professeur Élodie Saillant. Elle est chargée d’enseignement à l’université de Caen Normandie en droit constitutionnel et en droit administratif.

Jean-Manuel LARRALDEProfesseur de droit public à l’université de Caen Normandie, il est membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132) et, depuis 2012, juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Spécialiste de droits fondamentaux, de droit pénitentiaire et de droit de la Convention européenne des droits de l’homme, il dirige les Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux. Parmi ses dernières publications : « La Cour européenne des droits de l’homme et la protection des personnes vulnérables », in Vers un nouvel ordre juridique : l’humanitaire ? Mélanges en l’honneur de Patricia Buirette, Poitiers, Presses universitaires juridiques de l’université de Poitiers, 2016, p. 341-357 ; « Lutte contre le terrorisme et droit à un procès équitable », in La lutte contre le terrorisme, S. Jacopin, A. Tardieu (dir.), Paris, A. Pedone, 2017, p. 243-255 ; Privations de liberté, en codirection avec B. Lévy et A. Simon, Paris, Mare & Martin (lnstitut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne), 2018.

Juliette LECAME

Doctorante en droit public au sein du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), sa thèse, effectuée sous la direction des professeurs Marie-Joëlle Redor-Fichot et Vincent Tchen,

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Notes sur les auteurs 207

s’intéresse à la santé et aux droits des étrangers en France. Elle a notamment publié « Santé et asile en France », in La réforme de l’asile mise en œuvre, C.-A. Chassin (dir.), Paris, A. Pedone, 2017, p. 103-120. Elle est par ailleurs chargée d’enseignement à l’université de Caen Normandie.

Yannick LÉCUYER

Maître de conférences HDR en droit public à l’université d’Angers et membre de la Fondation René Cassin, il est spécialiste de droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles spécialisés sur le droit de la Convention et plus largement sur les droits humains et les libertés fondamentales.

Rémi LEFEBVRE

Professeur de science politique à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS, UMR 8026), ses travaux portent sur les partis, le pouvoir local, le métier politique. Il a publié en 2017 avec Anne-Cécile Douillet chez Armand Colin : Sociologie politique du pouvoir local. Vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements.

Morgan PÉNITOT

Doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie (Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit – CRDFED, EA 2132), il travaille sur le principe d’égalité devant le service public et sur l’interdiction des discriminations sous la direction du professeure Élodie Saillant. Il est également chargé d’enseignement à l’université de Caen Normandie.

Yves POIRMEUR

Professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, dont il est directeur du département de science politique, il travaille sur les partis politiques, les groupes d’intérêt, la justice, les médias et le métier politique. Il a notamment publié : Lobbying et stratégies d’influences en France. Du XVIIIe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018 ; Les partis politiques : du XIXe au XXIe siècle en France, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2014 ; Justice et médias, Paris, LGDJ, 2012 ; (avec F. Bussy), La justice politique en mutation, Paris, LGDJ, 2010 ; (avec D. Rosenberg), Droit des partis politiques, Paris, Ellipses, 2008.

Marie ROTA

Maître de conférences à l’université de Lorraine, elle est spécialisée en protection judiciaire des droits et libertés. Ses recherches portent surtout sur leur protection au niveau international (Conseil de l’Europe, Union européenne, Organisation des États américains et Nations unies) et comparé (Europe / Amérique latine). Parmi ses dernières publications : L’interprétation des Conventions américaine et européenne des droits de l’homme. Analyse comparée de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme, Issy-les-Moulineaux, LGDJ (Bibliothèque de droit international et droit de l’Union européenne ; 134), 2018 ; « Le cadre interprétatif de la Charte des droits fonda-mentaux », in La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Bilan d’application, A. Biad, V. Parisot (dir.), Bruxelles – Limal, Nemesis – Anthemis, 2018, p. 77-100. Elle publie en outre les « Chroniques de jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme » dans les Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux depuis 2008.

Carlos RUIZ MIGUEL

Professeur de droit constitutionnel à l’université de Saint-Jacques de Compostelle, ses recherches portent notamment sur les droits de l’homme, le Sahara occidental et le droit européen. Parmi ses dernières publications : « La responsabilité internationale et les droits de l’homme : le cas du Sahara Occidental », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 11, 2013, p. 105-130 ; « La Unión Europea y el Sahara Occidental : (verdaderos) principios y (falsos) intereses », in El derecho a la libre determinación del pueblo del Sahara Occidental : del “ius cogens” al “ius abutendi”, F. Palacios Romeo (dir.), Cizur Menor, Thomson-Aranzadi, 2014, p. 161-201 ; « The Principle, the Right of Self-Determination and the People of Western Sahara », in The European Union Approach towards Western Sahara, M. Balboni, G. Laschi (dir.), Bruxelles, P. Lang, 2017, p. 61-85.

Page 211: Les partis politiques - OpenEdition

208 CRDF, nº 16 – 2018

Xiaowei SUN

Maître de conférences en droit public à l’université Bourgogne Franche-Comté et membre du Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC), il est spécialiste de droit administratif, de droit constitutionnel, de droit comparé, de droit de la fonction publique et de la sinologie juridique. Il a notamment publié : « La dématéria-lisation des procédures administratives en Chine », Annuaire européen d’administration publique 2016, 2017, p. 35-45 ; « La déontologie des fonctionnaires sous la République populaire de Chine », Annuaire européen d’administration publique 2015, 2016, p. 39-57 ; « La pensée institutionnelle de Tocqueville sur le gouvernement représentatif », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 2013-3, 2014, p. 1183-1198.

Wafa TAMZINI

Maître de conférences en droit public et fondatrice-directrice de l’Institut de recherches sur les mondes méditerranéen et africain (IRMMA) de Paris, elle est spécialiste de droit administratif, science administrative, droit constitutionnel comparé et sciences politiques. Elle a notamment publié : La Tunisie, Bruxelles, De Boeck, 2013 ; Lectures critiques du Code des relations entre le public et l’administration, en codirection avec G. Koubi et L. Cluzel-Métayer, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018 ; ainsi que plusieurs articles et conférences, notamment : « Afrique – Europe : regards croisés sur la laïcité », 1re conférence de l’IRMMA, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 18 janvier 2018 ; « La place de la religion dans la nouvelle Constitution tunisienne : prolégomènes à une sécularisation ? », actes du colloque international de l’université de Chypre, « Religions et États en Méditerranée orientale : influences ottomanes et héritage colonial », 31 mars et 1er avril 2017.

David VICOMTE

Doctorant en droit public au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), il est chargé d’enseignement à l’université de Caen Normandie et participe pour la première fois à la rédaction de la « Chronique de jurisprudence du droit des étrangers ». Actuellement en quatrième année de thèse, son travail porte sur la liberté d’expression du politique, fondée sur une analyse comparée des systèmes français et britannique, sous la direction du professeur Jean-Manuel Larralde.

Mamoud ZANI

Professeur de droit public et directeur du Centre de droit international et européen (CDIE) de Tunis, il est spécialiste de droit international public, de droit international humanitaire, de droit international du travail, de droit constitutionnel et de droit européen des droits de l’homme. Il a notamment publié : « Le projet de Convention-cadre de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) relative à l’éthique du tourisme », Revue du tourisme et de l’hôtellerie, nº 86, novembre 2017, p. 30-34 ; « Le nouvel agenda urbain de Quito pour les villes », Revue de droit, nº 246/247, octobre 2017, p. 26-30 ; « Le cadre normatif régissant la protection des personnes déplacées », L’observateur des Nations unies, vol. 41, nº 2, 2016, La gestion de la crise des réfugiés, p. 11-20.

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Membres permanents

Maria Castillo, maître de conférencesAurore Catherine, maître de conférencesCatherine-Amélie Chassin, maître de conférences HDRDominique Custos, professeureFrançoise Épinette, maître de conférencesSamuel Etoa, maître de conférencesGrégory Godiveau, maître de conférencesChristophe Lajoye, maître de conférencesJean-Manuel Larralde, professeurJean-Christophe Le Coustumer, professeurVincent Le Grand, maître de conférencesLaurence Potvin-Solis, professeureMarie-Joëlle Redor-Fichot, professeureÉlodie Saillant, professeureAurélie Tardieu, maître de conférences

Membres associés

Xavier Aurey, lecturer (université d’Essex, Royaume-Uni)Quentin Butavand, chercheur associé, préparant une thèse à l’université Paris NanterreAgnès Cerf-Hollender, maître de conférences HDR (université de Caen Normandie)Anne-Sophie Denolle, maître de conférences (université de Nîmes)Guillaume DujardinLauréline Fontaine, professeure (université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle)Nicolas Guillet, maître de conférences (université Le Havre Normandie)Nathalie Havas, magistrate administrative (tribunal administratif de Rennes)Sylvain Jacopin, maître de conférences HDR (université de Caen Normandie)Séverine Leroyer, maître de conférences (université Paris 13)Isabelle Moulier, maître de conférences (université de Clermont-Ferrand)Marie Rota, maître de conférences (université de Lorraine)Vincent Tchen, professeur (université Le Havre Normandie)

Liste des membres du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED) (par ordre alphabétique)

Doctorants – Membres permanents

Soraya Ben FaidaKaren ChadoutaudAlexia Loudenot-DavidManon DecauxEugénie DuvalLéa DuvalNiamkey Valérie EgnakouRenaud Eyono MessiAysegul FistikciMohammed GhezalBoubacar Hassoumi KountcheAlexandra KorsakoffJuliette LecameDaria MironovaYann PaquierMorgan PénitotDavid PoinsignonDavid Vicomte

Page 213: Les partis politiques - OpenEdition

Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

no 1 La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux épuisé

no 2 Les titulaires particuliers des droits fondamentaux 15 €

no 3 Surveiller et punir / Surveiller ou punir ? 15 €

no 4 Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ? 15 €

no 5 L’enfant 15 €

no 6 Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux 15 €

no 7 L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l’homme, 60 ans après 15 €

no 8 La liberté d’expression 15 €

no 9 Conseil constitutionnel et droits fondamentaux 18 €

no 10 Esclavage et travail forcé 18 €

no 11 Le droit de la famille en (r)évolutions 18 €

no 12 Droit et psychiatrie 18 €

no 13 Le droit d’asile 18 €

no 14 Urbanisme et droits fondamentaux 18 €

no 15 Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété 18 €

L’archive des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux propose, en accès libre et gratuit, la totalité des articles publiés dans la revue, au format PDF, à l’exception des deux dernières années diffusées exclusivement sous forme de volumes imprimés :http://www.unicaen.fr/puc, rubrique « Archives en ligne ».

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CAHIERS DE LA RECHERCHE SUR LES DROITS FONDAMENTAUX

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Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Les numéros de cette revue sont également disponibles :

• chezvotrelibraire (Diffusion / distribution : FMSH - CID)

• surlesitedeventeenligneauxparticuliers du Comptoir des presses d’universités : www.lcdpu.fr

Presses universitaires de Caen

Université de Caen Normandie, Presses universitaires de Caen, Bâtiment mrsh, Esplanade de la Paix, CS 14032, 14032 Caen Cedex 5 Téléphone : +33 (0)2 31 56 62 20 · Télécopie : +33 (0)2 31 56 62 25 Internet : www.unicaen.fr/puc · Courriel : [email protected]

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Cahiersde la Recherche

sur les DroitsFondamentaux

18 no 16

Les partis politiques

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Comité de rédaction

Dominique CustosJean-Manuel Larralde

Comité scientifique

Laurence Burgorgue-LarsenJean-Paul CostaLauréline FontaineConstance GreweÉtienne PicardHélène Ruiz FabriFrédéric SudrePaul TavernierCatherine Teitgen-Colly

Comité de lecture

Gilles ArmandFrançois Julien-LaferrièreJean-Manuel LarraldeJean-Christophe Le CoustumerMarie-Joëlle Redor-Fichot

L’objectif scientifique des Cahiers, présentés par le Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit, est de rendre compte de la variété des champs d’étude relevant des droits fondamentaux, en s’ouvrant à des problé-matiques multiples et à des contributeurs provenant d’horizons différents. Les Cahiers paraissent à raison d’un numéro par an, organisé autour d’un thème principal.

Prochain numéro

La motivation des actes administratifs

Numéros précédents

1. La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux

2. Les titulaires particuliers des droits fondamentaux

3. Surveiller et punir / Surveiller ou punir ?

4. Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ?

5. L’enfant

6. Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux

7. L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l'homme, 60 ans après

8. La liberté d’expression

9. Conseil constitutionnel et droits fondamentaux

10. Esclavage et travail forcé

11. Le droit de la famille en (r)évolutions

12. Droit et psychiatrie

13. Le droit d’asile

14. Urbanisme et droits fondamentaux

15. Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété

Adresse de la rédaction

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Faculté de droitUniversité de Caen NormandieEsplanade de la paixCS 1403214032 Caen CEDEX 5

Tél. : 02 31 56 54 78Fax : 02 31 56 54 79Courriel : [email protected] Internet : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/crdfed

Éditorial par Dominique CUSTOS, Jean-Manuel LARRALDE et Juliette LECAME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Les partis politiques

Patrick CHARLOT : Quand ça commence mal… Le Congrès général des organisations socialistes françaises (Paris, salle Japy, 3-8 décembre 1899) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Rémi LEFEBvRE : vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Jean-Pierre CAMBY : Les partis politiques en France : des organismes de droit privé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

Yves POIRMEUR : Les politiques de rationalisation des financements partisans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Samuel ETOA : Interdire Civitas ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

Xiaowei SUN : La notion de parti politique en Chine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

Wafa TAMZINI : Le rôle des partis politiques en Tunisie : entre quête du pouvoir et pacification sociale . . . . . . . . . 69

Aysegul FISTIkCI : Le statut partisan du chef de l’État turc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Yannick LÉCUYER : L’histoire dans le contentieux des partis politiques devant la Cour européenne des droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Marie ROTA : Les partis politiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Variétés

Carlos RUIZ MIGUEL : L’Union européenne et le Sahara occidental : pas (seulement) une affaire de droits de l’homme. Commentaire sous l’arrêt Western Sahara Campaign de la CJUE du 27 février 2018 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

Mamoud ZANI : Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la qualification des conflits armés. . . . . . . . . . 141

Chroniques

Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2017 par Alexia DAvID, Eugénie DUvAL, Juliette LECAME et Morgan PÉNITOT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2017 par Manon DECAUX, Guillaume DUJARDIN et David vICOMTE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Jean-Manuel LARRALDE : Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux prisons 2016-2017 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

Responsables de la publication : Jean-Manuel Larralde, Dominique Custos et Juliette Lecame

ISSN : 1634-8842

ISBN : 978-2-84133-901-3 20 €

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