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Huitième année, 35 Publication hebdomadaire Un an : 47,50 frs ; six mois : 25 frs Le numéro : 2,00 frs revue catholique des idées et des faits UT 8INT UNUM/ 1921 HEBCIEB Directeur t l'Abbé R.-G. van dën Hout Sommaire du vendredi 23 novembre 1928 La réception de M. Georges Virrès à l'Académie royale Comte Carton de Wiart Les francs-tireurs de Dinant Baron Paul Verhaegen Les origines des partis traditionnels belges» Vicomte Charles Terlinden Anticléricalisme et sottise Alexandre Masseron L'Italie catholique Mgr Louis Picard Un schisme en Egypte au XIVe siècle avant notre ère Baudouin van de Walle Ernest Hello et le problème de l'art Stanislas Fumet Les idées et les faits : Chronique des idées : Choix de lettres de Louis Veuiliot, Mgr J. Schyrgens. Faits-divers et commentaires. Orner Englebert. Union et conversions. Angleterre. Bruxelles : 11, boulevard Bischoffsheim Tél. : 220,50, Compté chique postal : 489.16, La FONDÉE LE 25 MARS ■otta les auspices de Son Etnitience le Cardinal

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Huitième année, N° 35 Publication hebdomadaireUn an : 47,50 frs ; six mois : 25 frs

Le numéro : 2,00 frs

revue

catholiquedes idées et des faits

UT 8INT UNUM/

1921

HEBCIEB

Directeur t l'Abbé R.-G. van dën Hout

Sommaire du vendredi 23 novembre 1928

La réception de M. Georges Virrès à l'Académie royale Comte Carton de Wiart

Les francs-tireurs de Dinant Baron Paul VerhaegenLes origines des partis traditionnels belges» Vicomte Charles Terlinden

Anticléricalisme et sottise Alexandre Masseron

L'Italie catholique Mgr Louis PicardUn schisme en Egypte au XIVe siècle avant notre ère Baudouin van de Walle

Ernest Hello et le problème de l'art Stanislas Fumet

Les idées et les faits : Chronique des idées : Choix de lettres de Louis Veuiliot, Mgr J. Schyrgens.— Faits-divers et commentaires. Orner Englebert. — Union et conversions. — Angleterre.

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VIIIe année, JN° 35 Vendredi 23 novembre 192»

La revue catholique des idées et des faits

SOMMAIRE

La réception de M. Georges Virrès à l'Académie royaleLes francs-tireurs de DinantLes origines des partis traditionnels belgesAnticléricalisme et sottiseL'Italie catholiqueUn schisme en Egypte au XIVe siècle avant notre èreErnest Hello et le problème de l'art

Comte Carton de WiartBaron Paul VerhaegenVicomte Charles TerlindenAlexandre MasseronMgr Louis PicardBaudouin van de WalleStanislas Fumet

Les idées et les faits: Chronique des idées : Choix de lettres de Louis Veuillot, Mgr J. Schyrgens.Faits-divers et commentaires, Orner Englebert — Union et conversions. — Angleterre.

La Semaine

♦ La place nous a manqué la semaine dernière pour parlerde l'attribution du prix Nobel de littérature au philosophe fran¬çais Henri Bergson.T.'importance... financière des prix Nobel les met hors de pair

avec les innombrables prix destinés à encourager le culte dessciences et des arts ; cette importance est cause aussi que d'innom¬brables intrigues politiques et diplomatiques entourent leurdistribution. Il suffit de se rappeler les prix Nobel pour la paix...Quant aux prix Nobel pour la physique, la chimie et la littéra¬

ture ■ sujets apolitiques s'il en est\ — leur attribution n'enmet pas moins sur les dents chancelleries et gouvernements.

Voilà donc Henri Bergson couronné comme littérateur. .-1juste titre au dire de très bons juges.Mais Henri Bergson est — avant tout philosophe. Et le

prix Nobel a beau n'aller qu'à l'écrivain, au brillant ouvrierde la prose française, le philosophe s'en trouve mis en vedette,remis plutôt, car déjà les cendres de l'oubli couvrent sa gloirebien éphémère. Et il est permis de penser que les dispensateursde la manne nobélienne n'ont pas eu l'inspiration heureuse etn'ont servi ni la philosophie ni les lettres en taxant de... litté¬rature une œuvre philosophique. Quelle singulière confusion desvaleurs !Quand un catholique, un fils de la lumière, examine une phi¬

losophie, c'est-à-dire un essai d'explication naturelle de ce quiest, la question préalable se pose : le système philosophique pré¬senté sauvegarde-t-il les fondements de la Révélation? Si non,il est inutile de pousser l'étude plus avant : la philosophie nouvelleest fausse et inadmissible.

Sans primat de la raison dans l'activité intellectuelle de l'homme',sans connaissance certaine de l'être (ce qui est) ; sans preuvesétablissant l'existence d'un Dieu personnel « unique par nature,absolument simple et immuable, distinct du monde en réalitéet par essence » (Concile du Vatican); sans possibilité d'établirle fait de la Révélation — ce Dieu parlant à ses créatures,principalement par le ministère de Jésus-Christ, Dieu et Homme,qui prouva sa divinité et sa mission par d'innombrables miracles

sans tout cela, que reste-t-il de la Vérité Catholique?Or, M. Bergson est antiintellectualiste. Les notions de sens

commun sont répudiées par lui. Toute certitude objective se dis¬sout dans un intuitionnisme subjectif, un immanentisme sansconsistance. On ne parle plus d'être, mais de devenir. Et /'évolu¬tion créatrice, la continuité de jaillissement sont les sommetsde cette explication du monde qui conduit logiquement au sep-ticisme.L'Eglise ne pouvait pas ne pas condamner une doctrine quisape par la base tout l'édifice catholique. Elle condamna aussi

toutes les tentatives d'adaptation de la philosophie nouvelle àla vérité religieuse. On ne marie pas l'eau et le feu, onjne conciliepas les contradictoires. ~Mais si la partie constructive de la philosophie bergsonienne

— et qui d'ailleurs a passé de mode et est allé rejoindre les milleet un systèmes qui jonchent la route de la pensée humaine — n'estqu'une erreur philosophique de plus, si son influence a été perni¬cieuse en ce qu'elle fut une des génératrices de l'hérésie moderniste,la partie critique, destructive si on peut dire, ne fut pas sansrendre de grands services aux pauvres victimes des erreurs philo¬sophiques régnantes lors de Vavènement, et du brillant triomphedu bergsonisme.

« On peut facilement imaginer - - a écrit notre ami Henri Massis— le sentiment joyeux et libérateur que suscita dans les âmes cettedoctrine qui enlevait au déterminisme tout fondement scientifiqueet le reléguait parmi les vieilleries métaphysiques, pour y substituerune psychologie vraiment expérimentale qui (...) déclarait, dèsl'abord << qu'il n'y a rien de plus immédiatement donné, rien deplus évidemment réel que la conscience», et que « l'esprit humainest la conscience même », pour conclure ensuite à la réalité dulibre arbitre, à la distinction de l'esprit- et de la matière, à unecertaine substantialité de l'âme, au moins la probabilité de sa sur¬vivance. Ainsi cette doctrine, qui inclinait vraisemblablementvers la connaissance d'un Dieu personnel, laissait peu à peu sefaire jour les inquiétudes de la vie spirituelle et menait jusqu'auseuil de la vie religieuse. Il est des âmes qui furent sauvées parelle de l'athéisme de la philosophie régnante et chez qui elle renou¬vela les sources de la vie; elle délivra toute une génération duscientisme, du spencérisme, du sociologisme « de la négation systé¬matique et du scepticisme doctoral » où fut élevée notre jeunesse ».

Mais, hélas ! si « c'est à la manière d'un contre-poison que Iebergsonisme a pu agir sur des âmes atteintes par toutes les maladies modernes de l'esprit, il leur faut l'élirtyiner à son tour. »

« A quoi bon — ajoute Massis — avoir montré à l'homme qu'ilest libre et ouvert à son âme les perspectives infinies de l'immor¬talité, à quoi bon avoir parlé d'un Dieu créateur, si ces'notionsdoivent demeurer inintelligibles, étrangères à notre science et ànotre raison, si de tout cela nous ne pouvons avoir nulle connais¬sance et rien qu'une imagination capricieuse? Il y a dans cettedoctrine un principe de fausseté qui détruit cela même qu'ellesouhaite le plus vivement de rétablir. »Le dernier numéro des Nouvelles littéraires donnait un portrait

du lauréat dédicacé comme, suit : « Philosopher serait facile, si desidées toutes faites ne venaient continuellement s'interposer entrenotre esprit et les choses ».

Ces idées toutes faites — et qu'il estime erronées —- M. Bergsonles a qualifiées, ailleurs, de « philosophie naturelle de l'esprit hu¬main ». C'est le sens commun bien entendu, une connaissancenon réfléchie, non « pensée > , non creusée, non systématisée, dela vérité. Connaissance vraie. De là, une boutade bien plus exactesous sa forme paradoxale que la dédicace inscrite par M. Bergsonsous son plus récent portrait : la philosophie n'est que du raffine¬ment sur des choses connues. 1

La réception de M. GeorgesVirrèsà VAcadémie Royale.

Discours au nom de l'Académie (I)Monsieur,

Vous voici sur la sellette... Au moment où l'Académie vousreçoit en son sein (pardonnez-moi cette image classique), elle meconfie à moi-même le droit et le devoir de vous j dire vosquatre vérités.Pour la durée de quelques instants, votre œuvre^et votre per¬

sonne m'appartiennent. J'aurai à rechercher quand et commentvous êtes devenu la proie du démon de la littérature et pourquoivous avez embrassé une carrière aussi singulière quand tantd'autres vous étaient ouvertes. J'aurai à étudier l'influence qu'exer¬cèrent sur vos écrits votre naissance et votre éducation, votretempérament et votre caractère, sans négliger de rappeler lesprincipales péripéties de votre destinée ni de décrire le décoroù elle s'est déroulée. Et si vous me demandez de justifier uneentreprise aussi indiscrète dans ses curiosités, je vous répondraiqu'il m'incombe de révéler, non pas à cette audience d'élite quivous connaît bien, mais à vous-même, Monsieur, qui pourriezne pas vous en douter, les motifs qui ont fixé sur Georges Virrèsle choix de notre compagnie.Comme toutes les choses humaines, l'immortalité académique

se paye. Attendez-vous donc à subir cette rançon traditionnelle.L'épreuve en est redoutable pour celui qui en est la victime pas¬sive, et que nous appelons d'un mot affreux, bien fait pour lepréparer au poids des dignités officielles : le récipiendaire. Ellene laisse pas non plus d'être embarrassante pour celui qui devient,en cette circonstance, le porte-parole de ses confrères. Quoiqu'il fasse, il est coincé entre deux écueils : ou bien il s'expose àêtre taxé de bénisseur s'il se complaît dans l'éloge et s'il déçoitde la sorte les auditeurs malicieux qui goûtent mieux ce genrede discours s'il est saupoudré de sel plutôt que de sucre. Ou bienil risque d'êtrè tenu pour pédant lorsque, profitant d'une telleoccurrence pour s'ériger en censeur du nouveau venu, il s'attarde,à propos de son œuvre, à des querelles d'école, de syntaxe oude style.D'autres auraient été beaucoup plus qualifiés que moi pour

remplir vis-à-vis de vous cette magistrature si honorable, maisdélicate, d'introducteur parlant au public. Ils s'en fussent acquit¬tés avec une autorité qu'une vieille amitié sans aucun nuagene suffit assurément pas à me valoir, je pense surtout à cet aca¬démicien de la première promotion que vous allez remplacer parminous et dont vous nous parlerez tout à l'heure, au maître desKermesses, des Fusillés de Matines, des Milices de Saint-François,dont vous avez pénétré et aimé la manière colorée et faroucheet l'âme si naturellement compatissante aux humbles et aux rustresde notre terroir flamand.Dans un numéro tout jauni de la Réforme du 16 avril 1S99,

j'ai retrouvé les lignes que Georges Eekhoud consacrait à votrepremier livre, un recueil de contes dont le titre pourrait symbolisertoute votre œuvre « En pleine terre. Il me plaît de les reproduireici afin de mettre d'emblée cette séance sous la parrainage dugrand écrivain que nous avons perdu et que ce soit en quelquesorte lui qui vous reçoive au seuil de notre maison, ainsi qu'il vousaccueillait et vous encourageait, il 3- a trente ans, lorsque, encoreinconnu sous un pseudonyme aujourd'hui radieux, vous débutiezdans ce noble et ingrat métier des lettres auquel vous êtes, depuislors, demeuré si ardemment fidèle :

î*(i) piscours de réception prononcé par le comte Carton de Wiart, ministred'État.

• M. Georges Virrès, écrivait-il, publie tin livre copieux etsavoureux comme la Pleine Terre qu'il nous chante. M. Virrèsest un jeune, un vrai jeune, et, faisant honneur à son nom ou àson pseudonyme, c'est un mâle, un sain et viril garçon, épris deforce cordiale, de beauté plastique, de robuste émotion. Depuisbien longtemps, aucun prosateur nouveau ne nous avait donnépareille impression de vie et de probité d'art. Dès l'entrée enmatière de son livre, intitulée Premier août, on a tous ses apai¬sements sur le tempérament et la voie de l'auteur. Elle est lyrique-ment communiante, son invocation aux bons aoûterons qu'ilnous montre à table, puis au repos. Il y a du fluide sympathiqueplein les phrases du jeune conteur. Tout le livre sent réellementbon, embaume la chair appétissante comme le pain même, la chairde travail, d'amour et de bataille, la forme humaine éternelle¬ment belle et, même au dire orthodoxe, le plus noble temple deDieu. La frustesse de mainte page de M. Virrès en fait précisé¬ment le charme. Style souvent à peine équarri, mais taillé envocables sonores et exubérants. Combien, chez un jeune, cettenaïveté et cette témérité sont préférables aux sages et poussivesrhétoriques de tant de débutants qui naquirent vieillards delettres et pions haineux, hostiles aux généreus pionniers d'art.Trop de néologismes? Et après? Un peu d'excentricité, un peud'outrance me messied pas ; c'est im besoin d'affirmation, et toutepléthore est préférable à l'anémie. Plutôt le mot qui en dit troplong ou trop gros que le mot qui n'arrive même pas au but. Quelécrivain de style n'a point passé par cette sursanguinité ? Surtoutquand cet écrivain est d'ici, du Limbourg, du Brabant ou deFlandre... »

** *

En ce temps-là, Monsieur, où pour nos aînés comme GeorgesEekhoud, vous n'étiez encore qu'un débutant, vous aviez depuislongtemps cessé de l'être pour nous, vos contemporains. Maintesfois, nous avions vu la signature de Georges \ irrès flamboyerdans les journaux estudiantins de Louvain, puis dans ces revuesd'avant-garde qui sont les pistes d'entraînement où les jeunespoulains de la littérature courent leurs galops d'essai! Votreprose énergique, mais un peu tourmentée, qui réflétait quelquechose de votre admiration pour Camille Lemonnier, nous étaitdevenue familière. Votre haute stature aussi, et votre visage graveauquel le monocle ajoutait un léger accent d'impertinence, quecorrigeaient tout de suite la courtoisie de 1 accueil et la bontéfoncière qui animait vos propos. Dans nos réunions et nos congrèsjuvéniles, l'attention et la sympathie allaient d elles-mêmes àce causeur ou à cet orateur taillé en force, élégant et bien disant,qui scandait volontiers ses mots comme l'écrivain martelait sesphrases, et qui, manifestement, ne parlait qu'après avoir réfléchi.Déjà, vous aviez votre légende. Monsieur. Et depuis tant

d'années, elle n'a guère changé. Telle qu on la chucnottait alorsautour de vous, telle la connaissent nos écoliers et nos collégiensd'aujourd'hui à qui on s'applique à révéler les lettres et les auteursbelges. (Grâces en soient rendues à leurs maîtres!) Cette légende,qui a ainsi mûri avec vous, nul doute qu elle ne vous survive.Elle offre d'ailleurs ceci de remarquable, ette légende, c estqu'elle diffère à peine de la vérité.On parlait de vous comme d'un jeune burgrave qui, là-bas,

par-delà les landes de Beverloo, au sud de la Campine lunbour-geoise, entre la Taxandrie et le pa3Ts de Hasselt, se confinait enun vieux donjon à peine rajeuni, juché sur une grosse butte deterre et dressant ses pignons à redans au-dessus du miroir de

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDÉES ET DES FAITS. 3

calmes étangs encadrés de saules et de roseaux. Ce vieux donjon,qui servit jadis de repaire au farouche sire de Lumay, au temps desGueux de mer et des bois, on disait qu'après avoir de bonne heurerenoncé aux succès du Barreau, ce jeune sage en avait fait, —tel Octave Pirmez en son château d'Acoz, — l'asile d'une solitudetoute peuplée de ses goûts et de ses rêves.Il en descendait parfois, non pas comme le burgrave de jadis,

pour rançonner les moines et les marchands du plat pays, maisafin de se mêler modestement, durant quelques jours ou quelquesheures, aux gens et aux passions des grandes villes. Mais il ne s'yattardait point et s'en retournait bientôt, sans regrets comme sansamertume, jusqu'au fond de ses bruyères sauvages, méditanttout cela dans son cœur.

Que ce fut de loin, que ce fut de près, je dois cependant cecorrectif à votre légende, Monsieur, c'est que vous avez parti¬cipé avec ferveur à toute la bataille d'idées qui remuait à cemoment, en Belgique, la vie des arts et des lettres, comme elleagitait et transformait toute notre action politique et sociale.Est-ce une illusion? Suis-je enclin à exagérer, en m'arrètant

à ces souvenirs, l'importance d'une crise que le recul de la guerreet de l'après-guerre refoule déjà dans un passé lointain et siobscur pour les nouveaux venus d'à-présent ? Mais il me sembleque rarement une nouvelle génération connut des heures aussiexaltantes et fécondes que cette jeunesse belge de 1890 où s'éveil¬lait votre personnalité et que cette date marqua vraiment dansnotre pays une de ces étapes décisives où, tout d'un coup, la sèved'une société humaine bat d'une ardeur plus généreuse et monted'un rythme plus vif dans la ramure qu'elle renouvelle.Autour de nous, en d'autres groupes de jeunesse, fermentaient

aussi des idées et des émotions qui, parfois même, bouillonnaientjusqu'à la révolte. Mais dans les milieux auxquels vous appar¬teniez, Monsieur, par vos traditions familiales et votre éducationautant que par la fidélité de vos croyances, cette fièvre de renou¬veau était d'autant plus passionnante qu'elle contrastait davan¬tage avec la mentalité satisfaite et figée de la plupart des anciensqui oubliaient trop que l'ordre est une construction de tous lesjours. Tandis que chez ces aînés, le respect des faits accomplisse doublait d'une invincible méfiance pour tous les faits à accom¬plir, les jeunes de 1890 s'indignaient des ignorances et des misèresauxquelles un régime tout pétri d'égoïsme inconscient condam¬nait la masse des hommes. Un grand courant de justice les pous¬sait vers le peuple, prenant sa source au plus profond de la fra¬ternité des âmes. Organisation des métiers, législation du travail,service personnel, enseignement obligatoire, égalité politique,expansion coloniale, toute ces audaces, — qui depuis, maisalors!..., — toutes ces réformes étaient les leurs. A d'aussi hardisnovateurs, la vie publique telle que la comprenaient leurs prédé¬cesseurs faisait l'effet de je ne sais quel carrousel hermétiquementclos où d'honnêtes chevaux de bois tournaient inlassablementen rond au son de la musiquette clérico-libérale. Etre pris en croupesur de telles moutures!... Ils rêvaient de plus nobles chevauchées!Surtout, leur enthousiasme aspirait à l'espace. Il leur fallaitde l'air, de l'air, dussent-ils briser quelques vitres!Parmi ces jeunes, ceux qu'animait en outre la passion des lettres

et des arts, s'insurgeaient du même cœur contre les canons et lesformules qu'une discipline routinière prétendait leur imposer etqui confondaient volontiers Boileau et les Pères de l'Eglise. Sou¬mis au dogme et à la morale, ils entendaient pourtant revendiquerleur entière liberté artistique et littéraire. Que le croyant, — férude la vocation d'écrire, — borne ses complaisances à l'ingéniositédes rythmes, au choix des tons et des couleurs, à l'interprétationpurement verbale ou picturale de la vie et du décor, — ou qu'ilveuille imprégner son œuvre des convictions et des aspirationsdont son âme est pleine, n'est-ce point affaire à lui et à son géniepropre? Vous souvenez-vous, Monsieur, de nos belles contro¬verses sur ce thème? A la vérité, dans ce groupe, — où se formanotre amitié, — l'éclectisme qui régnait n'empêchait pas la plu¬part d'entre nous de préférer à l'impersonnalité des Parnassiens,à la subtilité des symbolistes, ou à la brutalité de l'école de Médan

le spiritualisme d'un Barbey d'Aurevilly, malgré ses manies,d'un Verlaine, malgré ses faiblesses, ou même d'un Léon BI03-,malgré ses outrances. Mais tous comprenaient leur temps etl'aimaient d'un amour intense. Ils voulaient vivre leur siècle etnon refaire l'œuvre des âges révolus. Ah! certes, on ne pouvaitplus les taxer d'arriérisme ou d'obscurantisme, ces fils d'unetradition à qui rien d'humain ne doit être étranger. Commece bel adolescent, que Victor Rousseau taillait à la même heureen plein marbre, ils apparaissaient s'arc-boutant au passé, maisface à la vie qui vient, le front haut, le regard planté droit dansl'avenir, sans forfanterie mais sans peur, avec une énergie confianteet une indéfectible espérance.

* ' *

Leurs sentiments et leurs conceptions se traduisaient dans despublications éphémères qu'une histoire des Lettres belges, sielle veut être impartiale et complète, ne pourra passer soussilence : le Drapeau, que Firmin Van den Bosch brandissait avecune combativité allègre et une verve d'enfant terrible, la Lutte,où Georges Ramaekers clamait en vers et en prose ses enthou¬siasmes et son intransigeance, le Spectateur catholique dont Edmondde Bruyne avait fait un recueil singul èrement original, d'un goûtraffiné et d'une orthodoxie subtile. Plus importante encore,cette Durendal qui vit le jour en 1893, aux côtés et sous les auspicesde notre Avenir social, devénu plus tard la Justice sociale, organede la jeune Droite. Durendal, — revue catholique d'art et de litté¬rature, — .disait son sous-titre. Pendant plus de vingt années,elle fut un foyer lumineux de vie intellectuelle et littéraire,accueillant aux jeunes talents et faisant rayonner les œuvresde chez nous dans des milieux que la glorieuse campagne de laJeune Belgique avait à peine pénétrés. Son directeur, ou mieuxson animateur, était l'abbé Henry Moeller qui en avait fait sonœuvre, que dis-je, sa raison de vivre, à tel point que lorsque saDurendal fut tout d'un coup brisée par la grande guerre, il ne luisurvécut point.Ah! le curieux petit homme, actif, impétueux et dont les goûts

et les jugements ne connaissaient point de moyen terme entrele dithyrambe et l'invective. Dans cette geste de Durendal, dontle titre évoquait les exploits des Douze Pairs, il faisait figure,disait-on, de ce bon archevêque Turpin qui ne levait le brasque pour frapper ou pour bénir. Mais quelle parfaite loyautéd'âme! Quel zèle véhément et désintéressé pour les Lettres!Quel dédain pour toute bassesse e,t toute compromission! «Leseul souci qui compte en ce monde, proclamait-il, c'est de réaliserson idéal. » Il aurait voulu qu'à cette formule banale, qui se répèteà chaque rencontre : « Comment allez-vous ? », une mode nouvellesubstituât la question que voici : « Comment va votre idéal? ».Bien entendu, sa suggestion n'eut aucun succès. N'importe, ilcontinuait à vivre et à travailler pour l'esprit et non pour la matière,beaucoup plus soucieux d'alimenter sa revue que son pot-au-feu,n'écrivant lui-même que de rares articles d'un stj-le un peu lourd,mais en revanche relançant sans répit ses collaborateurs et jus¬qu'à ses abonnés par ses épîtres d'une petite écriture fine et inta¬rissable, ravi quand il découvrait un beau talent ou une grandeâme, et se mettant alors tout entier à sa dévotion.Vous souvient-il, Monsieur, de sa modeste chambre de la rue

du Grand-Cerf, où le visiteur était saisi dès l'entrée par l'âcreparfum de son vieux tabac d'Obourg et ne pouvait s'asseoirqu'après avoir déplacé des piles de livres et de paperasses entasséessur les chaises. On l'y trouvait à toute heure, accueillant et bon,attentif à tout ce qui pouvait servir cette cause des Lettres etdes Arts qu'il aimait passionnément. Cette chambrette étaitdevenue un rendez-vous pour les jeunes écrivains. Parmi ceuxqu'on y rencontrait et -qui ont disparu déjà de l'horizon de cemonde, ne revoyez-vous pas comme moi ce charmant poète dela Rose et l'Epée, Charles de Sprimont, dont l'inspiration était sihaute et la forme si pure et qu'un cruel destin devait faucherdans sa fleur ? Ne revoyez-vous pas aussi cet autre de nos amis,

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4LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEE- ET DES FAITS.

Olivier George Destrée qui nous semblait alors, avec son beauet calme profil et ses cheveux d'un blond- d'or pâle, descendu toutvivant d'une fresque du Quattrocento ou d'un vitrail de BurneJones? L'esthétique de la Renaissance italienne et l'art des pré¬raphaélites anglais avaient tout naturellement conquis cet espritnoble et délicat qui devait bientôt achever de s'épanouir et d'épan¬cher la plénitude de ses dons dans une vie monastique et liturgiquetoute de paix et de travail, de prière et d'harmonie.Le mérite propre de l'abbé Moeller, et 11 ne fut pas mince,

— en un temps et dans un pays où l'inteilectualité pure devaitcompter avec tant d'obstacles, — hélas I j 'ai tort de parler au passé— c'était de rendre aux jeunes confiance en leur art. de défendre,fût-ce contre eux-mêmes, la beauté de leurs rêves.Mais vous n'aviez pas besoin, Monsieur, de tels encouragement s

pour vous retenir dans la voie littéraire. Une autre influence,plus proche de vous, vous dictait cette fidélité à votre vocation.Et cette influence, vous la subissiez sans contrainte, que dis-je,avec une joie ravie et renouvelée chaque jour.

** *

Vous entendiez, vous n'avez cessé d'entendre la voix maternellede votre terre. De toutes ses fenêtres, votre Burg de Lummenregarde des horizons de prairies, d'étangs, de forêts où votre âmese voit chez elle et qu'elle interprète comme d'instinct. « Le vil¬lage, c'est vous qui parlez, s'étale en contre-bas du plateau, boiséd'un côté, couvert ailleurs de petits champs aux haies de noise¬tiers. d'acacias ou de chênes. Un moulin à vent fait face là-hautà tous les points de l'espace parmi les terres cultivées ; vers l'ouest,une chapelle blanche occupe le point culminant de ces collines,au milieu des taillis, près des pinières, mais pourtant sur le bordd'une route claire qui gagne Tessenderloo... Les collines succèdentaux collines dans cette direction, tandis que, sur l'autre versantde notre montée, le Dénier fertilise de moelleuses prairies, à moinsque l'on n'oblique vers l'est et de là vers le nord, où la véritableCampine des marais, de la garigue, des étendues sauvages, gardeun peu de sa beauté inviolée (i).La première fois que je découvris ce pays, qui est si complè¬

tement et si parfaitement vôtre, ce fut en octobre 1905, à l'occasiond'une fête sylvestre qui, après celle d'Esneux, marqua le débutd'une croisade très opportune destinée à enseigner à nos popu-1 ations et à nos pouvoirs publics toute la sollicitude qu'il sied(Tavoir pour l'arbre et pour la forêt. A l'appel du bourgmestrede Lummen, — vous aviez, ce jour-là, Monsieur, ceint votre plusbelle écharpe, — nous étions vënus de partout fêter un admirablechêne millénaire, qui est le doyen de vos administrés. Il y avaitlà Camille Lemonnier, Jean d'Ardenne, James Ensor, Fierens-Gevaert, Nicolas Theelen, Léon Souguenet, j'en passe et des meil-veurs, illustres, notoires ou inconnus, mais confondus déjà en unevéritable union sacrée pour la défense et l'illustration de notresolDans une fine bruine d'automne, qui rendait plus pénétrant

l'arôme des feuilles mortes où nous tracions notre route, un longcortège s'enfonça sous bois, escorté des drapeaux des gildes desenvirons. Des écoliers portaient des branches comme des flambeauxet des petites filles blondes et rougeaudes, en robes de commu¬niantes, avançaient en rangs, se tenant timidement par la main,comme dans les tableaux de Léon Frédéric.Le vieux chêne, Mathusalem des arbres de la Campine, qui

abrite dans ses branches une petite Vierge miraculeuse, écoutasans broncher les louanges et les apostrophes qui lui furent pro¬diguées. J'entends encore le mâle accent et l'admirable prosede celui que nous appelions le Maréchal des Lettres belges : « Depuismille ans, tu regardes à l'orient des bois se lever le clair visage dujour. Tu es le frère des fleuves, de la montagne et de la plaine.Tu es comme un morceau de la durée en qui recommence l'énor-ruité farouche de la Genèse et éternellement se rajeunit en toile miracle des renaissances. Des forêts sont sorties du torrentininterrompu de tes sèves ; l'ouragan, à pleins poings, tordit tacrinière: la foudre, de ton front à la base, fit ruisseler ton sangvert, et, cependant comme aux premières aubes, le cœur de laterre, à coups sonores, bat toujours sous ton écorce (2) ».Je l'ai revu souvent, depuis ce jour, ce vieux Patriarche de vos

bois que chantait ainsi Lemonnier. J'ai revu souvent ce pays

U) « A coté de la guerre », p. 23.(2) Le samedi du 28 octobre 1905.

de Lummen aux charmes austères et qui conseille la méditation.Je l'ai revu à l'époque des crues hivernales qui transforment enun grand lac toutes les prairies basses jusqu'au glorieux bourgde Haelen. Je l'ai revu en printemps lorsque les talus des cheminscreux ne sont plus qu'un écroulement de genêts d'or et que desguirlandes de fleurs fraîches sont suspendues aux petites chapellesdes carrefours. Je l'ai revu enfin aux jours de Thermidor, quandle grand soleil embrase ici la joie des moissons, là-bas le mystèredes landes et des grands marais de Ter-Laenein. Je comprendsque vous chérissiez cette terre à qui je ne puis penser sans penserà vous. J e comprends que, vivant contre son cçeur, vous ne voussentiez que la partie d'un grand tout divin. Vous vous êtes assi¬milés l'un à l'autre. Fils de cette terre, chantre de cette terre,votre génie littéraire. Monsieur, lui a rendu en amour et aussien gloire tout ce qu'il lui doit d'originalité et de force.

** *

Votre premier livre, celui dans lequel Georges Eekhoud. bonjuge, saluait de si riches promesses, était une suite des fresquesglorifiant l'épopée des paysans flamands pourchassés par lesSans-Culottes. Le chapitre qui clôture ces récits de chouannerie :La Journée de Gheel, et qui décrit le régiment des Fous se préci¬pitant sur les baïonnettes françaises est d'un pathétique tel qu'onne peut le lire sans un frisson.Pour moins lyrique qu'elle soit, je place cependant bien au-des¬

sus de cet ouvrage de début votre Bruyère ardente qui le suivitde près. Cette fois, il s'agit d'un véritable roman d'une observationaiguë et qui est tout proche de la vie.Ah! Certes, vos rudes terriens de la Bruyère ardente ne

ressemblent point à ces brutes immondes dont Zola nous a faitla malveillante caricature, ni à ces paysans épiques à- quiLéon Cladel prêtait sa propre grandiloquence, ni à ces êtres sen¬sibles que George Sand mit un moment à la mode avec Françoisle Champi. Sans doute, il y a aussi chez vos héros de la lourdeur,de la grandeur, de la passion. Mais tout cela, mêlé à d'autresalliages encore, défauts ou vertus, que peuvent seuls devinerceux qui vivent, délibèrent, travaillent, prient avec eux ou toutauprès d'eux et qui les aiment, comme vous, d'un cœur fraternel.Les personnages de votre roman sont vivants. Je suis certain

que vous pouvez, au nom que vous avez donné à chacun d'eux,substituer un nom véritable. Ce vieux bourgmestre Vliebergh^'Ancien, taciturne et respecté, aussi soucieux de son autoritéque du bien de sa commune, — ce rousseau de Fons, le lousticdu village, — Hyacinthe Deput, le sacristain à la bedaine débor¬dante, directeur de la fanfare locale, correspondant du journalDe Weergalm van de Kempen si naïvement infatué de son impor¬tance, — M. le Curé à la fois combatif et prudent, — retroussantsa soutane, en relevant, selon son habitude, ses mains plongéesdans le fond de ses poches «, intervenant dans les rixes pour calmerses paroissiens, au besoin, à coups de bourrades et de taloches,— la jeune héroïne du récit. Mina, une gracieuse figure de vitrail,toute de simplicité vaillante, de piété et d'amour, — autant detypes que vous avez dessinés d'après nature. Il faut avoir appro¬fondi le mystère de cette race pour noter ses traits essentiels,comme vous le faites par exemple en cette sortie de grand'messe :

> La foule s'écoulait, ressaisie par le songe taciturne de son sang.Elle reprenait, — après l'heure de transports religieux, -— la rêveriedes immensités de paix, l'habituelle communion de l'être et deschoses sous l'infini du ciel, devant les étendues sans bornes.Ainsi vivaient intérieurement ces contemplatifs de la terre fla¬mande. Ils portaient l'image, impuissants à la formuler. Artistesscellant à jamais dans leurs cerveaux de primitifs toute l'émotiond'une aurore, toute la tragique beauté d'une agonie de lumièreset vivant seuls devant de merveilleux trésors. A l'extérieurbalourd, mâchonnant des mots qui tombent comme des ferrailles,rétifs aux nuances de l'expression, telle attitude plastique, telleémotion surgissant des profondeurs de leurs rétines, révèlentsoudain le poète latent dans le plus massif remueur de terre.

Et leurs plaisirs seront naïfs, comme ceux des enfants. Ousous le coup de la poussée physique, les joies des kermesses, beu¬veries avec les mangeailles et toutes licences de chair briserontle silence de leurs gestes, ou la colère qui grise comme l'alcools'exacerbera terrible et agitera le drapeau de haine, noir et sanglant.Mais la vie coutumière les ramènera aux paroles simples et d'habi¬tude, à la tradition de leurs actes, toujours isolés dans le tréfondsde leur cœur. «

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. 5

Psychologue avisé de ces âmes frustes, mais, non vulgaires,habile à pénétrer ces mentalités campagnardes que l'observationsuperficielle tient parfois pour sournoises tandis qu'elles sont,avant tout, réfléchies, on vous retrouve aussi toujours pénétrédu sens des paysages amples et vivifiants qui sont le cadre deleur vie. Ceux qui vous ont reproché de vous y attarder avec tropde complaisance, oublient tout ce que la nature représente dansl'existence de ces terriens, pour qui le soleil qui chauffe ou se voile,le vent qui souffle, l'orage qui gronde, c'est la peine ou le repos,la richesse ou la ruine. Que d'admirables scènes agrestes, parexemple, cette joie des bêtes lorsque Manus Yliebergh, qui apassé plusieurs jours au chevet du lit de son vieux père malade,reprend son labeur un moment interrompu : « Manus descendità la cour de la ferme. Les fumiers séchaient au soleil. Dans un

coin d'ombre, devant le trou de l'étable aux vaches, les volaillesgrattaient le sol. Quand il approcha, toutes les poules coururentvers lui ; elles remuaient les ailes, gloussant, frappant du bec-autour du gars, frappant du bec même ses sabots, et le coq,affairé guignait les alentours pour ramasser le premier graindu maïs attendu, et l'offrir à ses compagnes. Le paysan ne s'arrê¬tait pas. Des pigeons s'envolèrent et s'abattirent sur le toit oùils piétinèrent, se rengorgeant et roucoulant doucement. Il effrayales canards mélancoliques auprès de la mare aux trois quartsvide : la bande défila, les palmipèdes dandinant leur croupionmulticolore. Comme il poussait le volet de la porte de l'écurieet faisait glisser le verrou, un cheval agita sa crinière, soufflapar ses narines, frappa de ses sabots dans la litière et tira sur lalonge. Manus détacha son licou et passa un collier au-dessousde ses oreilles. Le cheval avançait la tête, puis baissait la ganache,hâtant son harnachement; il s'impatientait sous la bride, secouantla gourmette. Avec un hennissement joyeux, il suivit son conduc¬teur vers la lumière, les flancs soulevés, le poil frissonnant, balayantses cuisses nerveuses du mouvement rythmé de sa queue. Lesdoigts passés dans le mors, Manus faisait reculer la bête entre lestimons d'une charrette, et les traits étant fixés la ventrière boucléepar-dessus le brancard, il s'enleva sur le moyeu de la roue et saisitla rêne

» Hiûe ! »

Je n'ai rien dit encore de l'affabulation. Elle est simple et belle.Roeck, le village, et Rotsem, le hameau, vivent sur le pied de

-guerre. De longues inimitiés, enflées à chaque génération, animentles uns contre les autres les habitants du village et ceux du hameau.Un ingénieur agricole venu de la ville, un certain Derbat, au regardlouche et à l'âme louche, a acquis la principale ferme de Botsem.Les paysans du hameau, dont il s'est fait le conseiller et le banquier,renforcent leur hostilité de son astuce. Grâce à ses intrigues,Botsem va obtenir son érection en commune indépendante!...Au début du récit, la nouvelle de cet affront, apportée aux gens duvillage par les pétarades et les clameurs de joie du hameau, lesenivre de rage... Ils ripostent en organisant en l'honneur de leurbourgmestre, dont c'est le jubilé, une grande fête populaire.Tous se sont piqués d'émulation pour préparer la fête. Les

plus vieux, les peekes ont voulu prendre leur part de la besogne :« Les pauvres diables, les mercenaires usés, courbés et torduscomme les saules chargés d'ans, avec, entre leurs bras, les effortsaccumulés des tâches forcées, soutenues encore chaque jour dansun héroïsme tranquille, arrivaient en souriant de leurs mâchoiresédentées, puis s'entêtaient dans un surcroît d'ouvrage qu'ils vou¬laient s'imposer en l'honneur du bourgmestre.

Leurs quelques sous de salaire gagnés après le trimage dela longue journée, c'étaient eux, les peekes, les petits vieux, cassésaux genoux, traînant leurs sabots, salivant en tirant la fuméedu court tuyau noir de la pipe, le contentement se révélant sur lafigure par l'ovale arquée depuis le menton jusqu'au nez de chaquecôté de la bouche et qui se creusent en deux lignes plus profondesparmi les mille rides de leurs faces jaunies... C'étaient eux, lespeekes, venant rejoindre ceux qui travaillaient à la décoration desmaisons et des rues. Us avaient des voix qui essayaient de gaispropos, ainsi que des cloches fêlées qui sonneraient pour une fête.Ils soulevaient, à trois ou à quatre, de longs poteaux peinturlurés,et leurs pantalons rapiécés, étriqués et de couleurs vagues, setendaient et se bossuaient sur de gros os qui pointaient sous1 étoffe. Ils se hâtaient, lorsqu'un objet faisait défaut, ils se hâ¬taient d'aller le prendre à trébuchantes enjambées, et revenaientportant soit un outil, soit des verdures, muets à cause du soufflequi leur manquait maintenant, et les jeunes leur laissaient ces

faciles contentements, heureux de cet unisson de tous les cœurs,de l'accord de toutes les volontés. »

La description de la fête : cérémonie religieuse, — discours, —jeux populaires, — fanfares, — ripailles, — trivialités et beuveries,fourmille d'excellents traits d'observation. Toute .cette gaîtécampagnarde fuse en plaisanteries lourdes et cordiales, débordeen franches lippées.Mais voici que Manus, le fils du vieux bourgmestre Vliebers, —

le solide gars que le parti de Roek tenait pour son champion, —Manus, l'ennemi personnel de Derbat, l'étranger, s'éprend d'unepassion fougueuse pour Julie, la sœur de ce Derbat. Et cette passionlui fait tout oublier, jusqu'à la parole qu'il a donnée à cette suavepetite Mina, dont le cœur est et reste tout à lui... Et les événementsse précipitent bientôt tragiques. Derbat a fait défense à sa sœurde revoir son amant.Mais Julie, que l'ardeur de Manus a gagnée, paisse outre. Elle

assigne à Manus un nouveau rendez-vous... Mina, la pauvredélaissée, a appris que Derbat profiterait de ce rendez-vous pourassouvir, sur Manus et sa complice, sa vengeance et sa jalousie.En vain elle tente de dissuader son ancien fiancé de sortir de chezlui, au soir fixé.N'y réussissant pas, elle parvient, dans les ténèbres,à tromper les yeux 3e Derbat qui lui envoie le coup de fusil destinéà Julie. Le récit se ferme sur les obsèques de cette petite sainte,dont le sang innocent a rougi la bruyère et dont la mort éteintles vieilles haines.Après vingt-sept ans, je viens de le relire, ce roman de la Campine.

Il m'a charmé et ému plus qu'au premier jour. Oui, c'est une œuvrede vérité et de beauté qui défiera le temps, car jamais sans doute,la vie de ce vieux terroir ne fut traduite de façon plus directeet avec une ordonnance littéraire plus parfaite.Je crois pourtant que vous lui préférez vous-même, — mais

l'auteur n'est pas le meilleur juge de son œuvre, — un livre desept ans plus jeune, cet «Inconnu tragique» qui est,je le reconnais,d'une recherche plus rare et où le sens de la mystique campinoisese révèle plus pénétrant, à tel point que des docteurs ès sciencespsychiques y trouveraient sans doute ample matière à leurs étudeset à leurs gloses.C'est un ouvrage moins composé, — il s'agit d'une série de nou¬

velles, — mais dont l'objet reste unique. Vous l'avez consacréaux puissances occultes, aux forces mystérieuses qui possèdent lesterriens et envoûtent parfois leur volonté. Il y règne une inquié¬tude continue. Il y plane la hantise d'un pouvoir fatal sous lequelploient les êtres et les choses. L'épidémie qui décime les bêtes etrépand l'angoisse dans les chaumières, l'innocent qu'on dit êtrepossédé du démon, la passion de la terre, les nuages chargés demenaces, les amours farouches et sanglantes, la naïveté des prières,les cris venus d'on ne sait où dans la nuit, les « marais qui paraissentblêmes sous la lumière laiteuse qui tombe d'un ciel bas », — lesscènes et les drames dont cette œuvre est faite réflètent des mœurs

et des sorcelleries lointaines qui disparaissent déjà ». Les âmes,avez-vous écrit, s'apparient sans le savoir à la couleur de l'atmos¬phère, et c'est pourquoi, quand les campagnes restaient livrées àelles-mêmes, isolées avec leurs forces sourdes, au fond des plaines,c'est pourquoi respirait ici une vie secrète, une ardeur cachée quetrop de nouveaux venus, trop de passants étrangers ont à jamaisdéchirées. » C'est dans un tel livre, Monsieur, et dans quelques-unes des pages que vous avez publiées tout récemment en votrerecueil : « Sons les yeux et dans le cœur », que les générations dedemain chercheront sans doute, comme dans les toiles de JakobSmits, le visage et l'âme d'une contrée longtemps marâtre etprimitive, pays d'instincts violents et de cœurs ingénus, mais dontle mystère, chassé par l'or, le fer et le feu des civilisations, s'en¬vole aujourd'hui, comme à tire-d'aile.

* **

On vous croit né à Lummen, Monsieur, Mais ici, la légende esten défaut. Lummen ne vous a définitivement accueilli qu'auxjours de votre adolescence, et c'est à Scherpenberg, dans la ban¬lieue de Tongres, qu'il nous faut chercher votre berceau. Est-cepar reconnaissance pour l'a vieille cité d'Ambiorix, où, tout enfant,on vous menait à l'école de sœur Marie et où vous avez plaidévotre premier et dernier procès d'assises, est-ce par quelque besoinde diversion à vos œuvres rustiques que vous vous êtes avisé,au moins à deux reprises en votre vie, d'étudier les gens et leschoses de la ville? Une fois, ce fut dans un très curieux roman

6 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS

bourgeois qui s appelait quand il fut publié d'abord par Durendal :Bonnes Gens dans leur peiite ville et auquel vous avez donné,lorsqu'il parut en volume., un titre où je ne retrouve plus la mêmesensibilité voilée d'une indulgence un peu ironique : Les Gensde Tiest. Une autre fois, ce fut dans un roman mondain, d'unetonalité non moins discrète et qui s'intitule : Un Cœur timide.Cette petite "ville de Tiest. dont vous nous révélez les aspects

et les manies, l'atmosphère un peu terne, le décor un peu suranné,cher aux archéologues, l'existence traditionnelle où quelque.fièvre s'éveille à peine aux jours des marchés, des processions etdes élections, je ne trahirai aucun secret, n'est-ce pas. en l'appe¬lant de son vrai nom et en rendant hommage, en sa personne,à la doyenne de nos cités belges? Aussi bien, Tongres s'est recon¬nue sans peine en votre miroir, avec la tour gothique et massivede sa collégiale au trésor fameux, avec son ancien Béguinageau vieux tilleul, sa place du Tribunal, sa Grand'place où le balconde la Société littéraire surveille la statue du roi des Eburons.avec sa rivière qui coule, comme à-regret, vers la Meuse devenuehollandaise. Elle s'est reconnue et ne vous a pas gardé rancunede l'avoir si joliment croquée...Il ne s'agissait plus cette fois, pour peindre • cette vie simple,

aux travaux ennuyeux et faciles » de choisir sur votre paletteles couleurs violentes qui vous servent à brosser les grandes fres¬ques de vos paysages campinois. Vos tons se sont amortis jusqu'auxnuances et aux demi-teintes, jusqu'aux camaïeux et aux grisailles,ainsi qu'il convenait pour peindre des événements sans éclatvécus par des pro\inciauxprudents.réfléchis et qui s'accommodentvolontieis de quelque routine. Et cette harmonie de la foime etdu fond compose un roman d'un parfum un peu éventé, maisdélicat à souhait comme la bergamote ou la lavande. La raillerien'y est jamais qu'à fleur de peau. On devine au contraire vossympathies foncières pour les personnages et les incidents dontest fait ce charmant ouvrage :Le vieux professeur à la retraite, amoureux de son clocher.

— l'ancien commandant pensionné qui vit désabusé et un peugrognon entre sa pipe et ses deux vieilles sœurs, demoiselles debonne famille, de haute dévotion, l'acariâtre tante Zoé et la déli¬cieuse tante Rose. — les notables un peu compassés qui se réu¬nissent à des heures immuables au local de la Société ». et queles scrutins communaux ou les rivalités de paroisses peuventseuls, de loin en loin, tirer de leur torpeur.—leurs femmes et leursfilles, pardon!, leurs •• dames •> et leurs • demoiselles > qui prodi¬guent à des œuvres diverses la charité dont leurs conversationssont plutôt avares. — les servantes qui %ivent si longtemps dansl'intimité d'une famille qu'elles finissent par en faire partie, —les petites promenades coutumières sur les remparts,— les réunionschez M. le doyen. — les <• beuveries ■> où s'ébauchent les combinai¬sons de la politique, -le bourgmestre au verbe haut et à l'accueilfacile. — son fils qui mût un peu à la popularité paternelle en por¬tant la - raie trop bas dans le cou, — le substitut mondain, dontla tenue sent l'exilé des grandes villes, — l'étudiant échappéde Louvain qui. tout d'abord, se trouve à l'étroit en sa petiteville et va se heurter .comme im oiseau capturé, à tous les barreaux-de sa cage, puis s'habitue à son milieu, se laisse conquérir par lavie domestique et ne tarde point à perdre ses folles illusions et àprendre du ventre, poète métamorphosé en notaire...Toute cette galerie, vous la dessinez d'un trait juste et sobre,

sans viser à la charge, sans soupçon de malveillance. Et je ne résistepas au plaisir de me rafraîchir un moment avec -vous, au charmesi reposant de ces vertus bourgeoises :

Il y avait huit ans déjà que M. Deinans était revenu dans sabonne ville, après avoir obtenu sa mise à la retraite. On s'étonnaitde découvrir chez lui si peu de traces de son ancienne profession.Une certaine morgue paraît inhérente à la qualité d'inspecteurde renseignement. L'habitude du commandement, la satisfactionde se voir respecté et obéi et d'entendre les flatteries des maîtresd'école en peine d'avancement devraient, semble-t-il, marquerdéfinitivement un homme. Rien de pareil ne paraissait dans lavoix, le maintien, les habitudes de M. Demans. A cause de sa sim¬plicité. on avait hésité à lui attribuer des mérites. Il n'en imposaitpas du tout, mais les gens qui le connaissaient bien lui accordèrentleur sympathie, ils sourirent devant ses manies, se complurentà son affabilité et reconnurent ses qualités de droiture et la dignitéde son existence modeste. Voici M. Demans chez lui. dans son

intérieur de vieux garçon :■■ Tandis qu'il se reposait, line bonne vint mettre le couvert

au bout de la table, ayant un peu repoussé les paperasses. Ellene s'étonna pas de voir son maître prostré comme un maladequi se serait assoupi après ime crise :

—7- •> Monsieur, votre dîner est servi ! »> Elle secoua Demans. C'était une forte fille, à laquelle ses

quarante années n'enlevaient pas la saveur de ses joues rouge-de sa taille riche et solide. Son idéal intime ne ressemblait pointà celui de Demans. Sur la table, des pommes de terre fumaient,une carbonnade exhalait une odeur citronnée. Demans gagnala chaise que la servante plaçait en regard d'une assiette. Il mangeaposément, il écouta d'une oreille complaisante Barbe, qui le mitau courant de ses dépenses. Cette servante lui sembla précieuse :après une série de domestiques dont il fut obligé de décliner lesservices, à cause de leur manque d'économie, il crut avoir trouvéla bonne ménagère.

M. Deinans vivait de petites rentes... Mais il n'avait jamaiséprouvé avec amertume que sa situation fut modeste. Dans lescadres de carton bleu et or, les anciens Demans, aux visagesplacides d'honnêtes gens, pouvaient le contempler et reconnaîtresûrement, — puisqu'ils étaient au ciel. — une âme pareille à laleur.

M. Demans est tout possédé d'un rêve : celui de voir la tourde l'église primaire, au sommet carré, se prolonger et s'acheverdans l'élancement d'une flèche palpitante. Il a cette folie... Ilen a une autre :

C'est une vieille passion, respectueuse et muette pour Mlle RoseAubrie qui, elle aussi, n'est plus toute jeune... MUe Rose l'a biendevinée,— ces choses-là se devinent toujours... Mais plus tard,lorsque la sœur ainée aura disparu, l'aveu, le grand aveu leuréchappera comme à leur insu dans une scène finale qui respiretoute l'émouvante douceur d'un beau soir d'automne.

*4= *

j'aime moins. Monsieur, je vous l'avoue sans fard, votre autreroman intra-muros : Un Cœur timide. Certes, les élans et les scru¬

pules amoureux de votre jeune hobereau hesbignois, les façonsde vivre d'une bonne société qui paraît douée de plus de senti¬ments que d'intelligence, les types et les méthodes de la politiquelocale, tout cela nous est rendu avec un art attentif et un tel bon¬heur d'expression que le lecteur se surprend à s'écrier de page enpage : Comme c est cela! Mais il me semble bien qu ici leflou de votre héros, l'intérêt qui se disperse en des tableaux

trop variés et trop courts, et surtout l'artifice du déuoûmentaccusent plutôt un jeu auquel vous vous êtes diverti commenous que le souci d'une analyse psychologique profonde'et d'uneordonnance définitive.Il reste en tout cas une telle vérité d'observation et une si plai¬

sante qualité d'esprit dans toutes ces petites scènes et anecdotesdont nous vous faites les honneurs : une chasse, un dîner, un bal,une kermesse.une élection que votre Cœur timide vaut dès aujour¬d'hui, comme un document très précieux, et peut-être uniquepour servir à l'histoire d'un coin de notre vie provinciale d'avantla guerre.

** *

Vous voici assez loin de Lunimen. Vous allez vous eu éloignerdavantage... Car vous ne résistez pas au désir de courir un peules grands chemins, et cette fois, vers les pays du soleil. \ oicique vous découvrez le grand jardin de la France et puis tous lesprestiges de l'Italie : les collines du Rhône et celles de la Toscane,l'éblouissement de la lumière méditerranéenne sur les quais deGênes et de Naples, les reflets de l'antiquité et de la Renaissancesur les chefs-d'œuvre de Rome et de Fiorence. Une fois encore,comme au temps du grand Pierre-Paul, c est 1 aventure du Fla¬mand qui. pèlerinant en terre latine, y reçoit le coup de foudrerévélateur d'une beauté qu'il ne soupçonnait gas.

Ce livre de iqoq, que vous intitulez : Ailleurs a chez nous.est riche de notations justes et spirituelles. J y relève en passantce goût un peu pervers que vous professez pour les acrobates,les gvmnasiarques et les dompteurs et qui vous amène à comparerle travail des muscles chez l'athlète et les jeux du style chez 1 écri¬vain.Vous en parlez avec science, Monsieur. Mais 1 instant d après,avsc quelle émotion, tout éprise de mesure et d'harmonie, plusencore que de force, vous nous promenez dans cette douce France,

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. 7

pu votre vie intime a su cueillir la fleur du bonheur domestique!Ce n'est point pour oublier votre humble Campine que vousavez vagabondé de la sorte, c'est pour lui rapporter en don ety enraciner dévotement, — ainsi qu'on greffe la rose sur l'églan¬tier sauvageon, — les plus charmantes traditions de la grâce etde l'esprit français. Tout au long de ce livre de voyage, le souvenirde votre terre murmure à la cantonade, comme un leit-motivobstiné. Et tout de même que le sonnet fameux de joachim duBellajr, elles s'achèvent, ces impressions à'Ailleurs et chez nous,par un hymne de fidélité fervente à vos dieux lares retrouvés.

** *

Vient l'inoubliable été de 1914. A la fin de juin, vous rentriez,Monsieur, d'une excursion en Ecosse. Dans votre livre : A côté dela guerre qui est vraiment une des plus saisissantes chroniquesde ces temps-là qui se puissent lire, vous nous décrivez très exac¬tement quel était l'état des esprits, dans votre coin de Belgique,pendant les semaines qui précédèrent l'explosion. Les querellespolitiques y avaient troublé l'atmosphère, aigrissant encore despréventions contre le métier des armes, héritées des régimes anciens.Puis, quand, en une même surprise, éclatent l'offre outrageantede l'Allemagne et la réponse du gouvernement du Roi, ce fut,dites-vous, « comme un déclic forcé, comme une puissance inté¬rieure qui, libérée, .dominait tout à coup les sens et les nerfs.Le départ des jeunes gens, les premières réquisitions, le peupleen prières dans les églises, les fausses nouvelles, les illusions folles,les alternatives de témérité et de panique, les canons de Liège,puis les avant-gardes de uhlans, le flot des populations chasséesdu front, le combat de Haelen, l'invasion débordant dans lesmoissons inachevées, la fureur teutonne, les vociférations et lesmenaces, le feu aux maisons, des aventures où le sublime jaillittout d'un coup : telle cette nuit dans les bois, pendant laquelledes religieuses, en crainte de la soldatesque, distribuent les hostiessaintes aux enfants qu'elles ont soustraites à la formidable ruée.Tout cela, toutes ces réalités quotidiennes que le bourgmestre deLummen, et le chef de famille ont' si âprement vécues, vousles relatez sobrement, sans rien qui sente la littérature etmoins encore la mise en scène. Quand la première trombe estpassée, un lourd silence s'abat sur votre Campine : les visages sontfermés, mais les cœurs battent à se rompre. Tandis que la naturecontinue son œuvre de vie, l'âme humaine se révèle, là commeailleurs, avec ses grandeurs et-parfois ses faiblesses. Au jour lejour, — lorsque le conseiller respecté et écouté que vous êtes,a fini sa tâche, — vous notez, comme tant d'autres l'ont fait àce moment, les épisodes et les façons de vivre dont vous êtes letémoin. «Qu'eussé-je fait? écrivez-vous. «Les ailes de la chimère»11e s'essoraient pas à travers notre ciel tragique. Je me trouvaisincapable de créer des fables au milieu de ces impitoyables réalités,et même tout ce qui était étranger à la préoccupation dominantede ce temps, me paraissait méprisable et, pour tout dire, indignede notre âme. Alors, les jours, les semaines, les mois allaient etpassaient, et nous allions aussi vers un but, vers une issue, avec dessentiments tendus, des pensées intransigeantes, d'implacablesvœux... Croyez-vous à la possibilité de rêver en dehors de ces rudescontingences. »Dans ce livre simple et véridique, il est telles pages qu'il est

iuipossible de lire d'un œil sec. C'est le massacre et la chute lourdede vos vieux arbres où s'enchaînaient les souvenirs des générations.C'est surtout cet enlèvement des déportés, à Hasselt, en ce soirde décembre 19x6, parmi les cris de colère et les hurlements dehaine de la foule, et ces chants patriotiques qui s'éloignent versun affreux exil avec le train des victimes. Par la nuit froide, vousrentrez au Burg. « Assis près de moi dans la carriole, un vieuxpaysan affirmait : « Ils crient encore, » vous les entendez!...Peut-être que cette fois, des voix sortaient « de la terre. » Puis,les échos incertains des grands combats à l'ouest, des deuilsatroces et glorieux qui vous meurtrissent, les discussions, chaquejour renouvelées, avec les officiers et les agents ennemis.Le 14 février 1917, sur votre refus d'autoriser la démolition des

ruines du village, vous voici prisonnier. « Il y avait de la douceurdans l'air, dites-vous, sinon dans les manières de mon gardien.Je portais allègrement mon petit paquet, le Boche courait à côtéde moi. » Et désormais, tout le récit, maintenant qu'il ne s'agitplus que de votre propre peine, est dans ce ton. Oserai-je dire qu'àpartir de cette date, pendant cette captivité qui devait durer

six mois, votre livre atteint souvent à une drôlerie intense, par lecontraste de votre conscience tranquille aux prises avec un régimede terreur où s'exerce impitoyablement votre sens critique. Envain, cette captivité vous entraîne de Hasselt à Aix-la-Chapelle,puis à Clèves, puis à Sennelager, parmi les grossièretés et lesoutrages, tantôt dans d'ignobles cachots, tantôt dans des compa¬gnies suspectes ou " repoussantes, bousculé, rudoyé, dépouillé detout, réduit à la soupe aux poissons, n'en recevant même pastoujours votre pitance, comme ce soir d'hiver' où vous entendiezautour de vous les voix monter de cellule en cellule, de plus enplus nombreuses et pressantes: «J'ai faim! J'ai faim! J'ai faim!»etque vous vous mêliez à ce concert. Votre endurance, que dis-je,votre bonne humeur n'entendent pas se laisser vaincre.A chaque étape de ce calvaire, vous aviez à changer de vête¬

ments ou de livrée. Vous voici à Clèves, sommé par un gros hommeen tunique bleue, d'avoir à vous habiller à la mode du heu.

« Je m'introdiùsis dans une chemise d'un court, d'un court...pour ma grande taille. Il n'y en avait pas d'autres, en ce moment. »Le choix du pantalon présenta bien des difficultés. Tous m'arri-vaient au milieu du mollet et je ne les bouclais qu'en me compri¬mant le ventre. L'employé qui assistait l'Ober, dit à mi-voix :

— Dans peu de jours, vous bouclerez facilement votre culotte,il suffit d'attendre...« Le gilet .et le veston n'allaient guère mieux. Les manches

de la veste ne recouvrirent que la moitié de l'avant-bras. Avecça, j'ai un tour de tête énorme, et on m'affubla d'une casquettepour enfant. Elle n'avait prise que sur le sommet du crâne. Jem'aperçus dans une glace, et complété par mon monocle, je vousassure que j'étais réussi! »

Mais baste ! Vous vous accommodez de tout cela, et du froidqui vous empêche de dormir; et dès potages qui étaient « d'unclair à donner le frisson », et d'une sérieuse maladie d'estomacque les gardes-chiourmes s'obstinaient à guérir par des douchesrépétées.Vous vous consoliez en rencontrant parfois, dans quelquesalle commune, où vous étiez alignés le nez contre le mur, l'un oul'autre Belge de bonne race comme vous-même et en vous asso¬ciant gaîinent, au camp de Sennelager, au furieux charivari quiy salua la visite d'un des sinistres traîtres dépêchés par Berlinpour vous haranguer.Par exemple, pour le numéro 123 Die Monokel que vous étiez

devenu, la littérature avait tort! A Aix, vous vous plaigniez devous être vu attribuer pour nourriture intellectuelle une Histoiredes Croisades aussi assommante que compacte. Au camp, c'est pisencore. Un jour, le mot tant attendu Packete vient retentir jusqu'àvotre cellule.

« Je m'entendis appeler.» La feuille à signer, et voici le paquet.» Il est petit, mais lourd...» i^h! tonnerre. Ce sont des livres. C'est un envoi de livres!» Lorsque je reparais dans le couloir, la déception et la honte

me brûlent les joues. Je suis aussi furieux que confus. Des livres.Quelle ironie! Des livres!

» Et puis, après tant de misères, tout d'un coup, la délicieusesurprise d'être libéré et de rentrer chez soi.

» Revenir après six mois, disait-on, c'est avoir de la chance.» Je pensais que le monde est beau. Jamais, je n'avais été,'

à ce point, mêlé aux choses qui finissent et recommencent. »

Et vos souvenirs se déroulent, sans fantaisie ni déformation,avec une émotion qui se contient, qui se domine, sauf à s'exalterjusqu'aux larmes, en accueillant le premier soldat victorieux,au lendemain de l'armistice. « Il me semblait que j'étreignais,dans la personne de mon héros, celui qiù, non seulement avaitsauvé le paj's de la mort, mais celui grâce auquel l'avenir allaitrayonner, magnifique. »

** *

Le cyclone est passé. Dans votre Lummen libéré et bientôtrestauré, votre existence retrouve, — ou à peu près, son anciendiapason. Mais votre pensée s'est faite plus grave, votre style plusdépouillé. Il n'a plus cette exubérance et ces coruscations queGeorges Eeckhoud signalait dans votre œuvre de début et dontlui-même n'était pas exempt. Ces tonalités violentes appartiennentà la jeunesse d'un écrivain ou d'une littérature. Chez nous, elless'expliquent aussi, je crois, par les leçons que les premiers venus

»**♦

8 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DËS FAITS.

dans nos Lettres, comme Decoster, Lemonnier, Verhaeren, Eek-houd, Demolder ont demandées à*nos grands peintres flamands.Vous avez évolué, et" aussi votre métier, non plus" à l'école desmaîtres,[mais à l'école'de la vie. En toute simplicité.1 de plain-piedavec le lecteur, voici que votre esprit s'analyse. Il s'interrogeloyalement en ce beau livre, votre dernier-né : Sous les Yeuxet dans le Cœur, que je tiens, avec votre Bruyère ardente, pour leplus représentatif de votre œuvre. Il n'accuse, ce livre, ni uneenflure, ni un coup de pouce ; à peine, de temps à autre, une légèretransposition des faits sur le mode lyrique. « Je l'ai écrit, dites-vous, parce que les choses et les gens d'ici me font_ déborder lecœur, parce que mes yeux retrouvent une fraîcheur de jeunesseen face des tableaux perpétuellement renouvelés de ma Campine.parce que l'écrivain que j'avais rêvé d'être, en demeurant fidèleà ses origines, obéit sans doute à Dieu. » Quelques contes, quelquesnouvelles se mêlent, sans ordre apparent, à des chapitres qui ontle ton de la causerie, mieux, de la confidence. Voici de petitsdrames, de la même inspiration que l'Inconnu tra-gique, mais d'ungrain plus-serré et comme plus choisi. Voici de plaisantes scènesrustiques, dont votre œil amusé a certainement suivi et noté lespéripéties réelles : La farce de la « Beffe », 1" * Hercule du village »,le Beau Suisse ». dont la plastique avantageuse, moulée par le

bel uniforme jaune papalin. porte le trouble dans la paroisse.Mais voici surtout des méditations ou des confessions d'un accentnouveau et où s'exprime l'abondance du cœur.

Voici un livre qui te chante, et rechante, ô ma contrée!Par un singulier destin, les hommes qui te peuplent et respirententre ces pages ne te liront jamais... Oui, mes Flamands attachésà la glèbe, au point que penchés sur le sillon on ne les distinguepas du sol, ceux-là, enfermés dans leur langue natale, ceux-làmême ignoreront le plus complètement ma frémissante dévotion..Vous vous arrêtez un moment à cette antinomie, que des que¬

relles extra-littéraires n'ont pas manqué d'exploiter contre vous,sans parvenir d'ailleurs à saper la confiance dont vous entoure unepopulation reconnaissante. Pourquoi n'écrivez-vous pasvos livres encette langue flamande que vous maniez avec aisance et dont voussavez goûter aussi le génie ? Pourquoi ? Parce que, dans cette mar¬che de l'ancien Pays de Liège qui s'appelle aujourd'hui le Lim-bourg, la tradition de nos deux langues vous demeure chère commeà bien d'autres et que d'ailleurs aucune des deux, nulle part, ennotre pays, ne doit être appelée une langue étrangère. Parce que,authentique Flamand que vous êtes, vous aimez avec ferveurnotre langue française, qui sonne clair, qui est tout imprégnéede vieille et noble civilisation et sans laquelle toute éducationintellectuelle demeure infirme par quelque endroit.Et voyez combien vous avez raison de répudier un reproche

aussi inconsidéré ! Grâce à vos écrits, à vos conférences, le renom,la beauté et la gloire de votre coin de terre ont rayonné au loin.Obéissant à votre vocation d'artiste, vous en avez, mieux quepersonne, dévoilé et exalté l'àme et la poésie. Vous les avez faitconnaître, comprendre et aimer par des milliers de cerveaux etde cœurs qui, sans vous, les auraient toujours ignorés. Cequ'Erckman-Chatrian a fait pour l'Alsace, ce qu'Alphonse Daudeta fait pour la Provence, vous l'avez réussi, à votre façon, — pour laCampine. Cette terre et ceux qui l'habitent, qui voudrait, àmoins d'être leur ennemi, les priver de leur Virrès et de son œuvre?Cette chance heureuse dont le Limbourg vous est le débiteur,

le Limbourg l'appréciera chaque jour davantage. Déjà, il est fierde vous. Et l'ovation qui, à Hasselt, fit écho en janvier dernierau choix de notre Compagnie n'est que le prélude, je vous le prédis,du juste renom que vous réserve la postérité.

** *

Là-bas, jusqu'au fond de vos garigues et de vos bruyèresfarouches, vous avez défendu le prestige de la langue françaiseet de sa douce clarté. En retour, ici, vous nous apportez quelquechose de l'air de là-bas, le grand souffle du large qui féconde vosbois et vos champs.Les citadins, que nous sommes pour la plupart, éprouvent tou¬

jours la vérité du vieux mythe d'Antée, qui récupérait force etvaillance rien qu'à toucher le sol patrial. Quoiqu'ils en aient,ils sentent bien qu'à s'éloigner de la nature, il leur manque quelquechose. Cette nature, comment ne se réjouiraient-ils pas de la retrou¬ver à la fois en votre exemple et en votre œuvre, non pas sous laforme de vaines pastorales et d'artificielles berquinades, mais

avec toute la vérité saine et rude de la vie des champs vécue sousle grand ciel, et où la nature se livre tout entière dans le jeu dessaisons et les gestes primitifs des hommes.

Ce n'est point ici le^lieu de montrer tout ce que la race terriennevaut de bienfaits, au point de vue économique et social, pour unenation dont elle demeure la base et la réserve. Mais il ne m'estpoint défendu sans doute de saluer, en finissant, ce qu'elle repré¬sente pour l'honneur de nos lettres et de nos arts.S'il existe une littérature belge, — avec une originalité propre,

— c'est celle qui puise directement ses inspirations aux sourcesprofondes de notre sol, sous les aspects et les mœurs du pays fla¬mand ou wallon. Vous retrouverez ici, Monsieur, au nombre devos confrères,des romanciers, des conteurs et des poètes qui en ont,comme vous, fait la preuve et dont le génie, tout comme levôtre, a élu son domaine en quelque canton de notre terre et denotre peuple. A les coudoyer ici, votre Campine voisinera avec laHesbaye, le Condroz, l'Ardenne, le Pays noir. Avec eux, en dépit Id'autres sentiments ou d'autres accents, — divers comme le sont fnos régions si variées sur un si petit espace, — vous vous recon- jnaîtrez un certain air de famille, auquel, plus perspicace souvent "jque nous-mêmes, la critique étrangère ne se trompe point.Mais il est temps de me résumer afin de vous laisser la parole

à vous-même.Vous avez, Monsieur, servi et glorifié votre Campine, en la fai¬

sant vivre dans vos beaux livres.Vous avez accru d'une richesse personnelle et nouvelle le patri¬

moine de nos Lettres.Vous aviez donc tous les titres d'être admis dans c tte Académie

belge de langue et de littérature françaises.Voilà, Monsieur, ce qu'il m'a été bien agréable de vous dire

et ce qu'il était vraiment surperflu de démontrer.

Comte Carton de Wiart.Minisire d'Eiai

Les francs-tireursde Dînant

Dans cinquante ans, les générations nouvelles s'étonneront de]constater que quatorze ans après les horreurs commises à Dinant]en août 1914, des publicistes sérieux aient cru opportun de les]retracer à nouveau. Et cependant la nouvelle Allemagne, s'atta-jchant à défendre le régime impérial qu'ellè semblait avoii répudié jen proclamant la république, s'obstine à revenir sur les crimes]de ses soldats de jadis et comme si elle était obsédée de remords,-elle répète ou plutôt elle crie qu'ils sont innocents de toute cruautéet qu'ils ont fait << la guerre fraîche et joyeuse » sans manquerà aucun devoir d'humanité. Cette Allemagne qui s irrite de voirque les Belges n'oublient pas, reprend périodiquement ses accusa¬tions. Avec l'approbation du Parlement allemand, un professeurétranger aux événements, le docteur Meurer, a publié un travailconsidérable pour, d'une part établir que les soldats allemands,se sont conduits correctement en toute occasion, et d'autre part,montrer que les Belges à Andenne. Dinant, Louvain, Aerschot,et autres endroits, ont mérité les sévérités exercées à leur égard.Devant ces affirmations impudentes, appuyées sur de soi-

disant déclarations recueillies par la Haute Cour de Leipzig endehors de tout contrôle, l'opinion publique s'est justement émue.Un excellent travail publié sous les auspices de la ville de Louvain;a fait connaître la répQnse indignée de la cité universitaire. \ oici (I}

■ 1) La légende des francs-tireurs de Dînant, par Dom Xokbert Nieu \LAXD,de 1 abbaye de Maredsous et Maurice ïschoffex. procureur du Roi àDinant. Réponse au Mémoire de M. le professeur Meurer, de l'L niversitéde Wurzbourg. i vol. in-12, S6 p. avec plans. Gembloux, Duculot, 1928.

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la protestation vigoureuse, éloquente dans sa simplicité, opposéepar l'unanimité des habitants de Dinant aux allégations calom¬nieuses du professeur allemand. En des termes mesurés, tous lesdires du docteur Meurer sont passés au crible d'une critiquerigoureuse, qui en montre les contradictions, les invraisemblances,les faiblesses, en un mot l'inanité. Sans rappeler ici le détail decette réfutation péremptoire, nous nous bornerons à un exemplequi est décisif. Un des auteurs responsables du massacre de1 >inant fut le lieutenant-colonel de grenadiers comte Kielmannsegqui déclara officiellement avoir fait fusiller environ cent habi-1ants de Dinant coupables d'avoir résisté à l'entrée de ses soldatsdans la ville. Et dans la suite, le même officier, forcé sans doutede s'expliquer de plus près sur ces assassinats, raconta qu'il avaitdonné ordre de tuer les prisonniers parce que les effectifs allemandsparaissaient insuffisants pour les garder... Et voilà comment unofficier supérieur, approuvé en cela par Meurer et par le Parle¬ment tout entier d'un grand pays, justifie les massacres où périrentdes enfants de trois semaines à deux ans, et des femmes, dontcertaines avaient quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-huit ans!J'invite tous les lecteurs de la Revue à lire ce martyrologe

émouvant dont l'exposé persuasif a pris soin de laisser de côtéles sources belges et s'est borné à discuter les sources invoquéespar l'organe du Reichstag. Ce travail impartial va-être traduitdans les langues de tous les pays civilisés. Espérons qu'il rencon¬trera partout le succès que méritent sa logique et son ton d'incon¬testable modération.

Baron Paul Verhaegen,Conseiller à la Cour de cassation.

v\\

Les origines des partistraditionnels belges

Tout être humain, soit par les dispositions naturelles de son

caractère, soit par des convictions acquises, soit par la défenseou la recherche de ses intérêts propres ou d'un idéal, peut êtreclassé parmi les conservateurs ou les novateurs. Dès que la viepublique, se développant sous l'influence de la liberté d'opinion,de réunion, de presse et d'association, permettra la formationde partis politiques, tout naturellement l'un de ces partis grouperatous les citoyens à tendances conservatrices, tandis qu'un autregroupera tous les citoyens à tendances novatrices. La défensedu régime existant contre des aspirations nouvelles ou. en sens

contraire, le désir d'innovations politiques, économiques ou socialesavaient déjà, au cours des âges, opposé les uns aux autres lesdivers partis dont nous constatons l'existence dans nos annales-Leliaerts et Klauwaerts, en Flandre, gens de Lignages et gensde Métiers, en Brabant, défenseurs du Prince et « Haidroits », àLiège, représentaient dès le moyen âge ces tendances opposées.De même, au cours de la période moderne, Papistes et Gueuxdans les Pays-Bas, pendant la seconde moitié du XVIe siècle,et < Chiiotrx > et v Grignoux », a Liège au XVIIe siecle, continuentla lutte entre tendances conservatrices et tendances novatrices.Mais quelque passionnée et ardente qu'ait pu être l'activité ensens contraire de ces vieux partis, ceux-ci n'avaient laissé aucunetrace dans la formation de l'esprit public de nos provinces etce n'est que par une très fausse compréhension de l'histoire quel'un de nos partis politiques actuels a cru pouvoir revendiquerde lointains ancêtres dans la révolution religieuse du XVIe siècle.Si, dans la principauté de Liège, les luttes politiques avaient

duré plus longtemps que dans les Pays-Bas méridionaux, onpeut dire cependant qu'avec le XVIe siècle pour ceux-ci et leXVIIe siècle pour celle-là, avaient disparu toute vie publique ettoute lutte d'opinions.La ruine, suite de la révolution contre Philippe II et de la

fermeture de l'Escaut par la Hollande, puis les désastres accumuléspar les guerres de Louis XIV avaient plongé notre paj-s dansun marasme complet au point de vue politique comme au pointde vue économique. Par suite de la faiblesse grandissante de lamonarchie espagnole, le régime gouvernemental, devenu presquedébonnaire, ne provoquait plus guère de réaction parmi nospopulations. Nos privilèges étaient respectés, nos charges fiscalesréduites au minimum, et il fallut les innovations du comte deBergeyck et du régime « anjouin » pour faire revivre l'espritd'opposition dans toutes les classes sociales. Cet esprit d'opposi¬tion s'était encore manifesté contre les tendances centralisatricesdu marquis de Prié, mais avec le gouvernement de l'archidu¬chesse Marie-Elisabeth et de Charles de Lorraine, l'esprit publicétait retombé dans une complète atonie. Il fallut attendre lalutte contre le « despotisme éclairé » de Joseph II pour voi1renaître l'agitation politique dans les provinces belges. C'est aucours de cette agitation, d'où devait sortir la révolution braban¬çonne de 1789-1790, que l'on peut voir se former les deux grandspartis qui, jusqu'à l'avènement du suffrage généralisé, allaientconcentrer en eux la vie politique interne de la Belgique. C'esten effet du « Statisme » qu'allait dériver le parti catholiqueconservateur, comme c'est du « Vonckisme » qu'allait naîtrele parti libéral.

Du moment que, dans notre pays, se constituait un parti conser¬vateur, il devait, par la force même de la tradition nationale,être en même temps un parti catholique. Comme l'a montréGodefroid Kurth, le caractère distinctif de la nationalité belgec'est d'être avant tout^une nation catholique. Les termës« catholique Belgique » étaient devenus l'appellation tradition¬nelle de notre paj^s. Depuis que, en se groupant dans l'Uniond'Arras en 1579, nos provinces avaient tout sacrifié à la sauve¬garde de leur religion, l'esprit catholique n'avait fait que progresserdans notre pays, imprégnant profondément le sentiment popu¬laire, comme, depuis les temps les plus reculés, il avait imprégnénos institutions. Après la restauration religieuse qui triomphaavec Farnèse et avec les Archiducs, les Belges prirent consciencede leur situation de poste avancé du catholicisme contre l'hérésieet les vexations et souffrances que leur firent subir leurs voisinscalvinistes du Nord pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle ne sontsans doute pas étrangères au sentiment d'exaltation religieusequi animait nos populations. Aussi, lorsque Joseph II entrepritses réformes et affirma les tendances césaro-papistes, dont avaientdéjà fait preuve, sous le règne de Marie-Thérèse, plusieurs hautsfonctionnaires, il se forma immédiatement, par réaction directe»autour de l'avocat bruxellois Henri van der Noot, un particonservateur à outrance dans lequel se groupèrent les prélatsqui formaient le premier ordre aux Etats des provinces, les membresde l'Université de Louvain, les grands seigneurs, les Conseils deJustice et les vieux corps.de métier. Docile à la voix du clergéet blessée dans ses sentiments profondément catholiques par lesinnovations jugées sacrilèges de l'« empereur-sacristain », lamasse des campagnes appuyait la résistance.A côté de ce parti, qui eut le grand tort, sur le terrain politique,

de se figer dans un conservatisme étroit en voulant garder intactesdes institutions désuètes et incompatibles avec les progrès dela vie moderne, s'était grouupé un parti d'idées plus larges qui

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comprenait la nécessité de modifier le cadre des constitutionssurannées de nos provinces et d'ouvrir la voie à l'esprit moderne.Ce parti « progressif » était relativement peu nombreux. Il secomposait de quelques gentilshommes lettrés., chez qui les idéesdes Encyclopédistes avaient répandu le goût des nouveautéspolitiques, de financiers et de marchands dont le régime protec"tionniste et particulariste entravait 1 activité, de jeunes légistesà tendance réformistes, admirateurs de 1' « Esprit des lois »,d'officiers de nos régiments nationaux qui avaient charmé lesloisirs de leur vie de garnison par la lecture des contes philoso¬phiques de Voltaire ou même des œuvres de Jean-Jacques Rous¬seau. Il eût semblé tout naturel que ces progressifs fissent applaudiraux réformes de Joseph II dont quelques-unes, au point de vuecivil tout au moins, étaient excellentes. Plusieurs d entre euxavaient subi 1 influence des tendances fébronienues des hautsfonctionnaires autrichiens, se montraient peu sympathiques àl'égard d'un clergé maître de plus de la moitié du sol et étaientpartisans des idées de tolérance. Cependant la façon brutale etautoritaire dont procéda l'empereur avait provoqué chez ces« Progressifs » plus de répulsion que de sympathie pour ce princenovateur et l'avait privé de leur concours. Du reste le programmede ces progressifs semblerait de nos jours très modéré. Il se bornaità élargir le cadre des anciens Etats généraux, de façon a leurdonner un caractère réellement représentatif, en y faisant entrerdes députés de toute la noblesse, de tout le clergé, de toute labourgeoisie des villes au heu de quelques privilégiés pris dansces trois ordres, et en v adjoignant des représentants du plat-pavs. Le tiers aurait eu, comme en France, un nombre de députéségal à celui des nobles et du clergé réuni, mais la distinctionen trois ordres, les élections séparées pour chacun d'eux, toutcomme l'ancienne organisation provinciale, devaient être conser¬vées. Le programme primitif des Vonckistes n'avait rien d'anti¬clérical : il maintenait intacts non seulement le prestige et lesdroits de la religion catholique, mais même tous les privilègesdu clergé. Aussi, tant que dura la lutte contre Joseph II, la bonneentente se maintint-elle entre les deux partis.

** *

Ce n'est qu'après le triomphe de la cause nationale que commen¬cèrent les dissensions motivées d'une /part par le fait que lesStatistes, conservateurs à outrance, voulaient exploiter à leurunique profit la situation existante, et d'autre part, par le faitque tous les Vonckistes n'étaient pas restés fidèles au programmemodéré de leur chef. De leur club dénommé la Société patriotiqueétait issu un parti radical, imprégné des idées de Jean-J acquesRousseau et des Droits de l'Homme. Ces radicaux, dirigés parl'avocat Doutrepont, rêvaient d'établir l'unité nationale sur lesprincipes de la souveraineté populaire, avec une assemblée démo¬cratique élue, et préconisaient la suppression de tous les privilègesainsi que de la situation prépondérante de l'Eglise. Les tendancesavancées de cette aile radicale du Vonckisme avaient considérable¬ment nui au parti tout entier, avaient valu à celui-ci les censures"du clergé et ainsi l'anticléricalisme avait fait son apparition dansla vie politique des Pays-Bas autrichiens, comme avec la révolu¬tion contre le Prince-Evêque, il avait déjà fait son appari.iondans la principauté de Liège. Les radicaux Vonckistes n'avaientpas tardé à entrer en relations avec les chefs du mouvementdémocratique liégeois, dont l'esprit était essentiellement différentde celui des dirigeants de la Révolution brabançonne, et ils allaientbientôt travailler en commun dans le but d'affranchir et de

grouper les deux peuples en une même république démocratique.Déjà compromis par son aile gauche, le Vonckisme eut aussi

à pâtir des sentiments de réprobation et d'horreur qu'inspirèrentà la masse de la population belge les premiers excès de la révolutionen France. Comme le montre fort bien M. van Kalken, aprèsavoir salué avec joie la réunion des Etats généraux et les premiersprogrès de leurs voisins du Sud dans la voie de la liberté, la grandemajorité des Belges, instruite des événements de France parle Journal historique et littéraire de l'ex-jésuite Feller, s'éloigneavec dégoût de la révolution française, à partir du moment oùsemble dominer à Paris « un esprit du jour tenant plus encorede l'anarchie que de la démocratie », esprit dont les journéesd'octobre furent aux yeux des Belges l'éclatante manifestation.Ces excès révolutionnaires inspirèrent de plus en plus à nos pèresla crainte des innovations, crainte que les <> Statistes » exploi¬tèrent pour persécuter leurs anciens compagnons de lutte les« Vonckistes : , même les plus modérés, et pour s'assurer tout lebénéfice de la révolution, en maintenant intact un système poli¬tique suranné, donnant la prééminence dans le pays à quelquesprivilégiés ne représentant même pas l'ensemble de l'ordre auquelils appartenaient.Nous n'avons pas à insister sur les conséquences néfastes de

ces querelles de parti; elles furent une des causes principales dela faillite de la Révolution brabançonne devant l'opinion euro¬péenne.

** *

Mais, au lendemain de la restauration, le souvenir de 1 indé¬pendance perdue sembla réconcilier les partis. En dépit des effortstentés par le gouvernement impérial pour unir, dans une communecampagne contre les Statistes et le clergé, les Vonckistes et lespartisans du régime autrichien, tous les Belges communient dansles manifestations d'un même esprit de liberté et d'autonomie.Toutes les tentatives conciliatrices de l'empereur Léopold IIéchouent lamentablement devant un bloc d'union patriotiquedans la résistance au gouvernement.

Ces sentiments augmentent la force du parti radical dont lesprincipaux meneurs se sont réfugiés à Lille, à Douai et à Paris.C'est de la France seule que ceux-ci espèrent la délivrance. Al'exemple du grand pairs voisin, ils veulent régénérer leur patrie.Leur programme ne recule plus devant aucune innovation etVonck, effrayé de leur hardiesse, n'ose les suivre. Les relationsdéjà nouées au cours de la révolution brabançonne avec lespatriotes liégeois deviennent de plus en plus intimes et, le 20 jan¬vier 1792, se constitue le Comité révolutionnaire des Belges etLiégeois unis. Quelques semaines plus tard, un manifeste de cecomité prônait les principes d'une république unitaire, avec uneconstitution basée sur les droits de l'homme, et dotée d'uneassemblée élue au suffrage direct et universel et d'un pouvoirexécutif armé du droit de veto, mais soumis pour ses décisionsau référendum populaire. Comme le remarque M. Pirenne, ilétait impossible de réaliser plus complètement la souverainetédu peuple.Les manifestes de Dumouriez parurent au lendemain de la

première invasion donner corps aux rêves d'indépendance desBelges. Sans même paraître vouloir leur imposer les innovationsprônées par le Comité belgo-liégeois, le vainqueur de Jemappess'appuya sur les anciens Vonckistes modérés pour fonder unerépublique belge, avec une constitution pourvue de garantiesconservatrices. Mais l'opposition renaissante des anciens Statistes,tout comme celle des jacobins liégeois, et surtout l'impossibilitéd'établir un nouveau régime en laissant à l'Eglise la situationprivilégiée qu'elle avait dans l'ancien, allaient accumuler lesdifficultés. La question politique et la question religieuse seposaient en même temps et dans des termes en apparence incon¬ciliables. Les conservateurs, par conviction, tout connue' par

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. ii

solidarité d'intérêts, s'érigeaient en champions de l'Eglise, tandisque les radicaux et les jacobins prenaient contre elle une offensiveacharnée, la considérant comme le principal obstacle au triomphede leurs innovations. Ainsi la lutte des partis s'engageait-elledéjà à cette époque sur le terrain de la religion.

Ce ne fut pas Dumouriez qui eut à résoudre ces difficultéspolitico-religieuses. Violant la parole solennellement donnée aupeuple belge au lendemain de la conquête, la Convention, par sondécret du 15 décembre 1792, faisait table rase de toutes les ancien¬nes institutions belges et liégeoises et établissait, en leur heuet place, un régime jacobin chargé de faire voter l'annexion àla République. Du coup, tout le programme réformateur desYonckistes et même celui du Comité belgo-liégeois était dépassé-La tyrannie jacobine dans toute sa brutalité pesa sur notrepays, y détruisant à la fois la liberté et le bien-être économique.

*# *

La restauration autrichienne, tout en mettant provisoirementfin à ce régime odieux, n'amena pas l'apaisement. Les Vonckistesétaient discrédités devant l'opinion par leur adhésion aux projetsde Dumouriez et aux premières jnesures de l'occupant. L'archiducCharles, gouverneur général des Pays-Bas,et le comte deMetternichWinneburg, plénipotentiaire de l'Empereur, ne pouvaient s'appuyersur eux, d'autant plus qu'au lendemain de Jemappes, l'archi¬duchesse Marie-Christine, pour tâcher de rallier les Statistes àla cause impériale, avait promis le rétablissement intégral de laJ oyeuse-Entrée.Les conservateurs reprenaient ainsi le dessus et prétendaient,

tout en reconnaissant l'autorité nominale de l'Empereur, régenterle pays comme ils l'avaient fait au temps de la révolution braban¬çonne. Les Autrichiens, à qui nos provinces devaient servir debase d'opérations pour leur campagne contre la France, ne

pouvaient souscrire à ces exigences. Il en résulta de gravesconflits. Les Etats repoussèrent les demandes de subsides formuléespar François II, refusèrent de lui accorder pour la défense duterritoire la levée d'un homme sur cent et, devant le péril mena¬çant d'un retour offensif de la France républicaine, péril dontune première expérience avait cependant montré toute la gravité,ne se laissèrent émouvoir par aucun argument. Même les appelsadressés par l'Empereur au sentiment religieux restèrent vains;un manifeste, dans lequel on demandait aux Flamands ce qu'ilarriverait si « les trois couleurs, ce symbole actuel de l'impiété,venaient à reparaître dans nos contrées et à y remplacer le reli¬gieux lion », 11e donna aucun résultat. Les Etats se butèrentdans un esprit d'opposition conservatrice à outrance, leur mentalitérestait celle des Statistes au début de la révolution brabançonne.

Ce fut la terreur jacobine qui, pour la seconde fois, vint, aprèsPleuras, déferler sur nos provinces, balayant nos anciennesinstitutions à peine restaurées et apportant è? nouveau la tyrannie,la ruine et la persécution. Le décret du Ier octobre 1795 (9 vendé¬miaire an IV) incorporait purement et simplement la Belgique•et le pays de Liège à la France.

Si la domination française, en supprimant les libres institutions,que ni nos souverains espagnols, ni nos souverains autrichiens,n'étaient jamais parvenus à extirper, paralysa les manifestationsextérieures de notre vie politique, elle n'en eut pas moins sur laformation de nos partis traditionnels une influence considérable.L'ancien parti des Etats, parti catholique par essence et par

tradition, concentra entre ses mains l'organisation de la résistance.Nous avons rappelé ailleurs, comment le pensionnaire des Etats

de Brabant, de Jonghe, négocia avec les Puissances, et commentle notaire Nuewens organisa lors des élections de germinal an Y,le triomphe du parti « patriote », groupant autour des anciensStatistes toute l'opposition nationale. C'était au cri de « Point deFrançais, ni d'origine, ni d'opinion! » qu'avait été conduite lalutte électorale.Aussi, lorsque le coup d'Etat du 18 fructidor an V ( 4 septem¬

bre 1797), eut annulé ces élections, c'est contre l'Eglise soutenuepar les conservateurs que sévit avant tout le Directoire, revenuà une politique de terreur. Pour s'assurer de la soumission duclergé à la République, il lui imposa le serment de haine à la'royauté. Les rares prêtres qui consentirent à le prêter furentceux qui antérieurement, sous l'influence de leurs tendancesjansénistes, avaient déjà adhéré au fébronianisme de Joseph II.Ils rêvaient d'une réconciliation de l'Eglise avec l'Etat et les« lumières du siècle ». Leur attitude fit scandale, l'opinion publiquese souleva presque tout entière contre les « jureurs ». Le Direc¬toire en prit prétexte pour sévir : le cardinal de Franckenberg»archevêque de Malines, dernier représentant de la hiérarchiecatholique en Belgique, est déporté, les églises sont fermées, leport du costume religieux est interdit; interdite aussi est la son¬nerie Sdes cloches, l'Université de Louvain est supprimée; leschapitres séculiers, les séminaires, les corporations laïques parta¬gent le 25 novembre 1797, le sort déjà subi par les couvents,confréries et corporations religieuses abolis depuis le 24 août 1797.Il est interdit de chômer le dimanche et les croix sont abattuesdes clochers. C'est ce qu'on a appelé la « gesloten tijd », le tempsde la persécution à outrance, de la déportation en masse desecclésiastiques, des « messes aveugles » célébrées en cachettepar un prêtre réfugié dans un asile sûr et suivies mentalementà la même heure par les fidèles réunis dans le cimetière ou sur laplace publique aux portes de l'église fermée. Le parti conservateuren luttant contre le régime jacobin, devait en même tempss'imprégner de plus en plus d'esprit religieux, car c'était l'Eglisemême qu'il défendait en même temps que les anciennes institu¬tions nationales, les anciens noms de « statistes » au temps de larévolution brabançonne, de « patriotes » ou de « royalistes » autemps de la domination française, devaient ainsi, par la forcemême des choses, faire un jour place à celui de « catholiques ».

L'influence de la domination française allait aussi se faireprofondément sentir sur le parti issu des anciens Vonckistes.Comme nous l'avons vu, ce parti modéré à l'origine avait étédébordé par une aile gauche à tendances radicales, ralliée aulendemain de Jemappes au parti girondin. Il avait été dépassépar la politique jacobine du pouvoir occupant et un grand nombrede ses membres s'étaient joints aux anciens statistes dans leurrésistance au régime français. Toutefois, sans approuver lesmesures persécutrices du Directoire, certains d'entre eux avaientvu d'un œil satisfait la disparition des privilèges de l'Eglise etla fin de son rôle prépondérant dans l'Etat. L'esprit de laïcité,que l'on constatait déjà chez bon nombre de fonctionnaires sousle régime autrichien, ne fit que se développer sous la dominationfrançaise. Mais la diffusion des idées françaises concernant lesrapports entre l'Eglise et l'Etat s'était plus faite par la littératureque par l'influence des agents républicains. Bien rares étaient lesBelges qui admettaient ceux-ci à leur foyer, tandis que les œuvresdes philosophes, surtout celles de Voltaire et de Jean-JacquesRousseau, qui sous l'ancien régime n'étaient lues que par uneélite intellectuelle se répandirent largement dans la bourgeoisiedes villes et y introduisirent un esprit nouveau incompatibleavec le maintien de l'ancienne situation de l'Eglise dans nos

12 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

catholiques provinces. Dans un retour à l'ancien régime, c'est lerétablissement de l'union intime entre l'Eglise et l'Etat qui auraitle plus mécontenté ces adeptes des idées nouvelles, d'autantplus que, pour un grand nombre d'entre eus, les intérêts matérielsétaient d'accord sur ce point avec les convictions philosophiques.En effet, c'est dans la même catégorie de bourgeois des villes, d'in¬dustriels, de notaires, de petits propriétaires ruraux que s'étaientrecrutés le plupart des acquéreurs des domaines ecclésiastiquesconfisqués sous le nom de biens nationaux. La masse de la popu¬lation réprouvait vivement la sécularisation de ces « biens noirs »,dont, à l'en croire, l'acquisition portait malheur, mais celan'avait pas empêché de grosses fortunes foncières de se constituerpar le moyen, à des prix absolument dérisoires payés en assignatsdépréciés. Ces acquéreurs craignaient qu'une restauration del'ancien régime les obligeât à restitution et, pour cette raison,se montraient ardents défenseurs de l'esprit laïc et de la législationcivile établie par les lois révolutionnaires et confirmée par leCode Xapoléon. C'est ainsi que, sous la domination française,s'était recruté, à côté du noyau formé par les anciens Yonckistes,un groupe nombreux de personnes qui, conservant pour la plupartun esprit national hostile au régime républicain et au despotismemilitaire et préfectoral de Napoléon, réclamaient une complétéliberté en matière politique et religieuse. C'est de cet amalgamedans lequel on voit se greffer sur la mentalité des anciensYonckistescelle des fonctionnaires fébroniens de Joseph II et des adeptesdes philosophes du XVIIIe siècle que devait sortir le parti libéral.Nous voyons donc que les deux grands partis traditionnels qui

allaient jusqu'en 1S93 jouer dans notre pa\-s le rôle prépondérantplongent leur racine dans l'ancien régime belge et se présententl un et l'autre avec un caractère nettement national.

Yicomte Charles Teruxdfk,Professeur à l'Université de Louvain.

Anticléricalisme et sottise

« Qitos mit perdere Jupiter dementat ! Ceux que Jupiter veutperdre, il leur brouille la cervelle ! »Si ce proverbe était vrai, l'anticléricalisme français serait bien

perdu; et nous n'aurions plus qu'à nous préparer à mener sondeuil dans l'allégresse.Le proverbe, à l'épreuve, apparaît faux : on peut aligner les

pires stupidités et avoir la vie dure; on peut même v gagner desdécorations : il suffit de ne pas se tromper sur la direction duvent !La recrudescence actuelle de l'anticléricalisme prend les formes

les plus diverses, mais aussi les aspects les plus réjouissants. A ensuivre, au jour le jour, les manifestations, on dresserait sans peineun « sottisier », qui exigerait rapidement .plusieurs volumes : carla source serait intarissable comme la bêtise humaine. Pourquoifaut-il que notre plaisir soit paralysé par la pensée que les élucu-brations les plus saugrenues 11e laissent pas que d'être dangereuses?Combien de gens naïfs ou peu instruits 11e se trouvent-ils pointsans défense contre des attaques qui ne nous semblent que gro¬tesques !Il ne peut s'agir ici que de donner quelques exemples, à l'usage

de ceux qui ne sont point très familiarisés avec cette branche un

peu spéciale de la littérature de combat : ils y trouveront seulementun avant-goût de ce que serait le : sottisier » lui-même.Un journal, qui s'intitule « organe de libre-pensée », annonçait

récemment que saint Pierre n'était qu'un divorcé, et que l'Egliseavait autorisé en sa faveur ce qu'aujourd'hui elle défendait. Lafable était déjà assez jolie; mais la manière dont elle était présentéey ajoutait une saveur nouvelle et singulière : il existerait, dans les

archives secrètes du Vatican,— on devine quel frisson de terreurcette expression d'i archives secrètes du Vatican » peut faire passerdans la moelle de braves gens qui savent à peine ce que c'est quedes archives! — il existerait donc, dans ces fameuses archives, desdocuments d'où il résulterait « que saint Pierre était marié etqu'après qu'il fut nommé pape, il aurait abandonné sa femme aumoment d'entrer en fonctions ! » Mais le Vatican avait jugé cesdocuments si compromettants qu'il s'était refusé à les communi¬quer aux historiens et aux savants!Le malheureux qui a écrit ces énormités, et qui ne doit avoir

lui-même que des idées fort confuses sur les archives en général,et les archives du Vatican en particulier, ne se doute certainementpas que le mariage de saint Pierre est connu par trois textes paral¬lèles des Evangiles selon saint Mathieu, selon saint Marc et selonsaint Luc, sans parler de YHisloire ecclésiastique d'Eusèbe et desStromatcSj de Clément d'Alexandrie!Accuser le Vatican de dissimuler dans ses ... caves, des docu¬

ments qui recèlent ce que contient l'Evangile, paraît être d'uneinconscience qui sera difficilement dépassée! Quant à l'entrée enfonctions » de saint Pierre, l'auteur s'imagine à coup sûr qu'il en aété dressé un procès-verbal, accompagné d'un jugement de divorce!

** *

Voici une autre comédie, où l'ignorance ne s'étale pas avec uneingénuité moins touchante. Un journaliste anticlérical, au coursd'une polémique engagée avec un prêtre sur une question demorale, jeta à la tête de son adversaire un certain nombre de cita¬tions puisées dans des livres d'ecclésiastiques, en y ajoutant cecommentaire qui dut lui paraître décisif : « Et vous ne direz pasque ces œuvres ne sont pas authentiques car elles sont à la Biblio¬thèque nationale de Paris » !

Ce journaliste eût sans doute été prodigieusement étonné, si onlui avait fait remarquer que l'authenticité d'un livre, ou plusgénéralement d'un ouvrage de l'esprit, ne dépend que du bien-fondé de son attribution à l'auteur désigné, mais n'a absolumentrien à voir avec le fait que ce livre figure, ou ne figure pas, soustelle ou telle rubrique, dans le catalogue d'un dépôt public.Si toutes les fois qu'une bibliothèque conserve les « œuvres

complètes » d'un auteur, -— surtout d'un auteur ancien, qui a euaffaire à des faussaires ou à des éditeurs peu scrupuleux — lesbibliothécaires étaient obligés de se livrer à des recherches per¬sonnelles, exigeant souvent plusieurs années de travail, pour sépa¬rer le vrai du faux, ni leur temps, ni leur bonne volonté ne sauraientv suffire! Le catalogue est dressé sur l'indication donnée parl'édition elle-même : c'est ensuite aux critiques et aux érudits à...se débrouiller! ^

** *

L exemple suivant est emprunté non plus à un journal, mais à untract, répandu gratuitement à des milliers d'exemplaires, et destinéà dresser, en réquisitoire, contre l'Eglise, le procès de Jeanne d Arc.Le tract était d'ailleurs rédigé d'une façon fort habile, avec unadroit mélange d'erreurs et de vérités. Les passages les plus sensa¬tionnels y étaient appuyés de pièces d'archives, dont les cotesétaient citées : ce voulait être d'un grand effet... Malheureusement,les pièces en question étaient publiées depuis longtemps ; et toutesles cotes étaient incomplètes! Il ne s'agissait que de jeter de lapoudre aux yeux...Variation burlesque dans un autre tract, intitulé Catéchisme

laïque : l'auteur v démontrait que les églises ne servent à rien,mais que les cabarets présentent une sérieuse utilité parce que« ce sont d'excellents centres d'affaires ».

M. Josse est toujours orfèvre! L'auteur, prêtre défroqué, exerçaitla profession d'agent d'affaires! Du même coup, il reniait sesanciennes convictions et s assurait des profits nouveaux!

** *

Si on laisse de côté ce dernier cas, — qui n'a été cité que poursa... beauté, — et quelques autres analogues, il n est pas difficilede découvrir d'où proviennent la plupart des stupidités que 1 oncueille, à foison, dans les journaux et les tracts anticléricauxdestinés au peuple.Il est une proposition, élevée à la hauteur d'un axiome, dispensée

par conséquent de toute preuve, à 1 abri de toute contradiction, et

Salle PATRIA, rue du Marais, BRUXELLES

CONFÉRENCESCardinal MERCIER

DIXIEME ANNEE

Prendront la parole cet hiver :

20 novembre, S. G. Mgr du BOIS de LA VILLERABEL, archevêque de Rouen, primat de Normandie : Jeanne d'Arc, du bûcherà la réhabilitation.

27 novembre, Le Commandant PIERRE WEISS, commandant le Bourget : Les charmeurs de nuages.4 décembre, M. RENÉ BENJAMIN : LES AUGURES DE GENÈVE — Les vedettes.ix décembre, M. RENÉ BENJAMIN : LES AUGURES DE GENÈVE — Les têtes jolies.18 décembre, M. RENÉ BENJAMIN : LES AUGURES DE GENÈVE — Les fonctionnaires.4 janvier, M. HILAIRE BELLOC : Le génie du peuple anglais.8 janvier, M. HENRI MASSIS : Les écrivains que j 'ai connus.

15 janvier, M. JEAN YBARNEGARAY, député des Basses-Pyrénées : Lamartine, orateur de génie.22 janvier, M. JACQUES COPEAU, lecture : L'Odyssée de Homère.29 janvier, Le Comte de SAINTE-AULAIRE, ambassadeur de France : Talleyrand, sa vie, son œuvre.5 février, M. LÉON BÉRARD, ancien ministre de l'Instruction publique, sénateur.

12 février, M. MAURICE PALÉOLOGUE, de l'Académie française, ambassadeur de France : Trois impératrices.19 février, Le Capitaine CARLO DELCROIX, grand mutilé de guerre, député au parlement italien.26 février, M. PHILIPPE de LAS CASES, du barreau de Paris : La Justice et son Palais.5 mars, Le Comte GONZAGUE DE REYNOLD professeur à l'Université de Berne, membre suisse à la Commission de

Coopération intellectuelle de la S. D. N. : OU va l'Europe?

La deuxième conférence sera donnée le mardi 27 novembre, à 5 heures précises, par le Commandant Weiss du BOURGET,SUJET : Les charmeurs de nuages.

Dix Conférences

de m. ANDRÉ BELLESSORT sur VICTOR HUGOPour célébrer dignement le dixième anniversaire de leur fondation par S. Em. le Cardinal Mercier, les Conférences Cardinal Mercieroffrent à leurs fidèles abonnés l'occasion d'entendre à Bruxelles, les dix conférences que M. André BELLESSORT fera cet hiver, à Paris,à la Société des Conférences, sur Victor Hugo.

Prix de l'abonnement à la série des quinze conférences :Fauteuils et baignoires : 150 francs; parquets, balcons de face et 1er rang de côté : 100 francs;

balcons 2e série : 75 francsLa location pour les conférences Victor Hugo s'ouvrira au début de décembre. Il ne sera demandé qu'un léger supplément aux abonnésà la série des quinze conférences désireux de conserver leurs places poux ces dix conférences.

La location des places se fait comme l'année dexniexe, par les soins de la Maison F LAUWERYNS, 36, TreurEnbkrg,tous les jours (dimanches et fêtes exceptés), de 9 1/2 à 12 heuxes et de 2 1/2 à 5 heures. Par préférence, les abonnés de l'hiverdernier pourront retenir leur places jusqu'au mercredi 31" octobre.

Les conférences paraîtront dans LA REVUE CATHOLIQUE DES IDÉES ET DES FAITS

Secrétariat des conférences : à La revue catholique des idées et des faits11, BOULEVARD BISOHOFFSHEIM. TÉL. : 220.50

14 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

qui a engendré les pires sottises : la religion et la science sontinconciliables: catholicisme et ignorance sont synonymes.

Cet axiome, on le rencontre sous toutes les formes, sous toutesles plumes et dans-toutes les bouches, chez des indifférents commechez deS" adversaires déclarés : c'est le scientisme vulgarisé, le« scientisme -i au rabais.

Mais, Monsieur, que faites-vous de la science? disait récem¬ment un jeune ouvrier parisien, d'un air scandalisé, à un interlo¬cuteur qui faisait allusion à des préoccupations d'ordre religieux.Et, plus brutalement, un député écrivait : Il faut d'abord décras¬ser les cervelles des catholiques. Les instituteurs primaires fontnaturellement écho, eux qui se donnent pour les représentantsofficiels de la Science, avec une majuscule.Le système a ses inconvénients! Puisqu'il est entendu qu'un

anticlérical a la science infuse, — un peu comme les marquis deMolière, — il ne saurait trop la montrer dans la lutte qu'il mènecontre toutes les réactions et tous les obscurantismes . Il éprouvedonc le besoin d'étaler ses connaissances, de parler de bibliothèques,d'archives, de documents, de manuscrits, voire de méthode...,le tout, hélas, au petit bonheur. Car le journaliste anticlérical est,au moins neuf fois sur dix, un primaire, qui a puisé toute sa sciencedans des manuels, lus hâtivement, et digérés plus hâtivementencore. Il veut éblouir ses lecteurs pour mieux écraser l'infâme ;mais il n'y a d'éblouis que les naïfs et les ignorants, qui par malheursont nombreux...

Les autres songent à cette fable de La Fontaine, où l'âne s'essaieà imiter le petit chien :

Xe forçons point notre talent,murmurent-ils, amusés, et ne cherchons pas dans des archivessecrètes ce qui a été imprimé quelques millions de fois...

Alexandre Masserox.

V

L'Italie catholiqueQuinze cents délégués de groupes de jeunesse catholique réunis

à Rome. La constatation d'un progrès très considérable des effec¬tifs; voici les chiffres de cotisants pour les trois dernières années :en 1926, 107,327 membres et 49,685 aspirants — ceux que nousappelons, dans YAssociation catholique de la Jeunesse belge, lesavant-gardes — en 1927, 106,753 membres et 64,014 aspirants;en 1928, 124,178 membres et 86,423 aspirants. Ces résultats peu¬vent sembler ordinaires à qui n'est pas averti un peu précisémentde la situation et des circonstances dans lesquelles ils ont étéobtenus. L'Italie est un grand pays et un pays catholique ; qu'ily ait en tout et pour tout un peu plus de deux cent mille jeunesItaliens inscrits régulièrement dans les cadres de l'Action catho¬lique, il n'y a pas là de quoi jeter les hauts cris d'admiration.Et cependant... Il nous souvient comme d'hier, tellement nous

en fûmes frappé, de la conversation que nous eûmes, à l'époque duCongrès de Liège, il y a donc un peu plus d'un an, avec un dirigeantde la Jeunesse catholique italienne. Il était abattu, découragé,désespéré. Le fascisme et son œuvre des Balilla rendaient presqueimpossible l'organisation catholique de la jeunesse. Que resterait-ilencore de la Gioventu cattolica italiana, après quelques annéesde ce régime? La réponse vient d'être donnée à cette questionangoissée par le rapport détaillé et circonstancié des magnifiquesdéveloppements et de la magnifique activité des organisations deJeunesse catholique depuis son dernier congrès, c'est-à-dire depuisenviron deux ans.

Malgré tout ce que le fascisme et l'Etat fasciste ont fait pours'emparer exclusivement de la génération montante, que les orga¬nisations de jeunesse catholique soient en pleine et en croissante

prospérité, c'est là une victoire qui mérite d'être saluée, non seule¬ment par les catholiques italiens, mais par tous les catholiquesdu monde.

Xous touchons ici au point de froissement douloureux du fas¬cisme et du catholicisme. Le fascisme ou du moins les meilleurschefs du fascisme et les plus influents sont très sincèrement con¬vaincus des bienfaits sociaux et nationaux du catholicisme, et ilsestiment d'excellente politique de faire à l'Eglise, dans l'Etat, unesituation privilégiée. Ils ont donné des preuves multiples que cetteconviction n'est pas chez eux pure théorie, mais principe d'actionet de gouvernement. Mais ce sentiment et cette attitude à l'égarddu catholicisme n'empêche pas un autre sentiment et une autreattitude dont nous avons fréquemment dénoncé le danger. Lefasc|sme veut posséder les âmes, et pour les posséder, il a décidéde s'emparer de la jeunesse. L'enseignement à tous ses degrés nelui suffit pas. Il lui faut les groupements post-scolaires. De là sagrande création des Balilla. Tout le prestige et toute l'autorité ettoutes les faveurs de l'Etat sont nus au service de cette œuvreofficielle. Les reproches que nous adressons à la concurrence et à lapression de l'Etat en matière d'enseignement, il faut les tournercontre la concurrence faite par le régime fasciste aux œuvres post¬scolaires de l'Eglise. Sur le terrain de l'éducation de la jeunesse,la collaboration de l'Etat est admissible et souhaitable, mais saconcurrence doit être condamnée et combattue avec énergie. Parcette concurrence, l'Etat sort de sa mission et abuse de son pou¬voir.

Ce qui manque au fascisme, ce sont les principes supérieurs del'estime et de la faveur qu'il ne ménage pas à la religion. La puis¬sance politique, même très saine et très vigoureuse, si elle n'estpas éclairée, et dominée par des principes religieux, entre en conflitpresque inévitable avec les autorités et les organisations catholiques.Xous disons catholiques et non seulement religieuses ni mêmechrétiennes, parce que toutes les religions n'ont pas un égal soucini la même conception de leur indépendance spirituelle à l'égarddes puissances terrestres. Jean Carrère a narré dans son beau livreLe Pape, la longue histoire des luttes entre l'Eglise et les pouvoirspolitiques, surtout les plus dominateurs.Cette histoire nous apprendqu'il ne suffit pas d'être catholique de nom, qu il ne suffit même pasà un prince ou à un gouvernement d être catholique de conviction,pour que les querelles entre les deux pouvoirs ne menacent passans cesse d'éclater et de jeter la perturbation dans le pays. Il yfaut un catholicisme logique jusque dans les applications les plusdélicates, il y faut une conformité bien rare — et bien difficile enpolitique — à la hiérarchie des valeurs, des compétences et desautorités.Connaissant l'esprit fasciste et les doctrines en honneur auprès

des chefs du fascisme, ayant également présente à la mémoire labrève et tumultueuse histoire du fascisme, on comprendra quel'Eglise et la Papauté n'aient pas tous leurs apaisements. Oncomprendra qu'elles manifestent leurs inquiétudes. En criant leurscraintes et leurs protestations, elles rendent au fascisme un serviceinestimable. Et il faut reconnaître bien volontiers que celui-ci enprofite généralement d'assez bonne grâce. Peu de régimes et peude gouvernements se montrent d aussi bonne composition avecl'Eglise.

** *

Un des points névralgiques de la zone de contact entre le fas¬cisme et le catholicisme, ce sont les organisations d action catho¬lique. Les fascistes les plus intransigeants les poursuivent d'unehaine sourde qui parfois éclate en bagarres vite réprimées. Ilsvoient dans ces groupements de ferveur et d apostolat une sortede défense contre l'esprit fasciste qui veut cependant et qui doit

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. 15

conquérir tout entière l'âme de la nation. Ils feignent d'y voir desinstruments politiques, succédanés du Parti populaire.

Ce n'est pas l'envie qui a manqué aux chefs et aux troupes dufascisme de disperser l'armée de l'Action catholique. Mais devantcette armée, l'autorité pontificale s'est dressée. Toucher à l'actioncatholique, c'est toucher à ma personne, a déclaré le Pape. Entredeux maux, ces réalistes que sont les chefs fascistes ont estiméqu'il fallait choisir le moindre. Us trouvent l'activité des groupesd'Action catholique plus supportable qu'un conflit ouvert avecle Saint-Siège.

I<e Pape élève sa protestation en toute circonstance qui ledemande, mais il ne jette dans la balance toute son autorité quelorsqu'il le faut absolument, lorsque la question est essentielle eten quelque sorte une question de vie et de mort. Par exemple,l'indépendance du Saint-Siège dans la nomination des évêquesest une prérogative à laquelle aucun pouvoir de la terre ne l'amè¬nera jamais à renoncer. Mais cette indépendance n'est pas entière¬ment supprimée ni même essentiellement touchée par le veto dupouvoir civil opposé à l'élection de telle ou telle personne en parti¬culier. De même, l'existence et la liberté des groupes d'Actioncatholique sont proclamées par S. S. le Pape Pie XI nécessairesdans les circonstances actuelles à la vie de l'Eglise et à l'accomplis¬sement de sa mission. Mais ce qui est vrai et ce qui est affirmé del'Action catholique en général ne l'est pas nécessairement de telleforme spéciale d'Action catholique. Aussi avons-nous vu Pie XIcéder, en protestant, au coup de force du Gouvernement fascistesupprimant le' scouting catholique. Mais un abandon général del'Action catholique par la Papauté, le fascisme sait très bien qu'ilne peut pas l'espérer. Il n'y aura pas de concordat sacrifiantl'Action catholique comme il n'y en eut jamais jetant par-dessusbord les Ordres religieux.

** *

Voilà pourquoi les jeunes militants de l'Action catholique ita¬lienne se serrent si étroitement sous la houlette du Pasteur su¬

prême. Le télégramme qu'ils envoyèrent à Sa Sainteté dès la pre¬mière séance de leur congrès se terminait par un texte de psaumeappliqué hardiment au Souverain Pontife : Sub timbra alarumtuarum, protégé nos.Il faut voir dans cet appel, en même temps qu'un geste de

défense et de conservation, une protestation et une offrande defidélité et de dévouement. L'objet du Congrès était précisémentla Papauté. On y rappela les origines de l'Association catholique dela Jeunesse italienne. On évoqua la scène fameuse où fut décidée,il y a soixante ans, la fondation de cette glorieuse société. Deuxgentilshommes, Fani et Acquaderni, se prosternent aux pieds dePie IX. Que voulez-vous de moi, leur demande le Pape. C'étaità une heure de soulèvement contre le Pape-Roi. Nous dévouer sousvos ordres et pour votre cause, répondirent les jeunes gens. Eh bien,reprit le Saint-Père, après quelque réflexion, venez, vous serezavec le Pape, le coeur du Pape sera avec vous et le Christ sera avecnous ! Ces souvenirs, bien quelles circonstances soient fort changées,provoquent des explosions indescriptibles d'enthousiasme dansles assemblées de t eunesse catholique italienne. Ils se sentent liéspar le serment de leurs aînés. Les services qui furent offerts parleurs fondateurs et acceptés par un Pape persécuté, ils se croiraientparjures de les refuser quels que soient les obstacles qui s'accu¬mulent sur leur chemin.A l'audience pontificale qui couronna ce magnifique congrès,le Saint-Père renouvela ce geste étonnant de solidariser à la face

du monde et à celle du fascisme son autorité avec l'Action catho¬lique. Il eut soin d'ailleurs de noter une fois de plus, en félicitantles congesssistes d'avoir rendu un hommage solennel à leurs dix

mille morts de la grande guerre, que le catholicisme fervent et'militant est la meilleure garantie qui soit au monde de dévoue¬ment à la Patrie et d'obéissance au pouvoir établi.De leur côté, les jeunes gens manifestèrent de façon extraordi-

nairement vibrante leur attachement et leur soumission au Souve¬rain Pontife. Un des moments les plus pathétiques de cette longueaudience fut la proclamation du nouveau Président de la Gioventùcattolica. On sait que le Pape s'est réservé la nomination desprésidents généraux de l'Action catholique italienne. Après doncavoir fait l'éloge — combien mérité! — du président sortant,il. l'avocat Corsanego, il présenta son successeur à l'assemblée :il. l'avocat Ferlino. A peine prononcé le nom de l'élu, une immenseacclamation fait vibrer la Salle ducale, où Sa Sainteté recevait lesquinze cents congressistes : Vive le Pape ! Non pas : Vive Ferlino !ou Vive le Président ! mais : Vive le Pape ! Manifestation spontanée,éloquente et très significative de l'âme commune des jeunes mili¬tants de l'Action catholique italienne.Les amis de l'Italie se réjouissent du redressement social et

national dont ce pays donne le spectacle depuis l'avènement dufascisme. Il leur faut se réjouir plus encore de la vigueur et de laferveur du catholicisme dans la nation prédestinée qui monte lagarde auprès du tombeau de saint Pierre et auprès du siège de sonsuccesseur.

Louis Picard.

v\A

Un schisme en Egypteau XIVe siècle avant notre ère

La sécession est une aventure politique dont nous enregistronsplus d'un exemple au cours de l'histoire : les Romains en usèrentà plusieurs reprises et l'on pourrait déjà donner le nom de sécessionà l'Exode des juifs.Mais, alors qu'en général c'est tout un peuple ou un groupe

important d'habitants qui se sépare brusquement du pouvoirétabli, l'histoire égyptienne nous présente le cas peut-être uniqued'un roi qui fuit sa capitale et la tradition de sa dynastie.

* / '* *

Ainsi donc, vers-1376, l'an IV de son règne, Amenophis IV,pharaon d'Egypte, se transporta avec toute sa cour dans sa nou¬velle résidence « l'Horizon du Disque », abandonnant la cité superbede Thèbes qui, pendant plus de mille ans, avait été le siège del'empire égyptien.Quel événement extraordinaire avait provoqué cette décision

étrange du roi? Sans prétendre donner une réponse certaine, nouspouvons cependant proposer la solution la plus probable du pro¬blème.L'histoire, tout comme la nature, ne procède par bonds et la

tournure que prirent les événements pendant les règnes qui pré¬cédèrent celui du pharaon schismatique expliqueront dans unecertaine mesure le revirement qui se produisit dans toutes lesconceptions égyptiennes.

Depuis plus d'un siècle, l'Egypte était entrée, avec les rois dela XVIIIe dynastie dans une phase particulièrement brillante deson histoire. Ahmes, le premier pharaon de la lignée, avait délivré lepays de l'odieuse domination des envahisseurs Hyksos, peuplenomade venu d'Asie; ses successeurs, non contents de réorganiserla vallée du Nil, avaient adopté franchement une politique deconquête : cette époque présente une telle analogie avec la périodede l'expansion romaine aux premiers siècles de notre ère, que leshistoriens lui ont souvent donné le nom d' « Empire égyptien »,

i6 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

L'Egypte eut la bonne fortune d'avoir à sa tête des princes ca¬pables, des pharaons à vues très larges, dont les noms resterontcélèbres à travers toute l'histoire : Aménophis Ier fut divinisé etThoutmès Ier se signala par des conquêtes de grande envergure;la reine Hatshepsout, moins belliqueuse que ses pères, s'illustrapar ses constructions et envoya une expédition commerciale etdiplomatique dans le pays des Somalis, au delà du détroit deBab-el-Mandeb.Enfin, Thoutmès III, le roi le plus illustre de la XVIIIe dynastie,

transporta ses armées, au cours d'une vingtaine de campagnesvictorieuses, de la quatrième cataracte aux rives du lointainEuphrate, créant ainsi un empire de 4,000 kilomètres de longueur.Aménophis III, prince fastueux et magnifique, recueillit le fruit

de ces immenses conquêtes et organisa l'exploitation rationnelledes provinces nouvellement annexées. Les richesses du mondeentier affluent à Thèbes, la ville royale : le pharaon y reçoit pério¬diquement le tribut de toutes les principautés vassales de Xubieet d'Asie ; des délégations, chargées de présents viennent de Baby-lonie, d'Assyrie, du Mitanni. de Hatti, de Chypre et même des îlesde la mer Egée.Au contact de ces étrangers de toute race et de toute civilisation,

les idées des habitants de la vallée du Xil s'élargissent et se moder¬nisent rapidement. Les Egyptiens s'aperçurent que ces peuplesbarbares que jusque-là ils considéraient comme d'essence infé¬rieure, possédaient également une civilisation et une religion res¬pectables ; aussi ne tardèrent-ils pas à nouer avec leurs voisins desrelations politiques, commerciales et même artistiques.Dans bien des tableaux égyptiens de l'époque, nous voyons des

défilés d'étrangers apportant les produits de leurs pays d'origine,et parmi ceux-ci figurent de merveilleux vases en or qui soutiennentla comparaison avec les meilleures productions de l'orfèvrerieégyptienne. A Tell-el-Amarna, la future capitale d'Aménophis IV,on a découvert une partie importante de ce que nous pourrionsappeler les archives du ministère des Affaires étrangères, datantdu règne d'Aménophis III et de son successeur : plus de 300 ta¬blettes, couvertes de textes cunéiformes babyloniens, contenaientla correspondance diplomatique échangée par ces princes~*avec lesgouverneurs, les rois et les vassaux de l'Asie-Antérieure. ]

** *

La situation privilégiée de Thèbes lui valut de s'enrichir plusqu'aucune autre ville des résultats de la conquête, et les pharaonsqui se succéderont sous le XVIIIe et XIXe dynasties rivaliserontde prodigalité envers leur capitale : mais leurs dieux nationauxdevaient être les principaux bénéficiaires de ces largesses.En effet, si Thèbes était la capitale de l'empire, elle était aussi

le siège du culte d'Amon.Eu Egypte, le dieu de la cité royale tendait depuis longtemps

à se rnuar en dieu dynastique et national La position d'Amonétait donc devenue très forte. Assurément toutes les anciennesdivinités du panthéon égyptien, tels que Ptah de Memphis et Rad'Héliopolis continuaient à subsister et à recevoir un culte, maisAmon détenait une espèce de primauté, on l'appelait couramment« le maître des dieux », et plus tard encore les Grecs l'assimilerontà Zeus, le chef de leur Olympe, et Thèbes sera pour eux a la Dios-polis magna », la grande ville de Zeus.Amon règne à Thèbes et constitue avec Mout, sa femme ou

parèdre, et Khouson, son fils, une triade dont nous trouvonsd'autres exemples en Egypte.De plus, il englobe dans sa personnalité l'ancien dieu solaire Ra

et forme avec lui le dieu composite Amon-Ra, dont la fortune futsi brillante au Xouvel Empire.Thèbes se couvre de monuments grandioses, dont les vestiges

nous frappent encore d'admiration aujourd'hui. Les templesd'Amon à Karnak et à Loukxor nous racontent, mieux qu'aucunautre document la brillante destinée du dieu pour lequel ils ontété bâtis.Dans cet amas de constructions de toute époque, nous recon¬

naissons à première vue les hypostyles et les portiques de Thout¬mès III et d'Aménophis III, chefs-d'œuvre d'élégance classiquequi ont pu résister à l'action des siècles.Dans ces conditions, il était naturel que la puissance du nombreux

clergé d'Amon s'accrût rapidement. Au retour de chaque campagne,le pharaon, plein de reconnaissance envers le dieu auquel il attribueses succès, lui rapporte une importante partie du butin, consistant

en or, en argent, en pierres précieuses, en esclaves, en bétail; deplus, il lui accorde à perpétuité des fiefs et des bénéfices tant enEgypte qu'à l'étranger. A l'époque où nous sommes, le clergéconstitue à côté de l'année qui a réalisé la grandeur de l'empire,l'élément le plus influent et le plus riche de la population égyp¬tienne.Cette caste était fortement hiérarchisée, comptant tous les

grades depuis celui de grand prêtre ou de premier prophète d'Amonjusqu'à celui de simple officiant et hiérodule; on a eu raison dedire que la classe sacerdotale avec ses privilèges, et ses richesses,formait en Egypte un Etat dans l'Etat. Pendant les règnes quiprécèdent celui d'Aménophis IV, il arriva plusieurs fois que legrand prêtre d'Amon assuma en même temps les fonctions de vizirou de premier ministre : comme on le dit de Joseph dans la Genèse,après le Pharaon nul n'était plus puissant que lui dans toute laterre d'Egypte.

** *

Voilà dans quelles circonstances Aménophis IV arrivait aupouvoir.A l'intérieur, le royaume présentait un état de prospérité et de

richesse inouïe : la population, comme la société européenne duXVe siècle, était divisée en « Etats assez tranchés : hauts fonc¬tionnaires, prêtres, soldats, bourgeois, artisans, simples paysans,tous soumisau bon vouloir d'un pharaon, souverainement puissantet immensément riche, qui régissait ses domaines au mieux desintérêts des hommes et des dieux.A l'extérieur, l'Egypte comptait des vassaux innombrables.

Les pharaons, faisant preuve d'un profond sens politique, avaientmaintenu dans les parties soumises de l'Asie et de l'Afrique, lesprincipicules indigènes, qui avaient comme seule obligation, detémoigner périodiquement de leur loyalisme vis-à-vis de leursuzerain, et de lui envoyer le tribut dont s'emplissait la cassettedu maître. Xéanmoins, le pouvoir central était représenté dans cesprotectorats par des résidents égyptiens qui devaient veiller au bonordre des pays soumis et aplanir les différends qui pouvaientsurgir entre vassaux. Ces envoyés royaux, espèce de missi dominici,surveillaient la Syrie et transmettaient les instructions du pouvoircentral: ils disposaient même de petits détachements militairesqui intervenaient, au besoin, par la force des armes.En effet, cet empire, sous des apparences de stabilité était

continuellement menacé au Xord et à l'Est par les manœuvressournoises de certains chefs nomades amorrhéens et, peu après,par le pouvoir grandissant des princes hittites d'Asie-Mineure.Au moment où Aménophis IV montait sur le trône, la situation

était particulièrement tendue. Le chef des Amorrhéens, Aziru,tout en protestant de son loyalisme, était parvenu à former uneligue dans laquelle étaient entrées, avec l'appui occulte des Hittites,différentes villes de la Syrie supérieure.Dans cet état de choses, l'Egypte avait besoin d'un souverain

énergique, qui fut à la fois un habile diplomate et un vaillantcapitaine, héritier des vertus guerrières de Thoutmès I et deThoutmès III.Aménophis IV n'était malheureusement doué d'aucune de ces

qualités. ■ _

Xous sommes assez mal renseignés sur les débuts de sa carrièreet les données des monuments semblent même parfois contradic¬toires.Il était le fils d'Aménophis III et de la reme Tiyi; celle-ci,

d'origine assez modeste, comptait peut-être des Syriens parmi sesascendants et devait probablement son élévation à son seul charrue.Elle survécut longtemps à son époux et exerça une certaine in¬fluence sur le jeune prince dans la direction de sa politique. Améno¬phis IV. tout en suivant le protocole traditionnel lors de son cou¬ronnement et en respectant le culte national d Amon, manifestade bonne heure une prédilection marquée pour un dieu solaire bienplus ancien, Ra-Haraktès, une des nombreuses formes du dieusolaire d'Héliopolis.De plus, ce pharaon montre une propension à la spéculation

mvstique, ' fort au goût de cette époque de culture raffinée, etécïiafaude dans son esprit une religion nouvelle à caractère presqueésotérique qu'il appelle son « Enseignement ». Son dieu, car deplus en plus", il tend à supprimer le culte de toute autre divinité,

LA RËVtJÉ CATHOLIQUE DÉS IDÉES ET DÉS FAITS.17

c'est le disque solaire Alon qui renferme en lui la source de toutelumière, de toute vie et de toute vérité.Lui-même s'intitule premierprêtre de Ra-Harakthès,il est une émanation d'Aton,il vit par Atonet dans Aton, et, en toutes ses actions il tâche de plaire à son dieu.Il lui trouve même une nouvelle figure, dans laquelle se manifeste

cette union d'allure panthéiste entre le dieu et toutes les créatures :Aton se montre comme un disque solaire projetant vers la terrede nombreux rayons; ceux-ci se terminent par des mains quitiennent devant les narines du roi et des membres de sa famille,le signe de la vie, car ils sont imprégnés plus que tous les mortelsde cette vie mystique. Cependant, le roi associe toute la natureet toute l'humanité au culte nouveau.

Aton n'est pas seulement le dieu d'Héliopolis ou de lEgypte,il est le dieu de tous les pays et de tous les peuples de la-terre :

Tu as créé la terre, proclame le roi, suivant ton désir, lorsqueHommes, tout bétail, grand et petit, [tu étais seul.Tous les êtres qui vivent sur terreEt qui vont sur leurs pieds,Tous ceux qui vivent en l'airEt qui volent sur leurs ailes,Les provinces de Syrie et de Nubie,Le pays d'Egypte.j Tu as marqué la place de tous les hommes ;Tu pourvois à tous leurs besoins ',Chacun a ce qui lui revient,Et le compte de ses jours est fait.Leurs langages sont divers aussi bien que leurs formes et la

[couleur de leur peau.Car toi qui partages, tu as séparé les peuples.

Le caractère universel de la religion du disque, si clairementproclamée ici, est un fait extraordinaire dans la mentalité del'ancien Orient, si fermé à des idées de cette envergure — songeonsaux Hébreux, pour qui Johweh est pratiquement le dieu du seulpeuple élu à l'exclusion de tous les autres qui ne sont que desétrangers méprisables, des goïm.Le roi pousse sa réforme jusque dans les moindres manifesta¬

tions de son activité. Le culte du soleil, qui pourrait s'appeler àjuste titre le culte de la splendeur du vrai, s'épanouit surtout danscet art énigmatique et attachant, qu'il s'efforce d'introduire, artdérivé sans doute des tendances réalistes de la XVIIIe dynastie,mais poussé à l*textrême.Dans son fanatisme, Aménophis IV ne recule pas devant l'idée

de se faire représenter tel qu'il est, avec les difformités et les taresde son type « fin de race ». Non content de se montrer sous un joursi défavorable, il invite même les artistes à renchérir sur ses défauts :

dans les curieuses statues, récemment découvertes à Thèbes etqui doivent dater du début du règne, nous voyons ces exagérationspoussées jusqu'à la caricature : le roi y apparaît avec un crâneallongé, le menton en galoche, les lèvres retroussées, les yeux bridés,le front fuyant, le cou mince et tombant en avant comme s'iln'était pas assez fort pour supporter le poids de la tête. Le restedu corps n'est pas mieux traité : les épaules et les hanches sontétroites, mais le ventre et l'abdomen présentent des rotonditésanormales qui ont exercé la sagacité des médecins modernes.

Ces réformes radicales n'étaient certainement pas du goût de lamajorité des Egyptiens, gens traditionnels par nature et profon¬dément attachés au culte d'Amon et à celui d'autres dieux popu¬laires de leur panthéon, tels Osiris et Hathor.

Aménophis, qui paraît avoir manqué complètement de doigtéet de seus commun, dut mécontenter les fonctionnaires d'ancienrégime, surtout les prêtres d'Amon qui voyaient dans chaquefaveur nouvelle accordée à Aton un empiétement sur leurs propresprivilèges.Quand le réformateur eut fait construire en plein centre de la

cité d'Amon un sanctuaire à son nouveau dieu et l'eut doté deterres et de revenus enlevés à Amon, les prêtres durent manifesterleur mécontentement d'une manière assez bruyante; car à cetteoccasion le roi entendit « des paroles abominables, plus abomina¬bles que celles que Thoutmès IV avait entendues de la bouchedes nègres! »

La rupture complète ne se fit pas attendre. Le culte des anciensdieux qui, jusque-là, avait été toléré, est' officiellement interdit.

Les temples hétérodoxes sont fermés et sur tous les monumentsaccessibles les- noms des dieux, frappés d'interdit, sont effacésavec soin : on grimpe jusqu'au haut des obélisques, on pénètrejusqu'au fond des hypogées pour marteler les noms exécrés.Aménophis alla plus loin : comme il portait un nom qui signifiait

« Amon est satisfait », il se hâta de changer cet épithète de mau¬vaise augure en un nom qui est en même temps symbole de foi :Akhenaton, signifiant « Celui qui est utile à Aton », ou, peut-être,I Esprit d Aton . Le titre qu il donne à son nouveau dieu a uneallure bien plus philosophique encore et peut se traduire « ViveRa, Horus des deux horizons (Har Akhtès), qui se réjouit dansl'horizon, en son nom de « Shou (lumière?) qui est en Aton ».La reine, qui sera toujours intimement associée aux faits et gestesde son royal époux, elle qui est « la maîtresse du bonheur du roi,

qui se réjouit à entendre sa voix .», porte le nom de Neïertiti et yajoute l'épithète flatteuse pour le dieu autant que pour elle :« le plus beau parmi les beaux est Aton. »

Pour rendre plus tangible la disgrâce irrévocable d'Amon le roi adécidé d'abandonner jusqu'au site de Thèbe, où trop de monumentset trop de personnages en place rappellent par leur seule présencela grandeur passée du dieu frappé de déchéance. Il a cherché danstoute l'Egypte un territoire qui n'appartienne encore à aucundieu, ce qui n'était pas si facile. L'ayant finalement trouvé, ilréunit tous les grands du royaume et leur expose en détail son projetde construire une capitale à son goût : le dieu Aton lui-même luien a inspiré l'idée et lui a désigné l'emplacement qu'il assignaità sa nouvelle résidence. Cet endroit idéal qui remplissait toutes lesconditions exigées par le roi et par le dieu occupait le site actuelde Tell-el-Amarna : Le roi lui avait donné le nom d'Akhetaton,c'est-à-dire « l'Horizon du Disque », nom que portaient égalementdes fondations semblables en Nubie et en Syrie qui devaient .servirparmi les races étrangères de centres de rayonnement au cultenouveau. Mais l'Akhetaton d'Egypte devait l'emporter sur lesautres : « C'est Atqn, mon père, dit le' roi, qui m'a amenéà Akhetaton. Aucun noble 11e m'y a poussé, aucun homme danstoute la terre ne m'y a incité... Non, mais ce fut Aton, mon pètequi m'y poussa, afin que je lui fasse un « horizon du disqueIl l'a désiré lui-même et il y trouve ses délices à toujours et àjamais. »

Le site d'Akhetaton était admirablement choisi, il faut le recon¬naître. Placée à mi-chemin entre Thèbes et Memphis, à 300 kilo¬mètres environ de cette dernière ville, la nouvelle capitale occupaitréellement une position centrale en Egypte et dans l'Empire.De plus, les lieux se prêtaient admirablement à un établissementde cette importance. A hauteur de Tell-el-Amarna, la vallée duNil s'élargit notablement de façon à former sur les deux rives dufleuve une grande plaine circulaire atteignant jusqu'à 25 kilomètresde largeur. Au delà se dressaient en hémicycle des chaînes demontagnes riches en gisements d'albâtre. Dans le projet du roi,la rive droite devait être réservée à la ville proprement dite et à lanécropole, tandis que la rive gauche, plus large et mieux irriguée,serait destinée à l'exploitation agricole et à l'élevage, car il fallaitpourvoir à l'approvisionnement du dieu et de ses temples aussibien qu'au ravitaillement de la population nombreuse quihabiterait. la capitale.Dès que la décision fut prise, le roi se transporta avec sa Cour

sur les lieux où devait se dresser la nouvelle cité. Il en fit le touren grande pompe, monté sur son char d'électrum, accompagné dela reine Nefertiti et de sa fille Merit-Aton.II détermina avec ses architectes le tracé des rues, l'emplacementdes temples et des palais, le lotissement des hôtels de maîtres et des

maisons de bourgeois ; il prévit même déjà, en bon Egyptien qu'ilétait, le lieu de sa sépulture dans la montagne orientale.Aux limites du domaine de Khoutaton, il fit graver à même le

flanc de la montagne une sérié de stèles-frontières, sur lesquellesétaient relatée dans un style emphatique et prolixe, la manièredont il avait déterminé l'établissement de sa ville nouvelle, vraiecharte de fondation de cette seigneurerie solaire.La cérémonie se termina par « un grand sacrifice, consistant en

pain, en bière, en bœufs, en veaux, en bétail, en volaille, en vin,en or, en encens et en belles fleurs de tout genre. En ce jour,Akhetaton fut fondée pour l'Aton vivant, afin d'obtenir grâceet faveur à l'avantage du roi Akhetaton ».

Baudouin van de Walue.(La fin au prochain numéro )

i8 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

Ernest Helloet le problème de l'Art(I)

Evidemment, dans l'ombre du sublime, il était tout à faitchez lui. Sa place est au pied de l'Horeb ou dans la couronne duTbabor. Ailleurs il est exilé et son indignation primitive l'empêchede discerner, malgré le symbolisme éclairé dont il se recommande('t la nature nous conduit plus loin qu'elle-même ), tels refletsde l'Etre, encore saisissants, dans la beauté déchue qui n'est pastoute prière. Et cependant quel amour de l'art avait Hello IXous tenons de lui cette parole précieuse : « L'art antique étaitplu5 fidèle que la religion ». Et, en disant l'art antique, il auraitpu embrasser tout ce qui, exempt de l'orthodoxie cultuellede l'intention, a été bon dans l'ordre du beau, Mais je crois qu'ilse défendait comme un séminariste de jeter un coup d'œil sur lesformes profanes, ayant une certaine tendance, nous l'avonsremarqué, à identifier l'absence à la négation. Lui qui, disciplede Joseph de Maistre, aimait à répéter son mot : «Quelle vérité nese trouve pas dans le paganisme? » il fermait les yeux, pratique¬ment, sur tout ce qui n'était pas signé par un baptême régu¬lier. En dehors des ouvrages des saints, il ne connaît point delittérature. Il aurait infiniment raison s'il renonçait une fois pouxtoutes à ce mode surérogatoire de création. Mais il n'en est rien;il attend beaucoup des Lettres, il parle sans cesse de la vocationde l'écrivain, du journaliste même et, en premier lieu, du critique,de ce critique son frère qui passe affreusement sans le voir, lui,Ernest Hello. Et pourtant Dieu sait quel regard suppliant luia lancé ce génie affamé de gloire mais que le Seigneur enveloppaittout entier dans son silence.Hello donc s'abusait lorsqu'il voulait que la terre fût, non

pas exceptionnellement mais normalement, l'endroit de la surper¬fection et des miracles. Il a considéré l'art non pas tant comme lelangage de la sibylle que comme celui de la pure Vérité. Et ilne le souhaitait pas, ce langage, assez obscur. Tout le manteaud'iniquité, fangeux et diapré, que l'art traîne derrière lui, Hellone sait pas que, s'il s'en dépouillait totalement, il ne serait plusl'art mais l'humble oraison ou la diction atone, la réalité du bienmoral insignifiante à nos cinq sens. Il ne veut pas abandonner la.terre lépreuse, il s'agrippe à la barre qui branle; il ne veut pasrenoncer à l'œuvre de Dièu, à cette création fugace qui est néepour adorer. C'est sa grandeur de ne pas le vouloir, mais c'est aussile cri de son impuissance, s Je n'ai à moi que mon gémissement. »Tel est l'acte d'accusation dans le procès Ernest Hello. Il com¬

porte en soi, comme on l'a montré, sa défense, puisque la doctrinede l'écrivain ne pèche que par exaltation religieuse. Mais il y ale côté positif de son esthétique, ses découvertes incomparables.Elles tiennent en quelques mots.L'art, aux yeux d'Hello, est « l'expression sensible du

beau » (2) et il ne lui cherche pas une propriété plus évasive. Ilne condamnerait jamais l'art à chercher son pain hors du Paradis,qui est le lieu de nos délices. Malheureusement, l'art a est tombé;le lieu de la beauté est fermé pour lui; mais l'exilé trace sur laterre étrangère une esquisse de la patrie ». Hello, pour ce inotit,le rattache à l'espérance. Il ne faut donc point s'étonner qu'ilaccorde une si grande place, dans l'œuvre, à ce qui n'est que désiret nostalgie, — que l'œuvre lui évoque une sorte de passionamoureuse ramenée à l'ordre intellectuel. Le désir d'exprimer labeauté ne sera pas indépendante de cette expression. Le Paradisterrestre est perdu et il s'agit de conquérir désormais le Paradiscéleste. La création et l'histoire de l'homme sont notre clavier.En substance, voilà, comme on peut l'exposer, la thèse d'ErnestHello.La beauté, dit-il, « réside essentiellement dans l'Angle ». C'est

pourquoi il ajoute qu'elle se traduit en nombre. Elle est doncfonction de la limite, ici-bas, et par conséquent dans le domainede l'art. Or, qu'est-ce que la limite? « La limite considérée dansla créature est une négation. En Dieu, elle est une atfirmation;de là, la création du monde » (3)- Mais il convient de glorifier lalimite, il convient de transfigurer l'angle, et nous allons voirde quelle manière :

(1; \ oir La revue cathodique du 10 novembre 1928,(2) L'Homme, L'Art.(jj Du NSahï a Dieu, I.

« Chez les créatures, la beauté est une limite aperçue danc lalumière.

» La laideur est une limite aperçue en elle-même.» La beauté est dans les mains de la lumière qui la distribue

par le ministère de la limite (1). ?

Celle-ci n'est, en effet, qu'un argument du néant. Mais la théo¬logie nous laisse entendre qu'il n'est pas de plus bel argument quela limite lorsqu'elle s'est reconnue telle et que l'Infini l'a remar¬quée pour son humilité et qu'il en a fait sa Mère. Alors nousapercevons ce qu'est la limite glorifiée : La sainte Vierge repré¬sente à la fois l'Etre de Dieu et la limite de la créature. .

La beauté, s qui réside essentiellement dans l'Angle . se tra¬duit par la courbe et s'évalue mystérieusement par le rapportinsensible qui s'établit entre l'angle rigide et la courbe mélo¬dieuse procédant de la sphère. La genèse de la sphère contientdéjà le principe et le gouvernement de l'amour. Hello l'expliquetrès bien :

a Les planètes décrivant une courbe autour des soleils obéis¬sent à une loi synthétique comme l'amour que cette force repré¬sente, et qui est la résultante de deux forces, la force centripète,en vertu de laquelle toute vie se contracte vers le centre, et laforce centrifuge, en vertu de laquelle toute vie se dilate vers lesextrémités. De là naît la forme sphérique, qui est la forme uni¬verselle des globes et de leurs mouvements dans l'espace, laforme de la vue quand elle plane sur la montagne, la forme del'horizon, la forme de la beauté, la forme du féminin qui affected'arrondir les contours ».

C'est l'amour qui apporte la iornwsité féminine à ce qui seraitla rigueur de l'angle. Et nous avons une autre définition d'Hello,magistrale, qui nimbe sa conception : La beauté est la forme quel'amour donne aux choses » (2).

Passons à l'art lui-même. De quoi sera-t-il fait? De la pieuserévélation des relations universelles. Comme l'univers a son

archétype en Dieu et que « l'âme humaine est aussi la réalisationd'une idée contemplée par Dieu dans le Verbe s, quoique ni l'unni l'autre en propre ne soit Dieu, « les créatures invisibles ayanttoutes leur archétype dans le même Verbe, cette relation communeexplique les relations mystérieuses qui unissent les deux mondes .Cette recherche de l'harmonie, qui s n'est jamais l'identité desdeux termes, mais leur conciliation b, produit son mouvementque la raison seule n'est point capable de prévoir, a On nommeinspiration s, dit Hello, « l'intuition de l'accord, et travail laréflexion par laquelle l'opposition cherche à se résoudre :. Et ilajoute : « L'inspiration est l'action de l'idée dans l'artiste; le tra¬vail estl'action de l'artiste dans l'idée... L'inspiration est positive,I exécution est négative, puisqu'elle est une limite... s II est clairque, dans ces conditions, Hello ne fera pas grâce au talent, qu ille négligera et même le détestera, que le génie seul lui semblerade taille à ébaucher l'image de l'éternité dans une œuvre d'art.II a quelques lignes sur ce sujet qui sont splendides :

e Le génie est la faculté de créer. Il conçoit et, comme tel,il est passif. Puis l'idée conçue fait en lui son travail secret. Illa porte. Il subit son opération latente, et mystérieuse. Il réagit,il est actif : c'est la terré qui a ouvert son sein à la semence fécondeet qui attend en silence que le soleil, à l'heure marquée, fassenaître la rose qui réjouit et embaume la création. L action del'idée sur l'homme, c'est l'action de la lumière sur la matièreterrestre. Elle opère dans la plus vile poussière, ilais il faut que laterre ait été ouverte, fécondée, meurtrie, et que le cœur de l'hommeait été déchiré.

2 Tout est conçu dans la joie et enfanté dans la douleurTelle est la loi (3). »

Ainsi, Hans l'œuvre du génie, « le sacrifice a sa place . Hellorappelle le rôle de l'opposition dans chaque œuvre de la naturecomme dans chaque œuvre d'art organique :

c La rose qui s'épanouit offre au soleilJe spectacle d'un combat,celui de la lumière et du fumier. Mais la mort, règne sans inquié¬tude dans la fleur faite avec des coquillages. »

(1) Du Néaxt a Dieu, I.(2) Phuosophie ei Athéisme, Négation de l'Art.(3) Phuosophie et Athéisme, CAUemagne et le Christianisme.

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. l9

La conception de l'art chez lui n'est pas exempte de dyna¬misme. Il a trop conscience du combat, de l'antagonisme qui separtage les choses, de la guerre à déclarer aux passions inférieuresde soi-même, en vue d'atteindre à la paix, à l'harmonie de lavictoire, pour ne pas désirer que des traces en demeurent dansla présentation d'un ouvrage. Il y a deux sérénités : il y a cellede l'art grec, qui est « le repos de quelqu'un qui ne s'est pas misen colère », et il y en aurait une seconde, un autre repos, le reposd'un art moderne auquel il aspire et qui serait la représentationde l'apaisement et de la béatitude. Il a reproché à l'art grec età tout l'art classique ce caractère général : « l'absence de l'infini .

Cette observation est assez juste de l'art classique ce qui, hez lesGrecs, ne se détache pas encore d'un merveilleux archaïsme,d'une perfection plus profonde (je pense notamment à la sculp¬ture du Ve siècle). Toutefois Helio a un mot extraordinaire surl'art grec : « .S'il frappe l'esprit, s'il éveille en nous l'harmonie,c'est que la forme, par sa perfection propre, s'élève au-dessusd'elle-même et touche les confins du monde invisible » (i).Mais le dynamisme de ce chrétien impatient ouvre soudain

à l'art moderne tout l'enchantement de ses destinées peut-êtreillusoires, lorsqu'il s'exprime ainsi :

« La fatalité semble peser sur la Grèce, et il y a quelque chosed'impitoyable au fond de cette majesté phosocléenne. Chez lesGrecs, Apollon tue le serpent Python. Il en respire que la forcecalme et solennelle. Chez les Egyptiens, Mercure arrache lesnerfs de Python, qui s'appelle ici Typhon, pour en faire les cordesde la lyre divine. Quelle immense supériorité! (i) »

Le romantisme n'était pas à même de remplir un tel programme,quoique Delacroix par certaines œuvres n'y fût pas inapte. Maison peut dire que plusieurs des Fleurs du Mal ou Y « Alchimiedu Verbe » que découvrit Rimbaud, l'art wagnérien hier, le dessinde Rodin, l'art claudélien aujourd'hui semblent appartenir àcette esthétique nouvelle qu'Ernest Hello voyait sortir d'Egypte.Dans le sublime, l'idée écrase la forme et l'engloutit en elle.

La forme humiliée s'anéantit, afin de ne pas nous troubler dans lacontemplation de l'immense >.. Le sublime, qui est la mot doutil use, a été si dégradé, comme la notion de gloire à laquelle ilcorrespond, que l'on ne sait plus de quoi l'on parle en le nommant.Mais Hello nous dit que « le sublime est une disproportion ».Il faut ajouter une disproportion motivée, nécessaire, indispen¬sable, requise par la conciliation même des contraires.Seulement Hello, que le feu de son idée éblouit un peu, a des

conclusions qui ahurissent. Il tend à systématiser l'impossi¬bilité de finir une œuvre d'art. Ce qui est vrai, c'est qu'elle n'estjamais absolument complète et qu'il est bon de la laisser sur1111 point de sou évolution, un point qui ne sera final que rela¬tivement. Où Hello exagère, c'est quand il veut que l'œuvre nesoit sublime qu'incomplète. Il retrouve bien les lois de sa théo¬

(i) Philosophie ht Athéisme, Négation de l'Art:

logie mystique, qui se termine par un .-1 men d'extase, lorsque, surle plan de l'art, il entend aboutir à ce que nous définirons unaveu d'impuissance. Mais il risque — et le siècle qui ne s'en doutepas le suivra — de rencontrer l'absurde au bout de sa théorie,comme le bon Frenhofer dans le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac.

Quand il trouve que son exécution est parfaite, c'est-à-diresans défaut, l'artiste médiocre s'arrête, et s'arrête satisfait.

■ Quand il trouve que son exécution est vivante, c'est-à-direpleine de sa pensée imprégnée, humide, ruisselante de feu, l'hommede génie s'arrête aussi, mais il s'arrête malgré lui, triste et vaincudans son triomphe (i). »

Pour lui, tout chef-d'œuvre est une ébauche et l'inachevéest la marque du génie, son privilège, sa condamnation et sagrandeur ».

Et plus l'exécution approche de l'idéal, plus l'abime qui lessépare apparaît large et profond à l'artiste; plus le nombre descôtés du polygone inscrit augmente, plus l'impossibilité de toucherle cercle devient sensible. »

Hello est une victime singulière de cette vérité outrepassée ;il écrit des pages, il écrit des articles en foule, mais avec ungénie intermittent : il a des beautés et des lacunes. Les « associa¬tions d'idées » lui font souvent quitter son sujet et il abuse desblancs entre les paragraphes. Ou alors il s'écrie : Amenl Arrê¬tons-nous. Sileuce 1 Une fois, le cœur nous bat. Dix fois, et l'émo-.tion n'y est plus.Il compose mal ; il fait trop d'escaliers. Mais quel ton ! Un ton

qui n'appartient qu'à lui. D'ailleurs, cet artiste inégal a prévules griefs qu'on serait amené à formuler contre les hommes desa trempe. Il s'en est, croyons-nous, excusé à l'avance :

■ Quand l'homme de génie est infidèle à la vérité, sa façon del'offenser n'est pas de la parodier par une règle puérile, mais deretourner la loi contre elle-même, de se précipiter, la tête enbas, au fond de l'abîme, et de donner, par la profondeur de sachute, la mesure de l'essor qu'il aurait pris (i).

On trouve, dans l'œuvre d'Hello, qui, à l'encontre de sesconfrères, n'a jamais voulu parler que d'une seule chose, une simagnifique dissémination du substantiel Amen, que l'intellecty a de quoi pâturer pour plusieurs générations. Son esprit étaitde ceux qui s'occupent de toutes les questions à la fois, qui necomprennent pas que l'on se spécialise dans une, parce que, aulieu de déambuler à la"périphérie, ils se placent ingénument aucentre.

Stanislas Ft-mkt.

il) T.'Homme, La Convention, là fantaisie cl l'ordre.

Les idées et les taits

Chronique de<s IdéesChoix de lettres de Louis Veuillot.

Le ci-devant chanoine Hontoir, ancien inspecteur de l'ensei¬gnement secondaire libre au diocèse de Tournai, quiatroquésamozette contre la coule monastique à l'abbaye N.-D. de Scour-mont (Forges-Chimay) vient de réaliser un projet qui a souventtraversé 1 esprit d'hommes d'enseignement et d'éducateurs : il aextrait des neuf volumes actuels de la Correspondance de LouisVeu'llot, cent lettres réunies en un volume de 200 pages environqu'il dédie spécialement à la jeunesse des écoles. La destinationde cette publication a naturellement guidé le choix de l'éditeur :

ces cent lettres, étrangères aux grandes luttes du polémiste,racontent le Veuillot intime, le Veuillot de la famille et des amiset ce Veuillot est délicieux. C'est aussi à l'intention des jeunes quedes notes explicatives des noms de personnes et de lieux accom¬pagnent chaque lettre en manière d'introductions. Ce joli volumea paru chez Deltenre éditeurs à Fayt-lez-Manage : ils s'empresse¬ront de faire disparaître dans la prochaine édition, les quelquesdéplaisantes coquilles dont la vue aurait exaspéré Veuillot. qui neles supporta jamais. Je regrette aussi que l'on n'ait pas songé àillustrer le volume d'un autographe du célèbre épistolier, son écri¬ture, à la plume d'oie, est d'une rare beauté et inspirerait, peut-être, à nos jeunes gens, qui « pattes-de-mouchent » pour le moinsautant que la vicomtesse de Pitray, le goût artistique des carac¬tères correctement formés.

20 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

Il faut applaudir à l'initiative de F. Camille Hontoir, elle seraféconde. Ce choix de lettres amorcera la lecture de la correspon¬dance complète qui paraîtra en cinq volumes dont quatre inédits.Cette initiation au génie littéraire de Veuillot entraînera les jeunesvers les ouvrages les plus importants du maître. Or, qui fréquenteVeuillot connaîtra la grammaire et le catéchisme, deux sciencesle plus profondément ignorées de la plupart des mortels, Il n'y apas eu un seul prosateur qui sache sa langue comme lui : le motjuste toujours ; la phrase non pas « impeccable », comme l'écritMaurras, mais irréprochable, toujours. Il n'y a pas d'écrivain laïc,au dix-neuvième siècle, qui rende un son aussi purement chrétien.Il n'v a guère que lui, qui pense, parle, écrive toujours a en chré¬tien ». Dans son immense courrier, d'environ 400 lettres par an,où la plume court, vole, il n'y a pas un billet qui, à quelquedegré, ne porte l'estampille du croyant. Le badinage même gardecet accent, tant l'esprit et le cœur de Veuillot se sont laissé imbi¬ber par la foi.Au fond, je répète le mot de Rémusat : ce diable d'homme a

toujours pour lui la grammaire et le Pape.Educateurs, qui avez le noble souci de tremper les caractères,

de former des chrétiens qui soient gens d'esprit et de volontéet fassent honneur à leur baptême : mettez-les à l'école de Veuil¬lot, ils apprendront de lui comment la religion se vit dans lemonde, comment elle est l'inspiratrice de l'écrivain, de l'orateur.Us tiendront de lui la conscience d'une fierté chrétienne qui lesdélivrera de toutes les bassesses, qui ne les agenouillera que devantDieu et les laissera debout devant les hommes ; l'humble accepta¬tion du glaive de la souffrance qui traverse le cœur pour en fairejaillir l'amour, l'amour passionné des Lazare et des Marcoussi,l'énergie dans le travail opiniâtre jusqu'à l'extinction des forces ;le secret de la paix profonde au sein des luttes acharnées, de lasérénité au sein des orages, de l'allégresse triomphante à traversles contradictions ; la recette du bonheur qui est l'accomplisse¬ment des vouloirs divins. La meilleure leçon, peut-être, que la jeu¬nesse recueillera des écrits de Veuillot, c'est l'amour de l'Eglise etdu Pape. Du jour où il fut converti à Rome, le bouillant journa¬liste fut tout brûlant de cette flamme. Il confessait qu'il devaittout à l'Eglise, qu'elle seule lui avait révélé le but de l'existence,la vraie orientation de la vie et, dès lors, il n'eut d'autre ambitionque de la servir.Bref, toute cette correspondance. que F. Camille Hontoir met

sous les yeux de la jeunesse transsude, si j'ose dire, l'esprit chré¬tien et il n'est pas possible de la lire sans se pénétrer de cette roséecéleste.

Et toute cette morale passe dans l'âme à travers le charmeincomparable d'un talent d'épistolier qui n'a pas son pareil danstoute la littérature moderne. Quelle langue merveilleuse ! Quelstyle diapré ! Quelle verve éblouissante ! Quelle magie de laparole! Quel pétillement d'esprit! Quelles effusions du cœur !Comme, en une envolée, il vous emporte tout un paysage!

h Erqu\"! Il 3' a des grèves et puis des grèves, et encore desgrèves ; et des rochers sur des rochers, et sur ces rochers enrochés,des pelouses vêtues de camomille et de bruyère, avec des fontainescourantes et du cresson dans les claires eaux, les plus beauxsables, les plus beaux vents, la fraîcheur à l'ardeur du soleil,mille sites soudains, du joli dans le grandiose, beaucoup d'appétit,point d'Anglais. Voilà ce que c'est qu'Erquy, dont vous dites :qu'est-ce! Un idéal de bain de mer. »

Des descriptions de ce genre abondent dans le volume, elles lefleurissent et l'illuminent Parmi les mieux réussies, il y a cellede Montmdas, dans le Rhône (château du comte de Tournon)« une mer verte, la crête et l'écume des flots sont faites de clo¬chers, de maisons, de champs de blé jaunissants, mêlés dansl'abondance des vignes ». Il y a Craon, dans la Mayenne (châ¬teau de la marquise de Champagné) : « mon château est en pierrede taille, style Louis XIV. Mon parc est sans limites, plein dechênes, de tilleuls, d'arbres rares, de massifs de verdure et defleurs ; et tout le pays à cinq ou six lieues à l'entour est un parctouffu, arrosé, semé de collines ». Il y a Epoisses dans la Côted'or, chez les Guitaut. a Je vois ici des roses : les lilas finissent,mais les cytises commencent; leurs grappes d'or pendent sur lesterrasses, jetant un parfum d'œufs à la crème. Le polonia se cou¬vre de clochettes bleues, le frêne-fleur est tout pomponné de seshoupettes blanchâtres, l'aubépine tient bon et sent bon, et demain

les roses- pivoines seront épanouies ; mille oiseaux chantent là-dedans : mille rayons de soleil jouent et font des chansons delumière à travers les chansons de la verdure tendre, aussi variéeque les fleurs ; et parmi les herbes on voit autant d'étoiles blan¬ches, le jour, qu'il en paraît au ciel la nuit. »Je me souviens de l'enthousiasme avec lequel Sarcey, dans une

conférence faite, au lendemain de la publication du premiervolume des Lettres, lut et commenta la fameuse description dulever de l'aurore, sur la route de Montbard à Epoisses.

« Elle a commencé par tirer ses rideaux, et elle a jeté sur laterre un petit sourire d'un bleu rose qui a tout animé. . Puis,I aurore a ouvert sa fenêtre et passé la tête. J'ai vu tout son visage.II est agréable, c'est une physionomie pâlotte, mjis souriante,fraîche, avec une teinte de mélancolie... Quelques étoiles res¬taient par-ci, par-là dans sa coiffure de nuit. En tombant sur laterre, elles devinrent des oiseaux et des fleurs... Les oiseauxéclatèrent en chansons, et me firent souvenir de ma prière, commeils faisaient la leur. #

Le chef-d'œuvre du recueil serait bien le récit, fait à la vicom- -tesse Olga de Pitray, de la première communion de sa fille Agnès(la veuve du général Pierron), à la chapelle des Oiseaux C'estparfumé d'un arôme divin. Je ne cite que ce trait « Quand nousla vîmes après la messe, nous trouvâmes que son vêtement blancla grandissait et qu'il 3- avait une ombre de gravité dans sa candeurétourdie. L'enfant commence à passer jeune fille. [e l'embrassaiavec respect, me recommandant à Dieu présent dans le cœur demon enfant. Oh ! vraiment, très chère amie, nous ne sommes paspeu de chose, nous autres chrétiens! »

Dans le genre plaisant, rien n'est plus piquant d'autre partque la rencontre d'un dentiste, au cours d'un voyage à Livet(château des Pitray) à Beaufait, en Normandie. « — Monsieur,qu'est-ce que vous êtes dans le monde ? — Monsieur, je suischirurgien. » Il avoue qu'il est e chirurgien dentaire », il citedes noms de marquises et même une duchesse « dans la bouchedesquelles il entre comme chez lui », mais je ne peux lui faireavouer qu'il arrache des dents... Cet orgueil mal placé meconsola d'être poète. Au moins, j'ai l'humilité d'en convenir. »Comme échantillon de style raffiné jusqu'à la joliesse, mais

sans afféterie, et avec un tour qui reste d'un naturel exquis, jetrouve ceci charmant : Il fait du givre, et c'est bien joli. Toutest bordé de perles blanches ; les sapins sont transformés encandélabres; les toiles d'araignées semblent des lambeaux depoint d'Alençon accrochés dans les buis et dans les rosiers : lesfeuilles rouges du houx ont un air d'ailes de papillons ourléesd'argent. »Et dans la lettre suivante, ce délicieux couplet : « Adieu, mon

beau givre ; ne fonds pas. C'est un admirable symbole, le givre.Plus il est haut placé sur l'arbre, plus il tient. Lorsqu'enfin lesoleil devient trop fort... il ne se liquéfie pas, il ne coule pas. ilse détache et tombe dans sa forme et dans son éclat de diamant ;et il reste ainsi jusqu'à ce que le pied du passant l'écrase, oujusqu'à ce que la chaleur de la terre le dissolve tout doucement,et il disparaît sans qu'on l'ait vu changer. Et je pense que le bonDieu met à part cette eau si pure, pour alimenter toutes lessources choisies et toutes les rosées salutaires qui nourissent lavie. Et c'est ainsi que la virginité est féconde. »Pour la beauté dame qu'elles révèlent, pour le sublime

mélange d'espérance et de douleur qu'elles contiennent, il fautmettre hors de pair les lettres où son cœur, brisé par les deuilssuccessifs de sa dernière enfant, Thérèse, et de Mathilde, safemme, puis par les morts presque simultanées de trois autresfilles, Marie. Gertrude, Madeleine, s'épanche librement dans lesein de l'amitié. On n'a jamais trouvé d'expression plus juste,plus adéquate, plus profonde aussi de la douleur chrétienne :« Xous sommes en ce monde pour expier, pour soufirir, pourmourir. Je remplis ma vocation de chrétien et je solde moncompte de pécheur... Jamais mon cœur n'a été si déchiré, jamaisil n'a été environné de tant de sécurité et de lumière. Il n estaucune joie en ce monde contre laquelle je voulusse échangermon immense douleur. »

Je ne crois qu'il existe dans n'importe quelle littérature unelettre de condoléances qui vaille celle que Veuillot adressa au

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS

docteur Henri Parrot de Périgueux. un de ses plus anciens amis,à l'occasion de la mort de son fils. Elle est datée de Versailles,7 mai 1871. Qu'on en juge par cet extrait : « J'ai passé par là,je sais que mes filles et leur mère ne sont pas mortes. Je ne les aipas quittées, et elles ne m'ont pas quitté; mes filles sont presqueplus près de moi que leurs sœurs vivantes. La mort nous cache,ou plutôt nous voile en cachant légèrement ces êtres chers quibientôt redeviennent présents, et d'une certaine manière, visibles.Tu connaîtras et tu goûteras cette merveille de Dieu. Tu saurascombien il est vrai que Dieu n'a point fait la mort et ne lui apoint donné cette puissance sur nous. C'est nous au contraire quiavons puissance sur elle. Par le nom, par l'amour et par le sangde Jesus-Christ, nous la chassons; elle fuit et nous rend sa proie,n'emportant qu'un lambeau,et encore elle devra le rendie, car lesmorts ressusciteront. Rien de nous n'appartient à la mort que cequi lui est livré par nous-mêmes. Tu ne lui livreras rien, tu nedonneras pas puissance sur toi; tu voudras revoir ton fils qui estvivant. »

Voilà une foi si lumineuse qu'elle touche à la vision. C'est queVeuillot était si profondément chrétien 1 II prisait si haut sadignité de chrétien. « On finit, écrit-il à la comtesse de Montsaul-nin, par trouver plus de charme à la vtsix cassée d'un curé quientonne ou détonne les psaumes, qu'à toute la légèreté des con¬versations et à toute la profondeur des philosophies Que Dieuest bon de broyer nos cœurs froids et durs pour en dégager cetteétincelle et ce parfum qui est la prière ! »Chez ce chrétien si fier, narguant de si haut la libre pensée, la

criblant de ses flèches en beau sagittaire de la vérité, il y avait unrare sentiment d'humilité. « Lorsque vous me louez de ce que j'aivoulu faire, écrit-il à Msr Laurent, vicaire apostol que de Luxem¬bourg, à l'occasion de la suppression de l'Univers par Napo¬léon III, en 1860, j'entre dans une angoisse immense parce queje me dis aussi que mes péchés ont pu nuire à l'œuvre dont j'ai étéchargé... Je parle de mes fautes personnelles, assez grandes etassez nombreuses pour écarter la grâce de Dieu, et je ne puis rece¬voir aucune louange qui ne me fasse trembler et pleurer. »C'est le même sentiment qui éclate dans une lettre à Mme Testas

« je ne serai plus traité de scélérat, et, surtout, chose incompara¬blement plus désirée, je ne serai plus traité de saint et de héros.Cette cruelle humiliation qui me donnait envie de marcher àquatre pattes, et de prier les passants de cracher ?ur moi, va finir.Voilà ma consolation dans le désastre dont nous sommes atteints. »

Connaissez-vous quelque chose de plus beau? Conscient de sonextrême faiblesse devant les attraits du mal. il ne cessait dedemander l'appui des prières il priait lui-même avec une foiardrnte. Un de mes amis qui l'avait surpris agenouillé sur lesdalles d'un sanctuaire de Rome, à l'époque du Concile du Vatican,m'a souvent redit son admiration devant cette humble attitude desuppliant. C'était l'heure où il rayonnait par sa plume surl'Eglise entière.Une autre veine de sensibilité qui circule à travers de nom¬

breuses épîtres, c'est son amour si tendre et si fort pour sesenfants, pour son frère, ses sœurs, Annette et surtout Elise, quiremplaça sa femme Mathilde à son foyer. Pour diie son affectionà Mme de Grignan, sa fille, son tout, Mme de Sévigné n'a pastrouvé une telle variété d accents, de tours ingénieux, de délica¬tesses infinies. Rappelez-vous, entre autres trouvailles psycholo¬giques, ce mot à sa fille Luce — la petite Lulu devenue la damevisitandine — au lendemain de sa profession : « Rien ne m'a faitplus de peine et plus de joie que ta résolution. Je ne peux m'yhabituer en aucun sens. La joie est dans mon âme et ne peutentrer dans mon cœur ; la peine est dans mon cœur, et ne peuttroubler mon âme Je suis content et désolé de tout ce que tu mefais donner au bon Dieu. »• Avec cela, avec sa profonde sensibilité familiale et chrétienne,le plus gai, le plus spirituel, le plus étourdissant des hommes.Les lettres divertissantes fourmillent dans l'anthologie duF. Camille Hontoir. Je cite, au hasard, le récit de la mis" enbouteilles d'une pièce de vin que lui avait envoyé M. de Saint-Bonnet, la description d'un fromage fabriqué par Mme de Pihay,un roquefort qui fut dégusté à la table de Veuillot, entre amis :« Ils ont poussé des exclamations sur l'odeur. Mais il n'y a pasde fromage qui n'ait le droit de faire reculer. C'est comme pourles femrrçes : tout dépend du caractère et de la dot... S'il y avait

encore des rouliers a dit Eugène, ce serait leur fromage. Mais onobjecte que nous ne sommes plus du temps de ces hommes de ferqui cherchaient partout des batailles, et qui préféraient l'ennemiqu'ils avaient plus de peine à terrasser. Ce fromage est un ana¬chronisme. »

J'observe que les lettres les plus pétillantes d'esprit, sont cellesque Veuillot écrit aux Nouettes, chez les Ségur et au Livet, chezles Pitray-Ségur et à Segrétain. Excité par la verve de ses corres¬pondants, Veuillot se surpasse. Je crois que le chef-d'œuvre dansce genre est celle qui rouie en partie sur la mauvaise écriture desa chère Olga de Pitray, laquelle par ailleurs avait promis unenvoi de fromage et de cidre.

a Vous allez donc m'expédier du fromage et ensuite du cidre ?Ah ! mon amie, votre cœur est fameusement bon, si votre écri¬ture est mauvaise. Mais est-il vrai que votre écriture soit mau¬vaise ? Une mauvaise écriture est celle qui donne de mauvaisesnouvelles et qui fait d'ennuyeux Sermons. Or, vous me dites quevous êtes mon amie et que vous m'envoj^ez des fromages.Et bien! là, entre nous, votre écriture est charmante; elle a unnégligé délicieux On dit au premier abord : voilà un gribouillisterrible, voilà des broussailles formidables; et puis, on cherche, etsous ces broussailles, on trouve des fromages; ces herbes écheve-lées et battues par la tempête cachent un charmant ruisseau decidre; surprise délicieuse ! Véritable écriture de cœur ! Dans cesjambages incomplets, dans ces entrelacements désordonnés, dansces fautes d'orthographe (il y en a) reconnaissez, froids et mal¬heureux critiques, la hâte délicieuse de l'amitié qui jette sesbras, qui jette ses sourires, qui jette ses paroles, qui jette ses fro¬mages, qui veut tout dire et tout jeter à la fois. »Voilà un volume qui sera le vade-mecum des hommes d'esprit.

Ils aimeront à en savourer quelques pages pour se rafraîchir l'in¬tellect, pour se réconforter l'âme. Les journalistes, improvisa-seurs de la plume, y apprendront l'art de penser juste et d'écrirecomme on pense. Ils s'y dérouilleront de tous les jargons spor¬tifs, parlementaires qui encrassent leur prose. Ils sentiront àchaque ligne que d'être chrétien sérieux n'empêche pas dutout d'avoir l'imagination ailée, le cœur vibrant, la plume alerte.Il se trouvera que ce livre destiné aux jeunes fera les délices deceux qui le furent ou qui le sont restés, malgré les ans.

J. Schyrgens.

X

Faits-divers et commentairesHommage de gratitude à ...

Il faut du courage pour lire un roman.Rien que pour lier connaissance avec les personnages issus du

génie de l'auteur, une grosse heure est nécessaire. On s'endortavant qu'elle soit écoulée. Ou bien c'est la sonnerie de la porteou du téléphone qui retentit ; et alors tout est à reprendre depuisla première description. Que si l'on persévère et qu'on veuilleperdre une demi-journée ou passer la nuit, il est presque certainque le jeu n'aura pas valu la chandelle.Mettons en effet les choses au mieux. Supposons que le livre

soit passablement écrit, qu'il ne contienne pas au delà de cin¬quante descriptions et de deux cents dialogues, que vous arri¬viez au bout en état de grâce : je veux dire sans avoir été scan¬dalisé par l'immoralité de l'auteur et sans l'avoir souhaité auxcinq cents diables, qu'aurez-vous appris? Quel sera ce fameuxdénouement après lequel vous aurez couru pendant six heuresau lieu de dormir? Que Raoul ait épousé Gaëtanne, qu'il l'aitquittée, trompée ou même assassinée; ou que ce soit elle qui aitbalancé le Raoul de son cœur pour aimer ensuite Ludovic, oubien pour ne plus aimer personne, ou même pour mourir : qu'est-ceque tout cela vous apprend que vous ne sachiez déjà? Commentces histoires peuvent-elles vous passionner, vous qui avez unemploi utile à faire de votre vie?Pour moi, mon parti est pris. A moins de circonstances excep¬

tionnelles et atténuantes, tant que mon confesseur ne m'imposerapas de lire des romans comme pénitence, je n'en lirai plus, j'aid'ailleurs ma femme de ménage qui me supplée dans cette fonction.Elle a une longue expérience de la vie, ayant été mariée deux fois,

22 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

et son esprit ne connaît pas les emballements des critiquesdéformés par l'optique littéraire. Rien ne l'arrête. Faute d'avoirautre chose à se mettre sous la dent, il lui arrive de dévorer lesjournaux financiers de 1921 et la Revue Belge du mois dernier.Elle lit donc les romans qu'on m'envoie, m'en rend un comptefidèle tout en versant du charbon dans le poêle, et de' cette colla¬boration sont nés maints articles de critique pour lesquels lesauteur^ m'ont félicité.

— Alors, Mme Cador, ce Xouvel Anacharsis d'Abel Hermant,qu'est-ce que cela vaut?

— C'est l'éloge des littératures anciennes composé dans lestyle des vieux auteurs. M. l'abbé n'aime pas les écrivainsennuyeux.

— Et Climats, d'André Maurois ?— C'est le récit parfait de disputes conjugales entre gens riches

qui feraient beaucoup mieux de travailler au lieu de tant penserà eux-mêmes. Mon mari et moi, nous n'avons jamais eu le tempsde nous analyser de la sorte et de nous demander si nous étionsnés l'un pour l'autre. Xe fait-il pas trop froid, M. l'abbé?

Ma femme de ménage ...

Cette incomparable Mme Cador est à mon service depuis bientôtdeux ans.

Il me fallait une femme de ménage. L'agence m'en envoyatrois douzaines. Mon choix tomba sur la plus grosse.En' la voyant monter si péniblement l'escalier trop étroit pour

sa taille, j'avais eu pitié d'elle et m'étais dit : « Si elle est discrète,c'est elle que j'engage ».

— D'où venez-vous?— De Francfort-sur-le-Mein.— Et vous arrivez, comme ça, sans chapeau, de si loin?— Oh non, M. l'abbé! Il y a vingt-sept ans que j'habite la

Belgique. Et M. l'abbé peut être sûr que ce n'est pas ma fautesi la guerre a éclaté entre l'Allemagne et votre pays.

— Je le crois sans peine. D'ailleurs, il y a eu Locarno depuislors et différents congrès où l'on a parlé de l'esprit internationalqu'il nous faut acquérir. Je suis en train de me faire une âme paci¬fique et universelle. Etes-vous discrète?

— Je mets des sabots pour travailler. A part cela, je ne parleque lorsque j'ai quelque chose à dire, et je ne trouve presquejamais rien à dire à personne. Il faut bien que j'ouvre la bouchepour prier M. l'abbé de m'indiquer quels jours et à quelle heureje dois venir ici. Et il est aussi nécessaire que je parle pourdemander un billet au receveur du tramway de l'Espinette.

— Sur quelle paroisse habitez-vous?-— Je ne me suis jamais renseignée.— Alors vous ne priez pas ? Vous êtes athée, déiste, bouddhiste,

spirite, membre de l'Association des Dames Libérales, candidateau Sénat comme Mme Spaak, juive, mahométane, Mme Cador ,J

— je suis catholique, apostolique et romaine, M. l'abbé.Mais je change souvent d'églises pour changer de prédicateurs,vu que ceux-ci ne changent pas assez de ton, et je ne m'informeni du nom des églises où je fréquente, ni de celui des prédica¬teurs qui me fatiguent. Je n'ai de rancune contre personne. SiM. l'abbé veut que j'étudie la liste de tous les prêtres de Bru¬xelles, je m'y mettrai.

— Savez-vous du moins qui est premier ministre en Belgique.'— X'est-ce plus il. Woeste?— Allons, ça va bien. Je vous engage. Vous êtes contente de

venir travailler ici?— Je vois que il. l'abbé a beaucoup de livres. Je lis continuel¬

lement.— Pas en travaillant, j'espère?— J'épousseterai bien la bibliothèque, il. l'abbé. Si, le

dimanche, je ne devais pas aller à la messe et au cinéma, je nesortirais pas de chez moi. Et les autres jours, je lis souvent jus¬qu'à minuit.

— Savez-vous aussi monter du charbon, cirer le parquet, laverla vaisselle?

— Oui, M. l'abbé. Je lis même les livres d'architecture et lespoètes, quand je n'ai rien d'autre sous la main.Cette personne est selon mon cœur. Il paraît qu'elle met

cinq heures où une autre emploierait trente minutes. Qu'est-ceque cela m'importe, tant que je ne suis pas moi-même réduit àla mendicité! Mme Cador a le droit de vivre et de se développerdans la ligne de sa prédestination. Je l'aime comme le Bon Dieu

l'a faite. Elle pèse cent et cinq kilos et n'a pas dit son derniermot. Avec un tel poids, un pareil goût de la lecture et ses soi¬xante ans, elle ne peut tout de même pas frétiller et abattre dela besogne comme une jeune fille de vingt ans.Bien que ses mouvements soient généralement lents et mesurés,

il lui est arrivé hier de casser un plat, tant elle a de vie intérieureet d'inattention. Elle est venue alors battre sa coulpe et c'estmoi qui ai dû lui remonter le moral en faisant appel à nos communssouvenirs littéraires.

— Ne vous mettez pas l'âme à l'envers pour ce mauvais sala¬dier qui était d'ailleurs fêlé?

— Ce n'est pas celui-là, c'est un autre qui est fendu, il. l'abbé.— Les plats ne sont pas éternels. Et il n'est pas étonnant que

vous ressembliez à Goethe, ilme Cador, né comme vous à Franc-fort-sur-le-ilein.

— En 1749, il. l'abbé.— Je ne me rappelais plus. Il aimait aussi beaucoup la lecture

et, dans son enfance, mettait parfois la vaisselle en pièces. Unjour qu'il jouait dans la cuisine, il lança, par la fenêtre, un platqui s'alla briser sur les pavés de la rue à la grande satisfactionet approbation de ses camarades. Hourra! » criaient-ils: Unesoupière suivit. « Hourra ! Encore ! Encore ! », faisaient les marmotsde plus en plus joyeux. Toutes les assiettes y passèrent, et Goethene fut content que lorsqu'il ne trouva plus rien sur le dressoir.

— Je n'ai garde d'en fa'ire autant, il. l'abbé.— Je sais que je puis compter sur vous, Mme Cador. Et que

pensez-vous de Milou, ce nouveau roman qui vient de paraîtrechez Grasset? Croyez-vous qu'une jeune fille convenable le puisserecommander à sa mère?

— Ce livre m'a fait penser aux Paysans de Ladislas Reymont,mais si j'étais de il. l'abbé, je n'en permettrais pas la lectureaux personnes qui n'ont pas dix-huit ans, à moins qu'elles ne soientdéjà mariées. Cependant les mariages si précoces ne sont pas tou¬jours à conseiller. J'ai lu, dans un livre que m'avait prêté il. l'abbéqu'en Esthonie, le Code civil...

— A propos d'Esthonie. Mme Cador, je songe aux Disciplesd'Emmaûs, le dernier volume du Courrier des Pays-Bas, de LéonDaudet que vous détenez toujours. Voudriez-vous avoir l'obli¬geance de me le rendre demain?

— Je le rapporterai avec la Mystérieuse Aventure de CésarSantéÛi et avec les Yeux de l'Esprit, de René Béhaine.

— Qu'est-ce que c'est que tout cela, Mme Cador?— Ce sont de nouveaux livres que Bernard Grasset a envoyés

à M. l'abbé. Xe fait-il pas trop chaud, ici, M. l'abbé? '— Cela va bien ainsi. Vous pouvez aller travailler dans la

bibliothèque, Mme Cador.Omer Exglebert.

ERRATUM

Xotre collaborateur et ami M. Marcel Schmitz nous fait remarquerque dans sa chronique de la semaine dernière il a parlé des fresquesde MUe Vander Linden, et que c'est par erreur qu'on a impriméVande Velde.

Union et ConversionsIrénikon, la belle revue qu'édite les moines de l'Union à Amay

— et à laquelle nous souhaitons de tout cœur que tous nos lecteurss'abonnent — a publié dans son dernier numéro un importantarticle du Père Dom Lambert Beauduin. Xous reproduisons ici lapartie qui traite du problème des conversions. Comme à toute œuvre 9nouvelle, on fait à /'admirable apostolat entrepris par Amay desobjections dont celle « des conversions individuelles » n'est pas lamoins répandue. Avec sa grande compétence théologiue, Dom Lambertmet les choses au point.Que penser des conversions individuelles.''Des échanges de vues onr eu lieu à ce sujet qui, pour éviter de

graves malentendus, appellent une mise au point. Il faut biendistinguer :La question théologique générale des conversions.

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS. 23

La méthode d'action la plus efficace pour hâter le retour àl'unité des Eglises.Pour la question théologique, tels sont les points indiscu¬

tables :

x. Tout fidèle de l'Eglise_ catholique romaine doit professerque l'organisme religieux auquel il appartient est la seule Eglisefondée par le Christ. Seule l'adhérence tranquille, paisible, invé¬térée à une Eglise séparée, qui établit l'âme dans la bonne foi,disculpe l'homme devant Dieu de n'avoir pas appartenu publf-quement à la vraie Eglise. Cette obligation vis-à-vis de la vraiel'-glise atteint toutes les Eglises séparées, qu'elles aient conservéaprès la séparation le sacerdoce, le Credo traditionnel, l'épisco-pat ou qu'elles aient dissipé cet héritage paternel.

2. Dès qu'une âme 11'est plus en sécurité dans son Eglise etqu'elle cherche sincèrement plus de lumière, tout fidèle catho¬lique et à fortiori tout prêtre, en vertu même des principes quenous venons de rappeler, est tenu d'éclairer son frère, de luifrayer la route, avec discrétion et prudence sans doute, ma*s sanshésitation et sans faiblesse. Dès qu'une âme est pleinement éclai¬rée et fortement trempée pour le bien, personne ne peut pour desconsidérations d'un autre ordre retarder sa pleine adhésion à lavraie Eglise.

3. Le chrétien qui, pour suivre la voie de sa conscience etadhérer à la vraie Eglise, fait les sacrifices humainement si doulou¬reux, inhérents à pareil retour, pose un acte hautement méritoire,digne de tous les éloges et de tous les respects et fait preuve d'unegrande noblesse d'âme, d'une forte vertu et d'une docile fidélitéà la grâce.4. Nos frères séparés ne peuvent nous reprocher cette conduite

que la logique de nos croyances nous impose. Le prosélytismereste le privilège de ceux qui ont conscience de posséder la vérité ;il ne perd ses droits que devant un latitudinarisme incohérentqui renferme tout sentiment religieux dans le sanctuaire de laconscience individuelle et pratique une égale tolérance pour tousles organismes religieux visibles.

Méthodes d'action unioniste.

Nous abordons ici la question sous un aspect tout différent.Pour travailler au rapprochement des Eglises séparées et prépa¬rer cette unité chrétienne tant désirée, quelle est l'activité la plusopportune et la plus efficace; quelle est la meilleure méthode?( Jrganiser son apostolat en vue de multiplier autant que possibleles retours individuels; faire de cet objectif le pivot de toute sonaction unioniste et entreprendre de reconstituer l'unité chré¬tienne en ramenant une à une au bercail commun les millionsde brebis dispersées ?Ou bien viser plutôt le rapprochement des Eglises elles-mêmes

par un travail d'ordre intellectuel, moral et surnaturel; travailleravec un continuel souci de vérité et de charité à « rassérénerl'atmosphère », à dissiper par unç étude plus approfondie lespréjugés et les partis pris ; à développer dans la lumière et dansl'amour ce vif désir de réconciliation chez tous les chrétiensd'Occident et d'Orient; à provoquer chez tous les chrétiens ungrand élan de prières, de vie religieuse fervente, de repentir etde pardon qui rende le monde chrétien digne de ce grand bienfait ;en un mot, réaliser cette unité spirituelle des intelligences et descœurs qui rende possible et durable la vraie Unité des Eglise?Il est bien entendu que les partisans de cette dernière méthode,

•: à laquelle, pour notre part, nous adhérons pleinement, acceptentI sans réserve les principes théologiques énoncés plus haut surl'obligation d'éclairer toute âme qui cherche la pleine lumièreI et de la guider vers la vraie Eglise. Mais la question est toutautre ici : quel est, pour réconcilier les Eglises, le moyen le plus| efficace? Pour justifier notre point de vue, nous soumettons à

r nos lecteurs les considérations suivantes ;1. Le catholique éclairé et fervent qui apprécie l'immense bien-

£ fait d'appartenir à la vraie Eglise, éprouve naturellement le, désir de faire connaître et aimer celle-ci par un plus grand nombre

d'hommes. Or, l'âme conquérante du missionnaire s'accommodemal d'un travail à longue portée dont les résultats tangibles sont| problématiques, lointains et impersonnels. L'effort silencieux,lent, qui échappe aux statistiques et aux diagrammes, décon-

| certe son impatience et passe à ses yeux pour une activité dépour-| vue de sens pratique : une utopie,

Il est préférable, à ses yeux, d'enregistrer, aujourd'hui, quel¬ques succès précis que d'escompter de vastes résultats à longue

^ échéance. Personne 11e songe à condamner cette conception.

2. Mais pareil travail rencontre deux graves écueils qu'il fautéviter à tout prix. Et tout d'abord le souci de multiplier lesconversions individuelles ne doit jamais porter préjudice auxdroits de la vérité,et de la charité. S'il est juste de faire resplendirdans l'Eglise romaine toutes les notes et prérogatives de la véri¬table Eglise du Christ, jamais il n'est permis, pour désaffecticn-ner les fidèles de leur propre Eglise, d'exagérer les fautes et lesdéfaillances de celle-ci; de taire systématiquement ses mérites,ses progrès et ses Vertus; de discréditer sa hiérarchie, ses institu¬tions, ses traditions; de colporter sans contrôle des faits défavo¬rables ; bref, de pratiquer une apologétique étroite et déloyale,qui aboutira peut-être à ébranler la confiance de quelques-uns,mais éveillera assurément des antipathies et augmentera ladéfiance et les rancunes de la masse.

3. Un autre écueil non moins préjudiciable au rapprochement.Une œuvre fondée pour multiplier les conversions individuellesdeviendra fatalement suspecte à la hiérarchie des Eglises sépa¬rées; au moins faudra-t-il apporter vis-à-vis de celle-ci tous leségards, toutes les prévenances ; éviter tout ce qui pourrait paraî¬tre abus de confiance, pression, bienfaisance intéressée, pro¬sélytisme indiscret. Sans doute la hiérarchie séparée ne peuts'offusquer de voir le clergé catholique remplir au sujet des con¬versions individuelles tout son devoir, selon les principes théolo¬giques que nous avons développés dans la première partie de cetexposé; mais quand il s'agit d'un apostolat méthodique dans cesens, il nous paraît impossible de ne pas provoquer des animositéset des représailles qui ne favoriseront pas le travail de rappro¬chement.

4. Quant à cette difficulté élevée contre l'idée même desretours en masse : à savoir que finalement la conversion à la vraiefoi est un acte libre et personnel dont chacun porte la responsa¬bilité incessible, comment théologiquement justifier ces actescorporatifs que l'on semble opposer aux retours individuels?Assurément, tout catholique professe que l'adhésion de l'âme

à Dieu s'accomplit sous l'action de l'Esprit-Saint dans la con¬science de chaque fidèle. Mais tout un ensemble de causes secondespréparent et disposent les âmes à cette donation totale; je veuxdire que tout un ensemble de dispositions psychologiques, moraleset sociales doivent créer un milieu et des circonstances favora¬bles et faciliter ainsi l'œuvre de l'Esprit-Saint. Pour la grandemasse des simples fidèles, leur foi très robuste d'ailleurs a besoinpour se conserver et se fortifier du cadre social que créent l'obéis¬sance à la hiérarchie et le contact des coreligionnaires. Si cetteinfluence sociale et cet entraînement collectif ne sont pas mis auservice de l'Union des Eglises, quelques âmes peut-être pour¬ront se frayer leur voie isolément, mais la masse des fidèlesn'envisagera même pas le problème. De là l'importance de la hié¬rarchie dans l'œuvre que nous envisageons et la nécessité absolued'un contact loyal, confiant et surnaturel avec elle.

5. Enfin il faut aller plus loin encore; et sans vouloir déprécierd'aucune façon d'autres vues ou d'autres méthodes, il faut serendre compte que la question d'une union officielle et hiérar¬chique ne se pose même pas pour nous en ce mcment et le prosé¬lytisme, c'est-à-dire la poursuite méthodique de retours soit indi¬viduels soit collectifs, n'entre pas dans l'horizon de l'activitéunioniste à laquelle vont nos préférences.Oui, l'Union des vrais disciples du Christ sera un jour consom¬

mée, et il semble bien que cet idéal ne se réalisera que par unedémarche sociale, qui entraînerait la masse des fidèles à la suitede leurs chefs. C'est du moins la leçon de l'histoire de nos rup¬tures. Mais les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes et àpoursuivre comme but précis un mode déterminé d'union que lescirconstances actuelles rendent encore invraisemblable et loin¬tain, les meilleures volontés pourraient fléchir.Le travail actuel à la portée de tous a pour but d'opérer ce

rapprochement spirituel des intelligences et des cœurs : connaître,comprendre, estimer, aimer nos frères séparés, prier avec euxpour la concorde des Eglises. Que chaque âme chrétienne — laplus humble et la plus aimante est ici la plus puissante — s'efforced'être dans le corps mystique du Christ un facteur d'unité. Del'effort combiné de toutes ces énergies unificatrices surgira enfin,à l'heure voulue par Dieu, cet Unum parfait, suprême souhaitet suprême espérance.Tel nous semble être le but de l'apostolat unioniste actuel. Il

u'est que le commentaire des paroles de Pie XI au Consistoiredu 18 décembre 1924.

1 L'œuvre de la réconciliation ne peut être tentée avec un espoir

24 LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

fondé de succès qu'à une triple condition : chez nous, il faut qu'onse défasse des erreurs courantes accumulées au cours des siècles,au sujet des croyances et des institutions des Eglises d'Orient.Il faut que les Orientaux, de leur côté, s'appliquent à considérerl'identité -de l'enseignement des Pères latins et des Pères grecs.Enfin il faut, de part et d'autre, des échanges de vues dans ungrand esprit de charité.

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ANGLETERREL'affaire du Prayer book

D'un article du.plus haut intérêt de M. Jean Guitton. dans le derniernuméro de la Revue des Deux Mondes, sur • l'affaire du Prayer -book - :

Les conversations de Malines et lord Halifax.

Ce désir de vérité et d'imité religieuses, quand il se réveilleau cœur d'un Anglais, le tourne vers Rome. Mais entre le Tibreet la Tamise, il y a bien de la distance. Comme l'avait pressentiXewman, c'est aux pays 'de civilisation française qu'est peut-être réservée la mission d'unir la Grande-Bretagne à la latinité.Au mois de janvier, peu de temps après le rejet du Prayer Book.paraissait à Oxford une brochure grise qui contenait le compterendu officiel des fameuses conversations de Malines. Il est inté¬ressant de la relire à la lumière des crises récentes de l'Egliseanglicane.A l'automne de 1921, lord Halifax, accompagné de l'abbé

Portai, rendit visite au cardinal Mercier à Malines et lui demandas'il serait disposé à recevoir quelques-uns de ses amis anglicans,qui connue lui-même, désiraient ardemment travailler à tmrapprochement entre l'Eglise anglicane et l'Eglise catholiqueromaine. Le moment, disait-il. était favorable. Les évêquesanglicans, réunis en 1920 au nombre de deux cent cinquanteau palais de Lambeth, avaient manifesté en termes explicitesleur vif désir de voir la chrétienté se réunir d'une manière visible.Le cardinal accueillit avec joie la requête de lord Halifax. Lesentretiens de Malines se poursuivirent pendant quatre ans dansune atmosphère de charité, de confiance et de paix. La mort ducardinal, suivie de près par celle de 1 abbé Portai, les suspendit.Les interlocuteurs furent, du côté anglais, lord Halifax, le

L)r Armitage Robinson. le révérend W. H. Frere. puis le Dr Goreet le Dr Kidd: du côté romain, Mgr Yan Roey. l'abbé Portai,puis Mgr Batiffol et l'abbé Hemmer. Ces entretiens n'étaientpas des négociations, ni même des échanges entre personnesaccréditées S'ils étaient vus avec bienveillance par les autoritéscompétentes ils n'étaient pas susceptibles de recevoir, au moinsdu côté romain, un caractère officiel. Il convient pourtant deremarquer avec le cardinal Mercier • que, pour la première foisdepuis la Réforme, anglicans et catholiques se voyaient pourdissiper les équivoques qui les tiennent à distance, et pour serapprocher du but tant désiré. l'Unité ». Et le cardinal rappelaitla parole de Léon XIII : « Les grands événements de l'histoirene se peuvent réaliser par des calculs humains ».Un mémoire, présenté par les catholiques romains en 1926.

énonce les conclusions acquises. Sur le caractère de l'Eglise, surles sacrements de Baptême, de Pénitence et d'Eucharistie, l'accordest satisfaisant. Il est rappelé que les trente-neuf articles ne lientpas strictement le clergé et peuvent recevoir, comme le pensaitle Dr Pusey. une interprétation qui les concilierait avec la doc¬trine du concile de Trente. On n'a pas oublié comment la questionde la validité des ordinations anglicanes, soulevée en 1894 parl'abbé Portai et lord Halifax, reçut de Léon XIII en 1896 unesolution négative. Le mémorandum de Malines assure que « sitoutes choses par ailleurs étaient réglées relativement à la doctrine,si l'accord était obtenu sur un régime disciplinaire, il n'y auraitpas de difficultés de la part des évêques anglicans à accepterles éléments d'ordination qui paraîtraient nécessaires à l'Egliseromaine pour mettre hors de doute_aux yeux de tous la validitéde leur ministère .

Quant à la primauté du Pape, elle ne semble pas non plus,un obstacle insurmontable. Certes, les expressions restent encorevagues. Des souvenirs anciens, dit le mémorandum, ont laissé

leur amertume dans les cœurs. Plutôt que de revenir >ur les che¬mins du passé, l'esprit essaie de conjecturer les formes que l'actionde la papauté pourrait prendre dans l'avenir. Pourtant les angli¬cans présents à Malines étaient disposés à reconnaître au Siègede Rome plus qu une primauté d'honneur, plus même qu'unpouvoir de direction spirituelle [spiritual leadership : ime pri¬mauté de responsabilité (primacy of responsability).Les anglicans firent remarquer que le nombre des évêques en

communion avec le siège de Cantorbéry était, en 1920, de 36S :ils s inquiétèrent du régime sous lequel leur Eglise pourrait vivreen cas de réunion. • Il n'appartenait pas aux catholiques dépour¬vus de mandat officiel d'apporter des promesses. Cependant illeur était possible de dire combien grande est la diversité desdisciplines sous lesquelles l'Eglise a vécu sans dommage pour sonmuté, et quelle variété d'institutions existe encore actuellementau sein de l'Eglise catholique, malgré l'uniformité progressive,à laquelle tend sa législation, surtout depuis que la Réformeprotestante l'a contrainte à renforcer sa centralisation adminis¬trative. Le respect que Rome témoigne aux Eglise orientalesle scrupule avec lequel elle maintient leurs rites, leurs languesliturgiques, leurs droits patriarcaux, leurs coutumes et leur-législations particulières, tout permet d'entrevoir avec quellelargeur d'esprit pourraient être traitées entre l'Eglise romaineet l'Eglise anglicane les clauses disciplinaires de leur unionSi importants que soient ces points d'accord, on s'exposerait

à de graves mécomptes en exagérant leur portée. Les théologiensromains pouvaient avoir le sentiment d'exprimer la pensée deleur Eglise : les pèlerins anglicans, quoiqu'ils fussent soutenuspar leur Primat, ne représentaient qu'une fraction de l'Eglised'Angleterre. Mais le présent d'un pays comme celui d'un individun'est pas susceptible d'une connaissance rigoureuse : telle tendanceencore faible en étendue, négligée par un observateur superficiel,contient souvent en germe la substance de l'avenir. La méthodesuivie à Malines a donné des résultats : elle était bonne. Danstous les domaines, l'étude technique du passé, le désir sincèred'un "rapprochement, la sympathie des personnes sont les condi¬tions les plus favorables de l'union des esprits.

Lord Halifax.

Xul n'a plus contribué que lord Halifax à assurer le succèsde ces entretiens et à prolonger leur souvenir. Resté pendantcinquante ans à la tête de l'English Church Union, il a été legrand artisan du renouveau de son Eglise. Le pays où certains.— il y a cent ans, — quand on leur demandait de définir leurfoi. disaient seulement • Credo in Xeivmanum ■ est la terred'élection des hautes personnalités, car l'Anglais paraît beau¬coup plus sensible à l'accent de la conviction qu'à la propagandeabstraite des idées.Lord Halifax est entré au mois de juin dans sa quatre-vingt-

dixième année. A une époque troublée comma la nôtre, unetrès longue vie permet de voir changer étrangement la figuredu monde. Lord Halifax a vu, sur le continent, naître et mourirdeux grands empires. Il a connu le temps où le Pape était enAngleterre considéré comme l'Antéchrist, où l'évêque de Lon¬dres refusait de consacrer l'église d'Ail Saints, parce qu'unepetite croix sans effigie était fixée sur l'autel, et voici que 1 Angle¬terre est couverte de crucifix. Tout jeune encore, il fut l'amidu prince de Galles, le futur Edouard VII. et la reine Victoriale choisit pour accompagner son fils dans son premier voyage surle continent. Le Roi lui conserva son amitié et l'on raconte qu'ildisait parfois : « Si je pratiquais une religion, ce serait la sienne .Bien que le très honorable Charles Wood, vicomte Halifax, appar¬tînt à une famille d'hommes d'Etat qui lui ouvrait les avenuesdu pouvoir il est le petit-fils de Charles Grey, premier ministrede la Couronne sous Guillaume IV. et son fils lord Invin est actuel-pement vice-roi des Indes), il quitta en 1870 la maison du princepour se consacrer aux œuvres de charité et à son Eglise : un irré¬sistible attrait le poussait vers les questions religieuses. Parun de ses oncles qui était l'ami et le correspondant de Xewmanil recueillit la tradition du mouvement d'Oxford, et plus tardl'étude et la pratique du Prayer Book lui apprirent à découvrirle catholicisme qui s'y cache. Il se convainquit dès lors que laRéforme n'avait pas arraché l'Angleterre à la chrétienté où elleavait vécu pendant mille ans et d'où elle avait tiré tant de gloire.1 Eglise anglicane a donc, bon gré mal gré, des devoirs enversl'Église de Rome à laquelle elle doit sa foi. Ce sont ces devoirs

LA REVUE CATHOLIQUE DES IDEES ET DES FAITS.

que lord Halifax s'est appliqué à prêcher et à pratiquer pour sonpropre compte.Chemin faisant, il observait que les hommes se trompent sou¬

vent sur le sens des formules qui les séparent et que des diffi¬cultés que l'on croyait fondamentales peuvent se résoudre si onsait les aborder par un certain côté. Son art fut justement deretrouver et de mettre au jour ces points où les esprits pensentde même, bien qu'ils s'imaginent le contraire et qu'ils se com¬plaisent dans d'antiques querelles. Si l'on peut toujours présenterla vérité de manière à la rendre insupportable, il doit existeraussi une façon de l'exprimer qui pénètre les cœurs, et qui accom¬plit l'accord. Et très souvent lord Halifax, parlant avec un anglicanmoins catholique que lui, avait d'abord cette réponse : « C'estinutile : nous ne nous entendrons jamais »; puis, après une heured'entretien : « Mais, mon ami, ce que vous venez de me dire,je l'ai toujours pensé ». Son père lui demanda un jour un confes¬seur. « La foudre m'aurait frappé, dit lord Halifax, je n'auraispas été plus surpris. »Le génie d'un tel homme, on le devine, fut celui de l'amitié.

Il sut gagner à son affection, sinon toujours à sa cause, des espritsaussi variés que Gladstone et Léon XIII. Pendant trente ans,il lira sa force d'une amitié singulière pour l'abbé Portai, unlazariste français qui aimait à se glorifier de ses origines paysannes.Dès qu'il l'eut connu, le cardinal Mercier l'accueillit dans sonintimité. Sur son lit d'agonie, trois jours avant sa mort, il luiremit son anneau pastoral que lord Halifax depuis ce jour n'acessé de porter suspendu sur son cœur.Parmi les adversaires sans nombre, il ne connaît pas d'ennemis :la seule critique qu'on lui fasse est de pécher par espérance.

Pourtant c'est cette espérance qui le soutient et qui lui donne,malgré l'extrême vieillesse, la volonté d'entreprendre. L'an passé,tout le monde l'avait cru mort et les gens de son manoir s'apprê¬taient à recevoir les invités à ses obsèques. L'idée des luttes àsoutenir le ressuscita. Peu de mois après, on le voyait à Rome, àParis, à Malines; il parcourait l'Angleterre, parlait à la Chambredes lords, multipliait les tracts, haranguait encore au mois dejuin, le Congrès anglo-catholique de Leeds. Il apparaît à la tribune,frêle, souriant et svelte, appuyé au bras d'un ami. On croiraitqu'il ne va pas pouvoir se soutenir. Il a gardé pourtant, dans ledéclin de ses forces, avec une élégance suprême, cette bonne grâcequi émane de la convictions quand elle est inébranlable. Sonvisage allongé et doux rappelle ces portraits, chers à Barrés, oùle Gréco a su rendre, dans la pâle ardeur du regard, la spiritualité.Sa phrase est toujours simple et fraîche. Elle résume en peu demots une longue chaîne de pensées et de souvenirs. Elle rappelleà la foule ce qu'elle n'a jamais cessé de croire, et elle lui commu¬nique une assurance, car le peuple qui recueille sa parole ne saitplus si elle vient d'un passé aboli ou si elle n'est pas plutôt, dans-1 incertitude présente, la voix nécessairement mystérieuse del'avenir.

L'avenir de l'anglo-catholicisme.I )e grands obstacles demeurent pourtant à ce retour de l'Egliseanglicane à l'Eglise catholique. Si l'Angleterre se catholicise,elle est encore loin de devenir romaine : elle se souvient qu'elle

a accepté la Réforme beaucoup plus pour assurer son indépendanceque pour purifier sa foi. L'emprise de Rome apparaît aux anglo-catholiques comme une domination, le retour comme une sou¬mission et 1 Anglais n'est pas prêt à se soumettre. Quand il leiait, il aime garder des « garanties contre la Couronne ». Commentaccepter la juridiction d'un Pape italien sur l'Angleterre? D'ail¬leurs le développement d'un catholicisme sans papauté satisfaitles besoins de la piété populaire et il ne semble pas inquiéteroutre mesure les théologiens. Puis l'attitude des catholiquesromains d Angleterre et d'Irlande, qui n'ont pas oublié les persé¬cutions du passé, leurs moqueries pour des pratiques où ils nevoient que des caricatures de leur culte, leurs campagnes poursusciter des conversions individuelles déplaisent trop aux anglo-catholiques pour les attirer vers la communion romaine.II est cependant hors de doute que le désir d'une Eglise libredans un Etat libre croisse insensiblement en Angleterre. Lesâmes vraiment religieuses ne peuvent supporter de voir leurEglise entravée dans ses développements létigimes par une assem¬blée où des juifs, des protestants et des libres-penseurs décidentde la majorité. Les évêques eux-mêmes commencent à s'en inquié¬

ter. L'évêque de Durham, le docteur Hensley Henson, une desfigures les plus énergiques de l'épiscopat anglican, conseille ouver¬tement aux fidèles de se servir du nouveau Livre sans l'assen¬timent du Parlement. Lord Halifax et ses amis anglo-catholiquesdemandent la séparation de l'Eglise et de l'Etat, condition de laliberté religieuse. « L'Etablissement », disent-ils, n'est pas uneinstitution religieuse nouvelle, par laquelle le peuple. anglais seserait détaché de la catholicité. Dans la force originale du terme,« l'Etablissement » est un secours donné par l'Etat à l'Eglisepour assurer le libre exercice de ses pouvoirs spirituels, la librepossession de ses domaines. Aussi le « désétablissement » ne doitpas emporter la suppression des biens de l'Eglise ou du traite¬ment des ecclésiastiques {disendowment). Il faudra du temps aux -anglo-catholiques pour faire appliquer ces vues : un illogisme,surtout s'il est consacré dans une longue coutume, ne se détruitpas en Angleterre par un raisonnement, si juste soit-il : l'arche¬vêque de Cantorbéry n'accorde-t-il pas encore des dispenses demariage dans l'Archevêché d'York en tant que « légat du Papeen Angleterre »? L'Eglise établie d'Angleterre s'est incorporéeà la nation, à ses écoles, à ses universités : dans les plus petits vil¬lages le prêtre représente à la fois le Christ et le Roi. Ni la massedes fidèles, ni le corps des pasteurs ne se résigneront aisémentà voir l'Eglise privée de ce redoutable privilège. Pourtant, depuisla crise du Frayer Book, le « désétablissement » a des chances depasser dans les programmes ou tout au moins dans les discussionsdes partis. Si jamais il se réalise, on verra se modifier sensiblementla physionomie de la vie politique anglaise/ Une des grandes assisesde l'ordre ancien disparaîtrait ; la Chambre des Lords et la monar¬chie seraient amenées par là même à changer de caractère. Quantà Rome, elle ne pourrait que profiter de cette libération, car ellea toujours préféré que les Eglises qui lui demeurent étrangèreséchappent à la tutelle du pouvoir civil.Les anglo-catholiques qui sont maintenant comme la conscience

de leur Eglise, en deviendraient-ils la partie dirigeante? Tout aumoins auraient-ils enfin des évêques de leur choix? Réussiront-ils à « convertir » leurs frères comme ils l'espèrent? Pourront-ilsen l'absence d'un organisme pondérateur, vivre avec les évangé-liques ? Verra-t-on se prolonger encore plusieurs siècles le paradoxed'une Eglise catholique anglaise? Si l'Eglise arrive enfin à s'affran¬chir de l'Etat,, le sentiment « insulaire » disparaîtra-t-il du mêmecoup? Gladstone, malgré des réserves d'ordre politique, reconnais¬sant dans le siège de Rome « le centre du monde chrétien et legardien du christianisme intégral ». Mais la jeune Angleterrel'écoutera-t-elle? C'est le secret d'un lointain avenir où il n'estpas donné à nos prévisions de pénétrer.

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