Ou et quand le capitalisme est-il ne ? Conceptualisations ...

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OÙ ET QUAND LE CAPITALISME EST-IL NÉ ? CONCEPTUALISATIONS ET JEUX D'ÉCHELLE CHEZ ROBERT BRENNER, IMMANUEL WALLERSTEIN ET ANDRÉ GUNDER FRANK Yves-David Hugot Presses Universitaires de France | « Actuel Marx » 2013/1 n° 53 | pages 76 à 91 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130617808 DOI 10.3917/amx.053.0076 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-76.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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OÙ ET QUAND LE CAPITALISME EST-IL NÉ ? CONCEPTUALISATIONS ETJEUX D'ÉCHELLE CHEZ ROBERT BRENNER, IMMANUEL WALLERSTEINET ANDRÉ GUNDER FRANK

Yves-David Hugot

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2013/1 n° 53 | pages 76 à 91 ISSN 0994-4524ISBN 9782130617808DOI 10.3917/amx.053.0076

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oÙ et quanDle capitalisme est-il né ? conceptualisations et Jeux D’échelle chez robert brenner, immanuel Wallersteinet anDré gunDer FranKpar Yves-David hugot

selon une lecture courante de Marx, le capitalisme, au sens plein du terme, devrait être défini comme un mode de production associant un certain rapport de production (celui qui place face-à-face les détenteurs des moyens de production, qui doivent écouler leur production sur un marché, et les producteurs directs, obligés de vendre leur force de tra-vail) et un certain état des forces productives (avec, en son centre, l’usine, où sont concentrés les machines et les prolétaires salariés). or, une telle configuration ne devint dominante qu’à la fin du xviiie siècle, et d’abord seulement en angleterre. peut-on affirmer, alors, que le capitalisme, c’est-à-dire une économie orientée vers la recherche effrénée et indéfinie du profit, n’a pu exister avant cette date ?

immanuel wallerstein s’inscrit dans cette lignée de chercheurs en sciences sociales qui ont ambitionné d’expliquer « la création […] du monde moderne1 ». pour le sociologue américain, ce phénomène consti-tue, avec la révolution néolithique, l’une des deux grandes « étapes2 » qui ont marqué l’histoire de l’humanité. il identifie la modernité avec la naissance du capitalisme. Mais, en le faisant naître de l’établissement d’un espace de production et d’échange à l’échelle de l’europe et de ses dépendances au début du xvie siècle, il n’identifie plus capitalisme, pro-létarisation et révolution industrielle. en considérant la période s’étendant du xvie au xviiie siècle comme pleinement capitaliste, wallerstein opère une réinterprétation originale de l’histoire du capitalisme qui minore le rôle pionnier de l’angleterre.

andré gunder Frank, en s’appuyant sur l’histoire globale, a opéré une critique de wallerstein, qui l’a amené non seulement à repousser les limites

1. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640), Paris, Flammarion, 1980, p. 7.2. Idem.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale

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géographiques et temporelles du capitalisme bien au-delà de l’europe du xvie siècle, mais aussi, plus généralement, à refuser au marché tout privi-lège dans la capacité à entretenir un processus d’accumulation. on peut se demander si cette perspective, stimulante intellectuellement, n’a pas rendu en revanche difficile, par la dissolution/éternisation du capitalisme qu’elle opère, toute critique de l’ordre économique existant, s’éloignant ainsi de ce qui était l’objet premier du marxisme ?

robert brenner et la prolétarisation coMMe condition du capitalisMe

robert brenner est un défenseur de la conception classique, qui accorde une importance cruciale à la prolétarisation/salarisation dans la naissance du capitalisme. pour que la division du travail ainsi que la spé-cialisation de la ville et de la campagne apportent des gains de productivité et enclenchent un cercle vertueux de croissance, il faut que la force de travail puisse être « transférée de l’agriculture rurale à l’industrie urbaine en réponse aux opportunités du marché3 ». il est donc nécessaire qu’il n’y ait plus « de barrières » empêchant de « quitter l’agriculture, comme le servage ou l’esclavage »4. les agriculteurs doivent pouvoir quitter leur campagne pour répondre aux opportunités offertes par l’industrie urbaine et ne doivent plus pouvoir y retourner ensuite, ce qui implique de les ex-clure de la propriété des moyens de production et de subsistance agricoles. « la proportion de la population urbaine et rurale » dépendant par ailleurs « strictement de la productivité du travail »5 agricole, ce transfert de force de travail vers l’industrie urbaine sera impossible, à moins que la produc-tivité du travail agricole n’ait augmenté. ce sont précisément les mêmes rapports de classes que ceux qui ouvrent pleinement la voie au transfert de la force de travail de la campagne à la ville qui vont permettre la crois-sance de la productivité du travail agricole. la mise en place de « rapports sociaux capitalistes ‘classiques’ entre un propriétaire foncier capitaliste et un tenancier travailleur libre » rendant « possible le développement de la productivité du travail dans l’agriculture », est apte à engendrer « une tendance au développement continu des forces productives »6.

où et quand un tel processus a-t-il débuté ? brenner considère que seule l’angleterre, à partir du xviie siècle, a connu ce processus de mise en place d’une agriculture capitaliste. son argumentation suit ici le récit développé par Marx dans le chapitre du capital sur la « prétendue accu-mulation initiale », y ajoutant simplement une comparaison avec la France

3. Brenner Robert, « The Origins of Capitalist Development : a Critique of neo-Smithian Marxism », New Left Review, n° 104, July-August 1977, pp. 25-92, ici p. 34.4. Ibidem, p. 35.5. Ibidem, p. 34.6. Ibidem, p. 60.

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et la pologne. partout en europe, à la fin du Moyen Âge, les paysans ont cherché à échapper au servage. l’issue de leur lutte a dépendu du rapport de force entre seigneurs et paysans. « en europe orientale, les seigneurs vainquirent7 » et un second servage s’ensuivit. en France et en angleterre, en revanche, « la résistance paysanne8 » l’a brisé. l’issue de cette lutte n’a cependant pas été identique dans les deux cas.

en France, la lutte des paysans réussit trop bien. la paysannerie arriva à conquérir la « propriété d’une grande partie de la terre9 ». ce triomphe de la petite propriété empêcha le développement d’une agriculture capi-taliste. les petits propriétaires pratiquant une agriculture de subsistance, allant peu sur le marché, n’avaient guère intérêt à améliorer les méthodes agricoles. les faibles surplus étaient collectés par un état central fort pour financer les guerres. il en résulta une absence d’investissements et d’améliorations productives. en angleterre, « l’immense majorité de la population » était aussi composée « de paysans libres »10, mais les grands propriétaires terriens restèrent suffisamment puissants pour procéder au « pillage systématique de la propriété communale11 », c’est-à-dire à l’en-closure des communaux, dont l’effet fut d’asphyxier les petits paysans en les rendant incapables de continuer à subsister de l’exploitation de leur terre. cette politique de longue haleine, conjuguée au « vol des domaines de l’état12 », aboutit à la constitution de grandes propriétés affermées à « une classe de ‘fermiers capitalistes’13 » que la nécessité d’écouler leur pro-duction sur des marchés concurrentiels pour payer leurs loyers incitait à rechercher des gains de productivité. quant à la Yeomanry, cette classe de petits propriétaires qui était majoritaire au xviie siècle, elle « avait dispa-ru14 » vers 1750 au profit des gros fermiers travaillant sur les domaines des landlords. il ne restait plus aux descendants de ces petits propriétaires qu’à aller se vendre comme salariés dans l’industrie naissante, leur subsistance ayant été rendue impossible par les gains de productivité effectués par les fermiers capitalistes. les enclosures, en rendant les petites propriétés paysannes non viables, ont donc contribué à « faire de la population des campagnes, en la ‘libérant’, un prolétariat pour l’industrie15 ». quant à la constitution de grandes « fermes à capital16 », elle permit de nourrir cette nouvelle population urbaine. c’est « cette structure capitaliste agraire

7. Ibidem, p. 78.8. Idem.9. Ibidem, p. 81.10. Marx Karl, Le Capital, trad. dirigée par J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, « Quadrige », 1993, p. 807.11. Ibidem, p. 816.12. Idem.13. Ibidem, p. 836.14. Ibidem, p. 813.15. Ibidem, p. 816.16. Idem.

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[qui] rendit possible, à un degré sans précédent, l’accumulation du capital spécialement par l’innovation dans l’agriculture17 ». les métayers devaient répondre aux pressions du marché, étant donné le besoin qu’ils avaient de vendre leur production pour payer leur loyer.

le résultat fut un système qui soutenait une productivité agricole continuellement croissante, ce qui avait pour résul-tat de fournir une relation symbiotique entre l’agriculture et l’industrie, chacun fournissait un marché et des moyens de production et de consommation toujours moins chers pour l’autre. sur le continent, par contraste, l’agriculture et l’industrie étaient mises en conflit l’une avec l’autre du fait du système productif de classes ayant cours basé sur le servage ou la propriété paysanne18.

c’est donc l’établissement de rapports de production nouveaux en angleterre dans le cadre d’une révolution agricole à partir de la seconde moitié du xviie siècle qui engendra ce processus de croissance que nous appelons capitalisme.

wallerstein a critiqué ce scénario. l’opposition entre une France de petits propriétaires essentiellement tournés vers l’autosubsistance et une angleterre dans laquelle les grands propriétaires fonciers auraient élargi et enclos leurs domaines afin de créer de grandes fermes louées à des fer-miers capitalistes devant procéder sans cesse à des investissements n’est pas établie : « en matière d’organisation foncière et de productivité agricole, les différences entre l’angleterre et la France du nord étaient relativement mineures pendant la période 1650-175019. » « le développement régulier de vastes domaines par un processus de concentration » et « la clôture des communaux »20 ainsi que l’introduction de techniques agricoles et de cultures nouvelles eurent lieu dans les deux pays21. par ailleurs, en angleterre, le marché du travail n’était pas libre. l’act of settlement (1662) clouait les tenanciers au sol, et la loi de speenhamland, qui la remplaça en 1795, « bloquait » aussi « la création d’un véritable marché du travail »22. il y eut donc maintien d’entraves à la libre circulation de la force de travail et à son transfert de la campagne vers la ville.

si l’angleterre n’était pas très différente de la France, il faut donc expli-

17. Brenner Robert, « The Origins of Capitalist Development : a Critique of neo-Smithian Marxism », op. cit., p. 75.18. Ibidem, p. 77.19. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 2, Le mercantilisme et la consolidation de l’économie-monde européenne. 1600-1750, Paris, Flammarion, 1984, p. 118.20. Ibidem, p. 114.21. Ibidem, p. 112 : « Les techniques agricoles modernes furent introduites en France aussi tôt qu’ailleurs », citant Roehl Richard, « French Industrialization : A Reconsideration », Explorations in Economic History, XIII, 3, 1976, p. 262.22. Wallerstein Immanuel, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF 1995, p. 54.

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quer la croissance qui a conduit à la révolution industrielle autrement que par une prétendue exception anglaise.

wallerstein et le capitalisMe coMMe éconoMie-Monde

le développement de l’angleterre ne peut s’expliquer par sa structure sociale particulière si celle-ci se retrouve à peu de choses près en France. pour résoudre le problème du développement économique, il faut se donner un espace économique complet, un espace de division du travail et d’échange « permettant d’assurer la survie de la société23 », un espace dans lequel « les gens qui y vivent sont reproduits24 » continûment, soit un système.

dans cet espace économiquement autarcique, wallerstein intègre les catégories du socioculturel et de la politique qui, incapables en elles-mêmes de délimiter une totalité, permettent en revanche d’en dresser la typologie et de les différencier spécifiquement. À l’échelle d’une seule culture, il s’agit d’un mini-système. si elle englobe plusieurs cultures, c’est un système-monde (world-system), le monde désignant simplement « une arène ou une division du travail, à l’intérieur de laquelle plus d’un groupe culturel existe25 ». des systèmes suffisamment vastes pour englober plusieurs socié-tés possèdent des structures étatiques. politiquement unifié, il s’agit d’un empire-monde (world-empire). si, en revanche, plusieurs entités politiques y coexistent, alors il s’agit d’une économie-monde (world-economy).

les caractères culturels et politiques déterminent la « structure for-melle26 » des systèmes. pour que leur détermination soit complète, un « mode de production27 » doit s’y ajouter. wallerstein emprunte ici à polanyi ses trois « formes d’intégration28 », susceptibles de fournir aux économies l’« unité », la « stabilité », l’« interdépendance et récurrence de [leurs] éléments »29 qui les rendent fonctionnelles : la réciprocité, la redis-tribution et l’échange. « la réciprocité sous-entend des mouvements entre points de corrélation, de groupes symétriques ; la redistribution désigne des mouvements d’appropriation en direction d’un centre, puis de celui-ci vers l’extérieur. l’échange se réfère […] à des mouvements […] tels que les changements de ‘mains’ dans un système marchand30. » pour être mises en œuvre, ces formes d’intégration ont besoin de « supports institutionnels

23. Ibidem, p. 262.24. Wallerstein Immanuel, « World-System Analysis », The Essential Wallerstein, new York, The new Press, 2000, p. 139.25. Wallerstein Immanuel, « A World-System perspective on the social sciences », The Capitalist World-Economy, Cambridge Univer-sity Press/éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1979, p. 156.26. Ibidem, p. 159.27. Ibidem, p. 155.28. Polanyi Karl, « L’économie en tant que procès institutionnalisé », dans Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, 1975, pp. 239-260, p. 244.29. Idem.30. Ibidem, p. 245.

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déterminés31 » : organisations symétriques, comme les groupes de parenté, structures centralisées, qui collectent et attribuent, systèmes de marchés créateurs de prix. wallerstein appelle donc « modes de production » ce qui constitue en fait des « formes de la circulation des biens ou des services au détriment des rapports de production »32. À chaque type de système correspond un mode de production particulier.

la réciprocité organise la circulation des biens dans les mini-systèmes. ce « mode réciproque-lignager33 » est basé sur une spécialisation des tâches limitée et élémentaire dans laquelle les produits sont échangés réciproque-ment entre producteurs. c’est le mode de production des peuples de chas-seurs-cueilleurs ou d’horticulteurs éleveurs de petits bétails vivant isolés. les empires-mondes sont tous économiquement intégrés selon le mode « tributaire-redistributif34 ». l’égypte antique, la rome impériale, la chine classique, l’europe féodale furent de tels empires-mondes35. le capitalisme qui se définit par la recherche « incessante » de l’accumulation du capital par le moyen de la production en « vue de la vente sur un marché »36, ne peut, quant à lui, s’épanouir que dans une économie-monde, c’est-à-dire dans un système de « commerce marchand37 » trans-étatique38. en effet, pour que les agents économiques capitalistes puissent accumuler sans encombre, ils doivent jouir d’une « liberté de manœuvre structurellement fondée39 ». or, celle-ci ne peut exister qu’à « l’intérieur d’une aire excédant celle entièrement contrôlable par une entité politique40 ». elle leur est four-

31. Idem.32. Maucourant Jérôme, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, La Dispute, 2005, p. 62.33. Wallerstein Immanuel, « A World-System Perspective on the Social Sciences », op. cit., p. 155.34. Ibidem, p. 157.35. Le féodalisme est une forme que peut prendre le mode de production tributaire-redistributif dans les empires-mondes dans lesquels l’autorité centrale s’est dissoute et où les échelons intermédiaires ont acquis une grande indépendance. Ce qui caractérise le mode de production tributaire-redistributeur est « l’unité politique de l’économie, que cette ’unité’ impliquât une décentralisation administrative extrême (la forme féodale) ou une centralisation relativement élevée (un véritable ’empire’). » (« A World-Sytem Perspective on the Social Sciences », op. cit., pp. 157-158). Il y a eu manifestement une inflexion de Wallerstein entre le premier volume du Modern World-System (1974) et l’article « A World-System perspective on the social sciences » (1976). Dans le premier ouvrage, il présente le féodalisme comme « le principal mode ou organisation sociale » de l’Europe médiévale, mais se refuse à faire de l’ère féodale un système-monde. L’Europe féodale était « une ’civilisation’ » mais « ni un empire-monde, ni une économie-monde » (Le Système du monde, op. cit., p. 37). En revanche, dans l’article de 1976, Wallerstein affirme que « la genèse [du système-monde moderne] doit être localisée dans le processus de ’déclin’ d’un système-monde redistributif particulier, celui de l’Europe féodale » (p. 161). Cette solution supprime une incohérence, mais elle fait subir une torsion à la notion d’empire-monde. Un empire-monde décentralisé, est-ce encore un empire-monde ?36. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », The Essential Wallerstein, new York, The new Press, 2000, p. 83.37. Ibidem, p. 76.38. Une économie-monde est-elle d’emblée capitaliste ou bien est-elle seulement la condition du capitalisme ? Parfois, Wallerstein identifie sans reste économie-monde et capitalisme : « Le capitalisme et une économie-monde […] sont les deux faces de la même médaille » (« The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 76), parfois l’économie-monde n’en est qu’une condition : « La transition du féodalisme au capitalisme implique avant tout (d’abord logiquement et d’abord temporellement) la création d’une économie-monde » (« Societal Development, or Development of the World-Systems », The Essential Wallerstein, op. cit., p. 121). Il ne nous semble pas qu’il y ait contradiction. Une économie-monde est d’emblée formellement capitaliste, mais pour qu’elle s’affermisse et fasse preuve de ses capacités à dégager de la croissance, il lui faut du temps, une concurrence interétatique durable, des instruments économiques, financiers et technologiques, particuliers.39. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640), op. cit., p. 313. Traduction modifiée.40. Idem.

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nie par une multiplicité d’états en concurrence qui, s’ils veulent accroître leur puissance, ont tout intérêt à aider leurs capitalistes dans leur entreprise d’accumulation. le capitalisme implique donc une pluralité d’états.

au cours de l’histoire, les économies-mondes se sont toujours rapi-dement désagrégées ou ont été absorbées par des empires-mondes. la seule qui se soit établie durablement est l’économie-monde européenne, née au tournant des xve et xvie siècles. la mise en place d’un espace marchand régionalement spécialisé à l’échelle européenne fut le résultat d’un choix fait par les « classes capitalistes locales – propriétaires terriens pratiquant des cultures commerciales (souvent, et même normalement, la noblesse) et marchands41 » – en vue de maintenir leurs profits après que le féodalisme s’est décomposé durant les xive et xve siècles. entre le xvie et le xviiie siècle, le système-monde européen englobait les pays de l’europe occidentale, la pologne et les colonies américaines42. les diffé-rentes régions de l’économie-monde se spécialisèrent rapidement chacune dans un type d’activité, engendrant une polarisation de l’espace centre/périphérie. le capital s’accumula en europe occidentale, où se concen-traient les activités les plus capitalistiques nécessitant une main-d’œuvre hautement qualifiée (industrie textile, construction navale, métallurgie), au détriment des régions comme la pologne ou les amériques, spécialisées dans l’exportation de matières premières ou agricoles (argent-métal, sucre, bois, coton, céréales). pour maintenir et pérenniser le caractère inégal de l’échange, les capitalistes du centre s’appuyèrent sur les états centraux, qu’ils renforcèrent afin de « protéger » leurs « intérêts, […] garantir » leurs « droits de propriété » et leurs « divers monopoles »43. ces états furent chargés de prévenir toute constitution d’états forts dans les périphéries. le système-monde capitaliste implique donc autant l’inégalité que la multiplicité des états. également forts, ils « seraient en mesure d’empê-cher l’action d’entités économiques transnationales situées dans d’autres états44 », ce qui bloquerait toute perspective d’accumulation et entraîne-rait l’effondrement du système. l’accumulation exige des états forts sur lesquels les capitalistes du centre puissent compter et des états faibles ou défaillants qui ne puissent empêcher leurs populations d’être exploitées.

l’identité de l’économie de marché et du capitalisme, que défend wallerstein, ne signifie donc pas que les marchés soient libres ni que toutes les activités soient marchandisées45. ainsi, le travail peut fort bien ne pas être libre. capitalisme et travail forcé sont tout à fait compatibles. le capi-

41. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 86.42. Avant de s’étendre au monde entier au cours des XIXe et XXe siècles.43. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640), op. cit., p. 322.44. Ibidem, pp. 321-322.45. Même si elles tendent à l’être peu à peu au cours du temps.

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talisme n’est plus défini par un rapport de production particulier qui serait le salariat. la transition du féodalisme au capitalisme n’a pas consisté dans le remplacement d’un rapport de production (le servage) par un autre (le salariat), mais dans la mise en place d’un système de marché. ce système est pleinement compatible avec l’esclavagisme (dans les plantations améri-caines) et le servage (en europe orientale) qui constituaient, dans les lieux où ils existaient, les modes d’enrégimentement du travail les plus adap-tés à l’accumulation. la période s’étendant du xvie au xviiie siècle ne constitue pas une « période de ‘transition’46 » durant laquelle les rapports de production capitalistes ne seraient pas encore pleinement développés. wallerstein défend l’idée d’une adaptation fonctionnelle des rapports de production au type de production et à leur localisation dans le système. durant toute la période du « capitalisme agricole47 », le salariat n’a d’im-portance que dans les régions du centre abritant les activités intensives en capital exigeant une main-d’œuvre qualifiée. le triomphe du rapport de production salarial avec l’industrialisation est une conséquence de la croissance, non sa condition ou sa cause.

le fonctionnement du marché, même s’il n’est « pas […] libre », suffit à créer les « incitations à l’accroissement de la productivité et de tout ce qui en découle et accompagne le développement économique moderne »48. la recherche de l’accumulation incessante du capital induit une dynamique d’innovation et de croissance qui mènera au « capitalisme industriel ». il ne s’agit pas d’une révolution, car

le changement cumulatif, auto-entretenu sous la forme de la recherche sans fin de l’accumulation a été le leitmo-tiv de l’économie-monde capitaliste depuis sa genèse au xvie siècle49.

or, un processus qui s’étale sur trois siècles (comme l’atteste le concept de proto-industrialisation) ne peut être qualifié de révolutionnaire. pourquoi l’angleterre s’est-elle industrialisée la première ? la réponse ne se trouve pas dans une structure foncière et sociale particulière, mais dans l’issue de la rivalité séculière de l’angleterre et de la France pour l’accès à l’hégémonie parmi les nations du centre. le traité de paris, en 1763, en constitue le tournant, même s’il fallut attendre 1815 pour que l’angleterre écarte définitivement le danger français. les victoires de la grande-bretagne, qui consolidèrent et agrandirent son empire colonial et

46. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise », op. cit., p. 84.47. Ibidem, p. 85.48. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, op. cit., pp. 20-21.49. Wallerstein Immanuel, The Modern World-System, 3, The Second Era of Great Expansion of The Capitalist World-Economy 1730-1840s, San Diego, Academic Press, 1989, p. 22.

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les défaites de la France qui l’en privèrent, expliquent que l’angleterre soit devenue pour un temps la nation hégémonique dans le système-monde moderne. Thiers en avait déjà conscience :

nous n’avons pas gagné la bataille de trafalgar. nous ne sommes pas restés maîtres des mers et nous n’avons pas 200 millions de consommateurs, comme l’angleterre les possède. voilà le secret de notre infériorité50.

c’est donc la concurrence entre états du centre pour l’hégémonie dans un cadre marchand qui explique le dynamisme bien supérieur du système- monde capitaliste par rapport aux empires-mondes. certes, ceux-ci pré-supposent l’existence d’un surplus permettant à la population urbaine, artisans et administrateurs, de subsister. ils fonctionnent sur la base de l’extraction des surplus produits par les agriculteurs. Mais l’entretien d’une bureaucratie pléthorique affectée à la levée du tribut absorbe une grande partie de celui-ci, oblitérant le réinvestissement. de plus, l’existence d’un surplus trop élevé augmente les possibilités de détournement d’une partie de celui-ci entre les mains de ceux qui ont la charge de le lever, avec pour conséquence de les rendre indépendants à l’égard de l’autorité centrale. historiquement, il en a résulté que « les groupes dirigeants » des empires-mondes « furent toujours pris dans la contradiction d’en vouloir plus, mais pas ‘trop’51 », préférant la stabilité et la régularité du prélèvement à sa croissance.

andré gunder Frank et la Multiplicité pluriMillé-naire des Modes d’accuMulation

andré gunder Frank a contesté cette analyse. l’accumulation peut très bien se faire dans un cadre tributaire dans lequel l’économie n’est pas indépendante. il suffit pour cela que les structures politiques tributaires ne soient pas des empires-mondes, mais des éléments d’un système plus vaste dans lequel elles sont en concurrence pour l’accès aux ressources et aux voies de communication. un tel méta-système a existé dès la plus haute antiquité52.

pour qu’un processus d’accumulation puisse s’enclencher, il faut

50. Ibidem, p. 116, note 294. Cette importance donnée aux colonies anglaises atteste que le modèle de Wallerstein n’est peut-être pas incompatible avec celui que développe Kenneth Pomeranz dans une Grande Divergence, Paris, Fayard, 2010.51. Wallerstein Immanuel, « A World-System Perspective on the Social Sciences », op. cit., p. 157.52. Fernand Braudel constitue un chaînon entre Wallerstein et Frank. C’est lui qui ouvre la possibilité d’une régression chronologique bien en deçà du XVIe siècle. Discutant Wallerstein dans le premier chapitre du troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, il déplace la naissance de l’économie-monde capitaliste au XIIIe siècle dans les villes d’Italie du nord. Mais il s’agit d’un tout autre capitalisme que celui de Wallerstein. Il tourne autour du commerce au long cours de produits de luxe. Or, Wallerstein a toujours refusé de considérer que le commerce de biens de luxe puisse faire système. Seul l’échange de produits agricoles et de biens manufacturés courants peut fournir la base systémique d’une économie-monde.

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d’abord qu’il y ait production de surplus, donc révolution néolithique. il faut ensuite que les différentes entités politiques en charge de collecter le surplus soient en concurrence pour l’accès aux biens non agricoles dont elles manquent. dans l’ancien Monde, cette révolution eut lieu dans les bassins de l’indus, du tigre et de l’euphrate et du nil. les civilisations qui en naquirent manquaient de nombreuses ressources naturelles (métaux, bois…). elles durent donc sortir hors de leur « niche écologique », pour compléter leur « cycle productif »53. un « système mondial54 » (world sys-tem) se mit en place quand la Mésopotamie, l’égypte, l’indus et le levant entrèrent en relation « vers 2500 avant Jésus-christ55 » en cherchant à s’étendre dans leur recherche de l’accès aux ressources (en matières pre-mières et en main-d’œuvre) et d’une sécurisation de leurs routes d’ache-minement. cette concurrence interétatique obligea ces états à accumuler pour réinvestir afin de se renforcer et ouvrit une dynamique de croissance. la situation de rivalité entre états, même non marchande, entraîne l’« investissement dans les infrastructures et le développement technolo-gique56 ». ainsi, dès l’apparition des premiers états, on trouve le « ‘capital’ comme la […] logique impérialiste qui accompagne son expansion57 ».

ce système mondial eurasiatique antique possède les mêmes caractéris-tiques que l’économie-monde moderne de wallerstein : polarisation centre/périphérie, rivalités interétatiques pour l’hégémonie, alternance de cycles longs de croissance et de dépression. Frank, à cet égard, ne se contente pas d’affirmer la très grande ancienneté d’un système mondial. il affirme aussi sa continuité. depuis 5000 ans, c’est le même système afro-eurasiatique qui se développe et s’étend. À ceux qui contestent l’existence d’une telle continuité systémique plurimillénaire au motif que « les modes de pro-duction antérieurs au système-monde moderne étaient tributaires58 » et non marchands, sous-entendant par là qu’ils n’offraient pas de possibilités à l’accumulation, Frank rétorque que « l’importance que nous accordons au mode de production nous empêche de voir la continuité systémique, qui importe davantage59 ». l’accumulation ne s’est pas seulement faite à travers une multiplicité de rapports de production, elle s’est aussi faite à travers les modes de production tributaires aussi bien que marchands. l’investissement et le développement peuvent se faire de manière étatique

53. Frank André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System. Five Hundred Years or Five Thousand ?, London/new York, Rout-ledge, 1993, p. 82.54. Ibidem, p. 45.55. Ibidem, p. 107.56. Ibidem, p. 90.57. Ibidem, p. 6. Je souligne.58. Ibidem, p. 92.59. Idem.

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ou privée. le marché n’est pas nécessaire à l’accumulation60.plutôt que de modes de production, Frank et gills nous engagent donc

à parler de « modes d’accumulation61 ». ce qui peut être heuristiquement fécond, c’est « d’étudier les différences, et aussi les relations mutuelles et les combinaisons, de l’‘articulation’ des modes d’accumulation ‘publique’ (étatique) et ‘privé’, ‘redistributif ’ et ‘marchand’62 ». Frank et gills dis-tinguent quatre de ces modes : 1) accumulation privée dominante (états mercantiles, états démocratiques modernes) ; 2) accumulation étatique dominante (états bureaucratiques, autoritaires, impériaux) ; 3) accumula-tion entièrement privée (pas d’instance connue) ; 4) accumulation entiè-rement étatique (sparte, l’empire inca, l’urss et les pays de l’est). c’est l’unité et la continuité du système mondial par-delà ses différents modes d’accumulation qui a engendré un processus de croissance : « quoique le mode d’accumulation connût de nombreuses transformations historiques, il y a eu un processus continu et cumulatif d’accumulation dans le système mondial63 », une « cumulation de l’accumulation64 ».

selon Frank, ce système mondial a presque toujours eu son centre en asie. cette perspective d’un seul système mondial plurimillénaire asia-tocentré induit une profonde réinterprétation de l’histoire du monde. Frank explique l’essor de la grèce classique par son intégration dans le système mondial durant la période orientalisante (viie siècle avant J.-c.) lorsqu’elle entra en relation avec les civilisations du proche-orient (assyrie, égypte, phénicie). l’orientation vers l’asie caractérise encore la période hellénistique, romaine puis médiévale. les villes comme gènes et venise doivent leur prospérité à leurs connexions avec l’empire byzantin et le monde musulman.

la découverte de l’amérique et de la route des indes orientales par le cap de bonne-espérance ne furent des événements importants que pour les européens et n’ont de sens que parce qu’il existait un système mondial reliant la Méditerranée à la chine par les routes de la soie en asie centrale et des épices dans l’océan indien, auquel les européens, jusque-là en position marginale, voulaient pleinement participer. ces voyages ont simplement marqué la sortie de l’europe de son isolement relatif. c’est l’argent américain, extrait des mines du potosi et de Zacatecas à partir du milieu du xvie siècle, qui permit aux européens de s’insérer pleinement dans ce système mondial, ceux-ci ayant enfin une marchandise intéres-

60. Ibidem, p. 90 : « Dans la forme étatique d’accumulation, l’état cherche à créer de la richesse sociale en vue de l’extraire. En posant les bases de l’accroissement de la production et en facilitant l’accumulation, l’état accroît son propre accès au surplus et par conséquent ses capacités potentielles vis-à-vis des états rivaux. »61. Ibidem, p. 97.62. Idem.63. Ibidem, p. 106.64. Ibidem, p. 105.

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sant les orientaux et leur permettant d’acheter les biens précieux qu’ils convoitaient. le tournant du xvie siècle n’a donc pas marqué la naissance en europe d’un système dont le mode de production serait inédit. il a seulement connu l’arrimage plus ferme de l’europe au système mondial préexistant. il n’y a donc pas eu non plus de « transition »65, mais simple-ment une adaptation des structures économiques de l’europe à celles de l’asie. Mais si aucun système spécifique n’est né en europe au début de la période moderne, comment expliquer son essor ultérieur ?

la croissance européenne n’a pas été supérieure à celle des autres par-ties du monde entre 1500 et 1800. durant toute la période, l’europe reste à la traîne. ce retard se lit dans la structure des échanges : « en 1615, les biens manufacturés comptaient pour seulement 6 % de la valeur des cargaisons exportées par la compagnie hollandaise des indes orientales, 94 % était du numéraire66. » ce qui signifie que, sans l’argent extrait aux amériques, « l’europe aurait été presque totalement exclue de toute par-ticipation à l’économie mondiale67 ». en 1750, encore, avec 66 % de la population mondiale, l’asie produisait 80 % de la richesse mondiale, alors que l’europe, avec 20 % de la population mondiale, produisait moins de 20 % de cette richesse68.

pourquoi donc la révolution industrielle n’a-t-elle pas eu lieu en chine ? paradoxalement, c’est la capacité de l’agriculture chinoise à nourrir de fortes densités de population qui en fut la cause. la chine fut capturée dans une « ‘trappe d’équilibre de haut niveau’69 ». dans un pays où la main-d’œuvre était abondante et bon marché, la mécanisation n’était pas intéressante, voire socialement dangereuse. en europe, au contraire, la main-d’œuvre était rare. l’amérique, vers laquelle les européens mécon-tents de leur sort pouvaient émigrer, aggravait cette pénurie. le coût du travail élevé qui en résultait rendait rationnel le remplacement du travail par des machines afin de « réduire les coûts de production en remplaçant le travail coûteux par des machines économisant du travail70 ». ce « déve-loppement technologique » que constitua la révolution industrielle n’a de sens que dans le « procès économique mondial71 ». c’est parce qu’il fallait faire baisser les coûts face à la concurrence des producteurs asiatiques que les entrepreneurs européens eurent recours au machinisme. si « la révolution industrielle en grande-bretagne commença72 » par le textile,

65. Ibidem, p. 86.66. Frank André Gunder, ReOrient, Global Economy in the Asian Age, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1998, p. 74.67. Ibidem, pp. 74, 146.68. Ibidem, pp. 172-173. Les chiffres viennent de Paul Bairoch.69. Ibidem, p. 301, citant Elvin Mark, The Pattern of the Chinese Past, Stanford, Stanford University Press, 1973.70. Ibidem, p. 286.71. Ibidem, p. 204.72. Ibidem, p. 288.

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c’est parce que « la grande-bretagne et l’europe occidentale étaient en concurrence […] avec l’inde et la chine73 ».

l’essor de l’occident, qui est donc récent, ne constitue pas une rupture historique, seulement une oscillation, vraisemblablement passagère, du centre de gravité d’un système mondial qui se développe avec le temps. l’histoire mondiale a la forme d’une « spirale, par laquelle le système mon-dial lui-même croît et s’‘établit’ plus fermement par l’investissement dans les infrastructures et l’accumulation74 ». l’accumulation n’a pas commencé en 1750. elle n’a pas non plus commencé avec la renaissance européenne. elle « a joué un rôle central, sinon le rôle central dans le système mondial bien au-delà de l’europe et bien longtemps avant 150075 ». derrière la ré-volution industrielle, il y a un processus d’accumulation continu : « depuis des millénaires déjà […] il y eut de l’accumulation de capital par des inves-tissements dans l’agriculture […] et l’élevage […] ; industrie […] ; transport […] ; commerce […] et développement culturel du ‘capital humain’76. » il en résulte que nous ferions mieux d’abandonner, avec la question des modes de production, celle de l’origine et de la nature du capitalisme : « la quête incessante des historiens modernes à la recherche des ‘origines’ et racines du capitalisme ne vaut pas mieux que la recherche de la pierre philosophale transformant le plomb en or des alchimistes77. »

de l’origine À l’avenir du capitalisMeoù et quand le capitalisme, c’est-à-dire un processus de croissance par

accumulation, est-il né ? demandions-nous. la réponse dépend du critère permettant d’identifier l’élément capable d’engendrer et d’entretenir un tel processus. d’un auteur à l’autre, nous sommes passés d’un capitalisme comme mode de production exprimé par un rapport de production particulier (le salariat) à un capitalisme comme mode de production exprimé par un mode de circulation (le marché), puis à un capitalisme n’impliquant ni rapport de production ni mode de circulation particulier, mais différents modes d’accumulation (tributaires, marchands ou mixtes).

dans le premier cas, le capitalisme apparaît à la fin du xviiie siècle en angleterre à la suite d’une révolution sociale ; dans le deuxième cas, au début du xvie siècle par la mise en place d’un système marchand euro-péocentré ; dans le troisième cas, avec les premiers états moyen-orientaux entrés en rivalité pour l’accès aux ressources et à la puissance qu’elle octroie à leurs possesseurs, il y a de cela 5000 ans.

73. Ibidem, p. 289.74. Ibidem, p. 90.75. Ibidem, p. 81.76. Frank André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System. Five Hundred Years or Five Thousand ?, op. cit., p. 7.77. Frank André Gunder, ReOrient, op. cit., p. 332, citant Chaudhuri Kirti, Asia Before Europe, Cambridge, Cambridge University Press,1990, p. 84.

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Face aux conceptions anglocentriques du capitalisme, wallerstein rappelle le rôle fondamental de l’échange inégal sur la longue durée dans l’essor des pays européens. Frank, quant à lui, critique ce que le schéma wallersteinien conserve encore d’eurocentrique et d’orientaliste en ce qu’il oppose une économie-monde capitaliste eurocentrée dynamique à des empires-mondes dont le caractère statique rappelle celui du mode de pro-duction asiatique. il ré-historicise l’économie de l’ensemble de l’eurasie. À chaque changement d’échelle, les grandes ruptures structurant le continu spatio-temporel se déplacent. il en ressort une image de l’histoire passée et une signification du présent profondément renouvelées. Face aux perspec-tives analytiques affirmant que seul un fragment est susceptible d’être vrai, l’histoire mondiale atteste de la fécondité d’une perspective holiste mais aussi de la diversité des modèles holistes.

chez wallerstein et chez Frank, système-monde et système mondial sont pensés à travers un prisme organiciste. pour wallerstein, l’économie-monde moderne « a eu une naissance, s’est développée, et cessera un jour d’exister78 ». Frank pousse encore plus loin la métaphore puisque « l’éco-nomie mondiale […] a un squelette et d’autres structures ; […] des organes qui sont vitaux pour sa survie et dont les ‘fonctions’ sont matériellement déterminées ; [...] des cellules qui vivent et meurent et sont remplacées par d’autres ; [...] des cycles quotidiens, mensuels et d’autres courts et longs (en fait, un cycle de vie)79 ». quant au « flux de marchandises et d’argent » qui parcourt « le ‘corps’ de l’économie mondiale », il « est analogue au sang qui transporte l’oxygène » et « qui pulse dans le système circulatoire (ou aux autres informations transmises par le système nerveux) »80. la question de l’avenir du système, n’est cependant pas du tout envisagée de la même manière par les deux auteurs.

chez wallerstein, comparer le système à un être vivant, c’est-à-dire à un mortel, sert à souligner sa radicale historicité. wallerstein déploie ainsi encore sa pensée dans les coordonnées fondamentales du marxisme. le système-monde capitaliste est conçu comme un phénomène transitoire. il a eu un début et il aura une fin. dès The rise and Future Demise of the World capitalist system (1974), wallerstein a insisté sur l’existence de deux contradictions inhérentes au système capitaliste et a mis leur étude au centre de son analyse. la première est celle « que le corpus marxien du dix-neuvième siècle pointait81 » déjà :

tandis que la maximisation du profit nécessite de retirer

78. Wallerstein Immanuel, « The Three Instances of Hegemony in the History of the Capitalist World-System », op. cit., p. 253.79. Frank André Gunder, ReOrient, op. cit., p. XXVI.80. Idem.81. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 101.

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de la consommation pour le grand nombre la plus grande quantité possible de profit sur le court terme, la production continue de surplus à long terme nécessite une demande de masse qui ne peut être créée qu’en redistribuant lesdits surplus82.

la seconde porte sur la proportion toujours plus élevée de surplus que les capitalistes du centre doivent mobiliser pour s’assurer de la loyauté des groupes et mouvements antisystémiques :

si les détenteurs de privilèges cherchent à coopter un mouvement oppositionnel en accordant à ses membres une part de privilèges, ils peuvent sans doute éliminer des oppo-sants sur le court terme, mais ils font monter les enchères pour le prochain mouvement oppositionnel [...] lors de la prochaine crise de l’économie-monde83.

les quantités de surplus à redistribuer deviennent telles qu’elles finis-sent par rendre impossible la pérennisation de l’accumulation :

alors, le système subit ce que certains appellent des « turbulences de bifurcation » et d’autres la ‘transformation de la quantité en qualité’84.

le caractère inéluctable de l’effondrement d’un système dont le fonctionnement vise à l’accaparement des surplus entre quelques mains doit nous prémunir contre toute tentation de participer à son maintien (plutôt l’injustice que le désordre !) et nous engage bien plutôt à concevoir un système à venir plus juste et plus humain. l’analyse de wallerstein accompagne donc une pratique politique visant à hâter l’effondrement du système actuel par le soutien aux mouvements antisystémiques ainsi qu’une pratique théorique (qu’il appelle « utopistique85 ») visant à élaborer un système alternatif viable plus égalitaire (« un gouvernement-monde socialiste86 »). wallerstein reprend ainsi à Marx l’idéal d’une science sociale critique engagée à vocation émancipatrice.

82. Idem.83. Ibidem, pp. 101-102.84. Wallerstein Immanuel, « The Three Instances of Hegemony », op. cit., p. 254.85. Wallerstein Immanuel, L’utopistique ou les choix politiques du XXIe siècle, Paris, éditions de l’Aube, 2000, p. 6 : « L’utopistique se voudrait […] une évaluation sérieuse des alternatives historiques, l’exercice de notre jugement quant à la rationalité matérielle de systèmes historiques alternatifs possibles. Il s’agit […] d’indiquer les zones encore ouvertes à la créativité humaine » (op. cit., p. 6).86. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 102.

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or, une telle perspective semble avoir disparu de l’horizon intellectuel du dernier Frank. pris dans un temps plurimillénaire très long, il n’envi-sage jamais, semble-t-il, la disparition du système mondial actuel et son remplacement par un système différent. la « construction ‘scientifique’ d’une transition (du féodalisme en europe) à un système et une économie-monde capitaliste moderne au xvie siècle » n’est pour lui qu’une simple croyance idéologique dont le but est de ménager la possibilité d’une autre « croyance », celle « dans une transition subséquente du capitalisme au socialisme »87. on peut se demander si la provincialisation de l’europe à laquelle se livre Frank ne se paye pas par l’abandon de l’ambition de changer ce monde en profondeur. n

87. Frank André Gunder, « Transitional Ideological Modes. Feudalism, Capitalism, Socialism », in Frank André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System. Five Hundred years or five thousand ?, op. cit., p. 214.

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