Moysan Relations Liszt-Chopin NIFC 2008
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Les reLations Liszt-Chopin:
CoexistenCe paCifique, raLLieMent à La Cause ou exerCiCe d’ adMiration?
Chopin et Liszt incarnent chacun à leur manière cet esprit de liberté
que Tocqueville dans La démocratie en Amérique donne comme cara-
ctéristique de la société, moderne et romantique, de l’après-Révolution.
Confronter Liszt et Chopin, c’est mettre en relation deux tempéra-
ments d’artistes profondément différents. Chopin est une personnalité
marquée par le libéralisme éclairé des Lumières de la fin du xviiie siècle
et du début du xixe siècle. Sa liberté d’esprit vient d’une attitude, fon-
damentale dans la culture libérale, qui est le refus du préjugé1. A cetteattitude générale, ajoutons aussi une certaine forme de réalisme issu
d’un sens précis de l’observation du réel comme on peut le voir dans
sa correspondance. Liszt en revanche est un utopiste, un idéologue
aussi, finalement beaucoup plus libertaire que libéral. Au lieu de voir
le monde tel qu’il est, il préfère le voir tel qu’il devrait être. Son grand
1 Il nous est impossible de développer dans le cadre de cette contribution cet aspect de la per-
sonnalité et de la sensibilité de Chopin, qui pourtant n’a jamais fait preuve d’un goût exacerbé
envers les passions politiques, cela contrairement à Liszt. Cette hypothèse d’une sensibilité
libérale de Chopin que celui-ci partagerait par exemple avec son contemporain Mendelssohn
est l’objet d’une contribution spécifique en préparation. Sur cette question de la sensibilité libé-
rale on consultera avec profit de René Rémond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1982, ainsi
que Les cultures politiques en France, sous la direction de Serge Bernstein, Paris, Seuil, 1999, et
Histoire du libéralisme en Europe, sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, Paris, PUF,
2006.
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texte « De la situation des artistes et de leur condition dans la société »2
est d’ailleurs un grand texte que l’on pourrait rattacher au courant ditdu socialisme utopique3.
Chopin et Liszt, ce sont aussi deux façons de vivre la relation duelle
entre la virtuosité d’estrade marquée par une forme d’oralité et le rapport
à l’écrit qu’est la composition. Là encore tout les oppose. Chopin en ce
qui concerne la composition est un magnifique premier de classe, doté
d’une formation scolaire des plus solides (« Six heures de leçons de con-
trepoint strict par semaine avec Elsner » écrit-il à son ami Bialoblocki dans
une lettre datée du 2 novembre 18264), formation musicale complète
enrichie de cours à l’université (Brodzinski, Bentkowski5). Ajoutons
à cela une famille unie, équilibrée, ouverte aux arts et à la culture et
nous avons un jeune homme qui démarre dans la vie avec un excellent
capital social , dirait-on aujourd’hui. Liszt, au contraire, est un aventurier
du cursus académique. Il quitte très tôt sa formation viennoise, au grand
regret de son maître Czerny, pour conquérir les estrades et les cours
d’Europe, cela au moment où, après avoir étudié les bases de la tech-
nique pianistique et l’essentiel du cursus d’improvisation, Czerny allait
lui apprendre justement la composition écrite6. Liszt est un autodidacte
boulimique qui fait de son absence de cadre académique le moyen d’une
formidable liberté, associée à une absence totale de censure.Pour finir, Liszt et Chopin ont deux façons différentes de vivre leur
intégration dans l’univers de la mondanité. Certes, ils on en commun
2 Ce texte a été publié en plusieurs livraisons dans la Gazette musicale de Paris au cours de l’an-
née 1835 sous le titre général « De la situation des artistes et de leur condition dans la société ».
Il a été livré en sept fois : Premier article, 3 mai 1835 ; Deuxième article, 10 mai 1835 ; Troisième
article, 17 mai 1835 ; Quatrième article, 26 juillet 1835 ; Cinquième article, 30 août 1835 ;
Dernier article, 11 octobre 1835 ; article supplémentaire « Encore quelques mots sur la subalter-
nité des musiciens », 15 novembre 1835. Il est aujourd’hui accessible notamment dans l’édition
scientifique : Franz Liszt, Sämtliche Schriften (Detlef Altenburg dir.), t. I, Frühe Schriften, publiés
par Rainer Kleinertz avec commentaires de Serge Gut, Wiesbaden-Leipzig-Paris, Breitkopf
& Härtel, 2000. C’est cette édition, abréviée sous la forme Franz Liszt, Frühe Schriften, que nous
utilisons pour les textes cités dans cette contribution.3 Sur cette question voir notre Liszt, virtuose subversif , Lyon, Symétrie, 2009.4 Correspondance de Frédéric Chopin, recueillie, révisée, annotée et traduite par Bronislaw
Edouard Sydow en collaboration avec Suzanne et Denise Chainaye, t. I : « L’Aube, 1816-1831 »,
Paris, Richard Masse, 1981, lettre 29, à Jan Bialoblocki, p. 685 Ibid .6 Carl Czerny, Souvenirs de ma vie, cité dans Ernst Burger, Franz Liszt, Paris, Fayard, 1988, p. 335.
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
le fait d’être des bourgeois dans la société de cour, pour ne pas dire des
gens du peuple dans le cas de Liszt, cela dans un univers où le discrimi-nant noble / non noble structure les relations sociales. Si on a coutume
de présenter Chopin comme une personnalité un peu solitaire, il faut
souligner la facilité avec laquelle il s’intègre dans la société aristocratique
de son temps et y est respecté, d’où peut-être, chez lui, cette absence de
porte à faux, ce sentiment d’être différent socialement qui au contraire
structure le comportement social de Liszt et son idéologie.
i - Bref inventaire
Que nous reste-t-il de la rencontre entre Liszt et Chopin ? En pre-
mier lieu, un ensemble de dédicaces. Chopin dédie ses Etudes opus 10
à Franz Liszt, ses Etudes opus 25 à Madame la comtesse d’Agoult. Liszt,
de son côté, dédie à Chopin sa Grande Fantaisie sur la Tyrolienne de
l’opéra La Fiancée d’Auber, mais dans la deuxième édition de 1840 chez
Wessel, ainsi que l’édition italienne chez Ricordi de ses Vingt-Quatre
Grandes Etudes pour le piano. Le Rondo fantastique sur un thème espag-
nol est dédié à George Sand. Il nous reste aussi comme trace de cette
amitié compliquée une histoire : celle de l’intégration de Chopin dansl’univers créateur de Liszt. Dès les années 1830, Liszt joue les śuvres de
Chopin en concert. En général des pièces de petite dimension : Etudes,
Mazurkas, qu’il met aux côtés ou à la place des pièces de Schubert, par
exemple (transcriptions de Lieder).7 En 1837, il intègre une variation
de Chopin dans le fameux Hexameron. Chopin se retrouve aux côtés de
Pixis, Czerny, Thalberg et Herz. En 1841, il écrit une critique du concert
de Chopin à la Salle Pleyel du 26 avril 1841, mais il faut attendre les
années 1848-1852 pour que cette relation se cristallise esthétiquement.
Bien sûr, ils ont été amis, au moins jusqu’en 1839, avant que GeorgeSand et Marie d’Agoult ne viennent contrarier leur relation. Mais comme
nous le constatons, aussi bien en ce qui concerne les dédicaces que leur
7 Sur cette question des concerts lisztiens, voir l’article de Philippe Autexier, « Musique sans
frontières ? / Les choix de programmes de Liszt pour ses concerts de la période virtuose », dans
Actes du colloque international Franz Liszt, textes rassemblés et présentés par Serge Gut, Paris,
Richard Masse, 1987, p. 297-305, ainsi que Franz Liszt, un saltimbanque en province (Nicolas
Dufétel et Malou Haine dir.), Lyon, Symétrie, 2007.
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collaboration musicale, il s’agit sans doute à ce moment là plus d’une
amitié entre artistes que véritablement d’une communion esthétique.Celle-ci se cristallisera progressivement à partir de ses séjours en Ukraine
polonaise chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Bien entendu, c’est la
mort de Chopin en 1849 qui précipitera les choses mais, dès 1847, Liszt
semble s’intéresser de plus en plus à la musique de son ami. Il est prob-
able que la rencontre avec la princesse de Sayn Wittgenstein, qui avait
d’immenses domaines en Ukraine polonaise, ait été en quelque sorte le
déclencheur de ce renouveau d’intérêt ; ainsi, la pièce numéro deux des
Glanes de Woronince8, « Mélodies polonaises », dont l’une des deux prin-
cipales mélodies, la deuxième, est composée à partir de l’opus 74 n° 1 de
Chopin, Zyczenie. C’est cette même mélodie Zyczenie qui servira de base
au premier des six Chants polonais de Liszt d’après l’op. 74 de Chopin.
D’une certaine manière, l’intérêt pour Chopin est intégré dans un
champ plus vaste, qui est celui de l’identité polonaise de la princesse
Sayn-Wittgenstein. A peu près au même moment, sans doute entre 1846
et 1848, Liszt compose La Leggierezza9. Publiée en juillet 1849, cette
Etude de concert / Caprice poétique10 présente de surprenantes similitudes
avec le troisième Impromptu de Chopin. La Ballade n° 1, commencée en
1845, est achevée en 1848. Mais, est-elle véritablement chopinienne11 ?
8 Les références des śuvres de Liszt que nous donnons ici sont celles du catalogue Mueller-
Eckhardt publié dans l’article « Liszt » de la dernière édition de The New Grove Dictionary
of Music and Musicians, London, Macmillan Publishers Ltd / Oxford University Press, 2001.
LW-A143 Glanes de Woronince : 1) Ballade d’Ukraine (Dumka), 2 Mélodies polonaises, 3)
Complaintes (Dumka), dédiées à Princesse Marie Sayn-Wittgenstein, Leipzig, Kistner, 1849.
A ces śuvres polonaises, il convient d’ajouter, bien qu’il soit inédit et sans références directes
à Chopin, l’ Albumblâter für Marie Sayn-Wittgenstein LW-A135 : 1) Lilie, 2) Mazurek : Gdy
w czystem polu, 3) Hryc, 4) Krakowie.9 LW-A118 n° 2 (voir ci dessous).10 LW-A118 : Trois [grandes] études de concert : 1) Il lamento, 2) La leggierezza, 3) Un sospiro,
dédiées à Eduard Liszt, Leipzig, Kistner, 1849, et Paris, Meissonier, 1849.11 Ce problème justifie des développements qui dépassent le cadre de cette contribution.
L’esthétique générale, malgré de fugitives parentés comme celle du melos introductif de main
gauche voire celle du premier thème qui ne sont pas sans rappeler la première Ballade op. 23
de Chopin (introduction et thème 1), et plus encore le programme narratif explicite de cette
Ballade n° 1 de Liszt dite Le chant du croisé , alors que dans le cas des quatre Ballades de Chopin
la question même du programme est sujette à caution et à débat, fait à tout le moins douter d’une
influence de Chopin sur Liszt pour privilégier plutôt, au moins à titre d’hypothèse, un complexe
poétique plus vaste, incluant des influences multiples, comme celles de recueils poétiques du
romantisme français, tels que les Odes et Ballades de Victor Hugo, ou encore sur un plan musical
et germanique le Konzertstück de Weber.
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
Après la mort de Chopin, en octobre 1849, Liszt publie coup sur
coup une succession d’hommages à son ami disparu. En premier lieu,son émouvant ouvrage intitulé simplement Chopin12. Terminé dès février
1850, il sera publié en feuilleton dans La France musicale de février à août
1851 sous la forme de dix-sept articles. Ensuite, ou plutôt pratiquement
en même temps, Liszt publie trois œuvres véritablement chopiniennes :
la Mazurka brillante13, la Polonaise mélancolique14 et la Polonaise en mi
majeur15. La Mazurka brillante est composée au début de l’année 1850 et
elle est contemporaine de la rédaction de Chopin. La Polonaise mélancol-
ique est composée un an après, en décembre 1850, et la Polonaise en mi
majeur, un peu plus tard, courant 1851.
Ces trois œuvres, comme la rédaction de Chopin, correspondent à deux
séjours de Liszt et de la princesse Sayn Wittgenstein dans la ville d’eau
de Bad Eilsen d’octobre à janvier 1849-1850 et 1850-1851. La rédaction
de Chopin et la composition de la Mazurka brillante correspondent au
premier séjour, la composition de la Polonaise mélancolique au deuxième
séjour. Il est probable que Liszt, lors de ce deuxième séjour, qui corres-
pond au premier anniversaire de la mort de Chopin, ait eu à nouveau
le désir de composer une œuvre souvenir. Ensuite se pose dans la même
période le problème de « Funérailles », avec cette date sinistre que Liszt
marque sur la partition : oct. 1849. Cette date crée un complexe séman-tique qui associe amitié, mort et patriotisme hongrois, puisqu’en octobre
1849 meurent Chopin et le prince Félix Lichnowski, avec qui Liszt était
très lié, tandis qu’au même moment sont impitoyablement exécutés par
le pouvoir autrichien seize officiers hongrois ainsi que le comte Lajos
Batthyany. Contrairement à ce qu’écrit Alan Walker, il semble difficile
d’évacuer la réminiscence chopinienne de la partie centrale en octaves
de Funérailles, et la démonstration de Serge Gut semble convaincante
à ce sujet16.
Après cette période, l’intérêt de Liszt pour Chopin s’estompe. En1853, il compose la Ballade n° 2 en si mineur (mais comme la première
est-elle vraiment chopinienne ?) et publie, en 1860, ses Chants polonais
12 Franz Liszt, Chopin, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1852.13 LW-A168 Mazurka brillante, Leipzig, Senff, 1850.14 LW-A171 n° 1 Polonaise mélancolique, Leipzig, Senff, 185215 LW-A171 n° 2 Polonaise, Leipzig, Senff, 185216 Serge Gut, Liszt, Paris, Fallois-L’Age d’homme, 1989, p. 321.
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à partir des mélodies de l’opus 74 de Chopin. Ajoutons enfin la Berceuse,
commencée en 1854 puis remaniée et achevée dans une deuxième ver-sion en 1862. Aux côtés de ces compositions musicales, il convient de ne
pas négliger aussi les éditions critiques et révisions que Liszt a faites des
œuvres de Chopin.
ii - essai d’interprétation
1. L a coexistence pacifique
On a coutume de louer la générosité de Liszt. Incontestablement,
Liszt était généreux, on en a de multiples exemples. C’est oublier qu’il
savait d’une manière redoutable éliminer la concurrence dans un Paris
des années 1830 saturé de virtuoses. La plupart du temps les concurrents
s’éliminaient d’eux-mêmes en raison du différentiel important, écrasant
même, qui existait entre les prouesses lisztiennes sur le plan technique
et ce que les autres pouvaient faire. Dans le cas de Chopin, Liszt n’a rien
fait. Pourquoi ? En revanche, on le sait, il a utilisé tous les moyens à sa
disposition pour éliminer Thalberg.Le système concurrentiel entre virtuoses du Paris des années 1830 est
un système complexe, qui met en concurrence les pianistes entre eux
selon une logique déjà complexe : les parisiens avec les non-parisiens
de passage, les jeunes avec les plus âgés (ex. Liszt vs Moscheles ou Liszt
vs Chopin), puis les pianistes avec les autres instrumentistes, tels que
les violonistes, les violoncellistes, etc.… (ex. Liszt vs Paganini), les ins-
trumentistes avec les chanteurs (ex. Liszt ou Paganini vs Rubini ou La
Malibran) et enfin les exécutants qui sont aussi toujours compositeurs
avec les compositeurs d’opéra ou de musique symphonique qui ne sontpas exécutants mais font exécuter leur musique (ex. Liszt vs Rossini ou
Meyerbeer, Beethoven ou Berlioz). Ce système complexe, multipolaire et
multi-concurrentiel fonctionne selon un double mécanisme finalement
assez simple, qui associe mise en concurrence, élimination et potentiali-
sation progressive des écarts de réputation. Le premier mécanisme associe
premièrement un jeu de comparaison sélective dans des lieux tels que les
concerts, leurs relais d’opinion tels que la presse, les critiques, les diverses
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
rumeurs mondaines, et deuxièmement une logique d’élimination de la
concurrence. Le deuxième mécanisme, jumelé au premier, est un systèmeà double entraînement qui potentialise les écarts de réputation. Le pre-
mier élément du doublé est celui de la double attraction : la réputation
attire les investisseurs et les choix sélectifs des investisseurs potentialisent
la réputation ; le deuxième, celui des appariements sélectifs, étudié par
le sociologue Pierre-Michel Menge17ou l’économiste Daniel Cohen18
à la suite de Michael Kremer19. « Pour procurer à un artiste prometteur les
meilleurs chances de développer son talent, écrit Pierre-Michel Menger,
il importe de lui associer des professionnels de valeur comparable dans
les autres métiers nécessaires à la production et à la mise en circulation
des œuvres »20. L’ensemble du système est mis sous tension par la marge
d’incertitude, fondée sur le fameux principe dit de rationalité limitée21, qui
vient structurer toute prise de décision, toute forme de pari.
Quand Chopin arrive à Paris, en novembre 1831, il est incontestable-
ment pour Liszt un redoutable concurrent, cela d’autant plus que Liszt
est en situation de relative fragilité. Son dernier concert remonte au 22
janvier 1830, il n’a pratiquement que peu composé et sort d’une période
de solitude, voire de dépression, en tout cas de forte remise en question
suite à sa rupture avec Caroline de Saint Cricq. Cette absence, partiel-
lement théâtralisée d’ailleurs et soulignée par la comtesse d’Agoultdans ses Mémoires22, n’empêche pas Liszt de sortir dans les salons aussi
17 Pierre-Michel Menger , Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, Paris,
Seuil, 2002, p. 40-49.18 Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Paris, Flammarion, 1997, p. 76-81.19 Michel Kremer, « The O-Ring Theory of Economic Development », Quarterly Journal of
Economics, 108 (1993), p. 551-575.20 P.-M. Menger, op. cit., p. 43-44.21 Ce principe, formalisé en premier lieu par Herbert Simon, a été développé par exemple dans
le domaine particulier de la sociologie de la décision et des organisations par Michel Crozier-
Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.22 « Virtuose incomparable, écrit la comtesse d’Agoult, il [Liszt] ne se faisait plus entendre nulle
part. Il donnait encore quelques leçons pour soutenir sa vieille mère, mais, ce devoir rempli, il
se confinait strictement et vivait dans la plus entière retraite […]. Au nombre des personnes qui
s’intéressaient à ce mystère romanesque était une vieille dame [la marquise Le Vayer, chez qui
Liszt et la comtesse se rencontreront pour la première fois en décembre 1832] qui m’avait en
amitié. Une jolie nièce qu’elle élevait dans sa maison, était du petit nombre des élèves privilégiés
de Franz ». Dans Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult, Daniel Stern , présenta-
tion et notes de Charles F. Dupêchez, t. I, Paris, Mercure de France, 1990, p. 299
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bien aristocratiques que romantiques et de fréquenter les cercles saint-
simoniens.L’ autre handicap de Liszt est politique. Lorsque Chopin arrive
à Paris, il est servi par une mode, tragique d’ailleurs : la question polo-
naise. Rappelons que la première moitié du xixe siècle est agitée par deux
grandes questions de relations internationales : la question grecque, de
1821 à la Conférence de Londres en 1830, et la question polonaise, à
partir de la révolte de novembre 1830, qui aura pour conséquence la
liquidation du Royaume du Congrès par les Russes. Malheureusement
pour Liszt, il n’y a pas de question hongroise en 1830 ! Liszt la fab-
riquera d’ailleurs de toutes pièces un peu plus tard, en 1839, lorsqu’il
médiatisera à outrance les concerts de charité qu’il fera au bénéfice
des inondés de Buda. Liszt transfère en quelque sorte la logique de la
catastrophe qui est celle du drame humain caractérisant la question
polonaise du politique vers la catastrophe naturelle ou écologique ! Ce
qui n’empêche pas d’ailleurs cet événement d’être le moment où Liszt
prend véritablement conscience de son identité hongroise.
Au moment de l’arrivée de Chopin à Paris, Liszt est bien implanté,
dans la mesure où il est parisien depuis 1823. Il a ses réseaux, mais
Chopin aussi. Malgré une arrivée un peu difficile23, Chopin s’implante
vite. La lecture de sa correspondance laisse apparaître de nombreusesinvitations à dîner dans le réseau de l’immigration polonaise24, qui
lui ouvriront d’autres portes, comme celle par exemple des milieux
libéraux25. Et puis surtout, Chopin arrive avec un solide ensemble de
compositions déjà éditées ou en passe de l’être26, un bon souvenir laissé
23 « Je me lance un peu dans le monde ; hélas, je n’ai qu’un ducat en poche ! » écrit-il à son
ami Norbert Alfons Kumelski le 18 novembre 1831, dans Correspondance, t. II, p. 15, lettre 91 ;
ou encore le post-scriptum de la lettre du 12 décembre 1831 à Tytus Woyciechowski où il fait
indirectement allusion à sa chambre sans feu (Correspondance, t. II, p. 48-49, lettre 98).24 Dîner le 17 novembre chez la comtesse Delfina Potocka, « la jolie femme de Miecislas », le 18
chez les Komar avec Walenty Radziwill, « le frère aîné du mari de Stecka », si nous en croyons
la lettre à Kumelski déjà citée (Correspondance, t. II, p. 15). Ajoutons aussi que Chopin sera élu
membre de la Société littéraire polonaise de Paris (Correspondance, t. II, p. 86, lettre 121 du 16
janvier 1833 au Président de la Société littéraire polonaise de Paris)25 En avril-mai 1832, Chopin joue par exemple chez James de Rothschild, recommandé par
Walenty Radziwill (Correspondance, t. I, chronologie, p. xxxviii).26 Parmi lesquelles les Variations sur Là ci darem la mano op. 2, la Grande Fantaisie sur des airs
polonais op. 13, les deux Concertos op. 11 et op. 22, le Trio avec piano op. 8, le Krakowiak op. 14,
les Mazurkas op. 6 et op. 7, les Rondos op. 1 et op. 5, les Etudes op. 10 nos 1-2-5-6-8-9-10-11 (?).
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à Vienne27, le soutien à distance d’Elsner28. Liszt, en 1831-1832, est loin
d’avoir un ensemble aussi conséquent de compositions, cela dit bienqu’un certain nombre de ses œuvres de jeunesse soient réputées perdues.
De même, il est loin de posséder un métier aussi accompli que celui de
son rival polonais. Si on compare deux œuvres composées au même
âge, à dix-sept ans, par exemple les Variations sur Là ci darem la mano
de Chopin et la Grande Fantaisie sur la Tyrolienne de l’opéra La Fiancée
d’Auber de Liszt dans sa première version de 1829, l’avantage en terme
de maîtrise technique sur le plan de la conduite de l’harmonie et du
trajet modulant ainsi que de la conduite des voix et du contrepoint est
nettement en faveur de Chopin.
S’instaure rapidement un rapprochement puis une amitié, visibles
dans la correspondance de Chopin ou encore dans celle de Liszt avec
la comtesse d’Agoult29. Je ne développerai pas tout ce qui a trait à la
sociabilité formée aux alentours de 1832-1833 entre Chopin, Liszt,
Marie d’Agoult, George Sand, le groupe des Humanitaires ou la retraite
des Anachorètes pour m’attarder sur les deux textes écrits par Liszt
sur Thalberg et Chopin. Ces deux critiques sont un peu en miroir.
L’impitoyable Revue critique M. Thalberg. – Grande fantaisie, śuvre 22, 1 er
et 2 e Caprice, śuvres 15 et 1930 révèle ce que Liszt n’a pas pu ou n’a pas
voulu faire vis-à-vis de Chopin, tandis que la belle Lettre d’un bachelier ès musique consacrée au concert de Chopin à la Salle Pleyel du 26 avril
184131 montre tout ce que Liszt estime chez Chopin et d’une certaine
27 Comme l’indique entre autres la lettre de recommandation du 1er décembre 1831 écrite par
Paer au fonctionnaire du bureau des passeports de la Préfecture de Paris ( Correspondance, t. II,
p. 18-19, lettre 92, de Ferdinand Paer à C. P. Sotte).28 Ainsi, entre autres, la lettre d’Elsner à Lesueur, à laquelle il est fait allusion dans la lettre de
Ludwika Chopin à son frère du 27 novembre 1831 (Correspondance, t. II, lettre 95, de Ludwika
Chopin, p. 31).29 Cette évolution est en effet nettement perceptible à la lecture croisée de la Correspondance
entre Liszt et la comtesse d’Agoult (Correspondance Franz Liszt-Marie d’Agoult, présentée et
annotée par Serge Gut et Jacqueline Bellas, Paris, Fayard, 2001) et de la correspondance de
Chopin, cela dès la première allusion à Liszt dans la lettre à Tytus du 12 décembre 1831 déjà citée
jusqu’à celles de l’année 1837 (ex. Correspondance de Frédéric Chopin, t. II, lettres 98 à 212).30 F. Liszt, « Revue critique M. Thalberg. – Grande fantaisie, śuvre 22, 1er et 2e Caprice, śuvres
15 et 19 », Revue et Gazette Musicale de Paris, n° 2, 8 janvier 1837, p. 17-20, et Liszt, Frühe
Schriften, p. 350-356.31 F. Liszt, « Concert de Chopin », Lettre d’un bachelier ès musique n° 15, Revue et Gazette
Musicale de Paris, n° 31, 2 mai 1841, p. 245 et Liszt, Frühe Schriften, p. 390-394.
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manière aussi tout ce que Thalberg n’a jamais su faire en matière de
musique de l’avenir et de musique tout simplement.L’angle d’attaque de Liszt est simple et efficace. L’exécution de
Thalberg se fait selon un feu nourri, en trois points :
Premièrement, la construction sociale de la réputation : « M.
Thalberg est […] pianiste de S. M. l’Empereur d’Autriche » et « les
salons aristocratiques lui sont ouverts en raison d’une parenté indirecte
avec une noble famille »32. Cela lui a ouvert les portes de tout ce qui
compte dans la société. Pour Liszt, cela n’a aucune valeur. Ce n’est pas
le jugement de la société qui fait le talent. Liszt insinue que le public
se déplace au concert de Thalberg pour des raisons mondaines et non
artistiques. Implicitement, pour Liszt, les critères de construction de la
valeur artistique ne peuvent être que purement artistiques et l’expertise
du monde de l’art ne doit revenir qu’aux artistes eux-mêmes.
Deuxièmement, la fausse nouveauté : Thalberg pratique un genre, la
fantaisie sur des thèmes d’opéra, qui, s’il ne relève pas des formes clas-
siques, n’a strictement aucun intérêt. Pour Liszt, la fantaisie, en raison de
l’incohérence formelle due à l’hétérogénéité de son matériau emprunté,
qu’il qualifie de « pauvre et mesquine rhapsodie »33, est une « décom-
position »34. C’est l’occasion pour lui de prouver que la mode n’est pas
l’innovation. On admirera la mauvaise foi de Liszt dans la mesure où ilpratique lui-même le genre de la fantaisie sur des thèmes d’opéra…
Troisièmement, l’absence de métier : Liszt reproche à Thalberg la
banalité de ses idées (« Pas la moindre surprise ! pas l’ombre d’une nou-
veauté choquante ! »35) et son absence totale d’innovation en ce qui con-
cerne notamment l’écriture pianistique (« Voilà enfin une main gauche
comme il ne s’en était jamais écrite ! Des arpèges, partout des arpèges,
rien que des arpèges ! Quelle merveilleuse unité ! »36). On remarquera
que Liszt termine par une série de comparaisons peu flatteuses envers
Thalberg. Hummel, Schubert, Beethoven, Czerny et Kalkbrenner sontconvoqués pour montrer ce que Thalberg aurait pu faire en mieux
et qu’il ne fait pas. « Nulle part, écrit Liszt, rien de spontané, rien de
32 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 352.33 Ibid .34 Ibid .35 Ibid ., p. 354.36 Ibid .
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vivant ; nulle part aussi de ces beaux développements, de ces conduites
habilement travaillées, comme dans la Fantaisie (œuvre 18) de Hummelou dans celle de Schubert (en ut majeur), dédiée à Boklet. Le dirons-
nous ? La grande Fantaisie de Czerny dédiée à Beethoven, imitation
amplifiée de celle du maître, et l’ Effusio musica de M. Kalkbrenner,
calqué sur la fantaisie de Hummel, sont sans contredit des productions
très-supérieures à celle de M. Thalberg, œuvre également infirme sous
le rapport mélodique et harmonique, également impuissante et nulle
part quant au fond et quant à la forme »37. Bien sûr, Liszt a l’élégance
de ne pas faire allusion à ses propres compositions. On remarquera
qu’il n’est pas sans être conscient qu’il a déjà publié à ce moment
là sa Grande fantaisie di bravura sur La clochette de Paganini38 et ses
Réminiscences de La Juive39, et qu’il a déjà composé sa Grande fantai-
sie sur des motifs de Niobe40, œuvre avec laquelle il assassinera bientôt
son rival lors du concert du 31 mars 1837 dans le salon de la princesse
Belgiojoso, sans compter qu’au même il sait bien qu’il renouvelle
puissamment le genre avec sa Fantaisie romantique sur deux mélodies
suisses41. Liszt termine son exécution par une seconde énumération qui
sert en même temps de conclusion : « En résumé, ces deux œuvres [1 er
et 2 e Caprices, op. 15 et 19] qui sont certainement les deux meilleures
productions de M. Thalberg, dénotent un talent d’exécution incontest-able, et de plus, une connaissance superficiellement exacte des œuvres
de Moscheles, Kalkbrenner, Hertz, – et Chopin »42. Habilement, notre
polémiste sans pitié mélange les générations et termine, d’une manière
significative, par Chopin, dont le nom est mis en relief par un effet de
ponctuation et une position en dernier de l’énumération. La dernière
phrase de l’article étant l’annonce du suivant, qui d’ailleurs ne paraîtra
jamais, on peut même dire que c’est sur le nom de Chopin que se ter-
mine le texte de Liszt…
37 Ibid ., p. 356.38 LW-A15 Grande fantaisie di bravura sur La clochette de Paganini, Paris, Schlesinger, 1834.39 LW-A20 Réminiscences de La Juive [d’Halévy], Paris, Schlesinger, 1836.40 LW-A24 Grande fantaisie sur des motifs de Niobe [Divertissement sur la cavatine de Paccini « i tuoi
frequenti palpiti »], Paris, Latte, s.d.41 LW-A Fantaisie romantique sur deux mélodies suisses, Basle, Knopf, 1837.42 Liszt, Frühe Schriften, p. 356.
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Cet assassinat en règle révèle en contrepoint le respect de Liszt
envers Chopin. Le talent de Chopin est mérité et ne relève pas de fac-teurs sociaux, tels que la richesse ou l’héritage, extérieurs aux œuvres
elles-mêmes. Chopin ne pratique pas la fausse nouveauté. Chopin est
un compositeur au métier incontestable et qui sait innover.
C’est à ce stade là que nous sommes confrontés à un aspect structurant
de la personnalité de Liszt qui est son militantisme esthétique. Ne pou-
vant, ni ne voulant éliminer Chopin, il va l’enrôler, cela d’autant plus que
Chopin par sa discrétion sort partiellement du système concurrentiel.
2. - L e raLLiement à La cause : « i L vous fera un beau royaume »
La réponse de Chopin à Legouvé, lui disant que Liszt lui [à Chopin]
ferait, par sa critique du concert d’avril 1841, « un beau royaume »43, est
tout à fait intéressante, car elle nous révèle un Chopin lucide sur les vel-
léités annexionnistes de son ami, sans compter que, peut-être, seul un
Polonais – c’est-à-dire l’enfant d’une nation, d’un royaume, démantelé
par des empires annexionnistes – pouvait être à ce point sensible à cette
réalité géopolitique qu’est la relation entre le royaume et l’empire !
Le texte de Liszt est un démarquage point par point du Contre-
Thalberg de 1837. La critique de Liszt est dans un certain sens l’enversde la critique du concert de Thalberg. D’ailleurs, si la critique de 1837
fait de Thalberg l’envers de Chopin, la critique de Liszt du concert de
Chopin de 1841 est donc d’une certaine façon l’envers de l’envers, ce qui
ne veut pas dire que l’envers de l’envers soit pour autant… l’endroit !
Comme en 1837, Liszt commence par une évocation de la monda-
nité. Le monde élégant (« les femmes les plus élégantes, les jeunes gens
les plus à la mode, les artistes les plus célèbres, les financiers les plus
riches, les grands seigneurs les plus illustres, toute une élite de la société,
43 Ainsi que l’écrit Legouvé dans Soixante ans de souvenir, t. I, Paris, Hetzel, 1886,
p. 309 : « Je ne puis oublier sa réponse après le seul concert public qu’il ait donné. Il m’avait prié
d’en rendre compte. Liszt en réclama l’honneur. Je cours annoncer cette bonne nouvelle à Chopin,
qui me dit doucement : “J’aurais mieux aimé que ce fût vous. — Vous n’y pensez pas, mon cher
ami ! Un article de Liszt, c’est une bonne fortune pour le public et pour vous. Fiez-vous à son
admiration pour votre talent. Je vous promets qu’il vous fera un beau royaume. — Oui, me dit-il
en souriant, dans son empire !”. Liszt lui-même, dont Chopin se défiait à tort, car il écrivit un
article charmant de sympathie sur ce concert, n’est devenu pour moi presque un ami, que grâce
à mon amitié avec Berlioz. »
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
toute une aristocratie de naissance, de fortune, de talent, et de beauté »)44
s’est déplacé, mais cette fois cette évocation est positive. Le monde élé-gant s’est déplacé, mais pour de bonnes raisons, des raisons légitimes, qui
sont celles du talent. C’est le talent seul qui attire, est agissant, et non la
reconnaissance des institutions.
Ensuite, Chopin est l’homme d’une véritable nouveauté : il ne com-
pose pas selon des formes classiques. « A une pensée nouvelle il a su
donner des formes nouvelles »45. La musique de Chopin se caractérise
par la qualité de ses inventions et de ses idées : « Admirables par leur
diversité, le travail et le savoir qui s’y trouvent ne sont appréciables qu’à
un scrupuleux examen »46. On remarquera que Liszt élude partiellement
l’analyse technique des œuvres jouées par Chopin ce soir là, ce qu’il ne
fera pas plus tard dans son Chopin. On peut invoquer plusieurs raisons :
une forme de perfidie, où l’absence de la preuve par l’analyse technique
servirait finement à affaiblir l’argumentation, la force ou la crédibilité
de la louange. Il est plutôt vraisemblable que la véritable raison soit
à chercher dans les conventions de la mondanité élégante, qui implicite-
ment structurent le discours lisztien. Une analyse trop technique dans le
genre littéraire choisi par Liszt pour sa critique, celui du compte-rendu
mondain, écrit par un fashionable artiste qui s’adresse au fashionable
public du concert, et… aux absents qui auraient rêvé d’y être, car y être, c’est en être47, aurait été d’une insupportable lourdeur, d’un pédantisme
jugé vulgaire, car trop professoral, trop didactique, « assommant »48, dans
un tel contexte.
3. cohérence doctrinaLe et enrôLement
La façon dont Liszt instrumentalise Chopin dans son combat
esthétique ne prend sa signification que si on la met en relation avec
le rapport spécifique que Liszt entretient avec le politique. Liszt est
44 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 39045 Ibid ., p. 39246 Ibid ., p. 39247 Cyril Grange, Les gens du Bottin mondain, y être, c’est en être (1903-1987), Paris, Fayard,
1996.48 Qualificatif donné dans certains salons même encore aujourd’hui vis-à-vis d’un certain type
de discours professoral. Source : tradition orale !
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l’exemple même de ce qu’on appelle en sociologie politique un militant.
Il s’identifie entièrement à un credo qui est sa cause, il instrumentaliseindividus, discours et circonstances à cette cause et cherche à rallier le
plus de monde possible à cette même cause. Dans le groupe constitué
par Liszt, Chopin, Berlioz, George Sand, la comtesse d’Agoult et
Lamennais, c’est incontestablement Liszt qui est l’idéologue et le porte-
parole influent du groupe. C’est lui qui transforme une simple logique
d’appariement sélectif, productrice d’écarts différentiels de réputation,
en groupe de pression, en minorité active49.
Le credo de Liszt est simple et cohérent. Il le résume dans un autre
de ses articles consacré aux compositions pour piano de monsieur Robert
Schumann50. En trois mots : « Individualité, nouveauté et savoir »51.
A la logique purement sélective de construction des écarts de réputa-
tion s’ajoute une idéologie, une construction de l’Histoire et du sens
de l’Histoire, ainsi qu’un credo esthétique qui s’incarne dans des
individualités particulières qui font sens et agissent. Il ne s’agit plus
seulement d’émerger dans un système de sélection impitoyable, mais
véritablement de faire bouger les mentalités, tout en affirmant une
subjectivité à la fois libérée des conventions mais responsable de ses
actes. L’artiste est celui qui incarne le changement social. Le problème
de Liszt est qu’il est trop lucide pour ne pas se rendre compte qu’iln’a pas encore composé les œuvres qui lui permettent d’incarner son
credo esthétique. C’est vraisemblablement pour cette raison qu’il enrôle
Berlioz et Chopin dans une croisade où il fait de leurs œuvres la base
argumentaire de son discours militant. Si l’on se tient seulement à ces
trois individualités que sont Berlioz, Chopin et Liszt, et si on les met en
relation avec les trois emplois complémentaires et agissants de composi-
teur, écrivain et virtuose, on constate que Berlioz est compositeur, écri-
vain mais pas virtuose, Chopin, compositeur, virtuose mais pas écrivain
et Liszt, virtuose, écrivain et encore bien peu compositeur. C’est dans lamise en système de ces compétences complémentaires que prend sens
toute l’action de Liszt.
49 Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, 1979.50 F. Liszt, « Compositions pour piano, de M. Robert Schumann », Paris, Revue et Gazette
Musicale de Paris, n° 46, 12 novembre 1837, p. 488-490, et F. Liszt, Frühe Schriften, p. 374-382.51 F. Liszt, Frühe Schriften, p. 374.
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
On remarquera que, dans ce système, Chopin, Liszt et Berlioz sont
bénéficiaires, ce qui n’a pas échappé, au moins en ce qui concerneBerlioz, à l’śil de Fétis52. Dans ses critiques et ses écrits polémiques, Liszt
invente le corpus de dé-légitimation des habitudes, des conformismes et
des normes de son temps, travail de production d’image et de discours
sur… qui en même temps oriente une nouvelle lecture et produit une
lecture orientée des innovations de Berlioz et Chopin en matière de
composition musicale.
Chopin et Berlioz sont bénéficiaires de la croisade lisztienne même si,
notamment dans le cas de Chopin, certains restent à distance. Le fait est
significatif lors de l’élimination de Thalberg : Chopin, on le sait, n’avait
pas beaucoup d’estime pour son collègue Thalberg, mais ce n’est pas lui
qui a pris la plume, c’est Liszt. Le travail de Liszt profite à tous et Liszt
se réapproprie les points forts de ses amis notamment en investissant le
champ du social par quelque chose de plus noble, à ses yeux d’abord,
mais aussi de la société, que la simple virtuosité. Cette mise à profit de
compétences complémentaires lui permet, en s’associant aux composi-
tions modernistes de ses collègues, de modifier et d’améliorer son image.
Chez Liszt, au moins avant 1848, le producteur de systèmes et d’utopies
se substitue partiellement au compositeur qu’il n’est pas encore. D’une
certaine manière, la production d’un corpus d’imageries politiques sesubstitue à la composition.
iii - exercices d’ admirations53
1. avant La mort de c hopin
On remarque, en premier lieu, une cohérence entre les écrits cri-tiques, la cohérence doctrinale de Liszt et certains choix de concerts.
La personnalité artistique de Chopin, celle de Berlioz, les concerts que
52 Dans son texte « Analyse critique : épisode de la vie artiste » paru dans la Revue Musicale,
n° 5, du 1er février 1835, où Fétis se montre extrêmement lucide sur les stratégies d’autopromo-
tion via la manipulation de l’opinion qu’on appellerait aujourd’hui les médias et l’appui de gens
influents de Berlioz.53 Emile Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1986.
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Liszt organise avec Berlioz ou encore les concerts de musique de cham-
bre organisés avec Urhan et Batta en 1837 construisent le dispositif plusvaste de changement de paradigme évoqué précédemment. La situ-
ation change à partir du moment où Liszt abandonne sa carrière de
virtuose itinérant. Pour cette raison, il faut envisager différemment le
corpus d’œuvres composé après 1847 et notamment la Leggierezza. Il
semble que ce soit la proximité de la princesse Sayn-Wittgenstein qui,
on le sait, avait d’immenses domaines en Ukraine polonaise, qui soit
à l’origine de l’intérêt du Liszt de ces années-là pour la Pologne. En ce
qui concerne la Leggierezza, une autre hypothèse devrait être creusée,
qui est la personnalité de la dédicataire du troisième Impromptu de
Chopin: la comtesse Esterhazy née Batthyany.54 Liszt a rencontré cette
comtesse hongroise lors de ses deux séjours à Vienne et Raiding durant
les deux étés de 1846 et 184855. Un axe électif se dessine entre Chopin et
ces deux grandes familles aristocratiques qui incarnent en même temps
la région natale de Liszt : le Burgenland austro-hongrois. D’une cer-
taine manière, en dédicaçant son Impromptu à une comtesse hongroise,
aussi bien e par sa famille, les Batthyany, que par celle de son mariage
les Esterhazy, Chopin fait intrusion chez Liszt. Peut-être Liszt a-t-il
voulu marquer son territoire dans cette magnifique étude de concert si
proche du troisième Impromptu de son ami ? Il est probable qu’il y aitaussi et avant tout des raisons strictement musicales. Le premier chapi-
tre de Chopin est d’une rare clairvoyance en ce qui concerne les innova-
tions musicales de Chopin. Après avoir résumé la nouveauté de Chopin
sous la forme de « beautés d’un ordre très élevé, d’une expression par-
faitement neuve, et d’une contexture harmonique aussi originale que
savante »56, Liszt dégage cinq points. Il définit premièrement le sens
de l’équilibre et de la logique qui est propre à Chopin. Chez lui, « la
hardiesse se justifie toujours ; la richesse, l’exubérance même, n’exclut
pas la clarté ; la singularité ne dégénère pas en bizarrerie baroque ; lesciselures ne sont pas désordonnées, et le luxe de l’ornementation ne
54 Il s’agit de la Comtesse Johanna Batthyány (1797-1880). Elle avait é pruse en 1818 le Comte
Alajos Esterházy (1780-1868).55 Hypothèse viennoise qui peut être confirmée au moins partiellement par la dédicace des trois
Etudes à l’oncle-cousin Eduard Liszt.56 F. Liszt, Chopin, p. 7.
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
surcharge pas l’élégance des lignes principales »57. Cette alliance
d’équilibre et de logique, de complexité et de clarté fait deuxième-ment, pour Liszt, histoire. Ce sont des « combinaisons » qui « forment
époque dans le maniement du style musical »58, écrit-il. En troisième
lieu, Liszt rattache Chopin sans le dire à un lieu commun du classicis-
me aristocratique européen : l’art cache l’art. C’est en ce sens qu’il dis-
cerne dans l’art de son ami une « profondeur » déguisée « sous la grâce »,
une « habileté » déguisée « sous le charme »59. La suite de la démonstra-
tion lisztienne est plus technique : « extension des accords soit plaqués,
soit en arpèges, soit en batteries ; […] sinuosités chromatiques et enhar-
moniques ; […] petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les
gouttelettes d’une rosée diaprée par-dessus la ligne mélodique »60 qui,
la précision est essentielle, nodale même, ont libéré l’ornementation
pianistique de la copie servile de la voix humaine61, enfin « admirables
progressions harmoniques, qui ont doté d’un caractère sérieux, même
les pages qui par la légèreté de leur sujet ne paraissaient pas devoir pré-
tendre à cette importance »62. Le dernier point concerne les œuvres du
dernier Chopin. Liszt parle « des émotions alambiquées de Jean Paul,
de « sensibilité surexcitée », de « contournement » et de « torsion de [l]
a pensée »63. Là, en 1850, il ne comprend pas. Sans entrer dans de trop
long développements, on peut penser que Liszt qui fera évoluer sonlangage – le langage des œuvres des années 1880 – dans le sens d’une
désintégration expérimentale, d’une forme de dislocation quasiment
nihiliste, voire fantomatique, vers le quasi niete, ne peut comprendre cet
art de la saturation, notamment de la surcharge chromatique, au bord
de la rupture qui caractérisera bientôt celui d’un Scriabine voire d’un
Schoenberg, et que Chopin annonce par bien des aspects.
Liszt dans ce premier chapitre de son Chopin propose un inventaire
d’une rare lucidité qui, confronté au langage de la Leggierezza, fait de
57 Ibid .58 Ibid .59 « Osées, brillantes, séduisantes, elles [les combinaisons chopiniennes] déguisent leur profon-
deur sous tant de grâce, leur habileté sous tant de charme… », dans F. Liszt, Chopin, p. 7.60 Ibid ., p. 7-8.61 Ibid ., p. 8.62 Ibid .63 Ibid ., p. 17.
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cette œuvre une magnifique tentative de réappropriation des innova-
tions de son ami polonais où, il convient de le souligner, l’appropriationmusicale précède de plusieurs années l’exposé lucide de l’inventaire des
procédés du premier chapitre de Chopin.
2. L es années 1849-1851
Le Chopin de Liszt est le point d’aboutissement du processus de
construction esthétique commencé dans les années 1830. Le premier
chapitre est – nous venons de le dire – le plus bel inventaire des innova-
tions de Chopin. Liszt y développe ce qu’il se contentait d’évoquer dans
son article de 1841. En même temps, c’est dans le Chopin qu’on trouve
le corpus d’images qui permet de comprendre l’identité profonde de la
Mazurka brillante et des deux polonaises. Liszt procède pour les mazur-
kas et pour les polonaises comme il procède pour ses propres mélodies
hongroises. Il construit un mécanisme de régression primitiviste où il
révèle l’essence de la mazurka ou de la polonaise avant que la civilisation
et les conventions ne les dégradent. « Le caractère primitif de la danse
polonaise, remarque Liszt, est difficile à deviner maintenant, tant elle
est dégénérée »64. Et ensuite, il incarne musicalement les concepts ainsiconstruits. Retenons seulement deux citations qui, à leur manière, dans
leur concision caractérisent, selon Liszt, l’essence de la Polonaise et de
la Mazurka avant que les corruptions de la civilisation ne viennent les
altérer et qui ne sont pas sans résumer le style des deux polonaises et de
la Mazurka brillante de Liszt. Il y a dans les deux polonaises de Liszt une
forme de folie virtuose, une extériorité, notamment dans la Polonaise en
mi majeur, qui ne sont guère chopiniennes mais qui ne prennent sans
doute leur sens que si l’on se souvient que, pour Liszt, la polonaise est
une danse où, « chez les Polonais des temps passés, une mâle résolutions’unissant à cette ardente dévotion pour les objets de leur amour, qui
dictait tous les matins à Sobieski, en face des étendards du Croissant,
aussi nombreux que les épis d’un champ, de si tendres billets à sa femme,
prenait une teinte singulière et imposante, dans l’habitude de leur
64 Ibid ., p. 23.
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Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ?
maintien, noble jusqu’à une légère emphase »65. Quant à la Mazurka,
elle devient, selon la définition de Liszt, un rapt sensuel où il ne s’agitpas tant de conquérir que d’écraser ses… rivaux : « L’homme choisi par
sa danseuse s’en empare comme d’une conquête dont il s’enorgueillit,
et la fait admirer à ses rivaux avant de l’enlever dans une étreinte volup-
tueuse à travers laquelle on aperçoit encore l’expression narguante du
vainqueur et la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de
son triomphe »66. Triomphe qui est aussi celui du virtuose qui toujours
« se relève Roi » !
conclusion
Bien entendu, il est difficile de départager en définitive ce qui relève
dans les relations entre Liszt et Chopin de la coexistence pacifique, du
ralliement à la cause ou de l’exercice d’admiration. Quee que l’on pense
des motivations de Liszt par rapport à son ami, qui était aussi pour lui,
de toute façon, une forme de concurrent redoutable, et de l’instrumenta-
lisation qu’il a pu faire de lui dans sa croisade esthétique, on ne peut nier
l’impact historique de cette relation au sommet. La personnalité artis-tique hors du commun de Chopin a été pour Liszt le moyen d’affirmer
des valeurs nouvelles, au nombre desquelles on mentionnera : la promo-
tion sociale de la méritocratie, le respect devant la qualité des œuvres et
devant le métier, le basculement de l’expertise sur les musiciens et non
les commanditaires et les mondains. Liszt a été – avec la complicité,
consciente ou inconsciente de Chopin, volontaire ou involontaire – un
véritable acteur de ce qu’on appellerait aujourd’hui le changement social.
Et ce changement social est indissociable d’un trait propre à Liszt qui
est son idéologie, idéologie qui est elle-même à mettre en relation avecsa pratique constante de la réécriture et de l’arrangement. Paul Ricœur, à
la suite de Karl Mannheim, remarque qu’idéologie et utopie ont en
commun une forme de « non-congruence avec la réalité ». Il remarque
ensuite que « la possibilité de cette non-congruence, de cette distorsion
65 Ibid ., p. 21.66 Ibid ., p. 49-50.
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à l’égard de la réalité, présuppose déjà de beaucoup de manières que
les individus comme les groupes se rapportent à leurs propres vies età la réalité sociale sur un mode qui n’est pas celui de la participation
sans distance, mais précisément celui de la non-congruence. Toutes les
figures de la non-congruence doivent être parties prenantes de notre
appartenance à la société. » Ce qui fait dire aussi à Paul Ricoeur que,
premièrement, « l’imagination sociale est constitutive de la réalité socia-
le » et, deuxièmement, « tout se passe comme si l’imagination sociale,
ou l’imagination culturelle, opérant de manière constructrice et de
manière destructrice, était à la fois une confirmation et une contestation
de la situation présente »67. Liszt regarde la réalité avec justement cette
distorsion, cette imagination sociale et culturelle qui le met en projet.
Il est probable que ce soit dans ce regard « idéologique »68, et subjectif,
que se trouve un des ressorts profonds du rapport lisztien à son environ-
nement et à son action transformatrice sur ce même environnement, ce
qui explique peut être le formidable transcripteur mais aussi faiseur de
doctrines qu’il a été. En proposant à ses contemporains sa propre lecture
des enjeux esthétiques et sociaux de son temps et en conduisant ses
contemporains à s’y conformer partiellement par la force de son argu-
mentation et de son action, Liszt a été un véritable acteur historique du
changement social et notamment de ce changement de paradigme qu’aété le romantisme.
67 Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, coll. Points-Essais, 1997, p. 19.68 Sur la question de l’idéologie, on se reportera, outre l’ouvrage de Ricoeur que nous venons de
mentionner, à l’ouvrage de Nestor Capdevila, Le concept d’idéologie, Paris, PUF, 2004.
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