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MARIE SILS

Espérance

La narratrice, qui habite Evian, attend l'arrivée d'une jeune améri- caine qui vient passer l'été avec ses enfants. Elle imagine avec une certaine crainte ce face à face entre cette Hope inconnue qui a dix-sept ans : deux pays, deux civilisations, deux générations. Que demandera Hope, et que saura-t-elle lui don- ner ?

Hope, pâle, blonde, timide, ap- porte son ingénuité, son appétit de vivre, sa soif de vérité ; sa fausse assurance attendrit et exaspère la narratrice qui, devant cet étrange pouvoir de perturbation, se trouve peu à peu acculée à la revision de ses croyances et de ses opinions, sur ses enfants, la jeunesse, la fran- chise, le courage.

Trois ans plus tard, Hope revient, accompagnée de son amant ; elle est métamorphosée ; devenue man- nequin, elle semble avoir trouvé sa voie, tout en gardant pour la narratrice un amour fidèle ; pour- tant ce nouveau face à face les oppose, femme contre femme. A son troisième séjour, Hope est à la recherche de son fiancé, médecin

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ESPÉRAN CE

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MARIE SILS

Espérance

GALLIMARD

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

© Éditions Gallimard, 1974.

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Je ne l'ai vue que trois fois, trois fois en six ans. Personne n'imagine que Hope ait pris une place

dans ma vie. Pendant sept semaines, quarante-neuf matins, je

l'ai vue surgir à la table du déjeuner que je poussais, les jours de beau temps, sur la terrasse ; elle arrivait, ensommeillée, mal coiffée, avec ce regard d'amour et d'anxiété qu'elle n'avait que pour moi. Hope ne m'a jamais menti, je n'ai été responsable ni de sa santé ni de son avenir ; elle m'a aimée avec la passion des pauvres et des enfants ; je ne sais pas ce que je lui ai offert, l'admiration à la fin, la pitié au début ?

Son caractère avait quelque chose de farouche ; elle me faisait penser à ces jeunes technocrates qui se poussent et se tuent sur la pente du chemin, négligeant tout ce qui fait le vrai prix de la vie, le chant d'un torrent, l'ombre d'un soir d'été, la paix du moment perdu, pour se hisser à la réus- site.

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Son intelligence était fine et agile, mais son corps n'était pas le compagnon de son esprit.

« Je veux comprendre le monde. » Elle mettait tout son sérieux à vivre, et se

fâchait de ne pas découvrir l'essentiel. Sa passion de poser des questions d'une manière détournée ne se rapportait qu'à elle. J'étais décontenancée, je me trouvais dépourvue de justifications, je me voyais frivole, je n'avais plus de noyau.

« Vous avez fait des enfants sans concevoir leur futur ? Vous ne savez pas pourquoi vous avez épousé votre mari ? »

Elle me métamorphosait en animal inconscient, remplaçait mon assurance par la perplexité ; j'en arrivais à m'étonner de mon audace passée.

Une fille américaine, que demain j'aurais perdue de vue, quel poids avait-elle ? Le poids de son honnêteté.

Elle s'appelait Hope, mais n'a jamais connu l'espérance.

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Pourquoi ai-je envie d'écrire cette brève aven- ture ? Tant de gens écrivent des choses plus impor- tantes. Pourquoi prendre la peine de retrouver les détails, les paroles, les attitudes, les couleurs, le goût de ce qui a duré si peu, s'est passé sans fracas ?

Parce que Hope est morte ; parce qu'un être mort est figé à jamais dans les images dont les autres ont fabriqué leur souvenir, et qu'enfin, ils égarent ce souvenir.

Ma tendresse pour ce passé modeste, mon regret de n'avoir pas su le rendre plus riche, l'inquié- tude que j'en garde forment la seule vie que, comme un dieu magnanime mais inapte, je puisse encore offrir à Hope.

La première fois que je la vis, elle avait dix-sept ans : l'apparition du courage et de la foi.

Rustique, brutale, sous le vernis craquant des manières presbytériennes, elle venait à notre

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conquête, fouettant ses croyances et ses opinions, comme autrefois elle aurait fouetté les chevaux qui tiraient son chariot bâché contenant les couver- tures et les casseroles.

Avec ses malles, elle apportait ses préjugés, sa méfiance d'un territoire étranger, sa conviction de le dominer. N'était-elle pas américaine, avant tout, citoyenne d'une nation reine du monde, et jeune comme elle ?

Ce fut pour cette allure, cet aplomb, qu'aux pre- miers jours de notre rencontre, elle ne me causa que déplaisir.

Je suis un être solaire, la chaleur est mon amie ; l'aérodrome de Genève-Cointrin vers cinq heures du soir, dans tout l'éclat du mois de juillet, m'en offrait plus que je n'en avais jamais aimé. La ville et la campagne trempaient dans une brume miroitante qui ramollissait les contours. Ramollie moi-même, je me répétais : « Les contours, les détours, et les tours de con », cherchant en vain la fin de cette plaisanterie qui faisait la joie de mes jumelles.

Autour de moi, les autres femmes bavardaient, anxieuses, tâchant de noyer sous des détails prati- ques cette crainte fondamentale qui était la mienne.

Mme Dubas, la responsable de cet « experiment », donnait les dernières consignes et rassurait qui n'osait plus l'être.

Je relisais la notice écrite en français et en amé- ricain : je devais recevoir pendant quatre semaines une nommée Hope Wright, âgée de dix-sept ans, la

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traiter comme ma fille, et parfaire son français ; en échange de quoi, cet experiment prendrait en charge ma fille Monique, âgée de dix-huit ans, pour un voyage de deux semaines à bicyclette, dans les Alpes du Sud.

Les autres femmes relisaient aussi leur notice et se mettaient en tête le nom du garçon ou de la fille qui pour un temps devrait être leur enfant à part entière.

L'avion avait une heure de retard, ce qui est la coutume des charters ; pour moi, cette heure était de trop : elle me donnait le temps de récapituler tous les inconvénients, sinon les catastrophes, et toutes les conséquences possibles de cette adoption.

Cette Hope inconnue était peut-être vilaine ; mon mari, tout bon qu'il était, manquait de patience envers les gens laids, quitte à le regretter trop tard. Hope serait peut-être sans gêne, mal élevée ? Ma mère allait venir en séjour, et concevait la bonne tenue comme la première nécessité. Monette enfin, jolie comme un cœur, mais de goûts très personnels, allait avec son inégalable brio rejeter dans mes bras cette étrangère qu'elle n'avait ni choisie ni désirée.

La bonne volonté, le désir de mieux faire pour tous ne sont pas reconnus comme défauts ; j'ai ce défaut, chaque jour, à chaque heure.

— Vous ne croyez pas que nous avons fait une bêtise ? me demanda Céline Prudont, la femme du

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docteur et ma plus proche voisine à Evian ; tous ces inconnus...

Nous n'avions peut-être plus l'âge de l'inconnu ; nous étions dorlotées dans notre bien-être, engour- dies dans nos habitudes, et nous croyant capables de dominer notre vie parce que personne ne nous la disputait. Hope et son mystère encore suspendus dans le ciel, je regrettais déjà les longues soirées de paix et de lumière sur ma terrasse au bord du lac, et les belles idées, aussi imprécises, chatoyantes que ce ciel d'orange et d'abricot, les idées, les pensées avec lesquelles je construisais une Améri- que, sa jeunesse et sa puissance, sinon sa gloire, que lui contestaient mes enfants.

La voix mélodieuse et incompréhensible, chère aux aérodromes, m'annonça l'arrivée de Hope.

Les vingt-huit femmes se pressèrent vers le tour- niquet qui allait déverser les vingt-huit jeunes gens.

S'ils arrivèrent effarés, ployant sous la chaleur et la quantité de leurs bizarres bagages à main, leur affolement n'était que d'ignorance : le nôtre était accablé par l'expérience. L'amitié, encore moins l'affection, naît rarement d'une obligation, ou d'une cohabitation. La sympathie se donne avec aussi peu de raisons qu'un caprice ; la compréhen- sion s'échauffe sans qu'on sache comment la jus- tifier. On vous présente une jeune inconnue ; ce premier moment va-t-il créer un attrait, une aver- sion ? Et cette première impression, qui donnera sa couleur à tous les liens futurs, en serai-je responsa-

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ble, alors qu'elle n'a pas plus de fondement que mes rêveries chatoyantes au-dessus du lac doré par le crépuscule, pendant que j'attends en paix le retour de mon mari ?

Cette Hope qui allait tomber du ciel, espérant être aimée, comprise, à qui je devais faire aimer les Français, elle me sortait déjà par les oreilles. Avant seulement d'avoir posé un pied sur le sol de Genève-Cointrin, elle m'avait appris ma timi- dité. Pendant quarante ans, j'avais été persuadée n'en pas avoir.

— I hope to God, murmurais-je, comme si je disais un juron. Je ne savais pas ce que j'espérais, mais de toute manière, c'était trop tard.

Le groupe des jeunes gens passa le portillon, fit quelques pas, s'immobilisa, bagages aux pieds, regard vague. La commandante de l'experiment, rouge et rousse sous son chapeau de toile, appela des noms, auxquels personne ne répondit. En somme, nous allions chercher, tâter, choisir, comme au marché. La plus belle, la plus grasse, le plus souriant, et pour ceux qui ont un grand jardin, le plus costaud ? Un peu à l'écart, encore libre, se tenait une petite brune, bouclée comme un poney ; ses yeux verts, son élégance, le soin de ses gestes me ravissaient ; elle plairait à mon mari, à tous. Avant le premier mot, je l'avais inconsciem- ment adoptée. Ce n'était pas tant pour sa beauté ; la beauté est une telle injustice. C'était pour son sourire, malgré sa fatigue, et devant l'inconnu. Ce

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petit poney frisé n'attendait du monde que des cadeaux ; naïvement, en bonne petite bête, elle voulait qu'on la caresse.

— Lisa Belloway, cria la commandante. Spontanément, je m'avançai vers cette fille ravis-

sante ; j'étais prête à faire monter les enchères dans ce marché d'esclaves ; Jean serait ravi, Monette trouverait soudain plus jolie fille qu'elle ; j'imaginais qu'avec de si beaux yeux verts, ce sou- rire pensif et fruité comme en ont les femmes de Renoir, la nature de Lisa n'était que bonheur. Elle me fut enlevée de haute main par Céline Prudont qui déjà portait deux sacoches d'une main et mettait l'autre, possessive, sur l'épaule dodue.

Il ne restait plus grand monde ; ma Hope était peut-être restée à New York, à Paris, leur der- nière escale ? Si on ne m'avait rien livré, ma res- ponsabilité était nulle !

Une grande fille pâle, de ce blond qui évoque la sécheresse et les épis coupés, fit quelques pas vers moi :

— Hope ? dis-je, hésitante, ne parvenant pas à me souvenir du nom de famille.

— Je suis contente, dit-elle en américain, j'avais un problème !

Moi aussi ; je répondis en français quelques mots de bienvenue ; elle secoua la tête, et ses cheveux raides suivirent le mouvement. Elle ne savait dire en français que bonjour bonsoir merci et nom de Dieu, ce dernier terme lui ayant été appris par un

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boy-friend comme voulant dire « je suis enchan- tée ».

Je ne l'étais pas ; qui parlait américain à la maison, sauf moi ? Monette était juste bonne à traduire Shakespeare avec un dictionnaire.

— Hope, murmurai-je, ah Hope, chacun doit porter sa croix !

— Please ? demanda-t-elle. Elle paraissait pleine de bonne volonté ; je

comptais dans ses bras, à ses pieds, autour d'elle, deux sacoches, un sac, et une énorme guitare dans un étui de toile.

— Vous êtes musicienne ? dis-je avec espoir. Monette adorait le jazz et Nina Simone. — Oh non, dit Hope en souriant ; je ne sais

que des notes ; c'est mon boy-friend qui m'a donné cette guitare en cadeau d'adieu ; je ne pouvais pas la laisser là-bas !

Elle ne m'apprendrait pas « Oh my darling Clementine »...

Quand je regardai autour de moi, je vis que nous étions les dernières du groupe, à côté du tour- niquet à bagages, qui tournait à vide, avec une grosse valise noire dont personne n'avait voulu.

— Elle est aussi à moi, dit Hope. En sueur, à nous deux, nous avons pu traîner

la valise. Sur le chemin du bord du lac, je lui expliquais

où elle allait vivre, ces quatre semaines : une mai- son de pierres grises, bâtie au bas d'un pré,

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