Lydie Parisse - La 'parole trouée' Beckett, Tardieu, Novarina

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ARCHIVES DES LETTRES MODERNES collection fondée et dirigée par Michel MINARD

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LYDIE PARISSE

la "parole trouée"

Beckett, Tardieu, Novarina

lettres modernes minard CAEN 2008

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PRODUIT EN FRANCE ISBN 978-2-256-90488-2

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INTRODUCTION

DANS Poétique du drame moderne et contemporain. Lexique d'une recherche, par Jean Pierre Sarrazac, nous trouvons

cette notation :

Un théâtre de la parole s'écrit ainsi indépendamment d'un théâtre de personnages, caractérisé aussi bien par sa rareté chez Samuel Beckett, que par son abondance chez Valère Novarina. [...] À force d'accueillir des paroles éparses ou des énoncés en déshérence, il arrive même que ces théâtres, sensibles aux effets de chœur, expulsent radicalement tout semblant de personnage et se passent de source émettrice figurée. [...] L'acteur ne peut plus prendre en charge de tels personnages selon les systèmes de jeu ayant cours, qu'ils visent à l'identification ou à des formes de distance. On le dit traversé par la parole.1

Si rapprocher Novarina et Beckett va de soi, c'est la présence de Jean Tardieu qui peut surprendre ici. En effet, son théâtre s'impose avec moins d'évidence, et ne peut se comprendre que par référence à l'œuvre poétique, aux essais, aux fragments d'autobiographie. Historiquement, Tardieu appartient, comme Beckett, à la période du Nouveau Théâtre, comme Ionesco d'ailleurs, qui partage un certain nombre de leurs hantises, touche également à la poésie et à la peinture, et alimente pleinement, dans Le Solitaire notamment, les problématiques abordées ici. Ce qui le démarque peut-être de ses deux contemporains, c'est sans doute, à la fin de sa vie, un attrait pour le religieux, alors que Tardieu et Beckett ne quittent pas le cadre de l'athéisme.

Nous proposons ici l'état d'une recherche qui ne se prétend ni exhaustive, ni achevée. Il invite, à partir de deux de ses représentants qui nous bouleversent, à une lecture du théâtre de la

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période dite du Nouveau Théâtre, en montrant comment l'influence des théâtres virtuels de la fin du XIXe siècle a conduit à refonder l'esthétique d'un théâtre souvent qualifié — peut-être à tort — de « métaphysique ». La recherche sur le langage, propre à Tardieu et à Beckett, apparaît comme une spécificité de la langue française, et trouve ses prolongements aujourd'hui dans le "théâtre des paroles" de Novarina.

Étudier ces trois auteurs, héritiers du primitivisme littéraire présent chez Lautréamont, Rimbaud, Jarry et Artaud, mais aussi du théâtre symboliste de Villiers de LTsle-Adam et de Maeterlinck, revient moins à décrire une dramaturgie, qu'à tracer les contours d'un rêve de théâtre, une certaine façon d'imaginer l'espace-temps théâtral comme un espace du possible et de l'impossible, soumis au sentiment d'un manque essentiel, manque ontologique, manque structural, lié à la nécessité de l'incarnation, aux conditions concrètes de la représentation, à la nature de la parole, toujours paradoxale, toujours aux franges du silence.

Leur théâtre est nourri par autre chose : une démarche, une pensée, une inquiétude, qui s'exprime ailleurs, dans leurs essais, dans leurs poèmes. Tous trois ressentent le théâtre comme le lieu d'une lacune. Tous trois sont des poètes, et fondent leur théâtre sur le "sentiment d'étrangeté" dans la langue. Tous trois pensent l'espace scénique à partir de la peinture, de son regard radicalement autre, de son langage radicalement autre. Tous trois sont attachés à la figure de la singularité, tous trois ont leur double, qu'il se nomme Jean, Froeppel, ou toutes ces créatures de vieillards-enfants qui finissent par n'en faire qu'une chez Beckett. Tous trois ont leur part d'enfance. Tous trois, au fondement de l'écriture, revendiquent l'expérience de sortie de soi, tout en étant résolument athées. L'héritage des mystiques est hautement revendiqué par Novarina, le vocabulaire mystique parcourt l'œuvre de Beckett et de Tardieu. Pour simplifier, on peut avancer que Tardieu lisait Jean de la Croix, que Beckett lisait Maître Eckhart, que Novarina lit Jeanne Guyon, dont l'écriture torrentielle s'accorde à la sienne, comme sa pensée. Novarina s'inspire du pur amour pour repenser l'espace théâtral, la relation de l'acteur au spectateur,

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mais aussi de l'auteur au lecteur, la scène étant transposition de l'acte de lecture ; enfin, pour lui, le théâtre est le lieu où affirmer les valeurs dites « féminines » de passivité.

Tous trois fondent l'acte théâtral sur la pratique — et non pas seulement l'idée — de dépossession. L'interrogation sur ce qu'est le langage a partie liée avec le questionnement sur le réel, qui trouve ses racines dans un lien très profond avec ce que nous pourrions appeler "l'expérience mystique". Au théâtre, cela aboutit à une mise en cause radicale de Fespace-temps, comme le souligne ce personnage de Novarina :

L'OUVRIER OUICEPS — Nous ne pouvons passer dans le temps retourné — et cependant nous savons qu'il s'inverse; nous ne pouvons voir à l'envers l'univers — mais nous pouvons entendre de l'autre côté du langage que l'espace nous apparaît. (01, 162)

Il s'agit de fonder le théâtre sur un vide de théâtre, d'interroger sur scène les limites du rcprésentable, de confronter le spectateur à la question des limites de l'incarnation, mais aussi des perceptions. Leurs parcours sont marqués par une expérimentation concrète de ce que peut être le vide : en cela, ce serait une erreur de voir en eux des pessimistes, des nihilistes, ou des abstraits. Absorbés dans un travail concret, ils semblent ne pouvoir penser l'écriture, penser le théâtre sans entrer dans un acte d'humilité, en regard de l'obsession — ou de la nostalgie — du non-né :

J'étais moi-même, je me voulais moi-même et je me connaissais moi-même, pour faire cet homme qu'ici-bas je suis. Et c'est pourquoi je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir, qui est temporel. C'est pourquoi je suis non-né et selon mon mode non-né je ne puis plus jamais mourir.2

Que l'on nomme ce point de vue le non-né, le non-savoir, l'informulé, le silence, le vide, l'incréé, il est le centre de la réflexion théâtrale. L'être humain « a plutôt été fait pour être une bête pour le vide » (TP, 140), écrit Novarina. Beckett, auteur, comme Maître Eckhart, d'un ouvrage nommé L'Innommable, cherche un point de séparation de la parole et de la pensée, qui ne peut s'étreindre que dans la « misère des mots » (/, 145-6), hors de la langue du pays

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natal, et dans un lieu-non-lieu : «[...] c'est au milieu qu'il faudrait être, là où on souffre, là où on exulte, d'être sans pensée, d'être sans parole, là où on ne sent rien, n'entend rien, ne sait rien, ne dit rien, n'est rien, c'est là où il ferait bon être, là où on est. ». Tout le théâtre de Tardieu est hanté par le non-lieu, ou lieu de la rencontre mystérieuse des opposés, qui est une donnée du langage primitif comme de l'expérience humaine. La contradiction est une figure majeure de son œuvre et le leitmotiv de son théâtre, sorte de laboratoire de l'indicible, de l'invisible, de l'impensé, d'où son nécessaire inachèvement. Dans Le Professeur FroeppeU Tardieu imagine que l'illustre savant a laissé les traces d'une non-œuvre qui reste à imaginer : des machines qui restent à décrire et à dessiner (FF/, 437), une œuvre plastique à meubler, des problèmes de toutes sortes à résoudre (PFii, 1222), la seule préoccupation étant : le rien, le vide. Novarina imagine l'entrée improbable d'un personnage : « Entrée de la parole, en sang. » (01, 162).

Ces situations ont un point commun : elles convoquent sur la scène du théâtre, et par les moyens de l'illusion, l'irreprésentable. La scène n'est plus seulement le lieu d'une contradiction, mais l'espace de l'oxymore, chargé de dépasser la contradiction, chargée de faire jaillir le vrai de l'illusion.

Tous trois cherchent à convoquer l'abîme, à rendre palpable sur scène ou dans les mots l'écart creusé entre le mot et la chose, entre moi et le monde, entre le dire et le voir, au point de montrer, comme dans Quad de Beckett, la gravitation autour d'un centre, centre vital, centre qui aspire et repousse. Sans ce vide, pas de matière, pas de rythme possible, précise Novarina dans Pour Louis de Funès. Derrière l'acteur, derrière la personne, derrière le personnage, se tient le non-personnel. Toute fonction psychologique ou mimétique doit être écartée. Les acteurs ne sont que des masques destinés à faire descendre des fragments de vérité. Dans la perte de soi prend place le souffle, la notion de sujet est balayée par la présence concrète du pneuma, cet avatar du Verbe qui, dans sa dimension créatrice et sonore, est chargé de relier à l'unité secrète de l'univers.

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Sur l'espace fait chair de la scène, fonder le théâtre sur un vide de théâtre, par la surabondance verbale (Novarina), par l'économie de la négation (Beckett), par l'oxymore (Tardieu), tel est le point commun entre trois tentatives qui interrogent les limites du représentable, de l'incarnation, des codes de perception et de représentation, pour refonder, à partir de ce qu'est la parole, un langage théâtral.

À l'intérieur de l'espace du divertissement, il nous faut contempler le vide, l'absolu. Par les moyens du simulacre et de l'illusion, il est peut-être possible d'accéder au caché, à condition d'assumer le déficit ontologique, l'écart qui sépare le mot de la chose.

1. Jean-Pierre SARRAZAC, Poétique du drame moderne et contemporain. Lexique d'une recherche (Université de Paris III, Belgique, Louvain-la-neuve, 2001), pp. 88-9.

2. Maître ECKHART, DU Détachement et autres textes (Paris, Payot, « Rivages poche/Petite Bibliothèque», 1995), p.23.

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ŒUVRES DE SAMUEL BECKETT CITÉES

THÉÂTRE CA Catastrophe et autres dramaticules (Cette fois, Solo, Berceuse,

Impromptu d'Ohio, Quoi ou). Paris, Minuit, 1982. CO Comédie et actes divers {Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique,

Dis Joe, Acte sans paroles I, Acte sans paroles II, Film, Souffle). Paris, Minuit, 1970.

DB La Dernière bande. Paris, Minuit, 1959. E Eleutheria. Paris, Minuit, 1995. FP Fin de partie. Paris, Minuit, 1957. G En attendant Godot. Paris, Minuit, 1952. Oh Oh les beaux jours. Paris, Minuit, 1963. PM Pas moi. Paris, Minuit, 1963. Q Quad et autres pièces pour la télévision (Trio du fantôme, ...que

nuages..., Nacht und Traiime). Paris, Minuit, 1992. TC Tous ceux qui tombent. Paris, Minuit, 1992.

ROMANS, NOUVELLES, ESSAIS CC Comment c'est. Paris, Minuit, 1961. CP Cap au pire. Paris, Minuit, 1991. D Le Dépeupleur. Paris, Minuit, 1970. DIS Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragments. Londres,

John Calder, 1983, traduction française Bernard HŒPFFNER, dans Objet Beckett, Paris, catalogue de l'exposition Beckett, Centre Pompidou/ IMEC, 2007.

/ L'Innommable. Paris, Minuit, 1953 M Molloy. Paris, Minuit, 1951. MP Le Monde et le pantalon, suivi de Peintres de l'empêchement. Paris,

Minuit, 1989. MV Mal vu mal dit. Paris, Minuit, 1981. P Proust, traduction Edith FOURNIER. Paris, Minuit, 1990. PA Premier amour. Paris, Minuit, 1970. PO Poèmes et mirlitonades. Paris, Minuit, 1978. TM Têtes-mortes (D'un ouvrage abandonné, Assez, Imagination morte

imaginez, Bing, Sans). Paris, Minuit, 1972.

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SAMUEL BECKETT

LA THÉOLOGIE NÉGATIVE EN SCÈNE

Ici tout bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l'insurrection des molécules, F intérieur d'une pierre un millième de seconde avant qu'elle ne se

désagrège. C'est ça, la littérature. (MP, 35)

Le théâtre de Samuel Beckett a ceci de singulier qu'il interroge, dans l'espace-temps limité de la représentation, les composantes de la forme humaine tout en esquissant leur effacement. Tous les personnages de Beckett rêvent de disparaître, toutes les données de leur existence visible sont autant de vestiges en devenir : leurs corps, leurs gestes, leur voix, leurs mots, leur image même sont menacés. Cette menace de l'ombre est en lien étroit avec une approche qui, appliquée à une manière de penser l'écriture et la scène, est celle de la théologie négative : penser le monde, l'être, le langage ne font qu'un chez Beckett, mais si tout tend à s'effacer, c'est dans une tension vers un insaisissable qui, s'il n'est pas de nature théologique, s'en approche structurelle-ment. Parler d'un "théâtre de la parole" semble paradoxal dans le cadre d'une dramaturgie qui la présente toujours plus raréfiée. Raréfiée mais néanmoins précieuse, la parole est un élixir qu'il ne s'agit pas de laisser déborder. C'est en penseur, en poète, en prophète que l'écrivain l'aborde.

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L A LANGUE DU DÉPOSSÉDÉ.

Beckett est de ces écrivains qui entretiennent un rapport conflictuel au langage, et, au-delà, au système de la langue. Certes, sa situation d'étranger l'y prédispose : la langue française n'est pas sa langue native, mais écrire dans sa langue native relève pour lui d'une impossibilité foncière. Les figures d'étrangers ou d'étrangères hantent l'œuvre, telle la Loulou de Premier amour, rencontre fondatrice de l'écriture pour le narrateur : «moi aussi, n'étant pas français, je disais Loulou comme elle» (/M, 17). On trouve aussi certaines postures de l'étranger dans la langue, comme celle-ci :

Mon épitaphe me plaît toujours. Elle illustre un point de grammaire [...] Ci-gît qui Y échappa tant Qu'il n'en échappe que maintenant. (PA, 9-10)

L'écriture en langue seconde n'est pas seulement le lieu d'un désapprentissage, mais d'une ascèse : « [Je] me remis à écrire — en français — avec le désir de m'appauvrir encore davantage — c'était ça le vrai mobile», écrit Beckett en 1968 (p. 181). L'acte d'écrire est inséparable d'un sentiment de dépossession dans la langue : «[...] et je les laisse dire, mes mots, qui ne sont pas à moi», écrit-il dans Comment c'est (p.1281). Pour défendre le Work in Progress de Joyce, il a ces mots : « Ici la forme est contenu, le contenu est forme. [...1 Son écriture n'est pas au sujet de quelque chose; elle est ce quelque chose même.» {DIS, 8). Il s'appuyait sur Giambattista Vico, qui avait écrit au xvme siècle : «Quiconque désire exceller en tant que poète doit désapprendre la langue de son pays natal, et retourner à la misère primitive des mots.» (p.532). Chez Beckett, l'homme de théâtre procède du poète, qui cherche à se délivrer de ses habitus : « Ce n 'est pas seulement que les mots sont menteurs, ils sont tellement grevés de calculs et de significations, et aussi d'intentions et de souvenirs personnels, de vieilles habitudes qui les

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cimentent, que leur surface à peine entamée les referme. » (p. 103̂ ). Les bizarreries lexicales abondent dans la langue bégayante de

Beckett, cet état d'une «Langue / » ou «langue des noms», marquée, selon Gilles Deleuze, d'une imagination combinatoire encore «entachée de raison» (p.703) : «Appelons Langue I, chez Beckett, cette langue atomique, disjonctive, coupée, hachée, où rénumération remplace les propositions, et les relations combi-natoires, les relations syntaxiques : une langue des noms. » (p. 663). Les personnages affirment barbarismes et néologismes, comme réponses à un "sentiment d'étrangeté" déjà-là : «quand je me composais (composais !) à dormir », écrit le narrateur de Premier amour (/M, 41). Dans La Dernière bande, le mot viduité questionne Krapp, qui finit par le chercher dans le dictionnaire, pour inventer cette création lexicale : «V oiseau-veuve» (DB, 20). Les personnages sont parcourus par des actes de parole automatique, mais contrairement à André Breton, qui, dans le Premier Manifeste du surréalisme, dit avoir été hanté par certains mots détachés de leur sens, ils ne vont pas vérifier ce sens dans le dictionnaire — sauf viduité. Dans Premier amour, on ne sait comment comprendre l'expression obsessionnelle «je tiens la martingale » (PA, 23). Molloy aussi va « ruminant des martingales » (A/, 95) : au carrefour de plusieurs significations, le mot, intégré à des contextes toujours différents, évoque des domaines aussi divers que le jeu, l'équitation, l'habillement, la navigation... Le vase de nuit est également de ces mots étranges qui renvoient à l'étran-geté de la littérature, et à l'indicible :

Donnez un vase de nuit, dis-je. J'ai beaucoup aimé, enfin assez aimé, pendant assez longtemps, les mots vase de nuit, ils me faisaient penser à Racine, ou à Baudelaire, je ne sais plus lequel, aux deux peut-être, oui, je regrette, j'avais de la lecture, et par eux j'arrivais là où le verbe s'arrête, on dirait du Dante. Mais elle n'avait pas de vase de nuit. (PA, 44)

Les mots résonnent d'abord, dans leur étrangeté radicale, à l'oreille. «J'entendis le mot fibrone ou fibrome, je ne savais lequel, je n'ai jamais su, je ne savais pas ce que cela voulait dire et je nyai jamais eu la curiosité de chercher. » {PA, 42). Le narra-

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teur du texte D'un ouvrage abandonné, écrit : «par moments j'entendais, Épasse, épasse» {TM, 27). Molloy s'entend dicter le mot arrimage comme un verset d'Isaïe ou de Jérémie (M, 95). Tous sont victimes d'hallucinations auditives, qui peuvent prendre des formes particulièrement lancinantes, comme cette poussée de la bouche célibataire dans Pas moi, comme les voix intérieures agressives dans Dis Joe.

parole-voix, parole-son

Ce n'est pas seulement parce que c'est la langue de l'autre qu'elle leur arrive si violemment, c'est que le théâtre est le lieu où faire advenir cette altérité radicale de la parole. À ce titre, les ouvrages dramatiques comme les nouvelles — riches de matière théâtrale — constituent leur spécificité en drames de la parole. «J'ai toujours écrit pour une voix» (p. 1084), disait Bcckett. La parole est d'abord voix, une voix intérieure à celui qui parle et pourtant étrangère, et qui le rend sourd aux bruits du monde, aux conversations du monde, car elle est la mesure du monde, notre mesure : «Il n'y eut jamais rien, ne peut jamais rien y avoir, vie et mort rien de rien, cette sorte de chose, rien qu'une voix rêvant et marmonnant tout autour, ça c'est quelque chose, la voix jadis dans votre bouche, » (TM, 28). Cette voix qui parle, c'est celle qui appelle le sujet poétique, comme le formule le poète Franc Ducros :

[La parole] est le rapport de notre mesure — de la mesure que nous pouvons donner, de la mesure qu'est la parole que nous prononçons — à ce qui n'a pas de mesure : au sans mesure de l'inconnu, du vide, du rien. Mais ce rapport que je dis — ce rapport qu'est la mesure de la parole au sens de mesure du réel — n'est pas une chose inconnue : ce n'est rien d'autre, me semble-t-il, que l'acception grecque du RYTHMOS : du rythme, que Heidegger traduit par le « rapport-qui-porte-Vhomme». (p-265)

D'après Ludovic Janvier, traducteur et ami de l'écrivain irlandais, « Beckett était obsédé par la voix »6.

Tout passait par la mise en bouche, comme pour un acteur. La vocalité était pour lui la garantie du sujet écrivant, l'ancrage du texte dans un rythme

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physique qui était celui d'une voix. Ce n'est pas un hasard si depuis Molloy, le thème de la voix apparaît prioritaire, majoritaire, envahissant jusqu'aux derniers textes qui sont de la vocalité pure, sans support. [...] Musicalement, il adorait les trios de Beethoven ou La Jeune Fille et la mort de Schubert. [...] [En répétition], il était d'une exigence féroce sur le tempo.

(PP-34-56)

Dans son travail avec les acteurs, il se disait « responsable des sons et de rien d'autre» (p.962), et, minutant le tempo de la phrase pour l'actrice de Oh les beaux jours, cherchait «une forme de stéréométrie dans la langue» (p.962). Les remarques suivantes de Molloy valent pour un mode de profération étrange qui tient tout ensemble du rythme et de l'inconnu :

Oui, les mots que j'entendais, et je les entendais très bien, ayant l'oreille assez fine, je les entendais la première fois, et même encore la seconde, et souvent jusqu'à la troisième, comme des sons purs, libres de toute signification, et c'est probablement une des raisons pour lesquelles la conversation m'était indiciblement pénible. Et les mots que je prononçais moi-même et qui devaient presque toujours se rattacher à un effort de l'intelligence, souvent ils me faisaient l'effet d'un bourdonnement d'insecte. Et cela explique pourquoi j'étais peu causeur, ce mal que j'avais à comprendre non seulement ce que les autres me disaient, mais aussi ce que moi je leur disais à eux. (M, 66)

Ces « sons purs, libres de toute signification », il faut être affranchi des circuits de la pensée rationnelle pour les entendre, comme s'ils contenaient quelque chose d'un être de la langue, un Wesen der Sprache, pour parler à la manière de Heidegger. La parole est au cœur de l'acte théâtral, car elle est l'adresse dans la langue :

La langue doit elle-même selon son mode nous adresser, parole donnée, son essence. La langue se déploie comme cette adresse. Constamment nous l'entendons déjà, mais nous n'y pensons pas. Si nous n'entendions pas partout l'adresse de la parole, nous ne pourrions faire usage d'aucun mot de la langue. La langue se déploie comme cette adresse. L'essence de la langue s'annonce comme ce parlé, comme la langue de son essence.7

Entendre avec ses oreilles revient à entendre que "Die Sprache spricht", selon le titre célèbre de Hôlderlin :

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Nous n'entendons pas parce que nous avons des oreilles. Nous avons des oreilles [...] parce que nous entendons. [...] Nous sommes tout oreilles quand notre recueillement se transporte, pur, dans notre pouvoir d'écouter, quand il a complètement oublié les oreilles et la simple expression des sons. Aussi longtemps que nous écoutons seulement des mots comme l'expression de quelqu'un qui parle, nous n'écoutons pas encore, nous n'écoutons absolument pas. (p.2598)

Beckett, hanté par Heraclite, n'aurait sans doute pas renié ces analyses de Heidegger déplorant que les thèses du philosophe grec ne soient pas parvenues à s'imposer : nous serions réconciliés avec l'être du langage, au lieu de le considérer comme «une émission sonore qui signifie quelque chose [...] que nous spécifierons ensuite par le mot "expression" » (p.2778) :

Dès lors, cette représentation, sans doute exacte, mais extérieure, du langage — le langage en tant qu'expression — demeure déterminante. Aujourd'hui, [...] langage veut dire expression et inversement. Tout mode d'expression est volontiers considéré comme une sorte de langage. L'histoire de l'art parle du langage des formes. Une fois cependant, au début de la pensée occidentale, l'être du langage est apparu, le temps d'un éclair, dans la lumière de l'être. (p.2778)

«C'est toujours le même ciel et ce n'est jamais le même ciel, comment exprimer cette chose, je ne Vexprimerai pas, voilà » {PA, 36), dit le narrateur de Premier amour. « Là où le verbe s'arrête » (44) commence, aux franges du silence, Paltérité radicale de la parole, là où le mot n'a rien à voir ni avec le sens ni avec l'objet, là où il s'échappe à l'insu de celui qui le profère, précédant l'acte d'écrire :

Essayez maintenant de me mettre à la porte, dis-je. Il me sembla que le sens de ces paroles, et même le petit bruit qu'elles firent, je n'en pris connaissance que quelques secondes après les avoir prononcées. J'avais si peu l'habitude de parler qu'il m'arrivait de temps en temps de laisser échapper, par la bouche, des phrases impeccables du point de vue grammatical mais entièrement dénuées, je ne dirai pas de signification, car à bien les examiner, elles en avaient une, et quelquefois plusieurs, mais de fondement. Mais le bruit, toujours je l'entendais, au fur et à mesure que je le faisais. (PA, 46)

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Avec la voix d'Anne/Loulou, il fait les mêmes essais d'écoute, se rapprochant, s'éloignant :

Je fis donc quelques pas en arrière et je m'arrêtai. D'abord, je n'entendais rien, puis j'entendais la voix, mais à peine, tant elle m'arrivait faiblement. Je ne l'entendais pas, puis je l'entendais, je dus donc commencer à l'entendre, à un moment donné, et pourtant non, il n'y eut pas de commencement, tellement elle était sortie doucement du silence et tellement elle lui ressemblait. (PA, 36)

«Cette contrariété du "rapprocher-s'éloigner" », définit, selon Maurice Blanchot, «cette relation mystérieuse existant entre Vécriture et le logos, puis entre le Logos et les hommes »9, Il cite Heraclite : « Le Logos avec lequel ils vivent dans le commerce le plus constant, ils s'en écartent, et les choses qu'ils rencontrent tous les jours, elles leur semblent étrangères, »9.

Le Logos est écart. Loulou chante faux et louche, Molloy est borgne. Écouter de travers, regarder de travers, sont autant de recherches sur la diagonale de l'invisible. « [...] et n'ayant qu'un seul œil sur les deux qui fonctionnât à peu près convenablement, je saisissais mal la distance qui me séparait de Vautre monde.,, », dit Molloy (M, 66). Beckett, qui affirmait entendre avant d'écrire, confie : «Ne comprenant pas ce que j'entends, ne sachant pas ce que j'écris,» (p.771). Dans cette écriture qui pense son origine comme un lieu, où l'espace scénique est hanté par la voix, par le son, par le bruit de l'ineffable, il y aurait tout un travail à faire, pour les générations qui échapperont aux suspicions de la mise en scène initiées par Beckett lui-même et hélas perpétrées après lui — sur le son, les voix, les niveaux d'écoute, les rythmes, à faire percevoir dans et hors du personnage, notamment sur les textes qui ne sont pas de théâtre. Le silence est habité chez Beckett, il est une véritable matière théâtrale, quasiment une polyphonie, de même que le rythme des textes narratifs, tissés en séries, en combinatoires, en théorèmes et algorithmes, révèle une fascination pour l'espace mathématique et la mise en chiffres, en signes. C'est à ce titre que la poésie, langage des signes, est le fondement de l'écriture comme du théâtre de Beckett. La parole est cet ensemble des signes perdus des origines qu'il

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s'agit de retrouver dans le son, la voix, le geste, le caractère écrit.

Vico affirme la spontanéité du langage et nie le dualisme de la poésie et du langage. De la même façon, la poésie est le fondement de l'écriture. Quand le langage était fait de gestes, les langages parlé et écrit étaient identiques. Les hiéroglyphes, ou langage sacré, comme il les appelle, [étaient] une nécessité des peuples primitifs. (DIS, 6)

Mais retrouver ce foisonnement ne va pas de soi, et d'abord, les noms trompent.

que nommer ?

«Oui, même à cette époque, où tout syestompait déjà, ondes et particules, la condition de Vobjet était d'être sans nom, et inversement » (M, 41). L'écart entre le signifiant et le signifié, entre le mot et la chose, désigne une aporie inscrite dans le langage. Les personnages de Beckett montrent une constante suspicion à l'égard de la nomination, Winnie demande : «Piper — Piper — le nom te dit — quelque chose — à toi, Willie — évoque, je veux dire — une réalité quelconque — pour toi, Willie — ne réponds pas si ça t'embête, » (Oh, 49). Nommer c'est voir, c'est adhérer au visible, c'est participer au consensus qui fonde la notion de réel. Dans Disjecta, Beckett affirme que s'il est écrit dans la Genèse qu'Adam donna leurs noms aux animaux, «il n'existe aucune source biblique mentionnant que la conception du langage serait un don direct du Dieu» (Dis, 12). En l'absence d'équivalent universel, le signe est une sorte de frontière entre le "mal-vu" et le "mal-dit" — comme dans Murphy — et la parole est toujours décalée par rapport à ce qu'elle devrait taire ou dire : « Car je dis toujours trop ou trop peu, ce qui me fait de la peine, telle-ment je suis épris de vérité, [...] Je veux dire qu'à la réflexion, à la longue plutôt, mes excès de paroles s'avéraient pauvretés et inversement», dit Molloy (M, 44). Le narrateur de L'Innommable revendique ce non-savoir dans l'usage des mots :

À aucun moment je ne sais de quoi je parle, ni de quand, ni d'où, ni avec quoi, ni pourquoi [...]. C'est la faute des pronoms, il n'y a pas de nom pour

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moi, pas de pronom pour moi, tout vient de là, on dit ça, c'est une sorte de pronom, ce n'est pas ça non plus [...] il s'agit de quelqu'un, ou il s'agit de quelque chose. (p.1091)

L'aporie du dire est aussi inscrite dans celui qui parle : au déficit des mots correspond un déficit d'être. Cette parole du narrateur de Cette fois vaut pour tous les personnages de Beckett : « Tu n'as jamais pu être le même jamais pu être tout court. » (G4, 23). Celui qui parle convoque ce «quelqu'un» ou ce «quelque chose» dont il n'a pas idée. Le refus de la nomination relève d'une attitude de profonde humilité face au langage.

Or, cet ineffable, c'est ce qui, au plus intime et au plus impersonnel de l'être, ne peut s'approcher ni par la pensée ni par les mots. Comme dans la tradition apophatique, selon laquelle le divin ne peut être nommé, sinon par approximations et par négations, Beckett met en œuvre dans ses écrits une sorte de théologie négative, ne cessant d'émettre des réserves face à son discours, dont il souligne l'inadéquation en même temps qu'il l'énonce, se plaçant dans une posture à la fois d'affirmation et de retrait. Les approximations abondent dans tous les textes de Beckett : «pour ainsi dire» (/M, 49), «je veux dire que», «je dis bien» (8), «je ne dirai pas», «je crois» (12), «peut-être» (13), pour ne citer que Premier amour. Même le Je qui parle est une approximation : «Pour pouvoir m'exhumer il faudra d'abord me trouver, et j'ai bien peur que l'État n'ait autant de mal à me trouver mort que vivant » (10). S'installe, à travers le jeu des analogies inadéquates, une sorte de «pertinence par divergence »10, très proche de la puissance mystique de l'incongru dont Giorgio Agamben fait l'éloge dans Stanze, citant les propos de Pseudo-Denys l'Aréopagite dans De Cœlesti hierarchia : si l'absolu ne peut s'approcher que de manière négative, «si donc dans le divin les négations sont vraies et les affirmations incongrues; la manifestation par figures dissemblables est plus congrue à l'arcane des choses indicibles... ». Chez Beckett, la scatologie, l'obscénité, le barbarisme, le rire, font partie de cet incongru.

Car c'est au nom d'une expérience de l'absolu que le langage se révèle insuffisant, d'où la prédominance de la négation pour

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évoquer cet absolu que Ton pourrait nommer vide, ou «rien», ou absence de la représentation, sans que cette absence prenne un sens forcément esthétique, ou théologique ou existentiel, tout en tenant de ces divers domaines à la fois. Dans tous les cas, la dénomination s'avère imparfaite. «Je vivais dans Vincertitude naturellement, de Vincertitude», dit le narrateur de Premier amour (/M, 35). Cette formule décisive définit autant un être-aux-mots qu'un être-au-monde.

l'incertitude de Vincertitude

La perte de la fonction référentielle est fondamentale pour définir la spécificité du texte mystique, qui fonctionne pour ainsi dire à vide. Par son lien à l'ineffable, par son exil hors des processus de la pensée conceptuelle et rationnelle, il débouche sur une poétique de l'obscurité, qui opacifie le sens, obscurcit les choses désignées, les met «au secret», les rend inintelligibles, «inaccessibles», selon Michel de Certeau (p.20111), au point de n'en plus garder qu'une vague trace. Pour que le signe ne renvoie plus à rien de connu, il faut que le mot ne puisse plus être comparé à un autre, ni être étoffé par tel ou tel prédicat. Il s'agit de contester la pratique de la prédication propre au langage courant en gommant la fonction référentielle, en usant des mots jusqu'au point où ils ne peuvent plus signifier. La négation n'est pas le point de départ, mais le point d'aboutissement du discours, qui vise un évidement de la signification et cherche à mettre en échec l'activité représentative en donnant au mot une valeur absolue. Angèle de Foligno fait de la « Passion », notion habituellement superlative, une notion relative quand elle dit avoir trouvé un amour supérieur à la Passion, qui n'est plus pour elle qu'une étape. Cette forme excessive d'amour ne renvoie plus qu'à lui-même à travers le démonstratif anaphorique : «Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense.» (p.8i12). Plus loin, elle proclame : «Approfondissez la profondeur, creusez le néant de votre abîme. » (p. 19312). Ruysbroeck parle de profondeur de la profondeur : «Chaque esprit possède une

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recherche de Dieu plus ou moins profonde, dans sa propre profondeur.»13. Pour citer des écrivains, Bloy parle d'absolu de l'absolu14, Beckett d'incertitude de l'incertitude. L'Absolu absolu, la profondeur profonde, l'amour de l'amour, la néantisation de l'abîme, l'incertitude incertaine, autant de suggestions qui témoignent d'un langage qui cherche à dire un excès qui échappe au représentable, qui rêve d'être son propre réfèrent, d'un langage qui rêve de vider le signe au point de ne plus renvoyer qu'à lui-même, d'exprimer le dedans sans sortir. L'«absolu», c'est au sens étymologique, ce qui est absous, délié, affranchi de la logique associative habituelle, comme l'analyse Michel de Certeau :

Sur le mode de la douleur, de la jouissance ou d'un laisser-être (le Gelazen-heit eckhartien), un absolu (un délié) habite le supplice, l'extase ou le sacrifice du langage, qui indéfiniment ne peut le dire qu'en s'effaçant Cet absolu n'a pas de dettes à l'égard du langage qu'il hante. II en est absous.

(p.2711)

L'«incertitude [...] de l'incertitude» (PA, 35) qui définit en un même mouvement un rapport au langage et un rapport au monde, rejoint une attitude humaine universelle, proche du nada (« rien ») de Jean de la Croix, de Vindifférence positive d'Ignace de Loyola, de \difana du soufisme, du vide ou du nirvana des systèmes religieux de l'Extrême-Orient, de la passiveté (ou passivité active) des tenants du pur amour au xvne siècle, de Y abandon, du détachement, équivalents chez Maître Eckhart au Gelazenheit :

Le Gelazenheit, c'est l'attitude de qui, sans rien ajouter aux choses, les «laisse être» selon leur vérité, dans le dynamisme de leur origine. C'est sans doute la forme dernière d'une liberté qui se refuse à toute manipulation ou recréation démiurgique.15

Chez Beckett, tout se passe comme si l'apophase empruntait les voies de la création poétique, l'inadéquation du langage n'étant pas un obstacle mais une chance, dans la brèche de l'infinie distance. L'« incertitude [...] de Vincertitude », état de conscience de celui qui éprouve les limites de l'expérience et du langage, serait aussi l'attitude de celui qui, empruntant les voies

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du libre, se livre à une opération méthodique de détachement. Cela explique le dépassionnement de celui qui « laisse être » les choses en lui et hors de lui : les sentiments, la sexualité, les attachements divers, les obsessions, dont même celle d'écrire.

Le narrateur de L'Innommable se demande comment faire pour parler sans mensonge et conclut de parler «par pure aporie ou bien par affirmations ou par négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard » (/, 49). Fin de partie donne à entendre des répliques telles que celle-ci : «L'infini du vide sera autour de toi [...] tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe. » (Ff\ 52). Ce qui interroge, c'est le noyau de l'être, comme l'oignon de la jacinthe dans Premier amour. Le vide ne peut être prononcé et, «aux limites du vide illimité», se trouve le trou, trou d'une écriture qui se propose d'échapper au simulacre au point d'affronter le néant, trou de l'ultime page de Cap au pire : « Un trou d'épingle. Dans Vobscurissime pénombre. » (C/>, 62). Cet état oxymorique est celui-là même du détachement, où celui qui regarde s'abolit dans l'acte du voir.

C'est là qu'on commence enfin à voir, dans le noir. Dans le noir qui ne craint plus aucune aube. Dans le noir qui est aube et midi et soir et nuit d'un ciel vide, d'une terre fixe. Dans le noir qui éclaire l'esprit. (A/P, 31)

La boîte noire du théâtre est par excellence le lieu où peut s'approcher quelque chose de l'alliance mystérieuse des contraires :

Le meilleur moindre. Non. Néant le meilleur. Le meilleur pire. Non. Pas le meilleur pire. Néant pas le meilleur pire. Moins meilleur pire. Non. Le moins. Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire

hiatus pour lorsque les mots disparus, (CP, 41)

À l'excavation poétique répond l'excavation mystique. Dès 1930, Beckett rêve de trouver une syntaxe de la faiblesse, et de contribuer au discrédit du langage :

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Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d'un seul coup, nous devons au moins ne rien négliger de ce qui peut contribuer à son discrédit. Y forer des trous, l'un après l'autre, jusqu'au moment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter de travers.

(D/5, 70)

Dissoudre la surface des mots, «forer des trous » pour voir ce qui est « tapi derrière », revient à transposer un geste qui existe en peinture, en musique, quand on dissout la surface de la toile peinte ou la surface du son. Dans La Lettre allemande, qui en rappelle une autre, célèbre par le croisement qu'elle établit entre mystique et poésie — il s'agit de la Lettre de Lord Chandos (HOFMANN-STHAL) —, Beckett énonce, avant d'écrire son œuvre, son programme :

Faut-il que la littérature suive seule les chemins de l'ancienne paresse depuis longtemps délaissés par la musique et la peinture ? Y a-t-il quelque chose de sacré et de paralysant dans le côté monstrueux du mot qui ne se trouve pas dans les éléments des autres arts ? Existe-t-il une seule raison qui explique pourquoi la matérialité terriblement arbitraire de la surface des mots ne peut pas se dissoudre, comme par exemple la surface sonore de la Septième symphonie de Beethoven [...] ? [...] Naturellement, il nous faut pour l'instant nous contenter de peu. Tout d'abord, il s'agit simplement d'inventer une méthode quelconque nous permettant de représenter par des mots cette posture ironique face au mot. C'est dans cette dissonance entre les moyens et l'utilisation que nous pourrons peut-être sentir un souffle de cette musique ou de ce silence ultime qui est à la base de tout. [...] Sur la route de cette littérature du non-mot que je désire tellement, il est possible qu'une certaine forme d'ironie nominaliste soit une étape nécessaire. [...] Entre temps, je ne fais rien du tout. De temps en temps seulement, j 'ai la consolation de me laisser aller malgré moi à pécher contre une langue étrangère, comme j'aimerais tant le faire de propos délibéré contre la mienne propre — et comme je le ferai. (DIS, 15-6)

Dans sa quête de «la littérature du non-mot», de la langue impossible, de la langue du dépossédé, Beckctt cherche à trouer le visible, pour faire advenir sur l'espace de la scène sa vision intérieure, à travers une parole visuelle et sonore. Entre convocation et refus des formes et des signes, son écriture dessine un espace conflictuel qui tend à s'abolir vers l'image, la peinture, le

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graphisme, jusqu'à devenir le scénario d'une non-action, tendu vers la contemplation d'une image immobile. Le poète, l'homme de théâtre, le cinéaste, ces trois tentations convergent pour nourrir une obsession de l'espace-temps réversible et un.

LE REGARD DU DÉPOSSÉDÉ.

Il y a chez Beckett une langue des images, celle que Gilles Deleuze nomme « langue III » :

[...] une langue III qui ne rapporte plus le langage à des objets énumé-rables et combinables, ni à des voix émettrices, mais à des limites immanentes qui ne cessent de se déplacer, hiatus, trous et déchirures dont on ne se rendrait pas compte, les attribuant à la simple fatigue, s'ils ne grandissaient pas tout d'un coup de manière à accueillir quelque chose qui vient de dehors ou d'ailleurs. [...]

La langue I était celle des romans, culminant avec Watt; la langue II trace ses chemins multiples à travers les romans (L'Innommable), baigne le théâtre, éclate à la radio. Mais la langue III, née dans le roman (Comment c'est), traversant le théâtre (Oh les beaux jours, Actes sans paroles, Catastrophe), trouve dans la télévision le secret de son assemblage, une voix préenregistrée pour une image chaque fois en train de prendre forme. Il y a une spécificité de l'œuvre télévision. (pp.70-43)

Parmi les poèmes visuels, il y a ...que nuages..., un «théâtre de l'esprit qui se propose [...] de dérouler une image». Les mots font décor pour un parcours dans l'espace-temps (p.983). Comme dans Le Temps retrouvé, écrire est question de vision : Écrire aperception purement visuelle, c'est écrire une phrase dénuée de sens. Comme de bien entendu. Car chaque fois qu'on veut faire aux mots un véritable travail de transbordement, chaque fois qu'on veut leur faire exprimer autre chose que des mots, ils s'alignent de façon à s'annuler mutuellement. C'est, sans doute, ce qui donne à la vie tout son charme. Car il ne s'agit nullement d'une prise de conscience, mais d'une prise de vision, d'une prise de vue tout court [...] au seul champ qui se laisse parfois voir sans plus [...] : le champ intérieur. (MP, 27-8)

La peinture, parce qu'elle est mise en abyme du regard que nous portons sur le réel, fournit à Beckett les éléments de son esthé-

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tique théâtrale, actualisation maniaque de son «champ intérieur». L'image cinématographique, parce qu'elle est vision simultanée, contrairement aux mots, toujours grevés de calculs, de souvenirs, offre des possibilités scéniques qui seront mises en œuvre dans les pièces pour la télévision.

l'œil du cyclone

Selon Beckett, l'artiste doit regarder le monde avec "l'œil du cyclone'916 :

La seule recherche féconde est une excavation, une immersion de l'esprit, une plongée en profondeur. L'artiste est certes actif, mais d'une manière négative : il se dérobe à la vanité des phénomènes situés à la circonférence périphérique, il se laisse attirer jusqu'à l'œil du cyclone. (P, 77-8)

Cette image allie processus météorologique et mythologie du centre. Au centre est la zone de calme, autour est le cyclone, selon une cosmogonie circulaire héritée de ceux que le monde inquiète : des cercles de Dante, mais aussi des deux infinis de Pascal. «Impossible de vouloir autre l'inconnu, l'enfin vu, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » (MP, 32). Toute l'existence humaine est une éjection hors de l'espace du centre. Cette projection irrésistible vers les périphéries, tous les personnages le vivent, de façon plus ou moins comique : au cœur d'un espace-temps effondré, Hamm demande : «Je suis bien au centre ? » (FP, 42). Dans Oh les beaux jours, c'est le centre qui est effondré : «Étendue d'herbe brûlée s'enflant au centre en petit mamelon. [...] Enterrée jusqu'au-dessus de la taille dans le mamelon, au centre précis de celui-ci, Winnie. » (Oh, 11). Le centre est la mesure de l'univers, un point invisible de l'espace-temps. «Il y a encore un monde à découvrir», dit Beckett à la fin de sa vie (p. îos4). André Bernold, dans son hommage à Beckett, cite Heinrich von Kleist : « Und hier sel der Punkt, wo die beiden Enden der Ringfôrmigen Welt ineinandergrijfen. ». Ce point de jonction circulaire, c'est le point de rencontre des antagonistes, que traduit le mouvement perpétuel de Quad. Car «au centre il

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y a un abîme» (p. 1084), dit Beckett. L'écriture initie dans les romans ce que le théâtre actualise sur la scène, qui devient le lieu d'une cosmogonie imaginaire, d'un monde parallèle. Dans un certain nombre de traditions, l'univers est conçu comme une extension à partir d'un point central, le nombril du monde, arbre, montagne ou pilier. Dans Images et symboles, Mircea Eliade17

évoque ce symbolisme du centre que l'on trouve chez les Indiens (le Mont Meru), les Germains (Himingbôr), les Iraniens (Hara-berezaiti), les Palestiniens (le Mont Thabor), les chrétiens (le Golgotha), les chamans (l'Arbre du Monde). L'arbre de En attendant Godot, le mamelon de Oh les beaux jours, l'orifice de Quad, renvoient à un point de convergence de forces situé au centre de la scène du théâtre, lieu privilégié, lieu magique, au centre de l'univers. Le topos de l'ascension relève de cette même logique, présente dans Le Dépeupleur, où deux cents figures tentent de grimper aux parois à l'aide d'un nombre limité d'échelles, ces échelles qui symbolisent ordinairement la rupture de niveau qui rend possible le passage d'un mode d'être à un autre. Mais dans Le Dépeupleur, un couvercle obture le ciel, nul passage ne s'opère. Dans l'espace scénique comme dans l'espace spirituel, nulle issue vers le dehors, seul compte l'espace du dedans.

Les parcours de Molloy sont en cercles ou en spirales : « Puis je repris mes spirales» (M, 91). La figure atteint une intensité scénique surprenante avec la boîte-cylindre dans Le Dépeupleur. Dans une mise en scène de Lee Breuer en 1976, David Warri-low avait pu, du vivant de Beckett, accueillir une petite jauge de public dans un étroit cylindre et mettre en avant la question optique : au sol, le même demi-cylindre était posé, en miniature, avec des figurines en papier mâché qu'il animait, paraissant lui-même un géant, donnant à expérimenter le mouvement du tourbillon contre les parois. L'acteur, tantôt habillé, tantôt nu, se lançait debout contre les parois ou manipulait, agenouillé dans le clair-obscur, les figurines18. Rien à voir avec la mise en voix de Serge Merlin, qui se contente d'investir le texte d'une charge pathétique, ce qui ne permet plus d'entendre son obscurité géométrique et sérielle19. Si pour Beckett tout art est «d'incarcération»

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(M/>, 58), si lui-même était fasciné par les prisons, obsession qui dessine la scénographie de Fin de partie, c'est qu'un principe de concentration rythmique le guide : le tourbillon en est un. Principe de mouvement de la matière, selon la spirale, selon la toupie, il illustre l'œil du dedans. Ce principe, on le trouve à l'œuvre également chez Jeanne Guyon, chez Maître Eckhart et chez d'autres mystiques, pour désigner le point-catastrophe de l'identité qui consiste à trouver la paix au milieu de la tempête, comme dans "l'œil du cyclone".

Cette manière de se tourner au-dedans est très aisée et avance Pâme sans effort et tout naturellement, parce que Dieu est notre centre. Le centre a toujours une vertu attractive très forte, et plus il est éminent et spirituel, plus son attrait est violent et impétueux, sans pouvoir être arrêté.20

Dans l'abaissement s'obtient la force, tous les mystiques signalent ce point de renversement, c'est d'ailleurs ce qui a donné son titre à Tous ceux qui tombent : «L'Éternel soutient tous ceux qui tombent. Et il redresse tous ceux qui sont courbés», récite Madame Rooney (je, 74). Le centre du tourbillon, dont Beckett cherche une transposition scénique, apparaît comme un point de bascule de l'espace physique comme de l'espace intérieur. Si le personnage est souvent immobile, tout tourne autour de lui, dans un mouvement perpétuel, une giration périphérique, jusqu'au vertige. Rien ne peut être saisi de manière stable.

Puisque, avant de pouvoir voir l'étendue, à plus forte raison avant de pouvoir la représenter, il faut l'immobiliser, celui-là se détourne de l'étendue naturelle, celle qui tourne comme une toupie sous le fouet du soleil. Il l'idéalise, en fait un sens interne. Et c'est justement en l'idéalisant qu'il a pu la réaliser avec cette objectivité, cette netteté sans précédent. C'est là sa trouvaille. Il la doit à un besoin tendu à l'extrême de voir clair. (MP, 35-6)

L'impermanence est partout, au dedans et au dehors, elle qui ne peut être représentée mérite seule d'être représentée — «Existe-t-il quelque chose, en dehors du changement, qui se laisse représenter?» (MP, 38). C'est la peinture des frères Van Velde qui en fournit le modèle, car « au fond, la peinture ne les intéresse

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pas. Ce qui les intéresse, c'est la condition humaine». Et de conclure : « // leur reste, à l'un la chose qui subit, la chose qui est changée, à l'autre la chose qui inflige, la chose qui fait changer, [...] un processus senti avec une telle acuité qu'il en a acquis une solidité d'hallucination ou d'extase. » (MP, 40).

Dépotentialiser l'espace pour le repotentialiser, telle est bien la logique de celui qui creuse, au sens propre, l'étendue. L'espace est sans commune mesure, et Molloy passe aisément de la région à la terre, de la chambre à la prison de son corps, comme autant de catégories équivalentes.

Mais aussi loin que je sois allé, dans un sens comme dans un autre, cela a toujours été le même ciel, et la même terre, exactement, jour après jour, et nuit après nuit. [...] mais à présent je n'erre plus, nulle part, [...] et pourtant rien n'est changé. Et les confins de ma chambre, de mon lit, de mon corps, sont aussi loin de moi que ceux de ma région, du temps de la splendeur. (M, 88)

Un autre point de bascule de l'espace est le trou, le cratère. C'est un lieu commun d'évoquer ceux qui constituent les abris des personnages : jarres, poubelles, cratère dans le sable, grotte où Molloy se réfugie. Il y a aussi l'orifice, dont procède l'organe optique. Il y a une obsession de l'œil chez Beckett, mais de l'œil en tant que point de vue limité situé à l'extérieur de soi. U"œil du cyclone", la recherche de cette « présence froidement retirée, et qui regarde » (p. 1022), culmine avec l'image filmique qui, par les gros plans, permet de mesurer ce potentiel d'étrangeté. Selon Gilles Deleuze, «l'image n'est pas un objet, mais un "processus". On ne sait pas la puissance de telles images, si simples soient-elles, du point de vue de l'objet» (p.723). Film, sorti en 1966, avec Buster Keaton21, est placé sous le signe de cette idée de Berkeley : « être, c'est être perçu ».

Esse est percipi. Perçu de soi subsiste l'être soustrait à toute perception étrangère, animale, humaine, divine. La recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l'insupprimable perception de soi. Proposition naïvement retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques. (CO, 113)

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L'œil est interrogé, en tant qu'abstraction mais aussi en tant qu'objet optique, en tant que globe de chair : à l'œil unique de l'objectif, répond en miroir l'œil unique final du protagoniste. L'œil, c'est celui des autres qui me regardent avec épouvante, c'est l'œil du chien, l'œil du chat, l'œil de Dieu-le-Père, l'œil du perroquet dans sa cage, du poisson rouge dans son bocal, l'œil de la chaise, l'œil du bouton, l'œil du masque, l'œil interne mais venu d'une intériorité multiple, animée, inanimée, humaine, non humaine, et qui se regarde avec épouvante. La négation du non-être ne mène pas nécessairement à l'être.

Dans Molloy, le miroir de l'âme est plutôt le «trou du cul», hypothèse facétieuse d'un «vrai portail de l'être» (M, 107). Dans un autre registre, Film accorde également une large part au motif du trou. Il y a les trous du rideau, les trous du plâtre sur le mur, les trous de la chaise à bascule, comme autant de lunettes optiques, autant de brèches pratiquées dans la surface du visible, comme si pouvait s'en révéler un négatif quasi photographique.

Dans Quad, courte pièce pour la télévision mise en scène et réalisée en 1981 par Beckett, — produite par la Siïddeutscher Rundfunk et diffusée en RFA sous le titre Quadrat 1 & 222 —, la pratique qui consiste à forer des trous dans la langue aboutit à une tentative radicale : l'espace scénique, dépotentialisé, est concentré autour d'un trou «central». Plus de mots, seulement un quadrilatère, et une chorégraphie pour quatre interprètes vêtus de tuniques à capuchons, d'abord colorées — blanc, bleu, jaune, rouge — puis monochromes pour une séquence en noir et blanc. Tous les pas sont comptés, il s'agit uniquement d'éviter le centre sans se croiser.

La bouche, l'orifice de Pas moi, est aussi chemin vers une intériorité problématique : la bouche parle seule, les mots viennent de l'intérieur de l'orifice, mais la locutrice ne les reconnaît pas comme siens. Ce phénomène d'"inquiétante étrangeté", difficile à mettre en scène au théâtre, fonctionne en vidéo, tels les Photogrammes de Not I de Samuel Beckett (p.4923) : le gros plan opéré sur la bouche, permet de rendre perceptible la dissociation entre le mouvement des lèvres et la matière sonore des mots. Dans ses

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pièces pour la télévision, Beckett a travaillé sur la relation de l'image et du son, par l'usage de la vidéo et des voix ojf, qui pourraient donner, dans des mises en scène à venir, des résultats étonnants, en particulier sur les textes non destinés à la scène, mais dont la matière contient une théâtralité évidente.

«À quoi les arts représentatifs se sont-ils acharnés depuis toujours ? À vouloir arrêter le temps, en le représentant. » (MP, 29). L'espace-temps est la matière sur laquelle le théâtre travaille, et Beckett tend à l'abstraire des conditions a priori de notre sensibilité pour l'isoler, le dissocier, l'inscrire dans une durée. Holder-lin écrivait : « Aux limites extrêmes de la douleur, il ne reste plus rien que les conditions pures du temps et de l'espace.»24. Ces conditions pures, ce sont la durée, la lenteur, l'arrêt sur image. C'est aussi l'obsession des espaces géométriques, des figures censées mettre en chiffre l'univers. «Maximum de simplicité et de symétrie », indiquent les didascalies de Oh les beaux jours (Oh, il). Dans le texte «Les Deux besoins», Beckett, comme Leibniz, rêve à un sujet sans nombre et sans personne :

Le décahèdre régulier suivant les dimensions duquel le Tout-Puissant se serait proposé d*arranger les quatre éléments. [...] Décahèdre régulier, trop régulier, [...] divine figure dont la construction dépend d'un irrationnel, à savoir V incommensurabilité de la diagonale du carré avec le côté, sujet sans nombre et sans personne. (DIS, 56)

Jacques Lacan écrivait : «Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la formalisation mathématique. » (p.8525). La formalisation mathématique la plus spectaculaire est sans doute la quinzaine de pages de calculs de probabilités consacrées aux seize pierres à sucer de Molloy, dont la règle est la suivante : les faire circuler dans deux poches, de manière à ne jamais tomber deux fois de suite sur la même (M, 92-100). Un principe de géométrie gouverne les pièces pour la télévision, qui ne laissent au hasard aucun déplacement sur le plateau : dans Nacht und Traiime, les synchronisations entre vidéo, gestes, musique sont soigneusement notées. Pour ...que nuages..., il faut

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un «plateau circulaire, diamètre environ 5 m, cerné d'une ombre profonde » (£, 40) dont l'angle constitué par la caméra soit le point de fuite. Dans Quad et Le Trio du fantôme, tout est minuté à la seconde près et doit finir par former une figure géométrique. Dans ses manuscrits, Beckett avait l'habitude de griffonner des schémas et formules en marge de ses textes, qui témoignent d'une conception de la page comme espace graphique. Cette démarche est la même pour l'approche visuelle de la scène. Ses carnets de mise en scène ressemblent à des cahiers de mathématiques. En marge du manuscrit de Watt, il y a ces plans combinatoires à étages, avec toutes les combinaisons possibles des lettres A, B, C, D, E, qui tracent les ballets qui seront ceux de ses scénographies futures. Variations sur l'immobilité, entrée dans une spirale, recherche d'un équilibre, d'une mise en chiffres, au sens cabalistique, de l'écriture. Même chose pour le manuscrit de Comment c'est, avec ses colonnes griffonnées à partir des lettres a, b, c, d, en minuscules cette fois. Et puis, ce schéma somptueux du cahier Dante, ses notes de lectures, vers 1926, où il reproduit le plan du Purgatoire, avec ses neuf étages de Y«isoletta» au «paradisio terrestre», scénographie qui évoque le cylindre dans Le Dépeupleur (p.9423).

Un dernier mot à propos des Purgatoires. Celui de Dante est conique et implique, en conséquence, la culmination. Celui de M. Joyce est sphérique et exclut la culmination. [...] Le péché est un obstacle au mouvement qui monte le long du cône, et une condition pour le mouvement autour de la sphère. [...] Dans quel sens alors, l'œuvre de M. Joyce est-elle purgato-riale? par l'absence absolue d'absolu. L'Enfer est l'absence statique de vie d'une méchanceté que rien ne soulage. (DIS, 13)

L'espace vous intéresse ? Faisons-le craquer. Le temps vous tracasse ? Tuons-le tous ensemble. La beauté ? L'homme réuni. La bonté ? Étouffer. La vérité ? Le pet du plus grand nombre. Que deviendra, dans cette foire, cette peinture solitaire, solitaire de la

solitude qui se couvre la tête, de la solitude qui tend les bras. (MP, 45)

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la réalité en peinture

La peinture fournit à Beckett les fondements de sa réflexion sur l'image théâtrale. Selon Evelyne Pieiller, «il dirigeait ses acteurs en chef d'orchestre », et dans la peinture de Caspar David Friedrich, Caravage, Cézanne, il souligne «le sentiment de son incommensurabilité non seulement avec la vie d'un ordre aussi différent que le paysage, mais aussi bien [...] avec la vie [...] à Vœuvre en lui»26. Si écrire c'est voir, peindre c'est mettre en abyme l'œil qui regarde, c'est laisser entrevoir quelque chose de l'œil du dedans. Sa rencontre avec Bram Van Velde et d'autres peintres, son implication dans la revue Cahiers d'Art, ne font que confirmer que la réflexion sur la peinture est pour lui une manière de poser les bases théoriques de l'œuvre future.

Il n'y a pas de peinture, il n'y a que des tableaux. Ceux-ci, n'étant pas des saucisses, ne sont ni bons ni mauvais. Tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'ils traduisent, avec plus ou moins de pertes, d'absurdes et mystérieuses poussées vers l'image, qu'ils sont plus ou moins adéquats vis-à-vis d'obscures tensions internes. [...] Pertes et profits se valent dans l'économie de l'art, où le tu est la lumière du dit, et toute présence absence. (MP, 22)

L'art est tension vers la représentation de ce qui sans cesse se dérobe.

L'expérience est enfermée comme dans un vase clos empli d'un certain parfum, baigné d'une certaine couleur et porté à une certaine température. Ces vases sont suspendus à des altitudes diverses, disposés sur toute la hauteur de nos années. N'étant pas accessibles à notre mémoire intellectuelle, ils sont en un sens préservés, la pureté de leur contenu atmosphérique est garantie par l'oubli. (P, 86)

La vraie question est celle de la réalité : «La réalité, qu'on l'appréhende de façon imaginaire ou empirique, demeure une surface impénétrable, hermétique. » (P, 87). Une réalité qu'aucune science, qu'aucune mimésis ne peut parvenir à étreindre. Dans son Proust, Beckett raille le caractère illusoire et absurde d'un art réaliste, « misérable relevé de lignes et de surfaces », ainsi que la

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vulgarité d'une «littérature de notations à deux sous la ligne» (88). De la nature morte au surréalisme, l'art figuratif n'est pour lui que soumission à la logique conceptuelle et rationnelle, qui fabrique une représentation du réel : «La peinture raisonnée, c'est la nature morte au papillon. C'est la machine à coudre sur la table d'opération. » (MPt 32). Dans Le Monde et le pantalon, il critique le peintre qui se dit «réaliste» : «de toutes les choses que personne n 'a jamais vuesy ses cascades sont assurément les plus énormes» (29). Et il conclut : «Mais il était peut-être temps que l'objet se rétirâty par-ci par-là, du monde dit visible. ». «Impossible de raisonner sur l'unique. » (32).

Un dévoilement sans fin, voile derrière le voile, plan sur plan de transparences imparfaites, un dévoilement vers l'indévoilable, le rien, la chose à nouveau. Et l'ensevelissement dans l'unique, dans un lieu d'impénétrables proximités, cellule peinte sur la pierre de la cellule, art d'incarcération.

(MP, 58)

U« ensevelissement dans l'unique» est l'obsession d'Empé-docle : tendre à la représentation et vouloir accéder à l'être dans un même élan de dépassement du dualisme, vers une approche du réel sans médiation, sorte de communion, abolition des frontières entre l'œil qui regarde et l'objet regardé. L'image, c'est le point de vue de l'objet, c'est un lieu où transgresser les frontières du sujet et de l'objet. Selon Beckett, la chose que l'on voit dans la peinture de Bram Van Velde, «c'est la seule chose isolée par le besoin de la voir, par le besoin de voir. La chose immobile dans le vide, voilà enfin la chose visible, l'objet pur. Je n'en vois pas d'autre. » (30). Le vide n'est que disponibilité à la rencontre par l'abolition du sujet dans l'acte de voir, rencontre uniquement possible dans le cadre de la perception inspirée, ou extatique.

«Refus d'accepter comme donné le vieux rapport sujet-objet», écrit Beckett dans Peintres de l'empêchement {MP, 58). Ce qui est en jeu dans le divorce du mot et de la chose, dans la séparation du sujet et de l'objet, c'est ce qui empêche de voir : le langage empêche de voir, l'œil empêche de voir, l'objet empêche de voir : il y a «Vempêchement-objet et l'empêchement-œil» (57)

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selon que l'on se place du dedans ou du dehors. Pour Beckett, Rouault, Kandinsky, Matisse sont de ces «peintres de Vempêchement» qui résistent à la représentation, et initient «une peinture libérée de Vobjet», non pas seulement en tant que sujet figuratif, mais en tant qu'illusion réaliste d'une chose représentable séparée du sujet qui regarde :

Ils sont issus du même effort, celui d'exprimer en quoi un clown, une pomme ou un carré de rouge ne font qu'un, et du même désarroi, devant la résistance qu'oppose cette unicité à être exprimée. [...] Il semble absurde de parler, comme faisait Kandinsky, d'une peinture libérée de l'objet. Ce dont la peinture s'est libérée, c'est de l'illusion qu'il existe plus d'un objet de représentation, peut-être même de l'illusion que cet unique objet se laisse représenter. [...] Que reste-il de représentable si l'essence de l'objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. Elles prendront l'une ou l'autre deux formes, selon le sujet. L'un dira : Je ne peux voir l'objet, pour le représenter, parce qu'il est ce qu'il est. L'autre : Je ne peux voir l'objet, pour le représenter, parce que je suis ce que je suis. (MP, 56)

Qui regarde quand nous regardons ? Qui parle quand nous parlons? Peut-on se mettre d'accord sur la notion de réel? Les analyses du langage du philosophe tchèque Fritz Mauthner (1849-1923) ont intéressé Beckett : étudiant la dichotomie du sujet et de l'objet, elles mettent en avant non pas les termes de la relation mais le fonctionnement complexe de la relation elle-même et les hypothèses d'une transformation possible. Cette transformation repose sur un scepticisme épistémologique selon lequel ni sujet ni objet ne sont connaissables de manière absolue, en eux-mêmes. Pour Beckett, comme pour Mauthner, la seule façon d'appréhender la réalité est relationnelle, la particularité essentielle des choses étant de nous apparaître toujours et seulement « en relation » : avec nous-mêmes (en tant que sujets percevant) ou entre elles. Film, en proposant un personnage qui se nomme « O » comme objet, cherche à inverser le vieux rapport du sujet et de l'objet21. Pour Beckett, la peinture de Bram Van Velde est une peinture qui entrevoit «dans l'absence de rapport et dans l'absence d'objet le nouveau rapport et le nouvel objet»

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(A/P, 59). Il évoque la définition que donne Baudelaire de la réalité : « la fusion adéquate du sujet et de l'objet» (f, 88). L'acte de perception est toujours un acte de séparation : je me différencie de l'objet et je le regarde. Seule «Vexpérience mystique» abolit ce mode de représentation dualiste, et «si [elle] confère une essence extra-temporelle, il s'ensuit que celui qui l'éprouve est, sur le moment, un être extra-temporel » (P, 87).

L'œuvre d'art n'est ni créée ni choisie mais découverte, dévoilée, tirée des obscurités intérieures où elle préexiste chez l'artiste, en tant que loi de sa nature. La seule réalité est celle que fournissent les hiéroglyphes tracés par la perception inspirée (l'identification du sujet et de l'objet). (P, 87)

Cette phrase fait curieusement écho à la définition que donne Aldous Huxley des états de conscience que l'on pourrait qualifier de «mystiques» — dans ou hors du religieux : «Je crois qu'on peut définir l'expérience mystique d'une façon assez simple : celle dans laquelle la relation sujet-objet est transcendée.»21. Ruysbroeck, comme tous les mystiques, fait du non-dualisme la condition d'accès à la connaissance : «La condition de toute connaissance est que le sujet devienne semblable à l'objet»2*, écrit-il. Cet échange entre sujet et objet, Beckett tente de le transposer scéniquement en échangeant les rôles.

natures mortes-vivantes

Dans certains de ses textes, les choses ont un pouvoir bouleversant, comme le manchon de Loulou de Premier amour :

Elle tenait ses mains enfouies dans un manchon. Il me souvient qu'en regardant ce manchon je me mis à pleurer. Et cependant j'en ai oublié la couleur. Cela allait mal. [...] C'étaient les choses qui me faisaient pleurer, et cependant je n'avais pas de chagrin. (PA, 32)

« Ah oui, les choses ont leur vie, voilà ce que je dis toujours, les choses ont une vie », déclare Winnie (Oh, 65) à propos du contenu de son sac : bâton de rouge, boîte à musique, brosse à dents, dentifrice, flacon, glace, lime à ongles, loupe, lunettes, peigne,

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revolver, toque, telle est exactement la liste des douze accessoires de Madeleine Renaud dans la mise en scène de Roger Blin avec Jean-Louis Barrault en 196429, et tels qu'on put les voir exposés au centre Georges Pompidou en 2007. Les objets de ce sac à main ont un statut à part dans l'œuvre de Beckett : objets scéniques, et en même temps humbles accessoires de la vie de tous les jours, ils prolongent de manière pathétique l'incarnation du personnage, et à ce titre valent reliques, objets de méditation et de prière, comme y invite le mot de la fin.

Les natures mortes ne le sont jamais vraiment chez Beckett, telle la chaise de Mal vu mal dit : «Ne reste plus devant l'œil écarquille que la chaise dans sa solitude. » (MV, 44). Quant aux humains, le narrateur de Premier amour se demande : « Mais les figures des vivants, toujours en train de grimacer, avec le sang à fleur de peau, est-ce des objets ? » (PA, 38). Dans les derniers textes, les personnages, qui offrent sur le plateau leurs têtes chenues aux aléas de l'ombre et de la lumière, semblent des êtres hybrides, entre le végétal, l'animal, le minéral, ce que renforce le caractère expressionniste des pièces pour la télévision créées par l'auteur lui-même. L'écriture didascalique convoque cette immobilité sculpturale à mi-chemin du monde animé et inanimé, comme dans Mal vu mal dit, cette figure de vieille femme au cabanon, quasi-fossile, soumise aux rayons changeants du soleil.

Pleins yeux sur le visage sans cesse présent lors du récent futur. Tel sans cesse mal vu ni plus ni moins. Moins ! Accolé à son plâtre il vit sans conteste. Ne fût-ce qu'au vu de ce qu'a d'inachevé sa blancheur. Et de l'insensible frémissement au regard du vrai minéral. Motif d'encouragement en revanche les paupières obstinément closes. [...] Sans doute un record dans cette position. (MV, 73)

L'immobilité est ce qui rend tout mouvement inutile, dans la résolution des oppositions entre l'intérieur et l'extérieur, la lumière et l'ombre, c'est, selon Maître Eckhart dans son traité Du détachement, l'attitude du libéré dans la vie, du délié, du détaché. Cette «ombre d'une vieille femme» (CP, 46), on la retrouve dans Cap au pire, avec l'évocation d'autres silhouettes : «Rien

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du bassin jusqu 'en bas. Des nuques jusqu 'en haut. Troncs vus de haut sans haut sans base. Sans jambes s'en allant tant mal que mal. » (57). Dans le visage impassible du protagoniste de Dis Joe30, dans l'entre-deux de l'insomniaque de Nacht und Traiime, avec l'intensité déchirante de la tête qui finit par retomber entre les mains de l'image qu'elle a convoquée31.

Le végétal offre un passage entre l'animé et l'inanimé. Cette phrase tirée de Proust peut se lire comme un prélude à l'œuvre à venir : «Et, comme les êtres du monde végétal, les êtres humains semblent solliciter l'attention d'un pur sujet afin de pouvoir changer leur état d'êtres voués à une volonté aveugle en celui d'objets qui s'offrent aux regards.» {P, 103). Évoquant les images botaniques chez Proust, Beckett remarque qu'il compare l'humanité à une flore, jamais à une faune : «La fleur, la plante n 'ont pas la volonté consciente ; sans pudeur, elles exposent aux regards leurs organes de reproduction. » (102).

Dans Premier amour, le panais et la jacinthe ont le parfum de l'ineffable. Le panais (pas-né) a « un goût de violette » et le narrateur va au bout de l'analogie, au point que le panais devient une sorte de chose en soi et pour soi, si bien que rien d'extérieur ne peut plus être référé à l'objet :

J'aime les panais parce qu'ils ont un goût de violette et les violettes parce qu'elles ont le parfum des panais. S'il n'y avait pas de panais sur terre je n'aimerais pas les violettes et si les violettes n'existaient pas les panais me seraient aussi indifférents que les navets, ou les radis. (PA, 51)

La jacinthe détient l'énigme du vivant, et du cycle de la vie et de la mort.

Un jour je lui demandai de m'apporter une jacinthe, vivante, dans un pot. Elle me l'apporta et la mit sur le dessus de la cheminée [...]. Je la regardais tous les jours, ma jacinthe. Elle était rose. J'aurais préféré une bleue. Au début, elle alla bien, elle eut même quelques fleurs, puis elle capitula, ce ne fut bientôt plus qu'une tige flasque parmi des feuilles pleureuses.

{PA, 48)

Son oignon, image de totalité concentrique, dont « le centre idéal [...] constituerait un hommage plus approprié aux labeurs de

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Vexcavation poétique que la couronne de laurier» (P, 40), ne contient que sa nature mortelle : «L'oignon, à moitié sorti de la terre, comme à la recherche d'oxygène, sentait mauvais. Anne voulait l'enlever, mais je lui dis de la laisser. Elle voulait m'en acheter une autre mais je lui dis que je n'en voulais pas d'autre. » (/M, 48). Personnifiée, la jacinthe figure mctonymiquc-ment l'œil strabique et a la pointe du sein rose de Loulou, qui se déshabille pour montrer au narrateur qu'elle est enceinte.

Elle me regardait de ses grands yeux dont j'oublie la couleur, de son grand œil plutôt, car l'autre était braqué apparemment sur la jacinthe. Plus elle était nue, plus elle était strabique. Regardez, dit-elle, l'aréole fonce déjà. Je rassemblai mes dernières forces et lui dis, Avortez, avortez, comme cela elle ne foncera plus. (/M, 52)

Anti-blason du corps féminin, le végétal qui se fait chair traduit la fragilité de toute chair, mais aussi une inquiétante réversibilité de la vie et de la mort, de la naissance et de la flétrissure. L'état de né n'a rien d'enviable, c'est le parcours tracé par le récit. Aux premiers vagissements du nouveau-né, le narrateur quitte Loulou.

Certains objets non anthropomorphes sont cependant le lieu d'un vertige métaphysique. Les seize pierres à sucer de Molloy le plongent dans une énigme :

Je commençais à perdre le sens de la mesure, depuis que je me débattais dans cette histoire, et à me dire Ce sera tout ou rien. [...] et assis sur la grève, devant la mer, les seize pierres étalées devant mes yeux, je les contemplais avec colère et perplexité. (M, 95)

Il y a l'objet en X — qui fait songer au Sonnet en x de Mallarmé — que Molloy peine à décrire, si ce n'est pour dire qu'« il consistait en deux X réunis au niveau de l'intersection par une barre, et ressemblait à une minuscule chèvre de bûcheron [...] » :

Et de temps en temps je le sortais de ma poche et le fixais, d'un regard étonné et je ne dirais pas affectueux, car j'étais incapable d'affection. Mais pendant un certain temps il m'inspira une sorte de vénération je crois, car je tenais pour certain que ce n'était pas un objet de vertu, mais qu'il avait une fonction des plus spécifiques et qui me resterait toujours cachée. Je

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pouvais donc F interroger sans fin et sans danger. Car ne rien savoir, ce n'est rien, ne rien vouloir savoir non plus, mais ne rien pouvoir savoir, savoir ne rien pouvoir savoir, voilà par où passe la paix, dans l'âme du chercheur incurieux. C'est alors que la vraie division commence, de vingt-deux par sept par exemple, et que les cahiers s'emplissent de vrais chiffres enfin. (M, 85)

Objets-sujets, objets-reliques, objets-métaphysiques, ils sont d'abord supports de contemplation. Hybrides, ils interrogent le corps qu'ils prolongent, ils questionnent l'incarnation, le né et le non-né. La dépossession fondamentale qui est celle du poète et du mystique, humilité aux fondements de l'écriture de Beckett, ce sont aussi ses figures qui l'interrogent, dans un théâtre qui est constamment parabole, qui n'enseigne rien mais montre, creuse dans le vivant.

L A FIGURE DU DÉPOSSÉDÉ.

la perte du propre

Les héros de Beckett affirment une rupture involontaire mais de fait, vis-à-vis de la pensée commune. Ontologiquement, ils ne peuvent faire autrement car chaque parcelle de leur souffle est occupée à traquer les conditionnements de comportement et de langage, à remettre en cause les représentations que nous avons de nous-mêmes et du réel, et les valeurs de la société humaine en général. Cette démarche exige une observation constante du moi et du non-moi, une forme d'ascèse, d'exercice spirituel. Cette attitude de déconstruction systématique tend vers le non-savoir, ou quelque chose que la pensée humaine ne peut circonscrire, en marge des attitudes savantes, lettrées, érudites, « tout cet espace intérieur qu'on ne voit jamais, le cerveau et le cœur et les autres cavernes où sentiment et pensée tiennent leur sabbat, tout cela bien autrement disposé», dit Molloy (M, il). Il s'agit de tendre vers un état de disponibilité totale, de vide absolu, de chercher à isoler l'opération de la pensée, de contourner le dualisme et la

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pensée rationnelle et conceptuelle. Ces fondements, Premier amour, œuvre liminaire, les pose.

Comme Molloy, le narrateur de Premier amour affirme le regard autre, candide, de celui qui est « naturellement » extérieur aux valeurs et à l'univers de la croyance. «Je connaissais mal les femmes, à cette époque. Je les connais toujours mal, d'ailleurs. Les hommes aussi. Les animaux aussi. Ce que je connais le moins mal, ce sont mes douleurs. » (PA, 24). Il s'identifie au primitif qui a tout oublié ou n'a jamais rien appris. Parlant des toilettes, il précise : «Je ne lisais jamais, pas plus là qu'ailleurs, je ne rêvais ni ne réfléchissais. » (14). Mais cette apparence d'illettré cache mal une multitude de références intertex-tuelles. C'est donc de désapprendre qu'il est question, désapprendre les valeurs du monde, et les discours de la totalité.

La première rupture est la rupture avec l'espace-temps, catégorie de l'humain, catégorie de l'horreur. Le théâtre de Beckett, plus encore que les romans, prend place dans un temps messianique d'après la catastrophe, dont les personnages ne sont que des déchets, des survivants, que restitue le film d'Anthony Minghella, où les personnages de Comédie, sur fond de lande calcinée, montrent des visages à la fois hagards, placides et maculés32. En 1945, au moment de la rédaction de Premier amour, la catastrophe vient d'avoir lieu, et l'histoire, ici non euphémisée, est le lieu de l'obscénité irrécupérable, avec ses «vieilles selles», ses «colombins dégoûtés» (PA, 17). L'affirmation d'une singularité est indissociable d'une démarche anthropologique qui remet en cause les valeurs d'une société qui a mené aux charniers : «Je préférais de beaucoup Ohlsdorf, [...] avec ses quatre cents hectares de cadavres bien tassés.» (il). La religion n'est pas mieux traitée, elle qui apprend P«amour», mais pas mieux qu'en famille, à l'école ou au bordel (27-8). Aux toilettes, le narrateur constipé regarde « un jeune homme barbu entouré de moutons, cela devait être Jésus » (14). Quant à la famille, elle exclut, dès la mort du père, ce fils qui ne comprend pas son hypocrisie : « et toutes ces lèvres qui m'avaient embrassé, ces cœurs qui m'avaient aimé [...], ces esprits qui avaient failli me posséder. » (17). La nature

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humaine est caricaturée dans ses fonctions que sont la sexualité, l'enfantement, la scatologie, la culpabilité d'être né, le sentiment de l'imperfection originelle, l'insupportable conscience de la contingence. «Non, pas d'âmes, pas de corps ni de naissance, ni de mort, il faut continuer sans rien de tout cela, tout cela est mort de mots, tout cela est trop de mots », affirme Textes pour rien (p. 1261).

La littérature est traitée avec la même désinvolture. Empruntant directement les mots des autres, le narrateur dévoile, tout en feignant ne pas les comprendre, ses sources : Pascal, Proust, Dante. Son obsession de retrouver une chambre après en avoir été chassé (PA, 12) sonne comme un pastiche de la célèbre Pensée de Pascal : «J'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »33. Premier amour, texte de la difficile ressouvenance, renvoie, à propos de l'épisode du manchon de Loulou, aux grands épisodes de la mémoire involontaire prous-tienne, et au célèbre passage des pavés inégaux de la place Saint-Marc dans Le Temps retrouvé^.

Et quand je me surprenais à pleurer sans cause apparente, c'est que j'avais vu quelque chose, à mon insu. De sorte que je me demande si c'était vraiment le manchon qui me faisait pleurer, ce soir-là, et si ce n'était pas plutôt le sentier, dont la dureté et les bosses m'auraient rappelé les pavés, ou autre chose encore, une chose que j'aurais vue, à mon insu. (PA, 33)

Le grand propos de la littérature est l'amour, mais ce mot amour, qui donne son titre au récit, relève d'une convention sans rapport avec ce qu'éprouve le narrateur.

Je l'aimais, c'est le nom que je donnais, que je donne hélas toujours, à ce que je faisais, à cette époque : je n'avais pas de données là-dessus, n'ayant jamais aimé auparavant, mais j'avais entendu parler de la chose naturellement, à la maison, à l'école, au bordel, à l'église, et j'avais lu des romans, en prose et en vers, sous la direction de mon tuteur, en anglais, en français, en italien, en allemand, où il en était fortement question. J'étais donc quand même en mesure de donner un nom à ce que je faisais. [...] Mais de quel amour s'agissait-il au juste? De l'amour-passion? Je ne le crois pas. Car

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c'est bien l'amour-passion le satyriaque, n'est-ce pas ? Ou est-ce que je confonds avec une autre variété ? (PA, 27-8)

Il soumet tout à l'opération du doute méthodique, y compris les catégories langagières et la langue des affects. S'auto-obser-vant dans la durée, il cherche ce qui échappe au temps de l'histoire, de la chronologie, de la répétition, superposant diverses strates temporelles. Il y a «l'heure officielle» (PA, 31) et «ce qui est de saison». Il s'amuse à chronométrer ses pensées : «Alors je pensais à Anne, beaucoup, beaucoup, vingt minutes, vingt-cinq minutes et jusqu'à une demi-heure par jour. J'arrive à ces chiffres en additionnant d'autres chiffres plus petits. Cela devrait être ma façon d'aimer. » (30). Il y a l'horloge interne, celle de la mémoire affective, celle d'un récit qui interpelle le temps de la mémoire : par exemple, comment mesurer le temps qui s'écoule entre le passé et l'aujourd'hui, entre le moment de renonciation, et l '« autrefois » ? Le narrateur poursuit ses tentatives de mise en chiffres : «Mais rentré à l'étable, je ne tardais pas à échafau-der une argumentation qui m'assura une nuit excellente et qui se basait sur le fait que l'heure officielle a autant de façons de s'inscrire, dans l'air et dans le ciel, dans le cœur aussi, que l'année a de jours. » (31). Devenant lui-même son propre sujet d'expérimentation, il observe le mouvement de sa pensée, dans sa recherche d'un état hors du plaisir et de la douleur :

N'être que douleur, que cela simplifierait les choses ! Être tout-dolent ! Mais ce serait de la concurrence, et déloyale. Je vous les dirai quand même, un jour, si j 'y pense, et que je le puisse, mes étranges douleurs, en détail, et en les bien distinguant, pour plus de clarté. Je vous dirai celles de l'entendement, celles du cœur ou affectives, celles de l'âme (très jolies, celles de l'âme), et puis celles du corps, les internes ou cachées d'abord, puis celles en surface, en commençant par les cheveux et en descendant méthodiquement et sans me presser jusqu'aux pieds, siège des cors, crampes, oignons, ongles incarnés, engelures, trenchfoot et autres bizarreries. (PA, 25)

Cette époché, cet exercice de détachement qu'il opère par rapport à ses propres douleurs, dans la postulation d'un état au-delà des affects, il l'applique à son propre discours, qui s'affirme en même

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temps qu'il se nie, d'où l'abondance de notations métalinguis-tiques : «je ne vois pas le lien entre ces observations » (27), «je dirais volontiers » (26). Il pratique la réversibilité des contraires, du haut et du bas, de la «merde» et du «ciel», frappés d'une même négativité : «... et puis c'est bientôt fini les dérangements, les arrangements, bientôt on n'en parlera plus, ni d'elle ni des autres, ni de merde ni de ciel » (23). Remettant en cause l'opposition du moi et du monde, il cherche à appréhender, sur le mode de la théologie négative, ce qui ne peut être appréhendé. «Alors je pensais à Anne, moi qui avais appris à ne penser à rien, sinon à mes douleurs, très rapidement, puis aux mesures à prendre pour ne pas mourir de faim, ou de froid, ou de honte, mais jamais sous aucun prétexte aux êtres vivants en tant que tels. » (29). Celui qui de lui-même a désappris à penser et appris à désapprendre se prédispose à perdre toutes ses possessions.

La perte du propre, traditionnellement attribuée à la figure de l'idiot et du pauvre, est partout présente chez Beckett, dont les personnages sont moins des individus que des figures paraboliques de la pauvreté spirituelle : pour eux-mêmes ils ne revendiquent rien, sinon le non-savoir, la non-possession, l'anonymat. Ils ne possèdent rien et ne sont possédés par rien. À propos de Lousse, Molloy a ces mots : « Tout en me servant elle me tenait des discours dont je ne saisissais pas le centième. » (M, 48).

De lui, Beckett disait : « Cela m'est devenu complètement étranger. Je ne connais pas cet auteur» — ces propos, André Bernold les recueille au moment de L'Innommable (p.924). Ses personnages pourraient affirmer le même point de vue. « Oui, il m'arrivait non seulement d'oublier qui j'étais, mais que j'étais, d'oublier d'être » (M, 64), constate Molloy, "l'homme sans qualités", celui qui devant le commissaire de police n'a ni papiers, «ni occupation, ni domicile» : «mon nom de famille m'échappait pour le moment» (28) ; «Je n'avais ni goût ni humeur. » (38). Au chef de gare, caricatural garant de l'identité sociale, Madame Rooney déclare : «Ne vous occupez pas de moi. Je n'existe pas. Le fait est notoire. » (7T, 26). Elle qui est énorme rêve, paradoxalement, de disparaître. «Ah partir en atomes ! en atomes!» (20),

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s'exclame-t-elle. « Oui oui, je saist je ne suis qu'une vieille folle, pourrie de chagrin et de remords et de bonnes manières et de prières et de graisse et de douleurs et de stérilité. » (12). Porteuse d'une parole de dépossession qui s'érige sur les ruines du moi, celle qui parle ainsi devient le vecteur d'une parole impersonnelle, étrangère, qui la dépasse. Son goût de l'abjection est le signe d'une vocation élevée. Comme les yourodiviyé russes, comme les fols-en-Christ, les fous de dévotion qui jouissent des quolibets de la foule, elle rêve d'être des balayures du monde, des élus.

Tous les personnages de Beckett sont des créatures déglinguées, chambres d'écho d'un monologue ininterrompu dans un temps messianique d'après la catastrophe — la catastrophe d'être né? — mais leurs facéties sont aussi prières d'abandonnés à ce qui n'a pas de nom. « Horreur du contenu, sérénité de la forme », disait Beckett à propos de l'oeuvre de Kafka (p.8i4). Molloy, avec sa jambe de bois, ses béquilles, ses orteils coupés, perçoit ses membres comme étrangers, s'imagine de l'extérieur perçu comme un «point noir» comme «une épave» à l'horizon des sables (M, 100). Il y a Hamm l'aveugle, comme Monsieur Rooney dans Tous ceux qui tombent. Il y a la muette de Pas moi, et bien d'autres créatures paradoxales, qui semblent échapper à l'espèce par leur empêchement à être qui est attente de l'être. Le ratage est une forme de la dépossession mystique et poétique. La perte du propre, c'est ce que Premier amour appelle "le non-moi".

La chose qui m'intéressait moi, roi sans sujets, celle dont la disposition de ma carcasse n'était que le plus lointain et futile des reflets, c'était la supination cérébrale, l'assoupissement de l'idée de moi et de l'idée de ce petit résidu de vétilles empoisonnantes qu'on appelle le non-moi, et même le monde, par paresse. (PA, 21)

Le théâtre cherche à faire entendre une "voix blanche". André Bernold écrit : « // faudrait trouver une ombre vocale, me dit Beckett le 12 novembre 1981, une voix qui soit une ombre. Une voix blanche. » (p. 1084).

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le don de folie

Au début et à la fin de son œuvre, Beckett proclame la folie comme sa référence. Dans Proust déjà, il affirme cette nécessité d'un état d'inconscience :

L'être est le siège d'un processus ininterrompu de transvasement, transvasement du récipient qui contient l'eau de l'avenir, atone, blafarde et monochrome, dans le récipient qui contient Feau du passé, agitée, colorée par le grouillement des heures écoulées. (P, 42) L'essence de notre être [...] lorsqu'en dormant nous échappons dans l'annexe spacieuse de Faliénation mentale ou lorsque, éveillés, nous bénéficions des rares mannes que dispense la folie. C'est à cette source profonde que Proust a puisé son univers. (P, 25)

Son dernier poème, « Comment dire », affirme cette force ultime du délaissement :

Folie vu ce — Ce — comment dire — ceci — ce ceci — ceci-ci — tout ce ceci-ci — folie donnée tout ce — vu — folie vu tout ce ceci-ci que de — que de — comment dire — voir — entrevoir — croire entrevoir — vouloir croire entrevoir — folie que de vouloir croire entrevoir quoi

(PO, 26-7)

La folie n'est pas seulement déréliction mais folie inspirée, décloisonnement de la pensée qui permet de «voir». Elle n'est rien d'autre que la "Jolie sagesse", celle que Beckett admire dans «Henri Hayden, homme-peintre» :

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Il s'entend, dans les toiles de Hayden, loin derrière leur patient silence, comme un écho de cette folle sagesse, et tout bas, de son corollaire, à savoir que pour le reste il ne peut qu'en être de même.

Présence à peine de celui qui fait, présence à peine de ce qui est fait. Œuvre impersonnelle, œuvre irréelle. C'est une chose des plus curieuses que ce double effacement. Et d'une bien hautaine inactualité. Elle n'est pas au bout de ses beaux jours, la crise sujet/objet. (DIS, 146)

Etat de perception du monde non dualiste, la folie est une position de rupture radicale face à la pensée commune, qui garantit l'intégrité du travail du peintre, comme celle du regard des personnages de Beckett : tous sont des fous, sans exception.

Dans D'un ouvrage abandonné, le narrateur dit : «quelle folie me possédait, moi si doux et faible, et qui n'en pouvais plus d'aller mon chemin. » (TMy 29). La déréliction des fous masculins peut les pousser à des actes agressifs et irréversibles, ou a des ressentiments tenaces :

Aller en enfer, c'est la grâce que je demande et là continuer à les maudire [les parents]. J'étais fou bien sûr et le suis toujours, mais inoffensif, je passais pour inoffensif, elle est bien bonne. Oh je n'étais pas vraiment fou, seulement bizarre* un peu bizarre, et d'année en année un peu plus, il ne doit pas y avoir à l'air libre beaucoup de créatures plus bizarres que moi au jour d'aujourd'hui. (D/5, 19)

De la folie clinique à la folie inspirée, il n'y a qu'un pas. La mère de Berceuse est «demeurée, mais inoffensive» (CA, 50). Quant au narrateur de Premier amour, il est celui qui est toujours hors de soi : « il faut croire que j'étais hors de moi à cette époque. » (PA, 39). « Ces instants où sans être drogué ni saoul ni en extase on ne sent rien» (25) racontent une autre forme de dépossession : l'enthousiasme de l'écrivain qui crée en compagnie de sa muse. «Mes autres écrits, ils n'ont pas le temps de sécher qu'ils me dégoûtent déjà. » (9). Mimer au théâtre cet état de sortie de soi, de dédoublement, dans l'émergence du texte, revient à souligner, dans le jeu de l'acteur — du diseur — une dessaisie. Tout comme celle du lecteur étranger dans l'entre-deux des langues acceptant d'être confronté à une opacité qui, d'angoissante, peut devenir stimulante. Quand Yves Gourmelon

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met en voix Premier amour sans savoir complètement le texte, en se mettant en danger d'oubli, il retrouve sans doute le processus qui préside au déroulement de l'écriture, il retrouve le rythme chaotique d'une remémoration ponctuée de trous de mémoire parce qu'elle naît en période d'impasse de la mémoire, il retrouve le discours qui avance par négations et par approximations successives, l'espace qui se creuse entre les mots, l'humour et l'incongru, l'inachèvement fondamental. Dire le texte avec ses silences, ses hésitations, c'est garder intact le point de vue de l'étranger, du fou, c'est faire sentir ce qu'il y a d'exorbitant dans la profération de cette parole35.

La folie est un état si paradoxal qu'en elle semblent se rencontrer, à l'intérieur du locuteur de Cette fois, la petite enfance et l'extrême vieillesse : «La Folie Fourier et le reste la ruine de Venfant que tu étais allé retourné voir, » (G4, 23). C'est l'état des visionnaires.

HAMM — Tu as eu tes visions ? CLOV — Moins. HAMM — Il y a de la lumière chez la Mère Pegg ? CLOV — De la lumière ! comment veux-tu qu'il y ait de la lumière chez

quelqu'un ? (FP, 59)

La saveur de ce dialogue tient au jeu sur l'esprit et la lettre, sur le sens littéral et le sens figuré. Clov vit dans le registre des figures, dans l'invisible, il est un illuminé comique, comme nombre d'autres personnages, mais lui est un visuel alors que la plupart sont des auditifs. Ce qu'ils entendent, c'est, comme Molloy, le bruit lointain de la terre :

C'est peut-être le bruit lointain, toujours le même que fait la terre et que les autres bruits cachent, mais pas pour longtemps. Car ils ne se rendent pas compte de ce bruit qu'on entend lorsqu'on écoute vraiment, quand tout semble se taire. Et il y avait un autre bruit, celui de ma vie que faisait sienne ce jardin chevauchant la terre des abîmes et des déserts. Oui, il m'arrivait d'oublier, non seulement qui j'étais, mais que j'étais, d'oublier d'être. (M, 64-5)

À propos des bruits de l'appartement où Loulou reçoit, le narra-

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teur de Premier amour a ces accents prophétiques et cet éloge de la sage folie :

J'ai mis longtemps, toute ma vie pour ainsi dire, à comprendre que la couleur d'un œil entrevu, ou la provenance d'un petit bruit lointain, sont plus près de l'enfer des ignorances, que l'existence de Dieu ou la genèse du protoplasme, ou l'existence de soi, et exigent davantage, de la sagesse, qu'elle s'en détourne. (PA, 49-50)

Certains se retrouvent face à la lumière aveuglante, celle qui dévore, qui soumet à un traitement de choc, proche du démembrement, proche de la dislocation racontée par les mystiques primitives, comme la «lumière aveuglante» (phy il) de Oh les beaux jours, traduite par un écran cyclo dans la mise en scène d'Arthur Nauzyciel36, comme le noir qui tombe soudain sur le champ de coucous de Pas moi. La personnalité visionnaire, dépossédée de tout, de son corps, de son moi, de sa parole, se trouve sur l'arête de l'abîme, au point de coïncidence des contraires, parce qu'elle fait l'expérience, dans ou hors du religieux, d'un état de conscience modifié qui est un véritable bain de rupture et que James H. Leuba nomme le "phénomène mystique" :

Le phénomène mystique [...] signifiera pour nous tout état intérieur qui, aux yeux de celui qui l'éprouve, apparaît comme un contact — non par le moyen des sens, mais immédiat, intuitif —, ou comme une union avec plus grand que soi, qu'on l'appelle l'âme du monde, Dieu, l'absolu, ou de tout autre nom que l'on voudra.37

Toujours spontané et fortuit, il peut survenir, sans la préparation préalable d'une solitude ou d'une ascèse, chez tout un chacun, provoquant une rupture radicale que Michel Hulin décrit ainsi :

La soudaineté, le sentiment de dépaysement radical, la sensation d'être soustrait au cours normal du temps, enfin, la certitude intuitive d'être entré en contact avec un réel d'ordinaire caché, la joie surabondante, la sérénité, l'émerveillement.38

Le cas le plus connu est sans doute La Dernière bande, où l'enregistrement sonore suggère un dédoublement du narrateur,

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tout en permettant la mise à distance d'un élément autobiographique, car le principe de récriture de Beckett est que tout ce qu'elle avance a été éprouvé. Cette nuit d'illumination de mars est sans doute la transposition d'une expérience intime vécue par l'auteur, où se retrouvent toutes les caractéristiques de l'expérience visionnaire. Sont évoquées les conditions d'isolement préalables qui favorisent son surgisscment : « Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu'à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n 'oublierai jamais, où tout m'est devenu clair. La vision, enfin. » (DB, 22). Suit l'évocation du phénomène proprement dit : « [...] mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là couchés, sans remuer. Mais sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas et d'un côté à l'autre. » (24). Enfin, à partir du sens auditif, naît l'impression d'une participation à ce que le narrateur appelle le «silence», non pas seulement terrestre, mais planétaire, et émerge en lui une conscience universelle, profondément bouleversante même si elle est malheureuse : « Tout était là, toute cette vieille charogne de planète, toute la lumière et l'obscurité et la famine et la bombance des... (il hésite) ... des siècles ! » (28). « Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. » (32). Pour conclure — ce sont les derniers mots de la pièce —, s'affirme le sentiment qu'une rupture s'est produite dans le continuum de l'existence et que plus rien ne pourra être comme avant : « Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n'en voudrais plus. Maintenant que j'ai ce feu en moi. Non, je n'en voudrais plus. » (33).

Toute expérience extatique est une expérience de déracinement irréversible, comme l'évoque le Lisant de Impromptu d'Ohio : « Ne pouvait-il maintenant retourner en arrière ? » (CA, 63). Cette fois décrit aussi une énigmatiquc expérience de rupture dont on ne sait si elle est d'extase ou d'horreur, et dont on ne connaît que le lieu : un lieu-frontière, «au soleil sur la pierre à l'orée du petit bois et à perte de vue les blés blondissants» (10), «au milieu des orties géantes» (13). Il pourrait s'agir d'une apparition,

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comme le suggère, en négatif, cette proposition : « cette fois sur la pierre Venfant sur la pierre où jamais nul ne venait» (19). L'écriture cyclique, mime, dans son mouvement de spirale, une rupture irréversible en même temps qu'une dépossession, une impossibilité de direye : «jamais le même après cela jamais tout à fait le même. » (13). Une altération radicale s'est produite, et celui qui en sort est marqué du sceau de la différence aux yeux de ses semblables : « au diable les vieux lieux les vieux noms les passants se figeant bouche bée à ta vue.» (18).

Pas moi, par son titre, annonce le récit d'un état de conscience modifié : un matin d'avril, dans « la vaine pâture » (PM, 90) — qui rappelle The Waste Land de T. S. Eliot — où la muette cueillait « des coucous... pour en faire une couronne » (86), la lumière brusquement devint nuit, et dans ce motif de la nuit lumineuse, lieu de coïncidence des opposés, prend place une expérience de rupture caractéristique de l'expérience visionnaire : le personnage, désinvesti de lui-même, terre vaine, inhabitée, devient le réceptacle d'une parole étrange/étrangère : muette, elle se met à parler, à la troisième personne, dans un refus véhément de dire je, selon Beckett. La bouche qui parle dans le monologue raconte une « brusque illumination » (83), ou plutôt un miracle :

[...] des... des... mots... imaginez ! des mots... une voix que d'abord... elle ne reconnaît pas... depuis le temps... puis finalement doit avouer... la sienne... nulle autre que la sienne... certaines voyelles... jamais entendues ailleurs... que dans sa bouche à elle... tel point que les gens... lui béaient au nez... de stupeur... les rares occasions... une ou deux fois l'an... toujours l'hiver allez savoir pourquoi... et maintenant ce flot... continu... elle qui n'avait jamais... au contraire... pratiquement muette... toute sa vie... à se demander comment... quel miracle... elle avait pu survivre... [...]. (PM, 87)

La parole est là, comme pouvoir de dissolution, de pulvérisation. Une folle, une simple, une salé, au sens où l'entendait L'Histoire lausiaque au IVe siècle, une muette est atteinte de glos-solalie. Deux fois par an, toujours en hiver, en proie au « don des langues» — c'est ainsi que l'on nommait la glossolalie dans la tradition néo-testamentaire —, sa bouche — et non pas elle — s'adresse au premier passant venu qui ne comprend jamais rien,

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conformément à Pessence de la parole prophétique, qui, intransitive par nature, est faite pour n'être comprise ni par le locuteur ni par le destinataire :

[...] brusque envie de... raconter... alors sortir comme une folle se jeter sur le premier venu... la cuvette la plus proche... s'y vider... flot continu... sans queue ni tête... syllabes tout de travers [...] Rien que la bouche... comme folle... et ne peut pas l'arrêter [...]. (PM, 91-3)

Parole heurtée, parole pour l'oreille, comme souvent dans les récits prophétiques — dont par exemple ceux des Huguenots pendant les persécutions de Louis XIV dans les Cévennes —, parole portée par un son surhumain, l'expérience prend la forme d'une hallucination auditive : un grondement de bourdon dans le crâne.

... tout le temps le bourdon... soi-disant... dans l'oreille... quoique à vrai dire bien sûr... pas du tout dans l'oreille... dans le crâne... grondement dans le crâne... et tout le temps ce rayon... comme un rayon de lune... mais sans doute pas... certainement pas... toujours même endroit... tantôt clair... tantôt voilé... mais toujours même endroit... comme jamais lune ne saurait... non... pas de lune... tout ça même système... même volonté de faire souffrir... quoiqu'en fait à vrai dire... pas le moindrement... aucune douleur... jusque-là... ha ! [...] (PM, 85)

Cette langue approximative dans laquelle la bouche s'exprime est celle des récits visionnaires, avec la difficulté de traduire l'expérience en mots, sinon par le jeu des analogies inadéquates, dont celle, stéréotypée, du flot ou du torrent.

[...] flot de paroles... dans l'oreille... pratiquement dans l'oreille... n'y comprenant rien... pas la moitié... pas le quart... aucune idée de ce qu'elle raconte... imaginez !... [...] là quelque part... une prière... [...] la bouche devenue folle... [...] (PM, 89)

Dans Tous ceux qui tombent, pièce radiophonique construite sur les bruitages et les sons, Madame Rooney partage aussi ce don des langues : « Vous ne trouvez pas ma façon de parler un peu... bizarre ? (Un temps.) Je ne parle pas de la voix. (Un temps.) Non, je parle des mots. » (TC, lu). Son mari confirme cette singu-

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larité : « Tu sais, Mady, on dirait quelquefois que tu te bats avec une langue morte ! » (64).

De nombreux personnages féminins sont porteurs de l'expérience visionnaire. Les femmes sont souvent des créatures fabuleuses chez Beckett, des fées, des figures de l'ineffable. Dans Premier amour, Anne/Loulou est la muse prostituée, Pythie mythique sans corps ni forme, un hybride, un monstre ; dans Molloy, Lousse, sorte de substitut maternel monstrueux, est une créature plate, mystérieuse et sans âge, qui semble avoir le don d'ubiquité puisque le héros, qui vit sous son regard, se demande «si elle n'était pas plutôt un homme ou tout au moins un andro-gyne » (M, 75). Or, l'androgynie, attribut propre à l'humanité primitive et au divin, est traditionnellement le lieu de la fusion des contraires, et désigne une énigme : celle de l'être total, régénéré, comme l'a montré Mircea Eliade39.

Dans un contexte religieux, Mademoiselle Fitt, la "folle en dieu", est distraite et accumule les bourdes : tous les dimanches en extase au sortir de l'office protestant, elle ne voit plus rien autour d'elle, tant elle est «seule avec son Créateur» : «jepense que je ne suis pas là [...] tout simplement pas là. Je vois, j'entends, je sens, et ainsi de suite [...] mais le cœur n'y est pas [...], n'y est pas du tout. » (rc, 34). Ces états extatiques, qui induisent une indifférence aux sensations matérielles, parce qu'ils impliquent de parvenir à un palier au-delà de la souffrance et du plaisir, tous les mystiques le décrivent, que ce soit Thérèse d'Avila, Jean de la Croix ou Angèle de Foligno, qui, alors qu'elle est absorbée en Dieu, décrit cette insensibilité à ce qui l'entoure :

Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense [...]. En cet état, si un chien me mordait, je n'y ferais aucune attention, et je ne sentirais pas la douleur. Et cet état, la Passion de Jésus-Christ ne me laisse plus ni souvenir, ni douleur. En cet état, je n'ai plus de larmes. (p. 8112)

Winnie, dans Oh les beaux jours, est une authentique folle par son exigence de rénovation du regard porté dans la salle du théâtre et sur le théâtre. « Vieilles choses. (Un temps.) Vieux yeux. » {Oh, 17). Dans le cadre de ce soliloque, l'adresse est autant

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au spectateur qu'au dieu absent. «Étrange sensation, que quelqu'un me regarde. » (48). «Le temps est à Dieu et à moi » (28-9). Selon ce principe double, les actions scéniques peuvent se lire aussi comme autant d'actes de dévotion, de même que les accessoires, éléments fondateurs de l'acte théâtral, sont autant d'objets de contemplation. L'incarnation théâtrale met en abîme notre incarnation et l'inscrit dans une durée qui nous pousse sûrement vers l'abîme ou du moins vers la disparition. La pièce finit par ses mots :

Heure exquise Qui nous grise Lentement, La caresse, La promesse Du moment, L'ineffable étreinte De nos désirs fous, Tout dit, Gardez-moi Puisque je suis à vous. (Oh, 11)

Cette étreinte finale avec un « nous » renvoie autant au spectateur qu'à l'ineffable, à autrui et à l'Autre, à une mise en abyme de l'acte théâtral et de la situation immobile du spectateur, comme à une (méta)physique de l'abîme. L'univers de la merveille dans lequel se meut Winnie, son effort pour isoler l'instant, son enfance du regard, tout fait d'elle une visionnaire, en même temps qu'une figure de l'actrice par excellence. La condition du jeu est paradoxale comme la condition mystique. Happée par l'abîme, Winnie semble en jouir, elle est heureuse.

Dans son séminaire sur les mystiques, qui condamne clairement les dégâts dus à l'ignorance de Charcot, qui confondait le phénomène mystique avec l'hystérie, Jacques Lacan consacre un chapitre, intitulé «Dieu et la jouissance de la femme», à ce qu'il nomme la « satisfaction de la parole » chez les mystiques : il est une jouissance qui peut répondre à la jouissance phallique, il est « une autre satisfaction, la satisfaction de la parole » (p.6i25). C'est

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un «amour» (âme/amour) qui n'a rien à voir avec le sexe, et qu'il nomme, sur le modèle du «hors-là» (Le Horla), le «Horsexe» : «le Horsexe, voilà sur quoi l'âme spécula», voilà ce que vivent les femmes qui «âment Vâme» (p.7825).

Winnie, séparée de son compagnon et «enterrée jusqu'au-dessus de la taille dans le mamelon» {Oh, il), affirme une forme supérieure du jouir en relation à un être suprême avec lequel elle dialogue dans sa phraséologie syncopée, après avoir résolu la question de ses relations avec son compagnon. «La tristesse au sortir des rapports sexuels intimes, celle-là nous est familière, certes. (Un temps.) Là-dessus, tu serais d'accord avec Aristote, Willie, je pense. » (69).

Selon Lacan, l'être suprême pour Aristote est «une sphère immobile dont procèdent tous les mouvements, quels qu 'ils soient, changements, générations, mouvements, translations, augmentations... » (p.7725). Pour Empédocle, Dieu était «le plus ignorant de tous les êtres, de ne point connaître la haine. C'est ce que les chrétiens plus tard ont transformé en des déluges d'amour. Malheureusement ça ne colle pas, parce que ne point connaître la haine, c'est ne point connaître l'amour non plus. Si Dieu ne connaît pas la haine, il est clair pour Empédocle qu'il en sait moins que les mortels...» (p.8225). Sur la crête des contraires, la question de Winnie se mue en interrogation sur le réel, sur l'Autre, qu'elle appelle de son extase, qu'elle convoque, pour «l'ineffable étreinte» {Oh, il) des «désirs fous». «Qu'est-ce qui sait ? Se rend-on compte que c'est l'Autre ?», questionne Lacan. L'Autre «comme le lieu où la question du signifiant se pose, et sans lequel rien ne nous indique qu 'il y ait nulle part une dimension de vérité, une dit-mension, la résidence du dit» (p.8825).

La "résidence du dit", pour Beckett, c'est le théâtre, c'est le plateau, lieu de l'expérimentation concrète des dimensions du visible et de l'invisible, de la présence et de l'absence, c'est l'acteur en tant que personnage, en tant que figure cosmophore, qui voile et dévoile. Dans Oh les beaux jours, l'espace scénique est le lieu d'une énigmatique pluralité, par sa géométrie, par sa

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double adresse, par la durée installée dans les silences, par la parole où le mot est vidé de ses sens.

le lieu et la formule

Le fou, la folle se tient sur un point singulier de l'espace-temps, sur la crête de l'abîme, pour cela il vaut mieux se tenir immobile : « Quelle malédiction, la mobilité ! », dit Winnie (Oh, 56). À tout moment, telle l'équilibriste, la figure peut tomber, d'où sa posture clownesque, et cette forme particulière de rire : ce rire métaphysique qui abolit les frontières du comique et du tragique, est fréquent chez les mystiques. Angèle de Foligno rit au contact du divin, et le divin rit d'elle. Le sacré côtoie la scatologie chez Beckett. C'est un rire venu de loin, le rire de la Subsannation. Le fou (ou la folle) est une figure de la réversibilité des contraires,-lui seul (elle seule) a accès à ce «lieu d'impénétrables proximités » (MP, 58) que Beckett, dans son théâtre de recherche, convoque sur la scène du théâtre et sur la surface lisse de l'écran. Les «proximités» sont d'abord celles du plateau et de la salle, que tend à mimer toute foirade, toute mirlitonade, tout work in progress, en créant un espace participatif, en incluant le spectateur dans le processus d'inachèvement de ce qui se déroule, comme dans Oh les beaux jours, comme dans Fin de partie, dans En attendant Godot.

« Non il faut que quelque chose arrive, dans le monde, ait lieu, quelque changement, moi je ne peux pas », dit encore Winnie (Oh, 43). «Je me tiens d'instant en instant dans le néant, et d'instant en instant il me faut recevoir l'être comme un cadeau», écrivait la mystique juive Edith Stein, morte à Auschwitz40. « [...] ça qui est merveilleux », scande Winnie. « Prières peut-être pas vaines. » (17). «De l'autre côté, ai-je jamais connu des temps tempérés ?» (45). La folle convoque l'ineffable car elle est elle-même une figure de l'ineffable, peu importe que la lumière soit sur elle aveuglante, ce qui importe c'est que sa tension intérieure traduise l'état limite du lieu sur lequel elle se tient, cratère improbable, cavité insondable. La réversibilité de l'horreur et de la joie, du

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désespoir et de la merveille se trouvent dans l'esprit d'enfance qui est un des attributs les plus courants de la sainteté, dans la mesure où il est disponibilité au bonheur par l'absence de préjugés intellectuels, souvent liée, dans les légendes hagiographiques, à la figure de l'illettré(e) éclairé(e).

Cet esprit d'enfance, la mise en scène de Joël Jouanneau41

parvient à le restituer, au mépris de l'indication scénique de Beckett sur la « lumière aveuglante » (Oh, 11). La scène est resserrée sur un espace intérieur, intime : une naine parle, le plateau est le lieu où Ton «monstre», où le spectateur, en vertu du théâtre dans le théâtre, est interpellé en voyeur, et où joue pleinement, dans l'esprit et à la lettre, le principe de la mise en abyme, selon l'humour propre à Beckett. Débarrassée de son pathétique, la situation devient simple, évidente, l'actrice nous fait rire, sourire, sa présence est tendre, son timbre clair, l'espace de jeu ici dévoilé est aussi celui de l'enfance, qui n'est jamais loin chez Beckett. C'est peut-être là le secret de sa candeur, de sa vitalité, et il est temps, loin des poncifs de l'absurde, de faire saisir la mise en abyme de ce regard intérieur.

Le «lieu d'impénétrables proximités» (MP, 58) renvoie à la rencontre fulgurante des opposés qui advient par la parole et dont la scène se fait porteuse.

[...] indestructible association jusqu'au dernier soupir de la tempête et de la nuit avec la lumière de l'entendement et le feu. (DB, 23) [...] tout ça même système... même volonté de faire souffrir... quoiqu'en fait à vrai dire... pas le moindrement... aucune douleur... jusque-là... ha ! [...] (PM, 85) [...] Et par-dessus toutes ces laideurs, l'azur qui se couvre, oui, je me tiens là et je vois tout ça, avec des yeux... (la voix se brise)... des yeux... ah si vous aviez mes yeux... vous comprendriez... les choses qu'ils ont vues... sans se détourner... tout ça n'est rien... rien. (TC, 41)

Ce n'est pas seulement le lieu où advient l'extase, pas seulement la quête du numus mundum, mais le lieu où à l'effondrement maximum correspond l'énergie maximum, le lieu de rencontre du minimum et du maximum, comme loi physique

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de la nature ou loi métaphysique de la surnature, ainsi que le formulait Giordano Bruno, ce mystique et savant, défenseur de la pluralité des mondes, dont Beckett cite intégralement les mots dans Disjecta :

Il n'y a aucune différence, dit Bruno, entre la corde la plus petite possible et Tare le plus petit possible, aucune différence entre le cercle infini et la ligne droite. Les maxima et minima de contraires particuliers sont égaux et indifférenciables. La chaleur minimale équivaut au froid minimal. En conséquence, les transmutations sont circulaires. Le principe (minimum) d'un contraire prend son mouvement au principe (maximum) de l'autre. Il s'ensuit que non seulement les minima coïncident avec les minima, et les maxima avec les maxima, mais les minima avec les maxima lors de la succession des transmutations. La vitesse maximale est un état de repos. Le maximum de corruption et le minimum de génération sont identiques : en principe, la corruption est la génération. Et toute chose est en définitive identifiée à Dieu, la monade universelle, la monade des monades.

(DIS. 3)

Ce que Beckett, empruntant le titre d'un traité de Maître Eckhart, nomme L'Innommable, Heraclite en énonce la formule : « Le dieu est jour et nuit, été et hiver, guerre et paix, abondance et famine ; il se transforme comme le feu ; chaque fois qu 'on y mêle les aromates, il est nommé [c'est-à-dire il est] suivant le parfum de chacun [des aromates]. » Heidegger commente : « Tu ne peux t'établir d'un seul et même côté, [...] mais dans l'oscillation pendulaire du combat. »42. Chez Beckett, ce « lieu d'impénétrables proximités» (MP, 58) qui est négation du visible pour convoquer l'invisible, négation du représentable pour représenter l'irreprésentable, ce lieu est lié à l'obsession de l'unique, que l'incandescence de la présence théâtrale, dans l'urgence et le pathétique de l'incarnation, voile et dévoile, à l'image de ces vers de «L'Unique III» de Holderlin, traduits par Gustave Roud :

[...] Mais le vestige Demeure cependant d'une Parole : un homme S'en saisit. Mais le lieu n'était autre Que le désert. (pp.866-743)

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Les fous sont des prophètes qui prêchent dans le désert, du fond du trou salutaire où nul salut n'importe plus, parce que leur abandon est total. Les personnages de Beckett sont des enfants de la négation, et des héros du pur amour : par leur abandon, parce qu'ils sont arrivés à un point de rupture où l'enfer leur importe peu, ils convoquent sur scène un ineffable. Le narrateur de D'un ouvrage abandonné se moque de la damnation : «Aller en enfer, c'est la grâce que je demande. » (TM, 19). Les Rooney n'ont pas peur de ressembler aux damnés de Dante, comme le souligne le mari, aveugle clairvoyant : «comme les damnés de Dante [nous marchons à reculons] la tête vissée à l'envers. [...] Nos larmes arroseront nos fesses. » (TC, 57).

La négation n'est que l'autre face de «l'unique». Dans Impromptu d'Ohio, il y a cette figure de L, le lecteur lisant un un livre, chaque nuit : «De la rue nul bruit de résurrection. [...] Quelles pensées qui sait. Pensées, non, pas pensée. Abîmes de conscience. » (CA, 66). Solo évoque la « noire vastitude où rien ne bouge» (31) et le narrateur, qui voit s'éloigner le cercueil d'un être cher, se reprend dans ces mots : «Êtres chers — il allait dire fantômes. » (36). «Debout donc face au mur il fixe l'au-delà. Rien là non plus. [...] Rien à voir nulle part. Rien à entendre nulle part. » (32). Cet état de désintéressement auquel est parvenu le personnage rejoint l'amour sans espérance décrit par les mystiques du pur amour.

Bien antérieur au xvne siècle, le pur amour est rendu célèbre par la querelle du «quiétisme» qui débute en Europe en 1688, sous l'instigation de Bossuet, qui condamna La Règle de Perfection de Benoît de Canfeld, puis Explication des Maximes des Saints de Fénelon : pour ce dernier, il s'agit d'aimer le divin d'un amour désintéressé, en ne recherchant ni les satisfactions spirituelles ni son propre salut, mais en se rendant passif face à la volonté divine, jusqu'à l'anéantissement de soi s'il le faut. Jugée immorale par les théologiens, cette forme radicale de dévotion apparut comme un anti-modèle de dévotion. Ce parcours, qui ne requiert ni intelligence ni qualités morales et ne se fonde sur aucune base rationnelle ou éthique, valorise une forme d'amour

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qui ne progresse pas au mérite, n'exige aucune réciprocité, n'a aucun rapport avec les notions de devoir et de reconnaissance. Selon Thérèse d'Avila, il consiste à «aimer Dieu sans intérêt»44. « Ce n'est pas assez d'être petit devant Dieu, il faut être RIEN, c'est le fondement sur quoi il édifie, car il se plaît à travailler sur le néant » (p. n45), écrivait Fénelon. Cette néantisalion de soi, sans laquelle, dans la logique des mystiques, nul accès à la divinité n'est possible, délimite un espace au-delà de la souffrance et de la jouissance.

Saint Paul, qui est à l'origine de la notion de pur amour comme de la sage folie, prône, dans Epître aux Romains, le désintéressement à l'honneur comme mode d'union au divin. Après avoir affirmé que rien ni personne ne pourrait le séparer de l'amour de Dieu dans le Christ, il affirme solennellement : «J'éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon cœur.» (Rm xii, 2), et il ajoute : «Car je souhaiterais d'être moi-même anathème loin [ou : séparé] du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair. » (Rm xn, 2). Ce souhait d'être anathème correspond à « l'état de l'amour désespéré ou de désespoir amoureux» (p.22645) de A. Piny, qu'illustre une autre figure de la folie : celle du désespéré.

Naufrage de soi et absolu de l'amour sont indissociables. Il s'agit d'affirmer un excès d'amour par lequel celui qui aime s'abolit face à l'être aimé, n'est plus intéressé à son propre salut et se mettrait en danger de perdition pour prouver son amour, s'il le fallait. Ce désespoir paradoxal, qui revient à espérer contre toute espérance, rejoint ce que Madame Guyon nomme «l'espérance non intéressée»46, voie extrême par laquelle le mystique accède au salut alors même qu'il renonce à toute idée de salut. L'amour désintéressé n'est ni «mercenaire», ni de concupiscence. N'ayant que faire de la récompense ni de l'espérance, il est «seul justifiant, seul capable par lui-même de garantir contre la perte, contre l'enfer»41. S'annihiler pour faire advenir l'être, tel est le point de rupture paradoxal décrit par tous les mystiques. «Je trébuchais, mais les ténèbres n'étaient pas impénétrables», dit Molloy (M, 112). Au comble du délaissement

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s'obtient la force, ce point de renversement des contraires est celui de la dépossession mystique comme de la dépossession poétique décrite par Hôlderlin à la fin de « Vocation du poète », traduit par Denise Naville :

Mais T homme affronte seul et sans peur son dieu Quand il le faut, sa simplicité le garde, Sans besoin d'armes ni de ruses, le temps Que ce manque de dieu se change en aide. (p.77843)

Jeanne Guyon évoque ce point de résorption des contraires où le désespoir apparent se mue en délivrance :

[...] car cela vient à un tel point que F âme possède un salut au milieu de la plus étrange perte ; alors le salut lui est véritablement communiqué, et c'est alors que sa délivrance est faite et qu'elle entre dans l'adoption des enfants, devenant elle-même un petit enfant. Alors elle est dans un état si réel, si plein et entier que cette espérance se perd dans la pure charité [...], alors l'espérance est comme rendue inutile par la possession de cette adoption qui est la charité parfaite.46

Les mots suivants de Molloy peuvent se lire comme une invitation à la dépossession : « Oui, la nuit tombait, mais Vhomme était innocent, d'une grande innocence, il ne craignait rien, si, il craignait, mais il n'avait besoin de rien craindre, on ne pouvait rien contre lui, ou si peu. » (M, il). «Et pour terminer... L'amour des amours... Une sale nuit d'hiver. » (CO, 89), là où s'annihile par amour, en nouvelle et pâle Ophélie, «l'âme faite lumière» (90), «ce paradis des pauvres ressassé toute ta vie... dis Joe» (85), là où ce qui advient sur scène n'est plus que dans la parole et dans le visage tendu qui la regarde. Le plateau de théâtre est un lieu vide, fermé sur le dehors, le réceptacle d'une parole intérieure qui enveloppe l'acteur et le spectateur, et invite celui-ci à participer, dans la lignée de Meyerhold, Maeterlinck, Régy, à l'élaboration d'images que la scène seule ne peut plus produire. Le théâtre, lieu de la bienheureuse perte du propre, perte des mots, perte du moi, perte du sens, doit devenir adresse.

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1. Samuel BECKETT, cité par Ludovic JANVIER, Beckett (Paris, Seuil, « Écrivains de toujours», 1969).

2. Nathalie LÉGER, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett (Paris, Allia, 2006). 3. Gilles DELEUZE, «L'Épuisé», pp.57-106 in Samuel BECKETT, Quad (Paris,

Minuit, 1992). 4. André BERNOLD, L'Amitié de Beckett (1979-1989) (Paris, Hermann, « Savoir

Lettres», 1992). 5. Franc DUCROS, Lectures poétiques (Nîmes, Champ social éditions,

« Thééthète », 2006). 6. Ludovic JANVIER, « Beckett était obsédé par la voix », Magazine littéraire,

n° 372, janvier 1999, pp. 34-7 (p. 34). 7. Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur Sprache, résumé dans Christian DUBOIS,

Heidegger : introduction à une lecture (Paris, Seuil, « Points », 2000). 8. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, traduction André PRÉAU (Paris,

Gallimard, «Tel», 1958), pp.249-78 : «Logos. Heraclite, fragment 50». 9. Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini (Paris, Gallimard, 1969), p. 125. 10. Giorgio AGAMBEN, Stanzey traduction Yves HERSAUT (Paris, Payot &

Rivages, «Bibliothèque Rivages», 1994), p.251. 11. Michel DE CERTEAU, La Fable mystique I. xvie-xvne siècles (Paris, Galli

mard, «Tel», 1982). 12. Angèle DE FOLIGNO, Le Livre des Visions et Instructions de la bienheu

reuse Angèle de Foligno, traduction Ernest HELLO (Paris, Seuil, « Points Sagesse », 1991).

13. RUSBROCK L'ADMIRABLE, Œuvres choisies, traduction Ernest HELLO (Paris, Perrin, 1921), p. 35.

14. Léon BLOY, Introduction à la Vie de Mélanie, dans Œuvres de Léon Bloy, édition par Jacques PETIT et Joseph BOLLERY (Paris, Mercure de France, 1962-1975), vol. X, p. 279 : Léon Bloy présente la voyante de Notre-Dame de la Salette comme une créature confinée dans «l'Absolu de l'absolu».

15. Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, préface à Maître ECKHART, Du Détachement et autres textes (Paris, Payot, «Rivages poche/Petite Bibliothèque», 1995), p.23.

16. «L'Œil du cyclone» est le nom donné à une installation plastique. Réalisation Lydie PARISSE, vidéo Luc TROMBINI, espace sonore Emmanuel VALEUR (Théâtre Pierre Tabard, Montpellier, février 2008).

17. Mircea ELIADE, Images et symboles (Paris, Gallimard, «Tel», 1952), pp. 33-72 : « Le symbolisme du centre ».

18. Samuel BECKETT, Le Dépeupleur, mise en scène Lee BREUER, avec David WARRILOW (New York, 1976).

19. Samuel BECKETT, Le Dépeupleur, mise en scène et interprétation Serge MERLIN (Toulouse, TNT, 2007).

20. Madame GUYON, Le Moyen court (Paris, Mercure de France, «Le petit Mercure», 2001), p.43.

21. Samuel BECKETT, Film, scénario Samuel BECKETT, réalisation Alan SCHNEIDER, avec Buster KEATON (New York, 1966).

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22. Samuel BECKETT, Quad I & 2, mise en scène et réalisation Samuel BECKETT, avec Elfrid FORON, Jurg HUMMEL, Claudia KNÔPFER, Susanne REHE (Stuttgart, Suddeutscher Rundfunk, 1981).

23. Nathalie LÉGER et Marianne ALPHANT, Objet Beckett, catalogue de l'exposition Beckett (Paris, Centre Pompidou/IMEC, 2007).

24. Friedrich HOLDERLIN, Remarques sur Œdipe, traduction F. FÉDIER (Paris, UGÉ, 1965), cité par LÉGER et ALPHANT, Objet Beckett (op. cit.23), p. 14.

25. Jacques LACAN, Le Séminaire : Livre XX, Encore (Paris, Seuil, 1975). 26. Evelyne PIEILLER, « Pour un autre Beckett », Magazine littéraire, n° 372,

janvier 1999, pp. 25-7 (p. 27). 27. Aldous HUXLEY, extrait d'une conférence donnée en 1961, citée dans Pierre

BONNASSE, Les Voies de Vextase, anthologie (Paris, Trouble-Fête, 2005), p. 94. 28. Jan VAN RUYSBROECK, L'Ornement des Noces spirituelles, traduit du

flamand et préfacé par Maurice MAETERLINCK (Bruxelles, Les Éperonniers, 1990), p. 5.

29. Samuel BECKETT, Oh les beaux jours, mise en scène Roger BLIN, avec Madeleine RENAUD et Régis OUDIN (Paris, Odéon-Théâtre, 1964).

30. Samuel BECKETT, Dis Joe, mise en scène et réalisation Samuel BECKETT, avec Deryk MENDEL, voix de Nancy JILLIG (Stuttgart, Suddeutscher Rundfunk, 1970).

31. Samuel BECKETT, Nacht und Traiime, mise en scène et réalisation Samuel BECKETT, avec Helfried FORON, Lied de Franz Schubert interprété par Hermann PREY (Stuttgart, Suddeutscher Rundfunk, 1982).

32. Samuel BECKETT, Play, réalisation Anthony MINGHELLA, avec Alan RICKMANN, Kristin SCOTT THOMAS, Juliet STEVENSON (Irlande, 2000).

33. Biaise PASCAL, Pensées, n°168, édition critique Philippe SELLIER (Paris, Bordas, «Classiques Garnier», 1991), p.71.

34. Marcel PROUST, Le Temps retrouvé (Paris, Gallimard, «Folio», 1989), pp. 173-4.

35. Samuel BECKETT, Premier amour, mise en scène et interprétation Yves GOURMELON, collaboration artistique Alain BÉHAR, dramaturgie et assistance scénique Lydie PARISSE (Saint-Jean de Védas, Chai du Terrai, 2004).

36. Samuel BECKETT, Oh les beaux jours, mise en scène Arthur NAUZYCIEL, avec Marilù MARINI, Marc TOUPENCE, scénographie d'Arthur NAUZYCIEL et Antoine VASSEUR (Toulouse, Théâtre National de Toulouse, 2004).

37. James H. LEUBA, Psychologie du mysticisme religieux, traduction Lucien HERR (Paris, Félix Alcan, 1925), p. 1.

38. Michel HULIN, La Mystique sauvage. Aux antipodes de Vesprit (Paris, P.U.F., «Perspectives critiques», 1993), p. 133.

39. Mircea ELIADE, Méphistophélès et Vandrogyne (Paris, Gallimard, «Folio Essais», 1972), p. 115.

40. Edith STEIN, De la personne : corps, âme et esprit, traduction Philibert SECRETAN (Paris, Cerf, 1992), p. 10.

41. Samuel BECKETT, Oh les beaux jours, mise en scène Joël JOUANNEAU, décor Jacques GABEL, avec Mireille MossÉ, Alain AITHNARD (Toulouse, Théâtre National de Toulouse, 2007).

42. Martin HEIDEGGER, Les Hymnes de Holderlin : la Germanie et le Rhin, traduction François FÉDIER et Julien HERVIER (Paris, Gallimard, 1980), p. 120.

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43. Friedrich HOLDERLIN, Œuvres, sous la direction de Philippe JACOTTET (Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1967).

44. THÉRÈSE D'AVILA, Le Château intérieur, traduction Marcel Bouix (Paris, Payot, «Rivages Poche/Petite Bibliothèque», 1998), p. 131.

45. Cité par Mino BERGAMO, La Science des saints. Le discours mystique au XVIIe siècle (Grenoble, Jérôme Millon, 1992).

46. Madame GUYON, La Sainte Bible avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure (Paris, Dutoit, 1790), p. 167.

47. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromates (Paris, Friedrich Sylburg, 1629), p. 529.

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ŒUVRES DE JEAN TARDIEU CITÉES

Toutes les références à l'œuvre de Jean TARDIEU renvoient à : Œuvres, édition établie par Jean-Yves DRBREUILLE (Paris, Gallimard, « Quarto », 2003).

THÉÂTRE É VEpouvantait PJ Poèmes à jouer SP Une Soirée en Provence TC Théâtre de chambre

Le Professeur Froeppel PF I édition de 1951 (Un Mot pour un autre [en pièce « Un Mot pour un

autre » a donné son titre au volume]) PF II édition de 1978 (Le Professeur Froeppel)

POÉSIE A Accents CC Comme ceci comme cela FO Formeries M Margeries OJ Obscurité du jour VP Une Voix sans personne

ESSAIS DP De la peinture que l'on dit abstraite FI Figures ME Le Miroir ébloui PT Les Portes de toile TT Les Tours de Trébizonde

Doc Documents sur Jean Tardieu (réunis dans le volume «Quarto» des Œuvres)

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JEAN TARDIEU

L'IMPOSSIBLE THÉÂTRE

« Un théâtre permanent aux dimensions d'une Capitale, posé sur de vrais Tremblements de terre. » (CC, 1258)

MÊME si l'on peut placer son théâtre sous le signe du ratage, parce qu'il n'a pas écrit de pièces longues, et n'a peut-être

pas inspiré de grandes mises en scènes, c'est le théâtre en temps que lieu, en tant que forme, en tant que mystère, qui questionnait Jean Tardieu. Il le questionnait doublement, du point de vue du poète, du point de vue de l'amateur de musique et de peinture. Comme si le théâtre était le lieu par excellence où questionner les langages, quels qu'ils soient, dans l'étrange surgisse-ment de la parole. C'est depuis l'œil du poète que se construit le théâtre de Tardieu, à partir d'expériences bouleversantes qui se diffractent dans toute l'œuvre, qu'elle soit poétique, autobiographique, critique, théâtrale. Héritier du Symbolisme, son théâtre n'est pas vraiment là, et c'est de cette présence-absence qu'il interpelle. Timide, pudique, tendu vers une invisibilité qu'il n'aimerait guère rendre visible, il est davantage un rêve de théâtre, mais ce rêve de théâtre est en lien étroit avec le travail du poète dans la parole. Impossible, il l'est par sa difficulté à trouver un langage, mais aussi parce qu'il convoque sur scène l'impossible. Parler c'est apprendre à voir : il faudrait comprendre ce que l'imaginaire scénique et le côté expérimental d'un tel théâtre doivent aux réflexions sur les arts plastiques. Enfin, la scène est le lieu bouleversant de la coïncidence des contraires, qu'incarne en creux une figure qui a hanté Tardieu pendant une vingtaine d'années, à savoir celle du Professeur FroeppeL

notes, p 112 63

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LA VOIX DE L'INCRÉÉ.

« Des transparences qui deviennent opaques en chantant avec une voix d'enfant. »

(CC, 1257)

Tardieu situe la théâtralité à l'intérieur du langage même. Écrire, c'est témoigner de sa stupeur d'être là, c'est comme une prière dans la nuit, une façon d'être en silence. Écrire, c'est s'inscrire dans une parole de la perte, c'est «faire entendre l'incréé dans le créé », selon les mots de Claude Régy dans une interview au Théâtre Garonne à Toulouse en janvier 2008. Cette part de l'incréé ou du manque est inhérente à la création poétique comme à la théâtralité. Tardieu, lecteur et traducteur d'Hôlderlin, était sensible plus que tout autre à « ce rien où toute vie prend naissance et s'efface avec la grâce déchirante de Véphémère» (OJ, 1047). Dans «Ce qui n'a pas encore de nom», il parle d'un «Serpent de VInconnaissance [...] en fuite ou en expansion vers quelque chose de toujours autre » (1045) :

Ce quelque chose d'autre, c'est un monstre attirant, qui séduit et qui épouvante et qui se situerait quelque part entre l'Innommable et l'Innommé. Mais je me méfie également de ces deux termes : l'un parce qu'il est affecté d'un jugement de valeur et que la morale n'est pas mon propos, l'autre parce qu'il tend à diviniser ce qui n'est pas intelligible, et je me refuse à franchir ce pas.

Cependant, ce sont deux pôles utiles, sinon valables. (07, 1046)

La voix de l'incréé, c'est ce qui est vivant dans le langage, ce qui échappe à la signification. «De même que ce qui vit oscille entre une perpétuelle naissance et une perpétuelle mort, ce qui bouge dans le langage, quand il se veut autre, oscille entre l'usage et le dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre sens et non-sens. » (1002). La scène est le lieu où faire advenir cette présence-absence d'une voix inconnue, cette tension entre parole et silence qu'évoque Une Soirée en Provence.

A. — Je parle... je parle... tout simplement... presque sans paroles. En

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tout cas sans raison — sans idées surtout. Mais j'avance quand même. Je vais où je vais. [...]

A. — C'est le moment du silence. Oui, comme je vous disais, la parole est à son comble quand elle nous force, enfin, à nous taire. C'est que notre silence personnel peut seul lutter avec celui qui nous entoure. (SP, 1077)

défaut des langues et poésie

« Tout est là, dit le poète — // n'est que de changer le regard et Von voit — car la poésie est la révélation du possible. »

(FI, 182)

Tardieu écrivait : «Saurai-je peindre avec des mots? [...] // me faudrait Vimpossible. » (DP, 857). Si le langage est cette faculté de mettre en relation, non seulement des interlocuteurs, mais ce qui est apparent et ce qui est caché, ce que nous concevons et ce que nous voyons, rien ne garantit que ses fondements ne soient entièrement faux, car pour les philosophes, la question est de savoir si la mise en relation est naturelle (établissant un lien nécessaire) ou culturelle (établissant un lien conventionnel, arbitraire). C'est ce qui oppose, dans Le Cratyle de Platon, Cratyle à Hermogène : Hermogène est partisan d'un langage créé par convention; Cratyle rapproche le langage de l'aspect naturel. Pour lui, les noms sont l'exacte représentation des choses. Selon Platon, Cratyle soutenait, comme Protagoras, qu'il est impossible de tenir un discours faux, car tenir un tel discours c'est dire ce qui n'est pas. Le discours, selon lui, exprime donc toujours l'être. Il pensait cependant qu'il existe une rectitude de dénomination naturelle des êtres, et que le nom n'est pas un son convention-nellement attribué. Comme Heraclite d'Éphèse, il pensait que tous les sensibles s'écoulent sans cesse, et qu'on ne peut en faire la science. On ne peut donc, selon lui, rien dire de vrai sur ce qui change. Cette théorie est qualifiée de radicale par Aristote, qui, dans La Métaphysique, indique que Cratyle reprochait à Heraclite d'avoir dit que l'on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve, alors qu'il estimait que l'on ne peut même pas y entrer une seule fois. Cette théorie aurait conduit Cratyle à penser qu'il ne faut

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plus rien dire, et Aristote rapporte qu'il se contentait de remuer le doigt.

La question devient plus ardue dès que l'on se place du point de vue du poète, pour lequel le parler entre en conflit avec le voir, comme le résume Heidegger à propos d'Hôlderlin, référence majeure de Tardieu : «5 / haut qu'on puisse placer la vocation poétique, son caractère de pur discours, de pure fable la frappe cependant d'impuissance. Précisément parce que la poésie n'est que langage et qu'elle l'est de façon nécessaire et essentielle, elle ne peut parvenir à instaurer l'Être.» (p.651). Selon Hôlderlin, la langue est « le plus périlleux des biens » (p.661), parce qu'excluant l'animal et la plante, elle est le propre de l'humain, tandis que la poésie est le dialogue originel et l'origine de la langue. Le monde ne règne que là où il y a langue. Et là seulement où il y a monde, c'est-à-dire langue, il y a suprême péril, le péril par excellence, c'est-à-dire la menace que fait peser le non-être sur l'être en tant que tel. La langue n'est pas seulement périlleuse parce qu'elle met l'homme en péril, elle est ce qu'il y a de plus périlleux, le péril des périls, parce qu'elle seule crée et maintient suspendue la possibilité d'une menace sur l'Etre. (p.68])

Déficit du langage et déficit ontologique sont intimement liés. Le "sentiment d'étrangeté" dans la langue, constitutif de la démarche poétique, définit la relation de Tardieu à la parole :

[...] Et ainsi je parle, je parle, je parle, je parle ! J'accumule vocable sur vocable, le verbe qui se plie, l'adjectif comme un bloc, les prépositions éclairs, les adverbes ductiles — tout cela sans avancer d'un pas ! Et le temps passe ! J'ai si peu de jours ici-bas pour la nomenclature de la surabondante Création !

Comme elle est lente, la parole ! Il me faudrait aller toujours plus loin dans la vitesse. Il me faut des mots qui fusent, d'autres qui désaltèrent. [...] Moins de mots, toujours moins de mots, mais qu'ils éclatent! qu'ils éblouissent ! qu'ils déchirent ! [...] il me faudrait l'impossible, il me faudrait choisir les pierres de l'eau la plus pure, en puisant dans les dictionnaires de tous les idiomes de la terre ! ma propre langue — l'une des plus belles qui soient au monde — est à la fois trop riche et trop pauvre. Les mots dont je rêve n'existent pas. Ma mâchoire doit broyer des saveurs de mélanges connues pour essayer de trouver le parfum que je cherche. J'exca-vaplonge ! Je profuclame ! Je multivois ! Je transodore ! Je multipalpe ! Je frémicours ! (DP, 857)

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Écrire, c'est s'inscrire dans un manque fondamental, c'est tenter de renommer le monde après qu'il a été nommé. Le défaut de la nomination est une constante du théâtre de Tardieu, c'est un lieu commun de le dire quand on connaît le succès de «Un Mot pour un autre ». Les expérimentations du Professeur Froep-pel vont dans ce sens : l'invention de la langue Moi relève du refus de nommer, comme si c'était la seule façon d'introduire un « dialogue direct » (PF/, 379) entre le mot et la chose. Dissocier le mot de la chose, briser la fragile coque du signe est une obsession, mais la non-coïncidence définit un espace de liberté : la poésie se glisse dans la brèche de l'infinie distance. À l'inverse, figer la relation entre le mot et la chose tue, ce que prouve le redoutable professeur de La Leçon de Ionesco, que la science du langage a transformé en criminel, lui qui poignarde mécaniquement ses élèves en cours particuliers. Comme le rappelle la Bonne au professeur après qu'il a tué sa quarantième élève de la journée, « / 'arithmétique mène à la philologie et la philologie au crime» (p. 1872).

LE PROFESSEUR, à Vélève. — Il suffira que vous prononciez le mot couteau, dans toutes les langues, en regardant l'objet, de très près, fixement, et vous imaginant qu'il est de la langue que vous dites. (p. 1762)

Dans son roman Le Solitaire, Ionesco, déplorant le divorce du mot et de la chose, inscrit sa démarche d'écriture dans ce sentiment d'une inadéquation fondamentale du langage : «Nous donnons des noms qui ne veulent rien dire à des choses dont on ne peut rien dire, à des riens dont on ne peut rien dire. Hanté par l'infiniment grand, si je me laissais hanter aussi par Vinfiniment petit»3. Tardieu, dans le préambule de Un Mot pour un autre, qui fournit une version vaudevillesque de ce vertige, écrivait :

[...] Les mots n'ont, par eux-mêmes, d'autres sens que ceux qu'il nous plaît de leur attribuer.

Car enfin, si nous décidons ensemble que le cri du chien sera nommé hennissement et aboiement celui du cheval, demain nous entendrons tous les chiens hennir et tous les chevaux aboyer. (PFI, 390)

La vocation du poète, comme celle du peintre, est de dissocier le

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mot et le sens : « Autant il a paru vite possible, autrefois, grâce à r audace de quelques illustres pionniers, de peindre sans rien représenter, autant il me semble encore difficile, voire impraticable, de séparer les mots de leur sens. » (O/, 1001). C'est ce que défend A. dans Une Soirée en Provence :

A. — [...] Les mots n'ont pas de sens pour moi. B. — Que sont-ils donc? A. — Des points de repère, rien de plus. Ou si vous voulez, des noyaux, des pôles d'attraction autour desquels pivotent, en grand nombre, toutes sortes d'allusions directes ou indirectes, des images avec leurs reflets, des sons avec leurs harmoniques. Beaucoup de souvenirs aussi et beaucoup d'erreurs. Chaque mot est un système complet, plus ou moins aléatoire, de gravitations. Un astre, un soleil qui a sa naissance, son apogée et son déclin. J'ajoute que, souvent, les plus beaux sont ceux qui sont morts et qui sont inutiles et indisponibles. (SP, 1078)

De l'incréé à l'arbitraire du signe, le manque ouvre un espace d'angoisse et de jubilation, comme en témoigne ce «Poème intraduisible» :

« Mon langage scrutera le langage. »

De sorte que nous obtenons ce résultat : Mon langage regarde que le langage regarde le langage ! langage langaage language long-âge langue-âge lent-gage Vengage Van-gage langage langage langage langage langage langage langage H Oui, le langage est un écran, un écran spécial, Vécran-langage. (OJy 1003-5)

Dans « Les Mots en deçà », Tardieu affirme avoir « tout jeune [...] joué avec les mots, plutôt avec leur corps physique — sonorité et signe lisible — qu'avec ce qu'on appelait alors leur

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contenu » {OJ, 1006). Il avoue que Un Mot pour un autre, dont il ne comprend pas le succès, n'était pour lui qu'un «exercice», qu'un jeu surréaliste à la manière de Max Ernst, et non «le fin du fin de ce [qu'il a] écrit». Il aimerait retrouver les puissances agissantes de ce langage qui est mystère, à la fois révélation et écran.

le rêve d'une langue oubliée

Quelque chose ici murmure et me parle — dit l'Homme. J'écoute. Qu'est-ce que j'entends? Il semble que ce soit ma propre voix — mais étrangère et lointaine comme un souvenir.

Et pourquoi cette joie, pareille à la piété et à la mélancolie, lorsque, dans ma mémoire plus vaste que moi-même, pas à pas je m'aventure, désignant et nommant avec amour chaque objet reconnu, comme on retrouve une langue oubliée? (Doc, 315)

La "langue oubliée", poésie des origines, devait être faite de voix et de signes.

Le sens des lettres que je trace a traîné dans des millions de mains, mais ce qui est propre à chacun de nous, c'est la manière que nous avons de dessiner le signe, comme si nous venions de l'inventer. Ecrire est mon interprétation personnelle. [...] Moi peintre, je supprimerai ce sens inutile (qu'on l'appelle Sujet, Objet, Représentation ou Nature). J'écrirai des mots dans une écriture connue de moi seul. J'enverrai des lettres à qui je veux. J'écrirai à toutes choses, aux êtres vivants ou inanimés, aux êtres humains comme aux fleuves — les lettres de la passion, dans une langue inconnue, {DP, 864)

Héritier du Romantisme allemand et du Symbolisme fin de siècle, Tardieu rêve d'une "langue oubliée" qui serait le réel enfin dévoilé : «J'ai souvent pensé que l'univers visible était une langue oubliée, une grille dont nous avons perdu la clé. » {DP, 860). Le poème «Grilles et balcons» manifeste une fascination pour les signes perdus, pour les cryptogrammes mystérieux, pour ces « vieux balcons de fer forgé où résiste et résonne à mille pluies Vantique volonté de tracer des signes» {A, 94).

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Tout ce qui est inscrit fascine notre regard. [...] Devant tout aspect arrêté du monde, l'œil éprouve au plus haut la joie de son propre mouvement, la LECTURE ! [;.J Éternellement indéchiffrables, ces chiffres sont sauvés de l'erreur. [...] J'emporte dans ma mémoire tant de lignes persuasives. Je les pose partout autour de moi et reconnais en tremblant de joie qu'elles sont faites à l'image des contours de tout ce qui est. Par elles, je vois le monde s'éclaircir et tout me devient pénétrable. (A, 94) Mais c'est surtout l'erreur de lecture, la méprise, le lapsus — érigés en système par le Professeur Froeppel —, qui intéressent le poète, car ils révèlent de mystérieuses coïncidences. En deçà des mots, il y a l'image. Croyant déchiffrer une imagerie, le poète aperçoit des idéogrammes.

C'est qu'elle se déroulait en réalité, sous les yeux du lecteur, comme une mystérieuse histoire de dieux et de démons contée en caractères représentatifs où le sens, à la fois évoqué et caché par quelques idéogrammes conventionnels, dépasse de loin en mystère et en majesté son support et consume à la fois le nom, la figure et le sens. (07, 1012-3)

Ces jeux optiques sont fréquents chez Tardieu. Interroger les signes, c'est interroger le voir. «J'ai besoin de savoir que tout n'est pas confondu» (A, 94), affirme-t-il. Le signe écrit, qu'il soit alphabet ou cryptogramme, sauve de l'angoisse de l'indifférencié, car il est ce qui sépare. Suivre les lignes, suivre le fil des contours, figures du naître et du mourir, figures de l'impermanence, telle est la vocation de l'artiste, dans ce texte aux accents prophétiques :

Si nul objet n'est préservé du danger de fondre et s'il est un feu qui vient à bout de tout, rien d'autre ne peut me rassurer que le contour qui brise et sépare et vengera de son fouet les pires métamorphoses. Tant que je serai là pour le suivre, ce fil souple, indéfiniment capable de figures, saisira dans ses rets tout ce qui vient de naître et de mourir : la cendre même aura son dessin. (A, 94)

Comme Cendrars dans Le Lotissement du ciel, Tardieu ne peut imaginer que la langue oubliée dont il rêve se réduise à l'écri-

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ture : la grande langue sauvage des origines devait tout contenir en elle, être une synthèse des sons, des gestes, des graphismes de toutes sortes, avec, en plus, les chiffres et les lettres, mais son unité devait surtout résider dans sa vibration : « Une sorte de confus langage s'éveille dans les sons, dans les couleurs et les formes visibles, » (FI, 163).

Hanté par les insuffisances du langage et l'idée d'une langue-mère perdue, qui réaliserait une synthèse entre les sens et réconcilierait musique, peinture et écriture, il tente d'en esquisser les rythmes dans son théâtre. Dans « Ce qui n'a pas encore de nom », il rêve de retrouver des vocables pour « imiter le roulement lointain des choses » (OJ, 1046), de retrouver une langue primitive qui serait à la fois geste, rythme, danse et chant :

Je ne perçois ce qui est que par le moyen d'un rite irrémédiablement corporel, qui se sert des vocables comme s'ils étaient les gestes d'une danse sacrée, dans la répétition démente et le battement des tam-tams. Jusqu'au vertige, jusqu'à l'ivresse de l'être fasciné par le Rien — ce rien où toute vie prend naissance et s'efface avec la grâce déchirante de l'éphémère : une poignée de jours en flammes dans une énorme obscurité.

«Dialogue entre l'auteur et un visiteur» manifeste cette nostalgie à'«une sorte de tam-tam de la parole» (OJ, 1000), à'«un envoûtement perdu ».

J'essaie, quant à moi, depuis quarante ans et plus, de mélanger [...] mes mots comme des couleurs, ou bien de les faire sonner comme des notes de musique. Cela n'a qu'un lointain rapport avec un discours [...] jusqu'à séparer les mots de leur sens. [...] C'est en tout cas, une des extrémités du parcours que j'ai voulu faire. [...] De même que ce qui vit oscille entre une perpétuelle naissance et une perpétuelle mort, ce qui bouge dans le langage, quand il se veut autre, oscille entre l'usage et le dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre sens et non-sens.

(01 1001-2)

Combien de pièces n'ont-elles pas été inspirées par la composition musicale, et pas seulement la Conversation-Sinfonietta ? «Dans quelques œuvres plus ambitieuses, j'ai fabriqué ma mécanique théâtrale avec des mots sans suite, lancés et relancés comme des balles de tennis, ou bien avec des phrases commen-

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cées et inachevées. » (07, 1033). La musique, la peinture, la poésie se confrontent à la force de l'incréé qui n'est ni son, ni dessin, ni signe, ni voix, mais tout cela à la fois. C'est ce que Tardieu nomme l'Anti-Sens. «L'incessant va-et-vient de l'Anti-Sens incite les plasticiens et les musiciens, comme aussi les poètes, à rendre inépuisables les combinaisons, pratiquement infinies, des sons, des couleurs, des matériaux et des paroles qui nous furent offertes en nombre limité. » (1046). C'est pourquoi, dans Poèmes à jouer, il est dit de Monsieur Mot et Madame Parole que «pour eux, les mots sont plutôt des notes de musique ou des touches de couleur que des vocables» (/v, 727). La relation à l'altérité de la parole est constitutive de l'acte poétique comme de l'acte théâtral, qui présente l'incarnation comme un accident.

Il me semble [...] que le sens final de ma vie est peut-être de rejoindre un non-sens absolu qui nous concerne tous. [...] Je cherche, en remontant très loin, ce que j'ai toujours cherché : donner un sens à ce que je vois, à ce que j'entends, à ce que j'éprouve. Comme si ce qui est n'y parvenait pas de soi-même. [...] Ecrire, [c'est] à la fois dessiner et faire entendre, sans se soucier de faire comprendre. (O/, 999)

Le choc des contraires qui le fascine dans le langage est aussi le visage d'un réel insaisissable.

puissance de Voxymore

Si sens et non-sens doivent se rejoindre, c'est que la coïncidence mystérieuse des opposés, présente dans le langage comme dans la perception du réel, est une donnée de l'expérience, que le poète vit comme particulièrement bouleversante. «La Pierre et l'écume» rêve de fustiger la pensée dualiste, de se rendre à la charnière des contraires, au-delà des couples d'oppositions entre positif/négatif, jour/nuit, veille/sommeil, sécheresse/humidité. «Le songe [...] les pulvérise» (OJ, 993), écrit Tardieu.

C'est peut-être une des grandeurs de l'art que d'être un des rares domaines, périlleux et fascinants, où puisse être étanchée notre soif de renouvellement, c'est-à-dire notre besoin permanent de transgression. [...] Sans fin tout est possible, se retourne contre soi, meurt dans son aurore et renaît sur son

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propre incendie, comme si ce que l'on cherche était ce qui n'a pas de nom, ou n'en a plus, ou pas encore. (O/, 1044)

Cet innommable auquel le confronte son art exige une position de rupture. Dans «L'Inépuisable vide», Tardieu évoque la vie, qui, entre la lettre et le signe, sans cesse «s'affirme et se nie » (1040), et critique la société occidentale, prise dans une dialectique entre le non-réel et l'hyper-réel :

Pour moi, ayant toute ma vie cherché ce qui se résout dans sa contradiction : la musique dans les mots désertés, le visible dans le lisible, la couleur dans le noir-et-blanc, les concepts dans le concret, l'oubli dans la fidélité, l'épouvante dans le burlesque, le sens dans le non-sens, la lumière dans l'obscur, j'attends que le seul coin du voile transcendant que j'aie pu soulever (précisément du côté de chez ceux qui tracent des signes, tachent la toile, tordent la matière ou enfantent des sons) me révèle un immense tohu-bohu où je puisse enfin perdre toute identité et gagner la récompense, promise à l'enfant que j'étais, par le vertige de l'inépuisable Vide, qui est l'angoisse et le salut.

Dans son théâtre comme dans son œuvre en général, il semble prendre en compte les théories sur le langage que l'égyptologue et philologue allemand Cari Abel (1837-1906) développe dans son ouvrage ÏJber den Gegensinn der Urworte (« les sens opposés dans les mots primitifs»)4 : selon lui, à la naissance du langage, le même son — à l'origine — embrassait les termes contraires du même concept, tous deux se présentaient simultanément à l'esprit, en vertu de la loi d'association. Cette théorie était appelée à devenir célèbre grâce à l'attention que lui porta par la suite Freud, car les thèses sur 1 '« insensibilité à la contradiction» des mots des langues dites «primitives» qui y sont présentées ont servi de confirmation scientifique et empirique aux théories freudiennes sur l'interprétation des rêves. Il se trouve que les propositions d'Abel devaient être sévèrement critiquées par Benveniste en 1956.

Le dialogue de Une Soirée en Provence nous ramène aux méditations de Tardieu sur la contradiction inscrite dans le langage, telle qu'elle apparaît chez Heraclite :

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A. — Je vais à la quête d'un seul et même objet, multiple en apparence, un et un seul en réalité. 11 est sans limites. Sans nom. Fluide et solide, présent et absent. Il est et il n'est pas. B. — Diable ! vous mariez Parménide et Heraclite ! Et moi qui vous écoute, que faire ? (SP, 1077)

Cette tension entre Heraclite et Parménide renvoie à la tension des opposés, telle que la rêve Hôlderlin dans «UArchipel», poème traduit par Tardieu, qui s'est imprégné de ses rythmes, de sa pensée, de sa langue. Selon Heidegger, quand, dans «L'Archipel», Hôlderlin, profondément marqué, comme Maître Eckhart, par l'ontologie de Heraclite, parle de «recueillement» ou de «peuple recueilli» (p. 121l). c'est pour invoquer une harmonie qui naîtrait de la tension des antagonistes et proposer un dépassement de l'opposition convenue entre Heraclite et Parménide.

L'harmonie, [...] puissance authentique de l'Être en tant que tel, [...] n'est pas un accord sans tension, voire une concordance qui s'instaurerait à la faveur d'un effacement supprimant les oppositions ; bien au contraire, l'ouverture de la contradiction authentique ouvre l'harmonie, ce qui veut dire : assigne aux puissances antagonistes leurs limites respectives.

Si selon Heidegger, le conflit est, pour Heraclite, père de toutes choses, c'est parce que «Voscillation pendulaire» (p. 121l) des opposés crée l'Être, en permettant, non pas une «destruction passive et continuelle des choses» dans l'impermanence, mais un «écoulement de la contradiction» qui procure permanence et stabilité. C'est la quête de l'Un selon Heraclite, telle qu'elle est reprise par Hôlderlin, telle qu'elle hante le poète Jean Tardieu, bien qu'il affirme être davantage sensible au primitif chaos qu'à l'harmonie. Quand Heraclite affirme que «un est tout», «un ne signifie pas Vuniformité, mais Videntité vide, et tout n'est pas Vinnombrable n'importe quoi du gratuit» (p. 1241). «Un» est l'harmonie, c'est-à-dire «ce qui surgit dans sa diversité et sa contradiction interne ». Le conflit des opposés est une donnée du langage comme de l'expérience humaine : «Sans contraires, point de progression. L'Attraction et la Répulsion, la Raison et

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l'Énergie, l'Amour et la Haine sont nécessaires à l'existence humaine », écrivait William Blake5. Le poète, pour Hôlderlin, est fondateur et dépositaire de l'être, comme l'exprime le dernier vers du poème « Souvenir », traduit par Philippe Jacottet : « Les poètes seuls fondent ce qui demeure. » (p. 8766). La figure de prédilection du mystique comme du poète, chargée de donner une traduction approximative de cet espace mystérieux né de la rencontre des antagonistes, est sans nul doute l'oxymore, qui règne en maître dans la poésie de Tardieu, et a ceci de particulier qu'il présente, selon Michel de Certeau, «la contradiction» comme «paradi-siaquement assumée » (p. 1987). Hôlderlin, dans le dernier vers du poème «En bleu adorable...», traduit par André Du Bouchet, écrit : « Vivre est une mort, et la mort aussi est une vie. » (p.94i6). Ce vers fait écho au refrain populaire Je meurs de ne pas mourir transposé par Thérèse d'Avila, puis Jean de la Croix, pour exprimer la soif d'anéantissement de celui/celle qui aime, face à l'être aimé, conformément au pur amour. Ruysbroeck, qualifiant l'insatiabilité du désir chez les mystiques, écrivait : « C'est une mort vivante et une vie mourante. » (p. 1858). L'oxymore est récurrent pour traduire un état intense, entre passivité et action, à l'instar de la «lumineuse ténèbre» ou du «cruel repos» célèbres chez Pseudo-Denys l'Aréopagite. Rivalisant avec Jean de la Croix, dont il était lecteur, Tardieu écrit : «L'instable est mon repos. » {A, 92). Selon Barbara Piqué, qui, dans un séminaire au Collège de France sur le vocabulaire mystique au xvne siècle (pp.59-769) étudie le lexique du repos, le père Surin détaille, dans les Dialogues spirituels, l'idée d'un mouvement immobile vers son centre et en son centre, tandis que Fénelon cultive l'incertitude sémantique autour d'un lexique organisé en grands ensembles antithétiques, assimilant le repos à une douloureuse désappropriation de soi. François de Sales, quant à lui, définit le repos comme un abandon bienheureux. Pour Christian Belin, le recours à l'oxymore, dans l'Épithalame de Jean de Saint-Samson, souligne l'inadéquation fondamentale du langage en introduisant de la déraison dans le discours (pp.283-929).

L'oxymore hante le mystique comme le poète, parce qu'il est

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approche d'un état paradoxal. Les situations oxymoriques dans lesquelles se trouvent beaucoup de personnages de Tardieu ont toutes ce point commun : elles convoquent sur la scène du théâtre l'irreprésen table, qui n'est pas seulement aporie du dire et du voir, mais acte constitutif de la parole, telle qu'elle se sacralise sur la scène du théâtre. C'est la gageure de ce qu'on pourrait appeler un "théâtre de la parole" : faire voir dans l'espace la voix de P incréé.

L'ESPACE SCÉNIQUE REVISITÉ PAR L'ŒIL DU PEINTRE.

« Un tableau qui s*efface si on le regarde {ou qui se transforme en murmure). »(CCt 1257)

Il y a une fascination de l'espace chez Tardieu, l'Espace en tant qu'entité, l'espace en tant que lieu scénique de tous les possibles. L'espace rêvé est double, il est le lieu d'une déconstruction et le lieu de la coïncidence mystérieuse des opposés. Dans les deux cas, c'est l'œil du peintre qui guide le rêve de théâtre. Enfant, Tardieu a connu l'atelier d'un peintre : son père. La peinture, d'abord classique puis contemporaine, occupe une place importante dans son œuvre, de Figures (1944) à De la Peinture que Von dit abstraite (1960) en passant par Les Portes de toile (1969) et Le Miroir ébloui (1993), comme l'a montré Frédé-rique Martin-Scherrer dans sa thèse, ainsi que lors de l'exposition Tardieu qu'elle a organisée au Musée des Beaux-Arts de Caen en 200410.

espace cosmique, espace scénique

La logosphère, « terme superbe », selon Tardieu, que Bachelard a forgé «pour désigner Vanneau mouvant de paroles qui, grâce aux médias, entoure la planète» (Doc, 580), évoque un espace radiophonique qui n'est pas tout à fait celui de la scène, lieu par excellence où se pose la question vitale de l'espace-temps.

Cependant que je crie, [...] cependant que je m'essouffle avec toute cette vocifération, [...]

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Vespace est là, Là. Devant moi. Au-dessus de moi. En moi. Partout. // est là. // se tait. Sans limite. Il contient. Il dévore. Éternel. Des armées de constellations passent et disparaissent dans sa bouche comme un peu de fumée. Il faut se taire. Rien ne pourrait exprimer cette chose sans nom. Rien ! Sinon quelques traits lancés sur la surface de la toile. (DP, 857)

«L'espace est habité de feux sans nombre qui nous adressent des signaux incompréhensibles », profère « Le Tombeau de Hôl-derlin » (VP, 498), qui renvoie à la parole-espace du poète, et trouve un écho dans l'espace du peintre, également hanté par la disparition et l'effacement. Déjà dans Accents, l'auteur rêve une déconstruction des formes, et imagine, à partir d'un tableau du Tintoret, des immeubles devenant ruines : « Je vois tomber lentement, plus légers que la neige, des blocs énormes qu 'un seul trait de pinceau, dédaignant masse et pesanteur, arrache à la toile et lance à la FACE de l'espace ! » (A, 96). La peinture est une fenêtre qui ouvre sur l'abîme du réel, comme il l'écrit à propos de Nicolas de Staël : «Nous passons notre vie à trembler qu'une déchirure ne s'ouvre dans cette continuité de surfaces qui nous protège et peut-être nous aveugle. Si nous craignons toute fenêtre, c'est sans doute parce qu'elle donne sur l'abîme...» (DP, 866). De même, les arts plastiques permettent de repenser l'espace théâtral, comme le personnage de B. dans Une Soirée en Provence :

L'œuvre, c'est cela, l'œuvre plastique à n'en pas douter. À moins que ce ne soit la scène d'un théâtre, ou les deux : une grande stabilité d'où sort la tragédie. Des formes qui pleurent, qui supplient, qui s'agenouillent. Avec ce rire énorme : un soleil de carton ! (SP, 1075)

À propos des portraits de Giacometti, Tardieu évoque la fascination pour une expérience de type non-dualiste, où celui qui regarde s'abolit dans l'acte du voir.

Une sorte d'hallucination s'y révèle : l'autorité de ce-qui-est-là-devant-moi Qui de nous deux surgit ? Moi qui regarde ou le portrait qui est regardé ? Mais qui n'a pas connu, enfant, la surprise d'entrer dans une pièce que l'on croit vide et d'y apercevoir quelqu'un qui n'était pas attendu à cet endroit, ni à ce moment ? (/T, 968)

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La scène, Tardieu rêve de l'appréhender, à partir de ce Vide essentiel, avec le regard du peintre, avec le regard de Dieu. Le premier déréalise le réel tout en cherchant à le mettre en chiffres, le second serait au-delà du simulacre, dans la vérité des choses.

Chacun de nous a rêvé d'un lieu profond où l'étendue, repliée sur elle-même, germe lentement, à l'abri de toute surprise. [...] C'est sans doute au cœur secret de cette aube immaculée, c'est là que se forment les lois, simples mais contradictoires, qui gouvernent ce monde : — le continu et le discontinu, redoutables et sans visage (tel peintre rêve de lier ensemble toutes les choses [...]) — les dimensions de l'espace, la première qui pose les problèmes, la seconde qui les complique, la troisième qui les résout (le peintre est roi qui sait maîtriser la profondeur et l'écraser sur une surface plane) [...] Et je n'en finirais pas d'énumérer les couples de contraires, ces frères ennemis qui jalonnent notre vie et font notre supplice et notre gloire : — les volumes calculés de la géométrie et les explosions imprévisibles de la liberté, la conscience et le rêve, l'ordre et la révolte, structure et tumulte, temple et poussière. (DP, 863)

Saisir ce point «où les contraires cessent d'être perçus contra-dictoirement » — pour reprendre l'expression d'André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme11, — revient à être dans l'œil de Dieu, dans une écriture qui ne serait plus que contours, où l'aplat se substituerait au volume, révélant une géométrie cachée, une écriture qui serait une épiphanie de l'instant. «Si à toutes les crêtes de ce qui se meut était attachée une lumière, quelle fête dans notre nuit ! Nous ne verrions plus que des lignes et des courbes! C'est là l'écriture de Dieu, à la fois visible, indéchiffrable et cachée,.. » (864). Dans la première version de « Petits problèmes et travaux pratiques», le Professeur Froeppel, tel le Sphinx à Œdipe, pose des devinettes à un lecteur virtuel.

L'ESPACE

Quand vous parlez de l'Infini, jusqu'à combien de kilomètres pouvez-vous aller sans vous fatiguer ?

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LE TEMPS [...] Mesurer en dixièmes de seconde le temps qu'il faut pour prononcer le mot éternité. (PFI, 425-6)

Mettre en espace un non-espace-temps est F une des obsessions de Tardieu. C'est aussi celle du théâtre de Maeterlinck, qui, en dramaturge encyclopédique, s'intéresse, dans La Vie de l'espace, à l'hypergéométrie, à la métagéométrie, au métapsychique, à l'astronomie, à l'ésotérisme, aux mathématiques, à la physique, et rédige des notes de lectures inspirées d'Ouspensky, Einstein, Schlegel. Des décennies plus tard, elles trouvent un écho dans les obsessions du Professeur Froeppel, porté sur l'algèbre, la mécanique rationnelle, la géographie, la vie de tous les jours, la personnalité, la psychologie. Résumant le point de vue de Ouspensky, Maeterlinck écrivait : «Le temps et l'espace sont deux masques de la même énigme qui dès qu 'on les regarde fixement, prennent la même expression. [...] L'espace est du présent visible. Le temps est de l'espace qui devient avenir ou passé. » (p. 11412).

Celui qui pourrait faire usage de la quatrième dimension verrait tout T intérieur des corps matériels sans être arrêté par les surfaces et même sans en tenir compte, et [...] les moindres particules intérieures comme extérieures de tous les objets lui paraîtraient au même niveau et comme juxtaposées et non superposées dans l'étendue. Il pourrait sortir d'un espace clos de toutes parts sans en traverser les parois, car les corps de l'espace sont en quelque sorte, dans l'étendue, à la superficie, relativement à la quatrième dimension. (P-5312)

Dans la lignée de cette affirmation du géomètre Boucher, les « Dix variations sur une ligne » suggèrent une remise en cause de l'espace euclidien, qui rejoint les perceptions de «l'être plat» dont parle Maeterlinck, c'est-à-dire un être «qui n'aurait aucune idée de ce que c'est que la hauteur ou l'épaisseur des objets» (p.9i12). Tardieu parle souvent d'une expérience visuelle de «passage de la ligne» (OJ, 997). Quant au Professeur Froeppel, il peut voir dans une ligne une «femme enceinte vue par un citoyen unidimensionnel» (PFU, 1223) aussi bien que « L'Infini, à sa naissance » (1230). Ces ponts établis entre le discours scientifique et

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la rêverie sur l'espace scénique sont caractéristiques de Tardieu comme de Maeterlinck. De tels discours créent une mise en doute de nos perceptions et de nos savoirs. Tout comme le Pascal des Pensées souligne, dans la Pensée 42, les limites de la connaissance et de la pensée rationnelle (pp.202-313), Maeterlinck creuse ce vertige qui saisit ceux que le monde effraie : «Nous émettons ainsi beaucoup d'assertions au sujet du monde extérieur qui ne concernent que nous-mêmes et qui, du point de vue de la réalité encore inconnue, n'ont pas plus de valeur que celles de l'être plat» (p.9713).

Dans « Obscurité du jour », texte qui fait partie du recueil du même nom, V«Espace» apparaît comme le lieu fascinant de la coïncidence des contraires, un lieu-frontière, lieu de l'entre-deux où se dévoile une parcelle du mystère tapi dans l'espace-temps, intuition qui a profondément imprégné le regard de l'enfant Tardieu, qui vivait comme un moment extatique le passage du jour à la nuit, état qu'il décrit dans un texte au titre oxymorique évoquant L'Empire des lumières de Magritte : «Obscurité du jour». À travers ce tableau, qui représente le choc visuel entre un ciel de jour et un ciel de nuit, Tardieu décrit ce point de rupture qui l'a marqué pour sa vie entière : une impression de chute vers le haut au moment du coucher du soleil, lié au contact concret avec une zone-frontière, une limite, un seuil. « Je ne suis pas encore revenu de la stupéfaction qui s'est emparée de moi, très jeune alors, lorsque j'ai pris conscience du rôle de la nuit au milieu de nos jours. Cet étonnement naïf je l'ai toujours gardé, mais je l'ai coloré de diverses façons suivant le temps et le lieu. » (OJ, 986). L'Espace cosmique contient la possible manifestation d'une parole utopique, qui réconcilierait le mot et la chose, le jour et la nuit, le visible et l'invisible, le dicible et l'indicible, et serait reproductible à l'infini dans l'espace du jeu.

[...] déjà hanté par Fcncombrement matériel des villes, j'aimais, dans Y Espace, à la fois le mot et la chose et cet espace était nocturne, car le soleil rapproche les distances visibles et la nuit les envoie aux quatre vents.

En vacances, Tété, souvent je gravissais les pentes d'une colline pour atteindre un plateau sauvage. Là, quand venait la fin du jour, je laissais

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pleuvoir dans mes yeux, sur ma face, le mélange du désert infini et des objets brillants qu'il emporte comme un voleur. (OJ, 987)

Cette expérience, qui nourrit le rêve de théâtre, trouve ses racines dans l'autobiographie et plonge dans l'investigation plastique et picturale du critique d'art. Ce mystère de la réversibilité qui est, traditionnellement et dans diverses cultures, l'apanage de la divinité, est transféré, dans une problématique laïque et agnostique, à la scène même par l'intermédiaire du regard du peintre. Si dans leurs gravures, Tôpfer et Magnasco, comme Turner et Monet, sont parvenus à dissoudre l'objet et «ont réalisé la synthèse entre la réalité enfin reconnue du réel infini [...] et sa dissipation tremblante dans le phénomène optique, où Véblouis-sement équivaut à la nuit et en suppose Vexistence» (OJ, 991), l'espace dissous est là, qui interroge, comme dans UEmpire des lumières de René Magritte. Au théâtre, il appelle, sur fond de cette expérience bouleversante, constitutive de l'être, une dramaturgie forcément paradoxale.

Tel est le mécanisme de l'esprit; à tout moment la proposition la plus catégorique, comme la sensation la plus précise ou le sentiment le plus éloquent, appelle son contraire : notre plein jour ne nous plaît à ce point que parce qu'il se développe sur un fond sombre où toutes les couleurs sont ravivées. Un peu de nuit se cache sous chaque feuille pour la rendre plus transparente. L'ombre des objets leur donne leur volume et leur poids. Tout vacille, sous nos yeux mêmes, entre le Sens et l'Anti-Sens. (OJ, 992)

Ce qui importe ici, c'est la sinuosité d'un texte, qui, à partir d'une expérience en apparence banale renvoyant à notre quotidien à tous, s'achemine, de manière quasi musicale, vers une approche spéculative qui aboutit à un point d'orgue particulièrement fulgurant. Ce texte majeur qu'est «Obscurité du jour», et que Tardieu, dans une interview à La Quinzaine littéraire en 1976, avoue avoir écrit «comme sous une sorte d'hypnose» (Doc, 1295), renvoie à un panthéisme diffus hérité de la littérature allemande dont Tardieu est familier, et donne une clé pour lire l'œuvre théâtrale, dans son lien étroit à la création poétique, parce qu'il décrit un point-limite de la pensée dualiste, une sorte de point-catastrophe de

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l'identité qui se traduit, comme dans le vocabulaire mystique, par une inflation lexicale liée à une mise en échec de la fonction réfé-rentielle :

[...] Ainsi, tantôt fascinant, tantôt maléfique, l'Espace nocturne est pour moi le lieu d'où sortent toutes les révélations, comme toutes les épouvantes. Il agit, il vit, il est l'Être des Êtres, avec tant de présence et d'intensité que je l'aperçois, en transparence, même en plein jour. Sa réalité, lorsque je le regarde, après que le soleil a cessé de le masquer, m'apprend qu'il est le vrai Fleuve Océan où baignent le possible et l'impossible.

Il n'est pas le « symbole » d'un autre monde, mais la vérité de ce monde-ci, la réalité fantastique elle-même, présente jusque sur notre table.

Souvent je l'ai vu (c'est un thème fréquent dans mes écrits, depuis ma jeunesse) sous les traits d'une pluie ou d'un sacre, descendre lentement au milieu de nous, avec la légèreté d'un brouillard d'automne et la facilité d'un enchantement, pour opérer, en secret, les sortilèges les plus fabuleux. Il donnait le signal de toute naissance et de toute disparition, apportant, sans dieu ni dogme, une signification supplémentaire, une révélation surnaturelle à tous les actes, à tous les objets, à tous les êtres. (07, 992)

Ce texte n'est autre que le récit d'une vision («j'ai vu ») ou apparition («révélation»), au sens où les définit la tradition. La vision, ou «perception imagée d'un objet éloigné» (p.73814), et l'apparition, qui consiste à «percevoir une personne ou une chose présente de manière surnaturelle dans un environnement ordinaire» (p.6514) sont bien ce qui caractérise l'état éprouvé par l'observateur. Selon le Dictionnaire de la mystique, la vision «accompagne Vextase ou Vexpérience de sortie de corps vécue durant le sommeil où Von voit son âme transportée en un autre lieu par des forces surnaturelles. [...] Contrairement à l'apparition, [elle] n'est accompagnée d'aucune prise de conscience par les sens corporels. » (p.77714).

Les travaux de Michel de Certeau ont montré combien le vocabulaire mystique cherche à fixer une expérience par essence volatile, et dont la perception varie en fonction des époques. La mystique délimite un territoire de déprise entre le vide et l'évidence, et désigne non pas un savoir mais une expérience, dont l'espace-temps est senti, depuis l'époque baroque, comme la vraie mesure. Le vocabulaire mystique s'appuie toujours sur des intui-

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tions spirituelles, afin de pallier l'insuffisance du discours doctrinal. Au-delà du dogme, évoluant vers l'abstraction au xviie siècle, le vocabulaire témoigne d'une expérience qui, à la manière de Jean de la Croix, rejette toute phénoménalité, s'extrait d'une relation à un objet, à une présence. L'inflation lexicale et métonymique, liée à une «signification supplémentaire» (OJt 992), est caractéristique des textes mystiques : si le propos est toujours hors de propos, c'est que le silence ne renvoie pas à un au-delà du langage mais à une manière de se taire à l'intérieur des mots ou des phrases. Cette inflation va de pair, la plupart du temps, avec une critique de l'activité représentative et une perte de la fonction référentielle, surtout en ce qui concerne l'usage des mots amour et passion. «L'Etre des Etres», «le vrai Fleuve Océan» dont parle Tardieu, dessinent un discours de vérité qui s'appuie sur une intuition de l'ineffable. Bien qu'il se situe dans une rhétorique de l'immanence, il n'hésite pas à invoquer une «révélation surnaturelle », et le rythme de la phrase, inséparable de la vision, témoigne d'une conscience universelle, de ce sentiment d'être relié à un tout, hors de l'espace religieux, qui renvoie à ce que James H. Leuba nomme le « phénomène mystique » :

Le phénomène mystique [...] signifiera pour nous tout état intérieur qui, aux yeux de celui qui l'éprouve, apparaît comme un contact — non par le moyen des sens, mais immédiat, intuitif, — ou comme une union avec plus grand que soi, qu'on l'appelle l'âme du monde, Dieu, l'absolu, ou de tout autre nom que l'on voudra.15

Le sentiment de félicité qui accompagne cet instant, ainsi que la conscience soudaine d'une solidarité universelle du vivant — « une révélation surnaturelle à tous les actes, à tous les objets, à tous les êtres » (O/, 992) — se rattachent à ce que Tardieu lui-même, en 1976, nomme «mysticisme laïc» pour qualifier les «états successifs» — à la fois euphoriques et dépressifs — «d'un même étonnement» propre à cette capacité de regard neuf porté sur le réel :

L'étonnement, tout simplement, d'être au monde, que nous partageons tous ; la moindre action, le moindre geste, le moindre mot me paraît une chose

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absolument étonnante. C'est la distance par rapport à cet étonnement, qui donne tantôt cette familiarité avec le monde inanimé, tantôt ce sentiment d'exclusion, d'abandon, de solitude. Ce sont les différents moments de ce que je me permettrai d'appeler un mysticisme laïc, où les moments de sécheresse alternent avec les moments de grâce. J'ai horreur d'employer ces mots-là, qui sont de bien grands mots, mais je crois que chez moi c'est assez vrai... (Doc, 1295)

Ces «différents moments» témoignent d'un choc, d'une rupture dans le temps, qui délimitera un avant et un après. Toute expérience mystique survient à l'improviste et signifie un déracinement radical dans le continuum de l'existence, comme le décrit Michel Hulin :

La soudaineté, le sentiment de dépaysement radical, la sensation d'être soustrait au cours normal du temps, enfin, la certitude intuitive d'être entré en contact avec un réel d'ordinaire caché, la joie surabondante, la sérénité, l'émerveillement.16

Le sujet qui l'a éprouvé aura, par la suite, le choix de l'occulter ou de le cultiver. Tardieu a fait le second choix. Cette obsession de la collusion des contraires, nourrie par la pensée grecque, fondatrice de la démarche poétique comme de la trajectoire mystique, donne une clé de lecture pour lire toute l'œuvre, qu'elle soit critique, autobiographique, poétique et théâtrale. Dans le théâtre, elle se montre avec pudeur, Tardieu n'ayant pas trouvé le langage théâtral pour la dire, lui qui a préféré prendre, sans doute par crainte de paraître illuminé, le parti de la légèreté. Elle apparaît dans les épisodes épiphaniques et dans le motif récurrent de l'activité visionnaire, qui place le personnage en rupture par rapport au langage et au réel. Le théâtre est le lieu par excellence où mettre en abyme le regard que nous portons sur le réel, où remettre en cause le consensus qui fonde la notion de réel, ce réel insaisissable qui ne nous apparaît que derrière le voile des apparences : « la vérité de ce monde-ci, la réalité fantastique » (07, 992). «[...] il n'est pas de figure mythique plus insaisissable et protéiforme que le Réel. Lorsqu'on croit s'en approcher au plus près, le voilà qui bascule dans son reflet inversé», écrit Tardieu (1046). Si le mensonge est tout ce qui nous sépare du voir et du

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dire, la vérité serait ce qui échappe à toute séparation. Le mensonge appartient au médiat, la vérité à l'immédiat. Si le mensonge est enfermement dans le dualisme, ma phrase même n'y échappe pas. Un seul mode de perception est possible, c'est celui par lequel je ne fais qu'un avec la chose que je regarde : c'est le mode de l'extase, de l'illumination. Celui vers lequel tendent les poètes en quête d'absolu. C'est pourquoi il n'est pas de réalisme possible, c'est pourquoi le réel c'est «la fusion adéquate du sujet et de l'objet», comme l'écrivait Baudelaire17.

Il ne s'agit pas d'accéder à un «monde autre» (a/, 992), immanent ou transcendant, mais bien de voir ce monde-ci, le quotidien, par une pratique systématique du déconditionnement du regard comme du langage. Le discours, suspendu dans un refus d'affirmer comme de nier, favorisera le déploiement d'une parole qui vide l'énoncé de son contenu, et finira par introduire le doute quant au Je qui parle. Toute donnée permanente et repérable sera vidée de son sens. La scène sera l'espace de l'irreprésentable. L'obscurité sera lumineuse et la lumière obscure. Pour qui sait voir, chaque instant du quotidien est une épiphanie de la lumière, comme le formule Madame Poutre, qui, dans De quoi s'agit-il ?, découvre l'irruption du soleil (« // ») sur les humbles objets de sa cuisine, expérience qui ne parvient pas à se dire, sinon sur le mode de la stupeur. Madame Poutre — Eh bien voilà. J'étais dans la cuisine, à ramasser des pommes de pins pour la soupe. On était en décembre. [...] Et tout par un coup, voilà qu'il est entré ! Le juge — Par où ? Madame Poutre — Par la fenêtre. Il est entré comme ça, brusquement. Il a fait le tour de la pièce. Il s'est posé tantôt sur une casserole de cuivre, tantôt sur une carafe et puis il est reparti comme il était venu ! (PFII, 1203)

Si ce rébus porte sur l'énigme de la troisième personne, il souligne sur le mode comique une expérience de dépaysement radical affectant le personnage dans son quotidien, et suscitant la possibilité d'un regard neuf, émerveillé, porté sur les choses les plus banales, les ustensiles de tous les jours. Tardieu met en scène une double lecture possible de la scène, qui interroge un au-delà

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des mots, F opacité du langage renvoyant à un des leitmotiv e de l'œuvre : la description d'états de conscience modifiés, qui, surgissant par hasard, affectent momentanément l'individu dans son rapport au monde lointain et proche, et font naître en lui le sentiment d'être relié à ce qu'ailleurs il nomme «la Signification universelle» (PFii, 1195). Cette expérience bouleversante affecte le Professeur Froeppel, qui meurt dans l'émerveillement alors qu'il commence à comprendre le langage des arbres. Elle affecte, mais sur le mode de l'angoisse et non plus de l'épiphanie, le Client de La Serrure, qui, introduit par la Patronne, assiste au strip tease de la femme aimée, strip tease total, jusqu'au squelette, jusqu'à la désintégration, dans une hypotypose où l'érotisme côtoie la mort, où le corps ramène à l'énigme de l'incarnation. Le Client, comme le Pridamant de L'Illusion comique, questionne, par un effet de mise en abyme, l'incarnation de l'acteur comme du spectateur : « Et toi, mon bonhomme, es-tu bien toi-même ? (il se tâte les bras, les jambes). Sans doute, puisque tu peux toucher ton corps avec tes mains!» çrc, 605). «Au-delà de tes ossements comme à travers une cage vide, je vois encore resplendir ton lit! » (609). L'espace de la scène est le lieu du doute, le lieu d'un déconditionnement radical qui place le spectateur face aux limites de son incarnation, qui fait de l'acte du voir un acte de désintégration, d'annihilation de l'objet du regard, comme chez l'être unidimensionnel évoqué par le Professeur Froeppel. L'aspect expérimental du théâtre de Tardieu, sa dimension de laboratoire, son nécessaire inachèvement, ne sont pas sans rapport avec l'état de conscience qui a façonné de manière définitive un regard étrange, étranger, singulier, sur le modèle de l'expérience mystique, marquée par la rencontre bouleversante des contraires.

L'Espace nocturne «n'est pas le symbole d'un autre monde» (OJ, 992), précise Tardieu, et pourtant, il va de soi que son théâtre est un descendant direct d'autres "théâtres de la parole", ceux du théâtre symboliste, celui de Maeterlinck18, celui de Villiers de LTsle-Adam19 : la pièce «Le Sacre de la nuit» semble un écho à ce dernier (7T, 592-4). «Réfléchir à Vincréé, à sa masse, à son immensité — dans le temps et dans i'espace — et peut-être même

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et surtout à sa force agissante, devrait faire partie des préoccupations majeures de ceux qui croient créer»20, écrivait Maeterlinck. Il ne s'agit plus d'imiter la nature, mais de modifier le monde réel : l'artiste doit être capable «d'employer ses organes comme des instruments aptes à modifier selon sa fantaisie le monde réel», écrivait Friedrich Novalis, cité par Paul Gorceix dans son édition des œuvres du dramaturge belge (p.25921). Maeterlinck, traducteur agnostique de Ruysbroeck, dont la rencontre a bouleversé sa Weltanschauung, cherche à s'enraciner dans le Romantisme allemand pour retrouver la relation entre la vie et l'homme intérieur : «Tout ce que nous appelons vie, univers, Dieu, n'est que notre façon de voir ce qui représente une réalité que nous n'apercevrons pas tant que nous resterons ce que nous sommes.» (p.23721). Quant à Villiers, son prédécesseur et maître, il affirmait, au nom d'un spiritualisme absolu, dans son « impossible théâtre » — pour reprendre l'expression de Bertrand Vibert —, que le réel est notre invention pure, la mission de l'artiste-voyant étant, comme Elisabeth dans La Révolte, de « contempler, au fond de ses pensées, un monde occulte dont les réalités extérieures sont à peine le reflet »22. L'écriture de Tardieu est tendue vers le dépassement de la pensée rationnelle, dans une tentative d'élucidation de l'opacité du symbole, à la fois vecteur et obstacle vers un sens transcendant qui se dérobe, moins harmonie que chaos. Elle tente de ressaisir quelque chose du logos, cette parole voilée, cette langue perdue qui détient l'énigme du vivant. Sur le modèle de l'abandon mystique, elle tente d'approcher ce qui ne peut se dire ni même se concevoir, comme en témoigne l'apothéose décrite dans « Obscurité du jour », à travers cette épipha-nie de la pluie qui tombe comme un sacre (OJ, 992).

La mise en doute de l'espace-temps, liée au sentiment de l'ineffable, se manifeste dans la métaphore de la pluie, qui rappelle l'aspersion par l'eau pure opérée par l'hysope, principe de régé-nérescence, qui est, pour Bachelard, ce «qui animera la terre inerte et en fera surgir toutes les formes vivantes »23 et incarne, comme le montre Mircea Eliade dans Méphistophélès et l'andro-gyne, l'unité mystérieuse des contraires, qui est un attribut propre

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à l'humanité primitive et au divin. Dans ce texte de Tardieu, ce n'est pas une personne, mais « l'Espace » qui est paré de ces attributs. Les figures de la réconciliation des contraires prédominent dans ce texte (« nocturne »/«jour» ; «fascination »/aspect « maléfique » ; « possible »/« impossible » ; « naissance »/« disparition ») et renvoient à la coincidentia oppositorum, qui est, chez Nicolas de Cues, chez Heraclite, une des manières d'exprimer l'ineffable, dont la manifestation échappe à la pensée conceptuelle puisqu'il ne peut être ni qualifié, ni approché par un cerveau humain, sauf si celui-ci se trouve dans un état de réceptivité particulier : « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim ; cela veut dire tous les opposés»24, affirmait Nicolas de Cues. « Le Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, abondance et famine ; il se transforme comme le feu », écrivait Heraclite (p. 1221). Tardieu, dans sa mise à distance du mot « symbole » (0y, 992), met en œuvre une forme d'« expérience symbolique » au sens où l'entend Maurice Blanchot : Tout symbole est un changement radical qu'il faut vivre, un saut qu'il faut accomplir. Il n'y a donc pas de symbole, mais une expérience symbolique. Le symbole n'est jamais détruit par l'invisible ou l'indicible qu'il prétend viser ; il atteint au contraire [...] une réalité que le monde courant ne lui a jamais octroyée. (p. 12225)

La vocation de l'écrivain est d'aller regarder derrière le réel, d'en approcher le mystère en redonnant au «symbole» sa vitalité et son ambivalence qui font de lui, non plus simplement le résultat d'un « complexe de culture », mais une «force de la nature », tout comme « Vimage », selon Bachelard, « est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et déforme » pour exister23. Cette quête qui consiste à faire advenir le visible dans l'invisible, ou l'invisible dans le visible, liée à la suspension de l'approche dualiste, détermine le rapport à l'espace comme le rapport à l'objet : tous deux sont le lieu d'une révélation.

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objets épiphaniques

« Une peinture en mouvement qui tourne autour d'un objet immobile et masqué. »

«X, 1257)

Ce rôle révélateur de l'objet parcourt les écrits sur la peinture, mais aussi, de manière plus diffuse, le théâtre de Tardieu, qui évoquent l'expérience bouleversante produite chez lui, depuis l'enfance, par certains objets du quotidien. Dans «Les Bouteilles fondantes », il décrit un état de conscience pendant lequel il s'agirait de «s'éprouver vraiment vivant» (O/, 998) en contemplant un tableau de Giorgio Morandi, intitulé Nature morte avec un vase et trois bouteilles. Le regard du peintre rencontre l'étrangeté dans les choses les plus banales : la matière du verre est devenue à la fois palpable et immatérielle, et Tardieu évoque une contemplation qui épuise l'objet pour aboutir à une reconsidération de la réalité. Entre jour et obscurité, l'objet opère un « renversement sous nos yeux ou plutôt se manifeste à notre entendement » (997). Dans un lexique analogue à celui de « Obscurité du jour », Tardieu parle d'un «redoutable enchantement» : «Ici notre vieille ennemie, la Menace, le redoutable enchantement qui peut aussi bien provoquer Vapparition fantastique des choses les plus humbles que leur soudain effacement, se montre sous les traits d'une délectable transposition du réel, à la limite de Vidée fixe. » (998). Il s'agit de retrouver dans les œuvres picturales l'état de conscience qui a présidé à leur élaboration, partir de la peinture pour regarder le monde autrement, voir dans un état intermédiaire entre le sommeil et la veille, jusqu'à éprouver comment, en même temps que l'image, surgit le verbe : « Une parole surgie en [l'esprit] pendant ce bref passage de la ligne se propose à la fois comme un être impénétrable et comme une énigme à résoudre. » (997). À la vision s'ajoute le don des paroles intérieures. Dans «Autre nature morte : chaise et violon ou l'étonnement d'être au monde», Tardieu imagine, à partir d'un dessin de Giacometti, la distance abolie entre le sujet et l'objet, au point de percevoir un

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être de l'objet, ou, plus exactement, un déficit ontologique qui affecterait pareillement sujet et objet dans l 'acte du voir, suggérant l ' idée d 'une conscience propre de l ' inanimé placée hors de l 'humain.

[...] L'étonnement — comme un choc que nous fait éprouver (parfois) le simple fait d'être et d'être là se manifeste au plus haut point lorsque ce choc vient de notre rencontre avec un objet inanimé, le plus simple, le plus usuel, disons une chaise posée sur le plancher.

Je compare ce saisissement (qui peut aller jusqu'à l'angoisse) à l'impression que nous éprouvons lorsque nous roulons à vive allure dans un train ou une auto et que le véhicule, brusquement, stoppe.

On dirait que notre conscience, profondément imprégnée de mouvement et de devenir, ressent par contraste, à certains moments de rupture, la résistance surprenante des choses qui n'existent que pour elles-mêmes,

Alors l'opacité, la cécité du monde inerte nous frappent parce que l'objet (recevant la mobilité de la lumière sans y répondre par un geste) existe sans pouvoir se connaître, tandis qu'en même temps et par un jeu inverse, il est tout entier menacé par le non-être.

Comme si le néant était la face cachée des objets — ou leur âme, je veux dire ce petit osselet de bois qui, associé au vide, à l'intérieur du violon, lui donne sa souveraine résonance. {OJ> 1038)

Voyant en transparence, comme l'être plat, les objets (« Étude de chaise») et les corps {La Serrure), il imagine que l 'âme des objets se tapit dans leur vide même, et ressent l'objet comme le lieu paradoxal de la réversibilité du vide et du plein. Cette chaise dessinée par le peintre rêve l 'espace autant que l'objet. Épure d'objet dans une épure d'espace, elle est une présence en creux, sans volume et sans contours. Le peintre définit l 'espace comme une zone d'indécision entre l'objet et son reflet, comme une esquisse, une tension entre l'apparition et la disparition, hantises qui habitent également tout le théâtre de Tardieu. Par ailleurs, cette hypothèse philosophique apparemment « fo l le» d 'une conscience placée dans l'objet devient au théâtre un choix scénique : l'objet est chargé de représenter une lacune, de dire, par son accumulation, une perte du point de fuite, une perte d 'ancrage dans le réel tel que nous nous le représentons ordinairement. Objet scénique, objet métaphysique, il est support de contemplation.

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Dans « Les Mots en deçà », Tardieu cherche dans la représentation des objets un passage vers une mise en chiffre invisible, comme si les choses avaient un pouvoir de dissociation de la forme et du sens. Voir autre chose dans les ustensiles du quotidien le plus prosaïque — «brouettes, râteaux, moulins à café, pièges à taupes, cuillers à moutarde, appeaux, canards factices, carabines et cartouches» (OJ, 1012-3) — est bien chez lui une « idée fixe » (998). Ce contact bouleversant avec les objets les plus humbles du quotidien, tel que le décrit Madame Poutre, est autant lié à l'approche mystique qu'au genre pictural de la nature morte. Dans la même lignée, au carrefour de la mystique et de la poésie, un texte a fait date : la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, publiée en 1902, décrit l'état d'un narrateur fictif, qui, au nom d'une expérience bouleversante, renonce à la poésie. Son rapport au monde qui l'entoure s'est profondément modifié à travers des chocs visuels répétés, au contact d'objets insignifiants du quotidien. Il les nomme des «hasards étranges» (p.4826) qui le traversent «de la racine des cheveux à la base des talons» (p.4726). Il évoque sa rencontre fortuite avec d'humbles objets et scènes du quotidien dont la vue devient à son insu un support de contemplation : «un arrosoir, une herse à l'abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysan » (p.4526), « une créature sans valeur, un chien, un rat, un insecte, un pommier rabougri, un chemin de terre tortueux escaladant la colline, un caillou couvert de mousse. » (p.4726). En résumé, les «objets misérables et grossiers de la vie paysanne » (p.4926) deviennent ce qu'il nomme « le réceptacle de ses révélations» (p.4526). Un décloisonnement du regard s'est opéré. La distance qui sépare le sujet et l'objet de la contemplation s'est abolie et le narrateur a le sentiment de vivre, fugacement, hors du champ de la perception dualiste, dans un rapport immédiat au réel, schrankenlos (« sans bornes »), qui génère dépaysement et stupeur. Ce décloisonnement du regard, le Professeur Froeppel, en mystique accompli, le pratique : «Il s'avançait vers toutes choses en parlant leur propre langage, toutes les choses vivantes ou mortes, car il entrait enfin en

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communication avec un monde sans cloison et sans limites. » (PFI, 387). Ce regard sur l'objet est celui du peintre. La peinture est un regard second tout comme la poésie est un langage second. Épuiser la contemplation de l'objet, jusqu'à ce que son contour devienne abstraction, jusqu'à ce que sa matière devienne non-matière, telles semblent bien être les obsessions de Tardieu. La mise en question de la relation du sujet et de l'objet a au théâtre les prolongements que l'on sait, depuis Les Chaises de Ionesco et Oh les beaux jours de Bcckett. Par ailleurs, à l'intérieur d'une spéculation sur l'intériorité, Rainer Maria Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, imagine à partir d'un bruit de couvercle venu de la chambre voisine, une possible revanche des objets, dont le vide qui résonne dans l'espace évoque comme une lointaine musique des sphères.

Mettons-nous d'accord sur ce point : le couvercle d'une boîte saine dont le bord ne serait pas bosselé, un tel couvercle ne devrait pas avoir d'autre désir que de se trouver sur sa boîte. [...] Il apparaît clairement ici combien les rapports des hommes avec les objets ont provoqué chez ces derniers de troubles. [...] Alors, en se faisant des signes malicieux, ils commencent leur séduction, qui croît peu à peu jusque dans l'infini et entraîne avec elle tous les êtres, et Dieu lui-même, contre le solitaire qui peut-être en triomphera : le Saint.27

Trouver un regard de rupture, le contraire de celui de l'élève qui regarde le tableau nommé Euclide de Max Ernst (O/, 1024-6), jouer sur les effets d'optique et parvenir à un dépaysement radical qui participe du regard du peintre, parvenir à la «crête de sens » (998), au moment où toute signification peut « basculer dans son contraire, dans ce double inversé, dans cet anti-sens qu'elle entraîne,.. », tel est le défi du poète et du dramaturge. Si l'ambivalence de la joie et de l'angoisse l'inquiète, la démarche de Tardieu est tendue vers l'épiphanie, cette célébration de la lumière dans une écriture qui cherche à fixer l'instant, qu'il s'agisse d'une illumination fugace ou d'une expérience extatique sur le mode mystique. Elle ramène forcément à un vécu : elle est la célébration d'un instant hors du temps où s'établit un sentiment de paix et de confiance, de cohésion magique du moi dissous dans l'univers. Cette expérience, présente chez Proust,

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Joyce, Rilke et bien d'autres, possède des similitudes avec les états extraordinaires que connaissent les mystiques, et appartient au fonds commun anthropologique de l'humanité. L'écriture de Tardieu privilégie le regard du candide, à travers la figure paradoxale du savant, celle du seul personnage présent en continu dans son œuvre et dont il s'avoue le disciple : le Professeur Froeppel.

L A PAROLE SELON LE PROFESSEUR FROEPPEL.

Comme le Monsieur Teste de Valéry, comme le Plume de Michaux, le Professeur Froeppel apparaît comme un avatar de la figure de l'écrivain Tardieu, qu'il semble hanter pendant une trentaine d'années, depuis l'après-guerre jusqu'à sa mort, puisqu'il remanie les textes consacrés à cette figure, au point d'imposer progressivement le personnage en titre d'un recueil, dans la seconde version de 1978, Le Professeur Froeppel.

Vautre, le double

C'est une figure émouvante que celle de ce Professeur, si «positif», si loin du tueur en série de celui de La Leçon de Ionesco, et pourtant habité, comme lui, par la question du langage et du pouvoir de la parole. Notre hypothèse est de prendre ce candide au sérieux, et de retrouver, en lui, les hantises profondes du poète, si nettes dans les textes autobiographiques, la poésie, les écrits sur la peinture. Le Professeur est un fou avéré, mais sa folie n'est pas si simple : il est de ceux que l'infini habite. Dans ses recherches «folles», c'est-à-dire imperméables à la logique rationaliste et matérialiste, mais accessible aux visionnaires et aux poètes, il vit une relation intense au langage et au réel, dont il met en question nos représentations toutes faites. C'est bien à ce mystère des choses et des êtres que se confronte cette figure de «précurseur absolu» (PFII, 1196), de mage, d'inventeur, d'idiot capable, à l'écart des savoirs savants, de retrouver le langage des

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arbres, comme un François d'Assise comprenant la langue des oiseaux, bref d'entrer dans la légende, comme une figure parodique de la sainteté, issue d'une hagiographie laïque :

Voilà pourquoi le Professeur Froeppel peut être considéré, à juste titre, comme un précurseur absolu. C'est en effet à cette totale indépendance, à cette parfaite intemporalité, à ce mépris de toute justification et de toute utilité que l'on peut mesurer le caractère unique et irremplaçable d'une œuvre, la stature d'un découvreur, l'autorité d'un maître.

La préface de Tardieu à la seconde édition semble un malicieux prélude à une œuvre placée sous le signe de la discontinuité, de l'inachèvement et de l'éparpillement. La première version des écrits consacrés au Professeur Froeppel (publiée en 1951) apparaissait comme une collection de textes pseudo-autobiographiques et de témoignages de disciples, assemblés sous formes de notes et finissant par constituer une sorte de pastiche d'hagiographie. On pouvait y lire les dernières notes du professeur, le récit de sa guérison et de sa mort, ses œuvres posthumes et son tombeau, l'ensemble placé sous le signe d'un pathétique et d'une solennité burlesques :

Dernières notes du journal intime Le Professeur Froeppel guéri et sauvé Mort héroïque du Professeur Froeppel Œuvres posthumes du Professeur Froeppel Tombeau du Professeur Froeppel Petits problèmes et travaux pratiques

Alors que la première édition tournait en dérision les postures de l'écrivain inspiré, la seconde s'intéresse à sa démarche de recherche. Le Professeur Froeppel devient une figure de l'intériorité, celle du processus créateur s'observant en train de s'inscrire dans des formes et genres variés toujours insatisfaisants, accidentels par rapport à l'absolu que le personnage se propose d'atteindre. Le recueil apparaît comme un ensemble de variations sur un thème — celui du génie — à travers des registres aussi différents que la poésie, la pédagogie, les arts plastiques :

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La Comédie du langage Prose et poésie Œuvres pédagogiques L'œuvre plastique du Professeur Froeppcl

Ce changement de perspective, qui ajoute d'autres textes aux fragments antérieurs, s'intéresse moins au personnage qu'à son langage, prioritairement théâtral, puisque le recueil s'ouvre sur deux comédies. Quant au personnage inventé, il se promène hors des limites prescrites par son ouvrage éponyme. On le trouve par exemple dans le Théâtre de chambre, dans la pièce intitulée «Ce que parler veut dire», qui porte pour titre une réplique de Madame Poutre dans «De quoi s'agit-il?», pièce appartenant à la seconde version de Le Professeur Froeppel : «Je ne suis pas plus bête qu'une autre, va! Je sais ce que parler veut dire!», lançait-t-elle (PFII, 1203). La préface, qui s'amuse à faire comme si la figure avait réellement existé, n'est qu'un demi-mensonge. Elle annonce une non-œuvre, un work in progress, qui dépasse les limites de l'œuvre et donne rétrospectivement des clés pour lire tout ce qui précède et tout ce qui suivra.

Le présent ouvrage rassemble tout ce que l'on sait actuellement du Professeur Froeppel : le journal de sa folie, le récit de sa mort, ses œuvres théâtrales, scientifiques, poétiques et pédagogiques connues, mais revues, corrigées et augmentées de nombreux inédits. La première découverte de ses œuvres se situe entre 1944 et 1947. Leur première publication, aux Éditions Gallimard, date de 1951, sous le titre : Un mot pour un autre. (PFII, 1195)

Et le préfacier pataphysicien d'ajouter, instituant un espace de jeu où il se voile et se dévoile : «En réalité, le rayonnement du génie froeppelien dépasse largement cette courte période, en amont comme en aval. ». Plusieurs clés apparaissent nettement : tout d'abord, malgré le déplacement apparent de perspective, la figure de l'écrivain reste au centre de cette rêverie burlesque, puisque le nom du Professeur, précédemment sous-titre du recueil Un Mot pour un autre, est devenu le titre principal de l'ouvrage, et parce que la préface exhibe comme une curiosité, comme un monstre de foire, une figure d'écrivain impossible.

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Le Professeur Froeppel est bien un avatar de la figure de l'écrivain Tardieu. Dans «Images de Monsieur Teste», Tardieu présente l'invention du double comme une manière d'accéder à l'Un sous «le Multiple», à la permanence derrière l'impermanence (Fa 1173). Pour le Professeur, la littérature sera instrumentalisée, rendue à la simple fonction d'un terrain d'expérimentation concrète soumise à une recherche plus vaste. Il y a le refus d'une posture de l'écrivain chez Tardieu, mais cette anti-posture est elle-même une posture, parce qu'elle prend place dans la distance propre au jeu théâtral, appelée "ambiguïté" dans la courte épigraphe de la première version de Le Professeur Froeppel :

L'ambiguïté est partout : dans l'apparence futile, mais ce qu'il y a de plus frivole peut être le masque du sérieux. MAURICE BLANCHOT.

(P/7, 373) La préface à la seconde édition agit comme un raccourci parce

qu'elle résume en quelques mots la quête qui préside au geste d'écrire, lui donne sa cohérence et son unité. Si l'écriture de Tardieu est vouée à la fragmentation, à la répétition, c'est qu'elle gravite autour d'un noyau, d'un centre. Traduire l'Unité du Multiple, tel semble bien être le tour de force d'un ensemble de textes surprenant, qui, au-delà de l'intention parodique, agit comme un inventaire précis des hantises présentes dans toute l'œuvre, et qui s'exprime sans détours dans les ouvrages de poésie. Feignant d'embrasser le point de vue de tout le monde, Tardieu affirme résolument un point de vue singulier qui est celui de son double dont les dates de l'œuvre coïncident exactement avec les siennes propres et dont il avoue plus loin — dans « Poésie usuelle » — être le « disciple » (PFii, 1210) et le plagiaire : « À cette occasion, il nous importe, une fois de plus, de restituer à son véritable auteur l'un de ces textes : "Le commissaire-priseur", faussement attribué au même disciple (décidément un récidiviste du plagiat), j'ai nommé le poète Jean Tardieu. ». Il assume pleinement son identification avec une autre figure de lui-même chargée de le représenter partiellement en tant que

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«poète», d'illustrer sa démarche créatrice, ou la pensée — le «contenu» des «idées» — qui préside au mouvement de récriture. Une pensée de rupture qui vise à l'intemporalité et à l'universalité :

Quant au contenu même de ses idées, il est manifestement étranger aux divers courants de la philologie moderne. Que ce soit son fameux retour au balbutiement primitif des sociétés, ses observations courageuses sur la fréquence croissante des monosyllabes onomatopéïques et des mots à répétition bêtifiante dans l'argot secret des familles, l'utilisation systématique de la Faute de Frappe, la langue Moi (la seule qui soit intégrale et irréductible) ou encore la Signification universelle (chaque être, chaque objet de ce monde étant à la fois son Existence et son Signe), toutes ces découvertes prodigieuses se situent à l'écart des mouvements philosophiques et linguistiques de notre temps : phénoménologie, existentialisme, structuralisme, sémantique, sémiologie, stylistique nouvelle, grammaire générative, etc.

(PFII, 1195-6)

Un déplacement s'opère, qui oblige à une relecture de l 'œuvre au-delà du phénomène de production littéraire, chez un personnage dans la lignée des «penseurs» et des «chercheurs» (PFii, 1195), et agit comme ciment de l 'œuvre passée et à venir, qui contesterait la fragmentation des savoirs au nom d 'une intuition infaillible et indémodable : parmi ses « découvertes prodigieuses » (1196), figure celle de «la Signification universelle» (1195). Le raccourci suscite un sentiment d'incohérence, par la densité du contenu, par l 'absence de lien apparent avec la frivolité des textes qui suivent, par la sortie brutale hors du champ littéraire, puisqu'il s'agit de revendiquer une expérience de béatitude hors des mots, de désigner un espace au-dehors qui représente le centre et la justification de l'écriture. Tardieu est de ces écrivains qui ne peuvent poursuivre leur œuvre qu 'en poursuivant "autre chose", selon la contradiction formulée par Blanchot :

Tout se passe comme si l'écrivain — ou l'artiste — ne pouvait poursuivre l'accomplissement de son œuvre sans se donner pour objet et pour alibi la poursuite d'autre chose (c'est pourquoi sans doute il n'y a pas d'art pur). Pour exercer son art, il lui faut un biais par où échapper à l'art, un biais par lequel il se dissimule, ce qu'il est et ce qu'il fait — et la littérature est cette dissimulation. (p. 12625)

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Cette «poursuite d'autre chose», c'est, sans doute, cette affirmation d'un lien nécessaire entre l'expérience et l'écriture, dans la recherche d'une rupture radicale face aux représentations convenues. Le «poète», se reconnaissant dans le «penseur» et «chercheur», ne peut que comprendre le regard du «sage fou».

une figure du non-savoir

Qu'est-ce au juste que la fameuse «folie» du Professeur Froeppel, présentée comme une donnée incontestable dans les deux préfaces, qui tracent le portrait d'un malade qui doit se faire soigner, et rédige «le journal de sa folie» {PFU, 1195)? Mise à distance par l'invention du personnage et par l'humour, l'étiquette de « folie » est profondément ambiguë, selon que l'on se place du point de vue de la singularité ou de la multitude. Entre les deux, Tardieu semble ne pas vouloir choisir.

Le Professeur est une figure de la singularité. Il connaît des états de conscience modifiés, des expériences extatiques, qui, surgissant par hasard, affectent momentanément l'individu dans son rapport au monde lointain et proche, et font naître en lui le sentiment d'être relié à «la Signification universelle» {PFll 1195). La première édition de Le Professeur Froeppel, en 1951, décrit plusieurs états semblables, toujours extatiques, dont le troisième est mortel, puisque le professeur succombe à un retour à la réalité un peu trop brutale — son disciple le découvrant en extase le frappe violemment. Ces états extraordinaires, appelés, dans le champ de l'anthropologie, «dons de la grâce» ou «gratifications», ramènent au «phénomène mystique» : toujours spontanés, ils se caractérisent par des facteurs déclenchants (ascèse, solitude, privation de sommeil, etc.), des moments épiphaniques, l'effacement des frontières entre le moi et le non-moi, la disparition des repères spatio-temporels, la présence d'une félicité sans cause et sans objet. Ds sont considérés, dans le champ religieux, comme des marques de sainteté directement conférées par le divin et recoupent, outre les visions, apparitions, des dons de toutes sortes : lévitation, glossolalie, don de guérison, extase, téléporta-

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tion, clairvoyance, prédiction, télépathie, paroles intérieures, etc. La première vision du Professeur possède toutes les caractéris

tiques de ces dons extraordinaires décrits dans les récits hagiographiques et les comptes rendus d'expériences des mystiques et des visionnaires. Produisant un dépaysement radical du regard, elle intervient après une longue période d'enfermement qui rappelle la clôture ascétique, et renvoie au «phénomène mystique», toujours fortuit, unique, bouleversant, expérience spontanée qui peut surgir chez tout individu non prédisposé par une ascèse ou une vocation quelconque, et indépendamment des questions d'appartenance culturelle ou religieuse.

Lorsque, après ces quelques mois de repos forcé, il descendit pour la première fois dans la rue, il fut frappé du comportement bizarre des passants. Tous avaient l'air de gens poursuivis par une menace invisible. La plupart d'entre eux marchaient vite, d'un pas saccadé, et si quelques-uns, rompant le rythme général, s'arrêtaient devant les vitrines des magasins, ce n'était pas sans avoir, au préalable, jeté à droite, à gauche, des regards inquiets et furtifs qui rappelaient la mimique de certains animaux ; lézards, écureuils ou gibbons. [...] N'y avait-il pas au fond de tout cela une sorte de code secret, un chiffre, un sous-entendu permanent, pourquoi ne pas dire le mot ? — une véritable conspiration ? (PFI, 382)

Cette vision hallucinante de ses congénères en animaux ne produit pas ici de félicité, mais plutôt un sentiment d'inquiétude et de perte de repères. C'est là une autre face de l'activité visionnaire, qui par les perceptions dérangeantes qu'elle suscite, transforme le voyant en conscience malheureuse de son temps.

Survient le second état extraordinaire. Le Professeur, soudain «illuminé» (PF/, 384), tombe à genoux, retournant vers le sol, vers l'humus, siège de l'humilité. L'épiphanie de l'instant prend la forme d'une langue des signes qu'il s'agirait de retrouver dans la contemplation du quotidien, tel le poète chargé de déceler de mystérieuses correspondances entre le multiple et l'unique :

[...] Le professeur s'était aperçu un jour, en effet, qu'il y avait parmi les hommes, sous le langage parlé, un langage muet, et que cette entente secrète régnait sur la nature entière. Les signes, les avertissements, les mots de passe étaient partout : dans l'agitation des feuilles, dans la forme et la

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couleur des nuages, dans une tache de soleil sur un mur, dans l'aboiement d'un chien, le claquement d'une porte, un pas qui s'éloigne, un cri d'enfant, une girouette qui grince, un train qui siffle, un caillou qui dégringole, un ruisseau qui bouillonne, une fleur qui tremble, la buée d'une haleine sur une vitre. [...]

Cette découverte remplit l'âme du Professeur Froeppel d'une incommensurable fierté. Le jour où il en fut illuminé, il éprouva le besoin de se mettre à genoux, quoiqu'il eût depuis longtemps perdu la foi. [...]

Ce jour-là, il entreprit de composer son plus important ouvrage : le Dictionnaire de la Signification universelle, celui-là même qui devait rendre son nom immortel. (PF/, 386)

Ce texte puissant, qui célèbre une poésie de l'immanence et de la transcendance, entre fortement en résonance avec le poème «En bleu adorable...» de Hôlderlin, peinture d'une épiphanie de l'instant, épiphanie de la lumière, qui, à partir des mêmes éléments du quotidien, lie harmonie verticale et horizontale, synesthésies et correspondances :

En bleu adorable fleurit Le toit de métal du clocher. Alentour Plane un cri d'hirondelles, autour S'étend le bleu le plus touchant. Le soleil Au-dessus va très haut et colore la tôle, Mais silencieuse là-haut, dans le vent, Crie la girouette. Quand quelqu'un Descend, au-dessous de la cloche, les marches, alors, Le silence est vie [...] [...] poétiquement toujours, sur terre habite l'homme. (p.9396)

Au carrefour du mystique et du poète, le Professeur est de ceux qui "poétiquement habitent", et le ton amusé des notations banales n'enlève rien à ce qui décrit sa joie.

Arrive enfin le terme de cette hagiographie laïque. Survenue là encore dans des conditions extrêmes — la privation de sommeil, qui ramène aux insomnies quotidiennes de Tardieu —, la troisième et dernière illumination surprend le Professeur au petit matin, couché auprès d'un jeune bouleau, au moment où le découvre son disciple Couçi-Couça.

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Le professeur, insensible au froid, au vent, à la rosée, gisait à plat ventre sur la terre humide et, d'une voix infiniment douce, aux inflexions mélodieuses, comme on parle à un enfant malade, balbutiant les premiers rudiments de la langue universelle, apprenait d'un jeune bouleau pas plus haut qu'un rosier, le langage des arbres ! (PF/, 386)

Cette langue balbutiante rappelle le don de glossolalie (de gloôssê lalein : «parler en langue»), que le langage néo-testamentaire utilise pour désigner un parler extatique et incompréhensible en usage dans certains groupes chrétiens et surtout dans les mouvements charismatiques contemporains. Mais le « don des langues », ou glossolalie, existe avant et en dehors de la chrétienté : dans le chamanisme, dans le paganisme antique (la Pythie de Delphes), dans le judaïsme. Le Professeur Froeppel exprime indéniablement les obsessions de Tardieu : le sentiment des limites de l'incarnation et de la solidarité du vivant, qui culminent dans la cocasse invention d'une langue Moi ; la remise en cause du consensus qui fonde nos représentations du réel et l'affirmation d'une inadéquation fondamentale du langage.

La «folie» est un autre usage du langage, une façon d'entrer dans une sorte de pensée sans pensée qui met en échec la logique discursive. «Le mensonge est la réalité suprême des langages admis », écrit Tardieu dans la première édition de Le Professeur Froeppel (PFI, 379). Les textes de « Poésie usuelle » interrogent les dessous du langage, opèrent un renversement comique du trivial et du sublime, du comique et du sérieux. Soulignant avec humour les phénomènes de conditionnements langagiers liés aux fonctions sociales, ils posent des questions vertigineuses sur la tentation de mettre en chiffres le réel, comme si le monde était une sorte de cryptogramme à déchiffrer.

Avant tout, il voulait personnifier les plus pressantes injonctions de ce langage impératif en les plaçant dans la bouche des représentants les plus typés de l'organisation sociale et professionnelle, comme par exemple : l'Agent de circulation, le Chef de gare, le Médecin, la Dame des toilettes. Ce corpus d'interpellations, d'interrogations et de commandements dont l'aspect prosaïque se hausse parfois au niveau des oracles et de l'inquiétude métaphysique, il l'aurait appelé Poésie Usuelle. (PFII, 1210)

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Tardieu est un homme de la lettre, il est celui qui prend tout à la lettre, comme son personnage, chargé de faire entendre une parole autre, celle du fou, du grand enfant, du primitif, capable d'une innocence du regard, capable d'esprit d'enfance, bref une sorte de figure parodique de la sainteté. Cet aspect est très visible dans la première édition, qui souligne le destin exemplaire de ce simple d'esprit, savant-poète-enseignant fou, qui s'ouvre au non-savoir et finit par parler le langage des animaux, « des fleurs et des choses muettes», comme le Baudelaire de «Correspondances», comme le François d'Assise parlant la langue des oiseaux. «Tout communique et s'ouvre», écrit Tardieu, «feuille, fleur, volet, rocher, signaux lumineux, durées inégales suggérant un langage chiffré » (DP, 867). « Sourd au cri des oiseaux, aveugle aux formes de la terre, à tout ce qui porte un nom dans les atlas bariolés, je vais au-delà des images, au-delà des légendes, au-delà des symboles. » (862). Il pratique le langage humain comme une langue balbutiante, à la manière des mystiques, cherchant dans le bégaiement l'émergence d'un mode d'être au monde inconnu dont il a l'intuition et qu'il ne peut nommer dans le langage. C'est pourquoi le Professeur instaure systématiquement la faute, l'erreur de prononciation, le lapsus, dans des comptes rendus d'expériences parfaitement cocasses, «que ce soit son fameux ''retour au balbutiement primitif des sociétés", ses observations courageuses sur la fréquence croissante des monosyllabes onomatopéïques et des mots à répétition bêtifiante dans l'argot secret des familles, l'utilisation systématique de la Faute de Frappe» (PFH, 1195). Autant d'expérimentations qui mènent à des questionnements vertigineux et candides.

En tant que poète, Tardieu cherche à retrouver un usage singulier du langage, marqué non plus par le cloisonnement, par exemple, du nom, de la figure et du sens, mais par un décloisonnement, une réunion d'éléments que nous opposons dans notre logique rationnelle. Cette recherche du décloisonnement est autant liée à la démarche mystique qu'à la démarche poétique. La seule différence entre Tardieu et le Professeur Froeppel — surtout dans l'édition de 1951 —, c'est qu'à partir de ces pistes de réflexion,

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le professeur arrive souvent, par son obsession pédagogique, à des conclusions absurdes : Donc, la vérité est : le langage individuel. Supprimons les derniers risques d'erreur. Construisons la LANGUE MOI ! La seule qui soit universelle ! la seule qui ne serve pas à déguiser la pensée, la seule qui soit pure effusion, dialogue direct et immémorial entre le sujet et l'objet, entre la créature et Dieu ! ... Dès demain, je ferai mon cours en Langue MOI. Je débuterai ainsi : Progak, némjé... (PFI, 379)

Le Professeur ne relève pas, malgré sa posture enseignante, des savoirs humains appris, comme le souligne la préface. Il apparaît vite que s'il possédait un savoir quelconque, celui-ci ne lui serait d'aucun secours dans ses recherches, si ce n'est le caractère obsessionnel de ses méthodes. Il apparaît que ce qu'il tente d'acquérir, parfois laborieusement, est une non-connaissance, un savoir en creux qui s'appuie sur les expérimentations les plus extravagantes. Il est celui qui sort du chemin — au sens é* extra vagere — pour tenter d'approcher, béatement, «ce qui n'a pas encore de nom » (O/,1045). Il est une figure du fou inspiré, de celui qui a approché la science infuse — celle qui est innée, qui ne s'apprend pas —, de Vidiotus, du simple d'esprit, de l'illettré éclairé selon une légende en vogue depuis le xvne siècle, qui associait les illettrés éclairés aux idiots, aux fous, aux pauvres, aux prophètes vagabonds, comme le souligne Michel de Certeau dans son chapitre intitulé «Figures du sauvage» de La Fable mystique (pp. 280-4057). Tandis que le salôs, dès le IVe siècle, s'imposait comme une figure de l'ignorant, souvent homme du bas peuple, mais pourvu de dons prophétiques, nombreux sont les mystiques de l'âge classique qui rêvaient de rencontrer « l'Ami de Dieu qui leur apprendra la divine leçon» (p.3237), partant à sa recherche parmi la population des faubourgs. L'une de ces rencontres miraculeuses est narrée par Jean-Joseph Surin dans la célèbre « Relation du jeune homme du coche », où il raconte avoir rencontré, au sortir de son long exil, un jeune homme ignorant mais inspiré de Dieu qu'il a pris pour un ange. Surin interpréta cette rencontre comme une «merveille» plus riche d'enseignement que tous les livres. Cette légende trouve ses origines dans

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les textes sacrés de diverses cultures, qui revendiquent la "sage folie", à la manière de saint Paul dans la première épître aux Corinthiens : «Que nul ne s'abuse de lui-même. Si quelqu'un parmi nous pense être sage selon ce siècle, qu'il devienne fou, afin de devenir sage.» (i, 18). Le «sage fou», le salôs, est celui qui, totalement dénué d'amour-propre, ne craint pas de s'humilier jusqu'à la perte de soi : par son comportement ou son langage asocial, il est porteur de vérité. À bien des égards, la préface à la seconde édition de Le Professeur Froeppel sonne comme un éloge de la folie : c'est par sa différence même, c'est parce qu'il représente une figure de l'altérité — l'autre de soi-même, l'autre du langage — que le sage fou a quelque chose à nous non-apprendre : « Les prétendus fous ne sont appelés tels que parce que l'on ne comprend pas leur langage. » {PFl, 390). Cette phrase du Préambule à « Un Mot pour un autre » sonne comme un éloge de la folie. À la folie sociale de la pièce, où s'opère un dérèglement collectif du langage dans un certain milieu marqué par les cloisonnements et les interdits, s'oppose la folie inspirée, ou dérèglement du langage chez un seul, dans un souci de décloisonnement et d'ouverture au monde — le Professeur cherche à communiquer avec les animaux, les plantes, l'inanimé.

De même, le "Dictionnaire des mots sauvages de la langue française", qui hante l'œuvre, n'a d'autre but que de faire surgir, à travers la recherche sur « les infiniment petits du langage » (PFl, 404) que sont les onomatopées, leur « étrangeté », « leur caractère insolite», bref, l'autre du langage, le «vertige de l'imbécillité» (405), au point de nous faire « apercevoir le balbutiement primitif des sociétés» :

C'est comme si, derrière les panaches et les verdures d'une rhétorique solennelle, on voyait grimacer tout à coup quelque langage immémorial, toté-mique, bariolé, enfantin, à la fois pauvre et rutilant, gauche et génial, comme une poterie barbare ou comme une danse rituelle de sauvages. (PFl, 404)

Il s'agit bien de retrouver les dessous du langage, de chercher dans le barbarisme, le mot étranger, le point de vue de l'idiot qui résiste aux apprentissages, du primitif au regard étranger et

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toujours neuf, dont la langue spontanée est contenue dans « le cri animal pur et simple» (PFI, 405). Si le dictionnaire dresse un inventaire des mots barbares pour dire la folie — on y explique le point de vue du niais, du nunuche, du cu-cu, du gaga, du bébête, du zozo —, la préface de la seconde édition souligne la folie avérée du professeur, tout en mettant en situation théâtrale, dans «Ce que parler veut dire», ce fameux "Dictionnaire des mots sauvages de la langue française" que le Professeur compte transmettre à ses étudiants, et qui dresse une liste exhaustive des mots pour dire l'idiotie : Bébête. 1. Petit insecte. Hou, la bébête! 2. Adj. Niais, nunuche.

(PFI, 407) Cu-cu : Adjectif. Se dit d'une personne niaise, aux idées surannées.

(PFI, 409) Ding-ding. 1. Sonnerie de tramway ou de porte d'entrée. 2. Au fig. (prononcez daingue-daingue) : personne à l'esprit dérangé, évoquant un timbre fêlé. Abr. dingue. {PFI, 411) Gaga. 1. Vieillard atteint de gâtisme. 2. Par extension, personne donnant des signes d'affaiblissement mental, activité déclinante, pensée inconsistante, parole balbutiante, etc. {PFI, 412) Gogo : Personne naïve, crédule, dont on exploite la bonne foi et dont on profite. Hi-han ! Première manifestation de froeppelisme dans l'art dramatique élisa-béthain. V. Le Songe d'une nuit d'été, WS, rôle de Calib. (PFI, 413) Nunuche : Adjectif. Niais, nian-nian, bébête. (PFI, 416) Zigoto : Personne originale tenant à la fois du titi, du zozo et du dingue-dingue. Un drôle de zigoto. (PFI, 421) Zozo : Personne au caractère niais, faible ou naïf. V. Pascal : «L'homme est un zozo, le plus faible de la nature, mais c'est un zozo pensant. »

(PFI, 422)

Cette folie inspirée du Professeur, Tardieu semble parfois la revendiquer pour lui-même, comme une image de sa propre singularité : « Les uns disent que je ne pense à rien, les autres que je suis fou», écrit-il dans «Ma vie ou je suis né» (M, 1339). Reste à savoir jusqu'à quel point il est prêt à assumer le rôle du « zozo pensant » (PFI, 422), tant il hésite sans cesse entre le point de vue de la singularité et celui de la multitude, tout en s'éprou-

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vant singulier, mais sans oser le manifester dans son théâtre. L'idiotie est envisagée du point de vue du conformisme social, de l'idiot vu comme amuseur public, comme clown. En même temps, elle est le propre de ceux qui ne parlent pas la même langue et qui, par extension, ne voient pas le même réel parce qu'ils ont appris à désapprendre, et à ce titre, leur faiblesse est force. Mais Tardieu ne va pas jusqu'à ce plaidoyer en faveur de la différence, peut-être craint-il de l'ériger en signe victimaire, comme le veut la posture de tout écrivain inspiré. Il semblerait qu'il craigne que sa singularité ne le coupe des autres hommes, réticence qu'il met dans la bouche de son personnage :

Mais ce soupçon de la signification cachée, cette peur d'être exclu, et en même temps, cette crainte de l'expression révélatrice involontaire, n'étaient encore que des tourments bien supportables auprès des inquiétudes plus profondes et véritablement cosmiques dont il allait être bientôt la proie.

(PFI, 384)

Paradoxalement, son double a, vis-à-vis de la littérature, l'attitude désinvolte propre aux pionniers et aux artistes inspirés, même s'il suit surtout les traces de Jarry : il tourne en dérision « Le Bateau ivre», justifie le nom dada, invente des fausses Pensées de Pascal, se moque de la posture de Nerval dans « El Desdichado » (PFI, 432). La science infuse est liée à l'imaginaire de l'œuvre infuse. Tardieu, à peine dissimulé derrière son personnage, met en scène un prototype de l'écriture spontanée, équivalent de que l'on nomme «art brut» dans les arts plastiques. Par exemple, dans «Au chiffre des grands hommes», le Professeur propose une série de textes mnémotechniques destinés aux écoliers pour mémoriser la biographie des grands hommes. Ce sont « de courts poèmes — sorte d'imagerie verbale et naïve» (PFH, 1213), indique le sempiternel préfacier. La poésie doit être faite par tous, elle peut être usuelle, didactique, utilitaire. Elle dépasse d'ailleurs les limites du poème : dans L'Œuvre plastique du Professeur Froeppel, les «Dix variations sur une ligne» proposent des raccourcis, imposent un regard neuf, une esthétique et un langage de l'incongru : «Fil de télégraphe vu par la fenêtre en chemin

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de fer (c'est U automne, les hirondelles viennent de partir)» (PFH, 1228) ou «Fil à couper le beurre (en l'absence de la crémière)» (1226), ou encore «La Table mise (première esquisse d'une Nature morte). » (1224).

Qu'aurait pu être la fameuse œuvre inconnue du Professeur Froeppel, ce "Dictionnaire de la Signification universelle" (FF/, 386) qui n'a jamais vu le jour? Sans doute, ce projet d'envergure, cette inscription de toute création dans le manque d'une langue originelle oubliée, aurait-elle subi le sort du "Dictionnaire des mots sauvages..." (404) : elle serait devenue pièce de théâtre. Est-ce cela, la non-œuvre de Tardieu que cette préface dessine en creux, celle qui se dessine dans les parenthèses ? Elle traîne sur le bureau sous forme de feuillets que le disciple zélé découvre au petit matin, avec ce curieux dessin qui esquisse une mise en chiffre de l'être humain en correspondance avec l'univers, selon le symbole de l'arbre. Ce dessin peut faire songer aux schémas cabalistiques qui, à partir de l'étude de la combinatoire des nombres, parviennent à une expression symbolique des liens de l'être humain avec l'univers, comme on le trouve dans la Kabbale avec l'arbre de Sephiroth ou dans les différentes cosmogonies qui font de l'arbre une représentation du microcosme dans le macro-cosme : On y voyait [...] une sorte de plan schématique de l'Homme — un cercle pour la tête, deux trous pour les yeux, des barres pour le corps et les membres — mais, chose curieuse, les bras étaient terminés par des feuilles semblables à celles du bouleau. La feuille de gauche était dessinée à plat et portait cette légende : Non ! tandis que la feuille de droite, vue obliquement, disait : Oui ! La page, dans son ensemble, faisait penser à un traité de magie... (PFI, 386)

Évidemment, cette représentation symbolique de l'homme-arbre, ou de l'homme en croix, est ici traitée sur le mode comique, mais le contexte peut inviter à une représentation plus sérieuse. Cette thématique est reprise dans une pièce de théâtre — « monologue de plein air» (É, 1287) — intitulée L'Épouvantait, où l'auteur, en mêlant le rire et le sérieux, exprime des interrogations spirituelles qui donnent au texte des accents nettement prophétiques et vision-

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naires : figure christique, l'épouvantail est la conscience malheureuse de l'humanité.

Car ce que je protège ce ne sont pas seulement les semailles C'est l'homme, l'homme tout entier. Son crime, je l'assume. (É, 1291)

Théâtralement, le dernier moment du Professeur Froeppel correspond à une apothéose et s'inscrit dans l'espace-temps de la coin-cidentia oppositorum : le personnage meurt un jour traditionnel de résurrection — «le 10 avril — c'était jour de Pâques» (PFI, 385) —, enfin son dernier dessin enfantin évoque un point de réconciliation magique des contraires.

théâtre et théâtralité

Comment traduire, en termes de mise en scène, ces préoccupations qui font le socle d'une pensée et dans laquelle l'écriture puise son origine ? Si mettre en scène un "théâtre de la parole" consiste à tenter de retrouver le geste fondateur de l'écriture, la démarche intime qui procède à sa nécessité et à son jaillissement, comment comprendre la volonté de légèreté de Tardieu, sinon comme un refus ou une impossibilité d'aller jusqu'au bout de ce qui le harcèle ou de lui trouver une forme théâtrale appropriée ? Le théâtre amateur s'empare beaucoup de Tardieu, et de nombreuses mises en scène professionnelles semblent prolonger la tradition du vaudeville ou de la farce, alors que, justement, l'écriture tourne en dérision le vaudeville, comme le souligne Sylvain Maurice dans sa mise en scène de « Un Mot pour un autre » en 2006, sous forme de cabaret itinérant, qui trouve la théâtralité dans la parole. «Parce qu'ils en sont dépourvus, qu'ils le portent malgré eux sans être dits, les mots excèdent le sens, font image et musique », écrit-il dans son dossier de presse28. « Un Mot pour un autre » s'érige sur un fond de vertige métaphysique, celui d'un langage coupé de ses origines. Ici, l'homme intérieur se dissimule. Comme si la scène était le lieu de l'extériorité. Il y a une virtuosité et en même temps, un inaboutissement fondamental du

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théâtre de Tardieu, qui ne parvient pas à déployer la sphère de Tintime, réservée à la poésie seule. Sur la scène tout est jeu plutôt que mise en jeu, F intime est fracturé. Comme si la théâtralité était le lieu d'un désir-manque de théâtre, d'une recherche, d'une esquisse, plus que de la volonté de faire du théâtre un art défini et accompli. Cette recherche vise à contredire l'impératif de non-contradiction interne qui fondait la logique aristotélicienne, elle vise à contester un théâtre de la mimésis. La théâtralité scénique tend à dissoudre l'espace et les mots, à les absorber, à en faire des potentialités, à substituer le potentiel au réel, le devenir à l'être, le virtuel à Factuel. Ce rêve de théâtre qui ne parvient pas à s'incarner tient son origine dans la parole même, entendue comme manque. De ce manque, on peut tirer des effets comiques ou nous laisser en suspens au seuil de Fabîme. Tardieu a fait le premier choix, tout en affirmant être de ceux que le mystère inquiète. Comme si la scène était pour lui le lieu du renoncement à la subjectivité pour faire advenir une parole impersonnelle. C'est ce qui expliquerait les précautions inutiles qu'il prend, dans ses préfaces, pour mettre à distance son alter ego.

Il y a, dans F œuvre appelée Le Professeur Froeppel, si disparate soit-elle, et justement dans sa dimension d'inachèvement et de laboratoire, une théâtralité incontestable, une mise en abyme, un survol possible des abîmes sans cesse pointés par le dramaturge et poète, une objectivation scénique possible de la coïncidence des opposés, perçue non plus seulement comme un exercice de style gratuit et divertissant, mais comme mise en interrogation fondamentale du regard porté sur le monde et sur le vivant, que la parole est chargée de mettre en jeu. Si l'on en retranche les pièces connues, le recueil, édité séparément depuis 1978 dans la collection L'Imaginaire-Gallimard, présente des textes hétérogènes relevant de divers genres, mais qui tous invitent à la saisie négative d'une figure en creux, une figure de l'invisible, paradoxale parce qu'elle incite au rire, donc à l'abandon : une figure de la réversibilité. Le Professeur est moins un personnage qu'une figure, un symbole, un point de rencontre des contraires, le sublime et le trivial, le sérieux et le rire, le savoir et le non-savoir,

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l'accidentel et l'exemplaire, la folie et la sagesse, la science et la poésie, la transparence et l'opacité.

C'est une figure de la persona théâtrale, essentiellement ambiguë, suspendue entre la vérité et le masque, l'incarnation et la disparition, la présence et l'absence, la personnalité et l'impersonnalité. Le théâtre est là pour donner corps à cette absence, à l'intérieur d'un dispositif qui est contenu dans le texte même, à savoir une forme chorale composée des nombreux disciples-témoins, signataires de textes qui attestent, à la manière des textes sacrés, sa pseudo-existence. C'est à partir de l'idée même de sa disparition, doublée depuis par celle de Tardieu lui-même, que l'acte théâtral prend son sens comme incarnation de l'invisible et forme commémorative, sur les traces du disparu. Ce qui, dans le texte, dont surtout « Mort héroïque du Professeur Froeppel », peut inciter à cette gageure de donner corps à cette figure sans jamais la représenter, ce n'est pas seulement la mention d'un chœur de disciples, c'est aussi le déploiement d'une topique, d'un lieu imaginaire construit autour de l'arbre, lieu oxymorique entre le dedans et le dehors, entre la résurrection et la mort, enfin, dans la présence d'objets-reliques, objets scéniques, objets métaphysiques.

Cet amoncellement de papiers, de photos jaunies, ces chemises en carton renflées, serrées au milieu par une sangle, et entassées les unes sur les autres, ces feuillets raturés, cette corbeille débordant de brouillons froissés, c'était là Timage d'un travail gigantesque, du dernier chef-d'œuvre du maître : le fameux ouvrage où il avait entassé les résultats de toutes ses expériences, le compte rendu de toutes ses conversations avec la nature animée, bref : le Dictionnaire de la Signification universelle ! (PF/, 386)

Même ses intuitions géniales, consignées dans «Dernières notes du journal intime», et qui font du langage un objet concret, peuvent s'objectiver dans le jeu théâtral.

Jusqu'au terme de ma carrière, je m'aperçois que j'attends toujours, que je pressens toujours, la Voyelle inconnue, la Voyelle des Voyelles, qui les contiendra toutes, qui dénouera tous les proglèmes, la voyelle qui est à la fois le commencement et la fin, et se prononcera avec tout le souffle de l'homme, par une distension géante des mâchoires, comme si elle coulait réunir en un seul cri le bâillement de l'ennui, le hurlement de la faim, le

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gémissement de l'amour, le râle de la mort. Quand je l'aurai trouvée, la création engloutira elle-même et il ne restera plus rien — rien que la NOYELLE INCONNUE ! (m, 378) Dieu a modelé la face de la terre, ses creux et ses bosses, du dedans comme un masque. C'est pourquoi elle est si ressemblante. (PFI, 436)

Il est possible de lire Le Professeur Froeppel comme un texte didascalique contenant lui-même ses propres indications scéno-graphiques et de mise en jeu. Il y a une théâtralité inhérente aux « Variations sur une ligne » et aux « Petits Problèmes et travaux pratiques», qui se constituent immédiatement en dialogue, en mise en abyme d'une parole enseignante, enfin, qui appellent le dialogue interactif avec un public. Il y a une théâtralité du "Dictionnaire des mots sauvages...", qui renvoie à des situations de jeu : fausse leçon, tirages au sort, situations ludiques diverses, qui peuvent trouver leur place à l'intérieur du code théâtral29.

Comme s'il y avait là la matière d'un théâtre échappé à son auteur, dans la mesure même où il s'adosse à son être, celui qui se dit dans le poème. Il est temps de redonner à l'œuvre non théâtrale de Tardieu toute sa théâtralité, en prenant au sérieux les propos de leur auteur, dans son obsession du ratage, de l'écart par rapport à ce qu'il aurait voulu dire, voulu montrer, dans son obsession d'une impossibilité ontologique attachée à l'infini des possibles, et qui contient tout un théâtre, où sous la surface grouille un monde d'insondables profondeurs.

Heureux le visionnaire dont la seule arme est le stylet du graveur et qui part seul à la chasse de ses cauchemars pour pouvoir vivre ensuite délivré, sans succomber à la faiblesse de maudire la Création. [...]

Moi que rien ne protège de mes monstres secrets, qui me donnera le courage de les sortir au grand jour, de désigner ce que je crains et qui déjà m'habite comme une promesse qui serait, en même temps, une menace? Pour mener à bien cette tâche redoutable, il me faudrait user d'un outil plus acéré et plus souple que le commun langage. [...]

Sur vos pas se lèvent en foule des personnages qui pourraient exister, qui existent sûrement et que peut-être même nous rencontrons en secret lorsque nous somnolons autour d'une tasse de thé dans un banal salon bourgeois couvert de peluche rouge et or, semblable aux bas-fonds marins.

(7T, 1277-9)

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1. Martin HEIDEGGER, Les Hymnes de Hôlderlln : La Germanie et le Rhin, traduction François FÉDIER et Julien HERVIER (Paris, Gallimard, 1988).

2. Eugène IONESCO, La Leçon (Paris, Gallimard, «Folio», 1954). 3. Eugène IONESCO, Le Solitaire (Paris, Gallimard, «Folio», 1973), p.58. 4. Cari ABEL, Uber den Gegenslnn der Urworte (Leipzig, Friedrich, 1884). 5. William BLAKE, Le Mariage du ciel et de l'enfer, cité par Jacques BONNET,

La Coïncidence des opposés et autres variations sur les contraires (Paris, Le Cherche-Midi, 2005), p. 90.

6. Friedrich HOLDERLIN, Œuvres (Paris, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade», 1967).

7. Michel DE CERTEAU, La Fable mystique 1. xvf-xvif siècles (Paris, Gallimard, « Tel », 1982).

8. RUYSBROECK L'ADMIRABLE, Œuvres choisies, traduction Ernest HELLO (Paris, Pernn, 1921).

9. Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle, Actes du séminaire du Professeur Carlo OSSOLA, textes présentés par François TRÉMOLIÈRES (Turin, Nino Argento, 2004).

10. Voir Frédérique MARTIN-SCHERRER, Lire la peinture, voir la poésie. Jean Tardleu et les arts (Paris, IMEC, « Empreintes », 2005).

11. André BRETON, Manifestes du surréalisme (Paris, J.-J. Pauvert/Gallimard, «Idées», 1983), pp.76-7.

12. Maurice MAETERLINCK, La Vie de l'espace (Paris, Fasquelle, «Bibliothèque Charpentier», 1928).

13. Biaise PASCAL, Pensées, édition établie par Philippe SELLIER (Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1991).

14. Dictionnaire de la mystique, édition établie par Peter DINZELBACHER (Belgique, Brepols, 1993).

15. James H. LEUBA, Psychologie du mysticisme religieux, traduction Lucien HERR (Paris, Félix Alcan, 1925), p. l .

16. Michel HULIN, La Mystique sauvage. Aux antipodes de l'esprit (Paris, P.U.F., «Perspectives critiques», 1993), p. 133.

17. Charles BAUDELAIRE, cité par Samuel BECKETT, Proust, traduction Edith FOURNIER (Paris, Minuit, 1990), p. 88.

18. Voir Lydie PARISSE, «Puissance occulte du mal dans La Mort de TlntagUes de Maurice Maeterlinck», communication à la journée d'études « Puissances du mal », Université de Bordeaux III, 11-12 janvier 2007 (à paraître).

19. Voir Lydie PARISSE, «Dramaturgie, conflictualité et originalité : la contrainte libératrice dans La Révolte de Villiers de L'Isle-Adam », Cahiers de l'École Doctorale Langues, littératures, cultures [Université de Montpellier III], n° 2, décembre 2004, pp. 185-96.

20. Maurice MAETERLINCK, cité par Claude RÉGY, commentaire dramaturgique, dans Maurice MAETERLINCK, La Mort de TlntagUes (Arles, Actes Sud, « Répliques », 1997), p. 100.

21. Maurice MAETERLINCK, Œuvres I, Le Réveil de l'âme. Poésie et essais, édition établie par Paul GORCEIX (Bruxelles, Complexes, 1998).

22. Auguste VILLIERS DE LTSLE-ADAM, La Révolte, édition présentée par Bertrand VIBERT (Grenoble, ELLUG, Université Stendhal, 1998), p. 53.

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23. Gaston BACHELARD, L'Eau et les rêves. Essai sur Vimagination de la matière (Paris, Corti, 1942), p. 117.

24. Nicolas DE CUES, cité par Mircea ELIADE, Méphistophélès et l'androgyne (Paris, Gallimard, «Folio Essais», 1962), p. 115.

25. Maurice BLANCHOT, Le Livre à venir (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1959).

26. Hugo VON HOFMANNSTHAL, Lettre de Lord Chandos, traduction Jean-Claude SCHNEIDER et Albert KOHN (Paris, Gallimard, « Poésie », 1992).

27. Rainer Maria RlLKE, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction Maurice BETZ (Paris, Seuil, «Sagesse», 1966), p. 162.

28. Jean TARDIEU, Un Mot pour un autre, création Nouveau Théâtre de Besançon, Centre Dramatique National, 2006, mise en scène Sylvain MAURICE, avec Valérie BEAUGIER, Nadine BERLAND, Gilles OSTROWSKY.

29. Voir la mise en scène-déambulation plastique : Le Professeur Froeppel par Lydie PARISSE, assistante Julie PICHAVANT, avec Karima REHIOUI, Apinya KAEWRAMNERD, Sid Ahmed BEDAOUI, Hicham BAÏCI, Liliana DELGADO-GUTTIEREZ, Armando TAMAYO, Fatima ALVAREZ-MADUENO, Brenda DIAZ, Marius SAVU, Saïd MAADNI, Djamal SAADI, Lilian VAN DOORN, Chunping GUAN, Yuu IWAI, Claudia NINO, Junko MEGURO, Marketa DEDINOVA, Julie KIM, Hong PIIAM (Toulouse, CIAM, Centre des Initiatives Artistiques de Y Université de Toulouse le Mirail, 2006).

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ŒUVRES DE VALÈRE NOVARINA CITÉES

A L'Acte inconnu. P.O.L, 2007. DP Devant la parole. P.O.L, 1999. ÉC L'Équilibre de la Croix. P.O.L, 2003. EF L'Espace furieux. P.O.L, 2006. lnq. L'Inquiétude. P.O.L, 1993. LC Lumières du corps. P.O.L, 2006. 01 L'Opérette imaginaire. P.O.L, 1998. TP Le Théâtre des paroles. P.O.L, 1989. VHT Vous qui habitez le temps. P.O.L, 2000.

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VALÈRE NOVARINA

LA MANDUCATION DE L'INVISIBLE

C 'EST toujours au risque de la paraphrase que l'on aborde le théâtre de Valère Novarina, abondamment et brillamment

commenté par l'auteur lui-même, dans des gloses généreuses et fleuries qui, tout en donnant des clés de lecture de l'œuvre, nourrissent une forme d'utopie théâtrale, qui vise à réhabiliter le texte de théâtre, trop souvent relégué au second plan d'après lui, et d'en faire le pivot concret, en tant qu'émanation de la parole, d'une physique de la scène. L'originalité de cette revendication du texte-parole-espace réside dans la synthèse qu'elle opère entre la parole poétique et la parole prophétique, pour définir la parole théâtrale, la décrire avec une minutie maniaque, à l'aide d'analogies inadéquates qui, proposant des jeux de glissements de la linguistique à la géologie, finissent par produire une lumineuse obscurité.

PAROLE TROUÉE.

Selon Novarina, la "parole trouée" est la donnée première de l'acte théâtral comme du monde, rien ne peut advenir sans elle, elle est projection de la page écrite dans l'espace de la proféra-tion, elle est la vie de l'espace. En expérimentateur et théoricien de la parole, il voit en elle un enjeu polémique et poétique : lieu de la dépense et de la perte, elle est le négatif du monde qui révèle le monde.

notes, p 156 115

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parole-monde

Dans l'un de ses premiers textes, «Notre parole», publié dans Le Théâtre des paroles, il attaque la fonction utilitariste du langage et l'obsession de la communication. «Médium, médias, communication, information : ces mots-là nous trompent, tous les médias nous trompent, non par ce qu'ils disent, mais par l'image du langage qu'ils nous donnent.» (TP, 143). «La communication veut tout dire, tout vider, nous informer de tout, tout expliquer, mais nous savons très bien qu'au bout de toute explication c'est toute une série de causes mortes qui s'est déroulée devant nous. » (164). «Dans la communication médiatique, il ne s'échange que des phrases mortes. » (165). Contre « l'idole de la communication » (162) et «la gloire de la machine communicante», au nom d'une nécessaire obscurité, à l'image de notre condition même, Nova-rina semble dresser une autre idole : celle de la parole.

Parler n'est pas la transmission de quelque chose qui puisse passer de l'un à l'autre : parler est une respiration et un jeu. Parler nie les mots. Parler est un drame [...]. Parler n'est pas communiquer. Toute vraie parole consiste, non à délivrer un message, mais d'abord à se délivrer soi-même en parlant. Celui qui parle ne s'exprime pas, il renaît. Parler respire et la pensée délie. Toute vraie parole est résurrectionnelle. (TP, 163)

Il est difficile de ne pas penser à Heidegger, qui fait du langage une entité séparée, une île dans la langue, une « idole » justement, dans le texte « Die Sprache spricht » qui, en grande partie écrit à partir de la lecture de Hôlderlin, avance l'idée de «l'essence de la langue » (das Wesen der Sprache) :

Nous parlons, et nous parlons à partir de la langue (Wir sprechen und sprechen von der Sprache). Cela, de quoi nous parlons, la langue, est toujours déjà en avance sur nous. Constamment, nous ne parlons qu'à sa suite. Ainsi, nous sommes perpétuellement suspendus après cela que nous devrions avoir rattrapé et ramené à nous pour pouvoir en parler. C'est pourquoi, parlant de la langue, nous restons empêtrés dans une parole sans cesse trop courte. (p. 1631)

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Si Novarina se pose ensuite en briseur d'idoles qui malmène la langue et procède à son sacrifice comique, il n'en reste pas moins que « la parole » reste une entité inaliénable, une sorte de chose en soi, l'émanation d'une transcendance, d'un mystère, parce qu'elle est le lieu d'une rencontre avec l'altérité, un tu face au je, un face-à-face avec l'inconnu, un indicible consubstantiel. « Quoi que tu dises, si tu ne veux pas parler de mécanique, tu dois toujours garder dans ta parole quelque chose de tu. Comme si le vrai nom des choses ne devait pas être prononcé. » (TP, 164). Le danger, c'est de rester dans la sphère du même, et on conçoit pourquoi Novarina s'ingénie à prôner l'hybridité d'un Je pluriel, seul remède contre la pensée unique : c'est que cette figure de la parole recoupe aussi le champ de l'éthique. On songe à Lévi-nas et à sa définition de l'altérité dans Totalité et infini : tout face-à-face avec le «visage» de l'autre est un mystère, même dans le silence2. Le langage est le dépassement incessant de la Sinngebung, par la signification. Toute parole est de perte, bienheureuse perte, condition d'une salutaire sortie de soi. Mais elle est aussi l'adresse dans la langue. En cela, elle est éminemment théâtrale, porteuse de monde.

Novarina développe une rêverie autour de la parole cosmo-phore, pilier d'une solidarité universelle du vivant, qui résonne à l'intérieur de l'être humain, entre les espèces, entre moi et le monde. Dans Vous qui habitez le temps, l'Enfant des Cendres affirme :

Nous maintenons le monde en parlant. Aucun monde n'arriverait sans paroles. [...] Le monde ne se rappelle à nous que par sa disparition. Il dit : qu'est-ce que nous aurions à faire ici nous les vivants, sinon, non de vivre, mais de mimer la résurrection ? (VHT, 96)

Dans «Pour Louis de Funès», l'auteur dit :

Au théâtre, il faut savoir réentendre le langage humain comme l'entendent les roseaux, les insectes, les oiseaux, les enfants non parlants et les animaux endormis. [...] Comme dit Jean : «L'être et la pensée ne font qu'un». Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est le début d'un langage pour les oiseaux.

(TP, 128)

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Cette évocation d'une solidarité du vivant prend place dans une hiérophanie : « la parole est la lumière du corps. » (TP, 146). Rempart contre le néant, elle transmet «l'âme de vide qu'il y a dans les choses », même si « la lumière nuit » (VHT, 98), oxymore apparu dans Vous qui habitez le temps et qui suivra son chemin dans les productions plastiques de l'auteur, pour donner son nom à l'installation présentée à la Chapelle du Miracle, en Avignon 2007.

gouffres et reliefs

Condition de notre incarnation, la parole est tombée sur nous par accident, nous distinguant parmi les animaux. «Pour Louis de Funès» en dresse la théorie : «Tout le scandale, toute la catastrophe vient de là : de la mise en chair de la parole. Elle nous est tombée dessus par fatal accident. La Viande et le Verbe auraient dû vivre dans deux mondes séparés. » (TP, 130). Mais pour autant, mettant le « Verbe » en défaut et en demeure de se manifester, elle ne nous autorise nulle arrogance : elle ne nous a pas appris à nommer et le sens ultime des choses nous demeure caché. Faute de savoir, nous ne pouvons que participer :

La parole n'est rien d'autre que la musique de la lumière qui se prononce en nous malgré nous et [...] elle vient de plus loin que nous. [...] Elle est surtout le signe que nous sommes formés autour d'un vide, que nous sommes de la chair autour d'un trou. (TP, 129)

C'est ce rien, ce trou essentiel, qui est notre mesure et celle de tout. Novarina l'exprime avec humour dans une interview pour le Magazine littéraire. « Ce que j'écris ne veut rien dire mais ça ne dit pas rien. »3. Dans « Pour Louis de Funès », il écrit : « Le théâtre est le premier endroit du monde où voir parler les animaux. J'entends par animaux l'homme, qui est le seul vraiment en viande et qui parle, le seul troué par la parole, que la parole troua. » (TP, 129). Poursuivant cette logique parabolique de l'insuffisance au cœur de la création, il la met au service d'une dynamique jubilatoire propre à réviser les modes de profération

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et les voix sur scène. «Le théâtre français a du mal de se remettre de trente ans de mécanisation mentale [...]. On représente Vhomme comme un petit pantin à ficelles, raisonneur et capturé [...] coincé toujours entre ses turgescences et ses appétits gros.» (139). «Le public vient au théâtre uniquement pour assister à la brisure des visages [...] et non pour voir personne paraître. » (136). Idéalement, le théâtre, lieu de l'illusion et des apparitions, serait celui de la disparition, et dans ce nouveau théâtre qu'il préconise, la profusion des acteurs et des actions scéniques est là pour masquer un vide essentiel, nous empêcher d'oublier que « l'homme a plutôt été fait pour être une bête pour le vide».

La scène est le lieu où s'observe une parole tectonique, où les mots sont projetés dans l'espace en ondes visibles. Dans une interview pour la revue Europe, l'auteur affirme : «Il y a un drame quasi-géologique et une tectonique de la parole. Le langage mime la nature. Il figure les choses en ce sens qu'il mime la physique.» (p. 1694). Et de poursuivre :

De même que les mots n'ont pas de sens en eux-mêmes mais seulement par leurs positions dans un champ de forces — de même il n'est pas de choses, ni d'objet vraiment : mais une réalité ondulaire, puisive, respirée. C'est la dynamique, c'est le système entier, c'est l'économie du langage — et non le mot — qui conduit à la chose. Une mécanique focale, polydirec-tionnelle et réversible.

La matière, dans son croisement d'ondes et dans son inquiétude, pourrait apparaître un jour comme un drame parlé. Je fais le pari et j'ai la certitude sans preuve que le langage est Y analogue de la nature ; si bien que la grammaire, la phonétique, la phonologie, l'étymologie et toute la linguistique font, en fin de compte, partie des sciences physiques [...]. L'histoire relève de cette tectonique du langage. «L'histoire bouge par glissements de mots, syllabes qui s'agglutinent, lettres qui se confondent. [...] La linguistique décrit notre sol, comme la géologie. La langue est notre terre, notre chair. [...] Le langage est matière humaine et matière des choses : des forces, un jeu d'énergies. Pas du tout un outil à notre service. Je crois que tout est en langage. (pp. 169-704)

La scène devient le terrain privilégié de cette parole en actes, avatar scénique du texte :

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Le théâtre nous présente l'homme anatomie ouverte et les voies et circuits du langage offerts à la vue. Nous y voyons les forces de la parole agir l'espace comme si elles étaient les forces mêmes de la nature — ou leurs doubles. (p. 1694)

Et il conclut : «L'étude du langage doit être enlevée aux linguistes et rendue aux physiciens. » (LC, 95).

parole et peinture

Rejoignant les interrogations des poètes, Novarina est confronté à une parolt-continuum qui serpente entre les langages et qui, ne se contentant pas des mots, se fait au besoin gestes, objets, couleurs, image, musique. Cette hésitation est renforcée par les données concrètes de l'expérience : d'abord peintre et plasticien, il est venu ensuite à l'écriture, puis, tardivement, à la mise en scène. Dans Devant la parole, il a écrit sur la peinture. Il y a la Peinture n°l, œuvre d'art brut de Sébastien Lesage qui trouve son correspondant à Villeneuve-lès-Avignon dans un panneau de bois d'Enguerrand Quartron nommé Le Couronnement de la Vierge : ce qui semble le fasciner, c'est que ces tableaux tracent une sorte de « Théologale Symétrie » (DP, 113) qu'on ne peut appréhender par les yeux, car ils proposent une mise en chiffre de l'espace-temps qui nous dépasse, nos repères volent en éclats, «l'espace est renversé par le temps» (118). Dans son interview à la revue Europe, il affirme :

Musiques, peintures, textes, tous les langages nous tissent et nous sommes pris dedans. [...] Dans l'écoute attentive de la peinture, dans la vue, sur scène, du périlleux exercice de la parole, nous refaisons l'expérience effrayante du chaos, nous sommes décomposés. (p. 1694)

Le lieu commun entre la parole et l'espace, c'est le sol. «La prière n'est rien d'autre que le fait de tomber sur le sol et d'avoir à nouveau le goût de la terre, de l'humus, de l'humilité humaine dans la bouche. » (LC, 32). Toujours ramener la pratique à l'humilité, l'humus, la terre, le sol. Le rapport au sol induit une justesse dans le dire. La parole s'enracine dans le sol.

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La lumière vient à l'acteur du sol, de la position juste de ses pieds avec la terre : avec le sol, il est accordé. La première condition pour chanter juste est d'avoir chaussé les souliers qu'il faut. «L'accord avec le sol est la toute première condition du chant, de la danse, de la pensée. Le corps sur scène tient dans l'espace, et où qu'il soit, il est au centre comme un fourneau qui brûle dans l'air le langage.» {LC, 144). Les acteurs ne disent pas le texte de la même façon sur un sol peint, c'est pourquoi, avant toute répétition, Tauteur-metteur en scène peint d'abord le sol, comme il le confie à la revue Mouvement :

La peinture n'est pas de l'ordre de l'illustration du texte, mais de l'ordre de la matérialité, de la dynamique. On a toujours répété sur le sol peint. [...] Ce sol peint est presque un obstacle. La scénographie accentue la géographie du lieu, sa matérialité. Elle fait sentir les forces sous l'espace. Je peins pour donner de l'énergie aux acteurs. (p.705)

«Peindre "la parole sortant du corps". Opérer la radiographie de la parole à travers le corps révélateur, entendre sons et voix raisonnant dans la matière. » (LC, 168). Dans L'Espace furieux, le sol est à demi-peint. La Scène, Le Jardin de reconnaissance, L'Origine rouge, Vous qui habitez le temps, Le Drame de la vie, possèdent aussi leur sol peint. À propos de sa mise en scène de L'Acte inconnu, Novarina écrit sur son site Internet que * lia peinture reste au sol comme des mots renversés I. Image, son, lumière, voix, musique, tout participe de l'espace de ce qu'il nomme «la parole», qui est comme le mode d'être, le pneuma de la matière.

La musique creuse un espace et fait entendre une nouvelle langue. [...] J'attends de la musique un renouvellement de la vue, pas du tout un plaisir pour l'oreille. Et j'attends de la peinture non pas une joie pour les yeux mais une atteinte au langage et un renversement du corps. [...] Panique dans la matière ! Panique dans la matière ! (p. 1684)

S'élabore, à partir de là, une théâtralité paradoxale, qui repose sur l'imaginaire d'une "parole trouée", dans le texte, dans l'espace.

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UNE THÉÂTRALITÉ PARADOXALE.

texte troué, contre-texte

« Ecrire en contre-langue. » « Je cherche la quadrature du langage. »

(LC, 36)

Dans ses écrits théoriques comme dans ses pièces, qui relèvent d'une même matière théâtrale, Novarina élabore un rêve de théâtre, que distille à loisir un métalangage, développé en couches, sous-couches, variations et redites, ressassé dans une sorte de monologue ininterrompu. Il faut réhabiliter le texte, le donner à entendre, et non en faire un élément parmi d'autres de la mise en scène. « Vieux et fini ; l'âge de la mysancène et du métheuranscène. Le texte de théâtre, à investir. Pile dans la tuyauterie du carrefour français ! C'est pas écrit pour mais vers le théâtre, avec l'acteur comme objet de désir. » (TPy 31). Pour lui, il n'y a pas de contradiction entre le livre et la scène, et «le théâtre est une forme incandescente de la lecture» (p. 1644). Si « certains livres gardent intacts toute leur force active, comme Les Pensées de Pascal, Bradamante de Gantier, les Psaumes», c'est parce que «ce sont des textes en déséquilibre» (p. 1624). Le théâtre est le dernier refuge où entendre les textes :

Au contraire des animaux, nous sommes des «parlants». [...] C'est le langage qui nous a rendus inadhérents, inadéquats, impossibles — et pas d'ici. [...] Aujourd'hui, le langage régresse, se compresse et se rétracte et nous avons commencé à devenir des animaux sans paroles. Le théâtre encore une fois nous réunit pour assister à cet exercice périlleux du langage. Un sport dangereux qui nous sera prochainement interdit parce que nous sommes condamnés [...] de manger tous le même réel à la même mangeoire.

(p. 1644)

Dernier refuge aussi où expérimenter ce voyage de la lecture, qui est toujours sortie de soi :

Lire, c'est changer de corps, [...] c'est respirer dans le corps d'un autre. Il n'y a pas de lecteur, d'écrivain, mais deux voyageurs arrachés à un monde

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[...]. Entre les deux, en lisant, en écrivant, il se produit de l'homme, il naît de l'homme en parlant. Il y a une naissance et une renaissance, un croisement d'amour, et un resurgissement perpétuel dans l'écriture. L'écriture est résurrectionnelle. (TP, 154)

Dans « Lire à trois cents yeux », il mentionne « quatre états du texte» (ic, 88) comme autant d'étapes de lectures : «Le texte de théâtre semble prendre quatre sens — ou plutôt agit, se manifeste en quatre lieux, quatre théâtres. ». Le premier est la lecture intérieure, ou « la boîte fermée du crâne » ; le deuxième est la lecture collective à voix haute «autour de la table» (89) : «c'est le même texte mais dans un monde autre : la chair sonore vient ici tout d'un coup et tout résonne autre. [...] le texte s'entend autrement» ; le troisième lieu est celui de la mise en espace, c'est l'étape où «le tracé sonore» se voit dans l'espace; enfin il y a, stade suprême de la lecture, l'étrange moment où le texte rencontre les regards des spectateurs : «Le texte de théâtre n'est entièrement lisible qu'avec des centaines d'yeux. Il ne s'éclaire que d'être entendu par l'ensemble des regards. » (97).

Etudier de plus près l'étrangeté optique du tfiéâtre. Il y a au théâtre une perspective inverse : comme si le point de fuite était dans le public. S'il y a «spectacle» au théâtre, c'est d'abord celui d'un renversement optique. La représentation théâtrale reste une étrangeté dans le monde physique.

(LC, 91)

Le texte est une étoffe, « une matière trouée, ajourée » (LC, 95). C'est là le sens qu'il faut donner au titre du texte «Ajour». Novarina aime parler du texte de théâtre comme d'une texture, d'un tissu ; selon lui, les écrivains devraient utiliser le vocabulaire de la couture et du tressage pour parler de l'écriture. «Le texte doit être de plus en plus profondément tissé d'un tissage par ellipses, sur-transitions, forces centrifuges, conjonctions d'un temps autre, attractions, chevilles rapides, actions vite dites, drames cousus de fil blanc. » (37).

Les trous du texte font appel d'air. Le sens, c'est le mouvement des appels d'air dans le texte. Sa respiration. [...] Écriture théâtrale à trous, à qui manque toujours le lieu, le lien d'un terme à l'autre. C'est dans l'endroit du va-et-vient du corps à la parole. (TP, 33)

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Comme il l'évoque dans la revue Mouvement, certaines pièces — L'Opérette imaginaire, L'Origine rouge, La Scène —, il les a écrites à partir de fragments, pratiquant le «travail du semis», assemblant cette matière comme de «la limaille de fer», avec des mots «comme du sable» (p.735). Parfois, c'est le dialogue qui est considéré comme un « outil à creuser ; est pratiquée une sorte d'écriture à trous, se construisant autour d'un mot-fantôme, d'une réplique occultée, d'une scène qui manque — le tout tissé autour d'une obstinée basse continue». Les trous ne sont pas seulement des données techniques liées au dialogue, mais l'appel d'air du plateau, qui fait de ce texte une matière inachevée, inquiète, hybride. «Le texte de théâtre est inquiet [...] c'est toujours un texte à venir : sa force est devant. » (LC, 92).

Dans le texte, un manque est écrit : il faut laisser une place à ce qui va continuer à agir : le tissage du texte de théâtre continue jusqu'à écrire avec d'autres choses qu'avec des mots : avec un objet qu'on apporte, un personnage qui s'agenouille, une couleur qui s'en va. [...] le texte de théâtre s'écrit avec le vide, avec un grand désir et appel d'air, avec l'espace dedans.

(LC, 91)

La matière du texte est l'espace, la matière de l'espace est le texte, qui tire sa théâtralité de ses silences. « Le grand modèle est le no où l'on apporte à la place du mot l'effigie d'un arbre [...] une danse, une couleur [...] un objet. [...] Le no donne la parole à ceux qui ne l'avaient pas [...] Devant nous, l'émotion et le mouvement du langage vont au cœur de la matière. » (LC, 93). Le texte de théâtre est d'une matière indéfinissable, on ne peut savoir où il commence et où il finit, dans l'intelligence du plateau.

Le langage se croise étrangement aux objets et aux actes — l'écriture prend matière, les emporte dans son mouvement. L'émotion, le mouvement du langage, passe soudain dans un cube de bois, dans un verre, dans une agate, dans un manche à balai ; puis, de l'objet, retourne dans une réplique et s'achève dans une main de l'acteur immobile sur le mur, (p. 1724)

Le texte, spectre sonore, est une énergie qui «passe dans l'espace en zigzaguant. [...] Parfois dans une salle de théâtre nous voyons le langage comme une onde qui se répercute, sort

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d'une bouche, agit dans un lieu, rebondit sur le mur — ou sur une phrase qui nfest pas encore là». Nous allons au théâtre pour la manducation du texte-parole-espace :

Les mots ne meublent pas l'espace : ils le font tenir debout. Si les mots flanchent, tout le décor tourne au plancher. Je ne viens pas au théâtre pour qu'on me montre quoi que ce soit, mais pour voir l'acteur manger dans sa manducation invisible toutes mes paroles d'avant. Je demande au théâtre qu'on m'y regreffe mes esprits sur ma tête [...]. Toute scène bien éclairée doit être un trou absolument noir. Éclairé que par l'acteur, dans sa machine intérieure où il rebrûle toutes les paroles. (TP, 133)

espace troué, contre-espace

« La scène est un lieu utopique et bien là où trébucher sur la quadrature du langage. »

0-C, 37)

«Le langage est le lieu d'apparition de Vespace.» (DP, 19). Et comme «la parole avance dans le noir», la marque de l'espace scénique, c'est le trou : un certain nombre de scénographies, qu'elles soient ou non mises en scène par l'auteur, intègrent cette idée concrète d'un espace troué. Dans L'Espace furieux, une trappe s'ouvre sur l'avant-scène, un personnage en sort : *|Le Vieillard carnatif sort du dessous, comme d'un tombeau. Il se souvient de ce qui lui est arrivé ici|6, résume Novarina dans sa fiche de salle. Dans la mise en scène de «Ajour» par Christine Dormoy, le sous-sol dans lequel se joue le spectacle sert d'écrin au texte, ouvrant, comme l'écrit la metteuse en scène dans la fiche de salle, à une expérience * | logoscopique I, à * I une expédition spéléologique dans le théâtre de la parole. [...] Sous la cave [...], il y a peut-être une autre cave, comme dans le texte Novarina nous dit qu'il y a un théâtre sous le théâtre.!7. Et puis, il y a ces scénographies savantes, ces déconstructions géométriques de Philippe Marioge, qui accompagnent les mises en scène de l'auteur et traduisent un espace obsédé par ses lignes de fuite, un espace abstrait, anguleux, diffracté, impossible, à la manière des peintures de glaciers de Caspar David Friedrich.

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Différentes sont les formes déambulatoires et plastiques de Louis Castel et du Groupe Merci à Toulouse, qui mettent le spectateur en situation de questionnement sur l'espace-temps. Dans Pour Louis de Funès, mis en scène par Solange Oswald8, le spectateur, après avoir assisté dans le hall à des projections vidéo du visage de Louis de Funès, est invité à entrer dans un conduit pour pénétrer dans la boîte noire du théâtre où s'inscrivent sur les murs, en lettres de lumière, toutes les paroles dites par l'acteur pneumatique. Dans la déambulation conçue par Louis Castel9, l'espace est tripartite et invite, sur le mode de l'intimité et du secret, à une interrogation sur l'espace-temps et à une mise en perspective du regard : les mots entrent concrètement en résonance avec la peinture et le chant. Je résume ici le parcours du spectacle tel qu'il est décrit par le metteur en scène sur le site Internet de Novarina :

*\ Premier temps IPremier espace : Le public attend. Face à lui une vitre sur laquelle un opérateur (la femme à la blouse) écrit : « La neige couvrait la terre» de Gérard de Nerval. Un proscenium, un couloir, un lever de rideau : un parlant d'ici assène la parole vive, appelle au réveil. Deuxième temps IDeuxième espace : Cet homme est aussi un gardien de l'espace, [...] gardien de musée [...]. Il entraîne le public dans l'espace de la peinture. Il joue avec les mots au propre comme au figuré, les manipule sur une table ; ils apparaissent derrière lui sur un écran où dort, puis se matérialise fugacement La Madone entourée d'anges et de saints de Piero délia Francesca. Espace et temps se croisent, se multiplient l'un l'autre : « [...] non pas l'espace-temps-à-tiret (comme on nous le dictait), mais l'espace X temps » (V. Novarina). Cette croix est le lieu invisible du basculement de l'espace : «Au point croisé, elle bascule tout, elle place tout le visible ailleurs : dans la perspective incompréhensible du temps. L'ordre perspectif est atteint pour être renversé» (V. Novarina). Troisième temps /Troisième espace : Louis de Funès devient alors l'électron libre, le proton, le synchrotron, l'accélérateur de la langue novari-nienne. La langue et l'espace s'affrontent [...]. Nous voici dans la loge de l'acteur [...], [puis] dans un cube immatériel qui est peut-être une cage à capturer le temps. I (http://www.novarina.com)

Novarina dit rêver «un théâtre qui écrive dans l'espace une théorie du langage et des attractions » (LC, 17). « Ecrire pour les acteurs» c'est «faire surgir un anti-espace qui aura vraiment

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lieu, devant nous et au loin. » (33). «Il y a sur le théâtre un nouveau lieu à voir sur la terre, une autre maison, une autre façon d'habiter ici » (9). « Tout Vappareil théâtral est en panne. » (TP, 34). «Le théâtre peut devenir un point d'où tout l'univers — et pas seulement le monde humain — peut être observé. Le langage y apparaissant soudain comme un phénomène de la nature. » (LC, 9).

Anti-espace, contre-espace, contre-scène, anti-personne, tout vise à remettre en cause les conditions de notre incarnation, et à séparer les composantes de la représentation théâtrale :

Le drame avance en zigzaguant comme dans le rêve, par alternance : scène/contre-scène, personne/antipersonne. [...] Progression par vagues, par nappes. [...] Les scènes comme étant mues par le temps, non par le drame : gravitationnelles, les scènes se succèdent non par le tissage et le lien mais par l'effondrement de l'espace. (LC, 14)

Ne pas diviser en scènes, mais en séances de traitement. Sortir la scène qu'il y a derrière la langue. (LC, 42)

«Dans le travail avec les acteurs, le mot de "personnage" n'est jamais employé. » (LC, 46). Les acteurs, à la lisière de l'objet, peuvent devenir marionnettes, comme le souligne une mise en scène de Theater of the ears (Le Théâtre pour les oreilles) à Los Angeles en 199910, «Pas de personnages, mais des vêtements habités. » (77\ 35), Les personnages, comme dans la Bible, sont figures. L'exposition «2587 dessins»11, qui couvre les murs de graphismes représentant les figures du Drame de la vie, en concurrence — et pas seulement par leur nombre — avec les figures bibliques, invite le visiteur à entrer dans un espace abstrait où le graphisme rejoint l'écriture. Lorsque l'on quitte le détail humoristique de chaque dessin, qui fait songer au travail de Marcel Miracle, pour s'attacher à l'impression d'ensemble, les murs semblent envahis d'une écriture fantaisiste, hiéroglyphique, calligraphique, qui singe l'Écriture, comme si les figures étaient des vestiges de signes oubliés. Dans L'Espace furieux, Novarina qualifie d'«Anti-personnes» ses personnages devenus figures, symboles d'un monde caché, ou d'un regard caché, dans la

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matière, dans les choses, dans les animaux. Il parle de «personnages transpersonnels» qui avancent «toutes figures brisées, [...] ils disent ce que ressentent les pierres ; ils montrent le réel réversible, le trauma, le foudroiement et le passage d'un monde à l'autre.» (LC, 28).

Notre culture s'ouvre pour la première fois avec les Psaumes de David. Le personnage est à intérieur vide. (LC, 46)

Anthropolâtrie partout [...] alors qu'il faudrait porter un regard sur l'homme depuis l'extérieur de l'homme : depuis l'animal, depuis Dieu, depuis le caillou, depuis le pantin. (LC, 49)

Aux Anti-personnes correspondent des Anti-dialogues :

Le dialogue ne dialogue pas. Il ne lie ni ne réunit, il ne rapproche ni ne fait communiquer ; il inaugure une lutte et conduit les parleurs au séparément des voix. Par le dialogue nous entrons dans la discorde du langage [...] Entre deux [...] apparaît le vide qui n'est pas du tout le néant mais le creux vertigineux de l'attraction. [...] Jusqu'au dialogue avec les choses, jusqu'à ce que les répliques aillent se poser sur les objets là, entendre leur creux et faire répondre la matière. (LC, 124-5)

Le théâtre est bien le lieu d'une utopie, un espace-temps parallèle qui nous ramène à ce monde-ci, qu'il critique, qu'il renverse, qu'il devrait apprendre à regarder autrement. Novarina défend une théâtralité paradoxale, qui se rattache aux formes d'« antithéâtre» héritées du Symbolisme et du Nouveau Théâtre. Le théâtre est le lieu de la crise de la représentation et des représentations, il n'est pas le lieu du paraître mais du disparaître, pas le lieu de l'illusion mais du vrai, pas le lieu du simulacre mais de la révélation, pas le lieu du divertissement mais de l'interrogation vitale, pas le lieu de l'arrogance mais de l'humilité, pas le lieu de l'incarnation mais de la désincarnation, et si les spectateurs ont horreur du vide, ils n'entendront parler que de lui, et s'ils viennent voir le sacrifice d'un autre, c'est eux-mêmes, au bout du compte, qui seront sacrifiés — tous les écrits de Novarina défendent cette glose héritée de UIllusion comique, mais où la mise en abyme se veut confrontation à l'abîme : pendant deux

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heures, les spectateurs assisteront à un évidement. Telle est son utopie de théâtre. Non-topos donc, pari impossible que la représentation ne parvient jamais à mettre en pratique dans sa radica-lité. Et c'est ce ratage justement qui est intéressant.

Il y a, tout au cours du déroulement du drame — derrière le drame — comme une phrase inverse, une pensée par ellipses, une partition de blancs et de syncopes — comme le négatif, l'envers de tout ce qui est dit. C'est de la présence tangible et tactile de toute cette architecture de vide [...] que vient l'émotion. (LC, 127)

Denis Guénoun, commentant la Poétique d'Aristote dans Le Théâtre est-il nécessaire ?, oppose « le champ de la mimésis active — production, dessin, (re)présentation d'actions — » (p.3812), qui relève du spectacle, et «le champ de la vision que Von peut dire théorique : champ où opère un regard cognitif, qui abstrait des formes et prend plaisir à leur émergence » (p.3912) et comprend l'émotion comme l'intellcction : ce second champ est celui du théâtre. Et il conclut : «D'aucuns qui entreprennent aujourd'hui de réhabiliter le spectacle, en lui découvrant les vertus de la méditation et de la distance (et en y annexant le théâtre, comme une quelconque de ses espèces), pourraient peut-être utilement méditer cette opposition» (p.4012). Cette nécessité double du théâtre, pensé sur le mode aristotélicien, alliant pratique (scénique) et théorie (spectatrice), point de vue de l'acteur et point de vue du spectateur, semble définir le projet de théâtre paradoxal de Novarina, qui hésite entre la farce (la farcis-sure, au sens étymologique de « remplir ») et la confrontation au vide.

C'est peut-être cette tension paradoxale que traduit la mandu-cation de l'invisible, proposition scénique d'une obsession théorique. Dans La Scène13, dans Le Repas14, dans L'Espace furieux, les personnages en viennent à se mettre à table pour dévorer de l'impalpable. Comme le commente Novarina dans sa fiche de salle lors de la représentation de L'Espace furieux au Théâtre de la Comédie-Française15, à la scène 8 de l'Acte II, *|Tous se retrouvent pour un repas fondateur. Ils en viennent à manger les

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tables. Le Vieillard Carnatif annonce des plats imaginaires et l'entracte. |. Dans la pièce, l'un des Mangeurs dit : « Ce repas est épatant. Mangeons les mondes de nos dents pour voir s'il y en a; mangeons le monde des dents pour voir s'il est là» (EF, 109), tandis qu'un autre renchérit : «Nous ne mordons jamais rien dans les mots, et pourtant nous n 'en sommes jamais rassasiés. » (112). Dans L'Équilibre de la Croix, après une longue énuméra-tion des impossibles noms de Dieu, les personnages se mettent à table : « Contre la mort des choses, nous échangeons notre faim » (£C, 65), dit le Mangeur à la diable. Tout est fait pour que le spectateur se demande : «Qu'est-ce qu'ils mangent? Ils se mangent ? Mâcher ou avaler. Mastication, succion, déglutition. Des bouts de texte doivent être mordus, attaqués méchamment par les mangeuses (lèvres, dents). » (77\ 10).

Si la Viande est indissolublement tissée avec le Verbe, si l'incarnation théâtrale est forcément une incarnation en creux, c'est que la bouche est l'organe de la parole comme de la mandu-cation : elles procèdent du même trou, à la fois orifice buccal et bouche d'ombre. L'Ouvrier Ouiceps le formule à des moments différents de L'Opérette imaginaire : «J'aimerais faire un trou par la lumière qui sorte — et qu'on y revienne ! J'aimerais mettre un trou vivant à la place : ou alors un rien à la place du fou humain. Non, non, la maladie du pion humain, ici-bas, ce n'est pas rien!» {Oh 21). Ailleurs, il dit : « C'est mon trou dans ma face et c'est pourtant ma bouche ; c'est mon trou dans ta face et j'y vais cependant m'y pendre par mes haillons verbaux.» (65). Les organes sont les portes de la perception, et Novarina en fait une obsession chez ses personnages, personnages qui portent en leurs mots la chair de l'acteur qui les incarnera, comme l'Enfant des Cendres : «Est-ce que ma bouche tient bien dans mes paroles ? [...] Et mes deux yeux toujours au visage trouant qui sont là. Trois trous toujours abominablement mis dans la figure. J'ai une seule bouche au milieu : c'est elle qui me noue tout autour pour parler. » (VHT, 22-4). Et le Chercheur de Falbala : «J'ai vu par mon trou à cerveau que beaucoup de choses dépassaient mon cerveau. J'ai trois trous qui sont nés dans ma face

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dès que j'ai vu les choses.» (49). Entre matière et anti-matière, la parole, absorbée par la bouche, veille : «Est-ce la matière qui tombe quand tu cries ? Ou bien dis si c'est ta parole qui parle» (22), s'inquiète le Veilleur.

PAROLE POÉTIQUE, PAROLE PROPHÉTIQUE, PAROLE THÉÂTRALE.

Plaçant au centre du processus théâtral un travail sur la dépossession, le théâtre de Novarina a ceci de singulier qu'il se situe au point de rencontre entre la parole poétique et la parole prophétique, entre une parole du dedans et du dehors, qui va jusqu'à la revendication de l'héritage mystique : l'auteur cite copieusement les mystiques, à travers un éventail de références qui puisent dans la tradition mystique orientale — Hallâj, Rûmi — et occidentale, qu'elle soit grecque, patristique, médiévale, classique, espagnole, rhéno-flamande, française, contemporaine — Denys l'Aréopagite, Jean de la Croix, Maître Eckhart, Jean Tauler, Jeanne Guyon, François de Sales, Simone Weil. Dans le choix des titres et sous-titres, des noms des personnages, se lit un héritage clairement affiché, notamment à travers le leitmotiv de la pauvreté.

la persona mystique

L'image de la manducation perpétuelle se trouve chez Ruys-broeck, chez Angèle de Foligno, l'idée de la parole substantielle se trouve chez Jean de la Croix et chez tous les spirituels. L'intertexte mystique habite la prose spéculative et le théâtre de Novarina, sous forme de citations directes ou de fragments de dialogues, avec une forte présence des textes de Maître Eckhart, qui ont aussi nourri la méditation sur Je suis et L'Équilibre de la Croix (Éc, 62-3), devenue objet scénique — enseigne lumineuse — et monologue dans L'Espace furieux (EF. 145). L'Enfant d'Outre-bref dit : «Je demande maintenant à la lumière qu'elle me libère

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de la lumière » {EF, 59), citant quasi littéralement le sermon LU de Maître Eckhart : «Nous disons donc que l'homme doit être si pauvre qu'il ne soit et qu'il n'ait aucun lieu où Dieu puisse opérer, [...] C'est pourquoi je prie Dieu qu'il me déprenne de Dieu. »16. À un autre moment, il dit encore : « Celui qui est bien plus que tout, et qui est cause de toutes les choses qui sont [...] n'a pas à dire "Je suis" puisqu'il est. » (EF, 69). Ce qui correspond chez Maître Eckhart, à ce texte : «Je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, et non selon mon devenir qui est temporel. Et c'est pourquoi je suis non né, et selon mon mode non-né [...] j'ai été éternellement et suis maintenant et dois demeurer éternellement. » (p.83n). Dans cette pièce, les paroles du prophète sont un collage de textes empruntés à la tradition mystique. On y reconnaît notamment, en plus de l'allusion à ce même sermon LII, les idées pour lesquelles Hallâj a été brûlé : «moi et Dieu, nous sommes un» {EF, 146). On pourrait multiplier ces exemples d'érudition, mais ce qu'il faut retenir, c'est que ce théâtre, de façon plus radicale encore que celui de Maeterlinck, nourri de culture mystique, opère une transposition de textes spéculatifs dans le registre de la parole théâtrale incarnée et adressée.

À l'instar de certains écrivains de la fin du XIXe siècle, qui, en pleine période d'ignorance de l'individu et du phénomène mystiques, ignorance aggravée par les confusions de Charcot, ont commencé à porter un autre regard sur les mystiques, Novarina voit d'abord en eux une manifestation du génie poétique. Ce qui le fascine chez Jeanne Guyon, auteur des Torrents, c'est cette forme d'écriture automatique, et cette osmose physique entre la main qui tient la plume et les signes tracés sur la page. Tout acte d'écriture poétique est un acte de dépossession, et pour la théoricienne du pur amour, la dépossession, envisagée à travers la puissante armature intellectuelle et sensible de son auteur, est la seule voie possible ici-bas.

Jeanne Guyon, ayant aboli son vouloir propre, vit l'écriture comme une opération merveilleuse de dépersonnalisation, et dit écrire sous la dictée : écrire part du « mouvement de ma main :

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et ce fut en ce temps-là qu'il me fut donné d'écrire par esprit intérieur et non par mon esprit» (p. 15118). C'est ce qu'elle nomme «écrire en insensé», et qui n'est rien d'autre que se soumettre au pur amour, c'est-à-dire à la dépossession de soi, propre à l'acte de création poétique, propre à l'exercice du détachement. Avec cette seule différence qu'ici, l'inconnu est tout entier référé au divin : « Vous commençâtes à me mettre dans Vimpuissance d'écrire humainement» (p. 15718), écrit-elle. Novarina, qui découvrit Mme Guy on par l'intermédiaire de Jean-Noël Vuarnet, revendique cet héritage en citant des pages de la mystique dans Devant la parole (DP, 47-100), en rédigeant une « Ouverture » au colloque Jeanne Guyon.

[...] Écrire est tactile, provient d'une certitude touchée, comme si l'organe de la parole était la main. Aux Ursulines de Thonon, en 1682, elle commence : d'un trait, continûment, jusqu'à ce que le bras lui enfle, sans repentir et comme sous la dictée, d'une écriture spirale, en volutes respirées, en marche, en déséquilibre : comme si la matière du langage était le souffle. Le langage n'est plus l'instrument d'une pensée préexistante, mais comme un outil devant soi et qui ouvre. Le langage est en avant.

Écrivant, elle invente : c'est une exploratrice de l'esprit, une aventurière du dedans qui s'en va par les voies intérieures, avance dans l'exploration parlée elle est de ces écrivains qui quittent Vhomme, brûlent les images humaines répertoriées : non seulement les idées reçues mais aussi les sentiments reçus. Elle sait qu'être homme, ça se voyage, ça se franchit, ça se traverse, c'est étrange et ça nous surprend : que ça se réinvente en écrivant, en avançant, en allant par le langage hors du langage, dans le non-parlé, dans le pas-encore dit... (p. 1019)

On l'a saisi, Novarina est une sorte de fils spirituel de Jeanne Guyon : la sortie de soi, inhérente à l'acte d'écriture comme à l'acte théâtral, est la mesure de tout. L'étrangeté dans la langue est l'autre face de l'étrangeté dans la vie. Jeanne est l'autre Jean Singulier, l'autre Louis de Funès de Novarina, figures de l'écrivain et de l'acteur, sauf qu'elle n'est pas une figure de sainteté comique, mais de sainteté tout court, car elle radicalise le principe de la folie, ou dépossession de soi au nom d'une parole de vérité, ou parole hors du temps, héritée, sous sa forme la plus connue, de la sage folie de l'Épître aux Romains (ix) de saint

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Paul20. La notion de pur amour, apparue au XVIIe siècle, au moment de la querelle du quiétisme, prône l'amour désintéressé, ou amour sans récompense, qui ne recherche pas de satisfactions spirituelles et s'abstrait même de la logique du salut, parce qu'il s'agit, pour l'être qui aime, de s'abolir dans l'amour, jusqu'en enfer s'il le fallait — c'est là la fameuse supposition impossible des mystiques. Pour ces idées, Jeanne Guy on a payé. En 1689, après la condamnation en 1687 du Guide spirituel de Michel de Molinos, et parce qu'elle prônait un mode d'oraison en marge de l'institution religieuse, elle fut accusée de quiétisme par Bossuet et emprisonnée pendant huit ans, de 1695 à 1703. Elle avait fait le choix de la folie, non pas au sens clinique du terme, mais au sens de forme supérieure de dévotion, qui consiste à assumer les humiliations au nom de sa foi. «Je résolus d'aller comme une folle, sans pouvoir dire ni motifs, ni raison de mon entreprise. » (p. 17421). Françoise Mallet-Joris commente sa posture : jusqu'à sa réhabilitation par l'ouvrage de Delacroix en 1838, elle «assumera pour la postérité le rôle de folley au sens où Von dénomme "fou" le fou du roi, celui qui dénonce les conventions, les fausses valeurs de la société, de la raison, celui qui sfadonnant au non-sens, suggère un doute sur le bon sens, celui qui assume volontairement la raillerie pour, tout à coup, que doutent d'eux-mêmes les railleurs» (p.23621).

Contestation de la pensée rationnelle, déconstruction des langages, savoirs, sentiments appris, éloge du non-savoir, refus du dualisme, éloge de la dépossession, "sentiment d'étrangeté" à soi et d'étrangeté dans la langue, enfin réhabilitation des valeurs «féminines» de passivité, transcendées, dépassées en ce qu'elle nomme «passiveté», c'est-à-dire en passivité active, ce que Maurice Blanchot nomme à sa façon le neutre : «Le neutre : cela qui porte la différence jusque dans Vindifférence, plus justement, qui ne laisse pas l'indifférence à son égalité définitive. »22.

Tout, chez Jeanne Guyon, ramène Novarina à la préoccupation centrale du théâtre. À la femme hors de soi répond «L'homme hors de lui» — titre de l'interview dans Europe en 2002. À l'abandon de la volonté propre répond la passivité étudiée de

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Facteur idéal, acteur épiphanique, humain transfiguré, qui ne peut exister sans la reconnaissance en lui des qualités féminines. Tout grand acteur a intégré sa part féminine, son anima, comme l'analyserait Karl-Gustav Jung. Dans Lettre aux acteurs, Novarina écrit : « C'est le corps pas visible, c'est le corps pas nommé qui joue, c'est le corps d'Intérieur, c'est le corps à organes. C'est le corps féminin. Tous les grands acteurs sont des femmes. » (TP, 25).

De là procèdent des phrases, comme celle-ci : «La scène est un lieu où pratiquer — mystiquement et mystérieusement, en public, devant tous et entre soi-même — la défaite de l'homme. » (p. 1724). L'exercice de l'oraison décrit par les mystiques, et qui repose sur le souffle, peut parfois être une pratique intense, voire violente, comme chez Angèle de Foligno ou dans l'hésychasme. La pensée mystique induit toujours une pratique corporelle, et Novarina transpose la pratique de l'oraison au travail de l'acteur, envisagé comme une ascèse. La tentation ascétique, qui consiste en des pratiques visant à purifier le corps et les sens en vue de permettre l'illumination, n'est pas directement liée à la mystique, et représente une donnée de l'expérience de Novarina, qui aime dessiner, peindre, écrire, en s'infligeant des contraintes physiques très fortes — ce que l'on nomme, dans notre vocabulaire, «performances» — : dessiner 2587 personnages en deux jours, ou 455 dessins du lever au coucher du soleil, le 2 avril 1980, à la galerie Medamothi à Montpellier; écrire couché, ou debout en tapant des pieds, ou sans se retourner, comme il le confie à la revue Mouvement :

Dans le travail d'écriture, il faut savoir aller jusqu'à perdre l'intelligence du langage pour retrouver l'expérience tactile du langage : savoir à nouveau que l'organe du langage c'est la main... La méthode change à chaque fois, [...] La Lutte des morts [...] a été écrite d'un jet, lancée de façon pulsive, crépitante, par percussion, en frappant le sol des pieds et en dessinant sur les manuscrits jusqu'à ce que les bras se fatiguent. [...] Je suis a été écrit au plus bas, dans l'effroi, parfois couché très longtemps au sol sur le dos. (p.735)

Pour Le Discours aux animaux, qui « a été écrit pendant quatre ans, par germination, amplification d'un reste», il pratique le

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même interdit que s'impose Jeanne Guy on lors de la rédaction de Torrents : «Il y avait un interdit — "Ne jamais se retourner" — ne jamais relire ce qui avait été écrit la veille. » (p.735). Si Jeanne Guyon est de ceux qui sortent de la condition humaine, qui nient l'homme, c'est par une dénaturation de la langue, comme l'acteur qui vit «le français comme une langue étrangère qu'il a du d'abord écouter en ouvrant grands les pavillons avant de parler» (TP, 132). À l'instar de Jeanne Guyon, dont l'écriture est marquée, comme celle de tous les mystiques, par l'usage d'une parole efficace, écriture rythmique, respirée, écriture à trous et à silences construite autour d'un évidement de la signification pour pulvériser la pensée rationnelle et, à terme, viser la transformation du lecteur.

la persona prophétique

C'est d'abord dans «Notre parole», texte d'une rare puissance oratoire, et entièrement construit comme une adresse, que paraît une parole inspirée : adresse et profération sont deux composantes de la parole prophétique. En 1998, au Théâtre de la Manufacture à Nancy, j 'a i vu, entendu l'auteur lire ce texte, encore inédit, debout, pieds nus et tout contre le public. C'est d'abord la figure de l'écrivain qui, chez Novarina, se pare des prérogatives prophétiques. Dans un vibrant plaidoyer pour la vision du monde mystique, elle invective, appelle au changement :

Nous croyons connaître parce que nous avons démontré ; nous croyons avoir trouvé la raison parce que nous avons trouvé la machine. La causalité démontre, se dévie, déroule tout, dans l'enchaînement du temps mort. Nous réapprendrons peut-être un jour que la science peut savoir toute la mort, mais que l'amour seul connaît. Nous réapprendrons que la prière n'est pas un obstacle au raisonnement de la raison, mais le couronnement de l'esprit ; et que le chef-d'œuvre de tout langage, c'est de savoir sa fin et d'offrir sa destruction en même temps qu'il parle. Nous le réapprendrons le jour où nous serons doubles et à nouveau entiers, le jour où nous aurons retrouvé toute notre vue, nos deux yeux : le jour où nous n'aurons plus comme seul modèle de connaissance la compréhension. (TP, 164)

Ce passage résume les fonctions prophétiques, traditionnelle-

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ment attachées à la figure de l'ccrivain-mage depuis la seconde moitié du XIXe siècle, et qui dessinent une parole de rupture par rapport aux perceptions communes, une parole visionnaire tournée vers l'extrême avenir, qui ne se contente pas de prédire, mais d'élucider le présent. C'est une parole de dépossession, qui traverse involontairement celui ou celle qui la profère, enfin c'est une parole en exil. Depuis Hildegarde de Bingen, qui a redéfini le prophétisme au xae siècle, en le rendant, selon André Vauchez, «indissociable de la vision», il s'agit moins d'encourager les pécheurs à se soucier de leur salut face à la venue des derniers temps que «prôner les merveilles de Dieu»11*. Dans une perspective vétéro- et néo-testamentaire, on obtient cette définition :

L'expérience prophétique se définit essentiellement comme un retour au langage des origines, avant le péché, quand l'homme était encore capable de dire spontanément une parole spirituelle. [...] Après la Chute et jusqu'à l'incarnation du Verbe, cette parole primordiale est devenue obscure et cachée. (7P, 23)

La perspective biblique, Novarina la connaît, lui qui a traduit le prophète Amos pour la Bible de l'édition Bayard, lui qui a toujours une Bible en poche, dans des éditions et traductions diverses, quand il voyage. Mais ce qui semble le retenir dans la parole prophétique, c'est sa dimension d'adresse et de proféra-tion, intensément liée à l'acte théâtral :

Nous ne sommes pas des bêtes parlantes qui s'expriment, mais des animaux de prophétie. Prophète, nâbî, vient du verbe nâbâ qui veut dire appeler. Les prophètes sont des appelants. Les mots précèdent les choses ; au commencement il y a leur appel. (DP, 24)

La parole prophétique, c'est d'abord, chez Novarina, une posture directement assumée, avec audace et candeur, par l'écrivain, qui, dans la revue Europe, se fait le chantre d'une salutaire déraison. Il faut apprendre à désapprendre, détruire le mode d'approche dualiste, combattre «la pensée binaire», le «rythme à deux temps » et « le manichéisme moderne » (p. 1724). À la revue Aden, s'appuyant sur la pensée mystique de Simone Weil, il confie :

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La matière devient du langage et inversement. Je suis antidualiste. Pour moi, c'est par la matière — la chair — que l'esprit apparaît. C'est ça qui est mystérieux dans le travail de l'acteur. La matière n'est pas opaque elle est éclairante et éclairée. C'est pour ça que le théâtre est fascinant à observer, on y trouve la grâce mais aussi le péché, la pesanteur, pour parler comme Simone WeiL24

Théâtralement, imaginer des dialogues possibles avec des objets relève d'un type de pensée non-dualiste, qui refuse les clivages parole / matière, animé / inanimé, sujet/objet, au point d'imaginer une conscience placée au cœur de l'objet. L'Espace furieux contient plusieurs prières aux objets. La Figure pauvre les interpelle en ces termes :

Les objets sont des lunes d'épouvante. Les objets non seulement ont les yeux bandés eux aussi mais ils ne voient pas comme nous, ils n'expriment même pas le sentiment d'avoir des yeux. Je vais m'avancer vers eux. Même s'ils ne disent rien, ils ne sont pas en rien. Les objets expriment silencieusement ici-bas le sentiment vivant d'être encore en matière à notre place. [...] Objets qui passez, vous êtes rien que des lunes pour animaux ! (EF, 39)

Plus loin, c'est Jean Singulier, le double autobiographique de l'auteur, héros du Discours aux animaux et de L'Inquiétude, qui adresse une vraie prière aux objets :

Objets qui souffrez de n'être pas en moi, [...] objets déjà délivrés d'être hors de moi, priez l'espace qu'il me supporte ! Objet qui vit ici, sans vie ni vie, sans langage, et qui ne fait aucun signe, ôte pour moi la peur d'être là, ôte-moi la peur d'être sans toi, et fais-moi disparaître avec loi dans la solitude... (EF, 156-7)

Sur les traces de Jeanne Guyon, Jean Singulier parle en insensé. Dans L'Inquiétude, ce personnage a toutes les caractéristiques du "fou de Dieu", par la parole de rupture qu'il profère, par sa recherche de l'opprobre, par sa qualité de bienheureux.

J'y ai stagné douze ans d'affilée. Jusqu'au jour dit. Jusqu'au jour où j'ai compris que je voyais Dieu sans savoir en parler. — Tu fus comme moi, tu as vu Celui qui n'est rien, c'est-à-dire en quoi, c'est-à-dire en moi, c'est-à-dire en toi. Allez, partez écrire son nom de rien dans la gloire ! Et toi ? — Je répétais partout : «Toi qui n'es pas là, je suis l'aveugle que tu as

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mené ici. » [...] Le lendemain je fis serment de vivre ma vie à tromper mes médecins, respirer l'air par l'intestin, parler des doigts, vivre de dos, croiser à pied l'humanité qui passe de biais et simuler de parvenir à leur insu jusqu'à leur fin sans m'en être aperçu. Mais ils me découvrirent et me nommèrent devant tous « Homme qui vécut en trompant l'homme. »

(Inq.t 35-6)

Innocent terrible, il est celui qui ne parle pas "les mots de la tribu", et qui stigmatise les bien-pensants, au risque de se faire rejeter par eux. «Je suis l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a su qu'y eut pas sur terre d'animal pire. Et cœtera. Et bien d'autres paroles que je me prononçais ainsi, incompréhensible à tous et d'abord à moi-même.» (Inq., 38). Mais cette logique victimaire lui convient, car elle accompagne son état extatique permanent, son sentiment de félicité sans cause :

L'heure était au malheur. Je retombais chaque minute dans une joie absolue et sans cause : on me soigna par des chimiques administrés. [...] Nous sommes vêtus de nos actions pour penser par expulsion nos pensées. Elle n'est pas porteuse, la tête ; elle n'est d'aucune lumière : nous sommes la nuit de tout. (Inq., 36)

Cette figure, proche de celle de Diogène, présente dans La Scène, illustre la folie sacrée telle qu'on la définissait depuis saint Paul, puis dans la tradition des yourodivyés dans la Russie orthodoxe des xve-xvie siècles, qui vivent selon une interprétation littérale de I Corinthiens (iv, 10), allant par les rues, nus, cultivant des comportements asociaux, jouissant des mauvais traitements qu'on leur inflige, persuadés que sous la folie se cache une forme de sainteté, selon la logique du renversement propre à saint Paul. François d'Assise, saint jubilatoire porté à la bouffonnerie, considérait la folle sagesse comme la perfection spirituelle : « 5/ nous supportons tant d'injures, tant de cruauté, tant de refus, patiemment, sans nous troubler, sans murmurer, si nous pensons avec humilité, c'est la joie parfaite»25, explique-t-il à Frère Léon.

La folie sacrée rejoint le thème de l'idiotie, chère à Novarina par son potentiel comique. Depuis son apparition dans les textes mystiques du IVe siècle, l'idiot a revêtu des habits différents, que Valérie Deshoulières répertorie dans Métamorphoses de l'idiot26.

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L'idiotie n'est pas une tare mais un don. Elle recoupe ceux que le xvne siècle nommait « illettrés éclairés », au nom de la « docte ignorance», ou du non-savoir. Dans Vous qui habitez le temps, on trouve un personnage d'idiote, qui rejoint la figure de la sale de L'Histoire lausiaque de Pallade (IVe siècle) telle que la rapporte Michel de Certeau dans La Fable mystique : dans un couvent, une domestique s'isolant aux cuisines, se nourrissant de déchets et ne parlant à personne, fut soudain vénérée par un anachorète comme une personne spirituellement élevée, ce qu'elle ne supporta pas et partit27. Dans Vous qui habitez le temps, la Femme aux chiffres est une figure de la sale :

Toute seule, je bruissais de mille cent conversations, j'avais plein de mots qui allaient partout comme des oiseaux ; une fois plantée parlante en face d'autrui je ne trouvais plus rien à lui dire : le regardant fixement sans un mot dans les yeux je trouvais à chaque humain une tête de moins que rien. [...] J'avais perdu tous mes parents dans la plupart des trous en jouant.

(VHT, 66)

L'idiotie est aussi l'apanage de l'écrivain inspiré : «Idiotie, pauvreté mentale. Si Von est écrivain, ce n'est pas par aisance, par habileté, par don — et parce que les mots vous mèneraient la vie facile —, c 'est plutôt parce que le langage vous frappe de stupeur et que Von est resté parfois des semaines entières interdit. » (LC, 39). « Si Vartiste est doué, c'est d'un manque. S'il a reçu quelque chose, c'est quelque chose en moins. » (7P, 75). Sur la scène, c'est l'acteur qui est chargé d'incarner l'idiot, comme le prône «Éloge de l'acte passif» :

L'acteur entre dans sa passion. [...] Le texte est comme dicté, l'acteur en est comme victime et le porte au public d'un flux, d'une seule saisie. L'acteur agit un acte passif. [...] C'est la passion, c'est la passivité, c'est Y idiotie de l'acteur et sa chute qui font que le spectateur est voyant.

(LC, 103)

Le théâtre vise la métanoïa du spectateur : « On va au théâtre pour voir tout autrement » (LC, loi), et en particulier, entrer dans le système de la perte — sacrifice ou abandon,

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la persona dramatique

Le texte intitulé « Pour Louis de Funès », apologie de la perte de soi et traité spirituel, est appelé, à mon sens, à faire date au même titre que Le Paradoxe sur le comédien de Diderot, La Formation de Vacteur de Stanislavski, ou Exercices spirituels d'Ignace de Loyola. On y trouve des phrases telles que celle-ci : «J'ai été un trou de Vespace que la parole traversa» (TP, 137), ou encore :

Il y a dans l'acteur un trou de lumière par-dedans qui est son transpercement et son chemin de transfiguration par le trou où passe la parole et par où la parole sortait. Il apporte le vide dans le théâtre comme l'homme porta le vide sur terre. (7P, 147)

L'acteur, sur scène, est une présence en creux, qui parle à partir d'un trou, il est un «transfiguré» (77\ 121-2), un «spectre», un « intouchable », un « défunt », car en ce lieu, la représentation de la figure humaine atteint ses limites, de même que celle du réel. Faire acte de théâtre, c'est faire le deuil de l'image que nous avons du corps, du visage humain, du monde, c'est participer d'un vide, d'une absence : «C'est l'absence de l'acteur qui frappe, pas sa présence.» (121). «L'acteur qui entre en scène franchit son corps et sa présence. ». Entre l'individu, la personne, le personnage, il se trouve au carrefour de l'humain, de l'inhumain, de l'animal — et non du bestial —, doit se désincarner pour s'incarner, faire le deuil de l'image de soi et de son propre corps pour se fondre dans un corps impersonnel. La scène est le lieu d'une incarnation désincarnée, d'un mystère, car ici se joue le miracle de l'incarnation, en même temps que l'incarnation est un pari impossible, au sens de la coïncidence, dans la nature humaine, de la chair et du Verbe, et c'est à travers l'opération de la parole que le théâtre donne à voir cette division : « Tout acteur qui entre, c'est un qui veut quitter l'homme.» (121). C'est que «l'homme est un trou. Et qu'il faut jouer au bord. » (122). Parce qu'il ne peut incarner qu'une division* l'acteur est une sorte de

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fou sacré qui se dépense au bord de la condition humaine : «Il envoie ses membres aux quatre points cardinaux, sème les paroles dans l'espace, relance ses langues aux bêtes. Il s'insoumet à l'image humaine. » (149).

Dans son interview à la revue Europe, Novarina affirme : «C'est peut-être ce que vient faire l'acteur sur le plateau : détruire quelque chose de l'homme. Mais il y a plusieurs voies : ce que la culture occidentale obtient par le sacrifice, l'orientale le trouve par l'abandon.» (p. 1654). Novarina rêve le théâtre comme une corrida, mais son théâtre n'est fait que de figures, c'est, pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Sarra-zac, un théâtre «parabolique»2* qui n'est pas lesté de chair et de sang. Dans L'Opérette imaginaire, quand les didascalies précisent : «Entrée de la parole, en sang.» (Ol, 162), c'est à lire dans le champ du symbole, qui montre et cache tout à la fois. Pas de cruauté, pas de viols, pas de meurtres sur scène. Seulement la parabole de la kénose : kénose du langage, qui doit souffrir pour nous laisser entrevoir une parcelle du réel; kénose de Dieu, comme dans la Bible — la parole en sang renvoie au sacrifice chrétien, au "bouc émissaire", pour parodier le titre de René Girard — ; kénose de l'homme, séparé, incomplet, voué, qu'il le veuille ou non, à une attente eschatologique et au questionnement sur les fins dernières. La kénose est la figure du théâtre, selon la lettre et selon l'esprit. Dans Devant la parole, Novarina explique que scène et kénose ont la même étymologie — qui vient du mot skènè, signifiant «tente». Si la scène, le corps, la divinité sont intimement liés dans la parole originelle, c'est par la fragilité, l'absence, le manque. À l'habitacle fragile du théâtre, «édifice volatil», «architecture de fortune», «cabane» (DP, 109) — à l'instar des abris et édifices d'Antoine Vitez — correspond la « demeure fragile » de notre corps, « notre maison de peu », à l'image de celle d'un Dieu venu planter sa tente parmi nous parce que « seul un Dieu faible peut porter secours » (110).

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D E LA KÉNOSE À LA SKÈNÈ.

kénose du langage : la lumière nuit

«Ce dont on ne peut parler, c'est cela qu'il faut dire.» (DP, 29). « // .V a un appel dans la parole humaine et une attente dans la pensée. Tout ce dont nous disons le nom manque. » (25). Le "sentiment d'étrangeté" dans la langue interroge ce point de jonction entre le dedans et le dehors, entre le drame d'une parole par nature vouée à l'extériorité parce que vouée à l'arbitraire. Arbitraire du bain linguistique de chacun, arbitraire de la mise en chiffre du réel. «Rébus. Le réel est en choses. Mais les choses sont en langage. » (LC, 113). Tout langage signifie une séparation, alors qu'il s'agit de retrouver la vision. Les mots sont impuissants à dire le réel, comme les yeux sont impuissants à le voir, car parler c'est voir. Or, le réel est caché, comme le précise l'Enfant d'Outrebref dans L'Espace furieux : «Si la vraie lumière est invisible, je crois que c'est parce qu'elle ne passe qu'au travers du regard humain. » (EFy 59). Le Jean de L'Inquiétude ne parle pas différemment : «Rien de ce qu'on voit n'est assez vrai pour apparaître en vraie splendeur! Nous, hommes, sommes des erreurs qui s'apparaissent les unes aux autres qu'entr'aperçues dans leur instant. » (inq., 43).

Les mots sont «enfouis» (DP, 21) à l'intérieur de nous, il sont «comme des noyaux qu'il faut casser». Pour celui ou celle qui veut voir ce qu'il y a derrière le simulacre, il s'agit moins de dévoiler — la parole voilée étant, dans la Bible, le symbole, ou la figure, Dieu ne s'exprimant qu'en figures — que de déchirer. Nous pourrions dire «inverser» ou «regarder à l'envers», si l'on prend à la lettre le per spéculum aenigmate de saint Paul dans les Évangiles, qui fait songer au mythe platonicien de la caverne, mais en plus vertigineux, parce qu'il pose la question de la solidarité des âmes dans l'espace-temps de la vision. Ce passage de Devant la parole, qui présente l'univers visible comme un négatif — au sens photographique — du réel, est une réécriture du passage de saint Paul :

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Tout le langage est négatif. Il y a une anti-matière et on la voit. Penser, parler est un renversement. Nous ne sommes pas en face. Le réel n'apparaît un instant qu'à celui qui le déchire. C'est soudain et surgi, déchiré et non pas dévoilé. Nous ne voyons que par aperçus fulgurants. (DP, 22)

La première épître aux Corinthiens (xm, 12) énonce : « Videmus nunc per spéculum in aenigmate, tune autem facie ad faciem, nunc cognosco ex parte, tune autem cognoscam sicut et cognitus sum. » Ce qui donne en traduction littérale : « Car nous voyons à présent dans un miroir, en énigme ; mais alors (quand ce qui est parfait sera advenu) nous verrons face à face. A présent, je connais d'une manière partielle, mais alors, je connaîtrai comme je suis connu. »29.

La première victime sera la langue, il faut la distordre, la sacrifier : le "languisme" sera exercice de renoncement, d'abandon, de dépossession dans la langue.

Il se disait atteint de « languisme », d'une parole qui lui parlait perpétuellement aux oreilles. Il avait un animal dans son animal, une voix dans le ventre, une voix dedans. Il était pour toujours dans le monde des langues. Pour aller aux choses, pour descendre, voir plus bas. Il avait accepté de voir des choses sans avoir de mots pour les désigner. Il avait renoncé à nommer. (7P, 70)

Cette tension inscrite dans la relation au réel ne peut que déterminer un art poétique, c'est là le propre des écrivains visionnaires. Léon Bloy, qui a construit son œuvre sur cette parabole du renversement des figures, écrivait : «Moi, je voudrais montrer le dessous du langage, qui ne peut être rencontré qu'à une effrayante profondeur. »30.

Provoquer une dénaturation des mots, tel est le programme de l'écrivain savoyard, élevé dans le sentiment d'une pluralité linguistique, entre le français, l'allemand, l'italien, le patois. Maltraiter la « langue matièmelle », « refaire tout le chemin de l'apprentissage de la langue matièmelle, réapprentir son languisme » (TP, 34), «suivre sa passion néologique jusqu'au bout, [...] chier une langue nouvelle pour ensuite la couteler», alors que la langue maternelle on ne l'a pas «chiée soi-même» (35),

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voici ce qu'annonce Le Théâtre des paroles : «Personne n'a jamais osé le faire : traiter la langue comme une chose. Et la travailler de dehors; d'un endroit de dehors» (48), «comme du latin, c'est-à-dire que toute nomination d'une chose est exclue» (54), «être un homme atteint de languisme. [...] C'est la langue qui se produit elle-même, qui se reproduit. » (44).

Il écrit : «La langue française est mon suaire. C'est le suaire dans lequel je suis né. Lange, suaire, la langue française, je suis dedans. C'est le tissu où j'ai vécu. La chair où j'ai été pris. La chair qui m'a pris. Elle me lâchera. » (LC, 80). «La langue, on ne lui demande pas de reproduire le monde autrement, on la met en demeure de produire le monde autrement. » (62). Là encore, il s'agit de transformer un handicap en atout, d'être un enfant de la négation, créer sa langue comme une génération spontanée de barbarismes, de néologismes, de paradoxismes induit un autre rapport au réel et au voir.

L'installation plastique La Lumière nuit31 présente des peintures de l'auteur au milieu de vidéos qui répercutent, sur fond sonore d'une récitation murmurée des dernières lignes de L'Inquiétude, des yeux filmés en continu. Explorer la question du regard, comme vision, comme organe, comme limitation, en lien avec la question du langage. Le texte renvoie à l'expérience ultime du personnage, confronté à la limite des mots pour dire, de manière négative, ce qui est sans qualités, c'est-à-dire le divin, comme si là était la véritable mesure du langage. Reprenant le vocabulaire mystique, il l'enrichit par des néologismes de son cru :

Incréé, inécrit, invérifié, insoumis, insoupçonné, informulé, intressailli, incontenu, incompté, invaincu, invarié, inétabli, imparlé, indenommé, indénombré, intrahi, intranscrit, inouvert, infiguré, intransformé, intransmis, imparcouru, inespéré, impardonné, inlié, inligné, inlongé, illoti, illuché, inloué, illoué, illui, toi. (Inq., 51)

Lors de sa conférence de présentation, Novarina ne s'appesantit pas en exégèses sur l'oxymore "/a lumière nui(\ lieu commun de l'imagerie mystique depuis "la lumineuse Ténèbre' de Pseudo-Denys l'Aréopagite32 et la "nocce oscura" de Jean de la Croix.

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Faisant appel à une praxis qui repose sur une expérience commune, aux visiteurs il explique qu'objectivement il faut se méfier de l'électricité, que le monde est trop éclairé et que lui-même aime utiliser la bougie. Cette part d'ombre qu'il défend revient à un éloge du non-savoir, attitude affective et intellectuelle des mystiques, qui consiste à chercher un décloisonnement de la pensée et à se méfier des idéologies, des représentations courantes et de toute pensée de la certitude. Jean de la Croix préconise l'anéantissement absolu des représentations, illustré par la traversée de la "nuit obscure". Pour lui, il ne s'agit pas seulement de rechercher l'ascèse, mais le renoncement à soi, à ses sens, à son esprit. Il préconise la perte des repères mentaux : l'entendement, la mémoire, la volonté. Dans L'Espace furieux, la Figure pauvre dit : « Voici la nuit que nous ne voyons pas : la nuit n'est jamais qu'une invention de la lumière.» (EF, 37). Cette expérience fondatrice du renversement obsède Novarina, qui, par le biais de l'apo-phase et de la théologie négative, lie la kénose du langage à la kénose de Dieu. L'insuffisance de l'un donne la mesure de l'impuissance de l'autre.

kénose de Dieu : de Piero délia Francesca à Perdition 3,14

La scène est le lieu du renversement, et c'est pourquoi le théâtre de Novarina fonctionne à merveille dans le cadre d'un théâtre pauvre — lieux désaffectés, pénurie de moyens — et dans le cadre déambulatoire, qui opère un renversement de la scène et de la salle. Mais l'espace renversé a une mesure, et c'est la peinture qui en contient "le lieu et la formule". Le titre de L'Équilibre de la croix, ouvrage paru en 2003, trouve son origine dans l'analyse d'un tableau de Piero délia Francesca, que Novarina, dans Devant la parole, paru quatre ans plus tôt, commente en mêlant exégèse spirituelle, critique d'art et commentaire scénographique : La Madone entourée d'anges et de saints, « au premier étage du 28 de la rue Brera à Milan, salle XXIV [...] est un malaise dans l'espace» et «plonge le spectateur dans les

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vertiges de la disproportion » (DP, 93). De face « devant la représentation d'un lieu incompréhensible et non fait pour nos yeux» dans «ce rectangle de 66 sur 81 centimètres» (94), il «s'aperçoit vite que pour en comprendre la perspective, il faut être à genoux. La peinture nous plie à son espace; elle nous emporte dans l'espace avec elle. ». Au-dessus des personnages, un œuf pendu au centre de l'alcôve de l'arrière-plan invite à une relecture du tableau, en en traçant le point de fuite horizontal et vertical, qui n'est autre que le point d'intersection d'une croix, et permet de comprendre les douze figures alignées des apôtres ainsi que la mère et l'enfant placés en équilibre instable au premier plan.

Le peintre trace une grande croix qui n'existe pas ; tout l'espace repose maintenant dans l'équilibre de la croix. L'espace alors se délivre. Et il apparaît alors que la scène peinte ici n'est pas une nativité mais une descente de croix. Ou plutôt qu'une descente de croix a été peinte par-dessus cette nativité. S'explique alors la présence si étrange du corps de l'enfant : c'est un corps qui tombe, versé, descendant — et cette Madone est une pietà qui tient un mort sur ses genoux. On remarque qu'il porte encore un peu de sang, une trace de corail rouge à son cou. C'est ici le corps qui tombe de Jésus crucifié enfant. (DP, 95)

L'espace délivré n'est autre que l'espace renversé, et sa mesure en est l'intuition infaillible des mystiques. Novarina s'efface ensuite derrière Jeanne Guyon dont il cite un poème sur trois pages, poème qui rend compte de l'opération montrée sur ce tableau qu'elle n'a cependant jamais vu, mais dont elle décrit précisément le processus vital, mieux que les commentateurs du tableau. La thématique de la chute vers le haut, caractéristique des états de conscience décrits par les mystiques, rejoint celle de la réversibilité de la naissance et de la mort, de la souffrance et de la plénitude, et lie problématique intime et pensée cosmologique. Au langage pictural correspond la poétique mystique, fondée sur l'oxymore, pour décrire un non-topos parallèle au monde visible, et tisser un réseau d'analogies, aux yeux du lecteur-spectateur qui se met lui-même en scène dans sa passion herméneutique. Par le biais du poème mystique, la parole devient espace, le non-lieu est devenu lieu, l'invisible a trouvé corps, sous

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la plume simple de Jeanne Guyon, qui décrit l'exercice pratique de l'oraison dans la logique du pur amour, et prend ici l'allure d'une apologie de la folie de la Croix, au sens paulinien du terme : « Je suis hors de moi », écrit Jeanne (DP, 98).

« La parole de la Croix est folle pour ceux qui périssent, mais pour nous, qui sommes sauvés, elle est puissance de Dieu », écrit saint Paul dans la première épître aux Corinthiens (i, 18). Au-delà des thèmes de la nativité et de la descente de croix — les mystiques dépassent rapidement toutes les images bibliques pour les absorber dans une rêverie plus vaste — c'est de résurrection qu'il s'agit ici.

Je n'ai plus de désarroi Au pays des dissemblances Je ne fais plus différence Entre vous et moi

Un rien m'ennuie, tout me dure Je ne veux qu'en votre sein Renaissant sur la croix pure Vous louer sans fin [...] Ni ma mort ni ma naissance Ne me sont émois Ma mort est un bijou Autour de mon cou. (DP, 99)

L'indifférence aux problématiques du salut et de la pensée dualiste (naissance / mort, souffrance / bonheur, divin / humain, présence / absence) trace, toutes barrières abolies, le chemin vers une divinisation de l'humain qui passe par l'acceptation de la perte du propre, le refus d'une morale de l'expiation et du salut, la négation de la logique sacrificielle au profit de celle d'abandon, et l'éloge d'une relation au monde pacifiée contenue dans la démarche paradoxale du pur amour, qui n'est autre qu'une mise en tension, en équilibre, ainsi que le suggère le tableau. Il est indéniable que la pensée et la parole des mystiques invitent à réviser les représentations que nous avons du réel, et comme le théâtre est le lieu crucial de l'interrogation sur l'espace-temps, il

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n'est pas incompatible avec ces problématiques. On trouve aussi cette inquiétude de l'espace chez Maeterlinck, comme en témoignent ses notes de lecture dans La Vie de Vespace.

Dans son installation-déambulation intitulée Perdition 3,1433, Novarina entend plonger le visiteur dans un univers plastique et sonore perturbant. Les spectateurs descendent dans le sous-sol désaffecté d'un château d'eau, et progressent, comme à l'intérieur d'un être vivant, dans un labyrinthe de couloirs et de salles aux murs décrépits, parcourus de tuyaux et de tubes. La lumière est minimale, une voix défile sur bande sonore, donnant en boucle une lecture d'une partie de «L'Acte latin» de L'Équilibre de la Croix (ÉC, 56-64). Longue énumération, jusqu'au vertige, des noms de l'innommable, dans la plus pure tradition apophatique, mais qui mêle voix des doctes et des profanes, voix de mystiques et voix de poètes, de chanteurs, penseurs, savants :

André Breton ose dire que «Dieu est un porc»; [...] Jeanne Guyon s'enflamme : «Dieu est tout bouche, comme il est tout amour» ; le jeune Rimbaud vocifère : « merde à Dieu » ; Denys T Aréopagite conseille de «nommer Dieu d'un sobre silence» ; Eugène Pelletan remarque que «qui dit Dieu, ne dit r ien»; [...] Hubert-Félix Thiefaine assure que «Dieu est un fox à poil dur » ; Heraclite voit que « de toutes choses, le Pilote est la foudre ». (ÉC, 57-8)

L'auteur, à partir d'une allusion au texte de l'Exode (m, 14), crée, à partir de la seule parole, et sans l'incarnation du corps de l'acteur, les conditions d'une théâtralité, plaçant le spectateur, projeté dans un espace vide, au centre d'un processus de questionnement, au bord d'une métanoïa possible : conversion au théâtre, à la mystique? Ce dispositif scénique illustre à merveille cette phrase confiée à la revue Europe : «Le théâtre est un lieu de perdition. Le lieu de la défaite humainey où nous venons ensemble nous déconstruire. C'est un lieu commun où nous nous rassemblons pour qu'éclatent tous les lieux communs. » (p. 1694). En même temps, la parole des mystiques, sur laquelle le texte repose pour l'essentiel, trouve les conditions d'une vraie écoute, d'une vraie réception, car elle apparaît comme la parole de personne, qui ramène Novarina à Jeanne Guyon.

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Au plus profond de la personne : personne. Dans le plus pur profond de nous et plus intime que notre nom, au fond du langage, au plus profond de la pensée : Je suis. Au fond du sujet, le langage ; au fond du langage, le verbe ouvert au fond du langage. Le messie c'est la parole. Le verbe ouvert, acteur et opérant. Il y a, au fond et plus profond que nous, personne et une altérité : l'ouverture et le surgissement du Je suis entendu par Moïse en Exode 3,14. Un verbe antérieur au monde et intérieur du langage. [...] Notre chair physique c'est la terre, mais notre chair spirituelle, c'est la parole. (pp. 12-319)

L'espace théâtral hors-la-scène crée les conditions d'un dialogue intérieur qui interroge l'incarnation et aboutit à un renversement salutaire et à une jubilation de la kénose — comme dans le pur amour : l'idée, présente dans les épîtres de saint Paul, de l'impuissance divine, d'un Dieu en creux qui ne parvient pas à se manifester, et qui souffre, ou, comme le formule la pensée agnostique de Maître Eckhart, d'un Dieu «fruit du néant» (p.9717), au sens de non-né, non-manifesté, sans mode, devient libératrice alors qu'elle est supposée définir nos limites : au sacrifice comique du divin répond le sacrifice comique de l'humain, en la personne, dans ce dispositif singulier de la déambulation, du spectateur, ainsi défini dans la revue Europe :

En réalité, c'est le corps du spectateur qui est fractionné, diffracté, comme si le théâtre était le lieu d'un sacrifice optique, mais le spectateur pas au sens d'individu pris à partie mais au sens de faisant partie d'un groupe, d'identité plurielle. L'individu est un faux atome, il est lui-même pluriel, il se divise, l'atome humain est la personne : et ce mot est magnifiquement vide. (p. 1654)

kénose de l'humain : Veffet de Verfremdung

«Le monde est né d'une négation de l'être» (TP, 144), écrit Novarina dans Pour Louis de Funès. Maître Eckhart ne dit rien d'autre, quand il parle du rêve de l'homme éveillé qui, se relevant de terre, ne voit rien : «Dieu naquit dans le Néant. [...] // vit Dieu, où toutes les créatures sont néant II vit toutes les créa-

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tares comme un néant, car il a en lui Vêtre de toutes les créatures. Il est un être qui tous les êtres a en lui. » (p.97n).

À la kénose de Dieu répond celle de l'humain, voué à habiter un corps et un espace-temps, et à revivre à sa manière la «passion» (au sens de souffrance) divine. «Il est étrange d'être dans un corps enfermé, c'est une crucifixion pour chacun. Nous en sortons par la parole qui délivre. » (LC, 16). Dans L'Inquiétude, Jean s'exclame : «J'ai vu Dieu : il m'a mis un trou au milieu. Par où nous savons que nous souffrons énormément quand nous sommes là. » (inq., 46). La encore, la scène opère un renversement jubilatoire, parce qu'elle offre un lieu symbolique où fuir le corps, où fuir l'espace-temps. Dans L'Espace furieux, la Figure pauvre dit : « Je plains chaque jour d'avoir vu l'jour. Je plains chaque seconde d'avoir à remplacer la précédente ; je plains le temps de durer et l'espace d'avoir lieu. » (EFt 44) et le Prophète renchérit : « Celui qui est du temps, fait de temps ou semblable à lui, cela n'est pas, cela est contraire à lui!» (142).

L'hagiographie comique de l'acteur intitulée «Pour Louis de Funès » transforme la kénose en processus ludique, par un renversement du vide et du plein, qui emprunte aux mystiques, ces « grands expérimentateurs de la figure humaine ». « champions de la dépense», c'est-à-dire du gratuit, et capables, parce qu'ils atteignent le point catastrophe de l'identité, de parvenir, à une positivité de la perte : posant la nécessité de la perte, sous forme de souffrance ou de sacrifice, le pur amour ne s'intéresse qu'à sa résolution dans un au-delà du sensible. On se trompe sur les mystiques en croyant à une complaisance masochiste à la souffrance, en croyant que la finalité de la perte mystique est perdition et négativité pure. Ce principe de renversement qui préside à la vie intérieure, Novarina le transpose dans le champ du jeu théâtral :

L'acteur est peut-être le seul aujourd'hui à pouvoir comprendre dans sa chair, saisir pour de vrai, les écrits violents, 1 exemple et les témoignages des grands expérimentateurs de la figure humaine, des grands agitateurs en corps et en esprit, champions de la dépense, toutes catégories d'énergies confondues : Hallâj, Eckhart, Aboulafia, Jean Tauler, Jean de la Croix,

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Jeanne Guyon, Jean Dubuffet, Johannes Schaeffer, Gùnther Ramin, Oum Khalsoum, Rûmi, Nathan de Gaza, tous les grands techniciens du dépassement que Louis de Funès pratiquait tous les jours secrètement ; parce qu'il faut bien qu'il sache, l'acteur, s'il veut continuer à jouer, que toute force vient de destruction, que c'est de vide que l'énergie s'alimente et que Dieu n'est absolument pas le formateur du monde (surtout pas, ce serait trop simple !) mais plutôt comme un vide que l'homme doit manger, non pas du tout un père, mais une pâture déserte pour l'homme, la présence d'un trou et d'un néant où vont mordre les grands dépenseurs d'énergie. Comme le nom creux de ce que l'homme doit manger pour renaître au bout des épuisements, quand il faut qu'il continue et qu'il sait qu'il ne pourra continuer à descendre, c'est-à-dire à monter et monter, c'est-à-dire à descendre que par l'étroit chemin de la faim et le sentier de nudité. Non pas Celui qui est — et qui n'existerait pas, mais plutôt Celui qui n'est pas et qui existerait vraiment. Oui oui oui l'énergie ne s'est jamais nourrie que de vide et toute chose qui vit, c'est dans son contraire qu'elle s'alimente. (77\ 143)

Cette définition du vide emprunte au vocabulaire et à la pensée mystiques, en plaçant cependant sur le même plan des pratiques pénitentielles — le renoncement — et des pratiques extatiques — abandon, délaissement :

Le bon acteur «est agi», le bon danseur est dansé, il danse renoncé, il danse comme un délaissé, car dans tout art, toute pensée, l'aventure passe par le vouloir et le renoncement, par volonté et abandon, par exercices de délaissement. [...] Les mystiques l'ont vu en vrai, leurs récits nous montrent de près ce que le trapéziste, l'antipodiste voient dans l'instant du saut, ce dont l'acteur fait l'expérience sans mot, pour peu qu'il n'ait pas peur du vide et de se perdre, pour peu qu'il sache être parfait, c'est-à-dire vraiment nul. [...] J'ai été un trou que l'espace traversa. (TP, 137)

«L'acteur au sommet de son art est une marionnette : joué par autre chose — ou par quelqu'un d'autre que lui...» (TP, 18). «L'acteur sacrifiant» (Le, 136) est, pour reprendre une expression de Léon Bloy, une sorte de « blasphémateur par amour»34, c'est-à-dire un champion du pur amour qui revit dans rabaissement la passion du Christ.

Comme le verbe cloué un jour à l'espace, [...] il s'insoumet à l'image humaine et désincarné, il ne vient pas faire l'homme mais défaire l'homme.

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Kénotiquc, homme évidé, il contrefait le Christ, il le double, [...] blasphémateur et laudateur profond, il montre F envers de la création dans sa passion comique et dans sa chute de Pinocchio. {LCy 136)

Dédoublé, devenu étranger sur la terre et à lui-même, il a réalisé, dans sa quête de Y impersonnalité, un triple effet de Verfremdung, qui superpose persona mystique — le génie poétique —, persona prophétique — le fou, l'idiot — et persona dramatique — le masque, la marionnette. Par un renversement systématique, Novarina est parvenu à investir le vocabulaire théâtral en transférant dans le domaine de l'extériorité ce qui appartient de tous temps à la sphère de l'intériorité. «Ne plus se reconnaître dans la glace. Ne plus reconnaître Vespace. Entendre le temps couler à Venvers. Raconter Vhistoire de cet étourdisse-ment» (LC, 50), telle est la vocation du théâtre parabolique de Novarina. D'ailleurs, chez le célèbre auteur du Verfremdungs-effekt, si mal traduit par le français « distanciation », la notion, si souvent simplifiée et dogmatisée au théâtre, trouve bien son origine subtile dans le champ de la mystique. Jean Singulier ressemble à bien des égards à des figures du premier Brecht : les deux pièces Hans im Gluck et Baal constituent une sorte de rêverie en diptyque sur la parole poétique et la parole prophétique. Baal est une image du poète hanté par les abîmes, Hans est la figure du dépossédé, au double sens qu'il est non-possédant et qu'il n'est possédé par rien, et que par ce fait même on ne peut rien lui ôler, ni ses biens, ni les siens, pas même sa vie : c'est une figure de la sainteté, toujours content dans les épreuves, champion de l'abandon. Jean est frère de Hans et de Baal, mais il est difficile de se l'avouer, tant le propos de Novarina semble loin du discours politique, tant le propos de Brecht semble loin du discours mystique. « On peut faire du théâtre politique sans pour autant singer le réel» (LC, 27), écrit Novarina, dans des termes que n'aurait pas reniés le grand dramaturge allemand. Le Verfremdungseffekt, fondé sur une démarche de retour à soi par la perte du propre, qui peut se lire à la frontière du politique, de l'esthétique, du métaphysique, ne cherche pas une mimésis du

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réel, mais une mise en interrogation du spectateur par rapport à sa réalité : la décontextualisation vise une réappropriation subjective du vécu. La mise en scène de Mère Courage par Antoine Vitez au Théâtre de la Colline en 1973 suggérait, en remplaçant les emblèmes du travail par un terrain vague et un landau, une telle interprétation.

Les parentés entre une certaine théorie du théâtre et la pensée mystique s'enracinent dans un vocabulaire commun, et c'est valable aussi dans le théâtre parabolique de Brecht, quoi qu'ait pu en penser leur auteur par la suite : Hans im Gluck, improprement traduit en français par Jean La Chance, veut dire littéralement : «Jean le Bienheureux», au sens où l'Église catholique le béatifierait et l'inscrirait sur la liste des candidats à la sainteté. D'un point de vue laïc, cela veut dire : Jean le héros du pur amour. La pièce réalise une synthèse entre hagiographie et comédie et annonce par bien des aspects la sainteté comique d'un Louis de Funès.

Un autre trait commun est le lien entre la nécessité jubilatoire de la scène et du jeu et le dépassement de la notion sacrificielle vers une positivité de la perte, vers une dépense, au sens où Georges Bataille voit une expérience vitale essentielle, aussi paradoxale que transgressive parce qu'elle relève du gratuit. Or, le sacrifice, c'est la mort intéressée, la mort-pour, contrairement au pur amour, qui est disponibilité au déficit, sans espoir de récompense. Hans im Gluck est la chronique d'une mort annoncée : Hans est sacrifié parce qu'il n'était pas du monde, sa passion est christique, rien ne peut le divertir de sa béatitude35. Dans les pièces de Novarina, le sacrifice est métaphorique et comique, il perd sa fonction civilisatrice pour devenir gratuit, sans victime émissaire à sacrifier. Le désastre ne peut être une finalité en soi, le sacrifice est à prendre au sens primitif d'«offrande», l̂ e théâtre n'est pas pour Novarina une voie de perdition, il s'en prend à une négativité qui enferme, il brise pour construire, il nie pour affirmer. Dans cette tension, il met en avant, comme composantes de son théâtre, les invariants de la démarche mystique, inséparable d'un renversement dialectique, dont l'idiotie est un si

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bel exemple. Par ailleurs, si la parole prophétique est sœur de la parole théâtrale, Novarina se garde bien de faire du prophétisme une voie de malheur de perdition, comme dans l'Ancien Testament, où le prophète, tel Jérémie, tel Jonas, finit par être déchiré par un message de terreur qui le dépasse et le voue à une solitude insondable, parce que sa parole, par nature intransitive, est faite pour ne pas être entendue.

conclusion : parole du dedans, parole du dehors

Novarina écrit : « Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d'avec nous-mêmes, une faille d'obscurité, une lumière, une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. » {DP, 166).

Maurice Blanchot définit la parole prophétique comme une parole de l'impossible et de l'errance, une parole stérile, inefficace, un non-lieu. Évoquant la posture de rupture du prophète face à ses contemporains, il a souligné le caractère impalpable d'une parole qui ne peut s'enraciner nulle part :

Elle annonce un impossible avenir ou fait de l'avenir qu'elle annonce, quelque chose d'impossible, qu'on ne saurait vivre et qui doit bouleverser toutes les données sûres de l'existence, f...] Ce n'est pas l'avenir qui est donné, c'est le présent qui est retiré. (pp. 117-836)

Le prophète est bien celui qui parle dans le désert de la parole sans racine, hors de l'espace et du temps, une parole destinée à errer dans un espace nu, dans un « rapport nu avec le Dehors» :

On peut seulement errer [...] dans [...] la stérilité d'une terre nue où l'homme n'est jamais là, mais toujours au-dehors. Le désert, c'est ce dehors [...] et la parole prophétique est alors cette parole où s'exprimerait, avec une force désolée, le rapport nu avec le Dehors. (p. 11136)

«Nu» signifie : sans médiation. Le discours prophétique est paradoxal : il se veut discours de médiation tout en rêvant

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l'absence totale de médiation. Le prophète est victime d'un public qui ne peut le comprendre — est-ce aussi pour cette raison que Novarina n'aime pas la notion de «public», lui préférant celle de « spectateur » ?

Le prophétisme est une voie de perdition qui coupe des autres et de soi, au contraire du discours mystique qui est recherche d'une union heureuse avec une force qui dépasse l'humain, qu'on la nomme Dieu, l'Âme du monde, ou de tout autre nom que Ton voudra. L'un tend vers le dehors — le prophète —, l'autre vers le dedans — le mystique. Jeanne Guyon, qui se disait « saisie par le dedans »37, décrit, dans Le Moyen court, une technique simple d'oraison qui nourrit l'imaginaire du centre et trace un chemin vers une intériorité qui est concentration de l'esprit. Au contraire de la dispersion du prophète, le mystique se con-centre. Pour Novarina, la parole, par son exil, ouvre à une séparation salutaire car c'est une parole du dedans, qui permet de penser d'une manière vitale l'espace-temps dont la représentation théâtrale est un épiphénomène. La parole poétique fait la singularité du théâtre de Novarina et elle n'est pas contradictoire avec la parole mystique : toutes deux procèdent d'une même démarche, et les mystiques sont aussi de grands poètes. Le sujet poétique se projette vers l'inconnu et sa parole est toujours future, toujours aporie, parce qu'elle prend «appui sur le vide, Vabîme — le seuil de l'ancien chaos», écrit le poète Franc Ducros38.

1. Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur Sprache, Acheminement vers la parole, traduction François FÉDIER (Paris, Gallimard, 1976).

2. Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur Vextériorité (Paris, Livre de Poche, « Biblio Essais », 1990).

3. Valère NOVARINA, « La Parole opère l'espace », propos recueillis par Gilles COSTAZ, Magazine littéraire, n°400, juillet-août 2001, pp. 98-103 (p. 98).

4. Valère NOVARINA, «L'Homme hors de lui», propos recueillis par Jean-Marie THOMASSEAU, Europe, n° 880-881, août-septembre 2002, pp. 162-77.

5. Valère NOVARINA, «Entretien», propos recueillis par Jean-Louis PERRIER, Mouvement, n° 38, janvier-mars 2006, pp. 70-5.

6. Valère NOVARINA, L'Espace furieux, mise en scène Valère NOVARINA,

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scénographie Philippe MARIOGE, avec Catherine SALVIAT, Christine FERSEN, Gérard GIROUDON, Véronique VELLA, Alexandre PAVLOFF, Daniel ZNYK, François CHATTOT et Christian PACCOUD, Richard PIERRE, Matthieu DALLE, Lucile ARCHE, Marion PICARD, Adélaïde PRALON (Paris, Théâtre de la Comédie-Française, 2006).

7. Valère NOVARINA, «Ajour» (in Lumières du corps), mise en scène Christine DORMOY, scénographie Philippe MARIOGE, composition vocale Arnaud PETIT, avec Philippe DORMOY, Chris MARTINEAU, Géraldine KELLER, Katy DEVILLE (Villeneuve-lès-Avignon, La Chartreuse, 2007).

8. Sacrifice comique de Vacteur 1 : Pour Louis de Funès, de Valère NOVARINA, mise en scène Solange OSWALD. Groupe Merci, installation plastique Joël FESEL, avec Georges CAMPAGNAC (Toulouse, Théâtre Garonne, 2003).

9. Valère NOVARINA, Devant la parole, mise en scène et interprétation Louis CASTEL (Festival d'Avignon, 2002).

10. Valère NOVARINA, Le Théâtre pour les oreilles (Theater of the ears), traduction Allen S. WEISS, mise en scène Zaven PARÉ et Allen S. WEISS, marionnette Mark SUSSMAN, voix Gregory WHITEHEAD (Los Angeles, 1999).

11. Valère NOVARINA, 2587 Dessins, 21 x 15 cm, réalisés lors d'une performance et exposition dans la Tour Saint-Nicolas, à La Rochelle en juillet 1983 (Avignon, École d'Art, juillet 2007).

12. Denis GUÉNOUN, Le Théâtre est-il nécessaire ? (Strasbourg, Circé, «Penser le théâtre», 1997).

13. Valère NOVARINA, La Scène, mise en scène Valère NOVARINA, scénographie Philippe MARIOGE, collaboration à la mise en scène Céline SCHAEFFER, avec Céline BARRICAULT, Michel BAUDINAT, Jean-Quentin CHÂTELAIN, Pascal OMHO-VÈRE, Dominique PARENT, Dominique PINON, Claire-Monique SCHERER, Agnès SOURDILLON, Léopold VON VERSCHUER, Laurence VIELLE (Lausanne, Théâtre de Vidy, 2003).

14. Valère NOVARINA, Le Repas, mise en scène Claude BUCHVALD, scénographie Yves COLLET, avec Didier DUGAST, Laurence MAYOR, Elizabelh MAZEV, Claude MERLIN, Christian PACCOUD, Dominique PARENT, Nicolas STRUVE, Valérie VINCI et Daniel ZNYK (Paris, Centre Georges Pompidou, 1996).

15. Valère NOVARINA, L'Espace furieux, mise en scène Valère NOVARINA, scénographie Philippe MARIOGE, collaboration à la mise en scène Céline SCHAEFFER, avec Catherine SALVIAT, Christine FERSEN, Gérard GIROUDON, Véronique VELLA, Alexandre PAVLOFF, Daniel ZNYK, François CHATTOT, Christian PACCOUD, Richard PIERRE, Matthieu DALLE, Lucile ARCHE, Marion PICARD, Adélaïde PRALON (Paris, Théâtre de la Comédie-Française, 2006).

16. MAÎTRE ECKHART, Dieu au-delà de Dieu, Sermons XXXI à LX traduits et présentés par Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE (Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 1999), p. 159.

17. MAÎTRE ECKHART, DU Détachement et autres textes, traduit et présenté par Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE (Paris, Payot & Rivages, «Rivages poche/Petite Bibliothèque», 1995).

18. Jeanne GUYON, Vie, II, 2, cité dans Henri DELACROIX, Les Grands mystiques chrétiens (Paris, Félix Alcan, 1938).

19. Valère NOVARINA, « Ouverture », in Madame Guyon, rencontres autour de la vie et l'œuvre de Madame Guyon (Grenoble, Jérôme Millon, 1997), pp. 9-13.

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20. Nous renvoyons à l'excellent ouvrage de Jacques LE BRUN, Le Pur amour de Platon à Lacan (Paris, Seuil, 2002).

21. Cité dans Françoise MALLET-JORIS, Jeanne Guyon (Paris, Livre de Poche, 1978).

22. Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini (Paris, Gallimard, 1969), p.447. 23. André VAUCHEZ, Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel

au Moyen Âge (Paris, Albin Michel, «Histoire», 1999), p. 116. 24. Valère NOVARINA, « Valère Novarina : Le texte réclame chair », propos

recueillis par Hugues LE TANNEUR, Aden, 19 au 25 novembre 2003, p. 23. 25. FRANÇOIS D'ASSISE, Les Fioretti de saint François, traduction et édition

Alexandre MASSERON (Paris, Seuil, «Points Sagesse», 1967), p.60. 26. Valérie DESIIOULIÈRES, Métamorphoses de Vidiot (Paris, Klincksieck,

2005). 27. Michel DE CERTEAU, La Fable mystique. XVf-xvu* siècles (Paris, Galli

mard, «Tel», 1987), p.49-50. 28. Jean-Pierre SARRAZAC, La Parabole ou Venfance du théâtre (Strasbourg,

Circé, « Penser le théâtre », 2002). 29. Léon BLOY, Le Mendiant ingrat, in Journal I (Paris, Robert Laffont,

«Bouquins», édition établie, présentée et annotée par Pierre GLAUDES, 1999), p. 124.

30. Léon BLOY, Lettres à Philippe Raoux (Paris, Desclée De Brouwer, 1936), p. 156.

31. La Lumière nuit. Installation et peintures de Valère NOVARINA (Avignon, Chapelle du Miracle, 2007).

32. PSEUDO-DENYS L'ARÉOPAGITE, La Théologie mystique (Paris, Migne, «Les Pères dans la foi», 1991), p.29.

33. Perdition 3,14. Installation sonore de Valère NOVARINA, textes de L'Équilibre de la Croix (Toulouse, Théâtre Garonne, 2003).

34. Léon BLOY, Le Désespéré, dans Œuvres, édition Jacques BOLLERY et Joseph PETIT (Paris, Mercure de France, 1964), p. 226.

35. Cet aspect transparaît nettement dans le jeu de David Ayala. Bertold BRECHT, Jean La Chance, traduction Marie SILHOUETTE et Bernard BANOUN, mise en scène Jean-Claude FALL, scénographie Gérard DIDIER, dramaturgie Gérard LIEDER, avec David AYALA, Roxane BORGNA, Fouad DEKKICHE, Jean-Claude FALL, Mihaï Fusu, Isabelle FDRST, Patty HANNOCK, Dominique RATONNAT, Fanny RUDELLE, Luc SABOT (Montpellier, Théâtre des Treize Vents, 2006).

36. Maurice BLANCHOT, «La parole prophétique», dans Le Livre à venir (Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1959).

37. Jeanne GUYON, Le Moyen court (Paris, Mercure de France, «Le petit Mercure», 1995), p. 12.

38. Franc DUCROS, Lectures poétiques (Nîmes, Champ social éditions, «Thééthète», 2006), p. 24.

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TABLE

INTRODUCTION 3 SAMUEL BECKETT

la théologie négative en scène 9 LA LANGUE DU DÉPOSSÉDÉ. 10

parole-voix, parole-son, 12. - que nommer?, 16. - l'incertitude de l'incertitude, 18.

LE REGARD DU DÉPOSSÉDÉ. 22 l'œil du cyclone, 23. - la réalité en peinture, 30. - natures mortes-vivantes, 33.

LA FIGURE DU DÉPOSSÉDÉ. 37 la perte du propre, 37. - le don de folie, 43. - le lieu et la formule, 53.

JEAN TARDIEU l'impossible théâtre 63

LA VOIX DE L'INCRÉÉ. 64 défaut des langues et poésie, 65. - le rêve d'une langue oubliée, 69. -puissance de l'oxymore, 72.

L'ESPACE SCÉNIQUE REVISITÉ PAR L'ŒIL DU PEINTRE. 76 espace cosmique, espace scénique, 76. - objets épiphaniques, 89.

LA PAROLE SELON LE PROFESSEUR FROEPPEL. 93 Vautre, le double, 93. - une figure du non-savoir, 98. - théâtre et théâtralité, 108.

VALÈRE N O V A R I N A la manducation de l'invisible 115

PAROLE TROUÉE. 115 parole-monde, 116. - gouffres et reliefs, 118. -parole et peinture, 120.

UNE THÉÂTRALITÉ PARADOXALE. 122 texte troué, contre-texte, 122. - espace troué, contre-espace, 125.

PAROLE POÉTIQUE, PAROLE PROPHÉTIQUE, PAROLE THÉÂTRALE. 131 la persona mystique, 131. - la persona prophétique, 136. - la persona dramatique, 141.

DE LA KÉNOSE À LA SKÈNÈ. 143 kénose du langage : la lumière nuit, 143. - kénose de Dieu : de Piero délia Francesca à Perdition 3,14, 146. - kénose de Vhumain : l'effet de Verfremdung, 150.

Conclusion : parole du dedans, parole du dehors 155

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ARCHIVES DES LETTRES MODERNES 292 ISSN 0003-9675

Lydie PARISSE la "parole trouée"

Beckett, Tardieu, Novarina

MINARD LETTRES MODERNES

ISBN 978-2-256-90488-2 (03/08)

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