Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni

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Luc Brisson Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni (Notes critiques*) In: Revue de l'histoire des religions, tome 202 n°4, 1985. pp. 389-420. Abstract The orphic theogonies and the Derveni papyrus In "The orphic poems", M. L. West aims to establish a "stemma" of the orphic theogonies, taking as his starting-point the recently discovered Derveni papyrus. This study concludes that, despite the subtlety and cleverness of West's argumentation, his conclusions are built upon sand. After a brief review of the state of play prior to West's work, there is an individual study of each of the theogonies which form the basis for West's work. My conclusions on the character and dating of the three versions distinguished by O. Kern prove to be very different from those advanced by West. Résumé Dans son livre "The orphic poems", M. L. West, prenant pour point de départ le papyrus de Derveni, prétend dresser un "stemma" de l'ensemble des théogonies orphiques. Très intéressante dans son intention et très brillante dans sa réalisation, cette entreprise se fonde toutefois essentiellement sur des hypothèses. Voilà ce que veut montrer cet article qui, après un bref exposé sur l'état antérieur des études dans ce domaine, procède à l'examen de chacune des théogonies orphiques que prétend distinguer et classer M. L. West, pour terminer en faisant un certain nombre d'observations sur la nature et la date de composition de ce que O. Kern considérait comme les trois versions de la théogonie orphique. Citer ce document / Cite this document : Brisson Luc. Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni (Notes critiques*). In: Revue de l'histoire des religions, tome 202 n°4, 1985. pp. 389-420. doi : 10.3406/rhr.1985.2687 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1985_num_202_4_2687

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Luc Brisson

Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni (Notescritiques*)In: Revue de l'histoire des religions, tome 202 n°4, 1985. pp. 389-420.

AbstractThe orphic theogonies and the Derveni papyrus

In "The orphic poems", M. L. West aims to establish a "stemma" of the orphic theogonies, taking as his starting-point the recentlydiscovered Derveni papyrus. This study concludes that, despite the subtlety and cleverness of West's argumentation, hisconclusions are built upon sand. After a brief review of the state of play prior to West's work, there is an individual study of eachof the theogonies which form the basis for West's work. My conclusions on the character and dating of the three versionsdistinguished by O. Kern prove to be very different from those advanced by West.

RésuméDans son livre "The orphic poems", M. L. West, prenant pour point de départ le papyrus de Derveni, prétend dresser un"stemma" de l'ensemble des théogonies orphiques. Très intéressante dans son intention et très brillante dans sa réalisation,cette entreprise se fonde toutefois essentiellement sur des hypothèses. Voilà ce que veut montrer cet article qui, après un brefexposé sur l'état antérieur des études dans ce domaine, procède à l'examen de chacune des théogonies orphiques que prétenddistinguer et classer M. L. West, pour terminer en faisant un certain nombre d'observations sur la nature et la date decomposition de ce que O. Kern considérait comme les trois versions de la théogonie orphique.

Citer ce document / Cite this document :

Brisson Luc. Les théogonies orphiques et le papyrus de Derveni (Notes critiques*). In: Revue de l'histoire des religions, tome202 n°4, 1985. pp. 389-420.

doi : 10.3406/rhr.1985.2687

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1985_num_202_4_2687

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LUC BRISSON Centre national de la Recherche scientifique

LES THÉOGONIES ORPHIQUES

ET LE PAPYRUS DE DERVENI

Notes critiques*

Dans son livre The orphie poems, M. L. West, prenant pour point de départ le papyrus de Derveni, prétend dresser un stemma de l 'ensemble des théogonies orphiques. Très intéressante dans son intention et très brillante dans sa réalisation, cette entreprise se fonde toutefois essentiellement sur des hypothèses. Voilà ce que veut montrer cet article qui, après un bref exposé sur Vétat antérieur des études dans ce domaine, procède à V examen de chacune des théogonies orphiques que prétend distinguer et classer M. L. West, pour terminer en faisant un certain nombre d'observations sur la nature et la date de composition de ce que O. Kern considérait comme les trois versions de la théogonie orphique.

The orphie théogonies and the Derveni papyrus

In The orphie poems, M. L. West aims to establish a stemma of the orphie théogonies, taking as his starting-point the recently discovered Derveni papyrus. This study concludes that, despite the subtlety and cleverness of Wesfs argumentation, his conclusions are built upon sand. After a brief review of the state of play prior to WesVs work, there is an individual study of each of the théogonies which form the basis for WesVs work. My conclusions on the character and dating of the three versions distinguished by 0. Kern prove to be very different from those advanced by West.

* M. L. West, The orphie poems, Oxford, Clarendon Press, 1983.

Revue de l'Histoire des Religions, сси-4/1985, р. 389 à 120

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Dans le domaine de la religion grecque et plus encore dans celui de la philosophie grecque, il est rarissime qu'un problème majeur se trouve résolu, comme par enchantement, à la suite d'une découverte. Suivant M. L. West1 cependant, ce serait le cas pour l'Orphisme. Jusqu'ici en effet, nous disposions de trois versions de « la théogonie orphique », dont les fragments avaient été réunis en 1922 par O. Kern2. Or, se réclamant du papyrus de Derveni découvert en 1962, mais dont il n'existe pas encore d'édition officielle, M. L. West prétend dresser un stemma où viennent s'inscrire suivant un ordre chronologique précis, non plus trois, mais bien six versions de la théogonie orphique.

Pour que le lecteur puisse se faire une idée claire du véritable enjeu de cette entreprise, je commencerai par décrire quelle était la situation avant le livre de M. L. West.

1. Avant le livre (The orphie poems) de M. L. West

La théogonie orphique tient une place importante dans toute histoire de la religion et de la philosophie grecque, en dépit du fait qu'il n'existe sur le sujet aucun témoignage de quelqu'un se réclamant explicitement de l'Orphisme. Notre connaissance de la théogonie orphique est donc entièrement de seconde main, et repose sur des témoignages, très orientés (pro et contra), d'auteurs, dont les œuvres s'échelonnent, dans l'Antiquité gréco-latine, sur plus d'un millénaire et qui relèvent de styles et de genres très différents. Voilà pourquoi jusqu'ici l'essentiel du travail en ce domaine s'est orienté en priorité vers une critique des sources.

1.1. La version ancienne

Le témoignage le plus ancien sur la théogonie orphique reste celui d'Aristophane qui, dans les Oiseaux, comédie créée en 414 av. J.-C, décrit cette généalogie divine qu'on s'accorde en général pour considérer comme une parodie de l'Orphisme :

« Au commencement était le Chaos et la Nuit et le noir Erèbe et le vaste Tartare, mais ni la terre, ni l'air, ni le ciel n'existaient- Dans le sein infini de l'Erèbe tout d'abord, la Nuit aux ailes noires

1. Ouvrage cité. Peu avant, paraissait le livre de Larry J. Alderink, Creation and salvation in ancient Orphism, American Classical Studies 8, Chico (Scholars Press), 1981. Ce livre n'apporte rien de nouveau (cf. le compte rendu de D. R. Jordan (Phœnix 38, 1984, p. 105-106).

2. Orphicorum fragmenta [1922], coll. O. Kern, Dublin/Zurich (Weidman), 1972 (reprint).

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produit un œuf sans germe, d'où, dans le cours des saisons, naquit Eros le désiré au dos étincelant d'ailes d'or, Eros semblable aux rapides tourbillons du Vent. C'est lui, qui, s'étant uni la nuit au Chaos ailé dans le vaste Tartare, fit éclore notre race (celle des oiseaux) et la fit paraître la première au jour. Jusqu'alors n'existait point la race des immortels, avant qu'Eros eût uni tous les éléments : à mesure qu'ils se mêlaient les uns aux autres, naquirent Ouranos, Okéanos, Gaia et toute la race impérissable des dieux bienheureux » (OF 1 = Oiseaux 693-703, trad. H. Van Daele sur un texte de V. Coulon).

De l'œuf produit par la Nuit, sort Eros de qui viennent toutes choses.

Pour ce qui est de la suite, il faut faire preuve de la plus grande prudence. Car c'est parodiquement qu'Aristophane fait apparaître la race des oiseaux — • qui constituent les personnages centraux de sa comédie — , avant les dieux. En outre, Aristophane, qui ne s'intéresse pas à la suite de cette théogonie, se hâte d'en clore la description avec Ouranos, Okéanos, Gaia et tous les autres dieux. Voici comment, si on s'en tient à la lettre de ce texte, on peut se représenter3 la suite des générations divines :

Chaos

ÉRÈBE NUIT TARTARE 1

ŒUF 1

ÉROS

tous les oiseaux I

mélange de toutes les choses

ouranos (Ciel) okéanos (Océan) gaia (Terre)

Or, si l'on en croit une allusion de Platon dans le Philèbe (66 с 8-9) : « A la sixième génération, dit Orphée, mettez un terme à votre chant » (OF 14), la théogonie orphique, qui était connue à cette époque, devait comporter six générations.

Quoi qu'il en soit, dans cette version ancienne, la Nuit tenait

3. Ce tableau "rénéalopique, de même que les deux suivants, sont des adaptations de ceux de Clémence Ramnoux, dans La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris (Flammarion), 1959, pi. I, III, IV.

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le premier rang, comme en témoigne Aristote : « Cependant, soit qu'on suive l'opinion des Théologiens (= les Orphiques), qui font naître toutes choses de la Nuit... (OF 24 = Met., Л 6, 1071 b Ib-Il ; N 4, 1091 b b, cf. le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise, In Arist. Met., CAG, I, 821 .5 sq., Hayduck). La chose est d'ailleurs confirmée par un des disciples d'Aristote, Eudème de Rhodes, dont, sur ce point précis, Damascius nous a conservé le témoignage :

« La théologie décrite chez le péripatéticien Eudème comme étant d'Orphée a passé sous silence tout l'intelligible, parce qu'il est complètement ineffable et inconnaissable par <le> procédé discursif et narratif ; il a fait de la Nuit le commencement » (OF 28 = Damascius, De principiis, I, 319.8-11, trad, de J. Combes sur un texte de L. G. Westerink, à paraître à Paris (Les Belles-Lettres)).

Bref, aux ve et ive siècles av. J.-C, circulait en Grèce ancienne et notamment à Athènes une version de la théogonie orphique, où la Nuit jouait le rôle de principe primordial.

1.2. Discours sacrés en 24 rhapsodies

Ce n'est plus le cas dans les Discours sacrés en 24 rhapsodies, qui, selon Damascius, constituaient la théologie orphique courante (OF 60 = Damascius, De principiis, I, 316.18-317.14). De ces rhapsodies, il reste un nombre important de fragments (OF 60-235). La plupart ont été transmis par des philosophes néo-platoniciens — Proclus et Damascius surtout — et par des apologistes chrétiens.

Dans cette version, le principe primordial est Chronos, qualifié de [iéyaç (grand) {OF 70), d'ay/jpaoc (qui ne vieillit pas) (OF 66) et d'dcç0iTOpt.7]Tiç (à la métis impérissable) (OF 66).

De Chronos, naissent Ether et Chasma (Chaos) (OF 66). Puis, dans l'Ether, Chronos fabrique un œuf argenté (OF 70), dont sort un être extraordinaire aux multiples noms.

Il s'agit d'un être double qui s'apparente à ceux qu'Aristophane décrit dans le mythe qu'il raconte dans le Banquet de Platon. Doté de deux paires d'yeux (OF 76), cet être est pourvu des deux sexes (OF 81, 98) placés en haut des fesses (OF 80). Et, en plus d'avoir des ailes au dos (OF 78), il est affublé des têtes de plusieurs animaux (OF 79), et notamment des quatre suivants : le lion, le bélier, le taureau et le serpent (OF 81).

Comme son apparence, son nom est multiple. On l'appelle tout d'abord Phanès, nom dérivé du verbe çaivw (apparaître, faire apparaître), parce que, radieux, il fait apparaître toutes choses en apparaissant lui-même. On l'appelle aussi Eros, comme Aristophane. Parfois uni à Phanès en tant qu'épithète, parfois indépendant, on trouve Protogonos ( = le Premier-Né), comme autre nom de Phanès. On l'appelle encore Métis (= l'Intelligence pratique). En tant que générateur de toutes choses, Phanès doit être Providence et, par suite,

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faire preuve, dans le gouvernement de l'univers, de cette intelligence pratique désignée par le terme (atjtiç ; et, puisqu'il sera avalé par Zeus, Phanès s'apparente à cette Métis que, dans la Théogonie d'Hésiode, Zeus avale, permettant ainsi l'engendrement et la naissance ď Athéna. Enfin, on l'appelle Eriképaios, nom dont il est impossible de déterminer l'étymologie.

Avec cet être à l'apparence et au nom multiples, la Nuit entretient des rapports complexes. La Nuit, en effet, est à la fois la mère (OF 106), l'épouse et la fille de Phanès (OF 98). Ce triplement de la figure féminine primordiale peut s'expliquer ainsi. Etant toutes choses et possédant les deux sexes, c'est avec la partie féminine de lui-même que Phanès se trouve en relation de toutes les façons possibles. Or, c'est à la Nuit, sa fille-épouse, qui est aussi sa mère, que Phanès transmet le sceptre de la souveraineté (OF 101), pour le second règne.

Le troisième règne appartient à Ouranos couplé avec Gaia, qu'enfante la Nuit (OF 109).

Puis vient l'histoire de Kronos, couplé avec Rhéa, et qui châtre son père, Ouranos, pour les mêmes raisons et de la même façon que dans la. Théogonie d'Hésiode (OF 127).

Mais, avec Zeus, la théogonie orphique s'écarte de celle d'Hésiode et prend un nouveau départ. En effet, Zeus avale Phanès. Ainsi devenu principe primordial, il reconstitue les dieux et constitue le monde (OF 167, 168). Et, puisque maintenant, il s'identifie à Phanès, cet être bisexué (OF 168) entretient avec Déméter les mêmes rapports que Phanès avec la Nuit. Comme mère de Zeus, Déméter s'appelle Rhéa, et comme son épouse-fille, elle s'appelle Korè. C'est en effet à Korè que s'unit Zeus pour engendrer Dionysos, à qui, alors qu'il n'est encore qu'un enfant, il transmet la souveraineté (OF 207, 208).

Mais, jaloux, les Titans, avec des jouets, attirent Dionysos dans un guet-apens. Ils le tuent, le découpent en morceaux et, après avoir mis en œuvre une cuisine qui inverse celle du sacrifice traditionnel en Grèce ancienne, le mangent. Pour les punir, Zeus les frappe de sa foudre qui les brûle. Et, de la suie que dépose la fumée dégagée par cette combustion, naissent les hommes dont la constitution est double. Une part de leur être vient de Dionysos, et une autre des Titans qui ont ingurgité l'enfant (OF 210 sq.).

Dans cette perspective, les hommes doivent avoir pour but de s'identifier le plus possible à Dionysos, en se débarrassant de la part de Titans qui est en eux. Et, comme Dionysos est aussi appelé Zeus, Eriképaios, Métis, Protogonos, Eros et Phanès, tout peut recommencer (OF 170).

Voici comment schématiquement on peut se représenter le mouvement général des générations dans cette version (infra, p. 394).

Dans cette version, la seule dont la reconstitution présente une certaine exhaustivité, c'est Chronos qui joue le rôle de premier principe, et non la Nuit comme dans la version ancienne.

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CHRONOS

Théogonie

Cosmogonie

Anthropogonie

CHAOS

NUIT 1-

NUIT 3" GAIA

KORÈ

nuit 2 Règne 1 Règne 2 Règne 3

rhéa Règne 4

déméter Règne 5

Règne 6

1.3. La théologie de Hiéronymos et ď Hellanicos

Cette autre version, attestée par un certain nombre de témoignages (OF 54-59), est attribuée par Damascius dans une formule très énigmatique à Hiéronymos et à Hellanicos : « Mais la théologie rapportée d'après Hiéronymos et Hellanicos, s'il ne s'agit pas toutefois du même personnage, est la suivante » (OF 54 = Damascius, De principiis, I, 317.15-16, Combès-Westerink). Toutefois, Athéna- gore, un apologiste chrétien, de la seconde moitié du ne siècle apr. J.-C, attribue à Orphée une théogonie similaire (OF 57, 58, 59).

Selon cette version, on trouve deux principes primordiaux, l'eau et la matière dont vient la terre. D'eux naît Chronos, un serpent ailé pourvu de plusieurs têtes, et notamment des trois suivantes : celles d'un homme, d'un taureau et d'un lion. Cet être extraordinaire s'appelle aussi Héraclès. Bisexué, il est couplé avec une entité féminine Anankè, la Nécessité, qui est de la même nature qu'Adrastée. Et il engendre l'Ether, le Chaos et l'Erèbe. Puis il dépose en eux l'œuf dont sort ce dieu qu'on appelle Zeus, Pan et Protogonos. La suite semble être similaire au récit fait dans la seconde version.

Voici comment on peut schématiquement se représenter cette théogonie, où Chronos joue un rôle si important (infra, p. 395).

Il est à noter que le premier stade de cette théogonie, où interviennent l'eau et la matière dont vient la terre, pourrait n'être qu'une adaptation de l'exégèse allégorique de Zenon de Cition : « Zenon aussi dit que chez Hésiode le Chaos, c'est l'eau, dont, par condensation, naît la boue, à partir de laquelle, par solidification, se forme la terre ferme » (SVF, I, n° 104, p. 29.17-19 von Arnim). En plaçant l'eau à l'origine, cette théogonie met d'accord « Orphée » avec Homère (cf. Aristote, Met, N 4, 1091 b 4 sq.). Et en interprétant le Chaos

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Les théogonies orphiques

EAU

Héraclès

ETHER

Zeus

OURANOS

CHRONOS

CHAOS t

ŒUF

i PROTOGONOS

395

TERRE

Adrastée (= Nécessité)

ÉRÈBE

Pan

GAIA

comme eau, elle réconcilie « Orphée » et Homère avec Hésiode. Un tel rapprochement ne va cependant pas sans poser de problèmes. Damas- cius, en effet, raconte que Chronos engendre Ether, Chaos et Erèbe, en qui il dépose l'œuf dont sort Phanès. Dans cette perspective, le Chaos se trouverait à la fois avant Chronos et après lui. On pourrait essayer de résoudre ce problème de plusieurs façons. Ou bien on rectifie le témoignage de Damascius en le comparant à ceux d'Athé- nagore et du pseudo-Clément, où le Chaos n'intervient pas après Chronos. Ou bien on distingue entre un Chaos primordial dépourvu de tout attribut et un Chaos postérieur au Temps, spatialement qualifié — même sous un mode négatif — ď « illimité (a:reipov) ». Ainsi interprétée, la théogonie de Hiéronymos et d'Hellanicos doit donc avoir été composée après celle des Rhapsodies, laquelle cependant ne nous est connue que par des témoignages plus récents.

* * *

Que conclure à la suite de cette présentation des trois versions principales de la théogonie orphique, qui s'interdit de prendre en considération des éléments extérieurs au corpus réuni par O. Kern ?

Du point de vue de l'organisation du récit qui révèle par ailleurs цп effort pour établir une logique des principes, on peut constater que chacune de ces trois versions apporte une réponse à une question qui reste toujours la même : Qui produit l'œuf dont sort la divinité qui deviendra le premier roi ?

Dans la première version, c'est une entité féminine, qui produit un œuf « né du vent », c'est-à-dire un œuf sans germe, ou un œuf fécondé non par une entité masculine mais par les vents considérés, en Grèce ancienne, comme vecteurs de fécondité.

Dans la seconde version, c'est Chronos qui produit l'œuf dont sort Phanès. Mais comme il est dit par ailleurs que la Nuit est mère de Phanès {OF 106), on peut supposer qu'à Chronos, entité masculine,

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correspond une entité féminine. De ce fait, dans cette seconde version, l'œuf dont sort Phanès vient d'un être primordial sinon double, du moins dédoublé du point de vue sexuel.

Dans la troisième version, Chronos, considéré comme un être véritablement bisexué, auquel est couplée la Nuit sous les noms d'Anankè et d'Adrastée, et qui produit l'œuf dont sort Phanès, vient lui-même d'une espèce d'œuf primordial formé à partir de deux principes, l'eau, assimilée à un principe mâle, et la matière dont vient la terre, assimilée à un principe femelle. Il est difficile de remonter plus haut sous peine d'une régression à l'infini. Il faut donc s'arrêter là : l'œuf dont vient Phanès-Eros est produit par un être qui vient lui-même d'une espèce d'œuf primordial.

Cette première constatation fait apparaître la nécessité de distinguer entre une tradition orphique qui pourrait bien remonter au moins jusqu'au ve siècle av. J.-C, et les théogonies auxquelles cette tradition a donné lieu à différentes époques, versions élaborées à partir d'un fonds commun, mais adaptées au contexte, c'est-à-dire tenant compte des croyances et du climat intellectuel de l'époque-

En ce qui concerne ces versions, la difficulté majeure réside dans le fait qu'on ne peut leur assigner avec certitude une date de composition. On est donc réduit à les classer en fonction de la date des témoignages les concernant.

Dans cette perspective, on peut dire qu'au ve et au ive siècle av. J.-C. circulait dans le monde grec et à Athènes notamment une version de la théogonie orphique, dont le principe primordial était la Nuit. Dans la seconde moitié du 11e siècle apr. J.-C, cependant, on cite une autre version de la théogonie orphique qui met à l'origine non plus la Nuit, mais l'eau et la matière dont vient la terre. Or, cette théogonie semble bien n'être qu'une variante de celle des Rhapsodies, qui commence avec Chronos, et dont la plupart des fragments nous viennent d'auteurs plus récents que ceux qui nous permettent de connaître la précédente, celle de Hiéronymos et d'Hellanicos.

Tout cela fait peu de chose. Voilà pourquoi une entreprise comme celle de M. L. West suscite d'emblée chez celui qui s'intéresse à l'orphisme le plus grand intérêt, la plus vive curiosité.

2. L'entreprise de M. L. West

Passant outre à l'avertissement de H. Schwabl : « II est tout à fait insensé de vouloir dresser un slemma de toutes les théogonies orphiques »*, M. L. West propose un slemma (Annexe 1), dont les

4. « Es ist wohl uberhaupt verkehrt, ein Stemma aller orphischen Theo- yonien aufstellen zu wollen » (Hans Schwabl, RE, Supp. IX (1962), s.v. Welt- schôpfung, 1481.60-62).

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racines plongent dans la matière d'un livre antérieur5, et qui prend en considération six (6) versions de la théogonie orphique.

L'élément qui a déterminé cette entreprise reste la découverte, le déchiffrement et même l'édition « officieuse » du papyrus de Derveni6, où on trouve un commentaire à une théogonie orphique.

En janvier 1962, au cours de fouilles faites au nord-ouest de Salo- nique, à Derveni, qui se trouve dans un défilé au kilomètre 10 de la route menant de Salonique à Langoza, on découvrit un rouleau de papyrus près d'une tombe appartenant à un groupe de six7. Tout comme les tombes В et C, la tombe A devait être la sépulture d'un soldat. On y a retrouvé, en effet, des restes d'armes. Par ailleurs, la tombe B, la plus riche du groupe, contenait, entre autres choses, une petite monnaie d'or de Philippe II de Macédoine et un- très beau cratère de bronze portant « en lettres d'argent incrustées sur les oves de la bordure » une inscription en dialecte thessalien : « [objet appartenant] à Astion, fils d'Anaxagoras, de Larisa »8. Le contexte archéologique suggère donc la seconde partie du ive siècle et, en tout cas, une date qui ne peut être plus récente que 300, pour cette sépulture.

Le rouleau de papyrus en question fut trouvé non pas dans la tombe A, mais à l'extérieur dans les restes du bûcher funéraire. De toute évidence, il était destiné à être brûlé. Mais une extrémité du rouleau échappa aux flammes, qui cependant fut carbonisée, ce qui lui évita de pourrir et de se décomposer. Le déroulement des restes de ce papyrus présentait, en raison de son état, la plus grande difficulté. L'opération fut confiée aux soins de Anton Fackelmann, conservateur à la ; Bibliothèque nationale de Vienne, lequel réussit à détacher par électricité statique 150 bouts de papyrus, à partir desquels il put reconstituer 23 colonnes de texte, et quelques fragments

5. M. L. West, Early greek philosophy and the Orient, Oxford (Clarendon Press), 1971. Ce livre a été reçu avec beaucoup de scepticisme : cf. les comptes rendus de G. S. Kirk (Classical review 24, 1974, p. 82-86), de A. Solignac [Archives de philosophie 38, 1975, p. 132-133 et de P. Rousseau {Etudes philosophiques, 1975, 103-110).

6. On trouve une édition officieuse et, semble-t-il, incomplète de ce document dans Zeitsrhrift fur Papyrologie und Epigraphik 47, 1982, après la pape 300, 12 p.

7. Pour une bonne présentation, en français, de cette découverte, cf. Pierre Boyancé, Remarques sur le papyrus de Derveni, Revue des Eludes grecques 87, 1974, p. 91-110. Pour une description et une transcription partielle du papyrus, cf. S. G. Kapsomenos, Gnomon 35, 1963, p. 222-223; Bulletin of the American Society of Papyrologists 2, 1964, p. 3-12; 'ApxaioXoywèv AeXriov 19 A, 1964, p. 17-25; Ch. I. Makaronas, 'ApxouoXoyixèv ÀsXtîov 18 B, 1963, p. 193-196; G. Daux, Bulletin de correspondance hellénique 86, 1962, p. 792-795, cf. ibid. 89, 1965, p. 807-810 ; R. Seider, Palàographie der griechischen Papyri, II, Stuttgart (Hiersemann), 1970, p. 35-36, pi. I ; E. G. Turner, Greek manuscripts of the ancient world, Oxford (Clarendon Press), 1971, p. 92, pi. 51.

8. J. Bousquet, L'inscription du cratère de Derveni, Bulletin de correspondance hellénique 90, 1966, p. 281-282.

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appartenant à quatre autres colonnes les précédant. Le rouleau devait avoir une longueur totale avoisinant les 3 m. C'est la partie supérieure de chaque colonne qui subsiste, c'est-à-dire entre 11 et 16 lignes comprenant entre 30 et 45 lettres. Mais, comme il est impossible de savoir combien de lignes sont perdues, la largeur du rouleau reste inconnue.

Comme on l'a vu plus haut, le contexte archéologique permet de donner comme limite à la combustion de ce rouleau de papyrus une date qui ne peut être plus récente que 300. Mais quand a pu être copié ce texte ? Les spécialistes varient sur le sujet, en raison de l'incertitude qui subsiste sur la façon de dater les types d'écriture à cette époque : les uns optent pour le milieu du ive siècle av. J.-C, et les autres pour la fin du ive et le début du ше9. Par ailleurs, le nombre de fautes indique que ce texte n'est probablement pas un autographe. En outre, R. Merkelbach10, W. Burket" et M. L. West12 notamment décèlent des allusions à Diogène d'Apollonie, Anaxagore, Leucippe, Démocrite et Heraclite dans le commentaire où ne se manifeste aucune influence platonicienne, cette particularité pouvant toutefois s'expliquer soit par l'ignorance, soit par une opposition doctrinale. En fonction de son contenu et en raison de son style et de son vocabulaire, ce commentaire, estime M. L. West, ne peut donc remonter plus haut que 400 av. J.-C.

L'auteur, qui s'exprime en un dialecte ionien, où l'on rencontre cependant un certain nombre d'atticismes dus peut-être à la transmission, soutient que le poème qu'il commente est allégorique (PD, IX. 5-6, éd. ZPE). Il présente son travail comme un discours continu (Xoyoç, cf. PD, XXI. 11). Les citations qu'il fait de la théogonie orphique sont introduites par des formules préliminaires. Mais le texte orphique ne lui sert qu'à illustrer des idées qui sont siennes ; il n'en expose pas servilement la teneur. Puisqu'il s'agit là d'un commentaire, il faut supposer la préexistence d'une théogonie orphique, connue au ive ou même au ve siècle, ce qui concorde avec un certain nombre de témoignages, tout le problème étant de savoir quels pouvaient être la nature et le contenu effectifs de cette théogonie.

Cela dit, voici d'abord la reconstruction de la théogonie « de Derveni » proposée par M. L. West (cf. Annexe 2, pour le texte et la

9. S. G. Kapsonienos {Bulletin of the American Society of Papyrologists 2, 1964, p. 7-9 et 15 sq.) le date de 350-300 av. J.-C. ; E. G. Turner d'abord (Greek manuscripts, 1971, p. 91) de 325-275 av. J.-C, puis (Scrittura e Civiltà 4, 1980, p. 26 (cf. p. 22)) du ive av. J.-C.

10. R. Merkelbach, Der orphische Papyrus von Derveni, Zeilschrifl fur Papyrologie und Epigraphik 1, 1967, p. 21-32.

11. Walter Burkert, Orpheus und die Vorsokratiker. Bermerkun^en zum Derveni-Papyrus und zur pythagoreischen Zahlenlehre, Anlike undAbendland 14, 1968, p. 93-114; La genèse des choses et des mots. Le papyrus de Derveni entre Anaxagore et Cratyle, Etudes philosophiques, 1970, p. 443-455.

12. M. L. West, The orphie poems, 1983, p. 77-82.

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Les théogonies orphiques 399

traduction). Dans un bref proème, Orphée annonce qu'il va chanter pour les initiés ce qu'a fait Zeus, et les dieux nés de lui. Son récit commence au moment où Zeus va s'emparer du pouvoir royal et prend l'avis de la Nuit. Zeus avale Protogonos, le « Premier-né ». En un flash-back, est évoquée la lignée divine dont vient Zeus : Nuit, Protogonos, Ouranos (Gaia), Kronos (qui castre Ouranos). Après avoir avalé Protogonos, Zeus devient le début, le milieu et la fin de tout, puis procède à une nouvelle création, que décrivent les vers suivants. Mais le récit s'arrête sur la mention du désir de Zeus pour sa mère. Quelles conclusions tirer de tout cela ?

1. Cette théogonie a pour principe primordial la Nuit, dans la mesure où rien ne laisse supposer que Chronos la précède.

2. A partir de la Nuit, la suite des événements correspond en gros à ce qu'on trouve dans les Rhapsodies, jusqu'à Zeus à tout le moins. Aucune mention n'est faite de Dionysos, de son assassinat par les Titans et de sa résurrection.

Il faut bien admettre que cette théogonie « de Derveni » est fragmentaire et que, par voie de conséquence, tout laisse penser qu'y intervenaient d'autres figures que celles mentionnées dans les quelques dizaines de lignes reconstituées par M. L. West. Il n'en reste pas moins que, dès lors qu'on ne s'appuie plus sur un texte, même fragmentaire, même douteux, on entre dans le domaine de l'hypothèse. Or, sans la moindre prudence, M. L. West abandonne rapidement l'analyse de texte, pour se lancer dans une série de spéculations, d'où vont surgir quatre (4) versions de la théogonie orphique.

2.1. La théogonie « de Protogonos »

La version du papyrus de Derveni a pour principe primordial la Nuit. Or, M. L. West prend pour acquis qu'il s'agit là d'une version abrégée d'une théogonie à laquelle il donne le nom de théogonie « de Protogonos », et qui correspondrait à celle des Rhapsodies, où, avant la Nuit et Protogonos, intervient Chronos :

« Mais je n'ai aucun doute sur le fait que, si nous avions en entier la Théogonie de Protogonos (But I have no doubt that if we had the full Protogonos Theogony) que le poète de Derveni a abrégée, nous y trouverions beaucoup plus de choses correspondant aux Rhapsodies. Je pense notamment qu'il est à peu près certain (In particular I think il virtually certain) que le dieu Premier-né jaillissait d'un œuf fabriqué par le Temps "Qui ne vieillit pas" à partir de l'Ether, que c'était un personnage radieux avec des ailes d'or, et qu'il engendrait les autres dieux en s'unissant à lui-même » (M. L. West, The orphie poems, p. 87).

Voilà exprimé le double postulat sur lequel se fonde l'hypothèse d'une théogonie « de Protogonos ».

1. La théogonie « de Derveni » démarque une autre théogonie, plus ancienne et plus complète. Tout le problème étant de savoir

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400 Luc Brisson

quelle est cette fameuse théogonie, que M. L. West qualifie « de Protogonos ».

2. Cette théogonie « de Protogonos » peut être reconstruite en prenant pour modèle la théogonie « des rhapsodies », dont la figure primordiale est celle de Chronos, et qui se termine sur la figure de Dionysos.

Mais, dans le papyrus de Derveni, on ne trouve rien, absolument rien, sur Chronos. Pour ce qui est de Dionysos, les choses sont plus compliquées. En effet, M. L. West estime que l'épisode de l'assassinat de Dionysos par les Titans et de la naissance du genre humain à partir de la suie dégagée par la combustion des Titans frappés par la foudre de Zeus a été emprunté par la théogonie « des rhapsodies » à la théogonie « d'Eudème » et qu'il ne se trouvait pas dans la théogonie « de Protogonos ».

Aussi reconstruit-il ainsi la suite de la théogonie « de Protogonos » : « Une fois le monde reconstitué, Zeus se prit de désir pour sa

mère Rhéa, qui était aussi Déméter. Ils s'unirent sous la forme de serpents, et Rhéa donna naissance à Korè. Encore (ou de nouveau) sous la forme d'un serpent, Zeus féconda Korè, et elle donna naissance à Dionysos, que la nourrice Hipta emporta dans un van autour duquel était enroulé un serpent.

« Korè et Dionysos reçurent peut-être des instructions sur leurs destinées futures, Korè de sa mère, Dionysos de la Nuit. Korè devait, par suite de son union avec Apollon, donner naissance aux Euménides (et, sans doute, régner dans le monde d'en bas, surveillant le traitement administré aux âmes). Dionysos devait régner dans le monde d'en haut, accueillant les sacrifices des initiés et assurant leur salut en récompense.

« II s'agit là de la troisième race d'hommes, celle qui vit sous la loi de Zeus. Il y avait une race d'or sous Protogonos, et une race d'argent sous Kronos. L'âme est immortelle, et s'incarne dans différents corps d'êtres humains et d'animaux. Après une incarnation en être humain, elle subit un jugement et celle qui est bonne et celle qui est mauvaise prennent des voies distinctes. Le Tartare, où va l'âme mauvaise, reçoit aussi les dieux qui ont fait un faux serment sur l'eau du Styx. Trois cents ans après, les âmes se réincarnent » (M. L. West, The orphie poems, p. 100-101).

Même s'il est vrai que le début mal conservé du papyrus de Derveni (frag. A-B, col. I et II, éd. ZPE) semble en grande partie consacré aux Erinyes (ou aux Euménides), on ne trouve rien nulle part sur Korè et Dionysos. Tout ce qu'en dit M. L. West vient de la théogonie des « rhapsodies ». Or, pour ce faire, il doit s'appuyer sur un certain nombre d'hypothèses concernant la composition des Rhapsodies. D'où une espèce de cercle vicieux.

Son existence étant prise pour acquise, M. L. West cherche à déterminer les sources de la théogonie « de Protogonos » et la date

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Les théogonies orphiques 401

de sa composition. Il relève d'abord que la succession : Ouranos, Kronos (qui castre Ouranos) et Zeus correspond à celle qu'on trouve chez Hésiode, alors que la place et la fonction de la Nuit tout comme ravalement du premier par Zeus sont tout à fait étrangers à la Théogonie. Par ailleurs, se fondant sur les conclusions de son précédent livre : Early greek philosophy and the Orient, il indique les sources orientales de cette théogonie « de Protogonos ». La castration d'Oura- nos par Kronos, thème pourtant repris de la Théogonie d'Hésiode, viendrait en fait de VEnûma Elis, poème babylonien du xie siècle av. J.-C. En outre, la figure de Chronos correspondrait à celle du dieu Ûlôm dans la cosmogonie phénicienne, à celle de Zurvan dans la cosmologie iranienne et à celle de Prajâpati dans VAtharvaveda. Cette figure aurait été évoquée pour la première fois en Grèce ancienne par Phérécyde de Syros (aux alentours de 540 av. J.-C.)13.

Mais il faut abaisser la date de la théogonie « de Protogonos » pour tenir compte des parallèles entre ce poème et celui de Parmé- nide14. Le poème de Parménide date, en effet, des alentours de 490 av. J.-C. Or, si on refuse de poser la question de l'antériorité d'un poème sur l'autre et si, par conséquent, on se contente de parler d'une proximité, d'un courant commun d'où viendraient l'un et l'autre, il faut que la théogonie « de Protogonos » ait été composée aux alentours de 500 av. J.-C.

13. Certes, l'expression de Pindare (518-438 av. J.-C.) sur « le temps père de toutes choses (xpovoç ó tocvtcův тостер) » (Olympiques, II, 17-19) et les premiers mots du livre de Phérécyde de Syros (vi« siècle av. J.-C.) : « Zas (= Zeus) et Chronos existaient depuis toujours et aussi Chthoniè (= Gè) (Zàç (jièv xai Xpovoç ^aav âsl xai XGovb)) » (DK 7 В 1) laisseraient supposer que dès le vie siècle av. J.-C, le Temps était bien considéré en Grèce ancienne, ne fût-ce que dans des milieux restreints, comme un personnage important. Mais les quelques lignes de la seconde Olympique consacrées au temps restent très difficiles à interpréter, et une partie des passages qui servent de source au fragment 1 de Phérécyde ont Kpovoç au lieu de Xpovoç, leçon qui renforce la position de ceux qui comme Zeller (Die Philosophie der Griechen in ihrer geschicht- lichen Enlwicklung , I, i, Leipzig (Reisland), 1919 (6e éd. revue par W. Nestle), 103, n. 4) et U. von Wilamowitz-Moellendorff (Kleine Schriften, V 2, Berlin (Akademie Verlag)/Amsterdam (Hakkert), 1971, 165), s'étonnent qu'un Grec du vie siècle av. J.-C. ait pu mettre un principe aussi abstrait à l'origine du monde. Sur l'ensemble, cf. Mme Simondon, Le temps, « père de toutes choses ». Chronos Kronos, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest (Anjou, Maine, Touraine) 83, 1976, n° 2 (ce numéro reproduit les Actes du Colloque : Le temps et Vhistoire tenu à l'Université François-Rabelais à Tours, les 4 et 5 juin 1975), 223-232 et un papillon d'errata.

14. M. L. West établit un certain nombre de parallèles entre des mots et des groupes de mots se trouvant dans les vers de la section de la théogonie « de Derveni » (ThD) qu'il a reconstruite (cf. Annexe 2) d'une part et dans le poème de Parménide (DK 28 B) d'autre part : fxoûvoç gyevTO (ThD 24), cf. ooXov [iovoysvéç те (DK 28 В 8.4) ; {лт)тСстато (ThD 33, cf. 35, 36, 38 (л^оато), cf irpcimoTov [jtiv "Ерсота 0ečov (Л7]тЕоато 7rávTtov (DK 28 В 13.1); fxscaóOev £(то[хеХ^с (ThD 41), cf. euxúxXou açodp-rçç IvaXíyxiov оухан, | (лестаобеу 1а<отаХес

(DK 28 В 8.43-44).

RHR 15

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402 • Luc Brisson

Voici, dans cette perspective, les conclusions de M. L. West sur la théogonie « de Protogonos » :

« Pour résumer : la théogonie de Protogonos fut composée pour ce qui peut assez bien être appelé (for what may fairly be called) une société de Bacchantes, probablement en Ionie. Si on la date de 500 av. J.-C, on peut raisonnablement avoir le sentiment de ne pas se tromper de génération (we may feel a certain amount of confidence that we are not in the wrong generation). Un évangile du salut par Dionysos était associé à la doctrine de la métempsychose, et un récit de la naissance de Dionysos — version hellénisée d'un mythe cultuel de Sabazios — était intégré dans la structure d'une cosmogonie complète, constituant un compromis entre la tradition hésiodique et un impressionnant mythe cosmogonique, d'un caractère très différent, venu récemment du Proche-Orient » (M. L. West, The orphie poems, p. 110).

Supposer qu'il existait une théogonie orphique dès le début du ve siècle av. J.-C. est une chose; spéculer sur le contenu de cette théogonie à partir d'une troisième (la théogonie « des rhapsodies ») qui, suppose-t-on, l'a intégrée plusieurs siècles plus tard par l'intermédiaire d'une seconde (la théogonie « cyclique », sur le sujet, cf. le stemma de l'Annexe 1) en est une autre.

2.2 La théogonie « de Derveni » Et M. L. West poursuit. La théogonie « de Protogonos » fut

transmise à l'intérieur de cercles religieux, peut-être sous différentes variantes. Le rédacteur du papyrus de Derveni connut une de ces variantes qu'il abrégea en fonction de ses exigences (pour ce qui en subsiste, cf. Annexe 2). Ce devait être un initié, vivant en Ionie et écrivant dans la première moitié du ive av. J.-C. Plus tard dans le même siècle, on trouve, en Macédoine, où les cultes dionysiaques étaient florissants, une copie de la théogonie « de Derveni », celle du rouleau de papyrus découvert dans les restes du bûcher funéraire de la tombe A. Par ailleurs, au tout début du ve siècle, une copie de la théogonie « de Protogonos » aurait atteint la Sicile et l'Italie du Sud, expliquant. les points de contact entre cette théogonie et les doctrines de Parménide et d'EmpédocIe. A Athènes, la connaissance de cette théogonie serait prouvée par la parodie d'Aristophane dans les Oiseaux, et cela même si M. L. West doit reconnaître que, dans ce texte — qui existe lui — , on ne trouve aucune mention de Chronos. Par ailleurs, Platon {OF 21 = Lois 715 e 7-716 a 1) et Aristote {OF 27 = De anima 410 b 27 sq.) y feraient allusion.

2.3. La théogonie « ďEudeme » Comme on l'a vu plus haut, Damascius nous apprend que, dans

un ouvrage dont on ne connaît pas le titre, mais que lui-même devait

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Les théogonies orphiques 403

avoir entre les mains puisqu'il en tire beaucoup de renseignements concernant d'autres théologies, Eudème décrivait une « théologie » d'Orphée, dont le commencement était la Nuit. Comme on l'a aussi vu plus haut, ce témoignage semble correspondre à celui d'Aristote (Met., Л 6, 1071 b 26-27). Tous ne nous apprennent donc qu'une seule chose sur cette théogonie orphique : son premier principe est la Nuit.

Mais M. L. West veut aller plus loin. Il a donc recours à cette nouvelle hypothèse : la théogonie, à laquelle fait allusion Platon dans le Timée, est la théogonie « d'Eudème » :

« En ce qui concerne les autres Divinités, exposer et connaître leur genèse est une tâche au-dessus de nous; il faut s'en rapporter à ceux qui l'ont exposée avant nous ; ils étaient descendants des Dieux, à ce qu'ils disaient, et devaient en savoir autant qu'il faut sur leurs ascendants. Il est impossible dans ces conditions de n'avoir pas confiance en des enfants des Dieux; ils ont beau parler sans démonstrations ni vraisemblables ni contraignantes; du moment qu'ils déclarent qu'ils nous rapportent des affaires de famille, il faut suivre l'usage et les croire. Voici donc, d'après eux et pour nous, la genèse de ces Dieux; nous nous y tenons et nous la répétons : Terre et Ciel eurent pour enfants Océan et Téthys ; ceux-ci, à leur tour, Phorkys, Kronos et Rhéa et tous leurs puînés; de Kronos et de Rhéa sont nés Zeus et Héra, et tous ceux qui, nous le savons sont appelés leurs frères ; et de ceux-là encore, d'autres descendants » {OF 16 = Platon, Timée 40 d 6-41 a 6, trad. J. Moreau, Paris (Gallimard), 1942)16.

Le fait que la Nuit ne soit pas le premier principe de cette théogonie ne constitue pas pour M. L. West un obstacle à cette identification. A son avis, Platon ne mentionne pas la Nuit, parce que, dans le Timée, les dieux viennent du démiurge et que la nuit n'y est considérée que comme un phénomène qui s'explique en dernière analyse par l'ombre de la terre.

En revanche, toujours selon M. L. West, il serait inconcevable qu'une théogonie commençât par le couple Ouranos-Gaia. Aussi faut-il suppléer la Nuit avant eux. A cet effet, M. L. West invoque le témoignage de Jean Lydus (490-après 552 apr. J.-C), que 9 siècles séparent de Platon.. Dans le IIspl pjvuv (= De mensibus), on trouve

15. On attribue généralement à Orphée la théogonie à laquelle fait ici allusion Platon, en se fondant notamment sur le parallélisme entre d'une part le èxyovoiç \&* 6eô>v oijaiv, <bç è'çauav de Timée 40 d 8, et d'autre part le Mouoaiou xai 'Optpétoç, 2eXY)V7]ç те xal Mouawv èxyovcov, toç <paai de République, II, 364 e 3-4. On remarquera toutefois que dans le premier cas il s'agit d'hommes du temps jadis, alors que dans le second il s'agit de contemporains de Platon. Par ailleurs il faut, tout comme le faisait déjà F. Weber (Platonische Nolizen iiber Orpheus, Miinchen (Lindl), 1899, p. 9 sq.), reconnaître que tout ce passage est ironique et que, par voie de conséquence, Platon pourrait bien y prendre beaucoup de liberté avec la réalité historique, profitant ainsi de l'occasion pour faire une synthèse de plusieurs théogonies.

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404 Luc Brisson

ce passage où, suivant Orphée, les premiers principes seraient la Nuit (ou le Nous), la Terre et le Ciel :

« Suivant Orphée, trois premiers principes générateurs : la Nuit (ou le Nous), la Terre et le Ciel, font éclore trois genres de dieux engendrés : le (genre) céleste, le (genre) terrestre et celui qui est entre les deux » {OF 310 = De mensibus, II, 8, p. 26. 1-4 Wuensch)16.

Or, si on relie ce passage du De mensibus à celui du Timée, on obtient ce tableau généalogique :

Nuit (ou Nous)

Ouranos Gaia

Okéanos Téthys

Phorkys i i

Kronos A/ Rhéa Autres dieux

Zeus />-/ Héra Autres dieux

Autres dieux

Suivant M. L. West, deux autres passages platoniciens feraient référence à cette généalogie divine. En effet, on lit dans le Philèbe : « A la sixième génération, dit Orphée, mettez un terme à l'ordre de vos chants » (OF 14 = Philèbe 66 с 8-9, trad. L. Robin, Paris (Gallimard), 1942). Et, dans le Cratyle, Platon attribue à Orphée ces deux autres vers : « Océan au beau cours fut le premier à contracter mariage, lui qui épousa Téthys, sa sœur de mère » {OF 15 = Cratyle 402 b 1-е 1, trad. L. Robin, Paris (Gallimard), 1940).

En fait, il s'agirait là de la troisième génération divine qui, dans la théogonie « d'Eudème » — laquelle se distingue de celle « de Proto- gonos » notamment sur ce point — , vient s'intercaler entre celle d'Ouranos (~ Gaia) et de Kronos (~ Rhéa). Il n'en reste pas moins qu'il est très difficile d'expliquer l'expression « le premier à contracter mariage ». M. L. West n'y arrive pas mieux que Proclus d'ailleurs (cf. OF 112).

16. Dans l'apparat critique de Wuensch, on lit vú£] voûç S. Sur la nature et la valeur de S, cf. Praef., p. xxxix sq. La paraphrase qui suit xal то toútcov ne permet pas de trancher.

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Les théogonies orphiques 405

A la suite de cette première série d'hypothèses, M. L. West essaie de reconstituer le scénario de cette théogonie « d'Eudème », en s'aidant pour le début d'une prétendue théogonie « cyclique » (cf. 2.4 infra) et, pour la fin, du récit de l'assassinat de Dionysos par les Titans et de la naissance du genre humain à partir de la suie dégagée par la combustion des Titans foudroyés par Zeus. Il consacre un chapitre entier (p. 140-175) à cet épisode qui aurait été omis dans la théogonie « cyclique » et que, par voie de conséquence, les Rhapsodies auraient emprunté directement à la théogonie « d'Eudème ». La « passion » de Dionysos est interprétée en termes de sacrifice animal, mais surtout en termes de rites d'initiation et plus précisément en termes de rites d'initiation chamanique. M. L. West, qui s'aide d'une carte (p. 148) pour illustrer l'influence du chamanisme à l'est, de la Scythie à Tlonie, et à l'ouest, de la Thrace au Péloponnèse, relie le mythe relatif à Dionysos aux rites d'une société bachique d'origine ionienne et à d'autres éléments mythiques dont certains ont rapport avec la Crète et dont d'autres sont associés au tombeau de Dionysos à Delphes. D'où cette conclusion :

« La Théogonie d'Eudème était bien connue à Athènes au cours du ive siècle av. J.-C. ; la référence la plus ancienne qui y est faite dans le Cratyle de Platon nous fait remonter à 380 av. J.-G. (...).

« La société pour laquelle fut composée la Théogonie d'Eudème était, à mon avis (I suggest), athénienne. Ses rites, qui remontaient très loin dans le passé, n'étaient probablement pas originaires de l'Attique : ils venaient d'Ionie, ou d'on ne sait où, comme beaucoup d'autres en usage dans l'Athènes de cette époque ; et à Athènes ils furent amalgamés à d'autres qui avaient rapport avec la Crète. Avec ces rites vint un mythe sur Bacchus et les Titans, qui, à un moment donné, fut mis en rapport avec le Dionysos dont le tombeau se trouvait à Delphes. L'Orphée de la société réussit ainsi à donner au mythe une forme poétique et à constituer une théogonie complète où il put trouver sa place » (M. L. West, The orphie poems, p. 174- 175).

Pour reconstituer cette théogonie d'Eudème, dont on ne sait qu'une chose : son premier principe était la Nuit, M. L. West a donc besoin de près de 60 pages, au cours desquelles prolifèrent les hypothèses les plus diverses.

2.4. La théogonie « cyclique »

Au début de la Bibliothèque du pseudo-Apollodore (ier ou ne siècle après J.-C), on trouve un récit sur l'origine des dieux à partir du règne d'Ouranos jusqu'à la naissance et à l'enfance de Zeus en Crète. En gros, ce récit correspond à une section des Rhapsodies (section C, The orphie poems, p. 71-72). Or, on sait par ailleurs que l'une des sources d'Apollodore était le Cycle épique qui, si on en croit un certain

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406 Luc B ris s on

Proclus (?) cité par Photius17, commençait par l'union d'Ouranos et de Gaia :

« Lecture partielle fut faite de l'ouvrage intitulé : Proclus, Manuel abrégé de littérature (ПрохХои xp^OTOfxaosiac урсццшлищс èxXoyai).

« II (Proclus) donne ensuite des explications détaillées sur ce qu'on appelle le Cycle épique. Ce Cycle commence à l'union fabuleuse d'Ouranos et de Gè, union dont on fait naître à Ouranos trois enfants "centimanes" et trois Cyclopes. Il examine en détail un certain nombre de points sur les dieux de la mythologie grecque, et, en particulier, ce que ces données peuvent avoir de vrai par rapport à l'histoire. Et le Cycle épique, à la composition duquel ont contribué différents poètes, se termine au débarquement d'Ulysse en Ithaque, où son propre fils Télégonos le tue par méprise » (Photius, cod. 239, Bibliothèque 318 b-319 a, texte et traduction de R. Henry, Paris (Les Belles-Lettres), 1967).

Il n'en faut pas plus à M. L. West pour déclarer : « La conclusion est évidente (The inference is plain) : cette théogonie cyclique en vint à être attribuée à Orphée, et ce fut l'un de ces poèmes, ou une partie de l'un de ces poèmes, qui fut. utilisé par le compilateur des Rhapsodies » (M. L. West, The orphie poems, p. 125). Mais quand cette théogonie, qu'intègre l'édition hellénistique du Cycle épique, dont par ailleurs on ne connaît pas la date de compilation, fut-elle composée ? M. L. West, qui croit y reconnaître des éléments intervenant dans les théogonies « de Protogonos » (ve siècle av. J.-C.) et « d'Eudème » (ive siècle av. J.-C.) — toutes deux n'étant comme nous venons de le voir que des reconstitutions — , la situe entre ces deux théogonies dont elle dériverait et la théogonie « des rhapsodies » (compilée aux alentours de 100 av. J.-C.) qui l'utiliserait, soit un peu avant 200 av. J.-C. (sur tout cela, cf. le stemma de l'Annexe 1).

L'ensemble de ce développement, dont il faut noter le caractère hautement hypothétique, se heurte par ailleurs à deux difficultés majeures. Malgré certains points de divergence, la plupart des éléments qui interviennent dans le récit d'Apollodore se trouvent chez Hésiode. Mais il y a plus grave. On s'accorde généralement18 pour penser que le Cycle épique commençait bien par une théogonie. Mais l'œuvre à laquelle ferait ici allusion Proclus serait la Tilanomachie attribuée à Eumélos de Corinthe. Or, d'après les rares fragments

17. Sur le sujet, cf. A. Severyns, Recherches sur la Chrestomathie de Proclos, Première partie : Le codex 239 de Photius, t. II : texte, traduction, commentaire, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, fasc. 79, Paris (Les Belles-Lettres), 1938, p. 87-88.

18. A. Severyns, Le cycle épique dans VEcole ďArislarque, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, fasc. 40, Paris (Les Belles-Lettres), 1928, p. 165-167.

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conservés19, la Titanomachie remontait encore plus haut, puisqu'elle présentait Ouranos comme un fils d'Ether (frag. 1. Allen), et non comme un fils de la Nuit, ainsi que semble le supposer M. L. West, pour qui la théogonie « cyclique » est orphique et s'inspire et de la théogonie « d'Eudème » et de la théogonie « de Protogonos ».

2.5. La théogonie « de Hiéronymos »

Avec cette théogonie, nous revenons en pays connu. Pour déterminer la date de sa composition, M. L. West essaie d'identifier ceux que, dans une phrase énigmatique : « Mais celle rapportée d'après Hiéronymos et Hellanicos, s'il ne s'agit pas toutefois du même personnage... » {De principiis, I, 317.15-16 Combès-Westerink), Damas- cius présente comme ses auteurs.

A son avis, le Hellanikos mentionné par Damascius ne peut être ni l'historien de Lesbos qui vécut au ve siècle av. J.-C. (FGrHist 4, Add. in der 2. Auflage), ni l'érudit alexandrin qui vécut aux alentours de 200 av. J.-C. (Souda, s.v. Пто^аТо; о 'Етибе-л;?, IV, 254.14-16 Adler). Par ailleurs, on lit dans la Souda qu'un certain Sandon, un philosophe, fils ď Hellanikos, écrivit un livre ď Hypothèses concernant Orphée (Souda, s.v. ZávScov, IV, 320.20-21 Adler), M. L. West propose deux hypothèses pour expliquer pourquoi Damascius cite Hellanikos et non son père, mais sans trop se faire d'illusion sur le sujet.

Il fonde plus d'espoir sur l'autre nom : Hiéronymos. A son avis, ce Hiéronymos ne peut être le Hiéronymos de Rhodes, ce péripa- téticien du ше siècle av. J.-C. qui écrivit un livre Sur les poètes (cf. F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles, Heft 10, 19692, p. 5-44). Il faut plutôt l'identifier à cet Egyptien, dont Flavius Josèphe nous apprend, dans ses Antiquités judaïques, qu'il a écrit des Antiquités phéniciennes (FGrHist 787). Malheureusement, on ne sait presque rien sur lui. Mais d'autres auteurs s'intéressèrent à la théogonie et à la cosmogonie des Phéniciens, qui soutinrent que les Grecs s'étaient en ce domaine inspirés d'eux. Ainsi Laitos prétendait-il avoir traduit Môch de Sidon, qu'on disait avoir vécu avant la guerre de Troie (FGrHist 784 F 2, 4-6). Et Hérennius Philon de Byblos soutenait avoir pour source un certain Sanchuniathon (FGrHist 794 F 6 c). Dans un tel contexte, Hiéronymos l'Egyptien aurait pu présenter la théogonie orphique comme dérivant de la théogonie des Phéniciens. Par ailleurs, il faut noter qu'Eudème est pour Damascius un informateur non seulement sur l'Orphisme, mais aussi sur la « théologie phénicienne » (Damascius, De principiis, I, 323.1-16 Combès-Westerink). D'où la possibilité d'établir sur ces deux points un parallèle

19.. T. W. Allen, Homeri Opera, ост, Oxford (Clarendon Press), V, 1912, p. 110-111.

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408 Luc Brisson

entre Eudème et cet Hiéronymos. Après avoir ainsi identifié Hiéro- nymos, M. L. West date la théogonie qu'il lui attribue des alentours de 200 av. J.-G. et lui assigne comme lieu de composition, Alexandrie. Ce que viendraient confirmer et le fait que cette théogonie de Hiéronymos ne serait qu'une adaptation stoïcienne — où se reconnaîtraient les doctrines de Cléanthe et de Chrysippe — de la théogonie « de Protogonos », et Г « apparente familiarité de l'auteur avec la poésie alexandrine de la meilleure période » (M. L. West, The orphie poems p. 226).

Trois remarques s'imposent sur l'interprétation que propose M. L. West de cette théogonie « de Hiéronymos ».

1. Les exemples que donne M. L. West de la familiarité de l'auteur avec la poésie alexandrine de la meilleure époque sont en fait constitués de fragments qui se trouvent dans les Rhapsodies et qui ne sont intégrés dans la théogonie « de Hiéronymos » qu'à la suite d'hypothèses sur son contenu.

2. L'influence stoïcienne se fait beaucoup sentir dans cette théogonie. La chose est indéniable et constitue l'élément le plus intéressant de l'analyse de M. L. West. Cela dit, Cléanthe et Chrysippe ne peuvent être considérés que comme des termini post quos.

3. Par choc en retour, aucun élément interne ne vient justifier l'identification de ce Hiéronymos avec Hiéronymos l'Egyptien, dont par ailleurs on sait si peu de chose.

Ces trois remarques font apparaître l'extrême fragilité des hypothèses faites par M. L. West sur le (ou les) auteur(s) et sur la date et le lieu de composition de cette théogonie. Une fois de plus, il vaut mieux s'en tenir aux témoignages la concernant20.

2.6.. La théogonie « des rhapsodies »

Pour Damascius, qui mentionne aussi, comme nous l'avons vu, les théologies d'Eudème et de Hiéronymos, c'était la version courante de la théologie orphique. Selon toute vraisemblance, les rhapsodies mentionnées par Damascius peuvent être identifiées aux Discours sacrés en 24 rhapsodies mentionnées parmi les ouvrages attribués à Orphée par la Souda, qui ajoute : « on dit qu'ils sont de Théognète le Thessalien, ou, selon d'autres, de Cercops le Pythagoricien » (Souda, s.v. 'Opcpsuç, III, 564.29-565.1 Adler). Or, c'est sur ce passage de la Souda que M. L. West fonde toutes ses hypothèses sur la date et le lieu de composition de ces Rhapsodies.

M. L. West commence par éliminer Cercops. L'attribution à

20. Sur les relations entre ces témoignages, cf. l'article intéressant mais discutable de J. Van Amersfoort, Traces of an Alexandrian orphie theogony in the pseudo-Clementines, Studies in Gnosticism and hellenistic religions presented to Gilles Quispel on the occasion of his 65th birthday, ed. by R. Van den Broek and M. J. Vermaseren, EPRO 91, Leiden (Brill), 1981, p. 13-30.

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Les théogonies orphiques 409

Cercops de ces rhapsodies reposerait sur une confusion remontant à Epigène. Clément d'Alexandrie nous apprend que cet Epigène, personnage par ailleurs inconnu qui aurait vécu dans la première moitié du ive siècle av. J.-C, aurait soutenu, dans un traité sur la poésie d'Orphée, que la Descente chez Hadès et le Discours sacré étaient en fait de Cercops le Pythagoricien (test. 222 = Clém. Alex., Slromates, I, 21, 131.5, II, 81.11-13 Stâhlin). Or, la Souda aurait identifié le Discours sacré aux Discours sacrés en 24 rhapsodies. Cette confusion remonterait au moins jusqu'à Cicéron qui déclare : « Le poète Orphée, estime Aristote (De philosophia, frag. 7 Ross), n'a jamais existé; et on rapporte que son poème orphique est l'œuvre d'un Pythagoricien, un certain Cercops » {lest. 13 Kern = Cicéron, De nátura deorum, I, 107). Suivant M. L. West, cette phrase de Cicéron impliquerait : 1) qu'au Ier siècle av. J.-C. avait cours un seul poème attribué à Orphée ; 2) que ce poème était connu sous le titre de Discours sacré — ce qui expliquerait son attribution par Cicéron à Cercops le Pythagoricien ; 3) que ce Discours sacré ne pouvait être rien d'autre que les Discours sacrés en 24 rhapsodies et que 4), par voie de conséquence, la date de composition de ces rhapsodies était antérieure à celle du De nátura deorum.

Une fois éliminé Cercops le Pythagoricien, reste Théognète le Thessalien, personnage totalement inconnu par ailleurs. Estimant n'avoir aucune raison de mettre en doute le témoignage de la Soudan sur ce point, M. L. West, par souci de commodité (for the sake of convenience), voit en lui le compilateur des Discours sacrés en 24 rhapsodies. Ce Théognète aurait donc réuni tous les poèmes orphiques qui avaient cours à son époque en un seul, qu'il aurait, sur le modèle de Г Iliade et de VOdyssée, divisé en 24 sections appelées non pas « livres », mais « rhapsodies », sans que l'on puisse déduire de là quelle pouvait être la longueur effective de ce poème. Par ailleurs, l'ensemble de l'entreprise devrait être reliée à celle du cercle stoïcien qui, à Pergame au cours du ne siècle av. J.-C, renouvela l'exégète homérique. Suivant M. L. West en effet, les deux derniers vers cités en OF 165 (= Proclus, In Tim., I, 314.4-10 Diehl, trad. A.-J. Festugière, Paris (Vrin), 1967) :

« Zeus. — Et comment aboutirais-je à faire que tout l'univers soit un et chaque chose en même temps séparée ?

« Nuit. — Embrasse toutes choses dans le cercle de l'Ether indicible, qu'au-dedans de ce cercle

tout soit placé, le Ciel, la Terre sans bornes, la Mer et toutes les constellations qui font au ciel une couronne »

imitent en fait trois vers de la description du bouclier d'Achille dans VIliade (XVIII, 483-485, trad. P. Mazon, Paris (Les Belles- Lettres), 1937) :

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410 Luc Brisson

« II (Héphaistos) y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel se couronne. »

Or, ce passage de Г Iliade fit l'objet d'une interprétation allégorique (cf. Heraclite, Allégories ď Homère, 48-51) dont la source serait Cratès de Mallos (venu à Rome aux alentours de 168 av. J.-C), la figure la plus connue du cercle stoïcien de Pergame. Par ailleurs, le dernier vers cité en OF 166 (= Proclus, In Tim., II, 24.25-26 Diehl, trad. A.-J. Festugière, Paris (Vrin), 1967) : « Nuit. — Quand tu auras étendu sur tous les êtres un lien puissant,

un lien qui a suspendu à l'Ether une chaîne d'or »

fait allusion à « la chaîne d'or » que mentionne Y Iliade (VIII, 19) et dont l'interprétation allégorique, qui connut un vif succès, remonterait à Posidonius (135 ?-51/50 ? av. J.-C). De là à voir en Théognète un érudit formé à l'exégèse allégorique de Cratès de Mallos et de Posidonius, il n'y a qu'un pas que M. L. West franchit allègrement. Par voie de conséquence, les Discours sacrés en 24 rhapsodies auraient été composés aux alentours de 100 av. J.-C. et plus probablement dans le premier quart du ier siècle av. J.-C. à Pergame, où le philosophe stoïcien Athénodore Cordylion (qui vint à Rome en 70 av. J.-C.) était alors bibliothécaire en chef21.

M. L. West raffine, mais l'essentiel de sa démonstration repose bien sur ces hypothèses. Quoi qu'il en soit, l'argumentation se heurte à cet obstacle : Cratès de Mallos et Posidonius ne peuvent être considérés que comme des termini post quos. De plus, le témoignage de Cicéron ne se laisse pas facilement interpréter comme le voudrait M. L. West.

Que conclure à la suite de cette présentation critique du stemma des différentes versions de la théogonie orphique, que présente, justifie et commente M. L. West dans son livre : The orphie poems ?

Les quatre premières théogonies distinguées par M. L. West peuvent. être toutes ramenées à une même version connue dans le monde grec au ve et au ive siècle av. J.-C. Dans cette version, la Nuit jouait le rôle de premier principe comme l'indiquent explicite-

21. Sur l'école de Pergame, cf. R. Pfeiffer, History of the classical scholarship. From the beginnings to the end of the hellenistic age, Oxford (Clarendon Press), 1968, p. 234-251. Et sur l'interprétation allégorique de « la chaîne d'or », cf. Pierre Lévêque, Aurea catena Homeri. Une étude sur l'allégorie grecque, Annales littéraires de l'Université de Besançon, vol. 27, Paris (Les Belles-Lettres), 1959, p. 7-30 (sur Posidonius, p. 17-18, 26-27). Pour plus de précisions sur Cratès de Mallos et Posidonius comme « allégoristes », cf. Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes [1958], Paris (Etudes augustiniennes), 19762, p. 152-155 et 303-305.

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Les théogonies orphiques 411

ment Eudème, Aristote et même Aristophane, et comme le laisse entendre le papyrus de Derveni. Ce dernier document nous permet en outre, si on le complète avec ce que raconte Aristophane dans les Oiseaux, de reconstituer cette généalogie divine. Dans l'Erèbe, la Nuit produit un œuf d'où sort Eros-Protogonos à qui succède la Nuit. Puis viennent Ouranos couplé avec Gaia, Kronos couplé avec Rhéa et qui castre Ouranos, et Zeus qui avale Protogonos, puis procède à une nouvelle création, avant d'éprouver le désir de s'unir à sa mère, probablement pour engendrer Korè, à laquelle ensuite il s'unira pour engendrer cette fois Dionysos. Sur la figure et le rôle de ce dieu dans Г « ancienne » version de la théogonie orphique, on ne sait rien que par allusion. Il est donc difficile de déterminer si oui ou non le récit de la mort et de la résurrection de Dionysos y intervenait, et si oui sous quelle forme et dans quel but. Les conclusions de Y. Linforth22, souvent considérées comme hypercritiques, n'ont jamais été définitivement réfutées. Les inscriptions découvertes sur trois plaques d'os au cours de fouilles soviétiques à Olbia23, colonie de Milet près de l'estuaire du Borysthène (maintenant Dnieper) et qui remonteraient au ve siècle av. J.-C, présentent la plus grande importance. Mais on ne peut en tirer qu'une seule conclusion définitive : le nom propre « Dio[nysos] » y est cité dans un contexte orphique.

Cette version « ancienne » va faire place à deux nouvelles, qui s'en distinguent essentiellement par le fait que la Nuit n'y est plus le principe primordial. Suivant les Rhapsodies, c'est Chronos qui produit l'œuf dont sort Phanès. Et suivant, la théogonie de Hiéronymos et d'Hellanicos, Chronos lui-même sort d'une espèce d'œuf formé à partir de l'eau et de la matière dont vient la terre. Or, cette version semble n'être qu'une adaptation de celle des Rhapsodies entreprise dans le but d'établir, sur la question des premiers principes, un accord entre Orphée, Homère et Hésiode. Si c'est bien le cas, il faut supposer une antériorité des Rhapsodies sur la théogonie de Hiéronymos et d'Hellanicos. Or, les dates de composition, assez rapprochées l'une de l'autre, de ces deux dernières versions pourraient se situer au début de l'ère chrétienne.

Cette position se fonde sur les deux observations suivantes. C'est la figure de Chronos qui distingue radicalement de la plus ancienne les deux versions les plus récentes de la théogonie orphique24 : 1) Or,

22. I. M. Linforth, The arts of Orpheus, Berkeley/Los Angeles (Univ. of California Press), 1941.

23. Sur le sujet, cf. A. S. Rusyaeva, Orfîzm i Kul't Dionisa v Ol'vii, Veslnik Drevney Islorii 1978 (1), 87-104, résumé en allemand par F. Tinnefeld, dans le Zeitschrift fur Papyrologie und Epigraphik 38, 1980, p. 67-71 ; cf. M. L. West, The Orphies at Olbia, ibid., 45, 1982, p. 17-29 et fïg. 1.

24. OF 37 ne peut en aucun cas être invoqué contre cette position. D'une part, on ne sait s'il faut y lire Xpovoç ou Kpovoç. De plus, l'hypothèse suivant laquelle il aurait pour source le Пер! 0et5v d'Apollodore d'Athènes ne peut être retenue (cf. M. L. West, The orphie poems, p. 200, n. 78).

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412 Luc Brisson

les témoignages concernant le Chronos des Rhapsodies sont tous plus récents que le témoignage le plus ancien concernant la théogonie de Hiéronymos et d'Hellanikos (celui d'Athénagore, seconde moitié du ne siècle apr. J.-G.) ; OF 66 et 68 viennent de Proclus (412- 485 apr. J.-C.),. OF 60, 64 et 70 viennent de Damascius (458- après 485 apr. J.-G.) et OF 65 vient de Jean Malalas (= le Rhéteur en syriaque, 491-578 apr. J.-G.) ; 2) Par ailleurs, la figure de Chronos (et par suite celle de Zeus et même celle de Phanès) dans ces deux dernières versions se comprend beaucoup mieux, si on la met en parallèle avec Г « Aiôn-Saeculum » mithriaque, qui, semble-t-il, emprunte beaucoup de ses traits au Zurvan iranien. Or, le mithria- cisme fut introduit dans l'Empire romain au début de l'ère chrétienne. Ce qui incline à situer à la fin du ier ou au début du ne siècle apr. J.-G. le renouveau d'un orphisme, sur lequel se faisait fortement sentir l'influence d'un mithriacisme alors en pleine expansion25.

Etant donné ses hypothèses, M. L.West ne pouvait tenir que peu compte du dossier archéologique concernant le mithriacisme ; aussi cherche- t-il à discerner une influence directe du Zurvan iranien sur la figure de Chronos dès le ve siècle av. J.-C, et cela en dépit du fait qu'Eudème soutient, dans le même ouvrage, que, pour les Orphiques, le principe primordial est la Nuit, alors que, pour les Perses, c'est ou bien l'Espace ou bien le Temps :

« Quant aux Mages et à toute la race aryenne, comme Eudème l'écrit aussi, les uns appellent Topos (Espace), les autres Chronos (Temps) tout l'intelligible et tout l'unifié ; de ce principe, se sont distingués soit le dieu bon et le mauvais démon, soit, avant eux, la Lumière et les Ténèbres, comme le disent quelques-uns. Quoi qu'il en soit, ces derniers eux-mêmes, après la nature indifférenciée, posent en train de se distinguer la double rangée du meilleur <et du pire), dont l'une est conduite par Oromasdès, l'autre par Areimanios » (Damascius, De principiis, I, 322.8-13, Combes- Westerink).

La chose ne fait aucun doute. Au ive siècle av. J.-C, un Grec comme Eudème connaissait et. la théogonie orphique et celle(s) attribuée(s) aux Perses, tout en se gardant bien de confondre le principe primordial de l'une avec celui (ou ceux) de Г (ou des) autre(s).

En fait, dans ses deux livres : Early greek philosophy and the Orient et The orphie poems, M. L. West a voulu reprendre l'entreprise de R. Eisler dans Weltenmantel und Himmelszelt26. Certes, M. L. West, toujours bien informé, bénéficie des découvertes qui ont été faites depuis lors et des méthodes qui ont été développées et affinées entre-

25. Cf. mon article La figure de Chronos dans la théogonie orphique et ses antécédents iraniens, dans Mythes et représentations du temps, Paris, (éd. du cnrs), 1985, p. 37-55.

26. R. Eisler, Weltenmantel und Himmelszelt. Religions-geschichtliche Unter- suchungen zur Urgeschichte des antiken Weltbildes, Munchen (Beck), 1910, 2 t.

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temps ; il évite un certain nombre d'extravagances dans lesquelles était tombé R. Eisler, notamment l'isopséphisme ; et son argumentation est sinon convaincante, du moins très brillante. Mais les résultats auxquels il parvient ne sont guère plus encourageants que ceux obtenus par son prédécesseur.

On pourrait comparer les deux livres de M. L. West à un somptueux feu d'artifice, dont les fusées seraient les hypothèses. Une fois tirées toutes les fusées, plus éblouissantes et plus étonnantes les unes que les autres, la nuit impose sa loi, et tout redevient aussi incertain, aussi indistinct qu'avant.

Pour progresser quand même, dans le domaine de l'orphisme à tout le moins, une seule solution : choisir quelques points de repère sûrs. Voilà ce à quoi je m'emploie en insistant notamment sur la figure de Chronos qui, me semble-t-il, permet de distinguer de façon pertinente l'ancienne version de la théogonie orphique des deux nouvelles, et d'établir un rapport entre l'orphisme et le mithriacisme, dont par ailleurs on sait vers quel moment il se diffusa dans l'Empire romain.

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ANNEXES

1 : Stemma des théogonies orphiques proposé par M. L. West {The orphie poems, p. 264)

700

600

100

Babylonian myth

Hesiod^"" Homeric Theogony

A Egyptian/ Phoenician / чч myth\ / \

500

Derveni 400 Theogony

300

200 Hieronyman Theogony

Eudemian Theogony

Prose summary of cycle

Rhapsodies

Apollodorus, Bibliotheca

Proclus, Chrestomathy

Photius, Bibliotheca

Epitome

Stemma reproduit avec la permission de Clarendon Press (Oxford).

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Les théogonies orphiques 415

2 : Reconstitution de la théogonie orphique commentée dans le papyrus de Derveni

La reconstitution par M. L. West de la théogonie orphique commentée dans le papyrus de Derveni présente beaucoup d'intérêt, même si, à plus d'un titre, elle est contestable. Pour se faire une idée exacte de ce que doit cette reconstitution au texte du papyrus d'une part et à l'industrie de M. L. West d'autre part, je commencerai par donner, dans une espèce d'apparat critique, les sources des 47 vers, dont on trouvera le texte ci-dessous. Puis je proposerai une traduction française.

Signes critiques intervenant dans le texte grec :

[ ] vers, mots, lettres qui manquent et qui n'ont pas été suppléés [ ] vers, mots, lettres qui manquent et qui ont été suppléés par

M. L. West L j supplétion réalisée à partir de témoignages existants,

semble-t-il < > vers dont l'ordre a été changé

lettre(s) dont la lecture fait problème.

Sigles intervenant dans l'apparat critique :

PD Papyrus de Derveni. L'ordre des colonnes est celui du ZPE, et non celui adopté par M. L. West : « My column-numbering is higher by one than that used in existing publications » (The Orphic poems, 78, n. 13).

OF Orphicorum Fragmenta, coll. O. Kern. [1922], reprint 1972.

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Texte grec proposé par M. L. West (The orphie poems, p. 114-115)

[Aelaco ÇvveToîoi — ]Qvpas 8' етгивеаве fïéfi-qXoi — [Ztjvos 7гащАе8еорто$ âvaKros веокеХа è/>ya,] [остста /j.eXaívr}s Nvktos vit* iweoírjioi \rj8è ка1 ônXorépœv ракарши yévos aîèv ióv

5 o]* A los è^eyévovro [vTrepp.evjéos fšacnXijos. Zevs pèv eVel 8rj ттатрос éov ттара веафатоу [oKTJnTpóv] т* eV xeípeaai AajSfet^ èpiKvSès те [ефраоат* ev fxáXa ттарта, та oi веа] i£ dSvroio [etTTe] -navo^evovaa ^OeâJUj трофо; ^àfx^poolrij NvÇ'

io [rj ot] ěxpT]oev âiravra та ol 6é[ixis rjív àvvaa]ài, à>s <ž[p£ai ка]та KaÁov êSo? хчфоеуто; ' OXv/mttov. Zevs ii.lv ě7T€i[r' афраата Beds] ттара веафат' axovoas (аА/с^ т iv ^ei'peaa' ěAajSev, Kal Baifiova KvSpóv) albolov Karenwuv Sç alOépa екворе irpwros.

«5 [xeivos /J-èv Fatáv те /cal] Ovpavov cvpvv [ěrtvrei'*] [rtuî Se ттеХшрт) Fota теке Kpóvov^\ os fJ-éy' ěpe£ív Ovpavov E^povlbrjV, oj TTpdjTiOTOS paoíXevoev ек rov Srj Kpóvos [ajuTtî, eneira Se /njTi'era MiJTiv ка[1 fiaKapcov

20 [каь тоге Щ Karévrive веоО fiévos, <ú? ITpwTOyóvov jSaatAew? alSoíov tojí 8' а/за тга^те? adávaroi ттрооефм fiaKapes 9eol rjSe 6éa.wai Kal TTorayLol Kal Kpřjvai ivýparoi aXXá re rrávra \o\aaa тот* тр> уеуашт*, avros S' ара /jlovvos ěyevro.

25 [vvv S* èarï\v )3acrtAeù[?] wavrfaiv, /cat т* еаает* етг\е1та. Zevs TTpâiTos yévero, Zevs vararos àpyiKepavvos' Zevs кефаХу, \j£evs fiéooja, Aies S* c/î L7TjávTa T€TLUKTafj [2Teù? TrávTwv réXos avros exet, Zeùs] Moîpa [к-рата^*] Zevs jSacrtAeuf, Zei>s S' àpxos âiravrcjv àpyiKepavvos.

30 цтт-а^та? yàp крафас av9is фао$ es TroXvyqdésj Le^ leprjs Kpa&î-qs àvevéyKaro, церрера p'eÇiov.j [rjroi jxèv ттрштюта Oeôjv xpvcrrjvj Яфро81т^ Ovpavlrjv [èpaeooav О7Г цутшато] OopvrjZ- \rrjl S' ap* â/x'J Apiiovlrj t' [e/5aTi7] TleiOuj т* [eyeVoiro.]

35 [/xijcaro S' ai Paîav те ка1 Ovpavov evpvv vnepdev^ /XTjaaro S' 'Qxeavoîo péya aOévos evpv péovros' Tvas 8* еука[теХа.]о<т* Л^еАал'ои àpyti[/>]oSiVo[u. \jir)oaro S* «ŽAA-íji» yatai/ à-nelpnov, ijv те EeX-qvrjVj làdâvaroi кХ-qiÇovaiv, èirix^ôvioi Se те M-Jvt]v,j

40 lt] тгоАА' oô/эе' é'^et, тгоАА* âarea, woAAà /xe'Aai?/)a,j fieaaódev laop.eXr]s [Travrrji, ] ■^ 7Г0АЛ0Г? <j4aiVei р.еро-леаа' eV àveipova yaîav [/XTjCTaTO S' ije'Aioy те [léyav, 6v7]Toîaiv ôveiap^\ [âarpd те Хацттеташута, та т' ovpavós еотеф&штси,]

45 [...].. [.]м«[..]^?Т^р[ ]^а[...].. , [аОта/э eVei TcíSe návr' еттефраааато цг)т1ета Zevs,"] ■íjdeXe fiTjTpo; iâs fj-ix^f

Texte reproduit avec la permission de Clarendon Press (Oxford).

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Les théogonies orphiques 417

Apparat critique

v. 1 Reconstitution à partir de PD II 1.8 et de OF 13 et 334 vv. 2, 3, 4 Reconstitution à partir de ce qu'on trouve dans les vers

qui suivent et de OF 164 à 167 v. 5 PD IV. 2 v. 6 PD IV. 4 v. 7 Hoc loco traditur 13 (= PD IV. 5) v. 8 Reconstitution à partir de PD VII. 1 v. 9 Reconstitution à partir de PD VI. 9 et de OF 104 à 106 v. 10 PD VII. 10 v. 11 PD VIII. 2 v. 12 PD IX. 1 етс£1.8-/)тахтростЕО1жара, cf. aussi PD IV. 4 v. 13 PD IV. 5 v. 14 PD IX. 4 v. 15 Reconstitution à partir de PD VIII. 8 v. 16 Reconstitution à partir de PD X.5 v. 17 PD X.6 oup<xvoaeu<ppovt.87]ar v. 18 PD XI. 6 v. 19 Reconstitution à partir de PD XI. 13 v. 20 Reconstitution à partir de OF 167 а. 1 v. 21 PD XI 1.3 топ : tou pap. v. 22 PD XII. 4 v. 23 PD XII. 5 v. 24 PD XII. 6, cf. le début de OF 167 6.6 v. 25 Reconstitution à partir de PD XII. 14 v. 26 Reconstitution à partir de PD XIII. 1-6 et de OF 21 аЛ v. 27 PD XIII. 12 et OF 21 а. 2 v. 28 Reconstitution à partir de PD XIV v. 29 PD XV. 10 et OF 21 a.l v. 30 OF 21 а. 8 v. 31 OF 21 а. 9 v. 32, 33, 34 Reconstitution à partir de PD XVII v. 35 Reconstitution à partir de OF 109 v. 36 Reconstitution à partir de PD XIX. 1-7 v. 37 PD XIX. 11 v. 38, 39, 40 Reconstitution à partir de OF 91 v. 41 Reconstitution à partir de PD XX. 1-2 v. 42 PD XX. 3 v. 43, 44 Reconstitution à partir de PD XXI v. 45 PD XXI. 14. Les lacunes empêchent toute traduction v. 46 Vers reconstitué par M. L. West pour résumer ce qui précède v. 47 Reconstitution à partir de PD XXII.

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418 Luc Brisson

Traduction française par Luc Brisson

1 Je vais chanter pour les initiés, — mettez des portes (devant vos oreilles) profanes — ,

de Zeus, le maître qui gouverne tout, les prodigieuses œuvres, toutes celles que, sur les conseils de la noire Nuit, il exécuta, et la race des bienheureux plus jeunes qui sont immortels,

5 eux qui naquirent de Zeus, le roi tout-puissant. Zeus, alors donc que, (des mains) de son père, le pouvoir prédit

par l'oracle et le sceptre très glorieux, dans ses mains, il était sur le point

de prendre, se mit dans l'esprit absolument tout ce que, du fond de son

sanctuaire, lui dit celle dont émanent tous les oracles, la nourrice des dieux,

la Nuit immortelle : 10 celle-ci lui révéla absolument tout ce qu'il lui était permis de

faire de façon à régner sur le beau séjour (des dieux) qu'est l'Olympe

enneigé. Zeus ensuite, après avoir entendu les secrets proférés par la

déesse sous forme d'oracle, la force, dans ses mains, prit et le glorieux daimôn ( = Proto-

gonos), le vénérable (daimôn), il l'avala, celui qui le premier s'élança

• hors de (ou dans) l'Ether. 15 Celui-ci (= Protogonos), la Terre (= Gaia) et le vaste Ciel

( = Ouranos) il engendra ; puis à lui (= Ouranos), la Terre énorme donna pour enfant

Kronos, qui fît grand (mal) à Ouranos, le fils d'Euphronê (la Bienveillante = la Nuit), celui

qui le tout premier régna. A lui donc succéda Kronos, puis Zeus à la métis, qui détenait la Métis et la dignité royale sur les immortels.

20 Et un beau jour, il (= Zeus) avala, suivant ce qu'il (lui) était permis (de faire), le principe de vie du dieu,

Protogonos ( = le Premier-né), le roi vénérable ; puis à lui (= Zeus), tous

les immortels adhérèrent, dieux bienheureux aussi bien que déesses

et les fleuves et les sources aimables et tout le reste, tout ce qui était alors venu à l'être; et alors lui (= Zeus), il

devint le seul (être). 25 Maintenant il est le roi de tous les êtres, et il le sera dans l'avenir.

Zeus fut le premier à venir à l'être, Zeus à la foudre éclatante est le dernier,

Zeus est la tête, Zeus est le milieu, c'est à partir de Zeus que tout fut fabriqué.

Zeus tient lui-même dans ses mains la fin de tous les êtres, Zeus est la Destinée (= Moira) puissante :

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Les théogonies orphiques 419

Zeus est le roi, Zeus à la foudre éclatante est le principe de tous les êtres.

30 En effet, après les avoir tous cachés, de nouveau à la lumière qui cause une grande joie,

hors de son cœur saint, il les ramena, accomplissant de terribles exploits.

En vérité, en tout premier lieu parmi les divinités, l'Aphrodite d'or,

l'Ouranienne séduisante, il la conçut ,grâce à sa thornë ; puis, c'est grâce à elle (= thornë) que, en même temps, Harmonie et l'aimable Peithô (= Persuasion) naissaient.

35 II conçut encore la Terre (= Gaia) et le Ciel (= Ouranos) qui s'étend en largeur là-haut,

puis il conçut la grande force d'Okéanos qui se répand au loin ; il déploya aussi les fibres de l'Achéloos qui roule des flots d'argent. Il conçut une autre terre immense ( = la lune), — Sélênê l'appellent les immortels, mais ceux qui habitent sur la terre

(l'appellent) Mené — , 40 qui contient beaucoup de montagnes, beaucoup de villes, beau

coup de demeures ; à partir de son centre égale en ses membres de tous côtés ( = sphé-

rique), elle brille pour de nombreux mortels sur la terre sans bornes. Il conçut aussi le grand soleil, qui est utile aux mortels et les astres brillants dont le ciel se couronne

45 Ensuite, quand il eut conçu tout cela, Zeus à la métis éprouva le désir de s'unir dans l'amour à sa mère.

Remarques sur la traduction française

J'ai essayé, dans la mesure du possible, de respecter l'ordre des mots dans chaque vers, et la ponctuation proposée par M. L. West ; d'où un certain manque d'élégance.

Cela dit, voici quelques remarques sur des points précis :

v. 18 J'ai traduit {х^тЕета par « à la métis ». Sur cette épithète de Zeus, cf. J.-P. Vernant, L'union avec métis et la royauté du ciel [1971], dans Les ruses de V intelligence. La métis des Grecs, Paris (Flammarion), 1974, p. 104-124.

v. 21 Le papyrus porte тоу. M. L. West imprime un тан, très probablement pour en faire le complément de 7rpoaé<puv.

v. 30 On note le masculin pluriel toxvtoîç. v. 33 J'ai traduit par « il conçut » ces trois verbes : [пг)тСстато (33),

(Х7)<тато (35, 36, 38, 43) et етсефраааато (46). v. 33 Je n'ai pas traduit Gopv/jï. M. L. West [The orphie poems,

p. 91-92) propose « from his seed » ou « by an ejaculation » en s'appuyant sur OF 183.1-3. La chose est vraisemblable. Mais je reste sceptique. Voilà pourquoi j'ai préféré trans- littérer.

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420 Luc Brisson

v. 37 J'ai traduit Ïvtj ( = ïç suivant LSJ) par « fibre » (sur le sujet cf. M. L. West, The orphie poems, p. 92 et n. 39). Par ailleurs, еуха[теХ<х]а<75 doit venir de Еу-хат-sXaúvco, un hapax que j'ai traduit par « déployer ».

v. 40 A la fin du vers, j'ai mis un point en bas, et non un point en haut comme M. L. West.

v. 45 Ce vers est si lacunaire que j'ai décidé de ne pas le traduire.