LES MÉCANISMES DE L'IRONIE LITTÉRAIRE DANS ROMAN...
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LES MÉCANISMES DE L'IRONIE LITTÉRAIRE DANS LE ROMAN GROS-CÂLIN D'ÉMILE AJAR : LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME DU
PERSONNAGE DE COUSIN
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de 1'Université L a d pour l'obtention
du grade de Maîûe ès ar t s (MA.)
Département des littératures FAcULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉUVAL Québec
Mars 2001
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Plusieurs éléments incitent à penser que l'ensemble du récit de Gros-Câlin est
construit comme une charge ironique qui cherche à évaiuer implicitement l'idéalisme
et le comportement de Cousin, le héros-narrateur du récit. Le but premier de la
présente étude est donc d'analyser si une telle intention ironique peut être décodée
dans l'ensemble du roman. Pour mener à bien cette analyse, notre étude s'appuiera
sur le concept d'ironie littéraire, tel qu'il fut développé dans les recherches de Linda
Hutcheon et de Philippe Hamon. Définissant l'ironie littéraire comme un phénomène
« diffus » et « différé » qui se développe principalement grâce aux procédés de la
mimèse » et de la répétition, ce concept nous est apparu comme l'outil le plus
adéquat pour mettre à jour les structures ironiques qui sous-tendent le récit du
premier roman d'Émile Ajar (Romain Gary).
(( La vie est une affaire sérieuse, à cause de sa fùtiiité. » Romain Gary (h i le Ajar), Gms-CBlin, p.56.
Au terme de ces nombreux mois de travail, je tiens sincèrement à remercier ma
directrice, Mme Andree Mercier, pour la confiance qu'elle a eu en moi et ses
nombreux encouragements. Je tiens de plus à remercier M. George Desmeules
pour ses judicieux conseils, ma famille et mes ami(e)s pour leur support moral,
financier et technique. Des remerciements particuliers vont à Josée Lalancette pour
la mise en page de ce mémoire, à Manon Couture pour m'avoir fait découvrir Gros-
Câlin et à Lisa Bérubé, Chantale Pouliot, Sauphie Senneville et Mélanie Morin pour
les discussions sur « la marche du monde » et tes soirées de fou rire.
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES .......................... ...................................................................... v
CHAPITRE PRF,MIER
DÉFINITION DU CONCEPT DTRONIE LITTÉRAI~RE ....m..................................... 11
1.1 L'ÉVOLUTION HISTOIUQUE DE LA NOT~ON D'IRONIE ............................................. 12 1 . I . 1 L'ironie de Platon à Schlegel .................................................................................. 12 1 . L . 2 L'impact des études sémantiques sur le concept d'ironie : le retour en force de
1' ironie rhétorique et la définition de Sperber et Wilson .......................................... 20 1.1-3 La remise en question des différentes conceptions de L'ironie comme outils littéraires
.............................................................................................................................. 23
1.2 FORMATION ET ÉVOLUTION DU CONCEPT D'IRONIE LITTÉRAIRE .............................. - 2 5 1.2.1 L'émergence du concept d'ironie littéraire ............................................................. 25 1.2.2 Les cibles de l'ironie Littéraire : les normes du récit ........................... ... ............ 29 1.2.3 Les mécanismes et les signaux de l'ironie Littéraire ................................................. 32 1.2.4 Les lieux propices à l'ironie littéraire ................................................................ 34 1.2.5 Ambiguïté du phénomène ...................... ,. ........................................................... 35 1-26 Conclusion : une définition sommaire de l'ironie littéraire ................. ... ............ 38
ÉTUDE DES SYSTÈMES DE NORMES QUI RÉGISSENT LE RÉCIT DE COUSIN ET SON UNIVERS DE CROYANCES..... .................................................................... 41
2.2 LA QUJ?E ET LE SYSTÈME DE VALEURS DE COUSIN ................................................. 53 2.2. 1 La quête d'authenticité de Cousin et son espoir d'une mutation biologique ............. 53
2-22 L'échec de la quête d'authenticité de Cousin et son refùs de Yengagement social et artistique ................................................................................................................ 57
2.2.3 L'amour comme voie d'accès à l'authenticité ............................ .......... .................... 67 2.2.4 ConcIusion ............ ,, ...................................................... 71
2-3 POUR SGA~VARELLE ET LA CRITIQUE DE L'AVEUGLEMENT IDÉOLOGIQUE DES AUTEURS ............... DU xE s&CLE ................................................................................... 74
2.3.1 La définition garyenne du roman totalitaire ..................................................... 74 2.3 -2 Gros-Câlin : une parodie du roman totalitaire ? ...................................................... 75 2.3.3 Conclusion ............................................................................................................. 77
LES MÉCANISMES DE L'IRONIE L I T T É ~ DANS LE ROMAN GROS- CA^ ................................................................................................. 78
3.1 LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME PASSIF DE COUSIN ET DE SON MANQUE DE LCTCIDITÉ .. 80 3.1.1 Les structures ironiques à l'œuvre dans ie roman Gros-Câlin ............................... 80 3.1.2 De l'optimisme en perspective : les mécanismes de défense de Cousin ................... 82 3.1.3 La critique de l'idéalisme passif de Cousin et de son manque de lucidité ................ 93 3.1.4 L'échec du projet de remise en question du langage : les effets ironiques du jeu sur le
langage de Cousin et de son emp!oi des stéréotypes .............................................. 100 3.1.5 La fin du roman et la sanction de la lecture ironique du récit ................................ 106
........................................................................................................... 3 .1.6 Conclusion 1 1 1
3 -2 L'IRONIE LIII?ÉRAI.RE DANS LE ROMAN GROS-CÂL~ SES PARTICULARI~S ET LES LENS QU'ELLE ENTRETIENT AVEC L'IRONIE RKÉTORIQUE ......... .. ......................... 112
CONCLUSION ............................................................................................................ 115
BIBLIOGWHTE DES TEXTES CITÉS .................................................................. 122
Introduction
Très peu d'études ont été consacrées à l'œuvre de Romain Gary avant la fin
des années 1980. Dans les années 60 et 70, ses romans ont surtout été l'objet de
travaux universitaires qui ont analysé la pensée humaniste qui se dégageait de
son œuvre et les liens que cette dernière entretenait avec le courant de
l'existentialisme. Présenté au Trindy College de Dublin en 1978. le mémoire de
Rebecca Jane McKee est certes l'étude la plus complète qui fut produite sur le
sujet'. Dans The humanism of Romain Gary, McKee examine la vision de l'homme
qui émane de l'ensemble des romans garyens, à la lumière des conceptions du
roman et du personnage présentées dans Pour Sganarelle. II ressort de son
analyse que la majorité de ses héros sont des idéalistes2 qui aspirent à vivre dans
un monde meilleur gouverne par les valeurs de l'amour, de la justice et de la
fraternité humaine. Si les héros des premières œuvres luttent activement pouf
l'établissement de leur idéal dans le monde, ceux qui apparaissent dans les
romans publies après 1956 sont généralement plus pessimistes. Devant la cruauté
des hommes, leur idéalisme devient un poids difficile a supporter. II les conduit des
lors à fuir la société ou à s'investir aveuglément dans des voies d'action inutiles qui
accélèrent la dégradation de leur environnement3. Seuls I'amour et l'humour
réussissent, de fait, à résister aux assauts de la réatité dans I'œuvre de Gary.
1 McKee, Rebecca Jane. The humanism of Romain G q . Mémoire de maitrise présenté au Trinity Cokge de Dublin, 1978, 241p. Voir aussi Guy Gallagher. LJhumcmisme dans les romans de Romain G q . Mémoire de maîtrise présenté à 1'Université Laval, 1968,88 p. Du méme auteur : L'Univers imaginaire de Romain G-y. Thése de doctorat présentée à 1'Université Laval, 1978,222 p. ' Dans l'œuvre de Romain Gary, le terme (( idéaliste >> kit référence B un individu qui, dans çon système de valeurs, fait une large place à I'idéal, au sentiment » pour inciter les hommes a améliorer leur condition. Dans les œuvres plus pessimistes de I'auteur, ce terme fait aussi référence à l'idée d'un homme qui a <dendance à négliger le réel, à croire à des chimères D pour survivre. Voir l'entrée « idéalisme >> dans Le
3 Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 1994, p.1121. McKee, op. cit. note 1 , p.82 à 102.
Dans le troisiéme chapitre de son mémoire, McKee s'arrête en effet pour étudier
les procédés techniques qui prédominent dans l'écriture garyenne. L'humour
apparaît alors comme un procédé privilégié qui permet à l'auteur de mettre à
l'épreuve les différents systèmes idéologiques qui se présentent à l'homme, tout
en empêchant ses œuvres de sombrer dans le désespoir4. Chez Gary, même les
romans les plus pessimistes se terminent donc sur une note d'espoir.
Suite au suicide de I'auteur (1981) et aux révélations contenues dans sa
lettre posthume concernant ses liens avec Émile Ajar, les critiques se sont surtout
intéressés, au début des années 80, à la vie de Gary et à la question du
pseudonyme. Depuis la fin de la dernière décennie, un nombre plus important
d'études textuelles ont toutefois été publiées. Ca majorité d'entre elles portent sur
les romans signés Ajar. Dans son mémoire de maîtrise intitulé : A double d8tour.
Pour une analyse semiotique du roman Gros-Calin d'~mile Ajar 5, Madeleine
Godin présente une étude sémiotique du premier roman ajarien et montre que le
récit, plutôt que de se developper sur une structure d'oppositions successives, se
construit par le biais de structures d'oppositions sirnultanees. Cette particularité
explique «l'omniprésence dans le récit de la figure du paradoxe, reconnaissable à
tous les niveaux à travers le jeu du double, du dédoublement et du
redoublement D. Dans son article : ic Les raisonnsments déraisonnables dtEmile
Ajar D 71 Alexandre Lorian démontre, quant à lui, comment les mauvais emplois des
marqueurs de relation causale par Cousin et Moro, les narrateurs de Groscâlin
et de La vie devant soi, permettent l'inscription du comique et de l'ironie dans ces
deux récits. Dans son article : « Gary-Ajar and the Rhetoric of Non-
Communication »*, Leroy T. Day s'intéresse, lui aussi, aux jeux de langage
ibid, p. 154-155. 5 Godin, Madeleine. À double détow. Pour une étude sémiotique du roman Gros-Câlin d'Émile Ajar.
Mémoire de maîtrise présenté à l'université Laval, 1987,90 p. Voir le résumé présenté au tout début du mémoire de Madeleine Godin.
7 Lorian, Alexandre. K Les raisonnements déraisonnables d'Émile Ajar D, dans The H é b m Universi0 Studies in lireratures and Art, vol. 14, no 2, 1987, p.120-145.
8 Day, Leroy T. (c Gary-Ajar and the Rhetoric of Non-Communication D dans The French Ratiew, vol. 65, no 1, 199 1, p.75-83. Dans l'article de Day, la rhétorique de la non-communication » renvoie à tous les
ajariens. Partant de l'idée exprimée dans Pseudo (et reprise sous différentes
formes dans les Ajar et plusieurs romans garyens) que « les gens se foutent sur la
gueule parce qu'ils se comprennent >>, ce dernier montre comment Moro
parvient, en perturbant les formes usuelles du langage, à donner un sens nouveau
a un monde qui n'en a parfois que très peul0. Pour ce, l'auteur repertorie les
différentes figures rhétoriques retrouvées dans le roman et explique les effets
humoristiques et ironiques qui s'en dégagent. Dans son article C e qui ne se
laisse énoncer : Des jeux de langage ironiques»", Marlena Braester cherche à
démontrer les mécanismes sémantiques de I'ironie verbale. Si l'étude des romans
ajariens n'est pas le but premier de son analyse, elle s'appuie toutefois sur les jeux
de mots retrouvés dans ces œuvres pour illustrer sa démonstration.
Depuis la fin des années 80, la majorité des études qui ont été consacrées
aux romans signés Ajar se sont donc intéressées 2. la particularite de leur langage
et aux effets ironiques et humoristiques que ce dernier produit. Concentrant surtout
leur attention aux jeux de mots qui caractérisent cette écriture, ces travaux
préconisent généralement une étude linguistique de I'ironie. Leurs analyses se
limitent ainsi à l'étude d'une ironie syntagmatique, c'est-à-dire d'une ironie locale
circonscrite à l'intérieur d'une phrase ou d'un paragraphe. Rares sont les travaux
qui s'arrêtent pour observer comment cette ironie s'intègre dans l'ensemble du
récit. La thèse de doctorat d'Anne-Charlotte Ostman intitulée : L'utopie et l'ironie.
Étude sur Gros-Câlin et sa place dans l'œuvre de Romain ~ary'' réajuste (du
moins partiellement) le tir. En étudiant ta quête de Cousin et les relations qu'ii tisse
avec les autres personnages du recit, Ostrnan en vient à devoiler la présence
d'une ironie locale qui prend la défense du héros en dénonçant ponctuellement le
jeux de langage qui produisent << a disruption of normal speech patterns leading to the desired distortion of reality » (p.77). Ajar, Émile. Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p.32. Cité dans Day, [oc. cit. note 8.' p.77.
10 Day, ibid p.82. " Braester, Marlena << Ce qui ne se laisse énoncer : des je*- de langage ironiques », dans Sémiotica, vo1.107,
nos 3-4, 1995, p.293-306. 12 Ostman, Anne-Charlotte. L 'Utopie et I 'ironie. tu& sur Gros-Câlin et sa place dans 2 'œuvre de Romain
Gary. Thèse de doctorat présentée à l'Université de Stockholm, Stockholm, 1994,203 p.
manque de compassion qu'entretient la société à l'égard des personnes seules et
dans le besoin telles que lui. Cette ironie s'attaque principalement aux
personnages secondaires qui reprbsentent les différentes institutions susceptibles
de venir en aide à Cousin. À l'exception de quelques moments bien précis du
texte, ce dernier n'est pas visé par ce type d'évaluation. Si elle reconnaît que
Cousin est «quelquefois visé par les attaques ironiques du texte ». Ostman
considère en effet que sa faiblesse et sa naïveté le font surtout apparaître «comme
une victime de la société '3 ». TOUS les jugements critiques que pourrait soulever
sa naïveté sont donc désarmés par l'élan de compassion que suscite sa position
de victime. Dans son analyse, Ostman ne s'arrête donc jamais à la présence d'une
ironie plus diffuse qui se développerait dans l'ensemble du roman et qui viendrait,
cette fois, critiquer le comportement et l'idéalisme de Cousin. Et pourtant, plusieurs
éléments du texte (tels son extrême faiblesse, son incapacité à se faire des amis et
à interpréter justement le réel, le fait que sa situation n'évolue guère au cours du
récit et que le héros demeure, malgré tous ses efforts et son optimisme. aussi seul,
incompétent et confiant qu'au début du roman) nous amènent à nous demander si
ce dernier ne pourrait pas être vise par une telle ironie. Certaines idées, révélées
par l'analyse d'ostman elle-même. incitent aussi à croire qu'il se cache, derrière
l'ensemble du récit, une ironie plus globale qui s'attaque au comportement et au
système de valeurs du héros. En se demandant si Cousin «participe, lui aussi, à la
satire de la société ou est lui-même un observateur avec un regard ironique'4»,
Ostman soulève en effet l'hypothèse que le héros est peut-être visé, plus d'une
fois, par les attaques ironiques du texte. Par deux fois dans son étude, cette
dernière fait de plus référence à «la structure ironique n de Gros-Câlin 15. Selon
son analyse, cette structure se développerait principalement a travers la relation
que Cousin entretient avec Mlle Dreyfus. Elle émanerait de la «fissure qui
s'institue, chez le héros, entre le rêve et la réalité, lorsque ce dernier entre en
contact avec sa [dulcinée] » 16. A l'intérieur de sa thèse, Ostman n'en vient
toutefois pas à se demander si cette fissure ne pourrait pas affecter toute la
manière dont Cousin interagit avec la réalite. Cette hypothèse !'aurait alors
amenee à s'interroger sur la possibilité qu'il se cache. derrière l'ensemble du texte,
une ironie plus d i f ise qui cherche à critiquer l'idéalisme du héros.
Deux raisons peuvent expliquer cette lacune retrouvée à l'intérieur de l'étude
d'ostman. La première est que, comme tous les critiques qui ont aborde le
problème de I'ironie dans Gros-Câlin, cette dernière omet de regarder
attentivement à qui appartient la voix ironique qui parcourt le récit. Comme le
démontrent les études de Linda ~u tcheon '~ et de Catherine ~erbrat-~recchioni'~,
quiconque décode un message d'ironie sous-entend implicitement qu'il y a une
intention ironique qui se cache derrière ce message. Est perçue une volonté de se
moquer, de discréditer quelqu'un ou quelque chose en taissant entendre autre
chose que ce qui est dit 19. Or dans Gros-Câlin, cette question de l'intentionnalité
pose problème. Au fil de notre lecture, Cousin (qui est le héros, mais aussi le
narrateur du récit) nous apparaît comme un homme beaucoup trop faible et
beaucoup trop naïf pour prendre en charge un discours ironique. Peu a peu, nous
découvrons qu'il est dépourvu de tout esprit critique et qu'il préfère s'enfuir dans le
rêve plutôt que de confronter son idéal à la dure réalité des choses. Contrairement
à Ostman, qui considère le héros comme un homme assez lucide pour porter un
jugement critique sur le monde, nous sommes encline à croire que, dans les
parties du texte où i l est possible de décoder une critique ironique à l'égard de la
société, le héros ne comprend pas toute la portée de ses paroles. S'il assume le
sens premier de ses propos, il n'assume pas les sous-entendus ironiques qu'ils
soulèvent. Dans tous ces passages, il apparaît donc comme une double victime : il
est, d'une part, victime de l'indifférence de la société et, d'autre part, victime de
I'ironie d'une instance supérieure, que nous appellerons l'auteur-encodeu?, qui se
I7 Hutcheo~ Linda. << Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l'ironie D, dans Poétique, no 46, avril 1981, p.141-142.
18 Kerbrat-Orecchioni, Catherine. (( L'ironie comme trope D, dans Poétique, no 41, février 1980, p. 113-1 14. I9 lardon, Denise. Du comique dons les textes littéraires. Paris, Duculot, 1988, p.80. 20 Dans la présente étude, le terme << auteur-encodeur » renvoie a l'image que le lecteur se fàit de l'auteur au
cours de sa lecture. il faut en effet reconnaître que c'est très souvent à cette figure que le lecteur (et même
moque de son manque de jugement critique. En aucun cas la première image ne
vient éclipser la deuxième. Bien au contraire, puisqu'ils sont complétés par
d'autres scènes qui mettent en evidence la naïveté et la faiblesse de Cousin. ces
passages ironiques tendent à lui donner un air ridicule et incitent à se demander si
ce dernier ne pourrait pas être victime d'une ironie plus diffise qui s'en prendrait à
tout son système de valeurs.
Pour quiconque désire étendre son analyse à une ironie globale, qui se
développerait dans l'ensemble d'un récit littéraire, se pose toutefois un problème
théorique d'envergure qui risque de freiner son élan. Malgr6 toutes les recherches
qui ont été faites sur le sujet depuis les années 80 2', rares sont celles qui se sont
arrêtées pour étudier ce type d'ironie. Peu importe la définition qui sert de point de
départ à leurs analyses. les critiques abordent toujours l'ironie comme un
phénomène local, circonscrit a l'intérieur d'une phrase ou d'un paragraphe. Au dire
de Linda Hutcheon, cette situation vient du fait que l'on accorde beaucoup trop
d'importance à l'inversion sémantique qui caractérise ce phénomène. Ce
mécanisme structurel étant plus facile à repérer à I'intérieur d'un court syntagme, il
conduit à limiter les analyses à l'étude de phrases ou de courts passages
ironiques? Toute personne désirant étendre son objet de recherche à l'analyse
d'une ironie différée qui émanerait de l'ensemble d'un discours aura donc
beaucoup de difficultés à trouver, dans la littérature critique, des appuis théoriques
les critiques) associe l'intention ironique, lorsque le récit est pris en charge par un narrateur qu'il juge (comme cela peut être le cas dans Gros-Calin) trop faible et trop naïf pour exprimer une critique ironique.
" Dès la fin des années 70, un nombre important d'études a éîé fait sur l'ironie. Outre les travaux cités précédemment, voir le numéro spécial de la revue Podtique, no 36, 1978 qui présente, panni d'autres, les articles de Linda Hutcheon : « Ironie et parodie : stratégie et structure », ibid, p. 467-477, de Dan Sperber et Deirdre Wilson : « Les ironies comme mentions », ibid, p.399-412 ; le numéro de l'université de Lyon dans Linguistique et sémiologie LI, L'ironie. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978,207 p. ; le chapitre 5 de l'étude de Alain Berremdonner , Éléments de pragmatique linguistique. Pariç, Minuit, 1 98 1, p. 173-239; l'article de Brigitte Basire, ((Ironie et métalangage », dans D.RL.A,V., vol. 32, 1985, p. 129- 150 et l'ouvrage de Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poétique : vers une théorie de l'ironie moderne sur les traces de Gide dans Paludes. Birmingham, Sumac Publications, 1988,277 p.
22 Hutcheon, Linda et Butler, Sharon A. « The Literary Semiotics of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », dans R W , vol. 1 , no 3, 198 1, p. 245.
capables de la guider dans le debut de ses recherches. L'article de Linda
Hutcheon et de Sharon A. Butler, tout comme les études de Marty Laforest " et de
Philippe Hamon 241 démontrent pourtant qu'il est possible et tout à fait justifie de
chercher à étendre l'étude de I'ironie à I'ensemble d'un texte littéraire. En insistant
davantage sur l'aspect pragmatique de I'ironie (son aspect critique) que sur sa
structure sémantique et en diminuant l'importance accordee à l'inversion
sémantique au profit des procéd6s de la « mention » et de la répétition, Hutcheon
et Butler en viennent même à forger une définition pertinente du concept d'ironie
littéraire. Renvoyant à l'idée d'une ironie plus diffuse qui permet à I'encodeur de se
moquer implicitement des normes et des valeurs qu'il met en scène dans son
récif5, , concept nous apparaît, des lors, tout fait adéquat pour mettre à jour les
structures ironiques qui façonnent le rkcit de Gros-Câlin.
Le but premier de ce memoire est donc d'examiner s'il se cache derrière le
récit de Gros-Câlin une ironie littéraire qui viendrait critiquer la faiblesse et
l'idéalisme de Cousin. Comme le héros est aussi le narrateur du récit, nous
porterons de plus attention au niveau de la narration afin de déterminer si certaines
de ses normes pourraient aussi être visées par ce type d'ironie. En abordant ce
problème, notre étude vient combler un double manque : celui engendré par les
recherches qui se sont limitées Ci étudier l'ironie locale à 11int6rieur de cette œuvre
et celui généré par l'ensemble des travaux critiques qui ont délaissé le problème
de I'ironie littéraire. Même si elle aborde le problème de I'ironie dans une
perspective plus vaste que celles de ses prédécesseurs, l'étude d'ostrnan se
limite, elle aussi, à l'analyse d'une ironie syntagmatique concentrée à l'intérieur
d'une phrase ou d'un paragraphe. Point de départ de notre analyse, sa thèse, riche
d'idées très fécondes, incite à porter un regard plus pointu sur le tiritement réservé
au personnage de Cousin. Notre étude se divisera en trois parties : le premier
23 Laforest, Marty. L'ironie dons le discours Ziitéraire : spécificité et mécanismes. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval, Québec, 1984, 1 O3 p.
24 Hamon, Philippe. L 'ironie litréraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique. Paris, Hachette, 1996, 160 p.
2s Hutcheon, Linda et Butler, Sharon A., loc. cit. note 22, p.246 et p.259.
chapitre servira B circonscrire notre outil théorique. Après avoir présenté l'évolution
historique de la notion d'ironie, nous élaborerons une definition du concept d'ironie
Iîttbraire en nous appuyant sur les études de Linda Hutcheon et de Sharon A.
Butler, de Philippe Hamon et de Marty Laforest. Puisque ce type d'ironie s'attaque
principalement aux normes qui régissent la construction du texte qui la produit,
nous allons, dans le deuxième chapitre de notre anatyse, mettre B jour les
différentes régies qui conditionnent le récit de Cousin et tenter de découvrir si
certaines d'entre elles pourraient être visées par l'ironie littéraire. Après avoir
étudié le plan de ta narration, nous analyserons celui de la diégèse. A l'aide des
études sémiotique et thématique de Madeleine Godin et d'Anne-Charlotte Ostman.
nous présenterons dès lors une étude du parcours narratif et du systéme de
valeurs de Cousin. Cette étude de personnage nous permettra, par la suite, de
comparer Cousin aux figures de l'auteur et du héros totalitaires qui sont décriées
par Gary dans son essai Pour ~ ~ a n a r e i l e ~ ~ . Cette comparaison devrait, à notre
avis, nous aider A cibler les normes qui, dans le syst&me de valeurs de Cousin,
sont susceptibles d'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Dans le
troisième chapitre de notre mémoire, nous tenterons de cerner les structures de
répétition qui permettent l'inscription des n o m s suspectes dans le texte et
regarderons s'il s'en dégage une tension ironique. Pour conclure notre analyse,
nous comparerons les procédés et les structures ironiques retrouvés dans Gros-
Câlin avec ceux répertoriés dans les études de Philippe Hamon et de Linda
Hutcheon afin de déterminer si ces derniers correspondent bien à ceux qui
définissent le phénomène de l'ironie littéraire et si l'ironie globale qui marque ce
roman garde certaines particularités qui lui sont propresz7. Avant d'entrer à
26 Gary, Romain. Pour SganareIZe : recherche d'un personnage et d'un roman. Paris, Gallimard, 1965, 476 p.
27 Il aurait été intéressant de conclure notre analyse en déterminant si le traitement réservé au personnage de Cousin peut uniquement être considéré comme ironique ou peut aussi être perçu wmme un traitement humoristique. Puisque le phénomène de l'humour est un phénomène fort complexe qui laisse place à beaucoup de delbats et parce qu'il est indéniable que le phénomène de l'humour est aussi présent dans Ie roman Gros-Cûfin, nous avons conclu que ce sujet demanderait a lui seul un mémoire de maîtrise pour être traité adéquatement, Comme l'humour n'est pas le sujet premier de notre étude et puisque nous ne croyons pas qu'un sujet à moitié traité viendrait iàire avancer noue analyse, nous avons donc préféré ne pas aborder cette question. Nous laissons a d'autres la chance de traiter de ce sujet fort intéressant.
proprement dit dans l'analyse de Gros-Câlh, regardons toutefois plus en detail ce
qu'est l'ironie et comment ce concept a évolué à travers les @es.
Chapitre premier
Définition du concept d'ironie littéraire
Ironie hétonque, ironie romantique, ironie dramatique, ironie verbale, ironie
situationnelle. Autant de concepts forgés a travers les âges pour définir le
phénomène de l'ironie et étudier sa manifestation dans les textes littéraires- Et
voilà que certains critiques affirment, depuis les vingt dernières années, qu'il
importe de parler d'ironie /iftéraire. Devant la longue liste des types d'ironie
retrouvés dans les textes artistiques, nous sommes naturellement portée à nous
demander qu'est-ce que l'ironie litteraire ? En quoi cette notion se différencie-telle
des autres ? Le présent chapitre a pour but de présenter une définition du concept
d'ironie littéraire. Avant d'élaborer cette définition, nous présenterons toutefois un
bref aperçu de l'évolution historique de la notion d'ironie. Au cours de ce survol,
nous accorderons une attention plus particulière aux conceptions rhétorique et
romantique du phénomène, puisque c'est en opposition aux notions d'ironie
romantique et d'konie rhétorQue que s'est élaboré le concept d'ironie littéraire. II
nous sera dès lors plus facile de saisir la spécificité de ce type d'ironie et ce qu'il
vient combler dans l'étude des textes littkraires.
1.7 L'évolution historique de la notion d'ironie
1.1.1 L'ironie de Platon a Schlegel Le terme ironie provient du mot grec « eironeia » qui fut utilisé pour la
première fois à l'intérieur de La République de p la ton". Dans cette œuvre, il est
associé à la personne de Socrate par Trasymaque qui s'élevait contre la manie du
vieil homme de simuler l'ignorance et de vanter la sagesse de ses adversaires afin
de se dérober aux questions qu'ils lui posaient :
O Héraclès ! s'écria [Trasymaque], la voilà bien I'ironie habituelle de Socrate ! Je le savais et je l'avais prédit à ces jeunes gens que tu ne voudrais pas répondre, que tu simulerais l'ignorance, que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions que l'on te poserait " !
Dans La République, le terme « eimnia » ne correspond donc pas tout a fait à
notre conception de I'ironie socratique. Terme plutôt péjoratif, il fait référence à une
« tromperie maligne », à « une façon mielleuse de duper son adversaire 30».
Comme le souligne Norman ~ n o x ~ ' , toutes les définitions subséquentes de
I'ironie s'élaboreront autour du comportement de Socrate. Dans l'Éthique a
Nicomaque d'Aristote, le terme fait référence à une manière d'être, à un type de
comportement où l'un « nie posséder ou minimise des qualités qu'il possède
réellement3* ». Socrate est d'ailleurs donné en exemple. Même si Aristote
reconnaît que ceux qui pratiquent I'ironie modérément ont un charme évident, il
28 Laforest, Marty. L 'ironie h m le discours littéraire : spéci3cifé et mécanismes. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval en 1984, p.3. Nous tenons à préciser que notre présentation historique du concept d'ironie doit beaucoup à I'étude de Laforest. Elle doit encore plus à l'excellent article de Norman Knox présenté dans Dictionary of History of Idem, ~01.11, New York, Philip Weuner, 1973, p.626-634. Pierre d'assise dans l'étude de Laforest, cet article a en effet le mérite de présenter un aperçu historique complet de la notion d'ironie. Pour mieux comprendre les défiitions grecques et latines de l'ironie, nous avons par contre tenu à retourner dans les textes originaux, lorsque cela était possible. A moins d'avis contraire, les citations des textes anciens sont donc tirées des œuvres originales.
" Platon. La République. Paris, Flammarion, 1966, chap. 1,337a. Cite dans Laforest, op. cit. note 28, p.3. 30 Laforest, ibid., p.4. 3' Knox, Norman, op. cir. note 28, p. 627. 32 Aristote. Éthique à Nicomaque. Paris' Presse Pocket, 1992, p.115.
considère tout de même l'ironie comme une forme de mensonge, au même titre
que la vantardise. L'ironiste s'oppose par contre au vantard qui « prétend posséder
des titres de gloire qui ne lui reviennent pas 33 ».
Dans sa Rhétorique à Alexandm, Aristote accorde toutefois deux autres sens
au terme « eironia ». Dans ce traité, l'ironie peut prendre la forme d'une prétérition - « l'ironie consiste [alors] à dire quelque chose qu'on feint de ne pas
exprimer "» - ou se présenter sous la forme d'une figure de style par laquelle on
fait comprendre les choses en leur donnant des noms contraires à ce qu'elles
sont 35 ». L'exemple donné par Aristote pour illustrer cette variante s'appuie sur les
procédés du blâme par l'éloge et de l'éloge par le blâme. Comme le soulignent
Knox et Laforest, cette définition, qui limite la relation logique des termes à celle
d'une contrariété parfaite. ouvrira la voie à la définition aujourd'hui courante du
terme qui veut « qu'ironiser, c'est dire le contraire de ce que l'on veut faire
entendre 36».
Une définition similaire est d'ailleurs élaborée vers te début de notre ère, par
Cicéron et Quintilien. les deux principales sources de la rhétorique latine. Dans son
Institution oratoire, Qu intiiien affirme en effet qu' ironiser consiste à laisser entendre
le contraire de ce que l'on dit 37. Chez les rhéteurs latins, le terme contraire ne
renvoie toutefois pas nécessairement à l'idée d'une contrariété absolue. Utilisé
dans un sens plus large, il recouvre en fait les quatre catégories d'oppositions
établies par Aristote. c'est-à-dire les catégories de la contrariété parfaite, de la
contradiction, des oppositions relatives et de l'opposition entre la privation et la
posse~sion~~. Dans son De oratore, Cicéron souligne de plus que l'ironie ne
33 Aristote, ibid. 34 Aristote. Rhétorique à Alexandre. Chapitre X X T , £1. 3s lbid 36 Knox, N., op. cir. note 28, p.628 et Laforest, op. cit. note 28, p.4. '' Quintilien. L 'Institution oratoire. Livres VIII-CC Paris, Les Belles Lettres, 1978, livre W, 6, £54 et livre
3 8 IX, 2, £43. Knox, Dilwyn. Ironia. Medieval and renaissance ideas of irony. New York, E. J. Bnll, 1989, p. 19.
consiste pas toujours à dire le contraiire de ce que l'on pense. mais parfois quelque
chose de dR6rent ? Derriere la définition latine de l'ironie, il faut donc voir une
définition très large qui incorpore piusieun types de contrariétés logiques40. Au dire
de Norman Knox, c'est toutefois le procédé du blâme par l'éloge qui restera le
procédé ironique le plus uti1is6~'. Dans son Insotution oratoire, Quintilien en
présente même deux nouvelles variantes : le procédé de la concession ironique,
par lequel on expose les idées de son adversaire en feignant de les approuver et
celui du conseil ironique, par lequel on feint d'encourager son adversaire à
poursuivre les buts frivoles ou perfides qu'if s'était fixés42 .
Les rhétoriciens de la période médiévale et de la Renaissance resteront en
grande partie fidèles à la définition latine de l'ironie. Ils rejetteront par contre la
distinction pratiquée par Quintilien entre I'ironie comme trope et I'ironie comme
figure. Dans I'lnstitufion, ce dernier en vient effectivement à différencier ces deux
types d'ironie : dans le trope, I'ironie se concentre dans quelques mots.
L'opposition est donc toute verbale et facile a décoderu. Dans la figure, l'ironie
s'étend à l'ensemble du texte. C'est alors t< toute l'intention [qui] est déguisée [...]
[et] c'est la pensée et parfois tout l'aspect de la cause [qui] sont en opposition avec
le langage et le ton adoptés "B. Le déguisement ironique, G plus apparent
qu'avoué », est alors plus difficile a saisir. Comme Quintilien, les rhétoriciens de la
Renaissance accepteront l'idée que l'ironie peut se développer en un mot ou dans
un texte entier. Considérant que la longueur de l'attaque ironique n'influence pas la
définition du terme, ils aboliront toutefois sa distinction et parleront constamment
de I'ironie soit en terme de trope, soit en terme de figure.
'' Knox, D., ibid, p.3 1. Knox traduit les propos de Cicéron ai ces tames : << when you say other than what you think 1).
40 Knox, D., ibid, p.18. 41 Knox, N., op. cit. note 28, p.628. '' fiid, p.629. 43 Quintilien, op. cit. note 37, livre M, 2, £45. * Ibid, £46.
15
A la Renaissance, I'ironie n'est donc plus seulement perçue comme une
« tromperie maligne ». Les grands rhéteurs de cette période persistent à la
présenter comme une arme d'attaque, mais leur définition met beaucoup plus
l'accent sur son caractère implicite et, encore plus, sur sa structure d'opposition
sémantique. Leur définition rhétorique de I'ironie, et plus particulièrement de I'ironie
comme trope, primera jusqu'à la moitié du 18= siècle. Pendant plus de 1600 ans,
ce procédé sera même perçu comme un ornement qui « ajoute de l'éclat au
discours ». Si elle s'attire l'éloge des rhéteurs, I'ironie n'attire guère l'attention des
critiques littéraires. N'étant pas perçue comme un élément stylistique important,
elle n'attirera en fait I'attention d'aucun traité artistique pendant toute la période de
la ~enaissance~'. Au dire de Lilian Furst, il faudra attendre le milieu du 18= siècle
et son engouement pour l'écriture satirique pour voir l'insertion de cette notion
dans le discours des critiques littéraires.
Au 18e siècle, I'ironie devient en effet un procédé important de l'écriture
satirique. Par souci de bon goût, les satiristes raffinent leur écriture et cherchent
des voies d'attaque plus subtiles. Reprenant a leur manière les stratégies de la
concession et du conseil ironique, ils choisissent de raconter, sur un ton sérieux et
avec une certaine sympathie, les aventures de leurs héros, tout en laissant le soin
aux événements extérieurs ou aux personnages eux-mêmes (par leurs propos ou
leurs actions vaines) de dévoiler l'absurdité de leurs entreprises? Avec l'écriture
satirique, I'ironie devient dès lors un élément structurant de l'œuvre et c'est tout le
récit qui se présente comme un reducfio ad absurdum.
Dans The Glossary of Literary Tenns. M.H. Abrams appelle ce nouveau type
d'ironie « ironie structurelle ». Au dire du critique, cette ironie se reconnaît
lorsque « the author, instead of using an occasional verbal irony, introduces a
" Furst, Lilian R Fictions ofromantic irony. Cambridge, Harvard University Press, 1984, p.7. .'' Knox, N., op. ci?. note 28., p.629.
structural feature which serves to sustain a duplicity of meaning and evaluation
throughout the work " ». Plus loin, il poursuit :
One cornmon literary device of this sort is the invention of a naive hero, or etse a naive narrator or spokesman, whose invincible sirnplicity or obtuseness leads him to persist in putting an interpretation on affairs which the knowing reader- who penetrates to, and shares, the implicit point of view of the authorial presence behind the naive persona- just as persistently is called ta alter and correct 48.
L'histoire démontre toutefois que le concept d'ironie stmcturelle a très mal traversé
les âges et n'est pas (ou très peu) utilisé par la critique contemporaine. Norman
Knox, dans son excellent historique de la notion d'ironie, n'en fait pas mention. Ce
dernier associe par contre le procédé du héros ou du narrateur naïf décrit par
Abrams au concept de î'imnie dramatique ".
Grâce aux œuvres de Swift, de Pope et de Fielding, la critique accepte donc
l'idée que l'ironie puisse imprégner la totalité d'un récit et classe désormais ce
phénomène parmi les « mode[s] littéraire[s] important[s] 50w. La définition élaborée
par les romantiques, au tournant du siècle, transformera par contre
considérablement la manière dont I'iron ie sera étudiée dans les textes littéraires.
Sous la plume de Friedrich Schlegel le terme se détache alors de la tradition
rhétorique et acquiert une portée métaphysique. Comme le souligne Lilian Furst,
pour bien comprendre la transformation que fait subir Schlegel à la notion d'ironie.
il importe de connaître le contexte intellectuel dans lequel cette métamorphose
47 Abrams, M.H. « irony » dans The Glossary of Literary T e m . New York, Holt, Reineharts & Wilson, 1988, p-92. Nous traduisons: « l'auteur, plutôt que d'avoir ponctuellement recours à l'ironie verbaie, introduit [dans son récit] un élément structurel qui permet au double message et à l'évaiuation ironique de se maintenir tout au long de I'œuvre. ))
48 Ibid Nous traduisons: « Un de ces procédés consiste à inventer un héros ou un narrateur naïf dont la simplicité ou l'étroitesse d'esprit l'amène à présenter une interprétation des événements que le lecteur- qui connaît et partage le point de vue de l'auteur implicite qui se cache derrière ie personnage- est constamment obligé de modifier ou de corriger. »
49 Knox, N., op. cit. note 28., p.633-634. Nnox, N., ibid
s'élabore, car :
The metamorphosis of irony was a product and a manifestation of a wider transfomation of Western civilisation during this pivotal period [...] that made the tum from Renaissance to modem." [...] The artistic revolution of the later eighteenth and early nineteenth century was [indeed] the most striking indication of a radical revision of man's perception of the universe and his relation to it and to himself ''.
Avant de définir I'ironie romantique, nous nous arrêterons donc pour observer
brièvement le climat intellectuel dans lequel s'est développée cette notion".
Contrairement à leurs prédécesseurs qui entretenaient une confiance
absolue en la raison humaine et en son pouvoir de pénétrer les lois d'un univers
limité et cohérent, les intellectuels allemands de la fin du 18' et du début du lQe
siècle définissent l'univers comme un chaos infini, engagé dans un erratique, mais
fertile mouvement de création et d'autodestruction. t'homme qui veut acquérir des
certitudes sur le monde ne doit donc plus les chercher dans les vérités fixes et
immuables du platonisme, mais dans cet univers en perpétuel deveniF3. Or. en
soulevant l'idée que la raison humaine ne peut acquérir qu'une connaissance
limitée et subjective du monde concret, les travaux de Kant viennent semer le
doute quant aux possibilités données à l'homme d'accéder à ce nouveau modèle
de vérité 54. Selon Anne Mellors, la définition schlegienne de l'ironie se veut être
une réponse au problème soulevé par la théorie de Kant 55. Sous les traits de
l'ironie romantique, l'ironie devient a une faculté philosophique, qui permet de
51 Furst, op. cit. note 45,36-37. Nous traduisons a La m ~ o r p h o s e du concept d'ironie est le produit et Ia manifestation d'me transformation plus profonde qui a affecté l'exisembie de la civiIisation de l'Europe de l'ouest au cours de cette période charnière qui a amené le passage de la Renaissance à la modernité. La révolution artistique de la fin du 18' et du début du 19' siècle fùt certes le signe Ie plus hppant de cette transformation radicale qui affecta la manière dont l'homme percevait maintenant I'univers et les relations qu'il entretient avec le monde et lui-même. >>
52 Cette partie de notre analyse propose une synthèse des études présentées par Lilian Furst et Anne K. MeUor dans English Romanric Irony. Cambridge, Harvard University Press, 1980,2 19p.
53 Knox, N., op. cit. note 28, p.629-630. 5 1 Mellor, Anne Ky op. cir. note 52, p.25-30. 55 fiid, p.27.
réaliser une synthèse entre l'idéal et le réel, compris dans un même mouvement%.
Renouant avec l'attitude d'esprit que Schlegel a appelée ironk socratique.
I'ironiste romantique reconnaît qu'il n'a qu'un savoir limité de la réalité. Mais il
reconnaît aussi que c'est grâce à ce savoir que son esprit pourra se découvrir et
se réaliser p~einernent~~. Comme Socrate, l'ironiste s'engage des lors dans un
perpétuel mouvement d'auto-parodie, c'est-àdire dans un élan d'engagement et
de détachement, d'enthousiasme et d'autocritique qui permet a sa conscience et à
son imagination de s'élever au-dessus des formes finies du monde et d'embrasser
ses paradoxes et son chaos58. l'artiste, qui veut exprimer le fiot incessant de la vie
tout en restant authentique vis-à-vis des contradictions de sa condition, s'engagera
aussi dans un tel processus dialectique :
The artist who is a philosophical ironist must always play a dual rote. He must create, or represent, Iike God, an ordered worid to which he can enthusiastically commit himself ; and at the same time he must acknoweldge his own limitations as a finite humain being and the inevitable resultant limitations of his merly fictional creations. The artistic process, then, must be one of simultaneous creation and de-creation [. . .p.
C'est dans ce processus de création et d'auto-destruction que réside I'ironie
romantique. Cette ironie peut se révéler de diverses manières dans les textes
littéraires. Elle peut se manifester par de fréquentes interventions de l'auteur qui,
par un commentaire sur le développement de l'action, vient briser l'illusion de la
fiction ou se déployer grâce à la présentation de deux voix, de deux idées ou de
deux thèmes contradictoires entre lesquels l'auteur oscille indéfiniment sans
56 Bourgeois, René. L 'ironie romantique. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1974, p. 16. 57 Mellor. op. cit. note 52, p. 12-13.
Fur* op. cit. note 45 , p.27. 59 Mellor, op. cit. note 52, p.14-15. Nous traduisons : « L'artiste qui est un philosophe ironique doit toujours
jouer ce double rôle. Il doit créer ou présenter, comme Dieu, un monde ordonné dans lequel il peut s'engager entièrement, avec enthousiasme; et en même temps, il doit être conscient des limites imposées
jamais tenter de résoudre leur opposition 'O. Grâce a ce perpétuel mouvement de
va-et-vient, l'oeuvre réussira dès lors à transcender les paradoxes du monde et à
s'engager dans le flot du devenir incessant.
De I'ironie romantique va découler toute une série de nouveaux types d'ironie
qui, faut-il le préciser, auront plus à voir avec la philosophie qu'avec la Littérature.
Pour parler de ce perpétuel mouvement de va-et-vient de la conscience humaine
entre deux valeurs ou deux attitudes opposées, certains critiques adopteront le
terme d'ironie paradoxale Lorsque le processus dialectique de I'ironie servira à
démontrer les revers de la condition humaine face au mouvement implacable du
destin, l'ironie romantique deviendra ironie tragique. Par contre, lorsque le
caractère paradoxal de I'ironie permettra à l'auteur d'illustrer les illusions de la
condition humaine avec un certain mélange de désespoir et de détachement
satirique, l'ironie romantique se transformera en ironie n ih i~ ise~~. Tous ces
nouveaux types d'ironie se développeront progressivement au cours du lge siècle.
Malgré leur penchant philosophique, ils marqueront aussi la littérature du 20e
siècle grâce aux écrits de Cocteau, de Gide, de Giraudoux, de Ionesco, de Beckett
et de plusieurs autress3.
Au 20e siècle, la notion d'ironie renvoie donc à des significations très
diverses. Dans la majorité des cas, cette notion prend par contre une coloration
philosophique et renvoie à une manière de percevoir et d'exprimer les
contradictions du monde et de la condition humaine. De ce fait, les ironistes et les
critiques littéraires de notre siècle mettront surtout l'accent sur les dimensions
par sa condition humaine et de celles qui marquent inévitablement ses créations . Le processus artistique doit, alors, en être m de création et destruction simultanées [... ].»
60 Ibid, p. 17-18. 61 Pour plus d'informations sur ce type d'ironie et le lien qu'elle entretient avec l'ironie romantique, voir la
première partie de l'ouvrage de Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poétique. Vers une théorie de 1 'ironie moderne sur les traces de Gide dam Paludes. Birmingham, Summa Publications, 1988, p.3 1- 13 1. Voir aussi Norman Knox, op. cit. note 28, p.633. Pour plus d7informations sur I'ironie tragique et l'ironie nihiliste, voir Norman Knox, ibid, p.632-633.
63 Yaari, op. cit. note 6 1 , p. 125.
paradoxale et métaphysique du phénomène. Le développement des études
sémiotiques et structuralistes de la deuxième partie du 20e siècle amènera
toutefois certains spécialistes a remettre en question la pertinence du concept
d'ironie romantique et de tous ses dérivés en tant qu'outils d'étude littéraire.
1.1.2 L'impact des études sémantiques sur le concept d'ironie : le retour en force de l'ironie rhétorique et la définition de Sperber et Wilson
Avant d'étudier les critiques que soulève, dans les années 70. le concept
d'ironie romantique, il importe, à notre avis, de terminer notre survol historique en
démontrant l'impact qu'a eu le développement des études sémiotiques,
linguistiques et pragmatiques sur l'évolution du concept d'ironie. Le développement
de ces disciplines amène en effet un renouveau important dans ce champ de
recherche. Selon l'approche qu'if préconise, chaque critique ira de sa nouvelle
définition, ce qui fait qu'au début des années 1980, I'ironie devient non seulement
un sujet à la mode, mais aussi un sujet de controverse. De toutes les études
présentées au cours de ces années, celles de Catherine Kerbrat-Orecchioni et de
Dan Sperber et Deirdre Wilson sont certes parmi les plus importantes. Dans cette
partie, nous résumerons donc brièvement leurs théories et présenterons les
critiques qu'elles soulèvent dans les articles de Linda Hutcheon notamment. De
cette façon, nous serons en mesure de mieux comprendre les debats qui entourent
les recherches sur i'ironie au cours des années 80 et l'influence qu'ont pu exercer
ces nouvelles théories dans le développement du concept d'ironie littéraire.
Catherine Kerbrat-Orecchioni a publié deux études consacrées au phénomène
de I'ironie : la première intitulée « Problèmes de I'ironie » fut publiée en 1978 dans
le deuxième numéro de Linguistique et sémiologie, la deuxième étude intitulée
<< L'ironie comme trope » fut, quant à elle, publiée en 1980 dans le numéro 41 de la
revue Poétique. Les recherches de Kerbrat-Orecchioni ont grandement contribué
au regain d'interêt qu'a connu, à la fin des années 70, la definition rhétorique de
I'ironie. À l'intérieur de ses études, la critique renoue en effet avec cette tradition
en définissant l'ironie comme un trope, et plus précisément comme un trope in
absentia par lequel : « [l'un] dit le contraire de ce qu'il veut laisser entendre 64>..
Pour Kerbrat-Orecchioni, l'énoncé ironique se présente donc comme un énoncé
auquel se rattachent « deux niveaux de valeurs dont une relève du sens littéral et
l'autre, engendrée par certains mécanismes dérivationnels », releve du sens
figuré6? Ces deux niveaux sémantiques sont genéralement reliés par un lien
d'antonymiees. Ils sont de plus hiérarchisés de manière inverse à la hiérarchie des
cas normaux de polysémie, puisque c'est le sens dérivé qui se présente comme le
seul sens dénoté, tandis que le sens littéral se voit réduit au niveau de sens
connoté. Selon Orecchioni, le fait qu'il y a deux niveaux sémantiques ne signifie
donc pas qu'il y a ironie. Pour ce, il faut nécessairement que le sens figuré
discrédite, en s'opposant à fui, la valeur du sens littéral en se présentant comme le
véritable référents7. Même si elle actualise deux niveaux de sens opposes,
I'oxymore : « cette obscure clarté » ne pourrait donc pas être présentée comme
une affirmation ironique, puisqu'c aucun des deux sens ne prévaut sur l'autre pour
le disqualifierm 681. Bien au contraire, c'est la perception simultanée de ces deux
niveaux de sens qui permet au destinataire de comprendre l'image créée par cette
figure. Affirmée dans un contexte approprié (telle une journée de pluie),
l'expression « Quel joli temps ! » sera par contre considérée comme ironique,
puisque les informations données par le contexte général amèneront le
destinataire à discréditer le sens littéral de ces propos pour élever le sens dérivé
(soit l'idée qu'il ne fait pas beau) comme le véritable sens.
La définition de Kerbrat-Orecchioni ne fera toutefois pas l'unanimité. Ses
détracteurs dénonceront surtout l'importance que cette dernière accorde à la
structure antonymique de I'énoncé ironique. Dans « Ironie, satire, parodie », Linda
Hutcheon affirme qu'en accordant trop d'importance à cette structure, la définition
de Kerbrat-Orecchioni vient restreindre la définition du phénomène à un cas
64 Kerbrat-Orecchioni- L'ironie comme trope », dans Poétique, no 4 1, février 1980, p. 1 13. " Ibid, p. 1 1 O. 66 ibid, p.118. 67 Ibid,, p.101-Ill. 68 Cet exemple est cité dans Kerbrat-Orecchioni, ibid, p. 1 I l .
particulier d'ironie verbale qui s'applique mal a l'étude de certains textes littéraires
où I'ironie, plus diffuse, n'émane pas d'un seul syntagme, mais du croisement de
plusieurs situations qui contrastent les unes par rapport aux autres sans pour
autant être liées par un lien d'antonymie6'. Comme Hutcheon, d'autres critiques
démontreront que les énoncés ironiques ne sont pas toujours marqués par une
structure ant~nyrnique~~. Dans son article de 1980, Catherine Kerbrat-Orecchioni
s'arrête elle aussi pour considérer le problème. Remarquant que plusieurs cas
d'ironie ne présentent pas cette structure, elle en vient alors a altérer sa définition
en faisant varier l'opposition sémantique entre le degré extrême de I'antiphrase et
celui de la simple négation implicite:
[...] si l'antiphrase constitue, pour Aristote et Cicéron, la fonne ia plus radicale de l'ironie, celle-ci évolue en fait dans une zone fort étendue et aux contours bien flous. Énonçant p. le locuteur laisse ce faisant entendre non-p : mais ce n'est pas toujours le contraire de p ".
Comme le souligne Brigitte Basire, en ne délimitant pas la valeur de « non-p D,
cette nouvelle définition réussit à englober un plus grand nombre d'exemples".
Malgré sa plus grande génbralité, elle ne réussit toutefois pas à illustrer l'ensemble
des cas d'ironie.
C'est du moins ce qu'affirment Dan Sperber et Deirdre Wilson dans leur
article: « Les ironies comme mentions ». Dans cette étude, les deux auteurs
rejettent la définition de Kerbrat-Orecchioni et plus particulièrement l'idée que
l'ironie émane de l'opposition entre un sens littéral et un sens figuré. Jugeant que
le concept de « sens figuré » est d'ailleurs une notion trop vague pour cerner
adéquatement le processus d'interprétation des énoncés ironiques. ces derniers
cherchent une voie de recherche qui ne les obligerait pas à avoir recours à ce
69 Hutcheon, Linda. « ironie, satire, parodie » dans Poétique, no 46, avril 198 1, p.140. 70 Voir l'article de Sylvie Durrer, « ironiser, faire et défaire le jeu de l'aube », dam Études de Lettres, no 1,
1987, p.34-35. 7' Kerbrat-Orecchioni, loc. cir. note 64, p. 119. f2 Basire, Brigitte. « ironie et métalangage », dans D. RLA. K , no 32, 1985, p. 136.
conceptrj. Après avoir etudié le mécanisme de diffbrents cas d'ironie. ils en
viennent à conclure que œ procédé ne consiste pas a dire quelque chose d'autre a
la place de son énoncé. mais Bien à dire quelque chose propos de son énoncé".
Lorsqu'un locuteur affirme « Quel temps splendide! D alors qu'il pleut, il ne veut
donc pas nécessairement laisser entendre que le temps est mauvais. II veut laisser
entendre que l'idée ou le désir que le temps soit splendide serait, vu le contexte
immédiat, tout à fait ridicule7'. Cette distinction les amène à reprendre l'opposition,
pratiquée en philosophie logique. entre l'emploi et la mention, opposition qui veut
que: « [llorsqu'on emploie une expression, on désigne ce que cette expression
désigne ; lorsqu'on mentionne une expression, on désigne cette expression76 ».
Aux dires de ces deux specialistes, l'expression que I'enoncé ironique désigne est
toujours une expression que le locuteur vient d'entendre (ou a déjà entendue), sur
laquelle il tient à porter un jugement critique :
Toutes les ironies typiques [.-.] peuvent être décrites comme des mentions de proposition; ces mentions sont interprétées comme l'écho d'un énoncé ou d'une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de pertinence".
L'ironie, selon Sperber et Wilson, se présente donc comme un écho-mention,
c'est-à-dire comme un procédé citationnel par lequel l'un reprend à son compte
une idée déjà entendue afin de pouvoir émettre un jugement critique sur elle.
1.1.3 La remise en question des différentes conceptions de l'ironie comme outils littéraires
En plus du concept d'ironie romantique et de ses avatars. les definitions de
l'ironie comme trope ou comme écho-mention serviront de base, dans les années
80. à l'étude de l'ironie dans les textes littéraires. Adoptant le point de vue de
n Sperber et Wilson, « Les ironies comme mentions », dans Poétique, no 36, novembre 1978, p.400401. 74 ib id , p.403. '' Ibid 76 Ibid, p.404.
Ibid, p. 409.
Sperber et Wilson, plusieurs critiques de cette période en viendront à
associer l'ironie au ph6nomène plus vaste de la po~yphonie~~. Des la fin des
années 70, certains d'entre eux dénonceront toutefois l'inadéquation de ces
concepts pour étudier une ironie à proprement dit littéraire, c'est-à-dire une ironie
plus diffuse. qui se construit progressivement avec le développement du texte.
Dans l'article qu'elle signe avec Brigitte Butler intitulé « The Literary Semiotics of
Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », Linda Hutcheon
reprend sa critique contre la définition rhétorique du terme, qu'elle juge trop
restreignante. S'il est facile de démontrer que le sens véritable d'un mot ou d'un
groupe de mots renvoie à l'opposé de leur sens littéral, il est par contre plus
difficile, affirme cette derniére, d'étendre cette d6rnonstration à l'ensemble du
discours où, généralement. I'ironie n'émane pas d'une structure antonymique, ni
même d'une phrase a proprement dit ironique79. Dans le même article, Hutcheon
démontre que la définition de I'ironie comme écho-menfion peut ouvrir la voie à
l'étude d'une ironie plus littéraire. Dans leur article, Sperber et Wilson ne font
toutefois pas le lien entre leur définition et ce type d'ironie. Leurs exemples se
limitent à illustrer les mécanismes d'une ironie locale. II faudra donc attendre
l'article d'Hutcheon et de Butler pour voir l'application de cette définition a un texte
entier.
Même si elle est présentée au lQe siècle comme un principe important du
processus de création littéraire, l'ironie romantique attire, elle aussi, la critique de
certains spécialistes. Dans son article « L'ironie en tant que principe littéraire »,
Beda Allemann affirme que ce concept est incapable d'expliquer d'une façon
significative le phénomène littéraire que constitue l'ironiew ». Selon ce dernier,
cette inadéquation vient du fait que Friedrich Schlegel a introduit dans le débat et
en rapport avec la littérature, une notion philosophique de l'ironie, sans délimiter
78 Voir entre autres Dominique Maingueneau. Éléments de linguistique p u r le texte littéraire. Paris, Dunod, 1983, p.83-87. Hutcheon, Linda, Butter et Sharon A. c The Literary Semiotiu of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », dans RSSI, vol. 1, n0.3, 198 1, p.245.
80 Memanu, Beda. « De l'ironie en tant que principe littéraire », dans Poétique, no 36, novembre 1978, p.388.
complètement ces deux sphèresa' ». De ce fait, beaucoup de specialistes
perçoivent encore aujourd'hui I'ironie littéraire comme une attitude d'esprit de
l'auteur plutôt que comme un principe stylistique et structurante2. Allemann
reproche encore a Schlegel i c [d'avoir] utilisé de façon excessivement univoque >>
la notion traditionnelle d'ironie socratique. En rapprochant la dialectique réflexive
de l'ironie avec les grandes polarités de la pensée idéaliste que sont les paradoxes
de la finitude /vs/ l'infinitude et de la création de soi /vs/ l'anéantissement de soi, il
en est venu à évacuer te contenu stylistique concret de I'ironie et, du même coup,
a ouvrir la voie à une multitude d'interprétations qui ont géneralernent plus à voir
avec la métaphysique qu'avec la littérature. Or dans le discours littéraire, poursuit
Allemann, la structure dialectique de I'ironie n'est pas ouverte à une interprétation
aussi large et aussi illimitée que semble le laisser entendre le projet romantique.
Formalisée de façon précise à travers le processus de mise en discours, sa portée
est restreinte par les limites de la langue elle-mêmes3. Le champ d'interprétation de
celui qui étudie I'ironie dans un texte littéraire est donc tout autant restreint.
Malgré la diversité des définitions qui s'offrent aux critiques contemporains
qui veulent étudier I'ironie dans les textes littéraires, il semble donc qu'il n'y ait
aucun concept qui soit en mesure de circonscrire les mécanismes d'une ironie à
proprement dit littéraire. Quelques critiques tels Beda Allemann, Linda Hutcheon et
Marty taforest, tenteront de combler cette lacune et en viendront à élaborer, à
l'intérieur de leur recherche respective, le concept d'ironie littéraire.
1.2 Formation et évolution du concept d'ironie litteraire
1.2.1 L'émergence du concept d'ironie littéraire L'ironie littéraire n'a pas attiré autant d'attention que I'ironie syntagmatique.
Très peu d'études critiques ont été publiées sur le sujet. En plus des articles de
Allemann et de Hutcheon et Butler, respectivement publiés en 1978 et en 1981,
'' Ibid, p.387. '' Ibid, p.386-387. 83 Ibid, p.359.
nous comptons seulement deux autres ouvrages qui portent sur le problème de
I'ironie littéraire : le mémoire de maîtrise de Marty Laforest intitule: L'ironie dans le
discours littéraire : sp&cficifté et mécanismes ( 1 984) et l'ouvrage de Philippe
Hamon : L'ironie littéraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique ( 1 996). Ce sont
les résultats de ces études qui seront présentes dans la présente section. Parce
que l'article de Hutcheon et Butler et l'ouvrage de Hamon nous permettent de
mieux comprendre ce qu'est I'ironie littéraire et comment elle se développe dans
les textes artistiques, nous accorderons toutefois plus d'importance à ces études.
Nous nous appuierons de plus en grande partie sur elles pour élaborer. en
conclusion, notre propre définition de l'ironie littéraire.
Beda Allemann est, à notre connaissance, le premier critique à avoir utilisé le
terme d'ironie littéraire. Dans son article De I'ironie en tant que principe
littéraire », il définit ce concept comme un a mode de discours dans lequel une
différence (transparente pour l'initié) existe entre ce qu'on dit littéralement et ce
qu'on veut vraiment direa4 >B. Dans la suite de son article, Allemann souligne qu'il
serait toutefois erroné de s'arrêter à une définition aussi formaliste de l'ironie
littéraire. Pour acquérir sa dignit6 poétique, cette dernière doit être parfaitement
intégrée à I'ensemble du déroulement dramatique. « L'ironie littéraire, au sens
exigeant de ce terme. ne peut [donc] jamais se limiter à I'ironie de phrases
particulièress5 ». Principe structurant une partie ou l'ensemble d'un récit, (( [elle]
dépasse de loin la portée de simples remarques ironiques et parvient à donner une
coloration ironique de fond à certaines œuvress6 ».
A l'intérieur de son article, Allemann ne réussit toutefois pas à démontrer
explicitement comment I'ironie littéraire en vient à « colorer >> tout le texte. À
l'exception du processus de répétition, il ne réussit pas a mettre à jour des signaux
propres à ce type d'ironie. A son avis, cette situation est due au fait que le a mode
de discours ironique est essentiellement hostile aux signad7 B. Tout indice trop
explicite tendrait à atténuer la force de sa charge. Une telle lacune, précise
l'auteur, ne doit toutefois pas nous inciter A croire que les recherches sur I'ironie
littéraire sont impossibles. Elle démontre, au contraire, que ces dernières doivent
être faites avec beaucoup d'attention et de pair avec une étude sur le
fonctionnement du langage poétique.
C'est cette voie de recherche que choisit précisément Marty Laforest dans
son mémoire de maîtrise. Même si son analyse ne lui permet pas d'élaborer une
définition ferme de ce qu'est I'ironie littéraire, Laforest réussit tout de même, dans
la deuxième partie de son mémoire, à circonscrire la spécificité de ce type d'ironie
en le comparant à I'ironie communicativeee. En s'appuyant sur les théories des
formalistes et des semioticiens soviétiques, Laforest démontre en effet que la
spécificité de ce type d'ironie est en rapport direct avec la spécificité de la langue
littéraire elle-même. De la même manière que le signe artistique tire son sens des
différents rapports qu'il entretient avec les autres éléments du texte, I'ironie
littéraire n'émanera donc pas du signe linguistique lui-même, mais des corrélations
qui s'établissent entre les divers éléments des fonctions constructives synnome et
autonome du texteag. Pour acquérir une portée ironique, les mêmes corrélations
doivent toutefois être répétées plusieurs fois dans le texte et transgresser certaines
nones syntaxiques, sémantiques ou diégétiques reconnues par le texte.
L'étude de Marty Laforest est d'une grande importance dans le
développement de I'ironie littéraire, puisqu'elle réussit à bien circonscrire la
" Ibid , p.3 93. 88 Dans l'étude de Laforest, 1' ironie commmicative » renvoie à I'ironie utilisée dans le discours courant.
Ce type de discours « vis[ant] avant tout la reconnaissance immédiate de son propos réel », l'ironie remplit alors une K fonction utilitaire D. Son décodage est donc hcilité par la présence de signaux évidents et son intention est &cilement déchifitable. Laforest, op. cit. note 28, p.30-3 1.
89 Les notions de fonctions constructives -orne et autonome ont été élaborées par Tynianov dans son article <( De l'évolution littéraire D. La première notion renvoie aux possibilités données à un élément de I'œuvre N d'entrer en corrélation avec d'autres éléments du même texte », tandis que la deuxième renvoie
spécificité de ce type d'ironie et à faire comprendre cette idée, à première vue
incongrue, qui veut que I'ironie littéraire peut émaner de phrases qui n'ont en tant
que telles rien d'ironiques. Ce sont par contre les études de Philippe Hamon et de
Linda Hutcheon qui viennent le plus faire avancer ce domaine d'étude. À l'intérieur
de leur article N The Literary Semiotics of Verbal Irony», Hutcheon et Butler
réussissent en effet à préciser la définition de I'ironie littéraire et à relever certains
signaux qui facilitent le décodage de ce type d'ironie. Partant de l'hypothèse
soulevée par Sperber et Wilson, qui voulait qu'un énoncé ironique soit un écho-
mention, c'est-à-dire un énoncé qui reprend, pour évaluer péjorativement, une idée
ou une attitude d'énonciation perçue antérieurements0, Hutcheon et Butler
définissent l'ironie littéraire comme un procédé citationnel intratextuel qui permet a
I'encodeur de se moquer, à travers les constantes répétitions des mêmes
structures et des mêmes idées, de certains comportements ou de certaines
idéologies présentés dans son récit. Selon les deux critiques, I'ironie littéraire se
présente donc, de prime abord, comme une stratégie d'évaluation interne mise en
branle par I'encodeur pour juger de la pertinence de certains éléments de son
texteg'.
La particularité de cette définition vient du fait qu'Hutcheon et Butler
accordent beaucoup d'importance, dans leur recherche, à la dimension
pragmatique de I'ironie. Si les deux critiques reconnaissent que l'énoncé ironique
est marqué par une double structure sémantique, elles tiennent par contre à
rappeler que ce dernier est aussi marqué par un éthos moqueur :
For, as rhetoric taught, irony is not just a semantic opposition ; it also involves a pragmatic ethos which implies a mocking attitude
aux possibilités données à un élément d'une euwe K d'entra en corrélation avec un élément d'une autre œuvre, voire même d'une autre série ». Voir Laforest, ibid, p.47. Sperber, Dan et Wilson, Deirdre, loc. cit- no 73, p. 399412.
9L Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.246-247.
of the encoding author towards his text. lrony is a strategy as well as a stnicture 92.
Dans i< Ironie, satire et parodie », Hutcheon définit la notion d16thos comme : « [un]
sentiment que I'encodeur cherche à communiquer au décodeur [...] une réaction
voulue, une impression subjective qui est quand d rne motivée par une donnée
objective : le texte 93. D Ce dernier est, aux dires d9Hutcheon, I'Mrnent le plus
stable et le plus important de I'ironie, car si le décodeur est parfois incapable de
cerner la structure sémantique de l'énoncé ou du discours ironique qui se présente
à lui, il est toujours capable de percevoir l'évaluation moqueuse qui y est sous-
entendue. C'est même parce qu'il perçoit cette évaluation qu'il reconnaît qu'il y a
ironie 94. L'évaluation se présente donc comme I'élement fondamental de tout acte
d'ironie ; idée qui est d'ailleurs appuyee par Philippe Harnon, lorsqu'il affirme que
l'évaluation constitue [...] le cœur même de l'acte d'énonciation ironique. Elle en
est le matériau privilégie, elle constitue le signal de l'intention ironique, et elle en
est [a forme même 95 ».
1.2.2 Les cibles de I'ironie littéraire : les nomes du récit Tout acte d'ironie se présente donc comme une évaluation subtile de
quelqu'un ou de quelque chose. Dans le cas de I'ironie littéraire, la cible de
l'évaluation sera nécessairement un élément du texte, puisqu'elle est présentée
comme un processus d'évaluation interne de l'œuvre. Or, comme le souligne
Hamon : <( qui parle d'évaluation parle de normes D, car <c on n'évalue et on ne
dévalue que ce qui est réglementé 96 W . De fait, la majorit6 des critiques qui ont
étudié le problème de I'ironie littéraire s'entendent pour affirmer que cette ironie
s'attaque principalement aux systèmes de normes qui regissent la construction du
92 Ibid, p.246. « Car, commz l'enseigne la rhétorique, l'ironie n'est pas qu'une simple opposition sémantique; elle implique aussi un é t b s pragmatique qui renvoie a une attitude moqueuse de la part de l'auteur-encodeur vis-à-vis son texte. L'ironie est autant une stratégie qu'une structure. »
93 Hutcheou, Lhda. « Ironie, satire' parodie », loc. ci?. note 69, p. 145. 94 Hutcheon, Linda. Ironie, satire, parodie », ibid, p. 146. 9s Hamm, Philippe. L 'ironie littéraire. Essai sur les formes àzî discours oblique. Paris, Hachette, 1996, p.30. 96 Ibid, p.28.
récit qui la produit. Ces n o m s peuvent être de natures diverses. Elles peuvent
être d'ordre esthetique ou générique: ce sont les normes qui régissent l'écriture
romantique, réaliste, naturaliste, etc. ; d'ordre diegetique : ce sont les règles qui
régissent le d6veloppernent de l'histoire et qui en assurent la cohérence; d'ordre
axiologique : ce sont celles qui régissent les syst&nes de valeurs des personnages
ou la vision du monde qui est presentée dans le r6cit ; et finalement d'ordre
syntaxique : ce sont celles qui régissent la grammaire et l'utilisation de la langue.
C'est dire combien les cibles de l'ironie peuvent être diverses et comment ses
procédés peuvent différer.
Dans son Btude sur l'ironie littéraire, Philippe Hamon propose toutefois un
point de vue quelque peu différent. Partant de l'idée que le discours ironique est le
contre-discours du discours sérieux, ce dernier en vient effectivement à conclure
que la cible favorite du discours ironique est - a contrario - le discours sérieux
et plus particulièrement « le &el u que ce dernier cherche à expliquer. Puisque ce
« réel » est, en lui-même, un carrefour de règles, ce sont ses règles et les
valeurs N qui leur sont automatiquement attachées, qui vont constituer le
matériau de prédilection du discours ironiqueg7. Selon Hamon, ces règles, qui
s'incarneront formellement dans le texte sous la forme d'une régularité mécanique,
peuvent être divisées en quatre catégories : les règles du corps ( celles qui
régissent ses pulsions et ses répulsions) ; les règles de la grammaire (celles qui
régissent ce qui se dit et ce qui ne se dit pas) ; les règles de la vie en sociétk (les
obligations et les interdictions) et les r&gles de l'outil et de la technique ". A première vue, nous pourrions conclure que, pour Philippe Hamon, les principales
cibles du texte ironique sont les règles qui régissent les grandes sphères de la
société et que, de ce fait, le critique incite à chercher les cibles de l'ironie littéraire
à l'extérieur du texte. Plusieurs passages de son Btude auraient d'ailleurs tendance
à appuyer cette conclusion, si nous ne les remettions pas dans l'ensemble du
97 Ibid, p.65.
98 ïbid, p.65-66.
contexte de l'œuvre 99. Comme, chez Hamon, les normes visées par l'ironie
littéraire doivent nécessairement être incarnées dans le texte, nous pouvons
toutefois conclure que, chez lui, comme chez Hutcheon et Laforest. les cibles de
I'ironie littéraire sont d'abord retrouvées à l'intérieur du texte-
Par cette précision, nous ne cherchons pas a nier le fait que l'ironie littéraire .
puisse parfois servir a des visées satiriques ou parodiques et se moquer de
comportements sociaux ou de normes extérieurs au texte. En démontrant
l'importance que viennent jouer ies éléments de la fonction constructive autonome
dans le décodage de I'ironie littéraire dans Candide, Laforest démontre très bien
que ce type d'ironie s'attaque parfois aux normes et aux idéologies présentées
dans d'autres textes. En soulignant que l'ironie de ce conte peut être perçue par un
lecteur qui ignore tout de la vie de Voltaire grâce à la distanciation que produisent
les corrélations de certaines structures internes du texte, telles les paroles
optimistes de Candide et les guerres et désastres naturels qui explosent sur leur
passage, son analyse amène toutefois à conclure que, même dans Candide, le
décodage de I'ironie Iittéraire débute par la perception des structures ironiques
internes du texte 'Oo. Même dans les œuvres parodiques ou satiriques, I'ironie se
présente donc comme un processus interne qui incite le lecteur à se détacher du
sens littéral du texte en produisant, dans le texte lui-même, un écart entre ce qui
est dit et ce qui est sous-entendu. Si nous insistons sur le caractère interne des
cibles de I'ironie littéraire, c'est donc pour souligner que toute étude sur I'ironie
littéraire doit débuter par une analyse des structures internes du texte ; analyse qui
est très souvent délaissée par les spécialistes trop empressés de démontrer la
portée satirique ou parodique des attaques ironiques trouvées dans les textes
littéraires.
99 Voir entre autres ce passage : K Au-delà d'hypothétiques K thémes » privilégiés, identifiables de fàçon « réaliste », le matériau de prédilection de l'énoncé ironique ne serait41 pas constituE plutôt, et plus généralement [...], de l'ensemble des systèmes de vaieurs (normes, hiérarchies, orthodoxies, axiologies) qui régissent une société : systèmes moraux, esthétiques, idéologiques, technologiques, etc. ? Tout est social dans I'ironie », telle est, formulée diversement et avec des nuances, ia phrase clé de la grande majorité des traités (non littéraires) qui traitent de l'ironie» p.8-9.
'Oo Laforest, op. cif- note 28, p.47-52.
11.2.3 Les mécanismes et les signaux de l'ironie littéraire Selon Hutcheon, I'ironie littéraire est donc un procédé citationnel intratextuel.
Comme la parodie, << [elle fait] écho afin de marquer, non pas la similitude, mais la
différence 'O1 ». Ce mouvement d'écho provient du fait que le récit ironique se
réfère constamment aux mêmes normes et aux mêmes idées. Parce que le
contexte général du récit change, le décodeur se distancie par contre des propos
du texte et comprend peu à peu que le texte se moque des n o m s présentées.
Cette situation amène Hutcheon à conclure que I'ironie littéraire « opère
principalement au moyen de répétition et de différence 'O2 ». Dans son étude sur
I'ironie, Hamon accorde lui aussi beaucoup d'importance au procédé de la
répétition, mais il ajoute que la répétition ironique en est une qui se souligne
comme telle, c'est-à-dire qu'elle est si évidente et si mécanique qu'elle en vient à
produire une certaine raideur dans le texte 'O3. Selon Hamon, c'est toutefois la
« rnimèse » qui est le procédé le plus important de I'ironie littéraire, procédé que
l'auteur définit comme une sorte de pastiche ou de parodie d'un discours que l'on
veut disqualifier en le « singeant >>' W. Parce que ce procédé rejoint celui de la
citation, nous acceptons l'idée que la « mimèse » est un procédé important de
I'ironie littéraire. Croyant avec Hutcheon que I'ironie littéraire est d'abord un
phénomène intratextuel, nous croyons qu'il importe toutefois d'élargir la définition
qu1Hamon donne de ce phénomène. En réduisant le procédé de la « mimèse » au
pastiche ou à la parodie, le critique tend encore une fois à présenter l'ironie
littéraire comme un procédé citationnel extratextuel. Nous suggérons donc de nous
représenter aussi le procédé de la « mimèse » comme un moyen par lequel le
texte adopte les règles qu'il cherche a discréditer et les répète avec une rigueur
monomaniaque, pour se moquer de sa propre forme ou de son propre ton.
'O' Hutcheon, « Ironie, satire. parodie », foc. cit. note 69, p.154. 'O2 fiid, p. 155. IO3 Hamon, op. cit. note 95, p.66-67. 'OJ Ibid, p.23.
Selon les études de Hutcheon et de Hamon, la répétition est donc un
mécanisme essentiel de I'ironie littéraire. Pour Hutcheon, ce type d'ironie
s'inscrirait aussi dans le texte par le biais de juxtapositions d'éléments ou de
structures incongrus 'O5 . Selon cette dernYre, il semble en effet que le texte
ironique aime rapprocher des idées qui détonnent ou qui se contredisent
mutuellement. Pour acquérir une portee ironique, les juxtapositions doivent 0
toutefois être répétées plusieurs fois dans le texte et produire implicitement un
jugement critique. M h e pour ce procédé, c'est donc surtout le processus de
répétition qui permet à la tension ironique de s'inscrire dans le texte.
Toute répétition systématique, non motivée par le contexte général de
peut donc signaler qu'il y a évaluation ironique à l'intérieur d'un texte
littéraire. Selon Hutcheon et Hamon, les modalisateurs (certes, peut-être, quelque
peu.. .), les verbes modaux (vouloir, savoir, pouvoir, devoir) et les commentaires
évaluatifs et explicatifs sont d'autres signaux susceptibles d'annoncer I'ironie 'O7.
Parce qu'elle s'associe parfois à un esprit de censure, l'ellipse est aussi répertoriée
dans la liste des signaux. Dans son étude, Hamon intègre également a sa liste les
procédés de la prétérition et de l'énumération, ce dernier procédé étant perçu
comme le lieu où I'auteur ironique peut le mieux exprimer les valeurs du dépareillé,
du boursouflé et de l'incohérent 'O8. 11 cite de plus les procédés de la comparaison
incongrue, de l'hyperbole et de la métaphore. Cette figure est même, pour l'auteur,
la figure qui peut le mieux exprimer l'ironie, puisqu'elle est la figure « double D par
excellence, celle qui polarise l'attention du lecteur le plus distrait en associant les
contenus les plus hétéroclites log.
'OS Hutcheon et Butler, loc. cif. note 79, p.251-252. 'O6 Laforest, op. cit. note 28, p.33-34. 1 O7 Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.249-251 et Hamon, op. cit. note 95, p.87-88. 'O8 Hamon, ibid, p.9 1 . 109 fiid, p. 105-107.
1.2.4 Les lieux ptopices a l'ironie litteraire Si I'ironie littéraire est un processus d'évaluation interne, nous pouvons croire
que ses signaux risquent de se concentrer dans certains passages stratégiques.
reconnus pour introduire des évaluations idéologiques dans les textes artistiques.
Les évaluations ironiques risquent ainsi de se trouver dans les passages qui
marquent la fin du programme ou des sous-programmes narratifs, passages ou il y
a généralement sanction et évaluation du programme réalisé ''O. Elles risquent
aussi de se camoufler à l'intérieur des descriptions des personnages1", dans les
passages du texte où la victime entre en relation avec un objet ou un autre
personnage, puisque la manière dont ce dernier interagit avec le monde extérieur
dévoile implicitement sa capacité à maîtriser les différents systèmes de normes
imposés par la vie en société tels : son savoir-dire (la capacité du héros à maîtriser
un moyen relevant de règles grammaticales ou stylistiques), son savoir-faire (sa
capacité à se servir de son corps et d utiliser un moyen régi par des règles
technologiques), son savoir-jouir ( sa capacité à entrer en relation avec le monde
par la médiation de ses sens et B utiliser des moyens régis par les règles du plaisir
et du déplaisir) et son savoir-vivre (sa capacité a entrer en relation avec d'autres
personnages et à se soumettre à la médiation des lois, des rituels ou des divers
codes sociaux)112. L'évaluation ironique risque aussi de se camoufler dans les
passages qui nous présentent ia comp6tence d'un personnage à évaluer et à juger
les gens qu'il rencontre et les événements qu'il vit ou dans les passages ob le
narrateur se permet d'intervenir dans le texte pour porter un commentaire sur ses
protagonistes ou sur son récit en général.
Comme nous l'avons souligné précédemment, I'ironie littéraire ne se
développe pas nécessairement par l'accumulat~on d'énoncés ironiques dispersés
dans le texte. II se peut donc que les évaluations retrouvées dans les passages
stratégiques n'aient, en elles, rien d'ironiques et que ce soit plutôt la répétition et
' 'O b o n , Philippe. T m e et idéologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.29. 'IL Ibid, p.80. '12 Ibid, p.60.
leurs différentes mises en contextualisation qui leur apportent une telle portée.
Autre point à préciser, tous les éléments d'un énoncé peuvent être l'objet d'une
évaluation. De ce fait, l'évaluation ironique, comme tous les autres types
d'évaluation, peut prendre des formes très variées et investir des lieux di ver^"^. Les dernières remarques quant à la possibilité qu'il existe des lieux propices a
I'inscription de I'ironie littéraire dans le texte doivent donc être utilisées avec
certaines précautions.
De la même manière, ce n'est pas parce qu'il y a répétition ou métaphore
dans un texte qu'il y a nécessairement évaluation ironique. Comme le signale
Hamon : « il n'y a pas de signaux fixes et spécialisés de l'ironie, et tous ceux que
nous avons enregistrés ne sont, en eux-mêmes, ni nécessaires ni suffisants pour
remplir cette fonction '14 ». Toute personne qui étudie I'ironie littéraire à l'intérieur
d'une œuvre doit donc éviter de tomber dans une généralisation excessive et juger
la portée ironique de ces lieux et de ces signaux en les remettant dans le contexte
particulier de l'œuvre.
1.2.5 Ambiguïté du phénomène Ces dernières considérations nous amènent à conclure que, malgré toutes
les connaissances que nous avons du phénomène, I'ironie littéraire demeure un
procédé diffici!e à décoder. Si nous pouvons croire que ce type d'ironie laisse
nécessairement des traces à l'intérieur des textes qu'il affecte, nous devons
reconnaître qu'il n'y a pas de signaux fixes d'ironie littéraire. C'est plutôt la
répétition de certains procédés, l'effet de distanciation que produisent
implicitement leurs différentes mises en contextualisation qui font en sorte qu'ils
deviennent des indices d'ironie. Plus encore, ce n'est pas parce qu'il y a des
signaux encodés dans le texte que I'ironie va nécessairement être décodée. La
majorité des critiques ayant étudié le problème s'entendent effectivement pour
affirmer que I'ironie est avant tout un phénomène de réception. Elle n'existe dans
- -
' l 3 Ibid, p.24. I l 4 Hamon. L 'ironie littéraire, op. cit. note 95, p. 107.
un texte que si elle est perçue par un lecteur "? Or pour décoder son evaluation,
le lecteur doit posséder un bagage de connaissances linguistiques. genbriques et
idéologiques compatible avec celui de I'encodeur '16. Si tel n'est pas le cas, le
lecteur risque de ne pratiquer qu'une lecture littérale du texte et de ne pas
percevoir I'ironie. Son décodage dépend de plus du degré et de la subtilité de ses
attaques. Si elle est n6cessairement marquée d'un ethos moqueur, I'ironie ne
cherche pas toujours à dénigrer sa cible. Comme le démontrent les Btudes de
Linda Hutcheon, son ethos varie énormément: il peut aussi bien prendre le ton de
la blague respectueuse et amicale du type : on ne r i t bien souvent que de ceux que
l'on aime, que le rire complaisant et méprisant de celui qui cherche à rabaisser
autrui "7. 11 peut aussi se situer à mi-chemin entre ces deux extrémités. Plus son
rire sera mordant, plus I'ironie sera facile à décoder. A l'inverse, plus sa critique
sera douce, plus I'ironie sera subtile et difficile à percevoir, puisque la compassion
que gardera I'encodeur a l'égard de sa victime fera en sorte que le lecteur aura
plus de difficulté à lui associer des intentions critiques. De la même maniére, plus
la répétition de la norme sera rigide, plus l'effet d'incongruité qui émergera du texte
sera évident. L'ironie sera dès lors plus facile a decoder. Si le processus de
répétition laisse plus de place a ia transformation, cet effet sera au contraire plus
ténu. II sera alors plus difficile, pour le lecteur, de percevoir la critique ironique qui
se cache derrière le texte.
Ajoutons encore que, mérne s'il perçoit l'évaluation ironique, le lecteur risque
d'éprouver certaines difficultés à comprendre l'intention réelle du texte. Comme
nous l'avons précise précédemment, I'ironie littéraire ne se construit pas
nécessairement selon une structure d'antonymie. En répétant son énoncé,
I'énonciateur ironique tend plutôt à dire quelque chose de plus sur cet énoncé et
non le contraire de son énoncé. Dans le cas de I'ironie littéraire, ce double
'" Hutcheon. « Ironie, satire, parodie », loc. cit. note 69, p. 15 1. " 6 M , p. 150- 15 1 et Catherine Kerbrat-Orecchid, loc. cir. note 64, p. 1 15- 1 16. 117 Hutcheon, ibid, p.148 et « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, no 36, novembre 1978,
p.470. Voir aussi l'ensemble du texte ou I'ironie est présentée comme une attitude de défikence ironique et est associée à la parodie respectueuse.
message se construit progressivement dans le texte. L'attaque ironique est donc
plus diffuse et plus dificile à décoder. Comme le démontre l'article de Hutcheon et
Butler sur la nouvelle The Boarding House de Joyce, il arrive même parfois que la
répétition d'un énoncé dans des contextes différents vienne surcharger ce dernier
de deux ou trois sens différents. Dans leur analyse, les deux critiques montrent en
effet que l'auteur-encodeur du récit, en employant successivement le terme
« réparation » dans des contextes différents, en vient à associer à ce dernier une
portée religieuse, économique et sexuelle. A la fin du récit, ce terme a donc une
portée polyphonique et il est impossible de savoir si l'un de ces sens prédomine
sur les autres. Au dire de Hütcheon, le lecteur doit même se garder d'élever un de
ces sens comme le sens premier de ['énoncé, puisque c'est de la juxtaposition de
ces derniers que naft la tension ironique et qu'émerge le jugement critique que
porte l'auteur-encodeur sur le système de valeurs qui régit la société irlandaise
présentée dans le récit I l 8 .
Avec Marty Laforest, nous pouvons donc conclure que (c l'ambiguïté non
résolue a pratiquement force de loi dans le discours littéraire ironique ». De ce
fait, il est fort probable que le lecteur ne réussisse jamais à comprendre le véritable
sens du discours ironique. Cette situation est souvent due au fait que le texte offre
une multitude d'interprétations variées. Elle tient aussi à ce que ie texte ironique
propose rarement une solution de rechange à la situation qu'il critique.
Contrairement à ce que suggère Hamon, le texte ironique présente rarement le
système de normes qu'il car à l'oppose du satiriste, l'ironiste ne
possède pas un système de valeurs bien défini qui lui permet de dénoncer avec
assurance les folies et les absurdités du monde. Gardant une vision relative de la
réalité, ce dernier est plutôt porté à percevoir le bon et le mauvais qui se cachent
l L 8 Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.255 et 257-258. l l9 Laforest, op. cit. note 28, p.32. 120 Aux pages 30 et 3 1 de son étude sur l'ironie, ce dernier en vient effectivement à conclure que, si évaluer
consiste à comparer un objet avec un objet-étalon jugé acceptable, le texte ironique devrait présenter i'afiontement des deux systeaes de normes mis en relation par l'évaluation. A notre avis, cette conclusion ne peut être valide que si l'ironie, subordonnée à des visées satiriques, s'appuie sur des présupposés et une vision du monde bien arrêtés.
derrière chaque situation. Son discours est donc très ambivalent et ses critiques,
malgré le fait qu'elles réussissent a dévoiler les contradictions du monde, ne
viennent jamais montrer la voie qu'il faut suivre12'. De ce fait, le lecteur peut
rarement soulever l'ambiguïté du discours en remplaçant le système de normes
décrié par un autre système jugé adéquat.
1.2.6 Conclusion : une définition sommaire de l'ironie littéraire Suite à ce bref survol des études consacrées à l'ironie littéraire, nous
pouvons maintenant, en guise de conclusion, déduire un certain nombre de
propositions qui nous permettront d'é!aborer une définition sommaire du
phénomène. Cette définition nous sera très utile dans la suite de notre recherche,
puisqu'elle viendra encadrer et orienter notre étude du roman Gros-Câlin:
1) A l'image de Hutcheon et Butler, nous pouvons donc définir l'ironie littéraire
comme un processus d'évaluation interne qui permet à I'encodeur de prendre
une distance par rapport à son récit et de se moquer implicitement des différents
systemes de normes qui le régissent. Dans notre recherche, nous consacrerons
donc principalement notre attention aux structures ironiques internes du roman
Gros-Câlin et nous tenterons de voir si ces structures cachent, au bout du
compte, une intention satirique ou parodique uniquement lorsque les liens entre
les cibles internes et les cibles externes potentielles seront évidents.
2) L'ironie littéraire se développe principalement par les procédés de la « mimèse »
et de la répétition. Elle peut s'attaquer à tous les systemes de normes du récit :
systèmes générique, sémantique, axiologique, etc. Notre étude devra donc
couvrir le niveau diégétique du récit et celui de la narration.
'" Furst, op- ci?. note 45, p.8-9.
3) Phénomène diffus et différé, l'ironie littéraire n'émane pas necessairement de
l'accumulation de plusieurs énoncés ironiques dispersés dans le texte. Elle
émerge plutôt de la répétition de certains procédés et de leurs différentes mises
en contextualisation. Contrairement aux attaques de l'ironie communicative, les
attaques de l'ironie littéraire ne se concentrent donc pas à l'intérieur d'un seul
syntagme. Ces dernières émergent progressivement du texte et ne sont
généralement visibles que lorsque le lecteur a lu le récit en son entier. Dans
notre étude, nous devrons donc d'une part, tenter de percevoir s'il existe des
structures de répétition dans le texte et, par la suite, étudier si ces structures
acquièrent ou non progressivement une portée ironique.
4) S'ils sont répétés plusieurs fois dans le texte et présentés dans une
contextualisation adéquate, les modalisateurs, les verbes modaux et certaines
figures telles l'hyperbole, la métaphore et les comparaisons incongrues peuvent
indiquer la présence d'une évaluation ironique dans le texte. Ces signaux
risquent d'ailleurs de se concentrer dans les passages qui présentent les
descriptions des personnages ainsi que leur savoir-faire, leur savoir-dire, leur
savoir-jouir et leur savoir-vivre. Ils risquent aussi de se concentrer dans les
passages où il y a sanction du programme et des sous-programmes narratifs et
dans ceux qui présentent une explication ou une évaluation d'un narrateur ou
d'un personnage du récit.
5) Ce n'est toutefois pas parce qu'il y a une évaluation ou une description dans le
texte qu'il y a ironie. Pour acquérir une telle portée, cette évaluation doit être
implicite et être émise sous un ton moqueur. Dans notre étude de Gros-Câlin,
nous devons donc rester très attentive au texte et étudier chaque signal selon
sa mise en contextualisation. L'ironie littéraire étant intrinsèquement reconnue
comme un phénomène ambivalent et ambigu, il se peut de plus que nous ne
puissions pas découvrir l'intention réelle du texte ou le systérne de normes
défendu par l'auteur-encodeur. II nous faudra donc faire bien attention de ne pas
tomber dans des généralisations trop rapides qui risqueraient de réduire la
portée ironique et polysémique du texte.
Chapitre deuxième
Étude des systèmes de normes qui régissent le récit de Cousin et son univers de croyances
Notre analyse des études de Philippe Hamon et Linda Hutcheon nous a
amené à conclure que l'ironie littéraire était un phénomène intrastnicturel par
lequel I'encodeur pouvait implicitement évaluer les normes qui régissent son
discours. Dans Gros-Câlin, c'est le personnage de Cousin qui prend en charge le
récit. C'est donc lui qui devrait assumer l'évaluation ironique qui se dégage du
roman. Or, l'image que le récit projette de ce personnage nous empêche de lui
prêter de telles intentions. Le héros de Gros-Câlin n'a pas du tout la trempe d'un
narrateur ironique. II est au contraire l'exemple parfait du narrateur naÏf décrit par
~brarns? En plus de ne pas comprendre toute la portée de ses paroles, il se
ment constamment à lui-même afin de se convaincre de la bonté du monde qui
l'entoure. Écrasé par la solitude, il est prêt à réduire ses attentes pour obtenir un
peu d'affection et se refuse à porter tout jugement critique sur les autres. Plus
encore, Cousin ressemble étrangement à l'auteur totalitaire décrié par Gary dans
son essai Pour Sganarelle. Comme ce dernier, il limite la réalité qui l'entoure à ses
angoisses premières et enferme son récit dans un univers clos et stationnaire.
Tous ces éléments nous incitent à croire que Cousin est un être trop faible et trop
naïf pour assumer la portée ironique de ses propos et qu'il est, lui aussi, visé par
l'ironie de l'auteur-encodeur.
'= Voir Abram, M.H. "Irony" dans The Glossczry of Ziterary T e m . New York, Holt, Reineharts & Wilson, 1988, p.92 ainsi que la section 1.1.1 de cette étude.
Le fait que Cousin soit le héros et le narrateur du récit nous amène toutefois
à nous demander si ce dernier est victime du même type d'ironie que les
personnages secondaires du roman. Parce qu'ils n'apparaissent que
ponctuellement dans le texte, ces derniers sont victimes d'une ironie locale,
généralement circonscrite à I'interieur d'une phrase ou d'un paragraphe. De par sa
double position, Cousin impose constamment son système de valeurs et sa vision
du monde à l'intérieur du récit. L'image que le lecteur se fait de lui se construit
donc progressivement et n'est véritablement complète qu'à la fin du texte'". De
ce fait, n'y a-t-il pas une possibilité que œ dernier soit victime d'une ironie plus
diffuse qui émanerait de l'ensemble du roman? Cousin ne pourrait-il pas être
victime de cette ironie lift6raire décrite par Linda Hutcheon et Marty Laforest?
Avant de répondre à cette interrogation, il importe de se demander quelles
sont les normes qui, dans le r&it et le système de valeurs de Cousin, sont
susceptibles de s'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Comme l'ironie
littéraire s'inscrit principalement dans le texte par le procédé de la t< mimèse u ~ ~ ~ ,
seules les normes qui sont respectées et valorisées à l'intérieur du roman peuvent
être retenues comme des normes suspectes. Pour commencer notre analyse.
nous allons donc effectuer une étude plus générale du texte afin de determiner
quelles sont les normes qui régissent le récit et le système de croyances de
Cousin et cerner celles qui sont les plus susceptibles d'être visees par une
évaluation ironique. Cette analyse permettra. d'une part, de voir si I'auteur-
encodeur de Gros-Câlin reprend à son compte le procédé de la a mimèse » et,
'"? Cette idée est tirée de l'étude de Philippe b o n intitulée K Pour un statut sémiologique du personnage », publiée dans Roland Barthes et al. Poétique du récit. Paris, Seuii, 180 p. Dans cette étude, Hamon a h e que (< (< l'étiquette sémantique )) du personnage n'est pas une N donnée )> a priori, et stable, [. . .], mais une construction qui s'effectue progressivement, le temps d'une lecture: d'une aventure fictive >) (p- 126). Dans Gros-Câlin, l'image que le lecteur se fait de MUe Dreyfiis n'est, elle aussi, complète qu'à la fin du roman. Sa situation n'est toutefois pas semblable à celie de Cousin, puisqu'elie n'apparaît que ponctueilexnent dans le texte.
124 Rappelons que le terme tc mimése » renvoie ici au comportement de l'auteur-encodeur qui feint d'adhérer aux normes qu'il cherche implicitement à évaluer, en les imposant à l'intérieur des diff6rents systèmes de règles qui régissent son récit. Pour plus d'informations, voir la section 1.2.3 de cette présente étude.
d'autre part, de mieux comprendre le cheminement de l'histoire et le comportement
du héros. II apparaît évident que nous ne pouvons pas juger de la pertinence des
actes et des idées de Cousin, si nous ne connaissons pas les grandes 6tapes de
sa quête et le système de croyances qui l'engendre. Une bonne compréhension de
ces données apparaît d'autant plus nécessaire, que le système de valeurs du
héros semble, à première vue, être rempli de contradictions. Si Cousin défend, tout
au long du récit, les valeurs de l'amitié et de la fraternité humaine. il lui arrive aussi
de valoriser celles de la clandestinité et de l'anonymat. Pour ne pas tomber dans le
piège qui consisterait à prendre toutes les contradictions du texte pour des signes
d'ironie, nous allons donc, dans le présent chapitre. analyser la quête et le
système de valeurs de Cousin. Par la suite, nous comparerons l'image du
personnage de Cousin avec la description que fait Gary de l'auteur et du héros du
roman totalitaire dans son essai Pour Sganareile. Cette comparaison devrait nous
permettre de cibler les manies et les comportements généraux de Cousin qui sont
susceptibles d'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Mais avant toute
autre chose, nous allons d'abord porter notre attention sur le récit de Cousin afin
de bien cerner quel est son but premier et les règles qui conditionnent sa structure.
2.1 L'échec du projet scientifigue de Cousin Cousin est un homme qui vit seul, à Paris, avec un python dénommé Gros-
Câlin. Par souci didactique, il a entrepris d'écrire << un ouvrage d'observation sur la
vie des pythons à Paris Iz5 ». Une telle étude, croit-il. était nécessaire, car le
problème des pythons [...] exige un renouveau important dans les rapports)) (p.9).
De prime abord, Gros-Câlin se veut être un ouvrage scientifique. Le texte devrait
donc être soumis aux mêmes normes qui régissent habituellement ce type de
traité.
125 Ajar, Émile. Gros-Câlin. Paris, Mercure de France, 1974, p.69. Dés maintenant, les références au roman Gros-Câlin seront données entre parenthèses à l'intérieur du texte.
Lorsque nous étudions attentivement le récit de Cousin, nous constatons que
le narrateur tente effectivement de se plier à ce qu'il croit être les grandes règles
du traité scientifique : a) il cite les auteurs et les journaux qu'il utilise tels le docteur
Trohne (p.19) et le Hérald Tribune (p.25) ; b) il adopte un langage savant en
faisant usage de notions et de termes techniques propres à la zoologie, à la
sociologie, a la géographie et à l'économie tels que : habitat », « plein emploi »
et « démographique» ; c) il cherche à adopter un point de vue objectif : Cousin se
refuse le droit de critiquer les événements qu'il rapporte. Comme il l'affirme lui-
même, le but de son traité n'est pas de juger « de ce qui est bon ou de ce qui est
mauvais D, mais de rapporter le plus d'informations possibles, afin d'alimenter les
études à venir (p.53). Ce souci d'objectivité fait en sorte que le narrateur rapporte
fréquemment, sur un ton beaucoup trop neutre, des situations qui devraient
normalement susciter chez lui de la tristesse ou du mécontentement. A ce
moment, le décalage entre le ton du récit et les événements rapportés crée un
effet ironique qui, en plus de discréditer la situation décrite, accentue la faiblesse
de Cousin en mettant en évidence son manque de jugement critique. Le passage
du récit où le héros tente d'entrer en contact avec le professeur Tsourès illustre
bien cette situation. Au dire de Cousin, le professeur est << une sommité
humanitaire >> qui a « fait beaucoup pour les manifestes. [...] C'est une sorte de
guide Michelin moral, avec trois étoiles qui sont décernées (...] quand il y a sa
signature >P (p.114). Ce dernier accorde, de fait, une telle crédibilité au professeur
<< que lorsqu'on massacre ou qu'on persécute quelque part mais que le professeur
Tsourès ne signe pas, [il] s'en fout, [parce qu'il] sai[t] que ce n'est pas garanti »
(p.114). Encwragé par la générosité légendaire de son voisin, le héros tente donc
d'entrer en contact avec lui en l'attendant, chaque soir, devant sa porte. Malgré
ses sourires encourageants, le professeur ne s'occupe toutefois pas de lui. Au
bout de quelques temps. il prend même <i un air irrite » lorsqu'il passe a cÔt6 de
Cousin. Logiquement, le héros devrait être choqué par l'attitude de Tsourès,
puisque son comportement n'est pas digne de la réputation qu'il lui octroie. Une
<< sommité humanitaire » devrait être portée à aller vers les autres et ressentir de la
compassion pour le malheur de ses voisins. Or, s'il est déçu par l'indifférence du
professeur, Cousin ne vient jamais le critiquer ouvertement. Pour excuser l'attitude
de son voisin, il tente au contraire de s'expliquer les raisons qui motivent son
comportement :
Évidemment. je n'étais pas un massacre. Et même si je l'étais, ça ne se voyait pas de l'extérieur. Je n'étais pas à l'échelle mondiale, j'étais un emmerdeur démographique, du genre qui se prend pour. C'était un homme à cheveux gris qui était habitué à la torture en Algérie, au napalm au Vietnam, à la famine en Afrique, je n'étais pas a l'échelle. Je ne dis pas que je ne l'intéressais pas [...], mais il avait ses priorités [-..]. Je ne faisais pas le poids, j'étais strictement zéro, alors qu'il était riche d'amour et avait l'habitude de compter par millions, en somme il &ait lui aussi dans les statistiques (p. 1 15).
Et plus loin, après avoir conclu que le professeur Tsourès prenait de plus en plus
d'importance dans sa vie, Cousin poursuit :
[...] [Ce] serait un tort de croire que le professeur Tsourés ne s'intéressait absolument pas ii moi parce que je n'étais pas un massacre connu ou une persécution de la liberté d'expression en Russie soviétique. 11 était tout simplement préoccupé par des problèmes d'envergure et ce n'est pas parce que j'avais chez moi un python de deux mètres vingt que j'avais le droit de me considérer. D'ailleurs, je n'attendais nullement qu'il mette son bras autour de mes épaules, en me jetant un de ces « ça va ? » qui permettent aux gens de se désintéresser de vous en deux mots et de vaquer à eux-mêmes (p. 11 6-1 1 7).
Certes, l'objectivité qu'affiche Cousin à l'intérieur de ces citations peut se justifier
par son envie de respecter les grandes règles du traité scientifique L'injustice
Iz6 Notre interprétation de ce passage diffère de celle qui est présentée dans la thèse d ' b a n , L 'Utopie et 1 'ironie. Éwie sur Gros-Câlin et sa place drms I 'œuvre de Romnin Gory. Thèse de doctorat présentée a l'université de Stockholm, Stockholm, 1994, p.62. Parce qu'elle conclut que le héros est déçu par l'attitude du professeur et qu'il met « beaucoup plus de pathos dans son commentaire N, Osman prête des intentions ironiques à Cousin et affirme qu'il s'adonne, dans cet extrait, à << la satire la plus méchante de son récit ». A notre avis, une telle conclusion est trop hâtive. Le fait que Cousin soit déçu par l'indifférence du professeur Tsourès n'entraîne pas nécessairement l'idée que son discours est guidé par des intentions ironiques. Ironiser, c'est beaucoup plus qu'exprimer de la déception. Comme le rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1' ironie consiste à évaluer, ù critiquer implicitement quelqu 'un ou quelque chose en se moquanr de lui. Le fait que le héros garde une attitude amicale avec le professeur malgré son indifférence et qu'il rêve de « rires d'enhts » et de « coquelicots en fleurs » après que ce dernier lui ait halement promis d'aller le voir un jour chez Iui (p, 133) nous empêçhe de lui attn'buer ce petit ton critique
de la situation dans laquelle auxquelles le héros fait face fait, par contre,
davantage ressortir la faiblesse de son caractère et son capacite à se tenir à
distance des événements. Loin de lui permettre de projeter une image d'auteur
scientifique compétent, le point de vue objectif qu'adopte Cousin à l'intérieur de
son récit tend donc à miner l'image qu'il projette en tant que héros.
Une dernière règle qui vient conditionner le récit de Cousin est celle qui veut
que ci) le narrateur colle le plus possible à son sujet ». Pour répondre à cette
norme, ce dernier a même choisi de donner à son texte la démarche naturelle des
pythons. Son récit n'évolue donc K pas en ligne drcite, mais par contorsions, [...],
spirales, enroulements et déroulements successifs n (p. 17). Cette structure bien
particulière fait en sorte que le traité de Cousin est constamment entrecoupé
d'anecdotes et de digressions qui n'ont aucun lien avec la description des
habitudes naturelles des pythons. Le narrateur peut autant discuter du mode de vie
de Gros-Câlin, que de ses visites personnelles chez les i< bonnes putes » ou de la
hausse de la qualit6 de la viande. Tout au long du récit, nous avons donc
l'impression que le narrateur s'égare et que son étude zoologique n'aboutira
jamais.
En fait, dès les premiers chapitres du roman, le lecteur comprend que le
projet scientifique de Cousin est voué à l'échec. Malgré toutes ses bonnes
intentions, le narrateur est incapable de garder entièrement une distance objective
face aux événements qu'il rapporte. Sa subjectivité prend une telle ampleur dans
le texte, qu'elle en vient à affecter toutes les facettes du récit. Elle affecte d'une
et moqueur qui démarque l'ironiste de l'homme insatistàit. Cousin n'aurait pas réagi si fortement s'il n'entretenait plus son image idéalisée du professeur. Suite à son interprétation, Ostman est d'ailleurs déroutée par l'extrême bonheur que produit cette promesse chez te héros. Dans son analyse, eile affirme en effet : (< La réaction de Cousin [suite à la promesse du professeur] n'est pas très logique. Rentré chez lui, il ne peut dormir, (( ça chantait d'amitié et iI y avait des coquelicots en fleurs D (p. 137). In' -1, son imagination apparaît très clairement comme en fùite. Car il vient de nous donner un échantilion de la satire la plus méchante de son récit. )) &man, ibid, p.64. L'incompréhension que suscite ce passage chez Ostrnan est un autre élément qui nous porte à croire que le fàit de prêter des intentions ironiques à Cousin entre en conflit avec 1a logique du récit.
part, le contenu du traité, puisque c'est Cousin ou plutôt les problèmes affectifs et
existentiels de Cousin qui deviennent l'objet principal du livre. Le narrateur de
Gros-Câlin est en effet un homme angoissé, marqué par un profond besoin
d'amour. Inconsciemment, il se sert de son r&it comme d'un journal ou il peut
raconter ses rêves, ses rencontres et ses craintes. Or, même Iorsqu'il nous
présente les personnes et les animaux qu'il rencontre, ce dernier est incapable de
garder un point de vue objectif. Son besoin d'amour et ses angoisses sont si
intenses, qu'il les projette sur les êtres qui l'entourent. C'est ainsi que dans le
premier chapitre du roman. ce n'est plus Cousin, mais bien son cochon d'Inde qui
s'ennuie et qui a besoin de quelqu'un à aimer (p.12). Plus loin dans le texte, c'est
Mlle Dreyfus qui manque trop de confiance en elle pour lui déclarer son amour
(p.80). La relation que le narrateur entretient avec Gros-Câlin est encore plus
complexe. Non seulement Cousin a-t-il tendance à projeter ses besoins sur son
python, mais il lui arrive aussi de confondre complètement leur identité :
Et c'est la que je ne trouvai pas Gros-Câlin. II avait disparu [...] qu'est-ce que j'allais devenir, samedi, lorsque Mlle Dreyfus viendrait pour le voir et constaterait que je n'étais pas là, sans un mot d'explication. Seul [...] Je n'amvais plus à imaginer qui allait s'occuper de moi, me noumr et me prendre dans ses bras pour m'enrouler autour de ses épaules.. . (.p.l47-149)'".
Si Cousin réussit à suspendre son jugement critique à l'intérieur de son récit, il ne
parvient toutefois pas à rester complètement à distance des événements. Le fait
qu'il projette ses angoisses sur les personnages secondaires et confonde son
identité avec celle de Gras-Câlin amène à penser qu'il sent le besoin de se
détacher de sa personne et de sa situation. Comme le lecteur n'est pas dupe de la
situation, ces prccédés tendent alors à augmenter la présence du narrateur dans
le texte12' et à mettre en évidence sa détresse et son besoin d'affection.
'" Ce thème est analysé plus en détail dans l'étude de Madeleine Godin. À double détour. Pour une étude sémiotique du roman Gros-Câlin d'Émile Ajar. Mémoire de maîtrise présenté a l'Université Laval, 1987, p.9- 13. Cette citation est d'ailleurs présentée à la page 1 1 de son mémoire.
"' Godin, ibid., p.13.
L'intervention de la subjectivité de Cousin dans le texte ne se limite toutefois
pas à projeter ses sentiments sur les autres personnages. Son influence se fait
aussi sentir au niveau de la syntaxe et du langage. Comme nous le demontrent les
études d'Anne-Charlotte Ostman et d'Alexandre ~orian'", le narrateur de Gms-
Câlin fait en effet c un usage très insolite de la langue '" ». II utilise d'une manière
abusive et maladroite les marqueurs de relation causale, ce qui produit des
phrases boiteuses et un raisonnement pour le moins ambigu :
Je me demande [...] parfois si je n'ai pas des origines grecques. C'est toujours quelqu'un d'autre qui rencontre quelqu'un d'autre, ça fait partie du baccalauréat qui va justement être supprimé à cause de ça (p.3940).
Pour exprimer ses pensées, le narrateur adopte aussi une écriture elliptique et
allusive. II pousse toutefois si loin les raccourcis ou les sous-entendus, que son
raisonnement devient obscur ou extravagant: <c j'avais une femme de ménage
portugaise, à cause de l'augmentation du niveau de vie en Espagne[...]. La
Portugaise ne parlait presque pas le français, à cause de l'immigration sauvage »
(p.36-37)13'. Plus loin, il affirme : N Je voulais donc prier le professeur Tsourès de
prendre chez lui Blondine [sa souris blanche], car c'était un homme immense »
(p.125-126). 11 arrive aussi à Cousin de faire des truismes : «On ne peut
évidemment pas se mettre à sa propre place, parce qu'on y est déjà ... )> (p.60)'~~'
d'émettre des paradoxes : << Moi aussi j'aurais voulu être quelqu'un d'autre, j'aurais
voulu être moi-même » (p.99), d'avoir mécaniquement recours à des clichés ou à
des lieux communs, d'employer un mot pour un autre, voire même de détourner
des termes techniques (tels les termes relatifs au domaine de l'économie) de leur
Iz9 Lorian, Alexandre. K Les raisonnements déraisonnables d'Émile Ajar », dans The Hebrew Universiq Studies in fiteratures and Art, vol. 14, no 2, 1987, p. 120-145.
L30 Ostman, op. cit, note 126, p.137. Cette constatation est tirée de la thése d'ban. Pour présenter les particularités langagiéres de Cousin, cette dernière résume toutefois aux pages 138 et 139 l'étude de Lorian. Comme l'article de ce dernier présente en effet une excellente synthèse des jeux de langage retrouvés dans Gros-Câlin, nous nous permettons de puiser abondamment dans son analyse au cours du prochain paragraphe.
13' Cité dans Lorian, loc. cit. note 29. L32 Cité dans Lorian, ibid
sens habituel :
Je crois que ce curé a raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d1exc6dent. Je pense que c'est en général, et que le monde souffre d'un excès d'amour qu'il n'arrive pas à écouler, ce qui le rend hargneux et compétitif. H y a le stockage monstrueux de biens affectifs qui se déperdissent et se détériorent dans le fort intérieur, produits de millénaires d'économies, de thésaurisation et de bas de laine affectifs, sans autre tuyau d'échappement que les voies urinaires génitales. C'est alors la stagnation et le dollar(p.80)'~~.
Toutes ces constructions langagières permettent au narrateur de s'exprimer à
travers un ensemble de mots ou d'expressions-clefs qui lui sont propres et qui, par
leur caractère rationnel, viennent atténuer la portée émotive des situations ou des
sentiments qu'ils servent a exprimer.
Or, à plusieurs moments du récit, nous retrouvons les expressions-types de
Cousin dans la bouche des autres personnages. Nous en retrouvons quelques-
unes dans la bouche de la patronne du tabac, lorsque cette dernière explique à
Cousin pourquoi les prostituées obligent leurs clients « à se laver le cul » avant de
passer à l'acte :
C'était moins demandé de mon temps [dit la patronne], mais le niveau de vie a augmenté, à cause de l'expansion et du crédif [...]. Oui, c'est le niveau de vie qui fait ça. Tout augmente et l'hygiène aussi. Les gâteries réservées aux privilégiés sont mieux réparties, on accède plus facilement. Et puis il y a la prise de conscience, la banalisation, la rapidité, aussi, pour aller droit au but sans complications [...] Maintenant, c'est l'hygiène avant tout, parce que ça fait assistance sociale et prise de conscience (p.30) '".
Nous les retrouvons aussi dans le discours de M-Parisi, lorsque ce dernier affirme:
133 Nous soulignons. '34 NOUS soulignons.
N'oubliez pas, messieurs, que l'art du ventriloque et même I'art tout court, est avant tout dans la réponse. C'est, dans le sens propre, ce qu'on appelle une création. li faut établir vos liens afin de vous perfectionner, sottir du matériau, du magma, et de vous &cupérer sous fonne de produit fini ((p. 1 03) ' jS.
Le fait que nous retrouvons les expressions-types de Cousin dans le discours des
autres protagonistes peut soulever quelques problèmes d'interprétation chez le
lecteur. II devient en effet très difficile pour lui de savoir si ces expressions
appartiennent véritablement au vocabulaire des personnages secondaires ou si
elles sont le propre du narrateur. Avec Anne-Charlotte Ostrnan, nous sommes
toutefois portée à conclure que, dans la majorité des cas, ces expressions sont le
propre du narrated3! Elles sont donc le signe que la subjectivité de Cousin
intervient dans le texte même lorsque ce dernier rapporte, sous un mode direct, les
paroles de ses interlocuteurs.
Au dire de Cousin, Gros-Câlin se veut être un traité scientifique. Son récit
devrait donc être régi par les normes qui caractérisent gen6ralement ce type de
traité. Lorsque nous étudions le texte, nous découvrons que ce dernier n'est
toutefois pas fidèle aux règles de la rhétorique scientifique. Les normes qu'il
préconise sont plutôt celles de la digression, du lapsus et de la subjectivité. Ces
écarts au code du traité scientifique amènent le récit de Cousin à se développer
sur une double structure narrative : celle du vouloir-faire qui correspond aux
intentions scientifiques du narrateur et celle du ne-pas-savoir-faire qui correspond
au résultat concret, c'est-à-dire au texte extrêmement subjectif qu'if produit
réellement. Ils viennent de plus attaquer la crédibilité du narrateur, en nous le
présentant comme un homme faible, à la merci de ses angoisses et de ses
13' NOUS souligu011s. Ly image du (( magma D et celle du « produit fÏni >) sont utilisées par le héros, à la page 84, pour exprimer son état affectif : « La vérité est que je soufie de magma, de salie d'attente, et cela se traduit par un goût nostalgique pour divers objets de première nécessitd, extincteurs rouge incendie, échelles, aspirateurs, [. ..]. Ce sont là des sous-produits de m m état latent de film non développé d'ailleurs sous-exposé. »
"6 hrnan, op. cit. note 126, p.39 et 50.
sentiments. Comme ils affectent l'ensemble du récit, ces écarts peuvent, à priori,
apparaître comme des indices d'ironie. En accord avec la pensée d'Hamon, nous
pourrions affirmer qu'ils viennent mettre en évidence I'incapacite du narrateur B
maîtriser les règles grammaticales et stylistiques propres au genre du traité
scientifiqueI3'. En regardant de plus près le texte, nous constatons toutefois que
tous ces écarts empêchent le récit de Cousin de reprendre la structure de ce type
de texte. De ce fait, nous ne retrouvons pas, a ce niveau du récit, le phénomène
de « mimese u si important dans l'éclosion de l'ironie littéraire. Dans le chapitre
précédent, nous avons conclu que la << mimèse u était un élément fondamental de
l'ironie littéraire. Ce procédé n'est toutefois présent que lorsque l'auteur-encodeur
ironique feint d'adhérer aux n o m s qu'il cherche à critiquer en les imposant à
l'intérieur de son récit. Puisque le récit de Cousin ne respecte pas les normes du
traité scientifique, nous ne retrouvons donc pas, a ce niveau du texte, ce
mécanisme essentiel au développement de l'ironie littéraire. Si Cousin est
discrédité en tant qu'auteur scientifique. ce n'est donc pas par le biais de ce type
d'ironie, mais suite à son incompétence à se tenir à distance des événements et à
garder, pour lui, ses angoisses existentielles. Nous retrouvons par contre, dans le
récit de Cousin, quelques procédés stylistiques qui, tel l'usage des clichés ou des
termes relatifs à l'économie, sont répétés avec une rigueur monomaniaque et ne
sont pas sans produire un certain effet de distanciation dans le texte. Ces
procédés sont conditionnés par le projet scientifique de Cousin, mais surtout par
son désir de révolutionner le langage afin de donner aux mots la chance de
renvoyer à une toute nouvelle réalité. a L'espoir exige que le vocabulaire ne soit
pas condamné au définitif pour cause d'échec » affirme le narrateur au début du
récit (p.10). À elle seule, cette affirmation vient justifier tous les lapsus et les
erreurs syntaxiques qui parsèment le texte. Ces derniers deviennent donc << des
normes » dans le récit de Cousin. De ce fait, il apparaît intéressant de voir
comment ces écarts langagiers sont exploités dans le texte et si leurs constantes
reprises en viennent à créer un effet d'ironie.
137 Voir Ia section 1.2.4 de Ia présente étude.
Avant d'entreprendre cette analyse, nous allons toutefois cerner les règles
qui régissent le comportement de Cousin à l'intérieur de la diegèse afin de voir si
nous ne pourrions pas deceler, dans le systéme de valeurs du héros, d'autres
normes qui pourraient être visées par une évaluation ironique. Pour ce, nous allons
étudier la quête et le système de croyances de Cousin. Le but premier de notre
analyse n'étant pas de pratiquer une étude sémiotique de Gros-Câlin, nous
n'allons pas utiliser d'une manière rigoureuse les concepts propres à cette
approche critique. Nous nous contenterons de cerner les grandes aspirations qui
font agir et rêver le héros et de trouver les fils conducteurs qui donnent une logique
au récit décousu de Cousin. Lorsque le besoin de notions plus théoriques se fera
sentir, nous nous tournerons vers l'étude sémiotique de Madeleine Godin. Pour
mener à bien notre analyse, nous nous appuierons de plus sur la thèse d'Anne-
Charlotte Ostman. Dans la première partie de son étude, Ostman présente en effet
une analyse thématique complète qui réussit à bien circonscrire le système de
valeurs de Cousin et le r6le que viennent jouer les personnages secondaires dans
la quête du héros. En démontrant les iiens qui peuvent être fait entre le désir de
<C naître n de Cousin et la pensée évolutionniste de Theillard de Chardin, la critique
réussit aussi à démontrer que I'objet premier de sa quête ne se limite pas à vouloir
K épouser Mlle Dreyfus »lJ8, mais répond à un besoin existentiel beaucoup plus
profond : celui de devenir un homme authentique, pleinement réalise dans l'amour
véritable et la fraternité humaine13'. Le thème de I'amour dans Gros-Calin renvoie
donc à une réalité très vaste qui recouvre tout autant le désir qu'éprouve Cousin
pour Mlle Dreyfus, que son envie de se faire des amis et de connaître la solidarité
humaine. Sans en être un résumé parfait, notre analyse de la quête et du système
de valeurs du héros s'inspirera donc fréquemment des études de Godin et
d'ostman, développant parfois plus en détail les idées que nous avons jugées être
13* Godin, op. cil. note 127, p.28. S'il est vrai que le programme narratif amoureux qui relie Cousin à Mlle Dreyfk est important dans le récit, l'idée qu'il constitue l'objet premier de la quête du héros est quelque peu limitative, puisqu'elle amène Godin à conclure que tous les événements qui ne mettent pas en scène Cousin et MUe Dreyfus (a contrario- tous ceux ou Cousin entre en relation avec ies autres personnages du récit) n'ont aucun rôle important à jouer dans l'économie du récit, si ce n'est qu'ils font a diversion par rapport a la trame principale » et annoncent l'échec de la quête du héros. Godin, ibid
13' Ostman, op. cit. note 126, p.29-37.
importantes. Considérant que le projet d'épouser Mlle Dreyfus est, pour Cousin, un
moyen parmi d'autres d'atteindre une existence plus authentique, nous avons
toutefois préféré adopter le point de vue d'ostrnan et qualifier la quête du héros de
K quête d'authenticité B plutôt que de « quête d'amour m. Le terme « authenticite »
est d'autant plus adéquat, qu'il renvoie autant au besoin de Cousin de se réaliser
pleinement en tant qu'homme, qu'à son désir de quitter le monde du faux-semblant
dans lequel le contraint à vivre son isolement.
2.2 La quête et le système de valeurs de Cousin
2.2.1 La quête d'authenticité de Cousin et son espoir d'une mutation biologique
Comme nous l'avons souligné précédemment, Cousin est un homme
extrêmement solitaire. Orphelin depuis son enfance, il n'a ni ami, ni petite amie. II
est donc marqué par un profond besoin d'affection, qu'il tente de combler en allant
chez « les bonnes putes D et en s'attachant aux meubles et aux animaux qui
l'entourent. D'un naturel plutôt liant, Gros-Câlin se présente évidemment comme
un substitut idéal :
Dans un grand agglomérat comme Paris, [ . . . I I il est très important de faire comme il faut et de présenter des apparences démographiques [...]. Mais avec Gros-Câlin ainsi nommé, je me sens différent, je me sens accepté, entouré de présence. Je ne sais pas comment font les autres, il faut avoir tué père et mère. Lorsqu'un python s'enroule autour de vous [...] et appuie sa tête contre votre cou. vous n'avez qu'à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C'est la fin de l'impossible, a quoi j'aspire de tout mon être (p.20-21)-
Derrière les apparences, Cousin en a toutefois assez de s'accrocher à des
simulacres. Le trucage, [dit-il], il y en a marre » (p.113). Le fait de ne pas
connaître l'amour ou l'amitié << véritable »j4' lui donne l'impression de ne pas
140 Aucun passage du récit ne vient expliquer, avec précision, ce que représente pour Cousin un amour ou une amitié (( véritable ». Les quelques passages oh le narrateur fàit mention des attributs que ne peuvent lui
exister réellement, de ne pas être un homme « a part entière » (p.13). Dans le
système de valeurs du héros exister signifie en effet être aimé: N Le jour où on s'en
sortira, on verra qu'etre sous-entend et signifie être aime. C'est la même choses
(p.100). Lorsqu'il se sentira véritablement aimé, Cousin viendra au monde. II
deviendra un homme pleinement réalisé. Tout au long du récit, il rêve donc de
naître » a une existence plus authentique remplie de tendresse, d'amour et
d'amitié sincères (p.44).
A l'image de Pierre Theillard de Chardin, Cousin met beaucoup d'espoir dans
l'avènement d'une mutation biologique qui lui permettrait de faire un « bond
prodigieux dans I'évolution » et de devenir un homme pleinement réalisé. Comme
nous le propose la thèse d'ostman, le système idéologique du héros entretient
certains liens avec la pensée évolutionniste de de Chardin. Dans ses écrits, le
jésuite paléontologue en vient effectivement & conclure que l'évolution sociale et
l'évolution biologique de l'homme sont deux phénomènes intimement reliés. Dans
son traité L'avenir de l'Homme, il affinne :
Autour de nous, dans le Monde, iI n'y aurait [...] pas seulement des Hommes qui se multiplient en nombre ; mais il y a encore de l'Homme qui se forme. L'Homme, en d'autres termes, n'est pas zoologiquement adulte. Psychologiquement, il n'a pas donné son dernier mot. Mais, sous une forme ou sous une autre, de I'ultra- humain est en marche qui, par effet (direct ou indirect) de socialisation, ne peut manquer d'apparaître demain [. . .]14'.
procura ses relations avec Gros-Câh et les K bonnes putes >> nous laissent toutefois entendre que pour lui, une telle relation se noue entre deux êtres de la même espèce (p.16) et est basée sur des valeurs fëminines (telles la douceur, la tendresse, le pardon, le respect, etc.) << permanentes D et K authentiques », c'est-à-dire des valeurs sincères et profondément ressenties (p.31). Voir aussi Ostman, ibid, p. 33. La suite de notre analyse, où nous étudierons les raisons qui motivent Cousin à accepter ou à refùser les diffërentes solutions qui lui sont proposées par la suciété, nous permettra de resserrer davantage cette définition.
14' De Chardin, Pierre TheiIlard. Euvres, 5. L 'rn>enir de I 'Homme. Pans, Éditions du Seuil, 1959, p.342. Cité dans Osman, ibid, p. 28.
Comme de Chardin, Cousin considère que f'évolution de l'espèce humaine n'est
pas achevée '". L'homme est en « souffrance et cela mérite du respect )) (p.13).
Lui-même, dit-il, n'est qu'une esquisse, une sorte de « prologomène i, : c Ce mot
s'applique exactement a mon état, [car] dans « prologomène » il y a prologue à
quelque chose ou à quelqu'un [...] prologue aux men, hommes, au sens de
pressentiment» (p.82 et 162). Comme toutes les espèces « prénatales
désaffectées » (p.124), Cousin se considère donc comme un être en puissance et
espère donner un jour naissance à un être plus authentique entoure d'amour et de
fraternité humaine.
Contrairement à de Chardin, Cousin ne limite pas l'expérience de la mutation
à une évolution psychologique de l'espèce humaine. Chez lui, la mutation peut très
bien se concrétiser dans le destin d'un seul individu, par le biais d'une
transformation physique, comparable à celle vécue par les pythons lors de la mue.
II ne faut donc pas s'étonner si Cousin affirme, dans son récit, que les mues de
Gros-Câlin sont des événements profondément optimistes qui représentent le
moment d'entre tous où [les pythons] se sentent sur le point d'accéder à une vie
nouvelle, avec garantie d'authenticité » (p.lO1). Pour lui, les mues de Gros-Câlin
sont des preuves tangibles qu'une transformation physique est possible. En plus
de lui donner l'espoir de voir son python se transformer en un être plus évolué, ces
expériences l'encouragent à croire à la venue de sa propre transformation.
Dans plusieurs passages du récit, Cousin en vient en effet à chercher sur son
corps, les signes avant-coureurs de sa propre mutation : « Je me suis levé deux
fois pour me regarder dans la glace des pieds à la tête, peut-être v avait-il déjà des
signes)) (p.174). Aucune transformation ne semble toutefois être en cours. C'est
« toujours la même peau et les mêmes endroits» (p.174). En réalité, Cousin sait
très bien qu'il espère en vain. Malgré les signes encourageants, il est conscient
que les mues de Gros-Câlin sont des avenues sans issue et qu'après quelques
jours, le reptile « va se retrouver dans son état antérieur de tronçon » (p.101). Ce
constant échec, dit-il, est dû aux lois de la nature qui ont programmé les pythons
d'une manière définitive : « Les pythons sont titre définitif. Ils ont été
programmés comme cela. Ils font peau neuve, mais ils reviennent au même, un
peu plus frais, c'est tout 1) (p.40). Or, un même déterminisme semble régir
l'évolution de l'homme. Selon Cousin, tout dans la nature et dans la société est
programmé pour empêcher la transformation de l'homme en un être plus
authentique. C'est le règne du « foetuscisrne », « du droit sacré à la vie par voie
urinaire », qui permet aux naissances c< pseudo-pseudo » de s'accumuler et
d'augmenter le revenu national brut des nations (p.151 et 171). Malgré ce savoir,
le héros continue tout au long du roman d'espérer la venue d'une mutation
biologique. Selon lui, le simple fait qu'il y ait promesse de naissance oblige
l'homme à manifester de I'espoir (p.101). Les nouvelles mues de Gros-Calin, le
moindre petit événement inexpliqué (tels l'apparition « d'une tache suspecte » sur
la peau de Gros-Câlin ou dans le jardin d'une ménagère du ex as'^^) qui semble
sortir du cours normal des choses provoque dès lors, chez !ui, un enthousiasme
effréné qui dépasse l'entendement humain. Sa foi est telle que parfois, un simple
contact affectueux de Gros-Câlin le projette dans l'attente d'une
mutation biologique:
Parfois, il [Gros-Câlin] me mordille l'oreille, ce qui est bouleversant d'espièglerie, lorsqu'on pense que cela vient de la préhistoire . Je me laisse faire, je ferme les yeux et j'attends. On aura compris depuis longtemps par les indications que j'ai déjà données que j'attends qu'il aille encore plus loin, qu'il fasse un bond prodigieux dans l'évolution et qu'il me parle d'une voix humaine (p.58).
Or, puisqu'il repose sur des evénements saugrenus, l'espoir de Cousin prend
rapidement des airs utopiques. Progressivement, le héros en vient projeter
l'image d'un homme faible, qui s'accroche naïvement à des chimères pour
143 Ostman fàit une brève analyse de cet épisode aux pages 3 1, 32 et 33 de son éîude. Pour notre pari, nous reviendrons sur cet épisode et su. Ie rôle qu'il joue dans la critique ironique de Cousin dans le troisième chapitre de notre analyse.
survivre. II en vient donc à s'associer au deuxième type d'idéalistes qui marquent
les romans garyensl".
Dans Gros-Câlin, la quête de Cousin est donc de naître à une vie plus
authentique. Selon ses dires, cette expérience devrait se manifester par le biais
d'une mutation biologique dont les signes avant-coureurs sont comparables à ceux
repérés chez les pythons lors de la mue. Au plus profond de lui-même, Cousin est
toutefois conscient que ses espérances vont à l'encontre du déterminisme naturel
des choses et des règles de la société. Malgré tout. il demeure optimiste et
persiste à croire fermement en la venue d'une mutation. Parce qu'il démontre qu'il
est aveuglé par son idéal, l'optimisme invétéré du héros vient affecter sa crkdibiiité.
Il tend de plus à transformer sa quête en une entreprise utopique. Le rêve qu'une
mutation biologique permette soudainement à un python de se transformer en un
être humain ou à un individu d'améliorer la qualité de sa vie ne peut qu'apparaître
irréaliste aux yeux du lecteur. La quête de Cousin risque de lui sembler d'autant
plus utopique, que toutes les autres initiatives mises en œuvre par le héros pour
atteindre I'authenticité se soldent par un échec.
2.2.2 L'échec de la quête d'authenticité de Cousin et son refus de l'engagement social et artistique
Comme le souligne Ostman à l'intérieur de son analyse, Cousin ne met pas
tous ses espoirs dans l'avènement d'une mutation biologique. L'amitié et la
fraternité sont d'autres solutions qui, croit-il, peuvent le conduire à I'authenticité.
Malgré toutes ses bonnes intentions. Cousin ne réussit toutefois pas à atteindre sa
quête. A la fin du récit. il est sensiblement dans la même position qu'au début, à la
différence près qu'il ne comble plus son besoin d'affection avec l'aide d'un python
(le héros a donné Gros-Câlin au Jardin d'Acclimatation). mais avec I'aide d'une
montre à ressort. Au dire de Godin, cet échec vient en partie du fait que le héros
éprouve beaucoup de difficultés à communiquer clairement ses besoins et ses
'* Voir note no 2 de notre introduction.
intentions aux gens qui l'entourent L'ensemble de sa quête se compose donc
d'une série de « manipulations n ratées dont il est généralement le destinateur.
Dans la terminologie du Groupe d'Entrevemes, la manipulation se définit comme
<< l'activité d'un sujet opérateur sur un autre sujet opérateur pour lui faire exécuter
un programme donné »la. Elle correspond à la première phase de tout
programme narratif et s'articule généralement autour d'un faim-faire 147. Dans le
cas de Cousin, les manipulations s'organisent par contre autour d'un faire-savoir :
le héros cherche à exprimer aux autres penonnages qu'il veut entrer dans une
relation d'amour ou d'amitié avec eux. Cousin n'est toutefois pas doté du savoir-
faire nécessaire pour actualiser ces manipulations. Son incompétence à dire le
pousse très souvent à utiliser un langage non-verbal qui porte plus souvent
qu'autrement à la confusion : pour se faire des amis, ce dernier va s'asseoir à côté
d'un homme seul dans un wagon de métro pratiquement vide (p.16 et 52)148 OU
attend, pendant un mois, le professeur Tsourès devant sa porte avec un bouquet
de fleurs à la main (p.115)'~~. Ces gestes, qui pour Cousin sont une invitation à
l'amitié, sont généralement mal interprétés par les autres penonnages et
soulèvent chez ces derniers un certain malaise, voire même de la colère ou de la
frustration. Après un mois d'indifférence, le professeur Tsourès va finalement
s'arrêter pour parler avec Cousin, mais son attitude sera très agressive. Les
premières paroles que l'homme lui adresse sont: « Écoutez, monsieur,[ ...] ça fait
un mois que je vous trouve presque tous les soirs devant ma porte. J'ai horreur
des emmerdeurs. [...]Vous avez quelque chose à me dire ?» (p. 118). Même
réaction pour les passagers du métro qui demandent généralement a Cousin
pourquoi il ne va pas s'asseoir ailleurs. Et même lonqu'il réussit à entrer en
dialogue avec les gens, Cousin est incapable de se faire des amis. Comme nous le
démontre sa rencontre avec M. Burak, son discours allusif et incohérent l'empêche
d'entrer en communication parfaite avec les autres:
L45 NOUS résumons très brièvement L'analyse sémiotique très complète présentée dans le deuxième chapitre de l'étude de Godin, op. cit. note 127, p. 29 à 39.
146 Groupe dYEntrevemes. Annlyse sémiotique des textes. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979, p.52. 14' Ibid 148 Cité dans Godin, op. cit. note 127, p.3 1. i49 Cité dans Godin, p. 13 1.
Il y avait là [chez M. Parisi] monsieur Burak, qui était dentiste mais qui aurait voulu être chef d'orchestre. C'est ce qu'il me dit, alors que je venais à peine de m'asseoir sur une chaise a &té de lui 1--1 - Burak, Polonais, dit-il. Je suis dentiste mais j'aurais voulu être chef d'orchestre. [...] II y a des gens qui vous font tout de suite des confidences, en catastrophe, pour gagner désespérément votre amitié, et se lier à vous [...] Je crois que je fus à la hauteur [. ..] - Personne ne vous comprend mieux que moi, lui dis-je, j'ai passé toute ma vie chez les putes, alors vous pensez. Monsieur Burak retira sa main et me regarda d'une façon, oui, d'une façon, il n'y a pas d'autre mot. II €carta même légèrement sa chaise (p. 98-99).
C'est sensiblement la même situation qui se produit au cours de ses entretiens
avec le commissaire de police et la vieille dame au perroquet vert. Cousin tient un
discours si décousu, qu'il stupéfie ses interlocuteurs :
La dame [au perroquet vert] continuait a me sourire du fond du panier, mais nous nous étions tout dit et nous manquions maintenant de terrain commun, avec gêne et malaise. Je fis néanmoins preuve de ma présence d'esprit habituelle, [. . .] et je fis quelques remarques appropriées sur le bouchon de quinze kilométres sur l'autoroute du Sud [...]. De là je glissai rapidement vers les statistiques et les grands nombres pour lui faire sentir que dans le tas, il pouvait se manifester des possibilités de naissance, les vignes ont survécu au phylloxéra, le souci du Ministre de la Santé d'augmenter sans cesse le nombre de vaches franpises, [...] n'était peut-être que celui du Ministre de l'Agriculture, à cause de la confusion des valeurs et des fautes d'imprimerie, et quelqu'un pouvait encore naître quelque part à la suite d'une défaillance dans l'autorité, ou d'une fissure dans I'avortoir, comme il y a deux mille ans, lorsque soudain il y eut homme. Je fus cependant gêné dans mon bouche a bouche par le perroquet, qui me fixait de son regard rond consterné. Je persévérai, mais on comprendra que la consternation des perroquets 's~u fond du panier dépasse de trés loin les possibilités humaines (pl 42-1 43).
150 Le début de cet extrait nous laisse entendre que ce n'est pas le perroquet, mais bien la vieille qui regarde le héros avec consternation. Cousin est si angoissé par le fàit qu'il doit trouver d'autres sujets pour entretenir la conversation, qu'il en vient a mélanger leur identité.
Parce qu'il est incapable de communiquer clairement ses intentions, le héros ne
réussit donc jamais à actualiser ses manipulations et à amener les autres
personnages à s'engager dans une relation d'amitié avec lui. L'ensemble de sa
quête se résume alors par une série d'échecs. Malgré tout, Cousin persévère et
continue à tenter de se gagner l'amitié des gens qu'il rencontre. Bien souvent, il ne
perçoit même pas le malaise qui naît chez son interlocuteur et conclut qu'il s'est
fait UR ami. Puisqu'ils sont causés par son incompétence à entrer en
communication avec les autres, les échecs de Cousin peuvent inciter le lecteur à
se distancier progressivement du personnage et à évaluer son discours et son
comportement saugrenu. De ce fait, nous pouvons nous demander si les constants
ratages du héros ne pourraient pas former une première structure de répétition qui
travaillerait à faire émerger une critique ironique qui s'abattrait sur lui au cours du
récit.
L'échec de la quête d'authenticité de Cousin ne doit toutefois pas être mis sur
le seul compte de son incompétence à communiquer avec les gens. Cette situation
vient aussi du fait que le héros refuse tout autant de s'engager dans les voies de
secours offertes par les autres personnages du roman 15'. Tout au long du récit,
plusieurs solutions s'offrent a Cousin pour atteindre sa quête d'authenticité. Ces
dernières sont proposées par la moiti6 des personnages qui croisent son chemin :
le curé lui propose de s'engager dans la voie du mariage chrétien, le garçon de
bureau dans celle de la politique, la vieille dame au perroquet lui suggère de
s'abonner au service téléphonique les Ames Sœurs, etc. Pour diverses raisons,
très peu de ces propositions réussissent à attirer l'intérêt du héros. Ses refus nous
permettent de mieux comprendre son système de valeurs et de préciser l'objet de
sa quête. C'est ainsi que, malgré tous les discours et !es stratagèmes du garçon
de bureau, Cousin refuse de joindre les rangs du parti communiste. L'engagement
politique, croit-il, n'a rien a voir avec le bonheur : « C'est des histoires de mue, tout
15 1 Dans cette partie de notre étude, nous sommes en plusieurs points redevable a l'excellente analyse thématique présentée dans le troisième chapitre de la thèse d'Anne-Charlotte &man, op. cit. note 126, p.45-9 1 .
ça, pour faire peau neuve, mais toujours la même, pseudo-pseudo » (p.40). Plus
loin, il ajoute:
C'est surtout le garçon de bureau et ses grosses moustaches démagogiques vieil-ouvrierde-France qui m'énewait [. . .]. Un jeune mec de vingt-cinq ans qui fait genre vieille France avec nappe en toile cirée a carreaux blancs, gros rouge, velours côtelé et imprimerie clandestine a l'intérieur, c'est fini, tout ça a déjà été fait. Aujourd'hui, c'est dépassé, on trouve de tout à la Samaritaine. Les bombes fabriquées chez soi, c'est plus la peine (p.45).
Pour Cousin, l'engagement politique est donc une forme d'action dépassée. Ce
n'est qu'une autre manière de faire semblant d'être un homme réalisé et ne saurait
être considéré comme une voie d'accès à l'authenticité. Pour le héros,
I'engagement politique est aussi une voie d'action contraignante, qui brime la
liberté des gens. Dans plusieurs passages du récit, le narrateur associe en effet
les initiatives du garçon de bureau au mouvement fasciste :
- A propos, [dit le garçon de bureau], derrière ses paniers. On a une réunion, samedi- Tu veux venir? Ça te changera. Des ambitieux, tous, avec des exigences et des prétentions. C'est le fascisme au fond (p.66).
Comme il l'explique lui-même, Cousin n'a rien contre le fascisme. Un état
autocratique lui donnerait au moins une bonne raison de ne pas se sentir libre. S'il
n'aime pas l'attitude du garçon de bureau, c'est uniquement parce qu'il se sent
traque par le regard de l'homme '". II considère que ses regards en coin et son
insistance (le garçon de bureau est si envahissant qu'il ne craint pas de débarquer
à l'improviste, chez Cousin. pour t'inviter à une manif B) viennent brimer son droit
à la vie privée et la liberté dont il jouit lorsqu'il est seul, dans son « fort intérieur )> :
<< Ce garçon de bureau commence à me counr sérieusement. Quand il me regarde
de son air populaire, on dirait qu'il sait et qu'il compte même les nœuds que je fais.
Si on n'a pas le droit d'être chez soi» (p. 181). Or, selon Cousin, pour vivre dans
15' Ostman, ibid, p.66.
une grande agglomération comme Paris, tout homme se doit d'avoir ses rêveries,
son petit quant-à-soi, oii il peut se réfugier lorsque la réalité est trop angoissante
(pA81). S'il désire ardemment connaitre la fraternité humaine, le héros ne veut par
contre pas perdre son intimité. Parce qu'il nie le droit a la vie privée, voire même
l'individualité de l'être, le projet communiste défendu par le garçon de bureau ne
peut donc attirer son attention. Plutôt que de l'amener à sortir de sa solitude, il
l'incite à s'isoler davantage et à se perdre dans l'anonymat de la ville.
S'il tourne le dos à la politique, Cousin refuse tout autant le secours de la
religion. Comme il l'explique lui-même au curé: il veut ïï queiqu'un qui est à lui seul
et non pas quelqu'un qui est à tout le monde n (p.20). De ce fait, I'idée de partager
l'amour de Dieu avec l'ensemble des autres fidèles ne l'enchante guère. Le
mariage chrétien, avec son lot de résignations, n'est pas non plus retenu comme
une solution viable. L'idée d'épouser ïc une jeune femme simple et travailleuse, qui
lui donnera des enfants )) (p.50) apparaît même saugrenue au héros. Et pourtant,
certains passages du récit montrent que Cousin n'est nullement contre I'idée de
se marier et de fonder une famille. Après que Mlle Dreyfus ait avoué qu'elle n'allait
jamais au cinéma le dimanche parce qu'elie préférait se reposer chez elle, ce
dernier affirme : iï Elle me faisait ainsi comprendre que pour moi, elle ferait une
exception [et] qu'elle ne traînait pas dehors mais s'occupait de son intérieur, faisait
la cuisine, soignait nos enfants, en attendant mon retour à la maison » (p.184).
Plus loin, il poursuit: « Je ne demandais qu'une seule chose : avoir des enfants
Noirs. qu'on puisse se serrer les coudes au sein d'une même famille, eux, moi.
Mlle Dreyfus et Gros-Câlin. J'étais même prêt à vivre avec eux dans une caverne
comme à leurs origines » (p.186). Contrairement à ce que peut nous laisser
entendre son dialogue avec le curé, Cousin n'a donc aucune aversion pour le
mariage. En fait, ce n'est pas autant I'idée d'un a mariage chrétien » qui rebute le
héros que le type de femme proposée par le curé. Au chapitre 20, Cousin specifie
en effet qu'il n'est pas seulement marqué par un profond manque d'affection. mais
qu'il souffre aussi d'un « surplus » d'amour qu'il n'arrive pas à « écouler )> (p.112).
Un des moyens qu'il a trouvé pour déverser cet << excédent N est de donner de
l'affection et de la compassion aux êtres (qu'il juge) plus démunis que lui. Or, dans
l'esprit du héros, Mlle Dreyfus est une femme << fragile » et craintive » qui
demande à être protégée. Parce qu'elle est noire elle est aussi un être inférieur,
qui fait face aux préjugés des gens. Par sa faiblesse naturelle, Mlle Dreyfus repond
donc beaucoup mieux à ce besoin de a protéger D et de (< s'ofkir à quelqu'un D
(p.46) qui affecte le héros, que la femme <c travaillante D suggérée par le curé '53.
Ce besoin de Cousin de donner de son affection aux êtres plus démunis
amène à penser que, parmi toutes les formes d'engagement social proposées
dans le roman, l'entraide humanitaire est le seul type d'activité qui attire l'intérêt du
héros. Une étude plus approfondie du texte montre toutefois que même cette
solution est, pour lui, une voie sans issue. Lorsque Cousin pose un acte
humanitaire, c'est beaucoup plus pour se remonter le moral et améliorer son
estime de soi que pour le plaisir d'aider une personne en détresse. C'est du moins
ce que laisse entendre le héros lorsqu'il constate, dans un de ses rares moments
de crise :
[...] je suis né trop tard pour la fraternité. Ça n'a plus rien à vous donner. J'ai raté les Juifs persécutés que l'on pouvait traiter d'égal à égal, avec noblesse, [...] les Arabes lorsqu'ils étaient encore bicots, il n'y a plus d'ouverture pour la générosité. Il n'y a plus moyen de s'ennoblir. S'il y avait l'esclavage, j'aurais épousé Mlle Dreyfus tout de suite, je me sentirais quelqu'un (p.81).
Le passage du texte où Cousin raconte son expérience avec les aveugles nous en
donne un autre exemple. A la page 118 du roman, le narrateur se remémore
l'époque où il se rendait, chaque soir, à l'institut des Aveugles afin d'aider les non-
voyants à traverser la rue. Cousin appréciait énormément cette expérience, car :
«les aveugles sont très gentils et très aimables, a cause de tout ce qu'ils n'ont pas
vu dans la vie D (p.118). Or voilà qu'un jour, il rencontre un aveugle qui ne se sent
pas diminué du tout :
153 Cette idée est appuyée par le fàit que dès qu'il découvre que Mlle Dreyfûs est une jeune femme libre et indépendante » (p. 123)' Cousin considère qu'il n'a plus rien à lui of3Xr.
Je l'avais d6jà aidé plusieurs fois et il me connaissait [...] je l'ai vu sortir, je courus vers lui et je le pris sous le bras- Je ne sais pas comment il a su que c'était moi, mais il m'a reconnu tout de suite. - Foutez-moi la paix ! gueula-t-il. Allez faire vos besoins ailleurs ! Et puis il a levé sa canne et i f a traversé tout seul. Le lendemain, il a dû me signaler à tous ses copains, parce qu'il n'y en a pas un qui acceptait de me tenir compagnie. Je comprends très bien que les aveugles ont leur fierté, mais pouquoi refuser d'aider un peu les autres à vivre ? (p. 1 1 8-1 1 9) lY.
Si Cousin vient en aide aux plus démunis, c'est uniquement dans le but d'améliorer
son estime de soi et de s'aider à mieux vivre. Comme la grosse Ginette dans
L'angoisse du roi Salomon, il s'absorbe dans le malheur des autres afin d'cublier
ses angoisses et sa solitude '55. Loin d'être un don de soi, l'entraide humanitaire
devient, chez Cousin, un acte totalement égoïste, voire même un moyen de
distraction. Ce type d'activité ne saurait donc être considéré comme une voie
d'accès à la N fraternité authentique B dont semble rêver le héros tout au long du
roman.
Le refus de Cousin de s'engager dans le projet collectif suggéré par
l'idéologie communiste ou de partager l'affection d'un être cher avec autrui amène
à se demander ce que signifie réellement, pour lui, l'idée c d'amour et de fraternité
humaine B. Chez le héros, cette fraternité ne semble effectivement possible que si
elle repose sur un rapport de force mettant en relation un être fort et un être faible.
Les exemples précédents démontrent que Cousin aime être celui qui fait preuve de
compassion. L'épisode où il entre en relation avec le professeur Tsourès montre
toutefois que ce dernier n'a aucune répugnance à jouer le rôle de la victime. Si
cette position ne lui permet pas de <c s'ennoblir D, elle lui permet tout de même de
se gagner l'attention et l'affection d'autrui. Le lecteur ne doit donc pas se
méprendre lorsque Cousin exprime son désir de connaître la ((fraternité
humaine B. Ce souhait ne renvoie pas autant à la volonté du héros de voir s'établir
"4 NOUS soulignons. 155 Ajar, Émile. L 'angoisse da roi Salomon. Paris, Mercure de France, 1979, p.181-182.
un lien d'amitié et de solidarité entre les hommes, qu'à l'envie de pouvoir se
gagner l'affection d'autrui en démontrant une certaine gentillesse. Comme son
espoir de vivre un jour une mutation biologique, les aspirations fraternelles de
Cousin sont donc uniquement motivées par son désir égoiste de voir s'améliorer
sa propre situation. Même si elle renvoie aux deux problèmes fondamentaux de ta
condition humaine que sont les questions de « l'être » et de l'a existence », la
quête d'authenticité de Cousin est donc une quête individualiste, qui ne cherche
nullement à transformer la condition de tous les hommes. En fait, le seul élément
qui intéresse le héros chez les autres, c'est ce qu'ils peuvent apporter pour
améliorer sa condition.
Comme l'engagement social, l'expression artistique ne constitue pas non plus
une solution viable au problème existentiel du héros. Dans le roman, cette voie
d'accès est proposée par M. Parisi, un ancien ventriloque qui apprend aux âmes
seules a dialoguer avec le monde et a se faire des amis parmi les objets (p.104). A
première vue, cette forme d'expression semble pourtant être la solution idéale au
problème de communication de Cousin. Selon les dires du ventriloque, la création
artistique est en effet un excellent moyen de communiquer avec le monde
extérieur et de résoudre les grands mystères de l'existence :
II vient [...] un moment ou vous n'en pouvez plus et où vous êtes dévoré par le besoin de vérité et d'authenticité, de poser des questions et de recevoir des réponses, bref, de communiquer [...] et c'est là qu'iI convient de faire appel à l'art. C'est là que le ventriloque entre en jeu et rend la création possible (p.94).
Comme le fait très justement remarquer Ostman, la solution proposée par M. Parisi
ne peut toutefois pas répondre au besoin de Cousin. car pour l'artiste l'authenticité
est dans I'art, dans « l'artificiel » lS6. Contrairement à ce que laissent penser les
Ostman, op. cit. note 126, p. 59.
paroles de M. Parisi, l'expression artistique ne fait donc que replonger le héros
dans une situation d'inauthenticité.
Dans le récit, Cousin n'est pas complètement dupe de la situation. Si au
cours des premières séances, il se ment à lui-Mme sur les raisons qui l'amènent
à assister aux cours de M. Parisi, il comprend rapidement que la méthode
enseignée par le vieil Italien n'est qu'une béquille, un moyen de soutenir les
exclus et de les ajuster à leur environnement:
M. Parisi est en somme dans les prothèses, et c'est très bien, à cause des mutilés et des amputés. II a une mission culturelle à remplir. L'art, la musique, la réanimation culturelle, c'est très bien. II en faut. Ça permet de s'ajuster [...]. Mais c'est malgré tout autre chose, surtout lorsqu'on pense aux tonnes et aux tonnes d'amour qui viennent s'écraser sur les pare-brise des camions en Californie- Ça existe dans la nature (p.112-113).
Les dernières phrases de cette citation nous démontrent que Cousin veut trouver
une solution naturelle à son problème existentiel. Il ne veut pas avoir a s'adapter, à
« s'ajuster » à son environnement. II veut que ce soit l'environnement qui, à la
suite d'une défaillance dans l'ordre naturel des choses, soit ajusté à lui (p.112). Ce
dernier en vient donc à conclure que les cours de M. Parisi ne peuvent lui être
d'aucune utilité. Après quelques séances, il délaisss les séances d'animation
culturelle » du vieil Italien et cesse, du même coup, de vouloir faire parler son
python d'une voix humaine.
Contrairement à ce que nous laisse supposer son rêve d'amour et de
fraternité humaine, Cousin ne perçoit pas l'engagement social comme une voie
d'accès à l'authenticité. Motivée par un désir égoïste, sa quete est une quête
individualiste qui ne cherche nullement à améliorer le sort de tous les hommes. Ce
qu'il apprécie de ses échanges avec les autres. c'est l'attention que ces derniers
lui portent et non les liens ou les répercussions sociales qu'ils pourraient
engendrer. C'est pourquoi il tente tout de même de se lier d'amitié avec le garçon
de bureau et le curé, malgré le fait qu'il refuse leur forme d'engagement.
L'expression artistique n'est pas non plus retenue comme une solution viable son
problème existentiel. En fait, lorsque nous étudions attentivement le texte, nous
constatons que Cousin croit fermement que sa transformation ne dépend pas de
lui, mais de l'intervention d'un événement extérieur telle la découverte d'une
nouvelle source de chaleur ou la venue d'extraterrestres. Avec l'amitié, l'amour est
peut-être le seul type d'engagement dans lequel le héros est prêt à s'investir- Mais
encore, même pour cette solution, Cousin ne semble pas être pourvu de la force
de caractère et des compétences nécessaires pour amener une femme à
s'engager dans une relation amoureuse avec lui.
2.2.3 L'amour comme voie d'accès à I'authenticite. De toutes les voies d'accès à l'authenticité présentées à l'intérieur du récit.
l'amour est certes celle qui attire le plus le personnage de Cousin. « Tout ce que
j'exige impérieusement, avec sommation et hurlements intérieurs [...], c'est
quelqu'un à aimer» (p.129) affirme-t-il au 25' chapitre du roman. Dans le récit,
cette solution se concrétise principalement à travers l'idylle amoureuse qui se tisse
entre le héros et Mlle Dreyfus. Cousin est effectivement amoureux de sa collègue
de bureau qui, croit-il, a des affinités sélectives avec lui. Or, même dans cette voie,
notre héros aime à rester passif et à se perdre dans la fabulation. Au tout début du
roman, le narrateur a f i i m qu'il va se marier avec Mlle Dreyfus. Quelques pages
plus loin, nous apprenons que ce mariage n'est toutefois qu'une invention de
Cousin. Dans la réalité. il n'adresse que très rarement la parole à sa dulcinée. Leur
relation se limite à quelques phrases échangées dans l'ascenseur, portant sur la
santé de Gros-Câlin. Cette piètre situation n'affecte toutefois pas le moral du
héros. Le fait qu'il ne rencontre Mlle Dreyfus que dans l'ascenseur le satisfait
pleinement. Puisqu'il n'a pas le courage d'inviter la jeune femme à sortir, ces
quelques secondes se transforment en un véritable voyage dans les îles du
Pacifique (p.77). Le fait qu'il adresse rarement la parole à sa collègue n'affecte pas
non plus ses aspirations, car Cousin est si convaincu des sentiments que lui porte
Mlle Dreyfus, qu'il interprète toutes ses paroles comme de véritables déclarations
d'amour :
Je me suis rendu au bureau un peu plus t8t que d'habitude et j'ai attendu Mlle Dreyfus devant l'ascenseur pour voyager avec elle [...]. Lorsque nous sommes sortis au neuviérne, devant la STAT, [elle) m'a adressé la parole et elle est tout de suite entrée dans le vif du sujet. - Et votre python, vous l'avez toujours ? Comme ça, en plein dedans. En me regardant droit dans les yeux. Les femmes, quand elles veulent quelque chose..- J'en ai eu le soufffe coupé. Personne ne m'avait jamais fait des avances. Je n'étais pas du tout préparé a cette jalousie, à cette invitation à choisir, c'est lui ou c'est moi D (p.63-64).
Comme le démontre cette dernière citation, Cousin a tendance à mal interpréter
les paroles de Mlle Dreyfus. Troublé par son amour, il lui prête des intentions
qu'elle n'a pas réellement. Le fait que Mlle Dreyfus demande, au chapitre 32, si
elle peut aller voir son python prouve en effet que cette dernière s'intéresse
réellement à Gros-Câlin- Or, à une seule occasion dans le récit, Cousin en vient à
douter des sentiments de Mlle Dreyfus et à se demander si cette dernière ne
s'intéresse à lui que par pitié (p.78). mais il se reprend très vite et parvient à
calmer son angoisse en se convainquant que sa collègue manque tout simplement
trop de confiance en elle pour lui déclarer son amour (p.80).
Même s'il est confiant des sentiments que lui porte Mlle Dreyfus, Cousin ne
pose presque jamais d'actions concrètes pour charmer sa collègue et améliorer sa
situation. Jusqu'au 38e chapitre du roman, il se contente de l'attendre au bas de
I'ascenseur et de rêver que l'appareil tombe en panne. Cousin a toujours une
bonne raison pour justifier son inaction : parce qu'il craint que l'idée de vivre avec
un python n'effraie Mlle Dreyfus, il tient A procéder lentement, par étapes, afin que
la jeune femme puisse mieux connaître sa personnalité et son mode de vie (p.21) ;
parce qu'elle est noire, Mlle Dreyfus risque de prendre ses invitations pour un
signe de pitié et de s'enfuir de panique (p.32)' etc. Au lieu de chercher des moyens
de séduire sa collègue, Cousin se donne donc des raisons un peu faciles pour ne
pas lui dévoiler ses sentiments. Ces raisons sont autant d'obstacles a un
programme narratif amoureux. Elles l'empêchent de s'engager dans son projet de
séduction de Mlle Dreyfus- Avec Madeleine Godin, nous sommes donc portée à
conclure que Cousin est le principal responsable du statu quo qui affiige sa
situation amoureuse pendant tout le récit ln. Sa faiblesse et son imagination trop
fertile sont ici des freins à sa quête d'amour et d'authenticité.
En demandant à Cousin si elle peut venir chez lui pour voir son python, Mlle
Dreyfus viendra toutefois mettre fin à ce statu quo. La venue de la jeune femme
provoque effectivement tout un branle-bas dans l'appartement du héros, qui est
trop heureux de passer un petit déjeuner en tête-à-tête avec elle.
Malheureusement pour lui, la jeune femme ne vient pas seule. Elle est
accompagnée par trois collègues de bureau qui ne manquent pas de remarquer le
ridicule de la situation (puisqu'il était convaincu de passer un souper en amoureux
avec Mlle Dreyfus, Cousin a décore sa table d'un bouquet de muguets, de son
service à thé pour deux et de deux serviettes de table rouges en forme de cœur
(p.161)). Malgré sa déception, Cousin reussit tout de même a transformer cette
pénible expérience en une situation positive : << Je n'y avais pas droit, il n'y avait
jamais eu promesse, il y avait seulement un petit excédent de naissance pseudo-
pseudo, et l'ascenseur. Mais c'était l'erreur humaine, /'espoir » (p. 165) ls8. AU 38=
chapitre du roman, il décide même de prendre le contrôle de la situation et
d'avouer ses véritables sentiments à Mlle Dreyfus. Après avoir attendu la jeune
femme pendant plus d'une demi-heure au bas de l'ascenseur. Cousin apprend
toutefois que cette dernière a donné sa démission afin de retourner chez elle, en
Guyane. A la fin de sa journée de travail, il se rend a l'appartement de sa dulcinée
et l'attend dans la cage d'escalier. A 11 h25, Mlle Dreyfus n'est toujours pas
rentrée. Pris d'un énorme besoin de tendresse, il se rend chez les <( bonnes
Is7 Godin, op. cit. note 127, p.47. 158 Nous soulignons.
putes n, rue des Pommiers. A son grand désarroi, la jeune femme qu'il y trouve ne
réussit pas CC à lui faire illusion » (p.195-196). A 12h50. il retourne donc chez les
putes, mais cette fois, rue des Asphodèles. C'est à cet endroit qu'il retrouve Mlle
Dreyfus, parmi les prostituées. Cette rencontre inopinée permettra à Cousin de
connaître la tendresse dans les bras de la femme désirée :
Elle [Mlle Dreyfus] me fit semblant avec beaucoup de métier [...]. Elle me serra très fort dans ses bras et me caressa dans ce silence au goutte-a-goutte qui fait bien les choses. La tendresse a des secondes qui battent plus lentement que les autres. Son wu avait des abris et des rivages possibles. Elle était vraiment douée pour la féminité (p.204-205).
Cette union ne permettra toutefois pas au héros de devenir un homme
authentique. Fondée sur l'argent et le faux-semblant, elle n'est qu'une autre
manière de faire « pseudo-pseudo 15' D. Après cet épisode, Cousin demande à
Mlle Dreyfus de venir habiter avec lui, mais la jeune femme refuse, sous prétexte
qu'elle tient trop à sa liberté. Suite à cette décision, le héros ne retournera plus
dans le bordel de la rue des Asphodèles. II cessera même, nous dit-il, de penser a
Mlle Dreyfus sauf pour [s]'assurer tout le temps [qu'il] ne pense plus à elle »
(p.213-214). Le refus de Mlle Dreyfus sanctionne donc l'échec du programme de
séduction de Cousin. Cet échec est conditionné par le fait que <C Cousin s'adresse
a la mauvaise personne » : Mlle Dreyfus n'est pas la jeune femme « fragile » et
<< timide » qu'il croyait, mais une jeune femme libre et indépendante '? Toute la
quête amoureuse de Cousin, tous ses espoirs et son optimisme reposent donc sur
une chimère que s'est construit te héros pour entretenir son mythe de la femme
idéale. De ce fait, l'échec du programme de séduction de Cousin n'est pas autant
dû à son manque de compétences qu'à son imagination trop fertile qui l'a poussé à
croire et à s'investir dans une voie sans issue.
Dans son étude: Godin souligne avec justesse le rôle important que vient jouer l'argent dans le programme narratif amoureux de Cousin. Godin, ibid, p.4849.
'60 Godin, ibid, p.49.
2.2.4 Concl usion Dans Gros-Câlin, la solitude extrême du héros l'amène à espérer vivre un
jour une vie plus authentique remplie d'amour et de fiaternite humaine. Pour
atteindre cet idéal, Cousin attend la venue d'une mutation biologique qui lui
permettrait de faire un bon prodigieux dans l'évolution » et de devenir un homme
pleinement réalisé. II place aussi son espoir dans l'expérience de l'amour et de
l'amitié véritables. Malgré toutes ses initiatives, Cousin ne réussit pas à atteindre
sa quête d'authenticité, du fait qu'il ne réussit jamais à convaincre les autres à
entrer dans une relation d'amour ou d'amitié avec lui. Son incompétence peut
inciter le lecteur à se dissocier peu à peu de lui et à porter un jugement critique sur
son comportement. Les constants échecs du héros peuvent donc être répertoriés
parmi les structures de répétition qui travaillent à faire émerger l'ironie litteraire à
l'intérieur du roman. L'échec de sa quête d'authenticité provient aussi du fait que
ce dernier refuse les solutions qui lui sont proposées par plusieurs personnages
du récit. Contrairement à I'amour, à l'amitié et au hasard, l'art, la religion et la
politique ne sont pas considérés, par Cousin. comme des solutions viables à sa
quête d'authenticité. Cette attitude n'est pas autant motivée par le fait que le héros
perçoit la fausseté de ces voies d'action que par le fait que ces dernières ne
correspondent pas au type de relation qu'il recherche. La quête de Cousin est en
effet une quête individualiste : son rêve n'est pas de voir naître I'amour et la
fraternité entre tous les hommes, mais que certains hommes lui témoignent, à lui
seul, de I'amour et de l'affection. L'idéologie communiste (qui nie l'individualité de
l'être et l'oblige à tout partager avec le groupe) et la religion chrétienne ne
sauraient donc répondre à son idéal. Même I'expGpérience de la mutation biologique
présentée par Theillard de Chardin prend chez Cousin un aspect très
individualiste. Si chez de Chardin, cette expérience se réalise suite à I'évoIution,
d'une génération à l'autre, de tout le groupe humain, dans l'esprit de Cousin cette
mutation se produit, au contraire, d'une manière subite et n'affecte que le destin
d'un seul individu à la fois '?
'"' Ostman, op- cit. note 126, p.3 1.
Le fait que Cousin investit beaucoup d'espoir dans l'avènement d'une
mutation biologique et qu'il garde confiance, malgré tous ses échecs, de se faire
des amis et de connaître l'amour avec Mlle Dreyfus nous amène à le percevoir
comme un idéaliste qui préfère se perdre dans le rêve plutôt que de faire face à la
réalité des événements'". L'idylle amoureuse qu'il s'invente avec Mlle Dreyfus
montre bien la place et le pouvoir qu'exerce le rêve dans la vie de Cousin. Grâce a
son imagination, le héros réussit non seulement à se construire un idéal, mais
aussi a transformer la réalité et à entretenir sa foi en I'avénement de jours
meilleurs. Or, ce besoin de déformer le réel n'affecte pas seulement sa relation
avec Mlle Dreyfus. Une étude plus approfondie du texte démontre en effet que
Cousin déforme constamment la portée des événements qui marquent son
quotidien. De ce fait, il ne s'aperçoit jamais à quel point son comportement et ses
échecs le rendent pathétique aux yeux des autres et garde confiance en ses
chances d'atteindre un jour une vie plus authentique. Si, au début du roman,
l'optimisme de Cousin peut être perçu comme une force positive, il se transforme
peu à peu en un signe de faiblesse. Comme sa confiance inébranlable entre en
conflit avec ses perpétuels échecs, le héros apparaît progressivement, aux yeux
du lecteur, comme un homme qui a si besoin de croire en son idéal, qu'il en vient
(inconsciemment ou non) à se cacher la réalité. Tout porte donc à croire que le
rêve utopique de Cousin et que son espoir effréné pourraient aussi être répertoriés
parmi les normes susceptibles d'attirer la critique ironique de l'auteur-encodeur.
Par ses rêves et son comportement, Cousin se rapproche énormément des
autres héros qui peuplent les romans signés Gary. Comme le démontre l'étude de
Rebecca Jane McKee, tous peuvent être présentés comme des « idéalistes
invétérés » qui croient à l'avènement d'un monde plus chaleureux et plus
fraterne~'~~. Si les héros des premiers romans luttent activement pour amener
l'établissement de leur idéal dans la société, ceux qui peuplent les œuvres
'62 h a n , ib id , p.66. '63 MecKee, Rebecca Jane. n e humanisme of Romain Gary. Mémoire de maîtrise présenté au Trinity
College de Dublin, 1978,241 p. Ce thème fait aussi I'objet du mémoire de Guy Gallagher. L 'humanisme
publiées après 1956 ont par contre beaucoup de difficultés à vivre avec leurs
idéaux. Comme Cousin. ils sont blessés par leurs trop grandes aspirations et
cherchent souvent à fuir le réel 164. Et pourtant, aucun des personnages des
romans signés Gary ne ressemble à Cousin. Aucun d'entre eux n'apparaît aussi
pathétique et ne s'attire autant la critique du lecteur. Cette différence vient, a notre
avis, du fait que Gros-CBlin met beaucoup plus l'accent que les romans garyens
sur les angoisses de son héros et sur les méfaits de son trop grand idéalisme.
Contrairement à ce qui se produit dans les œuvres signées Gary (ou le héros
réussit généralement a acquérir assez de compétences pour transformer sa
situation), Cousin demeure aveugle et incompétent jusqu'à la fin du récit. A la
différence du personnage de M. Antoine dans Les mangeurs d'étoiles. ce dernier
n'est même pas frappé, à la fin du roman, par un soudain élan de lucidité qui lui
permettrait de comprendre sa situation et la mauvaise influence qu'exerce sur lui
son idéalisme 165. Les derniers paragraphes de Gros-Câlin démontrent que Cousin
garde une étincelle d'espoir dans son « fort intérieur » et qu'il persistera à
transformer le réel afin d'entretenir son optimisme. Cette confiance que le héros
témoigne en la venue d'une vie plus authentique et l'aveuglement qu'elle produit
chez lui font en sorte que le personnage de Cousin se rapproche du héros du
roman totalitaire tant critiqué par Gary dans son essai Pour Sganarelle. Plusieurs
procédés narratifs retrouvés dans Gros-Câlin permettent d'ailleurs d'associer ce
roman à ce type d'œuvre. Cette situation amène naturellement a se demander si
Gros-Câlin ne serait pas une parodie du roman totalitaire. Pour élucider cette
question et nous aider à cerner les comportements de Cousin qui risquent de
s'attirer l'ironie de l'auteur-encodeur, nous allons dès lors nous arrêter pour
résumer brièvement la critique que Gary émet au sujet du m a n totalitaire dans
dans les romans de Romain Gary. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval de Québec, 1968, 86p.
la McKee, ibid , p. 82- 102. 165 Gary, Romain. Les mangeurs d'étoiles. Paris, Gallimard, 1966, 329 p. Dans ce roman, M. Antoine est un
jongleur d'origine française qui rêve de démontrer la grandeur de son pays en réussissant a jongler avec treize balles (exploit sans précédent qui, selon l'artiste, dépasserait la condition humaine ). Or, après avoir fkit face à un enlèvement et a un peloton d'exkution, M. Antoine comprend, à la fin du récit, que vivre est déjà en lui-même a un tour difficile à réaliser », puisque a les hommes [ne sont] pas trés doués pour cela et échouEent] toujours » (p.328).
son essai Pour Sganarelle et démontrer les liens qui peuvent être faits entre Gros-
Câlin et ce type de roman.
2.3 Pour Sganarelle et la critique de I'aveugiement idéologique des auteurs du f l siécle
2.3.1 La definition garyenne du roman totalitaire Pour Sganarelle fut publié en 1965. Dans la première partie de cet essai,
Gary s'en prend aux différents courants qui ont marqué la littérature depuis le
début du XXe siècle. L'une des premières critiques qu'il adresse aux auteurs de
cette période est de ne plus défier la Puissance de la réalité. Plutôt que de
soumettre l'Histoire, les êtres et les idéologies aux exigences de leur œuvre et de
leur génie, les romanciers de ce siècle se réfugient dans le fantastique, dans le
maniérisme, dans le refus de voir. d'aborder, de combattre 16? Bien cantonnés à
l'intérieur de leur petit Royaume du (< Je B. ils ne voient plus de la vie que
l'angoisse qu'elle leur inspire et ne cherchent plus l'humanité que dans leurs
plaies'67. Cette pratique, affirme Gary, tend à engager le roman dans une
entreprise individualiste et totalitaire. car en érigeant un aspect pa~ticnlier de leur
existence en définition fondamentale de la condition humaine, les grands
romanciers du XXe siècle emprisonnent l'homme et le roman dans un univers
concentrationnaire, dans (C un huis dos dont les issues sont soigneusement
bouchées »:
[...] que ce soit l'absurde, le a néant D, 1' incompréhension D, la coupure des rapports de l'homme avec le monde, 1' incommunicabilité », l'aliénation ou le marxisme [...] c'est à la fermeture dans la rigueur d'une condition absolue et donc totalitaire que nous sommes ainsi réduits. [...] tout, dans le roman individualiste totalitaire du Procès à La Nausée. à l'Étranger [...] procède par choix arbitraire d'un rapport élevé en absolu : c'est la
166 G a q , Romain. Pour Sganarelfe. Recherche d'un personnage et d'un roman. Paris, Gallimard, 1965, p.25. 16' Ibid, p.41. 168 Ibid, p.21.
dictature du Nez de Gogol coupé du visage et decrktant que l'homme. tout l'homme et tout dans l'homme, c'est lui'".
Selon Gary, i< tout arrêt définitif, toute fixation concentrationnaire du
personnage dans une situation ou dans une idéologie est inconcevable 170 n . car
l'existence humaine est une aventure complexe, composée de multiples
expériences. Tous les rapports qu'entretiennent les individus et la société avec
l'Histoire et l'univers ne sauraient donc être définis par un seul de ces rapports1".
Au roman totalitaire de son époque, Gary vient donc opposer le roman total, c'est-
à-dire un roman qui domine entièrement la réalité et qui se sert de ses
contradictions et de sa complexité uniquement pour alimenter son imaginaire.
Dans ce type de roman, « le personnage ne saurait être fixe dans aucune
situation, dans aucune conception idéologique, concentré dans aucune rigueur
déterministe 1.. -1, [et] ne peut être invité à obéir au Cérémonial d'aucune certitude
intronisée '" ». Tout point de vue philosophique y est donc constamment contredit
par un autre tandis que le personnage, voguant travers des multiples identités,
perçoit sous différents points de vue, un monde en perpétuel mouvement In.
2.3.2 Gms-Câlin : une parodie du roman totalitaire ? Nous ne pouvons qu'être surprise, lorsque nous rapprochons Gros-Câlin et la
critique que Gary adresse au roman contemporain. En plusieurs points, cette
œuvre ressemble beaucoup plus au roman totalitaire qu'au roman total. Parce que
tout son récit est centré autour des désirs et du problème existentiel de Cousin, le
lecteur a l'impression de rentrer dans un univers étroit, referme sur lui-même.
Contrairement a ce qui se produit dans les autres romans signes Gary, Gros-Calin
ne s'ouvre jamais sur le destin des autres personnages. Dans le texte, ces
16' Ibid, p.16. I7O Ibid., p.19. 17' Ibid , p.22. ln ïbid, p.19. 17' Ibid, p.71. Il importe de préciser que Gary ne prétend nullement avoir écrit, dans le passé, un roman qui
correspondrait a l'esthétique du roman total. Le but premier de Pour Sganarelie est de concevoir le
derniers ne prennent que très brièvement la parole. Leurs propos, leur passé et
leur comportement, leur permettraient de présenter leur propre vision du monde'".
Tout le récit de Gros-Câlin est prbsenté à travers le regard angoissé et déformé du
narrateur. Lorsque ce dernier laisse les autres personnages émettre une position
sur le monde, il se permet généralement d'intervenir dans leur discours pour y
integrer ses idées et ses expressions-types. Plutôt que d'apporter un nouveau
point de vue à I'intérieur du roman, leürs propos contribuent donc à consolider ta
position du héros et a faire ressortir davantage son problème existentiel.
Ces constantes interventions du narrateur, qui s'immisce subtilement dans
son récit et projette ses angoisses sur les autres, est un autre élément qui
rapproche le héros de Gros-Câlin de l'image de l'auteur totalitaire. Comme ce
dernier, Cousin limite l'étendue de ia réalité à ses souffrances et enferme son récit
à l'intérieur de son petit Royaume du << Je ». Même ses rêves de fraternité
humaine et de mutation biologique qui, de prime abord, devraient viser l'humanité
entière, sont envisagés d'un point de vue purement individualiste. Comme dans le
roman totalitaire, aucune action ne semble, de plus, permettre a Cousin de se
sortir de sa solitude existentielle. Malgré toute sa bonne volonté, sa quête stagne
constamment. Certes, cette situation n'est pas due au déterminisme des choses
(comme le laisse entendre le narrateur), mais à l'inaction et a l'incompétence du
héros. Quoi qu'il en soit, le résultat demeure le même. Tout au long de sa lecture,
le lecteur a l'impression que Cousin se perd constamment dans le monde du rêve
et que sa situation n'évolue jamais. Nous pouvons même nous demander si le
souci d'objectivité du narrateur ne renvoie pas à l'attitude de l'auteur contemporain
qui refuse de combattre la Puissance. Comme nous l'avons souligné
précédemment, Cousin refuse de critiquer la réalité qu'il perçoit et ce, même
lorsque les événements qu'il rapporte attaquent sa dignite. Plutôt que de
confronter le réel, il préfère s'enfuir dans un monde imaginaire et transforme la
canevas qu'il entend d o ~ e r a son fiitur roman. Cette réflexion l'améne dès lors à réfléchir sur ce qu'est un roman et ce que devrait être la littérature de son époque.
174 McKee, op. cit. note 163, p. 13 1 et 135.
réalité en donnant aux événements une portée plus positive. Cet optimisme lui
donne, bien sûr, un visage moins négatif que celui du heros totalitaire. Son besoin
de croire à tout prix à son idéal et sa manie de transformer le reel nous incitent par
contre à l'associer à cette figure.
2.3.3 Conclusion Parce que Gros-Câlin enferme lui aussi son héros dans un univers clos et
rigide, nous sommes donc portée à nous demander si ce récit n'est pas une
parodie du roman totalitaire. Sa charge ironique ne viserait pas autant l'idéal que
Cousin cherche à défendre, que son manque de courage et l'emprise réductrice de
son système idéologique. S'il reprend le thème bien garyen de l'idéalisme, Gros-
Câlin en vient en effet a démontrer, par le pathétisme de son héros, les effets
néfastes d'un trop grand idéalisme. Comme le héros du roman totalitaire, Cousin
est obnubilé par son idéal. Tous les événements qu'il vit, toutes les actions qu'il
pose le renvoient à son angoisse et à son besoin de vivre une vie plus
authentique. II est donc lui aussi prisonnier de son univers de croyances. Plus
encore, Cousin a si besoin de croire en son rêve d'authenticité, qu'if en vient à
transformer positivement les evénements, plutôt que d'affronter la dure réalité des
choses. De ce fait, il en vient à perdre toute sa lucidité d'esprit et à s'enliser dans
une situation stérile qui n'aboutit qu'à des échecs. Ce sont tous ces traits de
caractère qui, à notre avis, sont susceptibles d'être visés par l'ironie qui se dégage
de l'ensemble du roman. Dans le prochain chapitre de notre étude, nous allons
donc observer attentivement comment se développe l'idéalisme de Cousin et si le
comportement du héros produit un effet de distanciation ironique à l'intérieur du
récit.
Chapitre troisième
Les mécanismes de l'ironie littéraire dans le rom an Gros-Câlin
Dans le premier chapitre de notre étude, nous avons conclu que l'ironie
littéraire était un procédé intratextuel par lequel I'encodeur se distanciait des
normes qui régissaient son récit pour les évaluer implicitement1'? Ce type d'ironie
se développe principalement grâce aux procédés de la « mimèse » et de la
répétition. Par la « mimèse u, I'encodeur adopte les règles qu'il cherche à évaluer.
La répétition systématique de ces normes dans un contexte en perpétuelle
évolution produit toutefois un effet de distanciation, qui permet à sa critique
ironique d'éclater au grand jour. En accord avec cette définition, nous avons donc,
dans le deuxième chapitre de notre analyse, consacré notre attention au procédé
de la « mimèse » et cerner les différents systèmes de règles qui régissent
l'ensemble du récit de Gros-Câlin. Cette étude nous a permis de cibler différents
systèmes de normes qui, tout en étant valorisés par le texte, sont susceptibles
d'être visés par I'ironie litteraire. L'étude du plan de la narration nous a amené à
émettre I'hypothèse que les règles syntaxiques et langagieres conditionnées par le
projet de remise en question de la langue du héros pouvaient être retenues
comme des cibles potentielles d'ironie. L'analyse de la quête et du système de
valeurs de Cousin ainsi que la comparaison du roman Gros-Câlin avec le roman
totalitaire ont conduit à poser I'hypothèse que I'incompétence, l'idéalisme invétéré
et le manque de lucidité du héros pouvaient aussi être visés par les flèches
175 Hutcheon, Linda et Sharon A, Butler. « The Literary Serniotics of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House » dans RSSI, vol. 1, n03, 198 1, p.246-247.
ironiques de l'auteur-encodeur. II importe maintenant de regarder plus
spécifiquemnt comment se développent ces différentes normes dans le texte et si
leurs constantes répétitions leur permettent d'acquérir une portée ironique. Pour
acquérir une telle portée, i f faudra donc que leur répétition systématique amène
implicitement le lecteur à se dissocier du comportement de Cousin et à poser un
regard critique sur lui. Ce regard sera nécessairement moqueur. Pour être jugée
ironique, cette évaluation n'a toutefois pas besoin d'être des plus décapante. S'il
est to~joun moqueur'76, I'éthos de l'ironie peut varier entre le rire amer de la
dérision et celui de la douce moquerie. En supposant que le personnage de
Cousin soit visé par les flèches ironiques du texte, nous n'affirmons donc pas que
ce dernier en vient à perdre toute la sympathie du lecteur, mais que son
comportement et son idéalisme aveugle l'amènent à perdre de la crédibilité.
Dans le présent chapitre, nous entamerons notre analyse par l'étude de la
diégèse du récit. Nous étudierons comment l'incompétence de Cousin et sa
manière d'interagir avec la réalité amènent le lecteur à se dissocier du personnage
et à juger son comportement. Nous allons par la suite nous attaquer au plan de la
narration et examiner comment la faiblesse et la naïveté de Cousin, combinées à
son usage saugrenu du langage, viennent attaquer fa crédibilité de son projet de
remise en question de la langue. Nous tenterons, en troisième lieu, de
comprendre le rôle que vient jouer la fin du roman dans l'éclosion de I'ironie. Pour
terminer notre analyse, nous comparerons les structures et les procédés ironiques
qui parcourent l'ensemble du roman Gros-Câlin avec ceux qui sont généralement
associés à I'ironie littéraire et à I'ironie rhétorique afin de discerner à quel type
d'ironie nous pouvons les rattacher.
176 Kerbrat-Orecchioni, Catherine. (( L'ironie comme trope », dans Poétique, no 41, février 1980, p. 1 19.
3.7 La critique de IYidea/isrne passif de Cousin et de son manque de lucidité
3.1 -1 Les structures ironiques à l'œuvre dans le roman Gros-Câlin L'étude du système de valeurs de Cousin nous a démontre que ce dernier
était un idéaliste qui rêvait de vivre une vie plus authentique remplie d'amour,
d'amitié et de fraternité humaine. Dans Gros-Câlin, les initiatives mises en œuvre
par le héros ne lui permettent toutefois jamais d'atteindre sa quête d'authenticité.
Autant la scène qui nous présente sa rencontre avec le curé, que celles qui nous
présentent ses rencontres avec le commissaire de police, les usagers du métro,
Mlle Dreyfus, le professeur Tsourés ou la vieille dame au perroquet se terminent
par des échecs. Ces échecs sont principalement dus au manque de compétence
du héros qui est incapable de communiquer clairement ses intentions aux autres et
d'interpréter adéquatement le réel. Leur constante répétition vient mettre en relief
l'incompétence ou, pour reprendre encore une fois la terminologie dlHamon,
l'incapacité du héros à maîtriser les règles du savoir-vivre qui conditionnent
généralement les relations avec autrui dans la sociétéln. Dans le chapitre
précédent, nous avons soulevé l'hypothèse que la répétition de ces écarts était
peut-être à l'origine d'une structure ironique qui se développerait progressivement
dans le texte. Or, a la fin de la section 2.1 du même chapitre, nous avons conclu
que l'incompétence de Cousin à maîtriser les n o m s du traité scientifique ne
pouvait pas être retenue comme une source d'ironie. Pourquoi en serait-il différent
de son incapacité à maîtriser les normes du dialogue et de la communication avec
autrui? La différence vient en grande partie du fait que. dans les scènes de
rencontre, Cousin adopte implicitement les normes de la communication. Dans
chacune de ses rencontres, son comportement nous laisse percevoir qu'il tente de
les respecter. Au cours du récit, le lecture en vient à percevoir que ces règles sont
valorisées par le texte. Contrairement A ce qui se produit avec l'idée du projet
scientifique, le lecteur n'oublie jamais ces normes et interprète les « scènes de
rencontre D en fonction d'elles. Le phénomène de << mimèse » est donc présent
177 Hamon, Philippe. Texte et idéologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.60. Voir aussi la section f -2.4 de la présente étude.
dans le récit. Or, le discours décousu de Cousin et tous ses autres problèmes de
communication ne peuvent qu'inciter progressivement le lecteur à se distancier de
lui et à le percevoir comme un être incompetent. Cette réaction est d'autant plus
probable, qu'elle est encouragée par la réaction des autres personnages du
roman. Beaucoup de personnages secondaires sont en effet dbconcertés par le
comportement de Cousin et se permettent (explicitement ou implicitement) de
porter une évaluation critique sur lui. Le commissaire de police qui est
c< épouvanté w par les témoignages d'amitié du héros (p.46) et le professeur
Tsourès qui se permet de lui souligner qu'il parle a un français bien étrange » ne
sont que deux exemples parmi d'autres. A notre avis, les réactions que provoquent
les comportements du héros chez les autres personnages du roman viennent
influencer négativement l'image que ce dernier projette à la lecture du texte et
amènent le lecteur à évaluer implicitement les comportements sociaux de Cousin.
Certes, cette évaluation ne sera pas nécessairement une évaluation ironique.
Chez certains, l'incompétence du héros peut tout simplement soulever de la pitié.
Le fait que Cousin ne perçoit généralement pas ses échecs et conclut souvent que
ses rencontres lui ont permis de se faire un ami risque par contre d'amener
plusieurs lecteurs a poser un regard ironique sur lui. Le fait que le héros garde,
malgré ses échecs, une confiance absolue dans I'avénement de son idéal est un
autre élément qui peut inciter le lecteurs à porter un tel regard critique sur lui.
Parce que son optimisme contraste énormément avec le cheminement de sa
quête, nous sommes portée à conclure que Cousin n'est pas conscient du
pathétique de sa situation. Lorsque nous étudions attentivement le texte. nous
découvrons, de fait, que ce dernier s'est accroché si fort à son idéal, qu'il en est
venu à développer, inconsciemment, differents mécanismes de défense qui lui
permettent de protéger son rêve contre les assauts de la réalité en transformant
positivement la portée des événements. La répétition de ces procédés amène
l'émergence d'une deuxième structure ironique à l'intérieur du texte. Contrairement
à la première, qui se moquait de son manque de courage et de son incompétence.
cette dernière vient critiquer l'idéalisme de Cousin et l'aveuglement dans lequel le
projette son espoir absolu. Dans le texte, le narrateur ne fait jamais allusion à ces
mécanismes. S'il est conscient qu'il est marqué par un profond besoin d'amour, il
n'est pas conscient du travail de réinterprétation auquel il s'adonne sur le réel pour
garder son idéal intact. II ne perçoit donc jamais la rupture qui s'instaure, dans son
récit, entre la véritable portée des événements qu'il rapporte et la manière dont il
les interprète.
Dans Gros-Câlin, l'ironie qui s'attaque au personnage de Cousin se
développe donc grâce à la combinaison de deux structures ironiques : l'une qui
renvoie à la sphère du réel et se compose des différents échecs du héros ; l'autre
qui renvoie à la sphère de l'imaginaire et qui se développe grâce à la répétition des
différents mécanismes de défense qui permettent à Cousin de réinterpréter la
portée des événements. Puisque nous avons déjà regardé, dans le chapitre
précédent et au début du présent chapitre, comment les nombreux échecs du
héros incitent le lecteur à se distancier du personnage, nous n'allons pas, dans le
présent chapitre, analyser dans le détail le développement sémantique de la
première structure ironique. Nous nous bornerons à souligner le rôle que vient
jouer cette dernière dans le décodage de la deuxième structure. Parce que la
réalité qu'elle projette fait contrepoids aux fabulations de Cousin, la première
structure tend en effet à exacerber le travail de réinterprétation auquel s'adonne le
héros pour protéger ses illusions. Tout en s'y opposant, la première structure
ironique vient donc compléter la deuxième. C'est de leur juxtaposition qu'émerge la
critique qui s'attaque implicitement à l'idéalisme de Cousin.
3.1.2 De l'optimisme en perspective : les mecanismes de dbfense de Cousin Pour poursuivre notre analyse, nous allons maintenant porter notre attention
sur la deuxième structure ironique du récit et étudier les mécanismes de défense
qui la composent. Encore une fois, il importe de préciser que ces mécanismes ne
sont pas donnés explicitement dans le texte. Ils sont déduits des différentes
situations mises en scène dans le récit et du discours explicatif que Cousin tient
sur elles. Certains de ces mécanismes sont moins subtils que d'autres, puisqu'ils
sont eux-mêmes Ci l'origine d'une situation ironique par l'effet de distanciation qu'ils
produisent localement à l'intérieur du texte. Parce qu'ils sont tous répétés plusieurs
fois dans le récit, tous ces mécanismes de défense deviennent toutefois plus
apparents à mesure que l'histoire se développe. Comme la réalité très positive
qu'ils projettent s'oppose aux échecs du héros, ils en viennent peu à peu à mettre
en évidence la faiblesse et l'aveuglement de ce dernier et, du même coup, à
déclencher une lecture ironique.
Le phénomène de projection par lequel Cousin en vient à projeter ses
angoisses et ses désirs chez les êtres qui l'entourent peut être perçu comme un
premier mécanisme de défense"! Comme la faiblesse et le besoin d'affection de
Cousin sont omniprésents dans le texte, le lecteur comprend rapidement qu'il
déforme la réalité et que ce ne sont pas les autres qui souffrent de ces affections.
L'intervention de sa subjectivité est d'autant plus évidente que, dans certains
passages du récit. Cousin prête des intentions à des personnages qui ne sont pas
présents dans la scène. Au début du chapitre 6, i f entame en effet son récit en
atfirmant :
Une fois, alors que Gros-Câlin avait encore plus que d'habitude besoin de donner sa tendresse et son amitié à quelqu'un, je m'étais mis ainsi debout sur la moquette, les bras étroitement enlacés autour de moi-même, comme pour aider mes deux mains à se joindre et à se serrer, lorsque j'entendis un bruit derrière moi. C'était Madame Niatte [...]. Elle me regardait avec une stupéfaction non dissimulée [.-.la Je haussai les épaules. Je ne pouvais pas lui expliquer que je faisais des exercices affectueux pour me préparer a une longue journée dans l'environnement (p. 34-35).
Dans cet extrait, le phénomène de projection est très apparent. Le fait que le héros
prodigue ses soins affectueux u sur sa propre personne afin de se préparer à sa
dure journée de travail, nous montre assez clairement que c'est lui, et non pas
17' Pour plus d'infmatims, voir les exemples cités dans la première section du 2' chapitre page 52.
Gros-Câlin, qui souffre d'un manque de tendresse. Dans ce passage, le lecteur n'a
donc pas à attendre la fin du récit pour comprendre que Cousin projette son
manque chez l'animal. II perçoit automatiquement le phénomène de projection et
se distancie des paroles du narrateur. II en va géneralement de même pour toutes
les autres situations où Cousin projette ses manques et ses désirs chez les autres
personnages. Le phénomène de projection est gheralement assez flagrant pour
que nous puissions le percevoir et rétablir rapidement la situation.
II est toutefois une situation où ce phénomène est plus subtil et risque de
berner le lecteur : c'est lorsque Cousin décrit la relation qu'il entretient avec Gros-
Câlin. Tout au long du récit, le narrateur définit sa relation avec son serpent par le
biais de petits commentaires dissimulés çà et là à l'intérieur du texte. Selon ses
dires, cette relation est basée sur une amitié réciproque. Au début du roman,
Cousin vient même affirmer qu'il a représente tout n pour l'animal qui ne peut
a vraiment pas se passer de [lui] » (p.20). De fait, parce que Gros-Calin est seul,
toute la journée, dans un petit appartement de Paris et dépend entièrement de son
maître pour se nourrir, les affirmations de Cousin apparaissent tout a fait crédibles.
Le fait que Gros-Câlin tienne le rôle d'un animal de compagnie p e m t aussi de
croire qu'un certain lien d'amitié se soit développt5 entre le python et son maître.
Jusqu'au dernier chapitre du roman, aucun élément du texte ne vient de plus
mettre en doute l'idée que l'animal s'enroule très fort autour du héros c pour le
protéger » (p.58-59) et pour lui témoigner son affection (p. 136)' ni celle que Gros-
Câlin retire, lui aussi, un certain contentement de leur dation (p.51). Certes, le
passage ou Cousin affirme qu'il éteint fréquemment le chauffage pour s'assurer
que son python vienne se coller contre lui (p.51) laisse entendre qu'il n'y a pas que
l'amitié qui pousse Gros-Câlin à aller vers son maître. Comme ce commentaire
n'est exprimé qu'une seule fois dans le texte, il ne peut toutefois pas discréditer
l'image que le narrateur présente de sa relation avec son serpent. La fin du récit
amènera par contre le lecteur à remettre en doute cette image. Le fait que le
python quitte son maître avec une très grande indifference pour aller s'enrouler
autour d'un arbre, ic comme si c'était du pareil au même D, laisse entendre que
l'animal n'a jamais développé de véritables sentiments d'amitié envers Cousin.
Seuls la faim et un besoin de chaleur l'amenaient sans doute à s'enrouler autour
de ce dernier. L'indifférence qu'affiche Gros-Câlin à la fin du roman incite donc à
remettre en question cette « amitié réciproque » qui, au dire du narrateur,
l'associait a son python. Elle autorise à croire que Cousin a deformé la réalité en
projetant chez l'animal son besoin de réconfort et d'amitié et conduit à se
demander lequel des deux protagonistes a le plus besoin de l'autre.
Tout au long du récit, Cousin projette donc ses manques et ses désirs chez
les autres personnages. A l'exception des passages où il décrit sa relation avec
Gros-Câlin, ce procéde est toutefois si évident que le lecteur ne se laisse pas
berner par lui. Ce dernier se dissocie rapidement des propos du narrateur et
rétablit la situation. Au début du récit, ce phénomène de projection peut facilement
être mis sur le compte de la naïveté du héros, voire même d'une certaine détresse.
L'effet de distanciation qu'il produit dans le texte ne débouche donc pas
nécessairement sur une évaluation ironique. A mesure que le récit se développe et
que le caractère de Cousin se précise, cette manie est, par contre, peu à peu
perçue comme un signe de faiblesse. La fréquente répétition de ce phénomène
amène donc progressivement le lecteur à percevoir, derrière le texte, un jugement
critique qui porte sur le comportement du héros.
Un autre stratagème mis en œuvre par Cousin pour proteger ses espérances
consiste à diminuer ses attentes et ses critères de réussite. Ce procédé lui permet
de juger acceptables ou positives des situations qui seraient normalement perçues
comme inacceptables ou négatives. Les passages du texte où le narrateur évoque
les mues de Gros-Câlin nous donnent un premier exemple de ce mécanisme. Si
Cousin ne désespère pas du fait que «ces périodes de renouveau u ne
transforment jamais son python en E< un être vivant plus 6volué D, c'est parce qu'il
oublie, après chaque expérience, les résultats concrets qu'il espérait obtenir
d'elles. En se concentrant uniquement sur les émotions (somme toute assez
éphémères) que l'expérience de la mue lui a apportées, il en vient à se consoler en
se disant que : a [...] c'est émouvant pendant que ça dure. Et c'est très bon pour
les pressentiments, [puisque] ça encourage l'aspiration chez l'organisme » (p. 62).
Les passages des chapitres 8 et 15, où Cousin nous parle de ses « tournées
d'information », nous donnent un autre type d'exemple de ce rnicanisme de
défense. Par ces initiatives, qui consistent à marcher dans la rue avec Gros-Câlin,
le héros cherche à sensibiliser les gens sur le sort des pythons, mais aussi à attirer
leur attention. Cousin nous décrit toujours positivement ses promenades, parce
qu'ii a l'impression qu'il réussit, avec elles, à faire une percée dans le monde
extérieur. Comme nous le démontre le texte, le héros attire en effet l'attention des
gens lorsqu'il marche dans la rue avec Gros-Câlin, mais les commentaires qu'il
suscite sont plutôt négatifs. A la page 54, ce dernier affirme :
Je peux dire que je suis arrivé a susciter de l'intérêt. Je n'ai même jamais été l'objet de tant d'attention. On m'entourait, on me suivait, on m'adressait la parole, on me demandait ce qu'il mangeait, s'il était venimeux, s'il mordait, s'il étranglait, enfin, toutes sortes de questions amicales (p.54).
tandis qu'au chapitre 15, il conclut:
Le seul moment où je me sens quelqu'un, c'est lorsque je marche dans les nies [...] avec Gros-Câlin [...] et que j'entends les remarques des gens : « Quelle horreur ! Mon Dieu, quelle sale tête ! [.--1. Ça mord sûrement, [...], ça risque de s'infecter ! » Je marche fièrement la tête haute, [...] mes yeux sont pleins de lumière, je m'affirme enfin, A l'extérieur, je me manifeste, [...], je m'extériorise. [Et les autres de poursuivre] - Pour qui ii se prend, celui-là ? - Ça doit être plein de maladies. Ma sœur avait une cuisiniére algérienne et elle a attrapé des amibes. - Pauvre type, il doit vraiment pas avoir personne (p.81).
Comme nous le démontrent ces extraits, les remarques que suscite Cousin
lorsqu'il se promène dans la rue avec Gros-Calin n'ont rien d'amicales. Le héros
ne se formalise toutefois pas de cette situation, car les commentaires qu'il suscite
lui importent peu. Ce qui l'intéresse, c'est le fait qu'il attire le regard et l'intérêt des
gens. Parce qu'il atteint très bien ce but, il est entièrement satisfait de son
expérience. Son bonheur apparaît par contre plutôt pathétique aux yeux du lecteur
qui, à la longue, en vient encore une fois à percevoir une intention ironique derriere
le récit.
Mais ce sont surtout les passages du r k i t où Cousin affirme qu'il s'est fait un
nouvel ami qui nous démontrent le plus clairement que le héros tend à diminuer
ses critères de réussite pour conserver son optimisme. A la lumière du texte, nous
découvrons en effet que Cousin entretient une définition assez minimaliste de
l'amitié. Selon sa définition, pour qu'une amitié se développe, il suffit que deux
personnes partagent quelque chose. Cet objet n'a pas à être positif ou
exceptionnel, l'important est qu'il soit commun aux deux protagonistes. Ce
raisonnement amène ainsi te héros à conclure, au chapitre 19, que le fait que M.
Durs et lui « ne trouvent plus rien à se dire, vient établir une complicité
sympathique entre eux N (p. 102). Même raisonnement au chapitre 21, où le fait
qu'il partage, pendant un mois, te même palier de porte que le professeur Tsourès
lui permet d'affirmer : « On se fréquentait déjà ainsi sur le palier depuis des
semaines, mon cercle d'amis s'élargissait. Je lui avais préparé le fauteuil [. . . J dans
mon sâlon, et je l'imaginais assis dedans, me partant de naissance avec vie ... » (p.
116). Au chapitre 8, c'est l'incompréhension et la peur qu'ils ressentent tous les
deux qui permettent au héros de conclure qu'un lien d'amitié est en train de naître
entre lui et le commissaire de police:
J'aurais voulu prolonger cette conversation, car il y avait là peut- être une amitié en train de naître, à cause de l'incompréhension réciproque entre les gens, qui sentent qu'ils ont quelque chose en commun. Mais le commissaire paraissait épuisé et il me regardait avec une sorte de peur, ce qui nous rapprochait encore, parce que moi aussi j'avais une peur bleue de lui (p.45-46).
La suite de ce passage nous démontre que sa définition de l'amitié en vient parfois
a causer de sérieux problèmes d'interprétation à Cousin. Lors de sa rencontre
avec le commissaire, ce dernier est si convaincu qu'il y a une amitié en train de
naître, qu'il en vient à mal interpréter les paroles et les gestes de son interlocuteur.
A ia fin de cette rencontre, il affirme même:
Il fit cependant d'une main tremblante un effort pour s'intéresser à moi- LI - Si vous le vüulez bien, nous poumons aller au Louvre ensemble, imanche, lui proposai-je. parut encore plus épouvanté. Je le fascinais, c'était clair. C'est
ans tous les ouvrages [...]. II s'est levé. Bon je vais déjeuner [dit-il].
Ce n'était pas une invitation, mais il y pensait tout de même. Je pris un crayon et marquai mon adresse, pour les rondes de police, de temps en temps. - Ça me fera plaisir [lui dis-je]. La police, ça sécurise ( p. 46j.
Convaincu que le commissaire est intéressé à devenir son ami, Cousin en vient
donc à interpréter les gestes et les paroles de son interlocuteur comme des signes
d'amitié. Comme dans ses échanges avec Mlle Dreyfus, il prête au commissaire
des intentions qu'il n'a pas réellement. Or, ce problème d'interprétation se
reproduit plusieurs fois dans le texte. Souvent, Cousin conclut qu'il s'est fait un
ami, alors que la description qu'il nous fait de la réaction des autres personnages
laisse entendre le contraire '".
Cette siiuation nous amène à parler d'un autre mécanisme de défense, qui
est certes le plus utilisé par Cousin, et qui consiste à fuir la réalité en se perdant
dans le rêve ou en transformant positivement la teneur des événements. Comme il
a été démontré au chapitre précédent, ce mécanisme apparaît dans le texte
chaque fois que Cousin prend l'ascenseur avec Mlle Dreyfus. Grâce ce
processus de réinterprétation, les paroles de la jeune femme sont perçues par le
héros comme de véritables déclarations d'amour et chaque montée en ascenseur
L79 Cette situation se produit lors de sa rencontre avec le professeur Tsourès et lors de sa rencontre avec la vieille dame au perroquet vert. A ces deux occasions, le héros considère qu'il s'est fàit un ou une ami(@ dors que le texte démontre que ces personnages sont, soit indifErents devant sa présence (p. 114-1 17), soit consternés par son discours décousu (p. 142- 143).
se transforme en un voyage dans les îles du ~ac i f i ~ue '~? Ce stratagerne n'affecte
toutefois pas seulement la vie amoureuse du héros. II influence toute sa manière
d'agir au quotidien. Dans le récit, beaucoup de petits evknemnts banals
deviennent des sources d'espoir et de réconfort pour le héros. C'est ainsi que le
simple fait de porter des « lunettes noires de cinéaste » augmente la confiance
personnelle de Cousin, parce qu'il a l'impression que ces dernières lui « donnent
du poids >> (p.144) et le transforme en un être « qui risqu[e] d'être reconnu u
(p.144). Les meubles de son appartement sont une autre source de réconfort pour
le héros. <( Ce sont, [dit-il], des amis durables, parce que je les retrouve chaque
soir à la même place où je les ai laissés, [...] c'est une certitude (. ..]. Je peux
compter dessus à coup sûr). (p. 67 et 128). 11 en va de même pour les bribes de
conversations amoureuses entendues au restaurant (p.173) et les statistiques qui
annoncent la hausse du niveau de vie des Français de 10% et 7% : après avoir
entendu cette nouvelle à la radio, Cousin (qui était quelques instants auparavant
en proie au désespoir) conclut qu'il vit soudainement beaucoup mieux et que les
gens dans la rue ont, eux aussi, l'air beaucoup plus vivants (p. 84-85). Même le
bruit des ambulances et la vue des extincteurs d'incendie deviennent des sources
d'espoir pour Cousin: le premier parce qu'il lui laisse entendre qu'il y a encore des
gens qui avancent dans la nuit dans un but déterminé et la deuxième, parce qu'elle
iui démontre que les hommes n'ont pas entièrement perdu espoir et qu'ils croient
encore qu'un jour, il y aura un monde qui vaudra la peine d'être protégé 18'.
"O Voir la page 7 1 du chapitre précédent. 181 Ls fin du chapitre 34 nous démontre en effet - a conmio- que dans les cas de désespoir extrême, le héros
ne craint pas de se tourner vers les bruits et les objets de la ville pour se redonner confiance. A ce moment du récit, le héros est plongé dans une profonde crise d'angoisse. Sa détresse est d'autant plus grande, que même Gros-Câlin est de mauvais poil D et r e f h de s'occuper de lui. Pour apaiser son angoisse, le héros s'étend donc dans son lit et se concentre sur les bruits de la ville :
Je me recouchai, avec une horrible impression de mortalité inhtile. J'entendais dehors les avions à réaction qui vrombissaient, les police-secours qui perçaient la
'
nuit dans un but déterminé, les véhicules qui avanpient et je tentais de me réconforter en me disant que quelqu'un allait quelque part. Je pensais aux oranges de la lointaine Italie, a cause du soleil. Je me répétais dgalement qu'il y avait partout des extincteurs d'incendie et que l'on continuait même à les fàbriquer avec prévoyance, et que ce n'était quand même pas pour rien, de vaines promesses, que c'était malgré tout en vue de et dans le domaine du possible (p. 174- 175).
En plus des lunettes noires, des extincteurs, des statistiques et des meubles
de son appartement, nous devons de ajouter, à notre liste : les couverts à table et
les iits pour deux, parce qu'ils amènent au héros l'espoir d'une vie de couple; les
appels des gens qui téléphonent par erreur chez lui, parce qu'ils lui montrent qu'il y
a encore quelqu'un qui cherche quelqu'un d'autre et lui donnent l'espoir qu'il y a
peut-être un subconscient téléphonique ou s'élabore quelque chose de tout
autre » (p.16) ; l'image de la danse nuptiale des moucherons en Floride, parce
qu'elle lui rappelle que l'amour existe encore à l'état naturel; et finalement, toutes
les situations nouvelles qui soulèvent, chez lui, de I'incompréhension.
L'« inconnu N et « I'incompréhensible D sont en effet synonymes d'espoir pour le
héros, parce que ces types de situation cachent peut-être, dit-il, quelque chose qui
lui est favorable ( p l 0 et 202). Comme nous le montre la « scène du
champignon B, au chapitre 4, l'apparition du moindre phénomène inexpliqué peut
d'ailleurs soulever de vives émotions chez le héros. Dans ce chapitre, Cousin est
envahi par un profond élan d'espoir, après qu'un collègue de bureau lui ait appris
<< qu'une tache suspecte, qui ne faisait que grandir, avait 6té découverte dans le
jardin d'une ménagère au Texas D (p.25). Cette nouvelle vient susciter un énorme
bonheur chez le héros. Le fait que cette tache résiste a toutes les tentatives de
destruction de la ménagère le pousse à croire que << cet organisme inconnu.
soudain et sans précédent, était [...] une erreur qui se glissait dans le système en
vigueur », << une tentative d'acte contre nature » réussie (p.26). Plus loin, il
poursuit :
II ne s'agissait pas de toute évidence d'une simple verne, ainsi que [mon collègue de bureau] le suggéra avec mépris, bien qu'il ne faille pas cracher sur les verrues non plus.
On ne pouvait pas dire ce que c'était: les savants du Texas étaient formels dans leur ignorance. Or, s'il est une chose, justement, qui ouvre des harizons, c'est l'ignorance. Lorsque je regarde Gros-Câlin, je le vois lourd de possibilités Ci cause de mon ignorance, de I'incompréhension qui me saisit à l'idée qu'une telle chose est possible. C'est ça, justement, l'espoir, c'est l'angoisse incompréhensible, avec pressentiments, possibilités d'autre chose, de quelqu'un d'autre, avec sueurs froides (p. 27).
Le fait que personne ne puisse expliquer l'apparition de cette tache suscite donc
un énorme élan d'optimisme chez Cousin, car pour ce dernier, tout
phénomène i< inexplicable )) ne peut qu'être engendré par un événement
extraordinaire qui s'élève au-dessus du déterminisme naturel du monde.
L'enthousiasme du héros est d'ailleurs mis en relief par les mots et les phrases
qu'il a pris soin de mettre en italique. Le fait que cette tache se révèle être un
début de champignon viendra toutefois démystifier la situation. Cette découverte
ne brisera cependant pas l'optimisme du héros. Par les sensations qu'elle a
suscitées, cette expérience contribuera, au contraire, à alimenter sa confiance en
l'avènement d'un événement exceptionnel qui pourrait provoquer une mutation
dans le système naturel des choses.
Pour entretenir son espoir d'atteindre un jour une vie plus authentique,
Cousin en vient donc à projeter ses manques et ses désirs chez les autres, à
diminuer ses attentes et ses critères de réussite et à réinterpréter la réalité en
donnant à toute une série d'événements banals une portée extrêmement positive.
Lorsque nous étudions le texte, nous découvrons, de fait, que c'est souvent
lorsqu'il est en proie à l'angoisse ou au desespoir que ce dernier transforme le
réel. Malgré tous ses efforts, il arrive en effet que la réalité rattrape le héros. A ce
moment, Cousin prend conscience de sa situation et se met à angoisser. Ces
périodes de crise ne durent toutefois pas très longtemps, car le héros pratique ce
que nous pourrions appeler une << politique d'optimisme a tout prix », qui l'incite à
détourner son attention de ia source d'angoisse en se concentrant sur une idée ou
sur un événement qu'il juge plus positif. Plusieurs exemples cites au paragraphe
précédent peuvent être associes à cette habitude '82. Lorsqu'il considère que ses
réflexions l'incitent à tomber dans le désespoir, Cousin se permet aussi parfois de
changer le ton du récit en introduisant un commentaire ou une anecdote très
joyeuse, qui n'a aucun lien avec les événements de l'histoire. Un premier exempie
"' C'est du moins le cas des passages qui font référence au réconfort que tire le héros des meubles de son appartement, aux statistiques qui annoncent l'augmentation du niveau de vie des Français, aux bruits des ambulances et à toutes les situations qui soulèvent, chez lui, de l'incompréhension.
de ce stratagème nous est donné à la page 72. A ce moment, nous retrouvons
Cousin, chez lui, alors que le garçon de bureau lui fait une visite surprise avec
deux de ses amis. Les commentaires que ses invités émettent sur sa situation
attristent énormément le heros. Après leur départ, il déclare :
Je me suis approché de mon pauvre Gros-Câlin et je l'ai pris dans mes bras. Il est difficile d'être Gros-Câlin dans une ville qui n'est pas faite pour ça. Je me suis assis sur le lit et je C'ai gardé longuement [...]. J'avais même des larmes aux yeux à sa place, parce qu'il ne peut pas, lui, à cause de l'inhumain (p.72).
Et voilà que pour clore cet épisode, le narrateur affirme soudainement: ic J'ai un
collègue de bureau qui est revenu tout bronzé des vacances dans le Sud tunisien-
Je le dis pour montrer que je sais voir le bon côté des choses » (p. 73). Un autre
exemple nous est donné a la page 119 où Cousin, après avoir raconté sa
mauvaise expérience avec l'aveugle ic qui ne se sentait pas diminué du tout »,
change subitement le ton du récit en affirmant que ic les soviétiques croient [...]
que l'humanité existe et qu'elle nous envoie des messages radios à travers le
cosmos N (p.119). C'est encore pour démontrer son optimisme que le narrateur
affirme, a la fin du chapitre 11, qu'il croit que son ic manque de chaleur pourra être
remédié un jcur par la découverte de nouvelles sources d'énergie indépendantes
des Arabes, et que la science ayant réponse A tout, il suftira de se brancher sur
une prise de courant pour se sentir aimé n (p.68). Pour ne pas se laisser abattre
par les assauts de la réalité, Cousin en vient donc à pratiquer une politique
cc d'optimisme à tout prix » qui l'amène a embellir des événements banals ou à
intégrer, tout à fait gratuitement a l'intérieur de son récit, des anecdotes très
positives. Comme nous le laissent entendre les dernières citations, Cousin adopte
cette stratégie d'une manière délibérée, pour demontrer qu'il reste malgré tout
optimiste. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette politique atteint très bien
son but, et parce que le narrateur intègre généralement ses i< capsules positives »
à la fin de ses chapitres, il réussit, avec elles, à dédramatiser l'ensemble des
événements qui viennent d'être présentés.
Le fait que Cousin pratique volontairement sa politique a d'optimisme à tout
prix » nous oblige par contre à nous questionner sur le degré de iuciditb du
personnage. Cet élément vient en effet donner une étincelle de conscience à un
personnage que nous avons précédemment defini comme naïf. Or, une trop
grande lucidité d'esprit signifierait non seulement que le héros a assez de
jugement critique pour assumer les paroles ironiques qu'il émet au sujet de la
société (son manque de compétences ne serait dès lors qu'une façade qui lui
permettrait de tromper ses interlocuteurs), mais aussi qu'il est parfaitement
conscient du pathétisme de son existence et fuit volontairement sa situation. L'idée
que le héros agisse en toute connaissance de cause risquerait alors de
compromettre notre hypothèse qui stipule que l'auteur-encodeur cherche à se
moquer implicitement, à travers son récit, de la faiblesse et de l'aveuglement de
Cousin. II importe donc, à ce moment de notre analyse, de nous interroger sur le
degré de lucidité du héros. Jusqu'a quel point ce personnage est-il naïf ? Jusqu'a
quel point est-il conscient qu'il se fait des illusions ? Cette interrogation est
d'ailleurs un problème auquel risque de se heurter toute personne qui s'intéresse
de près ou de loin aux romans ajariens. Que ce soit Gros-Calin, La vie devant soi
ou L'angoisse du roi Salomon, tous les romans signés Ajar mettent en scène un
héros plus ou moins naïf qui, à travers un discours boiteux, dévoile avec précision
les tares de la société. Par son angoisse et son idéaiisme, Jean. le héros de
L'angoisse du roi Salomon, ressemble énormément à Cousin. Lorsque nous
comparons ces deux personnages, nous d6couvrons toutefois que ce dernier n'est
pas aussi aveugle que le héros de Gros-Câlin.
3.1.3 La critique de l'idéalisme passif de Cousin et de son manque de lucidité
À la lumière du texte, nous savons que Cousin est conscient que sa vie est
marquée par un profond manque d'amour et que ses relations avec Gros-Câlin,
Blondine et les « bonnes putes » ne sont que des faux-semblants. II sait, de plus,
que l'art, la religion et la politique ne sont pas des voies qui peuvent lui permettre
d'atteindre son idéal, qu'il est un être faible et trop angoissé, tout comme il est
conscient (à certains moments du texte du moins) que certaines situations qu'il vit
ont tendance à le faire sombrer dans le désespoir. A notre avis, la lucidité de
Cousin se limite toutefois à ces cinq éléments. Si ce dernier sait qu'il vit une
situation difficile et qu'il doit combattre le désespoir, plusieurs passages du récit
nous démontrent qu'il ne comprend pas à quel point son espoir et sa volonté de
demeurer optimiste affectent son jugement et le rendent pathbtique. A l'image de
Jean qui se met a avoir des relations sexuelles avec Mlle Cora (une femme âgée
de 65 ans) uniquement pour dénoncer la cruauté de la vie et l'oubli dans lequel le
temps fait sombrer les hommes'83, Cousin en vient à poser, par idbalisme, des
gestes ridicules qui affectent sa crédibilité. Contrairement à Jean, Cousin ne prend
toutefois jamais conscience, après coup, de la portée de ses gestes. Dans
L'angoisse du roi Salomon, le héros comprendre en effet progressivement que sa
trop grande sensibilité le pousse à faire des bêtises. A Aline, sa petite amie, qui ne
sait plus quoi penser de son comportement, il explique que c'est a l'impuissance »
qui le fait agir :
Tu sais, [Aline],Ia vraie [impuissance], celle ou tu ne peux rien quand tu ne peux rien, et avec les voix d'extinction qui viennent de toutes parts. Et c'est l'angoisse, l'angoisse du roi Salomon, de Celui qui n'est pas la et laisse crever et ne vient jamais aider personne. Alors, quand tu trouves quelque chose ou quelqu'un, quand tu peux aider un tout petit peu 2i souffrir, un vieux par4 un vieux par-là, ou mademoiselle Cora, alors je me sers. Je me sens un peu moins impuissant '".
Cette prise de conscience permettra à Jean de maîtriser ses emportements et
l'incitera à mettre au point une stratégie qui amènera Mlle Cora a connaître l'amour
véritable dans les bras de Monsieur Salomon. Or, dans Gros-Câlin, nous ne
retrouvons aucun commentaire qui nous permet de croire que le héros prend
conscience de son trop grand idéalisme. Bien au contraire, Cousin réaffirme avec
183 Dans L 'ungoisse du roi Salomon, le personnage de Jean est un jeune idéaliste qui est incapable de voir les autres soufEir, Convaincu que Mlle Cora (une ancienne chanteuse réaliste qui a connu un certain succès dans les années 30) se sent seule et abandonnée suite a la fin de sa carrière, il se met a avoir des relations sexuelles avec elle pour lui donner l'illusion qu'elle est encore une femme désirée et attirante.
184 Ajar, Émile. L 'angoisse du roi Solomon. Paris, Mercure de France, 1979, p.298.
tant de conviction son espoir en des jours meilleurs. que le lecteur ne peut que
conclure 6 l'aveuglement absolu du personnage.
Pratiquement tous les passages du récit ou Cousin entre en relation avec un
autre personnage nous démontrent que le héros se trompe constamment sur les
raisons qui motivent ses actes et qu'il n'est pas conscient du pathétique extrême
de sa situation. Dans le récit. ce dernier a toujours une bonne raison pour tenter
d'entrer en contact avec les autres. Les différents motifs qu'il évoque n'ont
toutefois rien à voir avec sa quête d'amitié : si Cousin prend rendez-vous avec le
curé, c'est uniquement pour mettre fin au problème de conscience que soulève,
chez lui. l'idée de nourrir son python avec des proies vivantes ; de la même
manière, c'est pour sensibiliser les gens au sort des pythons que Cousin
entreprend de faire des c i tournées d'information » et c'est pour lui demander de
prendre, chez lui, sa souris Blondine, qu'il tente d'entrer en contact avec le
professeur Tsourès. L'idée qu'il soit attiré vers les gens par l'espoir de se faire un
ami ne semble jamais traverser l'esprit du héros. Et pourtant. la réaction qu'il
affiche après chaque rencontre nous démontre que son geste était
inconsciemment motivé par ce but : même si le professeur Tsourès a refusé
d'adopter Blondine, Cousin est très heureux de leur rencontre, car il considère qu'il
a cc malgré tout fait un pas de géant hors de [sa] petite boîte N (p.132). La suite du
récit nous apprend d'ailleurs qu'après leur entretien. le héros n'a pas fermé l'œil de
la nuit, parce que <c ça chantait d'amitié » en lui (p.133). C'est sensiblement la
même situation qui se produit lors de son rendez-vous avec le curé. Même s'ils ont
réussi à trouver une solution a son problème de conscience, Cousin se sent blessé
par le départ brusque de l'homme d'église. Après son départ, le narrateur nous
raconte : « II m'a écrasé et m'a laissé là sur le trottoir à &té d'un mégot. Je suis
rentré chez moi, je me suis couché et j'ai regardé le plafond. J'avais tellement
besoin d'une étreinte amicale que j'ai failli me pendre )> (p.50). L'attitude qu'adopte
Cousin à la fin de chaque rencontre démontre donc que ses initiatives étaient
inconsciemment motiv6es par des visées très personnelles. Or si le héros réussit B
se cacher ses véritables intentions, il ne réussit toutefois pas à tromper ses
interlocuteurs : à la fin de leurs entretiens, le curé et le professeur Tsourès
suggèrent au héros de se marier et de tenter de se faire des amis (p.50 et 132); au
cours d'une de ses tournées d'information, une femme s'écrit: « Celui-là, il
cherche à se faire remarquer w (p.54). Contrairement à œ dernier, les autres
personnages du récit ne se laissent pas berner sur les intentions de Cousin. Par
leurs commentaires, ils démontrent qu'ils sont conscients que le problème qui
pousse cet homme à venir vers eux n'a rien à voir avec la laideur des pythons ou
la protection des souris.
Le manque de lucidité de Cousin apparaît aussi au cours de sa rencontre
avec M. Dunoyer-Duchesne. Les commentaires qu'il émet au sujet de l'épicier
nous révèlent qu'il n'est pas conscient qu'il souffre, lui aussi, d'un problème
d'identité. Comme M. Dunoyer-Duchesne, qui n'est personne sans son beurre de
Normandie ». Cousin « n'est personne sans son python » et pourtant, il se
permet d'affirmer :
II y avait, [chez M. Parisi], un monsieur Dunoyer-Duchesne, un épicier qui recevait son beurre directement de la Normandie et me le fit savoir immédiatement comme pour éviter toute source de malentendu entre nous. Je ne sais pourquoi il me l'avait dit avec tant de fermeté, en me serrant fa main et en me regardant fixement dans les yeux : K Dunoyer-Duchesne. Je fais venir mon beurre directement de Normandie. » J'y ai pensé pendant plusieurs jours, c'était peut-être un franc-maçon [.. .]. Ou peut-être n'avait4 aucun signe distinctif auquel on aurait pu le reconnaître et voulait néanmoins me faire sentir qu'il n'était pas n'importe qui. II y a des gens qui ont du mal à sortir. Je l'ai mis tout de suite a l'aise. -Cousin. J'élève un python (p. 98).
La réplique que le héros adresse à la vieille dame au perroquet vert démontre,
quant à elle, que ce dernier croit fermement à son histoire d'amour avec Mlle
Dreyfus. En réponse à la vieille femme, qui vient de l'insulter en lui proposant de
s'inscrire à une ligne de soutien téléphonique, Cousin affirme en effet dans un élan
de triomphe que, lui, n'a pas besoin « d'appeler au secours au télephone r pour se
185 Ostman, Anne-Charlotte. L'utopie et l'ironie. Étude sur Gros-Câlin et sa phce h m 1 'œuvre de Romain Gary. Thèse de doctorat présentée à l'Université de Stockholm, 1994, p.54.
sentir moins seul, puisqu'il vit a maritalement avec une jeune femme dans
l'ascenseur » (p.139). Le ton qu'il adopte pour se moquer de la suggestion de la
vieille dame révèle de plus que, s'il est assez vif d'esprit pour dhasquer la futilité
du conseil de la femme, il n'est toutefois pas assez lucide pour faire le lien entre le
comportement « désespéré fi de cette dernière et son propre comportement.
Mais ce sont surtout les rencontres du héros avec le garçon de bureau qui,
dans Ie texte, viennent mettre en relief le manque de lucidité du héros. Les
commentaires qu'il émet au sujet de son collègue nous révèlent en effet que
Cousin n'est pas conscient de I'influence qu'exerce son idéalisme sur son
jugement critique. Dans le récit, le garçon de bureau est un homme qui s'implique
activement dans le parti communiste. Comme Cousin, il est donc un idéaliste, mais
un idéaliste très actif, qui a croit que la chance se fait avec sas mains » (p.180).
Même si nous n'assistons jamais a une de ses réunions politiques, le fait qu'il
invite constamment le héros à se joindre à des manifestations et qu'il lui donne de
la documentation nous laisse entendre que cet homme est très engagé dans sa
cause. Or, Cousin refuse toujours les invitations de son collègue, car il considère
que ce type d'action est tout fait inutile, puisque la seule solution possible à son
problème existentiel est l'avènement d'une mutation biologique (p.86). Parce qu'il
considère que son collègue investit son temps dans une cause perdue, Cousin se
permet donc d'être critique vis-à-vis ses allégeances politiques. Au chapitre 16,
nous le surprenons même à affirmer(en parlant des gens qui croient au
communisme): « Ça vit d'espoir, ces cons-là D (p.86), tandis qu'au chapitre 26, il
conclut : « Les gens qui vous menacent de péril fasciste s'accrochent à un espoir
désespéré et à une raison de vivres (p. i 82). Le lecteur, qui connaît l'idéalisme de
Cousin, ne peut que sourire devant les remarques du héros qui dévoilent son
manque de lucidité devant sa propre situation. Sa naïveté est encore plus
frappante lorsqu'il affirme, au chapitre 12, qu'il ne « veut que personne [.. .]
s'imagine, en trouvant les photos de [Jean Moulin et de Pierre Brossolette] sur
[son] mur, [qu'il] se cornplait dans des états vagues et aspiratoires D (p.71) ainsi
qu'au chapitre 26, lorsqu'il avoue qu'il a déjà amené Gros-Câlin à Lourdes dans
l'espoir qu'un miracle intervienne en sa faveur et transforme son python en un être
humain. Dans Gros-Câlin, les commentaires critiques que Cousin émet au sujet
des allégeances politiques du garçon de bureau se retournent dés lors contre lui,
car tout en dénonçant le caractère utopique de l'idéologie communiste. ses propos
tendent implicitement à exacerber son aveuglement et le besoin qu'il a de croire à
tout prix à son idéal. Comme c'est le cas dans la majorité des passages qui se
moquent de la société, l'ironie qui émane de ces parties du texte ne vient donc pas
seulement dévaluer l'idéologie communiste. Elle sert de plus à alimenter la critique
ironique qui s'abat au cours du récit sur le personnage de Cousin en mettant en
évidence sa faiblesse et son manque de jugement critique.
Or, avec le temps, l'attitude de son collègue de travail viendra semer le doute
dans l'esprit du héros. Après l'avoir rencontre dans un café du coin, il affirme: «[le
garçon de bureau est] le genre de mec qui fait lui-même ses portes [. ..]. Ça m'irrite
parce que ça m'inquiète, comme s'il y avait quelque chose à faire >) (p.180). Cette
remarque. qui est présentée vers la fin du roman, joue un rôle très important dans
le récit, puisqu'elle attire l'attention du lecteur sur le fait que le héros reste très
passif face à son idéal. Que œ soit ses atournées d'information » ou ses
tentatives de rapprochement dans le métro, toutes les actions que pose Cousin
pour sortir de sa solitude sont tout Si fait dérisoires. Elles apparaissent d'autant plus
futiles, qu'elles aboutissent rarement à un résultat concret positif. II en va de même
pour la majorité des scénarios que te héros s'invente en rêve. Plusieurs fois dans
le texte, Cousin met son a imagination au pouvoir » et rêve qu'il pose un acte
révolutionnaire qui lui permettrait de s'affirmer ouvertement au monde extérieur:
alors qu'il est au restaurant, Cousin imagine qu'il vole les frites de ses voisins de
table (p.74-75); après avoir lu dans un journal que les moucherons en Floride
arrêtaient la circulation sur les routes c< parce qu'ils ven[aient] s'écraser par million
sur les pare-brise des voitures [et des camions] qui les surpren[aient] en pleine
danse nuptiale » (p.110-11 l), le héros rêve qu'il pratique un vol nuptial avec Mlle
Dreyfus ; par deux fois dans le texte, il lui vient, de plus, I'idee de saboter
l'ascenseur du bureau, afin de rester plus longtemps auprès de sa dulcinée.
Comme tous les gestes qu'il pose dans sa vie quotidienne, les scénarios que
Cousin invente dans ses rêves sont bien futiles. Comble du malheur, ils sont eux
aussi voués à l'échec. Après avoir rêvé que l'ascenseur était subitement tombé en
panne, le narrateur avoue que son rêve :
aurait été parfait, malheureusement, Mlle Dreyfus n'était pas montée dans l'ascenseur, [...], j'étais seul, absolument seul et coincé entre deux étages, c'était un vrai cauchemar, comme cela amve souvent avec les rêves (p.97).
Le même résultat est retrouvé au chapitre 19. Réveillé en plein milieu de sa danse
nuptiale avec Mlle Dreyfus, Cousin tente de rattraper son rêve, mais il ne parvient
qu'à rêver de camions (p.11 l), tandis qu'au chapitre 13, ce dernier est si épuisé
par l'idée de voler les frites de ses voisins, qu'il s'évanouit à sa table (p.75).
Tous les passages du récit où Cousin entre en contact avec les autres nous
révèlent donc que ce dernier n'est pas conscient de la mauvaise influence
qu'exerce son idéalisme sur son jugement critique. En plus de faire ressortir son
aveuglement, ses rencontres avec le garçon de bureau viennent mettre en
évidence sa passivité. Contrairement à son collègue de travail, qui s'implique
activement dans le parti communiste, Cousin pose très peu d'actions concrètes
pour atteindre son idéal. Les quelques gestes qu'il pose pour sortir de sa solitude
sont bien futiles et aboutissent généralement à un echec. II en va de même pour la
majorité des scénarios qu'il s'imagine dans « son fort intérieur D. II est toutefois un
projet qui, dans le texte, se démarque par son envergure et son caractère
« subversif » : c'est le projet de remise en question du langage émis par le
narrateur au début du récit. Parce qu'il s'en prend aux fondements même de la
société, ce projet devrait théoriquement donner un petit côté « anarchiste D au
personnage de Cousin. II semble que ce ne soit toutefois pas l'effet que produit ce
dernier à l'intérieur du r6cit. Parce que les intentions révolutionnaires de Cousin ne
sont pas fréquemment rappelées dans le texte, le travail de deconstruction de la
langue auquel s'adonne œ dernier vient, en fait, beaucoup plus le dismediter aux
yeux du lecteur que démontrer son caractère subversif.
3.1.4 L'échec du projet de remise en question du langage : les effets ironiques du jeu sur le langage de Cousin et de son emploi des stéréotypes
Au dire de Cousin, tous les lapsus, les jeux de mots et les « raisonnements
déraisonnables » qui parsèment son traité s'inscrivent dans un projet de remise en
question de la langue. Au début du récit, ce dernier affirme en effet que les
origines sauvages de Gros-Câlin l'incitent B ne pas utiliser les formes courantes du
langage. Comme Paul Pavlow-tch, le narrateur de Pseudo, il considère que !es
mots sont piégés » et que le langage n'est qu'un outil de propagande utilisé
par la société pour conditionner les hommes à interagir dans les limites des règles
et des moules sociaux qu'elle tient à imposer. Or, le fait que « [le] problème des
pythons, [...], exige un renouveau tres important dans les rapports » (p.9) l'amène
K à donner au langage [...] une certaine indépendance et une chance de se
composer autrement que chez les usagés >> (p.10). L'espoir, croit-il, K exige que le
vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d'échec D (p.10). En
jouant avec la langue, Cousin cherche donc a révolutionner le langage. II veut
bousculer les règles langagières préétablies par la soci6té et créer un certain
renouveau, une nouvelle réalité où son serpent et lui-même pourront être heureux.
Certes, le discours allusif de Cousin, ses paradoxes saugrenus et le mauvais
emploi qu'il fait des clichés et des marqueurs de relation causale réussissent à
déranger les habitudes langagières du lecteur. S'il ne parvient pas, en jouant sur la
polysémie des mots, d créer une nouvelle réalité, il parvient toutefois à présenter le
monde extérieur sous un nouvel éclairage et à démontrer les multiples possibilités
de la langue. Le fait que le lecteur doive d'abord résoudre l'ambiguïté soulevée par
le discours du narrateur pour en comprendre le sens amène de plus ce dernier a
Ig6 Ajar, Émile. Pseudo. Paris, Mercure de France, 1976, p.3 1.
croire que le texte lui donne accès à une vision plus perçante du monde. Dans la
majorité des cas, nous devons toutefois admettre qu'il est très difficile d'associer
tous les jeux de mots qui parsèment le texte aux intentions révolutionnaires de
Cousin, car contrairement au narrateur de Pseudo, qui s'emporte fréquemment
dans des délires contestataires et qui se fait enfermer intentionnellement dans les
cliniques psychiatriques pour vivre en réclusion de la société, le narrateur de Gros-
Câlin n'a pas la trempe d'un anarchiste capable de r6volutionner le langage. II
apparaît beaucoup trop faible et trop naïf pour que l'on puisse lui prêter de telles
intentions. Comme il ne réitère son refus du langage que deux fois dans le texte
(p.99 et i69), nous oublions d'ailleurs rapidement son projet. Ses lapsus et ses
phrases boiteuses viennent dès lors beaucoup plus souligner son incompétence à
communiquer avec les gens et son manque de raisonnement logique que ses
élans contestataires.
Plus encore, le fait que le narrateur nous présente une image stéréotypée de
Mlle Dreyfus et utilise fréquemment des termes techniques relatifs à l'économie
vient beaucoup plus démontrer son statut << d'homme conditionné >> que son
pouvoir de révolutionner le langage. Dans le récit, l'économie et ses
corollaires (l'argent, le profit et la consommation de masse) sont effectivement
présentés comme des forces sociales très puissantes. Pour diverses raisons, le
texte fait couramment référence aux a objets en circulation n et les rares fois ou
Cousin parle des habitants de la ville. c'est généralement en termes « d'usagés »,
d'employés )> ou d'objets >>: a Je m'exprime peut-être à mots couverts mais
l'agglomération parisienne compte dix millions d'usagés sans compter les
véhicules >> (p.16), a Ainsi qu'on l'a remarqué sans cesse dans ce texte, il y a dix
millions d'usagés dans la région parisienne >> (p.63) , Je suis obligé d'en parler à
cause de la clandestinité qui est un état naturel dans l'agglomération de dix
millions de choses» (p.38). Dans le texte, les autres se définissent donc d'abord
par les fonctions économiques qu'ils jouent dans la soci8té. L'idée du profit est
d'ailleurs à la source de leur envie de procréer, puisque œ n'est que pour
augmenter le profit national brut » du pays qu'ils s'investissent dans les banques
de sperme et les naissances par « voie urinaire seulement » (p.56 et p.177). Quant
à l'argent, il est l'une des seules compétences qui permet au héros d'entrer er;
contact avec les autres. Cette valeur est en effet à la base de la relation qui unit
Cousin et Mlle Dreyfus, à la fin du récit '". Elle est aussi à la source des relations
qui unissent le héros aux << bonnes putes D, à Gros-Câlin et a sa montre à ressort.
L'argent joue également un rôle très important dans l'humanisme du professeur
Tsourès, puisque cette << sommite humanitaire N ne donne de son temps et de sa
compassion qu'à des causes qui, par leur envergure, peuvent lui apporter une
publicité lucrative. Même la religion n'échappe pas à son pouvoir, puisque Dieu est
comparé. dans le texte, à un objet de consommation aussi important que le
pétrole: [aux dires du curé] Dieu ne risque pas de nous manquer, parce qu'il y en
a encore plus que de pétrole chez les arabes, on [pouvait] y aller à pleines mains,
il n'y avait qu'à se servir )> (p. 21). Puisque l'influence de I'argent et de l'économie
est omniprésente dans le texte, nous en venons donc à conclure que Cousin
évolue dans un univers qui accorde beaucoup d'importance a ces réalités. C'est
pourquoi, le fait qu'il en vienne à expliquer des expériences fortes en émotions
(telles que son problème d'identité ou son besoin d'amour et d'amitié) avec les
termes froids et rigides de l'économie tend a le présenter comme un homme
conditionné D par son milieu.
Comme ces personnes qui s'appuient sur les grands titres des journaux pour
fonder leurs opinions, nous avons l'impression. à la lecture du texte, que Cousin
s'approprie. un peu malgré lui. les termes du discours dominant pour former son
propre discours. Certes. en déplaçant les termes techniques de leur contexte
original, le narrateur permet a ces derniers de recouvrir une réalité nouvelle. Si ce
déplacement sémantique ne manque pas de créer un certain effet d'incongruité, il
ne produit toutefois pas l'effet révolutionnaire escompté. Pour provoquer une
révolution », il faudrait que ces termes soient contaminés par la nouvelle réalité
qu'ils recouvrent et qu'ils acquièrent. de ce fait, une portée &motive plus riche que
18' Godùi, Madeleine. À double détour. Pour m e érude sémiotique du romm Gros-Câiin d'Émile Ajar. Mémoire de maîtrise présenté à l'université Laval, 1987, p.49.
celle qu'ils expriment habituellement. Or, c'est l'effet inverse qui se produit dans le
texte: c'est la réalité décrite qui est contaminée par la froideur du terme technique.
En un certain sens, ce déplacement sémantique a un impact bénbfique pour le
narrateur, puisqu'il lui pennet d'atténuer son angoisse en se distanciant des
événements qu'il rapporte. A l'image de Jean qui, dans L'angoisse du roi Salomon,
diminue la portée émotive des événements a en [les] réduisant à l'état sec [et
concis] [qu'ils ont] dans le dictionnaire '* u. Cousin désamorce le caractère
pathétique de sa situation en l'expliquant à travers le discours rationnel de
I'économie. En comparant ses sentiments à un a stockage monstrueux de biens
affectifs » ou à un <c surplus américain », en pariant des relations amoureuses en
ternies de plein emploi n (p.107)' le narrateur réduit toutefois considérablement
la portée émotive de ces experiences et les limite à n'être que de simples objets de
consommation, des expériences purement mercantiles :
Je crois que ce curé a raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d'excédent. Je pense que c'est en général, et que le monde souffre d'un excès d'amour qu'il n'arrive pas à écouler, ce qui te rend hargneux et compétitif. II y a le stockage monstrueux de biens affectifs qui se déperdissent et se déteriorent dans le fort intérieur, produits de millénaires d'économies, de thésaurisation et de bas de laine affectifs, sans autre tuyau d'échappement que les voies urinaires génitales. C'es: alors la stagflation et le dollar (p.80).
C'est sensiblement le même phénomène qui se produit lorsque le narrateur parle
de la population parisienne en terne de <c choses D ou d'usagés n. II
déshumanise les gens en les réduisant à un état d'objet ou de consommateur.
Même Gros-Câlin, ami et support affectif par excellence, subit cette dévalorisation
lonqu'il est comparé à un « sac pour dames faubourg Saint-Honoré, Iégerernent
luisant » (p.23). En employant, dans un nouveau contexte, les termes relatifs à
l'économie, Cousin ne parvient donc pas P se libérer du joug de la langue. Parce
que ces références renvoient à une force sociale prédominante dans le texte, il
apparaît au contraire comme un homme c conditionné » par son milieu.
--
"a Ajar. L 'angoisse du roi SaIomon, op. cif. note 184, p.162.
Certains propos à teneur raciste qu'il tient naïvement sur Mlle Dreyfus
tendent de plus a renforcer cette image. A la lecture du texte, nous découvrons en
effet que la vision qu'entretient Cousin de sa dulcinée (et des Noirs en général) est
fabriquée d'idées préconçues. Certaines d'entre elles sont plutôt inoffensives, telle
l'idée de Cousin qui veut que Mlle Dreyfus, parce qu'elle vient d'un pays qu'il juge
exotique, est nécessairement dotée de CC l'imagination féerique des îles » (p.109).
D'autres, par contre, sont plus péjoratives et prennent dans le texte une teinte
raciste. Lorsqu'ii affirme qu'au cours de leurs voyages en ascenseur R Mlle Dreyfus
comprend [qu'il] crève de surplus américain, [mais] qu'elle n'ose pas affronter un
tel besoin, [parce qu'elle] ne se sent pas à la hauteur, à cause de ses origines »
(p.80) ou que K [Iles Noirs sont obligés de faire plus attention [que les autres aux
actes qu'ils posent], à cause de leur réputation >> (p.70), Cousin ne cherche pas à
dénigrer la jeune femme, mais il avoue tout de même, implicitement, qu'il est tout à
fait naturel pour les Noirs qui vivent à Paris de se sentir diminués et de se faire
juger rapidement. C'est ce même préjuge qui l'incite à affirmer, après que Mlle
Dreyfus lui ait signalé qu'elle l'avait croisé le dimanche, sur les champs-Élysées,
que l'initiative de la jeune femme était très courageuse : a [car] ainsi que je l'ai déjà
dit avec estime et d'égal à égal, c'est une Noire, et pour une Noire, franchir ainsi
les distances dans le grand Paris, c'est émouvant » (p. 21). Une autre idée
préconçue qu'entretient le narrateur au sujet de Mlle Dreyfus est que la jeune
femme. de par ses origines, camoufle un petit côté sauvage et primitif : Chez les
Noirs, [nous dit-il], le flair est particulièrement développé. Ils sentent beaucoup
mieux que nous, à cause des conditions de survie dans les forets vierges et les
déserts où les sources de vie sont plus rares et profondément cachées » (p.128).
De prime abord, le commentaire de Cousin peut paraître anodin. Par cette
réflexion, le narrateur veut affirmer que, suite à ses origines africaines, Mlle
Dreyfus a l'instinct plus développé que les autres femmes et qu'elle est, de ce fait,
la personne la plus apte à ressentir le profond besoin d'amour qu'il dissimule dans
son << fort intérieur ». En faisant brusquement allusion aux << conditions de survie
dans la forêt viergen, il laisse toutefois entendre que la jeune femme est encore
influencée par ce mode de vie ancestral et vient, de ce fait, associer à Mlle Dreyfus
un comportement primitif qui nie son statut de femme « moderne » et
« civilisée d8'.
À l'intérieur de Gros-Câlin. nous retrouvons donc plusieurs éléments qui
travaillent à discréditer le héros. Viennent, en premier lieu, tous les échecs de
Cousin qui démontrent son manque de caractère et son incompétence à
communiquer avec les gens. Viennent, par la suite, ses lapsus et ses nombreuses
erreurs syntaxiques qui font, eux aussi, ressortir son problème de communication.
Nous comptons, en troisième lieu, les divers mécanismes de défense qui
permettent au héros de ménager son optimisme en réinterprétant constamment la
réalité et tous les commentaires qui nous démontrent son aveuglement. S'ajoute
finalement, son emploi des stéréotypes racistes et des termes relatifs à l'économie
qui tendent à contrer son projet de remise en question de la langue en lui attribuant
un statut « d'homme conditionné » par son milieu. En plus d'être très nombreux,
tous ces éléments sont répétés plusieurs fois dans le texte. Le lecteur est donc
constamment bombardé d'informations qui attaquent la crédibilité de Cousin et qui
ridiculisent son trop grand idéalisme.
La détermination qu'affichera Cousin au cours des chapitres 38,39 et 40
viendra quelque peu modifier le regard que peut porter le lecteur sur le héros.
L'annonce du départ subit de Mlle Dreyfus ébranlera en effet Cousin. Pour l'une
des rares fois du récit, il ne manquera pas d'exprimer sa colère et son désarroi.
Contrairement à ce que l'ensemble de récit aurait pu nous laisser croire, le héros
agira aussi avec beaucoup de contrôle et de détermination au cours de sa nuit
avec Mlle Dreyfus. L'échec de son histoire d'amour avec la jeune femme l'amènera
189 Dans ces exemples, l'ironie qui s'attaque au comportement de Cousin est, encore une fois, intimement reliée à celle qui critique les comportements sociaux Le. Ies préjugés racistes qu'entretiennent encore certaines personnes. Dans le cas présent, la perception de ce double message ironique se fâit en sens inverse, puisque c'est l'ironie qui s'attaque à Cousin qui permet à la critique sociale d'émerger du texte.
toutefois à vivre une grave crise d'identité et à retomber dans le monde du rêve.
Vu l'échec évident de sa quête d'authenticité, l'optimisme qu'affichera le héros au
dernier chapitre du roman fera alors Mater tout le pathétique de sa situation et
incitera le lecteur à maintenir le regard critique qu'il pose sur lui.
3.1.5 La fin du roman et la sanction de la lecture ironique du dcit Le dernier chapitre de Gros-Câlin est, sans doute, un des passages les plus
difficiles à interpréter du roman. L'image qu'il nous donne du personnage de
Cousin est fort complexe et remplie de contradictions. Après que Mlle Dreyfus ait
refusé d'aller habiter avec lui. le comportement qu'adopte le héros est tres ambigu:
parce qu'il considère qu'il est maintenant « tres bien dans sa peau » (p.209),
Cousin donne Gros-Câlin au Jardin d'Acclimatation; quelques heures après s'être
séparb de son python, il est toutefois envahi par un profond besoin d'affection et
court s'acheter une montre à ressort (Cousin préfère s'acheter une montre à
ressort plutôt qu'une montre au quartz, pour s'assurer que cette dernière ait
nécessairement besoin de lui pour fonctionner). En prise avec une grave crise
d'identité, Cousin se met de plus à manger des souris et brûle les portraits de
Jean Moulin et de Pierre Brossolette afin de mieux camoufler l'espoir qu'ils
symbolisent dans son « fort intérieur ». En accord avec l'étude de Madeleine
Godin, nous pouvons voir un mouvement de renonciation dans le comportement
qu'affiche Cousin à partir de ce passage du roman. A l'intérieur de son analyse,
cette dernière conclut en effet que:
Loin d'acquerir le statut de sujet ACTUALISE, Cousin effectu[e] plutôt un recul [à la fin du récit]: il pass[ej d'une conjonction à un / vouloir-aimer1 à une disjonction : /ne plus vouloir-aimer/. [.. .] Aussi paradoxal que celui puisse paraître, Cousin réalise une performance de RENONCIATION [. . . 1. [Cette] renonciation [. . .] prend l'allure dans le texte d'un détachement « subit » pour les deux objets qui figuraient ses yeux l'amour : il donne son python au jardin d'Acclimatation, [...], puis il tourne le dos a Mlle Dreyfus [. . .]'?
Godin, op. cit. note 187, p.24-25.
AnneCharlotte Ostman abonde dans le même sens lorsqu'elle affirme que le
héros, « après avoir dénoncé les rôles « pseudo D que joue l'homme dans la
société et [...] avoir perdu sa dulcinée [...] est transformé en picaro
désillusionné lgl .» Certes, le fait qu'il ne rêve plus à son histoire d'amour avec
Mlle Dreyfus et qu'il se sépare de Gros-Câlin peut laisser entendre que Cousin ne
croit plus que les êtres vivants puissent l'aider à atteindre son idéal. Tout nous
porte d'ailleurs à penser que c'est suite à cette conclusion qu'il choisit de s'acheter
une montre à ressort plutôt qu'un autre animal de compagnie. Désormais, il préfère
s'appuyer sur « quelque chose d'humain D, mais a qui ne doit rien aux lois de la
nature » et qui « est fait pour compter dessus » (p. 21 7). Comme elle n'est pas
vivante, sa montre ne risque pas non plus de s'en aller :
Je suis rentré à la maison, [...], je me suis coulé sur le lit, avec la petite montre au creux de la main. II y a des moineaux qui viennent ainsi se poser dans le creux de la main, il paraît qu'on y amve avec de la patience et des miettes de pain. Mais on ne peut pas vivre ainsi sa vie avec des miettes de pain et des moineaux au creux de la main et d'ailleurs, ils finissent toujours par s'envoler, a cause de l'impossible (p. 2 1 1 )'?
La dernière phrase de cet extrait nous amène même à nous demander si Cousin
n'a pas entiérement perdu espoir en son idéal. Dans ce passage. le héros ne
prévoit plus l'avènement de u< la fin de l'impossible » (leitmotiv qui était auparavant
utilisé par le narrateur dans le texte pour exprimer sa confiance en la venue d'une
vie plus authentique), mais celle de « l'impossible », terme négatif qui démontre
que Cousin est maintenant conscient que l'union permanente entre deux êtres
vivants ne saurait se réaliser. Plus loin dans le texte, le héros en viendra même à
affirmer: « Dans un grand agglomérat de dix millions d'habitués, il faut faire
comme tout le monde. II faut être et faire semblant des pieds à la tête » (p.212).
Plusieurs passages du dernier chapitre nous incitent donc à conclure, avec Godin
'" ~stman, op. cit. note 185, p.91. 19' Nous soulignons.
et Ostman, qu'a la fin du récit, le haros est frappé par une certaine d6sillusion et
doute de ses chances de pouvoir un jour connaître une vie plus authentique.
Contrairement à Godin, nous ne croyons toutefois pas que l'image de la
renonciation (entendue ici comme une résignation compléte B son sort et la fin de
son espoir invétéré) sanctionne la totalité de la quête du héros. Pour que sa
résignation soit totale, il faudrait que Cousin ait pris conscience de l'ensemble de
sa situation et que, suite à cette lucidité, il perde son espoir naïf et cesse d'avoir
recours aux mécanismes de défense qui lui permettent de protéger ses
espérances ; ou du moins, s'il continue à y avoir recours, qu'il le fasse maintenant
par dépit ou avec un certain cynisme. Or, que nous dit la fin du récit ? Les derniers
paragraphes du texte nous montrent que, malgré tous ses échecs et ses quelques
élans de lucidité, Cousin va persister à se perdre inconsciemment dans la
fabulation et à réduire ses exigences. Si certains passages du texte laissent
entendre que Cousin a désormais des doutes quant à ses chances de rencontrer
un être vivant qui lui permettra de connaître un amour authentique, d'autres nous
révèlent que ces brefs instants de conscience sont bien éphémères et ne lui
permettent pas de prendre prise sur la réalité. Dans le récit, le moindre signe de
lucidité est en effet contrecarré par un comportement ou une réflexion naïve, et
parfois même absurde, qui démontre que le héros refuse inconsciemment de faire
pleinement face à sa situation. Malgré le fait qu'il ne veut plus s'accrocher à des
êtres vivants, Cousin « humanise » sa montre à ressort en la prénommant
Francine et en s'imaginant qu'elle lui sourit forsqu'il la prend dans sa main. L'idée
qu'il oublie volontairement de la remonter pour s'assurer qu'elle a besoin de lui en
dit aussi long sur sa manière d'interpréter le réel. Plus encore, le héros persiste à
se mentir sur sa relation avec Mlle Dreyfus, puisqu'il avoue ne plus penser à la
jeune femme, sauf pour « s'assurer tout le temps qu'il ne pense pas à elle »
(p.213). En souvenir de sa nuit mémorable au bordel, il court fréquemment « se
laver le cul » (p.213). Ayant compris qu'il doit maintenant faire comme tout le
monde », le héros se met également & ewuter du Mozart à tue-tête (p.213) et
manger des souris (p.212), geste qui n'est pas sans semer le doute sur son
équilibre mental.
Plus le dernier chapitre avance, plus Cousin se remet B réinterpréter le réel et
à reprendre espoir. A la page 212, il affirme qu'il a et6 encouragé par un glou-glou
bienveillant dans le radiateur et que son ticket de métro a ne le rejeta pas et le
garda a la main avec sympathie, parce qu'il savait qu'il passait par des moments
difficiles » (p.212). A partir de la page 214, le héros redevient plus optimiste,
malgré l'échec évident de sa quête. Ce dernier se remet même à effectuer des
« exercices d'assouplissement en vue d'acceptations futures » et dresse
l'inventaire des sources d'espoir qui l'entourent : sa montre de chevet, les pas du
professeur Tsourès qui lui donnent parfois l'impression qu'il va descendre et :
[..-] [tous] les petits riens. Une lampe qui se dévisse peu à peu sous l'effet de la circulation extérieure et se met à clignoter. Quelqu'un qui se trompe d'étage et qui vient frapper à ma porte. Un glou-glou amical et bienveillant dans le radiateur. Le téléphone qui sonne et une voix de femme, très douce [...] qui me dit: K Jeannot ? C'est toi, mon chéri ?» et je reste un long moment à sourire, [. ..], le temps d'être Jeannot et chéri ... Dans une grande ville comme Pans, on ne risque pas de manquer (p.215).
Cet extrait, qui clôt le récit, démontre bien que, malgré tous ses échecs, Cousin va
continuer à s'accrocher à des événements banals pour alimenter son espoir. Or,
dans le texte, ce comportement n'est pas présenté comme un signe de résignation
ou de cynisme. Cette image de Cousin qui vit quelques instants de béatitude parce
qu'il s'imagine être le « Jeannot chéri >> demandé au téléphone est, encore une
fois, un exemple de ce mouvement inconscient de fuite devant la réalité, la
manifestation de cet espoir invétéré qui l'a soutenu tout au long du récit. Certes, le
fait qu'il choisisse de brûler les portraits des deux héros de la Résistance pour
mieux les camoufler dans son i c fort intérieur B nous laisse entendre qu'il intériorise
davantage ses espérances, parce qu'il a compris qu'il doit désormais les entretenir
avec une plus grande discrétionlg3. Mais son besoin de croire et le besoin qu'il a
de transformer inconsciemment la réalité pour protéger ses espérances sont
encore bien présents et reprennent peu à peu le dessus sur lui. Suite à l'échec de
sa quête et à tous ceux qu'il a encaissés au cours du récit, ce nouveau sursaut
d'espoir apparaît extrêmement pathétique et vient discréditer le comportement du
héros aux yeux du lecteur. Parce qu'il sait que la quête d'authenticité de Cousin se
solde par un échec, non seulement à cause de l'indifférence de la société, comme
peut le laisser entendre une lecture qui met l'accent sur la critique ironique des
institutions sociales, mais aussi et surtout. suite à l'incompétence et au manque de
lucidité du héros, le lecteur comprend a ce moment à quel point l'espoir de Cousin
est vain. En plus de sanctionner l'échec de sa quête d'authenticité, les derniers
paragraphes du roman viennent donc sanctionner la critique ironique qui s'élève,
au cours du récit, contre le personnage de Cousin.
Cet effet de discrédit est encore plus évident lorsque nous comparons la fin
qui est présentée dans le roman avec celle qui était prévue à l'origine par l'auteur.
Dans son étude sur Gros-Câlin. Ostman révèle que Gary avait pr6vu une fin
beaucoup plus positive a son roman1? Dans ce chapitre, Cousin entre d'abord
dans une grave crise d'identité. II en vient même, pour un moment, à se
transformer complètement en serpent. Après un court séjour à l'hôpital
psychiatrique, il reçoit un mot du garçon de bureau qui l'invite à se montrer
comme il est ». Cousin se rend au Palais de la Découverte, qui est le lieu du
rendez-vous. Effrayé, il entre de nouveau dans la peau d'un python. Jean Moulin et
Pierre Brossolette, les deux héros de la Résistance, l'aideront toutefois à gravir les
marches du palais au sommet desquelles il trouvera une foule de spectateurs qui
réclameront Gros-Câlin avec amour'95. Dans un coup de théâtre, la fin inédite de
Ig3 ostman, ibid, p.90. 194 Dms le troisième chapitre de sa thèse, b a n présente brièvement la a fin inédite » de Gros-Câlin. Au
dire de cette dernière, -ce chapitre c était impo&t aux yeux de Gary D. Suite à la demande de son éditeur, il a tout de même accepté de ie supprimer, parce qu'il était, lui aussi, a d'avis que son côté a positif » [. . .] n'était pas dans Ie ton du reste D de l'œuvre. h m a n , ibid, p.92. Notre résumé de la fh inédite est tiré de l'étude d'Ostman.
lg5 fiid, p.92-94.
Gros-Câlin aurait donc permis au lecteur de terminer sa lecture avec une image
beaucoup plus positive de Cousin. L'idée qu'il ait trouvé la force d'aller vers les
autres et que, à la suite de sa transformation en python, il ait atteint sa quête
d'authenticité aurait réhabilité le héros et justifie, au bout du compte, cet espoir
invétéré qui l'a soutenu tout au long du récit. Si cette fin n'aurait pas complètement
détruit la charge ironique qui s'élève contre Cousin à I1int6rieur du roman, elle
aurait par contre grandement atténué son effet. Parce qu'elle laisse entendre que
le héros persistera, malgré ses echecs, à se perdre dans le rêve et la fabulation. la
fin actuelle de Gros-Câlin nous laisse au contraire sur une image beaucoup plus
pathétique du héros. Plutôt que de désarmer la critique ironique qui s'attaque à ce
personnage, elle tend à la faire ressortir davantage en amenant le lecteur à juger
la faiblesse de Cousin et son trop grand idéalisme.
3.1.6 Conclusion Derrière l'ensemble du roman Gros-Câlin se cache donc une ironie plus
diffuse qui vient critiquer le manque de compétences et l'idéalisme du héros. Cette
ironie se développe grâce à la juxtaposition de deux structures ironiques: l'une qui
prend comme fil conducteur l'action du récit et qui critique l'incompétence de
Cousin à atteindre sa quête d'authenticité ; l'autre qui se moque de son idéalisme
et de son manque de lucidité en s'appuyant sur les differents mécanismes de
défense qu'il a développés afin de garder confiance en son idéal. La fin du roman
joue elle aussi un rôle tres important dans le décodage de cette ironie. En
démontrant que Cousin continue, malgré l'échec évident de sa quête, a entretenir
son espoir en son idéal, les dernières pages du r&it font éclater tout le pathétique
de sa situation et lui font perdre beaucoup de crédibilité. Parce qu'elle est plus
« globale » et exploite les différentes facettes du texte littéraire, cette ironie
s'associe tres bien au phénomène de I'ironie littéraire décrit par Hamon, Allemann
et Hutcheon. Contrairement à ce que pourraient nous laisser penser leurs études,
l'ironie littéraire retrouvée dans Gros-Câlin ne se démarque toutefois pas
entièrement de l'ironie rhétorique. Pour arriver à ses fins, cette dernière utilise en
effet certains procédés propres à œ type d'ironie. Pour bien comprendre les
particularités de I'ironie litteraire ajarienne et les liens qu'elle entretient avec I'ironie
rhétorique, nous allons donc, dans la prochaine section de notre Btude, comparer
les procédés utilisés par cette dernière à ceux que nous avons répertoriés à
l'intérieur de notre définition de l'ironie littéraire.
3.2 L'ironie littéraire dans le roman Gros-Câlin: ses particulatit6s et les liens qu'elle entretient avec I'ironie rhétorique
Comme le voulait l'étude de Beda Allemann, l'ironie qui s'attaque a Cousin
agit comme i< un principe structurant de l'œuvre» et est parfaitement « intégrée au
déroulement dramatique du récit lg6 B. En plus d'influencer le développement du
personnage principal, elle influence le choix des événements et leur portée. Les
initiatives mises en branle par le héros pour sortir de sa solitude sont si futiles et si
dérisoires, qu'il apparaît difficile de croire qu'il n'y a aucune intention critique qui se
cache derrière elles. II en va de même pour la constante répétition des échecs de
Cousin, qui ne manque jamais d'égratigner un peu plus la crédibilité du héros.
L'ensemble de notre analyse a de plus démontré que la critique ironique qui
s'élève derrière l'ensemble du roman se déploie principalement à travers les
procédés de la « mimèse » et de la répétition. Comme la majorité des romans
garyens, le récit de Gros-Câlin demeure entièrement a fidèle aux comportements
et aux idées dont il se moque lg7 », puisque Cousin est incompétent et aveuglé par
son idéal jusqu'à la fin du roman. Le texte met d'ailleurs beaucoup en relief ces
deux défauts en présentant fréquemment des situations où ils entrent en jeu. À
l'exception de quelques phrases qui soulignent le profond manque d'amour du
héros et son curieux emploi de la langue, le récit ne présente jamais, comme c'est
le cas dans L'angoisse du roi Salomon, les commentaires des autres personnages
196 Ailemam, Beda. K De l'ironie en tant que principe littéraire », dans Poétique, n036, novembre 1978, p.54- 55. - - -
Ig7 Cette citation est tirée de la préface du roman Les clowns lyriques de Gary. Citée dans Rosse, Dominique, Romain Gary et la modernité, Paris, A.-G. Niet, 1995, p.99.
qui permettraient d'expliquer (et du même coup d'excuser) le comportement de
c ou sin'^^. C'est donc grâce à la répétition systématique des mécanismes de
défenses du héros et de ses commentaires naïfç que l'effet de distanciation
ironique émerge du récit.
Si elle s'associe d'abord au phénomène de I'ironie littéraire, I'ironie qui
s'attaque au personnage de Cousin garde tout de même certains traits propres à
l'ironie rhétorique. Ce type d'ironie, qui naît ic de la contradiction entre deux
niveaux sémantiques attaches à une même séquence signifiante 199x, se déploie
principalement par le biais d'une structure d'opposition sémantique. Or, tout en
étant plus diffuse » et plus « différée », I'ironie retrouvée derrière le récit de Gros-
Câlin prend, elle aussi, appui sur une telle structure d'opposition. Contrairement à
celle décodée par Linda Hutcheon dans la nouvelle The Boarding House de
Joyce. cette dernière ne se développe pas par l'intermédiaire d'une seule structure
sémantique sur laquelle vient s'accumuler, au cours du récit. plusieurs sens
antagonistes200, mais grâce a l'opposition de deux structures sémantiques : celle
qui présente les échecs répétés du héros et celle qui dévoile son optimisme
invétéré en son idéal. Le contraste ironique qui Brnerge de ces structures
n'apparaît toutefois pas dans le texte d'une manière spontanée, mais
progressivement grâce au processus de répétition. La mise en parallèle de
l'idéalisme actif » du garçon de bureau et de u I'idéalisme passif n de Cousin est
une autre structure d'opposition qui sert énormément à l'émergence de I'ironie.
Nous devons de plus admettre que le lecteur n'a pas nécessairement besoin
d'attendre la fin du récit pour décoder certaines fièches ironiques qui s'attaquent à
Cousin. Plusieurs éléments différents du texte l'incitent à se distancier du héros et
à porter implicitement un jugement critique sur lui. Certains d'entre eux sont
198 Dans L'angoisse du roi Salomon, le personnage de Chuck aime analyser le comportement de Jean. Il
s'emporte donc fréquemment dans de longs discours philosophiques qui expliquent le trop grand idéalisme du héros et qui, du même coup, excusent les bévues que ce demier pose au nom de son idéai, Koss, Suzanne-Hélène. K Discours ironique et ironie romantique dans Salammbô de Gustave Flaubert », dans Symposium, vol. 40, no 1, 1986, p.17.
*O0 Hutcheon, Linda et Butter, Sharon 4 loc. cir. note 175, p255 et p257-158.
d'ailleurs très évidents: le discours décousu du narrateur et l'emploi saugrenu qu'il
fait de la langue sément rapidement le doute sur les compétences du narrateur a
raisonner logiquement et à communiquer avec les autres ; le procédé par lequel
Cousin projette ses désirs et ses angoisses sur les autres est également assez
apparent. II en va de même pour les passages du texte où le héros &net, bien
malgré lui. un commentaire raciste sur Mlle Dreyfus ou sanctionne positivement
une situation qui apparaît nettement négative. L'incongruité des propos de Cousin
est, dans ces passages, assez flagrante pour que le lecteur perçoive la distance
critique que cherche à instaurer le texte. Même pour ces signaux, la fin du roman
joue toutefois un rôle important dans le décodage de leur portée ironique, puisque
c'est grâce à cette dernière que le lecteur en vient à se demander si tous ces
indices ne participeraient pas à une stratégie d'évaluation plus vaste qui
parcourrait l'ensemble du récit. Puisqu'elle s'appuie sur des structures
d'opposition, l'ironie littéraire qui se développe dans Gros-CNin garde donc une
certaine parenté avec l'ironie rhétorique. De ce fait, elle n'est peut-être pas aussi
complexe et subtile que celle retrouvée dans la nouvelle de Joyce. Malgré tout, la
critique qui porte sur l'idéalisme de Cousin n'est pas aussi explicite que celle qui
s'attaque aux institutions sociales. C'est peut-être pour cette raison qu'elle n'a
jamais, jusqu'à aujourd'hui, attiré l'attention des critiques.
Conclusion
Dans la thèse qu'elle a consacrée au roman Gros-Câlin, Anne-Charlotte
Ostman démontre la présence d'une ironie locale qui prend la défense du héros en
dénonçant ponctuellement l'indifférence de la société à l'égard des personnes
seules et dans le besoin telles que lui. Si elle avoue que Cousin est quelquefois
visé par I'ironie du texte, Ostman conclut que le héros assume la majorité des
flèches ironiques qui s'attaquent aux personnages secondaires du roman. De ce
fait, elle n'explore jamais, dans son analyse, l'idée que le comportement et le
système de valeurs du héros puissent aussi faire l'objet d'une critique ironique. Un
regard plus poussé sur le personnage de Cousin montre pourtant que ce dernier
n'a ni le jugement critique ni la force de caractère nécessaires pour émettre un
commentaire ironique sur le monde. Dans la majorité des situations, le héros
accepte passivement les événements qu'il vit, même lorsque ces derniers
attaquent sa dignité. L'incongruité de son attitude nous a des lors amenée à poser
l'hypothèse qu'il se cachait, derrière Gros-Câlin, une intention ironique qui
cherche à critiquer le comportement de Cousin et son système de valeurs.
En tant que narrateur extradiégétique et homodiegétique du récit, Cousin
impose constamment sa vision du monde à l'intérieur du texte. L'image qu'il
projette se construit donc progressivement et n'est véritablement complète qu'à la
fin du roman. Cette situation nous a portée A conclure que l'ironie qui s'attaque au
héros devait être plus diffuse que l'ironie syntagmatique qui se moque des
personnages secondaires. Renvoyant à une ironie plus globale et différée, le
concept d'ironie littéraire nous est apparu comme l'outil le plus adéquat pour
mettre à jour ce type d'ironie. Phénomène encore très peu étudié, I'ironie littéraire
se présente comme une stratégie intratextuelle qui permet à un encodeur d'évaluer
implicitement les normes génériques, diégétiques ou idéologiques qui régissent
son récit. Cette évaluation moqueuse se développe grâce aux procédés de la
« mimèse D et de la répétition. La K mimèse D est entendue comme le procédé par
lequel I'encodeur, feignant d'adhérer aux n o m s qu'il vient juger, les incorpore a
l'intérieur de son texte. La répétition syst6matique des règles suspectes dans un
contexte en perpétuelle évolution amène par contre le lecteur à se distancier du
récit et à percevoir la critique ironique.
Pour que notre hypothèse soit valable, il fallait donc qu'il y ait, dans Gros-
Câlin, des structures de répétition qui incitent le lecteur à se dissocier du discours
de Cousin pour évaluer implicitement les normes qui régissent son récit et son
univers de croyances. Pour commencer notre analyse, nous avons d'abord abordé
la question de la i( mimèse » et étudié les différentes règles qui déterminent les
niveaux narratif et diégétique du récit afin de cerner celles qui étaient susceptibles
de s'attirer la critique implicite de l'auteur-enwdeur (chapitre 2). Après avoir conclu
que les règles qui conditionnaient le projet de remise en question de la langue du
narrateur ainsi que celles qui conditionnaient son idéalisme et son comportement
avec autrui pouvaient être répertoriées parmi les normes suspectes, nous avons
regarde si ces dernières acquéraient, grâce à un processus de répétition. une
portée ironique (chapitre 3). Le fait que le récit de Cousin ne corresponde pas au
projet scientifique qu'il s'était fixé est apparu comme une autre piste de recherche
intéressante. Au début du roman, Cousin annonce en effet que le but de son récit
est de présenter un traite zoologique portant sur le mode de vie des pythons
vivant à Paris (p.69). Parce qu'il est incapable de garder sa subjectivite à distance
des événements qu'il rapporte, son projet aboutit toutefois à l'échec. Constamment
entrecoupé de digressions qui relatent son manque d'amour et sa quête
d'authenticité, son récit est beaucoup plus centré sur ses rêves et ses angoisses
que sur les habitudes naturelles des pythons. Parce qu'il dévoile l'incompétence de
Cousin a produire un traité scientifique ainsi que son incapacité à contenir sa
détresse, l'échec de son projet scientifique vient affecter sa crédibilité de narrateur.
II risque de conduire le lecteur à se moquer de sa trop grande faiblesse. Comme
son récit ne ressemble en rien à un traité scientifique, nous ne retrouvons toutefois
pas, à l'intérieur du texte, l'effet de « mimèse » nécessaire à l'éclosion de l'ironie
littéraire. Si la fiabilité et la compétence de Cousin en tant que narrateur d'un traité
scientifique sont discréditées à l'intérieur du roman, ce n'est pas par le biais de ce
type d'ironie. La critique ironique qui s'attaque à œ personnage ne se développe
donc pas au niveau du plan de la narration du récit.
L'échec du projet scientifique de Cousin, comme celui de son projet de
remise en question de la langue, sert toutefois à l'émergence d'une critique
ironique qui se développe au niveau de la diégése du récit. A la lumière de notre
analyse, il apparaît en effet possible de décoder, à ce niveau du texte, une ironie
plus globale qui se moque de l'idéalisme aveugle de Cousin et de son
incompétence a mener a terme sa quête d'authenticité. Pour atteindre son idéal,
ce dernier met beaucoup d'espoir dans l'avènement d'une mutation biologique qui
lui permettrait de faire un bond dans l'évolution et de devenir spontanément un
homme accompli. II place aussi ses espérances dans l'expérience d'un amour et
d'une amitié véritables, c'est-à-dire dans l'expérience d'un amour et d'une amitié
permanents qui lui permettraient d'entrer en relation avec des êtres de son espèce.
Parce qu'il utilise généralement un langage non-verbal pour entrer en contact avec
les autres et qu'il est généralement incapable d'exprimer clairement ses intentions,
Cousin ne réussit jamais à convaincre les autres à entrer en relation d'amitié avec
lui. Son imagination fertile l'amène de plus à idéaliser Mlle Dreyfus et de ce fait, à
investir beaucoup de son temps dans une voie stérile qui ne lui permettra pas de
connaître un << amour authentique » avec la femme désirée. Dans le récit, toutes
les initiatives que met en branle le hkos pour connaître l'amour et l'amitié
véritables se soldent donc par un échec. Même si l'objet de sa quête est noble et
que sa ténacité semble à première vue être valorisée par le récit (comme le veut le
processus de la << mimèse »), la répétition de ses différents ratages incite le lecteur
à se distancier de Cousin et B se moquer de son manque de compétence.
L'ensemble de ses échecs viennent donc former une première structure ironique
qui travaille à discréditer le comportement du héros. C'est cette première structure
ironique que viennent renforcer l'échec du projet scientifique de Cousin et l'usage
saugrenu qu'il fait de la langue en dévoilant, eux aussi, son probléme de
communication.
Malgré ses constants échecs, Cousin ne perd par contre jamais espoir
d'atteindre un jour son idéal. A l'exception de quelques passages du récit, il
demeure confiant et ne perçoit pas la portée dramatique que prend
progressivement sa situation. Dans les premiers chapitres du récit, son optimiste
peut être perçu comme une force de caractère. Comme cette attitude contraste
énormément avec le cheminement de sa quête, nous en sommes toutefois venue
à nous demander si le récit ne cherchait pas à se moquer implicitement de
l'idéalisme invétéré. Cette hypothèse nous est apparue d'autant plus probable que
le comportement et le système de valeurs de Cousin entretiennent certains liens
avec ceux de l'auteur et du héros totalifaires décriés par Gary dans son essai Pour
Sganarelle. Comme ces derniers. Cousin est marqué par un manque, une
angoisse profonde qu'il tente d'apaiser en élevant son idéal en une certitude
absolue2o'. Ce besoin de croire à l'avènement d'une vie plus authentique est
d'ailleurs si fort chez le héros, qu'il l'incite à projeter ses craintes chez les êtres qui
l'entourent, à abaisser ses attentes et ses critères de réussite et à donner une
portée positive aux événements banals qui se produisent dans son quotidien. Les
quelques commentaires critiques qu'il émet au sujet de i'aveuglement politique du
garçon de bureau démontrent d'ailleurs que le héros n'est pas conscient de
l'importance qu'il accorde à son idézl et des effets néfastes que produit son espoir
sur son jugement critique. Or, au début du récit, le processus de reinterprétation du
réel auquel s'adonne Cousin pour alimenter sa confiance peut être mis sur le
compte de sa naïveté. Parce que cette réaction se reproduit plusieurs fois dans le
texte et ce. dans des situations pour le moins incongrues. le lecteur comprend
toutefois que le comportement de Cousin est, en vérité, motivé par sa faiblesse et
'O1 McKee, Rebecni lane. The hwnnnism of Romain Gmy. Mémoire de maîtrise présente au TNUty CoUege de Dublin, 1978, p. 63-64.
son incapacité à faire face à la réalité. La répétition des différents mécanismes de
défense du héros amène donc progressivement le lecteur à se distancier encore
plus de lui et à percevoir un jugement ironique qui s'attaque à sa faiblesse et à son
idéaiisme.
En plus de confirmer l'échec de la quête d'authenticité de Cousin, la fin du
roman vient d'ailleurs sanctionner cette lecture ironique du récit. Même s'il émet
quelques doutes quant à ses chances de connaltre l'amour et l'amitié authentiques
avec un être de son espèce. Cousin garde tout de mêmz l'espoir, dans c son fort
intérieur », de vivre un jour une vie meilleure. Après avoir subi une grave crise
d'identité, il recommence peu à peu à réinterpréter positivement le réel et à
alimenter sa confiance en s'accrochant à des événements banals. Suite au
dénouement négatif de sa quête, ce regain d'optimisme apparaît toutefois
dérisoire. Démontrant que le héros est tout aussi incapable de faire face à sa
situation qu'au début du récit, son comportement vient accentuer sa faibiesse.
Puisque c'est sur cette vision que se termine le récit. la faiblesse et I'idealisme de
Cousin viennent donc grandement influencer l'image globale que se construit le
lecteur du héros. Ce dernier n'ayant plus aucun espoir de voir le personnage se
transformer en un être plus lucide et plus compétent, il an vient dès lors à
reconsiderer le comportement qu'a affiche ce dernier pendant le récit et a remettre
en question les bienfaits de son idéalisme. Si le jugement que produit la fin du
roman ne vient pas totalement discréditer Cousin aux yeux du lecteur, il risque
toutefois d'amener ce dernier a percevoir. derrière le récit, une intention critique qui
se moque des comportements et du système de valeurs du héros.
En plus d'une ironie locale qui prend la défense de Cousin en dénonçant le
manque de compassion de la société à l'égard de sa situation, se cache donc,
derrière Gros-Câlin, une ironie plus diffuse qui se moque de l'incompétence et de
l'idéalisme passif du héros. Si elle s'associe par ses mécanismes au procédé de
l'ironie littéraire, cette ironie garde par contre certains traits propres à l'ironie
rhétorique. Comme cette dernière, l'ironie qui émerge de Gros-Câlin se développe
grâce à des jeux d'oppositions : opposition des niveaux du &el (qui renvoie aux
échecs de Cousin) et de l'imaginaire (qui renvoie à la maniére dont le héros
réinterprète fa réalité) ; opposition de Cousin et du garçon de bureau qui met en
relief la passivité du héros et son besoin désespéré de croire à son idéal.
Contrairement à ce qui se produit lors du décodage de l'ironie rhétorique, le
contraste qui émerge de ces structures d'opposition n'apparaît pas localement à
l'intérieur du texte, mais progressivement, à mesure que les oppositions sont
répétées.
Or, la présence d'une ironie qui se moque de l'idéalisme de Cousin nous
porte a nous demander si Gary ne cherche pas, a travers Gros-Calin, à se moquer
de son propre idéalisme. Dans ses premiers romans signés Gary, ce dernier a
toujours défendu les valeurs de l'amour, de la justice et de la fraternité à travers
des héros très charismatiques. Le discours qu'il tient dans son essai Pour
Sganaretle nous démontre de plus que l'auteur a longtemps cru que s'il donnait un
exemple d'humanisme dans ses romans, les hommes en viendraient
inconsciemment à assimiler cette vision du monde et, avec le temps, deviendraient
des êtres plus chaleureux. Comme nous le laisse entendre l'étude de Rebecca
Jane McKee, Gros-Câlin est publié alors que l'œuvre de Gary est entrée dans une
période de remise en question des bienfaits de l'idéalisme et du pouvoir réel que
peuvent exercer l'art et la culture dans l'éducation des hommes. Dans son
mémoire de maîtrise, McKee montre en effet qu'à partir de 1956, la majorité des
romans garyens cherchent beaucoup plus à illustrer les mauvais côtés de
l'idéalisme que ses bons aspects. Cette critique. qui s'accentuera avec les années,
atteindra son paroxysme dans les œuvres publiées entre 1970 et 1974. A
l'intérieur de ces dernières, l'auteur viendra non seulement critiquer I'6chec de la
pensée libérale, mais aussi dénoncer, à travers une satire virulente, « the failure of
art to affect reality in any beneficial way 'O2 ». Mettant en scène un diplomate
202 Ibid, p.90. Nous traduisons : « t'incapacité de l'art de transformer la réalité d'une façon bénéfique ».
désillusionné qui sombre progressivement dans la schizophrénie pour se protéger
du réel, Europa (1 974) est certes le roman le plus sombre de cette période. Au dire
de McKee, cette œuvre « is a total rejecnion of the myth of culture and faith in the
nobility of even the idealist figure and is seriousness in the pursuit of love,
tolerance, and respect for the individual 'O3 B. Dans ce récit, même les bienfaits de
i'humour sont mis en doute, puisque ce procéd6 est présenté comme un moyen
passif de fuir ses problèmes et d'accepter les injustices de la NOUS
pouvons donc nous demander si, avec son premier roman ajarien, Gary ne
cherche pas à poursuivre sa réflexion critique de l'idéalisme entamée dans ses
romans signés Gary. Publié la même année quJEuropa. Gros-Câlin serait le
pendant ironique de ce roman plus pessimiste. Cette association permettrait dès
lors de rapprocher les œuvres GaryIAjar qui sont généralement présentées comme
des œuvres très différentes et autonomes. Elle permettrait aussi de démontrer qu'il
pourrait être intéressant de se demander aujourd'hui, non pas comment les
romans ajariens se démarquent de l'œuvre garyenne. mais comment ils s'y
rattachent et en quoi ils contribuent à son enrichissement.
'O3 Ibid, p. 100. Nous traduisons : « est un rejet total du mythe de la culture et même de la croyance dans la noblesse de la figure de l'idéaliste et de l'importance qu'il accorde a la quête de I'amour, la tolérance, et du respect d'autrui. D
204 ibid, p. 167.
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----- La nuit sera calme. Paris, Gallimard, 1 974, 2 1 9 p.
-- Gros-Câlin. Paris, Mercure de France, 1974, 21 5 p.
--- La vie devant soi. Paris, Gallimard, 1975, 273 p.
-- Pseudo. Paris, Mercure de France, 1976, 21 3 p.
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