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Editions l'Atelier Les marches de protestation aux États-Unis (XIXe-XXe siècles) Author(s): Marianne Debouzy Source: Le Mouvement social, No. 202, Les Marches (Jan. - Mar., 2003), pp. 15-41 Published by: Editions l'Atelier on behalf of Association Le Mouvement Social Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3780102 . Accessed: 18/02/2014 10:56 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Association Le Mouvement Social and Editions l'Atelier are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Le Mouvement social. http://www.jstor.org This content downloaded from 152.14.136.96 on Tue, 18 Feb 2014 10:56:28 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Editions l'Atelier

Les marches de protestation aux États-Unis (XIXe-XXe siècles)Author(s): Marianne DebouzySource: Le Mouvement social, No. 202, Les Marches (Jan. - Mar., 2003), pp. 15-41Published by: Editions l'Atelier on behalf of Association Le Mouvement SocialStable URL: http://www.jstor.org/stable/3780102 .

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Les marches de protestation aux Etats-Unis (xiXe-xxe siecles)

par Marianne DEBOUZY*

Q ue signifie le mot marches , dans le contexte americain ? Le mot a-t-il le . m mem sens qu'en francais ou plutot a-t-il les memes connotations ? Renvoie-

t-il aux memes types de references, d'images et de traditions ? Les marches sont une forme d'action privilegiee dans les mouvements sociaux et politiques aux Etats-Unis comme en temoignent leur omnipresence et leur proliferation a diverses epoques. Urbaines et continentales, de jour et de nuit, de masse et individuelles, silencieuses ou bruyantes, pittoresques ou solennelles: le repertoire de ces marches est d'une variete etonnante. Est-ce le signe d'une specificite americaine ? Y a-t-il une tradition des marches aux Etats-Unis et pourquoi ? Nous essaierons de repondre a cette question et, en etablissant une chronologie, de faire une etude qui ne se pretend nullement exhaustive, des circonstances dans lesquelles les marches se sont derou- lees, des formes qu'elles ont prises, de leur mode d'organisation, de leurs mots d'ordre - s'il y en a - et de leurs objectifs. Cela nous amenera a examiner leur fonction et ce qu'elles revelent de la nature du politique aux Etats-Unis.

Problemes de vocabuilaire

Avant de commencer, une clarification du vocabulaire s'impose. En americain, les mots utilises pour designer une marche sont les suivants: march, parade, pro- cession, walk, rally, demonstration. Si l'on en juge d'apres le recit que fait le roman- cier Richard Wright du defile du ler mai 1936, organise par le parti communiste a Chicago, certains mots seraient interchangeables:

Comme le lermai 1936 approchait, les membres du syndicat voterent que nous devions participer au defile (public procession). Le matin du ler mai, je requs des instructions imprimees quant a I'heure et au lieu ou le contingent de notre syndicat

* Professeur emerite d'histoire contemporaine a l'Universite Paris VIII. Le Mouvement Social, n0 202, janvier-mars 2003, ? Les Editions de I'Atelier/Editions Ouvrieres

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devait se rassembler pour se joindre au defile (parade). A midi je dcouvris que le defile (parade) avait deja commence (1).

II me semble neanmoins qu'entre ces mots il y a des nuances. Le mot proces- sion a ete secularise et nous dit sans doute quelque chose sur la filiation religieuse des marches. II n'est pas connote politiquement. Le mot parade suggere une volonte de se montrer lors d'un defile organise dans un cadre institutionnel - groupe profes- sionnel, religieux, politique ou autre. Le mot march a une connotation plus politique, mais il appartient egalement au vocabulaire militaire et religieux et il est souvent utilise dans des formules bibliques, allegoriques ou solennelles, comme dans le chant des abolitionnistes ( John Brown's Body lies mouldering in the grave. But his Soul goes marching on,, (2) ou dans des formules comme celle utilisee par Martin Luther King lors de la marche pour les droits civiques de Selma a Montgomery, en Alabama: ((Mine eyes have seen the glory of the coming of the Lord, His Truth is marching on,, (3). Le mot rally indique plut6t un rassemblement et le mot demonstration, le plus marque politiquement implique plus qu'une simple marche, une manifestation. Le plus neutre serait le mot walk mais son utilisation recele parfois des pieges. Ainsi le sociologue Todd Gitlin, qui a ete un des leaders de l'organisation etudiante SDS (Students for a Democratic Society) dans les annees 1960, raconte qu'a la fin de 1960 le groupe Tocsin forme par des etudiants de Harvard et de Radcliffe desireux de s'opposer aux essais nucleaires et d'oeuvrer pour la paix decident de " faire une marche d'une journee (an all-day "walk") afin d'exprimer notre inquietude concer- nant les essais des bombes et la course aux armements en general ,. II precise que le mot walk etait plus distingue que march, mais il s'agissait bien d'une manifestation et non d'une promenade (4). Nous retrouverons ces differents mots au cours de notre etude, mais celui qui predominera sera bien le mot march. Le passage de l'americain au franyais est souvent problematique. Dans les annees recentes on observe que le vocabulaire fran5ais s'est ( americanise , : le mot ( defile ,, tend a etre remplace par le mot ( marche ,. C'est sans doute la plus qu'un changement de vocabulaire.

Les marches du debut du xixe siecle

Y a-t-il une tradition des marches aux Etats-Unis ? De quand daterait son inven- tion ? Mary Ryan eclaire une des origines de cette tradition (5). L'historienne s'inte- resse a la vie publique et a la culture civique dans les villes americaines au debut du

(1) R. WRIGHT, American Hunger, New York, Harper and Row, 1977, p. 131. (2) ( Le corps de John Brown pourrit dans sa tombe. Mais son ame marche toujours ,. (3) , Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Christ, Sa verite est en marche . D.L. LEWIS. King. A

Critical Biography, New York, Praeger, 1970, p. 287. (4) T. GITUN, The Sixties. Years of Hope, Days of Rage, New York, Bantam Books, 1987, p. 88. (5) M. RYAN, Civic Wars, Democracy and Civic Life in the American City during the Nineteenth

Century, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 46-47, 57-59, 68-69.

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xlxe siecle ainsi qu'a leur evolution dans les periodes qui suivent. Comment la vie democratique se manifestait-elle au quotidien ? Quelles etaient les pratiques des citoyens ordinaires ? Comment se definissaient-ils en tant qu'acteurs de la vie civique et politique ? D'une part, Mary Ryan revient sur les observations de Tocqueville et sur l'appartenance des Americains a toutes sortes d'associations volontaires, profes- sionnelles, civiques, religieuses, a des societes, des loges, des milices, etc., qui se manifestaient dans l'espace urbain. D'autre part, elle montre que la Republique demo- cratique s'incamait dans d'innombrables ceremonies civiques au cours desquelles se deroulaient de frequents defiles de type divers: marches des milices locales, des pompiers, des differents corps de metiers, defiles lors des elections, marches funebres lors de la mort d'un notable ou d'un president, fetes lors d'evenements juges dignes de celebration, par exemple, I'achevement du canal de l'Erie - 1825 -, anniversaires regionaux ou locaux - Admission Day a San Francisco, St. Patrick's Day a New York -, fetes nationales - 4 juillet, anniversaire de la naissance de Washington, defile du Centenaire de la Revolution -, etc.

Quelles fonctions avaient donc ces defiles ? Dans les premieres decennies du xie siecle, les villes etaient habitees par une population heterogene de nouveaux venus, pour une large part des etrangers - Anglais, Irlandais, Allemands - constam- ment en mouvement, dont le statut social etait souvent incertain. Les defiles, qui se sont multiplies dans les annees 1830-1840, permettaient a la population de presen- ter et de representer sa diversite mais aussi d'assigner publiquement sa place a chaque groupe. Les habitants marquaient ainsi leur appartenance a tel ou tel corps de metier, groupe social, politique ou ethnique. Participer a ces defiles etait une fa:on de definir son statut, d'exprimer son identite dans l'espace public et d'afficher son adhesion aux valeurs de la nation republicaine. Ces defiles permettaient de faire apparaitre les distinctions; les differences hierarchiques et ethniques, d'inclure ou d'exclure certains groupes.

A la meme epoque s'affirme la pratique des marches lors de conflits sociaux. Dans les annees 1830, a l'epoque de la premiere revolution industrielle, dans les usines textiles de Lowell, en Nouvelle-Angleterre, qui sont la vitrine de l'industrie moderne, des ouvrieres se revoltent contre une reduction de salaire et quittent leur travail - a l'epoque on parle de turn out et non de strike. Lors de la greve de 1834, les ouvrieres font des rassemblements, defilent (parade) dans les rues et tentent de rallier les ouvrieres des autres usines, puis elles ecoutent un discours enflamme sur les droits des femmes et les iniquites de l'aristocratie d'argent (6). En octobre 1836, des ouvrieres de Lowell font a nouveau greve, pour les memes raisons, et adoptent les memes tactiques: marche dans les rues accompagnee de chansons: :( Je ne veux pas &tre une esclave, car j'aime tant la liberte que je ne peux pas &tre une esclave , grands rassemblements pour mobiliser la population ouvriere.

Dans la ville voisine de Lynn, les ouvrieres et les ouvriers de la chaussure recou- rent aux memes formes d'action. L'introduction de nouvelles machines et le ch6mage induit par la crise de 1857 provoquent une revolte de masse des travailleurs et tra-

(6) T. DUBLIN, Women at Work. The Transformation of Work and Community in Lowell, Massa- chusetts, 1826-1860, New York, Columbia University Press, 1979, p. 98-99.

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vailleuses de l'industrie de la chaussure en Nouvelle-Angleterre. Une grande greve commence le jour anniversaire de la naissance de Washington en 1860 et mobilise rapidement environ 20 000 personnes a Lynn et dans les environs. La mobilisation se traduit non seulement par un arret de travail mais par de multiples defiles de soutien a la greve. En six semaines cinq marches traversent les rues de Lynn; cha- cune d'un millier ou plus de personnes, au milieu de centaines de spectateurs sym- pathisants. Le premier grand defile - " The Great Ladies Procession , - eut lieu le 7 mars: les ouvrieres, bravant le froid et la neige, tenaient haut leurs banderoles qui clamaient leur refus de ce nouvel esclavage: ( Les dames americaines ne seront pas des esclaves ,, " Faibles de constitution physique mais fortes de courage moral , ( Nous osons nous battre pour notre droit ,,, Aux c6tes de nos peres, nos maris, nos freres, (7). Quelques jours plus tard, le 16 mars, eut lieu le plus grand defile du conflit: les grevistes etaient regroupes par quartier et les six mille personnes qui defilerent comprenaient des compagnies de la milice et des pompiers, des fanfares et plusieurs delegations venues des villes voisines. Le moral des grevistes tint bon jusqu'au debut avril, date a laquelle la greve perdit de son elan et le travail reprit, les ouvriers ayant obtenu des augmentations de salaire mais pas la reconnaissance de leur syndicat (8). La pratique des defiles qui accompagnaient les greves n'a pas cesse dans la periode troublee de la fin du xle siecle et elle se perpetuera d'ailleurs au XXe. Qu'ils marchent d'une usine a l'autre pour entrainer les ouvriers dans la greve, pour deloger les briseurs de greve, ou pour affirmer leur dignite, les grevistes ont perpetue ces pratiques jusqu'a nos jours, tout comme les defiles de soutien (9).

Les marches de la fin du xixe siecle

Dans la demiere decennie du xixe siecle ce sont les chomeurs qui participent a leur tour a de grandes marches (10). Lors de la crise de 1893, le ch6mage toucha environ trois millions de personnes et donna naissance a un mouvement sans pre- cedent. En 1894 des armees , de chomeurs, sous le commandement de leaders improvises , generaux ,, sillonnerent les Etats-Unis. II s'agissait de marches de la faim qui se dirigeaient vers Washington pour demander au gouvemement d'agir. Plusieurs o armees partirent de l'Ouest, car la crise de 1893 toucha d'abord les Etats miniers de cette region. L'U armee e du g general , Kelly partie de San Francisco rassembla, selon un joumaliste de l'epoque, environ 2 000 personnes - dont Jack London -,

(7) P. FONER, History of the Labor Movement in the United States, New York, International Publi- shers, 1962, Vol. I, p. 243-244 et A. DAWLEY, Class and Community. The Industrial Revolution in Lynn, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1976, p. 79-83.

(8) Ibid., p. 87-89. (9) J. BRECHER, Strike!, San Francisco, Arrow Books, 1972. (10) Dans les lignes qui suivent je reprends des elements de mon article , Classe ouvriere et nomadisme

aux Etats-Unis a la fin du xilx sicle ,,, in Villes ouvrieres, 1900-1950, sous la direction de S. MAGRI et C. TOPALOV, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 195-197.

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celle du general Fry, partie de Los Angeles, environ 1 000 (11). Leurs rangs furent grossis, tout au long de leur parcours, par des ch6meurs et des travailleurs migrants. Ces bandes de ch6meurs traverserent les Etats-Unis, a pied et en chemin de fer. Dans les Etats frappes par la crise - Colorado, Texas, Kansas entre autres -, ceux qu'on appela les industrials recurent souvent un accueil chaleureux. Mais ils affron- terent, a plusieurs reprises, des municipalites hostiles, les forces de l'ordre et les representants des compagnies de chemins de fer.

Au meme moment se formait dans l'Ohio une autre ( armee ), numeriquement moins importante - environ 500 personnes - mais qui fit beaucoup parler d'elle en raison de la personnalite de son chef, Jacob Coxey, riche entrepreneur de Massillon, Ohio, entoure de personnages tous hauts en couleur (12). Coxey, un ancien green- backer (partisan d'une monnaie papier abondante) et populiste, etait fortement impregne de religion millenariste. I1 baptisa son armee ) la communaute du Christ). Rappelons que les annees 1890, et plus particulierement 'annee 1893, voient murir dans toute la societe le sentiment que la crise va entrainer un cataclysme et que la catastrophe est imminente. Ces annees sont marquees par la montee du mouvement populiste, la grande greve des chemins de fer Pullman - 1894 - qui paralyse l'ensemble des reseaux et se terminera avec l'intervention des troupes fede- rales. Dans ce contexte, divers programmes de reformes voient le jour, en particulier des programmes visant a resorber le chomage. Coxey proposait que soit vote un projet de loi sur la construction des routes et un autre qui autoriserait les Etats, les municipalites et les comtes a lancer un emprunt sous forme de bons garantis par le Tresor, remboursables sans interet, permettant de financer des travaux publics. Pour obtenir satisfaction il fallait que s'exerce une pression de la base sur le Congres. D'ou l'idee de conduire une marche de chomeurs qui aboutirait a Washington au moment ou les projets de loi sur les routes et sur les emprunts seraient discutes.

Mis a part ses dirigeants, 1'( armee e de Coxey etait composee de travailleurs au ch6mage: mineurs, ouvriers qualifies, manceuvres. Les Coxeyistes declaraient ne vouloir rassembler que des citoyens des Etats-Unis . Leur souci de respectabilite se traduisait a la fois dans leurs slogans - par exemple, nous ne voulons ni anarchistes ni voleurs, ni ivrognes ni banquiers -, et dans la discipline para-militaire de l'orga- nisation fortement hierarchisee qu'ils avaient mise sur pied. Tout au long de sa route cette etrange ? armee e re(ut un soutien populaire important. Elle fut ovationnee dans les villes ouvrieres de Pennsylvanie (13). L'" armee e de Coxey rassemblait quelques centaines de personnes lorsqu'elle atteignit Washington. Le mouvement inspira mal- gre tout une si grande peur aux autorites qu'elles firent arreter les meneurs et leur infligerent des amendes - pour avoir pietine les pelouses interdites.

(11) W. STEAD, ( Chicago Today or the Labour War in America ,, Review of Reviews, 1894, p. 33. (12) D. McMURRY, Coxey's Army, Boston, Little Brown, 1929. (13) W. STEAD, ( Chicago Today... ?, art. cit., p. 56.

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Les annees 1930: nouvelles marches de chomeurs

Le debut du xxe siecle allait voir se derouler de nombreux conflits sociaux et la Grande Crise a nouveau reduire des millions de travailleurs au ch6mage. Des marches se deroulent un peu partout dans les grandes villes pour demander du travail et des secours, pour empecher les expulsions, pour faire pression sur les autorites munici- pales et les organismes federaux. Beaucoup de ces marches sont spontanees et inor- ganisees mais souvent aussi elles sont encadrees par le parti communiste qui fit sortir la misere des quartiers ouvriers ou elle se cachait (14). Des 1930, le parti communiste americain s'efforca d'organiser un mouvement de ch6meurs. 11 reussit a mettre sur pied une joumee de manifestations nationales le 6 mars 1930. Des marches, auxquelles participerent un nombre important de noirs, eurent lieu a San Francisco, Los Angeles, Detroit, Washington, Boston, New York. Presque partout les manifestations furent violemment reprimees, en particulier a New York ou eut lieu la manifestation la plus importante. Forts de la mobilisation provoquee par ces manifestations, les communistes poursuivirent leurs efforts, creerent des " conseils de ch6meurs dans les grandes villes et tenterent de les coordonner dans une orga- nisation nationale afin d'influencer le Congres et d'obtenir des mesures en faveur des sans-emploi.

Le manque d'initiative du Congres incita les Conseils de chbmeurs a organiser la premiere marche de la faim dans la capitale. Le 6 decembre 1931, 1 200 delegues venus d'un peu partout convergerent sur Washington. A la tete de leur defile sur Pennsylvania Avenue se trouvaient plusieurs centaines d'ouvriers membres de l'orga- nisation communiste d'anciens combattants, I'Ex-Servicemen's League, portant des banderoles qui disaient ( Nous avons combattu pour les capitalistes dans la derniere guerre; nous ferons la prochaine guerre pour les travailleurs ,. Les marcheurs firent un demi-cercle devant le Capitole pendant qu'un orchestre jouait l'Intemationale. A l'interieur du Capitole une delegation essaya en vain de s'adresser aux parlementai- res, cependant qu'un autre groupe marchait vers la Maison Blanche ou le president Hoover refusa de les recevoir. Au debut de decembre 1932, 3 000 delegues parti- ciperent a une deuxieme marche sur Washington.

Mais l'annee 1932 est surtout celebre pour deux des marches les plus drama- tiques des annees 1930: la marche de la faim de Dearbor, organisee par les com- munistes, et la Bonus March - marche de la prime des anciens combattants. Le 7 mars 1932, entre 3 000 et 5 000 personnes marcherent depuis Detroit jusqu'a l'usine Ford de Dearbor pour presenter une liste de revendications a la direc- tion (15). Lors d'affrontements aux portes de l'usine, la police tira dans la foule tuant 3 ouvriers et en blessant 50. L'enterrement des ouvriers tues fut suivi par 10 000 per- sonnes ou plus dans les rues de Detroit jusqu'a un parc ou s'etaient rassemblees

(14) L. DECAUX, Labor Radical, From the Wobblies to the C.I.O., Boston, Beacon Press, 1970. p. 162.

(15) F. OTTANELU, The Communist Party of the United States from the Depression to World War II, New Brunswick, Rutgers University Press, 1991, p. 30-39.

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3 000 personnes. Puis le cortege funebre parcourut 10 kilometres jusqu'au cime- tiere (16). Aux mois de mai et juin 1932 des milliers d'anciens combattants de la Premiere Guerre mondiale en provenance de toutes les regions des Etats-Unis se rassemblerent a Washington. Ces hommes dont la devise etait , Heros de 17, clo- chards de 32 ,, encore jeunes et sans ressources, envahirent la capitale afin de faire pression sur le Congres qui discutait un projet de loi visant a accorder immediatement aux anciens combattants une prime (bonus) qui devait leur etre versee en 1945. Au milieu de juin, on estime qu'ils etaient environ 20 000 et ils campaient avec femmes et enfants dans un camp de fortune au bord de la riviere Anacosta. La ( Bonus Expeditionary Force " - c'etait le nom qu'ils s'etaient donne - organisa une grande marche dans Washington (17). Le 17 juin le Senat vota contre l'adoption du projet de loi. Un certain nombre des anciens combattants repartirent mais plusieurs milliers d'entre eux resterent sur place. Un contingent d'anciens combattants de Californie arriva et defila plusieurs jours et nuits de suite aux abords du Capitole. En juillet, apres des affrontements avec la police qui causerent la mort de deux manifestants, le president fit appel aux troupes federales. Sous le commandement du general McAr- thur, seconde par le major Dwight Eisenhower et un de ses officiers, George Patton, I'armee exerCa une repression brutale, incendiant les baraques et les tentes, asphyxiant les manifestants a coups de grenades lacrymogenes - un bebe en mourut.

Les marches du ler mai et contre la discrimination

I1 y eut bien d'autres marches dans les annees 1930. C'est la seule periode au cours de laquelle le rituel du defile du ier mai a non seulement ete observe mais a rassemble un nombre significatif de participants, parmi lesquels des ouvriers et des intellectuels blancs et noirs. Le defile du ler mai 1933 a New York mobilisait une telle foule qu'il fallut la diviser en deux groupes, l'un partant du Sud de Manhattan l'autre du Nord pour converger a Union Square (18). Parallelement aux marches de ch6meurs et aux defiles du 1er mai, le parti communiste, en collaboration avec l'orga- nisation noire N.A.A.C.P. (National Association for the Advancement of Colored People) organisa de nombreuses marches de protestation contre les iniquites de la justice envers les noirs. Le parti communiste dramatisa pour l'opinion l'affaire de Scottsboro dans laquelle 9 jeunes noirs avaient ete faussement accuses de viol et joua un role actif dans leur defense (19). Des marches rassemblerent des milliers de mani-

(16) I. BERNSTEIN, The Lean Years, Baltimore, Penguin Books, 1970, p. 433-434. (17) Cf. A. RICHMOND, A Long View from the Left. Memoirs of an American Revolutionary, New

York, Harper and Row, 1977, p. 118-123. (18) Souvenir de Malcolm Cowley cite dans M. DENNING, The Culture Front. The Laboring of Ame-

rican Culture in the Twentieth Century, Londres, Verso, 1996, p. 54. Voir egalement le souvenir de R. WRIGHT du 1er mai 1936 a Chicago, American Hunger, op. cit., p. 132-133.

(19) A. MEIER et E. RUDWICK (eds.), Along the Color Line. Explorations in the Black Experience, Urbana, University of Illinois Press, 1976, p. 342-344.

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festants noirs et blancs a Harlem, New York, Washington et Chicago contre la dis- crimination raciale et pour une legislation federale anti-lynching.

Un certain nombre des marches des annees 1930, dont nous avons parle, ont ceci de particulier qu'elles sont marquees par la volonte d'un parti politique, le parti communiste americain, d'encadrer le mouvement. Ceci s'est rarement produit aux Etats-Unis et nous reviendrons sur ce que cela revele du systeme politique. Par ail- leurs, si nous avons peu parle du mouvement ouvrier qui rompt avec le syndicalisme de metier, en 1935, pour former la nouvelle confederation du C.I.O. c'est que les marches n'y sont pas la forme d'action privilegiee. Dans la seconde moitie du XXe sie- cle celles-ci prolifereront et accompagneront les mouvements les plus divers.

Le mouvement anti-nuclIaire dans les annees 1950-1960

Dans les annees qui suivent la Seconde Guerre mondiale apparaissent de nou- veaux motifs de faire des marches de protestation. L'annee 1949 est une date cru- ciale, celle ou les Americains perdent le monopole de l'arme atomique. Les annees 1950 seront dominees par la peur des essais nucleaires et l'equilibre de la terreur. Comme le rappelle l'historien Paul Boyer, le premier essai de la bombe a hydrogene, en 1952, produisit des taux eleves de radiation: la serie des essais de 1954 repandit des cendres radioactives sur une vaste surface de l'ocean Pacifique, apportant la maladie et la mort a des marins japonais. Les essais qui suivirent contaminerent l'atmosphere encore davantage: en 1955 une pluie radioactive tomba sur Chicago, en 1959 des taux mortels de strontium 90 commencerent a apparaitre dans le ble et le lait. Des savants mirent en garde les autorites et le public contre les dangers provoques par les essais et une grande peur des retombees atomiques s'empara des Etats-Unis. Celle-ci donna naissance a une campagne contre les essais nucleaires avec l'organisation de S.A.N.E., dont le National Committee for a Sane Nuclear Policy, fonde en 1957, regroupait surtout des liberals et des professionals (20). En mai 1960, S.A.N.E. organisa a New York un grand rassemblement a Madison Square Garden, suivi d'une marche de 5 000 personnes en direction du batiment des Nations unies. Parallelement, un autre groupe, forme de militants pacifistes religieux et non religieux, le Committee for Non-Violent Action, cree en 1957, avait pour principale activite l'organisation de marches pour la paix. En octobre 1961, au terme d'une marche de 10 mois, 31 participants de la marche pour la paix de San Francisco a Moscou arriverent sur la Place Rouge. Suivit en 1962 une marche de Nashville a Washington qui croisa au passage une manifestation pour les droits civiques dans le Sud, puis en 1963-1964 celle du Quebec a Guantanamo, qui fit une halte militante

(20) P. BOYER, '(From Activism to Apathy: The American People and Nuclear Weapons, 1963-1970 ,, Journal of American History, mars 1974, p. 822-823.

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LES MARCHES DE PROTESTATION AUX ETATS-UNIS (XIXe-XXe SIECLES)

a Albany en Georgie (21). Le 15 avril 1967, des membres du Committe For Non- Violent Action s'arreteront a New York pour participer a une manifestation contre la guerre du Vietnam, alors qu'ils faisaient une marche pour la paix de Boston au Pentagone. Par ailleurs, une organisation " de base)) (grassroots) Women Strike for Peace, creee dans la region de Washington D.C. en 1961, avait mis sur pied des manifestations dans une soixantaine de villes.

En 1959 s'etait formee a Chicago la Student Peace Union. S.A.N.E. avait aussi une organisation etudiante qui devint autonome et donna naissance a des organisa- tions independantes, Tocsin a Harvard, S.L.A.T.E. a Berkeley, Students for Peace and Disarmament a Madison, Wisconsin. Beaucoup de futurs leaders etudiants des annees 1960 y firent leurs premieres armes. Les marches et les manifestations qui n'etaient pas les formes d'action privilegiee de S.A.N.E., plus favorable au lobbying, prirent un nouveau rythme. En octobre 1960 une marche pour la paix se deroula a San Francisco qui attira 2 000 personnes. Les etudiants de Harvard, opposes aux essais nucleaires, etaient hostiles 'a I'exclusivisme ,, anti-communiste de S.A.N.E. et a son style d'organisation. Ils reussirent a former une coalition de groupes universi- taires en faveur de la paix et a attirer plusieurs milliers d'etudiants dans une mani- festation a Washington en fevrier 1962. Cet activisme anti-nucleaire allait disparaitre apres 1963 en faveur d'autres causes, mais, selon Paul Boyer, (le "nouveau" mou- vement de la paix des annees 1960-1962, en rupture avec des organisations comme S.A.N.E., constitue un "pont" avec la "nouvelle gauche" des annees 1960 (22).

Le mouvement pour les droits civiques

Au debut de 1960 le mouvement pour les droits civiques commence avec les sit-ins d'etudiants de Greensboro, en Caroline du Nord, qui veulent se faire servir dans la cafeteria d'un grand magasin ou, comme dans tous les lieux publics du Sud, la segregation est la regle. Tres rapidement le geste est repete dans de nombreux endroits a travers les Etats du Sud. Le mouvement, qui implique un nombre croissant de gens ordinaires, devient un mouvement de masse et elabore de nouvelles tacti- ques. Les noirs se battent sur des fronts multiples et recourent a des formes d'action diverses: sit-ins, wade ins - pour de-segreguer les piscines -, batailles legales devant les tribunaux, boycotts, campagnes d'inscription sur les listes electorales, prieres, action non violente, rassemblements, marches. Ces dernieres occupent une place tres importante. A certains moments et dans certains lieux elles sont quotidiennes, ou meme ont lieu plusieurs fois par jour: a Savannah, en 1963 pas moins de trois par jour... Elles sont diurnes ou nocturnes: au printemps 1963, a Greensboro, des marches de nuit ont lieu soir apres soir, conduites par Jesse Jackson, president du

(21) S. LYND (ed.), Non Violence in America. A Documentary History, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1966, p. XLII et 360.

(22) P. BOYER, ", From Activism... ?, art. cit., p. 840-841.

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Conseil etudiant de l'universite A&T de Caroline du Nord. Spontanees ou planifiees, elles sont le fait d'une collectivite ou d'un individu - marche du postier blanc William Moore, en avril 1963 qui trouve la mort en Alabama, marche contre la peur , de James Meredith, l'etudiant blesse par balles dans le Mississippi en juin 1966. Les marches peuvent parcourir de courtes ou de longues distances: la longue marche la plus celebre est sans doute celle du 21 mars 1965, de Selma a Montgomery, qui couvrit environ 70 kilometres en cinq jours. Le plus souvent interdites par les auto- rites locales elles sont menees en violation d'arretes pris par les municipalites et les sherifs. Les marcheurs bravent ces interdictions au peril de leur liberte et de leur vie, car la repression est souvent feroce, meurtriere, pas seulement du fait des autorites ou de la police mais de la population blanche. On ne peut enumerer les meurtres, les explosions, les violences qui ont accompagne les manifestations. Certaines sont devenues celebres grace au courage des participants et aux medias, comme les mar- ches de Birmingham et de Selma en 1963 et 1965.

Les marches visent, entre autres objectifs, a conquerir droit de cite, a marquer un territoire, a loccuper, que ce soit un espace public, un centre-ville, un batiment officiel d'ou les noirs sont traditionnellement exclus. L'acces a certains lieux, hotels de ville, tribunaux, ou se font les inscriptions sur les listes electorales, devient l'enjeu de luttes acharnees. Les perrons, les marches sont des lieux disputes. Ainsi, le 4 octo- bre 1961, a McComb, Mississippi, des etudiants vont jusqu'a City Hall et montent les marches pour prier. Ils sont aussit6t arretes. Immediatement apres une centaine d'autres monteront les marches a leur tour et subiront le meme sort. En janvier 1965 une bataille du meme ordre se deroule devant le tribunal du comte de Dallas en Alabama (23).

Les marches suivent un rituel, qui vane selon les circonstances et les lieux, mais qui se repete. Issu de traditions religieuses, folkloriques ou nationales, ce rituel est aussi determine par les contraintes et les interdictions que les autorites font peser sur les marcheurs. Parfois les manifestants marchent en file indienne, parfois deux par deux ou sur plusieurs rangs. 11 est des marches silencieuses, sans pancartes et sans slogans, et il en est d'autres ou l'on chante et frappe des mains. Beaucoup de marches se deroulent au rythme de freedom songs qui appartiennent au repertoire des chants religieux ou des chansons des esclaves et du mouvement ouvrier du xixe sie- cle. Le chant le plus populaire du mouvement est sans conteste ((We shall over- come ,,. D'autres chansons de circonstances s'inspirent de l'actualite locale. En fevrier 1965 les enfants de Selma chantaient ((Ain't gonna to let Jim Clark turn me round ) (24). Les chansons permettent aussi de traduire les sentiments des mar- cheurs. Lors de la marche de Meredith, reprise collectivement apres qu'il ait ete blesse en juin 1966, les jeunes marcheurs partisans du Black Power manifestaient leurs disaccords avec la strategie de leurs aines en rempla:ant les paroles tradition- nelles par des paroles beaucoup plus militantes et violentes (25).

(23) T. DAVIS, Weary Feet, Rested Souls. A Guided History of the Civil Rights Movement, New York, W.W. Norton, 1998, p. 109.

(24) ((On va pas laisser Jim Clark - le sherif - nous faire rebrousser chemin,. (25) D. LEWIS, King. A Critical Biography, op. cit., p. 324.

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Les marches, souvent conduites par des pasteurs, locaux ou de reputation natio- nale, sont composees d'habitants du lieu ou se poursuit la lutte pour la desegregation, la plupart du temps des adultes, mais souvent des etudiants et meme des enfants, comme par exemple, la marche encadree par des adultes dans la ville de Birmingham en mars 1963, celle des 600 enfants des ecoles secondaires de Jackson, Mississippi en mai 1963, ou encore, en fevrier 1965, celle des enfants de Selma. Dans la plupart des cas, les marches sont essentiellement composees de noirs, mais dans certaines circonstances des blancs, parfois celebres, se joignent a eux, comme lors de la mar- che de Selma a Montgomery.

Les marches ont une forte charge symbolique dont les references sont religieu- ses et nationales. Les dates auxquelles certaines se deroulent ne sont pas choisies au hasard. La marche de Birmingham conduite par Martin Luther King en mars 1963 a lieu le Vendredi Saint. Les habitants de McComb, Mississippi, tournent sept fois autour de la mairie dans une marche silencieuse en mars 1965. Pendant sa campa- gne contre la discrimination dans le logement et contre la misere des noirs a Chicago, le 10 juillet 1966, Martin Luther King conduit une marche jusqu'a la mairie et fixe la liste des revendications du mouvement a la porte du batiment (26). La symbolique des marches mele des references religieuses a d'autres. Ainsi lors de la marche de Selma a Montgomery, M.L. King fit un discours ou il declara:

Marchez ensemble, mes enfants, mais ne vous laissez pas gagner par la fatigue et cette marche nous conduira vers la Terre Promise. Et l'Alabama sera un nouvel Alabama et l'Amerique une nouvelle Amerique.

Les marcheurs chantaient ((We shall overcome ,. En tete de la marche se trou- vait James Letherer, un travailleur blanc du Michigan, unijambiste, qui fit toute la marche avec ses bequilles. II etait encadre par deux porte-drapeaux, un blanc et un noir, qui portaient le drapeau americain. Un jeune noir de New York, la t&te couverte d'un bandage dans le style de 1776, marchait a leurs c6tes, jouant ( Yankee Doodle Dandy ) sur un fifre (27).

La plupart des marches pour les droits civiques relevent de la tradition de la non-violence. Citons deux exemples caracteristiques de cette pratique: Le 5 mai 1963, a Birmingham, Alabama, apres avoir parcouru une certaine distance, une manifestation improvisee conduite par le pasteur James Bevel se trouve face a face avec la police. Les marcheurs s'agenouillent et prient. Le pasteur se releve et, se referant a la repression feroce de la marche du Vendredi Saint a l'occasion de laquelle le sherif ((Bull Connor avait fait usage de lances a incendie et de chiens, crie: (( chez vos chiens. Nous resterons ici jusqu'a la mort? . La police ne bougea pas (28). Le 12 fevrier 1965, apres avoir reprime brutalement plusieurs marches, le sherif Jim Clark fut hospitalise, epuise, declarant: ((Ces salauds de negres m'ont flanque une attaque cardiaque . Des adolescents noirs repondirent en marchant

(26) C.S. KING, My Life with Martin Luther King, New York, Holt, Rinehart, Winston, 1969, p. 282. (27) D. LEWIS, King. A Critical Biography, op. cit., p. 289. (28) T. DAVIS, Weary Feet, Rested Souls, op. cit., p. 77-78.

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jusqu'au tribunal puis en priant pour son retablissement et sa conversion a de meil- leurs sentiments. Cette non-violence n'etait pas spontanee. Elle avait ete inculquee a bon nombre de manifestants au cours de seances de preparation et d'entrainement dans des eglises, des universites ou d'autres lieux. Beaucoup de militants sont aussi passes par un lieu devenu mythique, The Highlander Folk School, situee dans les montagnes du Tennessee, qui a forme des militants syndicaux et des droits civi- ques (29). La tradition de la non-violence, dont les origines sont religieuses et intel- lectuelles, a influence divers groupes. Une organisation noire, C.O.R.E. (Congress of Racial Equality), fondee en 1943, a ete pionniere dans l'action directe non vio- lente, et avec The Committee for Non-Violent Action, cree en 1957, a joue un role actif dans la diffusion de cette tactique.

Les marches pour les droits civiques dont nous avons parle jusqu'a present sont des marches locales, meme si certaines ont eu un retentissement national. Mais dans les annales et dans les manuels, une marche occupe une place a part, c'est la marche nationale sur Washington d'ao0t 1963 ou Martin Luther King fit son celebre dis- cours: , Je fais un reve... ,. Cette marche s'inscrit dans le sillage d'une marche qui n'eut pas lieu. En 1941, A. Philip Randolph, figure legendaire du mouvement syn- dical noir, menaca d'organiser une marche a Washington pour obliger le gouveme- ment federal a mettre fin a la discrimination contre les noirs dans l'industrie de guerre. Roosevelt prefera donner satisfaction a cette revendication plutot que de voir se fissurer le front domestique (30). Paradoxalement cette marche virtuelle est la mere des marches qui ont suivi. Son souvenir a incite A. Philip Randolph et Martin Luther King a recidiver en organisant la marche de 1963 et en dramatisant ainsi la campa- gne de de-segr6gation pour faire pression sur le gouvemement Kennedy.

11 faut replacer cette marche dans le contexte du mouvement. Elle fut envisagee a un moment ou les luttes menees depuis 1960 se heurtaient au refus d'une partie des membres du Congres de prendre les mesures qui, esperait-on, legitimeraient les revendications des noirs et inscriraient dans des textes de lois leurs droits civiques. En mai 1963, la marche des enfants avait ete sauvagement reprimee a Birmingham, et dans les mois qui suivirent le mecontentement des noirs s'etait amplifie et les manifestations multipliees. Ne risquait-on pas de voir se produire des debordements et des violences ? Ne valait-il pas mieux canaliser ce mecontentement dans une action non violente ? C'est un des arguments qu'utilisa Martin Luther King pour convaincre le president Kennedy qui n'etait pas favorable a la marche, ainsi que les leaders d'organisations noires, egalement reticents. La preparation de la marche s'avera fort delicate. Rivalites et tensions entre organisations etaient vives, la N.A.A.C.P. et l'Urban League craignant les orientations plus radicales de l'organisation etudiante S.N.C.C. A la demiere minute, John Lewis, leader respecte du mouvement etudiant S.N.C.C. faillit bien ne pas prononcer son discours, qu'il dut modifier, car il etait considere comme incendiaire par certains organisateurs.

Pourtant l'image de la marche de 1963 dans les manuels est celle de l'oecume-

(29) Id., p. 320-322 et 344-345. (30) Sur les revendications de A. Philip Randolph, M. MARABLE, Black American Politics. From the

Washington Marches to Jesse Jackson, Londres, Verso, 1985, p. 83-86.

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nisme et de l'harmonie raciale. La marche a rassemble environ 250 000 personnes, dont un quart de blancs. Dans la foule disciplinee et pacifique, figuraient nombre de stars de Hollywood. La marche se dirigea vers le Lincoln Memorial dont le perron servit de tribune. L'historien Scott Sandage a longuement analyse l'usage que les noirs ont fait de ce lieu symbolique pour recreer un consensus qui les engloberait. II a rappele les pelerinages organises en ce lieu par divers leaders noirs, en 1943 et 1957, pour reaffirmer leur americanite. Une tradition et un rituel ont ete etablis. Le Lincoln Memorial est devenu un haut lieu de la morale et de la reconciliation. S'y rassembler signifie adherer aux ideaux americains (31). Dans les annees qui suivirent la marche, les noirs ont peu a peu abandonne le Lincoln Memorial et cet abandon est revelateur: le mouvement est devenu plus militant, plus desireux de rompre avec les " liberaux , blancs, plus critique du personnage de Lincoln. L'histoire a ete ree- crite: Les noirs ont conquis, arrache leur liberte, ils ne l'ont pas revue de Lincoln. De plus, les symboles du nationalisme ont perdu de leur lustre: a Noel 1971, 87 membres de l'association Veterans Against the War tenterent d'occuper le Lin- coln Memorial et de le rendre inaccessible au public.

Malgre son aura de marche phare, la marche de 1963, qui avait suscite les critiques virulentes de Malcom X et celles plus moderees de Manning Marable, est apparue comme un contre-modele a beaucoup d'activistes des annees 1960, qui la consideraient comme une manifestation ( de prestige ,, n'impliquant pas vraiment les gens qui y participaient et ne faisant pas progresser la mobilisation de la base. Le choix de la ( bonne > marche continuerait a se poser aux opposants a la guerre du Vietnam.

Le mouvement d'opposition a la guerre du Vietnam

Dans le sillage du mouvement pour les droits civiques, la guerre du Vietnam provoqua d'innombrables marches, locales et nationales, dont la frequence et I'ampleur ont varie selon les circonstances et qui, globalement, ont mobilise des masses considerables de citoyens. A la difference du mouvement pour les droits civiques, dont les actions etaient, pour des raisons evidentes, concentrees dans le Sud, le mouvement d'opposition a la guerre du Vietnam s'est manifeste dans tout le pays, de la cote est a la cote ouest. Certaines villes, ou etaient implantees des uni- versites, ont ete particulierement actives, comme Berkeley, San Francisco, New York et Boston. Tout comme les militants pour les droits civiques, les opposants a la guerre ont fait preuve d'une tres grande invention.

Les formes d'action sont multiples et les marches de style divers. Marches loca- les et nationales se succedent et s'entrecroisent. Les marches locales sont mises sur

(31) S. SANDAGE, " A Marble House Divided: The Lincoln Memorial, the Civil Rights Movement and the Politics of Memory, 1939-1963 , Journal of American History, juin 1993, p. 135, 140, 154, 159-160.

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pied par des collectifs ou des groupes locaux. Elles rassemblent souvent une majorite d'etudiants puis s'elargissent a d'autres categories. Ii arrive que les marches a Was- hington soient le fait de groupes particuliers (religieux, femmes, groupes profession- nels) mais le plus souvent les marches nationales sont organisees par des ? coalitions ,, plus vastes - Moratorium, Student Mobilization, New Mobilization et autres ,, Mobes , -, qui se constituent et se defont au gre des circonstances et de l'actualite. L'unite est souvent fragile, car des rivalites opposent certains groupes et des desaccords sur les strategies et les objectifs ne cessent de surgir. Comme dans le mouvement pour les droits civiques des tensions existent entre moderes et radicaux, entre partisans de l'action non violente et de l'action violente, mais les adhesions politiques - au sens europeen du terme - de certains groupes sont beaucoup plus marquees et la nature politique des divergences plus evidente. La religion impregne beaucoup moins l'ensemble du mouvement, bien que des activistes religieux y jouent un rl6e impor- tant. Au fil du temps, comme dans le mouvement pour les droits civiques, le mou- vement se fragmente et se dechire: la strategie des moderes est mise en cause et apparaissent des groupes qui pr6nent et pratiquent l'action violente.

La frequence des marches varie selon les circonstances. Elles ont lieu parfois a des dates symboliques - Armed Forces Day, Patriots Day... - mais le plus souvent elles repondent a des evenements precis - arrestation des Bouddhistes au Vietnam du Sud, bombardements, invasion du Cambodge, du Laos, etc. Les manifestations sont programmees lors d'& offensives), de printemps et d'automne durant lesquelles le rythme des marches s'intensifie. L'I offensive " du printemps 1971 durera 18 jours et des marches particulierement spectaculaires se succederont quotidiennement. Les marcheurs sont, au debut surtout, des etudiants blancs, des classes moyennes, mais avec le temps le mouvement d'opposition mobilise des gens de tous ages et de toutes categories.

Fin 1964 des groupes opposes a la guerre debattent de l'opportunite de pro- grammer une marche nationale au printemps 1965 a Washington. Beaucoup de jeunes militants consideraient que les marches du type de celle de 1963 detournaient les gens de formes locales d'activisme plus utiles (32). Malgre ces critiques, il fut decide de prevoir une marche nationale au printemps dont l'appel n'exclurait per- sonne, c'est-a-dire pas les communistes. Elle se deroula a Washington le 17 avril 1965. 20 000 personnes se rassemblerent devant le monument de Washington. La foule etait composee en majorite, mais pas exclusivement, d'etudiants. Des membres du P.C. marchaient sous leur propre banderole pour la premiere fois depuis l'epoque du McCarthysme. Le defilf se deroula sur le Mall jusqu'au Capitole. L'objectif etait de porter au Congres une petition demandant la fin de la guerre. Mais il fut impossible d'y parvenir. D'ou le sentiment de beaucoup d'activistes que les manifestations auto- risees ne servaient a rien et qu'il faudrait plutot avoir recours a la desobeissance civile.

Certains groupes, cependant, pensaient qu'il etait bon tactiquement de mani- fester a Washington: Le 12 mai 1965, apres un service religieux, 800 contestataires du Comite Inter-Religieux sur le Vietnam firent une marche silencieuse d'une eglise

(32) T. WELLS, The War Within. America's Battle Over Vietnam, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 14.

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de Washington au Pentagone: disciplines, en rang, ils resterent devant trois des entrees du Pentagone, silencieux pendant six heures. Le 27 novembre 1965, tou- jours dans la capitale, a l'appel de S.A.N.E., 30 000 personnes defilerent contre la guerre. En janvier 1967, une manifestation de religieux eut lieu a Washington: ils firent une marche silencieuse devant la Maison Blanche et une veille pour la paix. Le mois suivant 2 500 femmes blanches d'allure respectable mobilisees par Women Strike for Peace)) , prirent d'assaut le Pentagone. Elles portaient des pancartes ou l'on pouvait lire: ((Les meres disent: "arretez la guerre du Vietnam" , " Laissez tomber Dean Rusk et McNamara, Pas la bombe ,. Le 15 janvier 1968 la mme organisation mobilisa 5 000 femmes, baptisees pour l'occasion ( Brigade Jeannette Rankin ,, du nom de la premiere femme elue au Congres, qui defilerent aux abords du Capitole.

Paralllelment de grandes marches locales ont lieu a partir de l'automne 1965, a New York et dans d'autres villes. Ces marches s'efforcent de creer l'evenement: en octobre 1965, lors d'une manifestation a New York, un jeune pacifiste brule sa carte d'immatriculation militaire. En 1966, elles se succedent toujours plus nombreu- ses: en avril ont lieu des manifestations de solidarite avec les Bouddhistes du Vietnam du Sud. Pres de 5 000 manifestants encerclerent Times Square a New York. Les etablissements militaires (par exemple, les centres de recrutement) ne sont pas les seules cibles des manifestants, le deviennent aussi les firmes qui produisent des armes et des produits chimiques utilises au Vietnam. En mai 1966 une marche est organisee en direction d'une usine produisant du napalm a Redwood City, en Californie. Apres un flechissement a la fin de 1966, la mobilisation se renforce en 1967 : le 15 avril une foule immense - 300 000 personnes, y compris des centaines d'anciens com- battants du Vietnam - font une marche a New York, qui part de Central Park pour aller aux Nations Unies avec, en tete, des personnalites parmi lesquelles Martin Luther King, Harry Belafonte, le DrSpock, celebre pediatre, et Stokely Carmichael du S.N.C.C. Des pancartes proclament, ((Aucun vietnamien ne m'a jamais traite de bougnoule et 170 jeunes gens brulent leur carte d'immatriculation militaire. Cepen- dant qu'a San Francisco 6 000 personnes defilent et des manifestations egalement importantes ont lieu dans de nombreuses autres villes. Une contre-marche organisee par l'association ((Veterans of Foreign Wars a Brooklyn le 29 avril ne mobilise pas grand monde, mais le defile pour le soutien des boys au Vietnam du 13 mai rem- portera un succes reel (20 000 personnes).

Precede de nombreuses manifestations, en particulier sur la cote ouest, l'eve- nement majeur de l'automne se passe a Washington. Le 21 octobre la marche du Pentagone, organisee par le National Mobilization Committee, commence par un rassemblement de 100 000 personnes au Lincoln Memorial, puis se dirige vers le Pentagone. Cet evenement, remarquablement decrit par Norman Mailer dans son celebre reportage Les Armees de la nuit, rassembla toutes les tribus) d'opposants a la guerre: se cotoyaient etudiants plus ou moins politises, hippies, intellectuels connus ou non, manifestants respectueux de la legalite et adeptes de la desobeissance civile, partisans de l'action non violente et violente. La marche se voulait a la fois manifestation legale et confrontation non violente, afin de dramatiser la situation

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d'une facon telle qu'elle mobiliserait l'attention de toute la nation. Ce qu'en un sens elle reussit a faire sans pour autant parvenir a ebranler serieusement les politiques.

L'annee 1968, marquee par de nombreuses marches et manifestations, se ter- mina par l'election de Nixon, en novembre, qui porta un grave coup au moral des opposants et contribua a precipiter une fraction du mouvement etudiant dans l'action clandestine et violente. L'agitation reprit et deux millions de citoyens participerent au Moratoire du 14 octobre 1969. Les manifestations nationales prirent un ton nou- veau et pour cible le president lui-meme. Une marche funebre, a la lueur de bougies, partie du Monument de Washington, se dirigea vers la Maison Blanche. En moins d'une heure les manifestants encerclerent la residence du president, cependant qu'un roulement de tambour resonnait pour les morts de la guerre. A cette manifestation succeda la Marche contre la Mort du 13 novembre 1969 qui fut la plus spectaculaire. Elle commen;a au crepuscule du cote du pont d'Arlington. Toutes les heures, 1 200 marcheurs traversaient le pont, en file indienne, et se dirigeaient vers la Mai- son Blanche. Chacun d'entre eux portait une pancarte autour du cou sur laquelle figurait le nom d'un soldat mort au Vietnam ou d'un village detruit. En tete de la marche, des tambours battaient lentement la charge. Pendant 40 heures, sous la pluie, la grele ou le soleil le defile de la mort se poursuivit. 45 000 personnes y participerent. Devant la Maison Blanche les manifestants s'arretaient pour dire ou crier le nom d'un mort. Quand ils passerent devant les batiments du gouvemement, en route vers le Capitole, ils deposerent leurs pancartes portant le nom des morts dans 12 cercueils ouverts alignes sur les marches du Congres. Chaque fois retentissait un roulement de tambour. Deux jours plus tard, le 15 novembre, la foule des mani- festants, essentiellement des jeunes blancs des classes moyennes, parmi lesquels on voyait des soldats en uniforme, defila le long de Pennsylvania Avenue en s'inspirant de la symbolique de la manifestation precedente. La foule qui avanCait lentement chantait " Donnez une chance a la paix ,. Des pancartes disaient: ( Hitler aussi avait une majorite silencieuse ,. En avril 1970, a l'appel de toutes les organisations regrou- pees dans le Student Mobilization Committee des manifestations eurent lieu a San Francisco, Berkeley, New York, Boston. Elles se renouvelerent a la fin du mois apres l'invasion du Cambodge. Le 9 mai, une manifestation devant la Maison Blanche rassembla 100 000 manifestants.

Dans les annees 1970 on voit apparaitre dans les manifestations des anciens combattants, toujours plus nombreux, membres de l'organisation Veterans against the War (33). En septembre 1970 ils participerent a une marche d'un genre tres particulier lors de 1' operation R.A.W. , (Rapid American Withdrawal: retrait ame- ricain rapide) en simulant une mission ( Search and Destroy ,. Pendant quatre jours entre Morristown dans le New Jersey et Valley Forge, en Pennsylvannie, lieu mythi- que de la Guerre d'Independance, ils montrerent a leurs compatriotes ce qu'etait la guerre menee au Vietnam. Cent cinquante anciens combattants simulerent des atta-

(33) M. GIBAULT, Les Anciens combattants du Vietnam et l'opinion publique: "I'effet boomerang" du retour ,, in J.-R. ROUGE (dir.), L'Opinion americaine devant la guerre du Vietnam, Frontieres, janvier 1992, p. 69-86.

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ques, des destructions, des arrestations, des brutalites dans les regions rurales et les petites villes qu'ils traversaient.

L'invasion du Laos en fevrier 1971 allait creer une agitation considerable pen- dant dix-huit jours lors de Il'offensive,, du printemps. Les Veterans Against the War deciderent de faire une marche a Washington le 19 avril, jour des Patriotes en Nou- velle-Angleterre. Un millier d'anciens combattants se rendirent au cimetiere d'Arling- ton, certains en chaise roulante, d'autres avec des bequilles. Des meres dont les fils avaient ete decores etaient en tete de la marche. Le lendemain, 21 avril, un contin- gent d'anciens combattants marcha en direction du Pentagone. Leur objectif: se livrer comme criminels de guerre. Les autorites refuserent de les recevoir et certains d'entre eux firent de nouveau un spectacle de theatre de guerilla devant le ministere de la Justice. Ils camperent sur le Mall et le lendemain un groupe alla s'asseoir a la Cour Supreme, mais on les mit dehors et ils sortirent les mains derriere la tete comme des prisonniers de guerre. Furieux de la facon dont les avaient traites le Congres et le gouvernement Nixon, le jour suivant 23 avril, en presence des parents de certains d'entre eux, ils marcherent vers le Capitole et jeterent leurs medailles par-dessus la cloture qui avait ete erigee pour empecher les manifestants d'avoir acces au Congres.

Le 24 avril etait le jour de la grande manifestation prevue par les organisations. Les manifestants arriverent en masse - 25 000. En tete se trouvaient plusieurs cen- taines de soldats et d'anciens combattants, dont de nombreux mutiles. Avant de se mettre en mouvement ils pousserent de terribles cris de guerre et des sifflets. L'offen- sive de printemps se poursuivit par une priere de masse des Quakers devant la Maison Blanche, des rassemblements et des manifestations diverses. Le 30 avril plus de 2 000 manifestants encerclerent le ministere de la Justice bloquant toutes les entrees. Le 3 mai apres diverses manifestations, en fin de joumee une marche conduite par le Dr Spock se dirigea du monument de Washington vers le Pentagone et fut suivie d'arrestations de masse. Le lendemain, apres de nouvelles marches vers le ministere de la Justice et le Capitole les autorites instaurerent le couvre-feu.

Lors de I'offensive , d'automne de 1971 Washington fut a nouveau le theatre de manifestations. Parmi les demieres signalons la chaine autour du Capitole formee par 2 500 femmes et enfants, a l'initiative de la chanteuse Joan Baez, le 22 juin 1972 et lors de l'inauguration du president Nixon en janvier 1973 la marche de 2 500 anciens combattants opposes a la guerre du cimetiere d'Arlington au Lincoln Memorial.

Le mouvement des ouvriers agricoles

Le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d'opposition a la guerre du Vietnam occupent le devant de la scene politique dans les annees 1960, mais, on le sait, ce qu'on a appel'e ( le Mouvement est un ensemble, une constellation de

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mouvements de contestation parmi lesquels figurent aussi les femmes (34), les Indiens, et des travailleurs, notamment les journaliers agricoles. La lutte menee par les ouvriers agricoles mexicains et mexicains-americains contre les grandes entrepri- ses, familiales ou corporate, de l'agribusiness en Californie et contre le syndicat corrompu et violent des camionneurs, qui avait signe des accords contestables avec ces entreprises, a souvent pris l'allure d'une croisade pour la justice et a suscite un vaste mouvement de soutien a l'echelle nationale. Ses objectifs etaient la reconnais- sance du syndicat des United Farm Workers fonde par Cesar Chavez et l'obtention de meilleures conditions de travail et de salaire. D'origine mexicaine, cet Americain profondement catholique, adepte de la non-violence, s'est inspire du mouvement pour les droits civiques. II a mene des greves et des boycotts, entre autres, contre les producteurs de vin puis de raisins de table dans les vallees de San Joaquin et de Coachella. La lutte a dure cinq ans et a un moment ou la situation lui a semble demander une action d'eclat, Chavez a decide de faire une marche de plus de 500 kilometres depuis Delano, lieu de la greve, jusqu'a Sacramento, capitale de IEtat. Selon le magazine Life, cette marche aurait eu pour modele la marche de Selma a Montgomery (35).

La marche de Delano a Sacramento avait pour objectif non seulement de s'adresser au gouvemeur mais de rendre la greve visible, de mobiliser les Chicanos dans toute la region et de faire ceder les grandes compagnies. La marche s'est derou- lee en file indienne en chantant (36). Chaque jour un rassemblement avait lieu avec des ouvriers agricoles des environs et tous les matins une messe etait celebree. La marche a commence avec 75 participants dont certains portaient la banniere de la Vierge de Guadaloupe, d'autres le drapeau du syndicat et les drapeaux mexicain, philippin et americain. Les grevistes portaient des brassards rouges. A leur arrivee a Sacramento le dimanche de Paques, une foule de 8 000 personnes les avaient rejoints. La veille de leur arrivee une des grandes compagnies avait accepte de nego- cier, mais la victoire ne fut acquise qu'en 1970. Le 22 fevrier 1975, les United Farm Workers firent une marche de pres de 200 kilometres de San Francisco a Modesto, quartier general des producteurs de vin Gallo. D'autres travailleurs, en provenance du nord, du sud et de l'ouest de la Californie convergerent vers Modesto. Une semaine plus tard la marche passa devant le quartier general des producteurs de vin qui etaient l'objet d'un boycott et elle se termina dans un grand rassemblement d'environ 15 000 personnes, selon les estimations de la police.

Cesar Chavez, qui n'est pas un intellectuel au sens traditionnel du terme, est celui qui a le mieux theorise' la signification des marches, le pourquoi de leur utilisation comme arme de lutte. C'est sur la route de Sacramento a Delano qu'il dit avoir decouvert le pouvoir de la marche ,. Selon Chavez, une marche est ( une

(34) Nous avons vu que des femmes ont participe, en tant que femmes, a des marches contre la guerre, mais les feministes n'ont pas fait des marches un instrument privilegie de leur action.

(35) ( Cesar Chavez, The Shy Mobilizer of American Farm Workers ), Life, 29 avril 1966, p. 96. (36) C. CHAVEZ, ( Non Violence Still Works ,, Look, er avril 1969, p. 57. Voir egalement C. DANIEL,

( Cesar Chavez and the Unionization of California Farm Workers ,, in D. CORNFORD (ed.), Working Peo- ple of California, Berkeley, University of California Press, 1995.

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arme puissante, un outil d'organisation puissant, elle exerce une influence puissante sur ceux qui y participent ,) (37). Pourquoi ? Une marche, explique-t-il, est une action limitee dans l'espace et dans le temps, qui a une grande visibilite. D'un point de vue psychologique elle a quelque chose de rassurant dans la mesure ou elle se fixe un objectif atteignable et ou ( quand vous vous deplacez - vous progressez a chaque pas ". Dans son mouvement la marche a un effet calmant, qui vous aide a penser et vous donne du courage. Les marcheurs se sentent des acteurs qui s'impliquent dans la marche. Selon Chavez, ( il y a le sens d'un sacrifice personnel ). La marche produit ( son propre rythme, son esprit particulier, sa propre histoire ,. Elle est vecue comme une accumulation d'experiences qui a un certain effet sur les marcheurs d'un jour a l'autre. Par ailleurs, la marche est un outil de propagande efficace: tous les soirs les marcheurs en route vers Sacramento s'arretaient dans un village et organisaient ras- semblements et discussions. Leur arrivee etait l'occasion d'une fete et la collecte d'argent signifiait l'implication de tous dans le soutien aux marcheurs. Chavez est egalement conscient d'une des raisons de la popularite des marches aupres des ouvriers agricoles: o Parmi les Mexicains une marche a un attrait particulier. Cela leur plait. Tout juste comme un pelerinage,, (38).

La Million Man March des annees 1990

Les marches mentionnees jusqu'a present avaient des objectifs precis, concrets. Au nom des ideaux democratiques de la societe americaine elles demandaient l'ega- lite pour les groupes opprimes, l'abolition de la segregation, la fin d'une guerre jugee injuste et inefficace, etc. Dans les annees 1990, une marche va rompre avec ce modele : c'est la Million Man March (la marche du million d'hommes) qui s'est derou- lee a Washington le 16 octobre 1995 a l'initiative du dirigeant controverse des Musul- mans Noirs, Louis Farrakhan. Cette marche n'a pas ete occasionnee par un evene- ment precis, elle ne demande rien au gouvernement, mais elle ne peut se comprendre sans tenir compte du contexte. Sur le plan politique, le reaganisme des annees 1980 a ete prolonge par la presidence Bush, et la degradation de la condition de la majorite des noirs d'un point de vue economique et des droits s'est accentuee. L'election du Democrate Clinton en 1992, desireux de se dissocier de la politique du New Deal et de l'interventionnisme federal dans les affaires sociales, n'a pas change la donne et le ( ras de maree ,r republicain aux elections legislatives de 1994, accompagne du ( Contrat avec l'Amerique e de Newt Gingrich, etait une source d'inquietude legitime dans la population noire. N'oublions pas non plus deux affaires du debut des annees 1990: I'acquittement des policiers qui avaient violemment frappe l'automobiliste noir Rodney King et les emeutes de Los Angeles qui s'en suivirent en 1992. Par ailleurs, le proces du sportif noir, O.J. Simpson, avait montre au grand jour la pro-

(37) J. LEW, Cesar Chavez. Autobiography of La Causa, New York, W.W. Norton, 1975, p. 210. (38) Ibid., p. 141.

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fondeur des divisions entre noirs et blancs. Le climat intellectuel de cette decennie etait globalement marque par le backlash (reaction) sur la question de 1'aide aux noirs, comme en temoignent la mise en cause de l'affirmative action (traitement prefrentiel des minorites) et sa justification par le livre de Charles Murray et Richard Hermstein, The Bell Curve, qui pretend " demontrer scientifiquement , l'inferiorite genetique des noirs.

Louis Farrakhan a su saisir le sentiment de rage et d'alienation qui s'etait empare de la population noire et surtout des jeunes (39). L'appel a la marche s'adressait aux hommes noirs, a l'exclusion des femmes noires et des blancs en general. Ce qui provoqua des accusations de racisme et de machisme de la part de nombreux criti- ques - Angela Davis parmi d'autres -, la marche dans son ensemble divisant pro- fondement les intellectuels noirs (40).

Les manifestants commencerent a arriver en masse la veille. Au lever du soleil on entendit des tambours africains et un service oecumenique ouvrit la joumee. A 10 heures une foule attentive et disciplinee occupait deja les deux tiers de la distance entre le Capitole et le Monument de Washington. Beaucoup de manifestants por- taient de grands portraits de Malcolm X, Martin Luther King et d'autres heros noirs. On estimait la foule a 400 000 personnes, parmi lesquelles quelques femmes noires et une poignee de blancs. Cette foule etait tranquille, bon enfant, detendue, selon les reportages des joumalistes. Les hommes du service d'ordre de la Nation de l'Islam, tres visibles en raison de leur uniforme, maintenaient l'ordre avec calme (41). Beau- coup de temoins disent avoir ete frappes par l'atmosphere de camaraderie et de gaiete qui prevalait. A la fin de la journee des manifestants se donnerent la main et firent le serment solennel de prendre soin les uns des autres, d'assumer leurs res- ponsabilites, de devenir une force politique et d'eradiquer criminalite et drogue de leurs communautes. La marche se termina par une benediction tout a fait dans le style des revivals religieux traditionnels (42).

De l'avis de nombreux observateurs, toutes les classes, toutes les categories professionnelles, tous les ages etaient representes dans la marche. Mais la majorite des presents appartenait a la classe moyenne, avait un certain niveau d'instruction et de revenus. Selon un sondage du Washington Post, plus de 52 % etaient protes- tants, 5 % seulement membres de la Nation de l'Islam. Toujours selon le Washington Post, ils etaient la pour " prouver l'unite des noirs ,, pour " montrer leur soutien aux hommes noirs qui assumeraient plus de responsabilite envers leurs families et leurs communautes , pour ( montrer leur soutien a la famille noire ,. 87 % declaraient

(39) Pour une version " soft,, de la pensee du leader noir, voir L. FARRAKHAN, A Torchlight for Ame- rica, Chicago, F.N.C. Publishing Co, 1993.

(40) S. MUWAKILL, " Face The Nation ", In These Times, 30 octobre 1995, p. 16. (41) Cf. les articles du New York Times des 17, 18 et 22 octobre 1995. (42) D. PINCKNEY, " Slouching Toward Washington ,, The New York Review of Books, 21 decembre

1995, p. 73.

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avoir une impression favorable de Louis Farrakhan (43). Quatre manifestants sur cinq etaient inscrits sur les listes electorales (44).

Farrakhan s'adressa a la foule vers 4 heures de l'apres-midi, apres beaucoup d'autres orateurs: la patience des manifestants etait a bout et beaucoup commen- caient a partir. Son discours fleuve - 2 h 30 -, qui debuta par une invocation a Allah, etait truffe de references bibliques et autres. I1 se lanka dans un grand developpement sur la numerologie - expose esoterique sur la hauteur des monuments, le chiffre sacre 19, etc. - que bien peu de presents devaient suivre, puis il fit un rappel de l'histoire de la suprematie blanche et de ses ravages et en vint aux themes de la marche, repentir, reconciliation, responsabilite et redemption. Autant le debut du discours pouvait paraitre extravagant autant son message central etait traditionnel.

La marche etait placee sous le signe de l'expiation (atonement). Dans un dis- cours a l'Universite Howard Farrakhan avait declare que l'objectif de la marche etait de ( revitaliser spirituellement les hommes noirs" (45). La marche devait renforcer le sens de la responsabilite individuelle et familiale, affirmer la primaute de la famille patriarcale, mettre fin aux divisions meurtrieres parmi les noirs et soutenir financie- rement les institutions noires, tout particulierement commerces et entreprises. La marche adressait un message au Congres, domine par les Republicains, hostiles a tous les besoins economiques et sociaux des Africains-Americains. L'appel a la fierte raciale, a l'unite, se doublait d'une volonte de vaincre l'hostilite suscitee par les noirs, et de changer le regard des blancs sur eux. Pour reconstruire le mouvement de liberation ,, un ((renouveau spirituel , est necessaire mais il faut aussi ( s'aider soi- meme ,: c'est le retour au self-help de Booker T. Washington. Farakkhan ne pr6ne rien d'autre que les ideaux traditionnels des classes moyennes blanches: travail, famille, discipline, respect de Dieu et des lois. Tout comme la droite Republi- caine (46).

Le fait que la marche n'avait pas un objectif precis, tel que l'adoption d'une legislation repondant a des problemes sociaux et economiques, lui a valu des critiques de la part d'intellectuels noirs dont certains ont souligne les contradictions de la position de Farrakhan. D'un cote, il nie ou rejette son identite en tant qu'Americain et s'affirme noir avant tout. 11 prone l'autonomie des noirs et le separatisme. De l'autre, il choisit de faire manifester un million de noirs dans la capitale, dans le lieu symbolique de la democratie americaine. Rappelons que dans leur presentation de

(43) Sondage cite dans M. GARDELL, In the Name of Elijah Muhammad. Louis Farrakhan and the Nation of Islam, Durham, Duke University Press, 1996, p. 343-344. Sur le rapport de Louis Farrakhan a la bourgeoisie noire, cf. P.M. RICHARDS, " Farrakhan's Middle Class Revival Comes to Howard ,,, Dissent, printemps 1996, p. 79-84.

(44) V. JORDAN, ? Black America: Looking Inward or Outward ? ?, Society, mars-avril 1996, p. 26. (45) Cite dans The Christian Century, 18 octobre 1995, p. 951; voir egalement la presentation de

la marche par ses organisateurs: H.R. MADHUBUTI et M. KARANGA (eds.), Million Man March: Day of Absence: A Commemorative Anthology, Chicago, Third World Press, 1996.

(46) H.L. GATES, ( The Charmer,,, The NewYorker, 29 avril 1996, p. 128. Sur les liens de la Nation de 1'Islam et de l'extreme droite, cf. M. MARABLE, Black Leadership. Four Great American Leaders and the Struggle for Civil Rights, New York, Penguin Books, 1999, p. 172-174 et R. SINGH, The Farrakhan Phenomenon. Race, Reaction and the Paranoid Style in Politics, Washington D.C., Georgetown Uni- versity Press, 1997, p. 168-169.

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l'evenement, les organisateurs affirmaient que la marche etait une proclamation sur I'espace que nous occupons en Amerique ".

A plusieurs egards la Million Man March est revelatrice du climat des annees 1990. Des observateurs n'ont pas manque d'etablir un parallele entre cette marche et celle des Promise Keepers qui, eux, sont blancs et chretiens. Dans l'un et l'autre cas il s'agit de recouvrer le respect et l'autorite des maris et des peres, par l'enga- gement d'assumer ses responsabilites. 11 s'agit aussi de creer un sentiment de frater- nite entre tous ces hommes, reunis par Farrakhan sur le Mall de Washington, et par les Promise Keepers dans des stades. On peut penser que cette promesse d'une virilite vertueuse est liee a la remise en cause des rapports entre les sexes et du r6le traditionnel de l'homme dans la famille (47).

En ce qui concerne les noirs, la philosophie de la marche n'est pas sans rappeler la vision moralisante qui s'est repandue dans les annees 1980-1990, a savoir que la pauvrete des noirs est causee par leur mauvaise conduite. Cette facon de voir les choses renvoie a l'ideologie de l'underclass selon laquelle c'est la victime des inega- lites qui est coupable, et elle permet d'evacuer la necessite de politiques sociales pour y remedier. D'habitude ce sont des blancs qui tiennent ce langage, mais ici c'est un leader noir. Comme beaucoup d'organisations noires qui l'ont precedee, la Nation de l'Islam est modelee sur les Eglises qui ont eu historiquement ( une fonction poli- tique de substitution ) (48): c'est une organisation fondee sur une hierarchie rigide, patriarcale, qui pratique des rassemblements de masse sur la base d'un rapport incon- ditionnel a un leader charismatique (49). Farrakhan est un leader qui a ses adeptes mais qui, la marche le prouve, sait egalement attirer des gens qui n'adherent ni a ses croyances ni a ses methodes. Ce demagogue habile est un provocateur, qui vit par la polemique. Obsede du complot (juif de preference), cet antisemite est un pourfen- deur de l'homosexualite et un opposant farouche a l'avortement. Son role est de faire peur aux o liberaux ) blancs avec ses diatribes incendiaires. Sa diabolisation par les liberaux blancs assure en partie son succes, mais il sait exprimer la rage qu'eprou- vent beaucoup de noirs, surtout les jeunes (voir le soutien que lui accordent plusieurs groupes de rap) (50). L'intellectuel noir Henry Louis Gates le voit comme (( un homme aux idees fixes malsaines , , mais il ajoute ( la fixation reciproque dont Farrakhan est l'objet dans la politique dite majoritaire est un signe de l'appauvrissement de notre culture politique , (51). La marche est egalement revelatrice du climat des annees 1990 dans la mesure ou elle invite les victimes du systeme social a s'autoflageller, car comme le remarque Adolph Reed ( c'est le premier mouvement de protestation dans l'histoire dans lequel les gens se rassemblent pour protester contre eux- memes , (52). Le fait que la marche remette au gout du jour le o rearmement moral )

(47) Cf. S. FALUDI, Stiffed. The Betrayal of the American Men, New York, William Morrow, 1999, p. 226-227; V. JORDAN, , Black America... , art. cit., p. 25.

(48) G. KEPEL, A l'Ombre d'Allah, Paris, Le Seuil, 1994, p. 34. (49) M. MARABLE, Black Leadership..., op. cit., p. XIV. (50) R. SINGH, The Farrakhan Phenomenon..., op. cit., p. 73; D. BELL, Faces at the Bottom of the

Well. The Permanence of Racism, New York, Basic Books, 1992, p. 124. (51) H.L. GATES, ( The charmer,,, art. cit., p. 131. (52) A. REED, (( Black Politics Gone Haywire ,. The Progressive, d6cembre 1995, p. 20.

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et le bootstrapism (la reussite par ses efforts personnels), et non une lutte pour les droits et la justice sociale, en dit long sur le pessimisme des noirs quant aux espoirs de changer le statu quo. Cette marche du repli sur soi est, dans une certaine mesure, le produit du backlash (reaction) politique qui laisse peu d'alternatives aux noirs. 11 apparait peut-etre plus facile de changer le regard des blancs sur les noirs en leur presentant le spectacle d'une foule noire digne et disciplinee que d'obtenir l'egalite.

Finalement, le paradoxe c'est qu'un marginal aux idees bizarres et controver- sees ait reussi a faire descendre dans les rues de la capitale plus de gens qu'aucun leader a aucune epoque. II ne demandait rien aux politiques et n'a rien obtenu. La Million Man March n'a pas permis a Farrakhan de sortir de la marginalite, de conque- rir une place dans le leadership noir majoritaire ni de s'integrer au debat politique americain. Au lendemain de la marche le Congres votait la reduction du budget de Medicaid, augmentait les imp6ts et diminuait les credits alloues aux enfants des meres seules. La marche n'a pas reussi a construire l'unite des noirs que promettait Far- rakhan ni a conquerir cet espace dans la vie publique que nombre d'entre eux avaient espere. La marche a rendu visible l'absence de leadership noir et d'une force capable de surmonter la fragmentation et la crise du mouvement noir qui ont suivi la fin du mouvement pour les droits civiques (53). La majorite silencieuse noire n'est pas sortie de son silence tandis que les dirigeants blancs se montraient incapables de prendre des mesures significatives en faveur des pauvres.

Signification politique des marches

Nous nous demandions, au debut de cet article, pourquoi les marches sont si frequemment utilisees comme forme de protestation aux Etats-Unis et ce que cela revele d'une problematique particuliere au champ politique americain.

On serait tente de penser que la popularite des marches comme forme de protestation n'est pas sans lien avec un rapport a l'espace qui serait specifique aux Etats-Unis. Cela est sOrement vrai pour les marches des Indiens, dont nous n'avons pas parle. Depuis la fin des annees 1960, periode ou s'est forme l'American Indian Movement (1968) les Indiens ont fait plusieurs marches a travers le continent, evo- quant la deportation des tribus a differentes epoques. Citons la marche de 1972 intitulee Trail of the Broken Treaties (Piste des Traites Violes) organisee lors d'une reunion a Seattle a la fin septembre, afin de protester contre les nombreuses viola- tions de traites signes (54). Des groupes partirent de divers endroits et la marche parvint a Washington ou, a la veille des elections opposant Nixon a George McGo- vern, elle se termina par l'occupation du Bureau des Affaires Indiennes. Le gouver- nement dut faire des concessions et remettre en question la gestion controversee du Bureau. L'annee suivante c'est l'occupation de Wounded Knee qui fit la une des

(53) H.L. GATES, ((The Charmer,, art. cit., p. 128-129. (54) Sur la question des traites voir N. DELANOE, L'Entaille rouge, Paris, Albin Michel, 1996.

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joumaux (55). En 1976, a l'occasion des ceremonies du bi-centenaire de la Revolu- tion americaine, les Indiens organiserent une course-relais a travers tout le pays, " avec arrivee triomphale a Washington pour feter dignement cet anniversaire funeste pour les Indiens , (56). The Long Walk for Survival (la longue marche pour la survie), c'est le nom donne a cette traversee du continent qui, durant 9 mois, permit aux Indiens de toutes les tribus de se parler, de comparer leur situation et de participer ensemble a diverses ceremonies. Puis du 11 fevrier au 16 juillet 1978, eut lieu La Plus Longue Marche, faite par des militants indiens de Califomie en direction de Washington. 11 s'agissait d'informer les populations sur la nouvelle legislation mais aussi d'acquerir visibilite et reconnaissance. " Nous marchons vers Washington parce que nous voulons que nos traites soient honores ", declaraient ces militants.

Nous marchons avec la pipe sacree. Nous marchons pour reconstruire, non pour detruire. Nous marchons pour etre entendus (57).

Ces marches, quelques exemples parmi d'autres, sont toutes symboliques. Elles rappellent, bien evidemment, la presence des Indiens sur ces terres qui leur ont ete arrachees, les marches forcees des tribus deportees, elles permettent aussi de rendre visible leur condition d'exclus et de dramatiser la revendication de leurs droits.

II est plus difficile d'interpreter les marches dont nous avons parle a travers le rapport a l'espace. Nous avons vu la grande diversite des espaces investis par les marches: espaces nationaux - Washington -, espaces locaux - le Sud -, espaces geographiques et sociaux - lieux publics - mais aussi espaces imaginaires - lieux symboliques renvoyant a une communaute ou une histoire mythique. Ces marches qui se sont combinees avec d'autres modes d'investissement de l'espace - rassem- blements, sit-ins, occupations - visent a transgresser et remettre en cause des fron- tieres qui delimitent des espaces alloues aux noirs - occupation d'espaces segreges -, aux civils - occupation d'espaces militaires - ou autres. Mais c'est plutot a l'espace politique dans lequel se deroulent ces marches qu'il faudrait s'interesser et a la nature du politique qui choisit de s'exprimer a travers elles pour en examiner toutes les dimensions.

Les marches dont il est question sont des marches de protestation. Les mar- cheurs contestent tel ou tel aspect de la societe americaine, de sa politique interieure ou etrangere. Ils demandent plus de justice sociale, plus de democratie, la fin de la segregation de la discrimination raciale, de la guerre du Vietnam, un changement dans les priorites, etc. Sans doute n'ont-ils pas toutes les memes opinions mais ils partagent des options communes quant au choix des formes de protestation.

Certes, a travers tous les exemples cites on voit l'importance du caractere spec- taculaire des marches. Celles-ci servent a dramatiser des evenements, de faCon a

(55) J. ROSTKOWSK, Le Renouveau indien aux Etats-Unis, Paris, L'Harmattan, 1986, p. 158-160. (56) Article de J.-F. ROUGE, Liberation, 27 decembre 1985, cite dans P. JACQUIN, La Terre des Peaux-

Rouges, Paris, Gallimard, 1987, p. 176-177. (57) Cite dans E. MARIENSTRAS, La Resistance indienne aux Etats-Unis du xvr au xxe siecle, Paris,

Gallimard-Julliard, 1980, p. 193.

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LES MARCHES DE PROTESTATION AUX ETATS-UNIS (XIXe-XXe SIECLES)

retenir l'attention des citoyens qui, pour toutes sortes de raisons, ne seraient pas, autrement, sollicites par la politique. D'ou le soin apporte a la mise en scene de ces marches: il faut une dramaturgie efficace dans une societe dont les citoyens passent une grande partie de leur vie comme spectateurs envoutes devant leur poste de television. D'ou la frequence des marches symboliques et mediatiques. Mais cela n'explique pas tout.

Si l'on excepte les annees 1930 ou beaucoup de marches de chomeurs, celles du ler mai et contre la discrimination raciale sont encadrees par le parti communiste, les marches ne repondent pas au mot d'ordre d'un parti politique mais a un sentiment partage d'indignation morale. On peut penser que le sentiment commun a un grand nombre de marcheurs c'est la mefiance a l'egard des partis, le refus des (voies ordi- naires de I'action electorale ou partisane ,, le choix de s s'exprimer par des gestes symboliques destines a emouvoir les consciences (58). Sans nier que les marcheurs puissent avoir des motivations politiques il n'en reste pas moins que leur contestation a une dimension morale et souvent religieuse specifiquement americaine, qui se tra- duit dans le choix des formes de protestation. Ceci est particulierement vrai pour les noirs et pour tous ceux que l'on designe sous le terme de " radicaux , - qui veulent changer l'ordre social -, plus ou moins moderes ou plus ou moins intransigeants. Pour reprendre ce que dit Marie-Christine Granjon, le radicalisme americain est ( un defi lance aux autorites par des individus moralement indignes qui en appellent au sens ethique de leurs adversaires ,. 11 renvoie a une vision idealiste et individualiste du monde. Hostile envers toute forme d'organisation centralisee, il a une o predilec- tion pour des actions directes edifiantes et le plus souvent non-violentes >. Ii est moral et existentiel, valorise l'engagement personnel et se mefie des ideologies. L'objectif de son action c'est la ( conquete des esprits par I'action exemplaire,, (59). Le radi- calisme americain a des origines religieuses - sectes dissidentes: Quakers et autres -, intellectuelles - individualisme anarchisant et appel a la desobeissance civile de Tho- reau -, autochtones et etrangeres - influence de Gandhi sur M.L. King et d'autres. L'idee de l'exemplarite des actions que l'on mene est tres importante pour les adeptes de la non-violence et de la desobeissance civile. Ainsi on a vu que les leaders des mouvements de contestation jugeaient necessaire de s'impliquer dans des actions qui mettaient leur liberte ou meme leur vie en danger. Cette prise de risque, cette volonte d'affronter la repression sans recourir a la violence renvoient a une conception morale, a la croyance au primat de la conscience sur l'autorite instituee, a 1'( espe- rance d'un changement de societe par la vertu de l'exemple sans violence ni recours au bulletin de vote (60). Mais la non-violence n'est pas qu'une philosophie reli- gieuse, c'est aussi une tactique dans un rapport de force qui n'est pas favorable a l'opprime et qui se situe dans une societe qui pretend respecter les valeurs morales et religieuses. La non-violence, dit Cesar Chavez, n'est efficace que si c'est une action de masse. ( L'essence de I'action non violente c'est un tres grand nombre de gens

(58) M.-C. GRANJON, L'Amerique de la contestation. Les annees 1960 aux Etats-Unis, Paris, Pres- ses de la F.N.S.P., 1985, p. 23.

(59) Ibid., p. 23. (60) Ibid., p. 32.

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faisant de petites choses o. Cela demande aussi de l'invention: ", Ghandi la decrivait comme un jiu-jitsu moral , ? Chavez explique qu'il faut derouter l'adversaire en tenant bon sur les principes. Ii ajoute: ( La non-violence a le pouvoir d'attirer les gens et de creer du pouvoir (61). Tout cela suppose qu'un grand nombre de gens puisse etre sensibilise a ce type d'argument, et n'est possible que si les groupes sont forte- ment impregnes de religion, ce qui est le cas de beaucoup d'Americains, et pas seulement des noirs et des mexicains-americains.

Les marches sont sans doute aussi une forme d'action privilegiee dans les mou- vements de contestation americains parce qu'elles n'impliquent pas un engagement ideologique fort. Marie-Christine Granjon insiste sur l'anti-ideologisme de cet acti- visme qui va de pair avec l'anti-intellectualisme. Une remarque de Chavez eclaire cet aspect des marches. Dans une interview au New Yorker, Chavez s'exprime en ces termes a propos du mouvement etudiant qui apporta son soutien aux ouvriers agri- coles:

Bien sur, les gens (les etudiants) qui protestent maintenant n'ont pas d'ideologie. Ils protestent contre l'enregimentement, alors comment pourraient-ils avoir une ideolo- gie ?

Au journaliste qui lui demande s'il pense que l'activisme a remplace lFidologie, voici sa reponse:

ces etudiants sont les premiers qui sont venus vers nous sans un plan dissimul. Ils veulent juste nous aider (...). Dans le passe, les gens qui sont venus vers nous ont toujours eu une ideologie, et ils ont toujours eu un plan dissimule, ils ont dit " nous vous aiderons si vous croyez a notre id6ologie (...). L'ennui avec les ideologies c'est qu'elles font de la politique la chose la plus importante et elles font perdre de vue aux gens les valeurs humaines (62).

Independamment du fait que Chavez exprime ses craintes de l'instrumentalisa- tion et de la manipulation de son mouvement par des gens qui, en 'aidant, auraient des arriere-pensees politiques, on voit aussi se profiler une crainte de la politique et de l'ideologie, typique de beaucoup de contestataires americains. Dans la mesure ou les marches sont une forme d'action peu connotee ideologiquement on comprend mieux la frequence de leur utilisation. Elles refletent la mefiance a l'egard du politique. Cette mefiance a plusieurs aspects. Les gens desirent sortir ( du labyrinthe politique de la procedure parlementaire normale et affronter les politiciens directement avec un pouvoir en dehors de la politique orthodoxe - le pouvoir des gens dans la rue et dans les piquets de greve (63). Cette attitude n'est pas sans rapport avec le senti- ment que le legalisme, si profondement enracine dans la culture politique americaine a ses limites. Cette mefiance s'exerce aussi a l'agard des politiciens eux-memes qui

(61) J. LEVY, Cesar Chavez..., op. cit., p. 270-271. (62) ( Marcher ,,, The New Yorker, 27 mai 1967, p. 28. (63) L'historien Howard Zinn, cite dans F. Fox PIVEN et R. CLOWARD, Poor People's Movements. Why

They Succeed and Why They Fail, New York, Pantheon, 1977, p. 220.

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LES MARCHES DE PROTESTATION AUX ETATS-UNIS (XIXe-XXe SIECLES)

sont discredites aux Etats-Unis. A quoi s'ajoute le fait que les opinions contestataires manquent de relais politiques et ne peuvent donc etre debattues dans l'arene politi- que. La frequence des marches, qui traduit sans doute l'incapacite des organisations traditionnelles aux Etats-Unis (partis, syndicats) a servir de relais a l'expression poli- tique des citoyens, ne suggere-t-elle pas que l'eclatement, voire la desagregation des organisations traditionnelles dans d'autres pays, vaudrait au modele americain de s'internationaliser ?

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