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LES AUTEURS

Humberto Maturana Romesin est né au Chili en 1928.. Il entreprend des études de médecine à Santiago, se spécialise en biologie à Londres,puis prépare et soutient à Harvard un doctorat sur une interprétation neurophysiologique du fonctionnement du système visuel. En travaillant avec Lettvin aux USA à partir de 1958 il propose de nouvelles hypothèses pour la compréhension de la neurophysiologie optique, et plus généralement pour la biologie sensorielles qu'il révolutionne. Maturana et Lettvin seront proposés à la fin des années 1960 pour le prix Nobel de Médecine?À cette époque il élabore une hypothèse globale sur la nature du vivant, sa théorie de l'autopoïèse où l'autonomie de l'être vivant sert de base à l'interaction. Depuis le début des années 1970 il dirige un Laboratoire à l'Université de Santiago, et a écrit une vingtaine d'ouvrages, tantôt techniques, tantôt épistémologiques.

Jorge Mpodozis Marin né au Chili en 1958, est docteur ès Sciences Biologiques de l'Université de Santiago depuis 1991. Depuis, il a été notamment chercheur en biologie à la City University of New York, et professeur invité de Neurosciences à l'Université de Californie à San Diego. Il est collaborateur de H. Maturana depuis 1986.

Note des traducteursEn ce qui concerne ces textes de Humberto Maturana et de Jorge Mpodozis écrits en espagnol,

leur traduction a présenté deux types de difficultés : les auteurs utilisent très souvent des particularismes du parler chilien, et H. Maturana a forgé son propre vocabulaire (par exemple le néologisme de "autopoïèse").

Pour mener à terme cette traduction nous avons réuni nos compétences de psychologue et de linguiste ainsi que celles dues à diverses formations que nous avons suivies avec Humberto Maturana Nous avons travaillé pendant deux ans sur ces écrits et nous remercions Jorge Mpodozis des précisions et remarques apportées chaque fois que nous l'avons sollicité. Nous remercions aussi Andrea Maret pour la transcription en espagnol de l'interview de J. Mpodozis et J.-C. Letelier.

Louis VasquezPaul Castella

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PRÉFACE

C'est un véritable honneur de présenter ce travail de Humberto Maturana et Jorge Mpodozis ; c'est un grand plaisir que Louis Vasquez nous offre en assurant la médiation entre le Département de Biologie de la Faculté des Sciences de l'Université du Chili développant les sciences de la vie et le Laboratoire L.E.A.C.M. de l'université Lumière-Lyon 2 activant la psychologie dans une représentation de psychologie différentielle, cognitive et systémique. Il s'agit aussi de l'expression d'une ancienne amitié et solidarités avec Louis Vasquez quand les aléas de l'histoire de son pays l'avaient contraint à un exil en France avec sa famille. Ces événements ont d'une certaine façon noué le devenir d'échanges avec, rapidement, la présence de Humberto Maturana au programme du séminaire de notre Laboratoire. Doivent être associées à cette réalisation les contributions de nombreux collègues ; tout d'abord, la traduction en français par le linguiste Paul Castella de l'Université de Saint-Étienne et Louis Vasquez, ainsi que les relectures attentives de membres du L.E.A.C.M. (Louis Frécon, Professeur à l'INSA ; Marie-Thérèse Hanauer, chercheur associé ; André Salla maître de conférences à l'université Lumière Lyon 2).

De fait, la publication de ce texte n'est pas simplement le résultat d'occurences ou de rencontres aléatoires entre chercheurs de pays éloignés ; il s'agit aussi d'intérêts de disciplines différentes sur une thématique qui les concerne au principal. En effet, la théorie évolutionniste de Darwin a permis le développement d'hypothèses et de théories au niveau de la biologie comme elle a stimulé les résultats des psychologues qui se préoccupaient des différences inter-individuelles Dès ses premières expressions, la psychologie différentielle s'est préoccupée des éléments invariants et variants se manifestant et permettant d'expliquer les conduites psychologiques. Elle s'est naturellement adressée a l'étude des effets du génétique et des milieux dans l'explication des conduites ; mieux encore, elle s'intéressera progressivement, au fur et à mesure que les techniques, statistiques en particulier, le lui permettront au rôle essentiel de l'interaction. Ce faisant, dans leurs travaux, les chercheurs conduiront de réels rapports, et parfois analogies, avec ce qu'ils observaient dans les résultats de la biologie. La contribution des psychologues à la publication de ces textes de Humberto Maturana et de Jorge Mpodozis représente la volonté d'exprimer des interrogations communes et le souci que le débat avance tant au niveau de l'origine des espèces que de l'origine de l'expression des comportements humains.

Le 31 Août 1998Robert Martin

Professeur à l'unversité Lyon-Lumière 2

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I. INTRODUCTIONLe propos de cet essai est de reconsidérer et de proposer une réponse nouvelle aux questions

biologiques fondamentales qui, selon nous, sont présentes tes de manière explicite ou implicite dans les préoccupations qui ont donné naissance à la théorie évolutionniste de Darwin. La base conceptuelle que nous proposerons pour cette nouvelle réponse nous fera restaurer la participation de la conduite comme élément central de la diversification des êtres vivants. Par conduite, nous entendons la dynamique de relations et d'interactions qui a lieu dans la rencontre de l'être vivant avec le milieu dans lequel il réalise son existence en agissant comme tel.

Nous pensons que les préoccupations biologiques à l'origine de la pensée évolutionniste peuvent s'exprimer au moment présent sous la forme des quatre questions de base suivante :

1. comment expliquer la diversité et la similarité que nous observons entre les êtres vivants ?

2. comment expliquer que les différentes classes d'êtres vivants existant actuellement se trouvent dans leurs milieux naturels, en totale congruence avec leur environnement, et que, lorsque se perd cette congruence elles " meurent" ?

3. comment expliquer que les taxonomistes, qui classent fréquemment les êtres vivants en ne considérant que quelques aspects de leur existence, puissent les distribuer en catégories systématiques qui les ordonnent et les mettent en relation d'une manière qui soit biologiquement significative ?

4. quelle sorte de distinction opère le taxonomiste en classifiant un être vivant, et en formulant une catégorie taxonomique qui ait un sens biologique ?

I1 nous semble que la théorie moderne de l'évolution en répondant à ces question, admet, de manière implicite ou explicite la validité de suppositions et notions qui renforcent et spécifient les énoncés de cette théorie. À savoir :

a) le milieu préexisterait à l'être vivant qui l'occupe bien que cette affirmation soit plus nuancée en ce qui concerne la niche écologique ;

b) l'adaptation serait une variable de sorte qu'il y ait sens à parler d'organismes plus ou moins adaptée , ainsi que de processus et de stratégies adaptatives ;

c) le processus évolutif serait un processus de changement génétique, dont l'unité évolutive serait la population, et pour cette raison le changement évolutif apparaîtrait comme changement dans la composition génétique des populations ;

d) tout changement demanderait l'application d'une force pour se produire, et dans ce processus de l'évolution biologique cette forme se composerait d'une pression sélective, qui sous la forme de la compétition conduirait toujours à là survie des mieux adaptés.

De ce point de vue conceptuel, la survie différentielle des êtres vivants, appelée sélection naturelle serait le mécanisme qui génère le changement, et non le résultat de quelque autre processus biologique plus fondamental.

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Malgré sa grande cohérence et sa portée explicative, l'état actuel de la théorie évolutionniste n'est pas du tout satisfaisant, puisqu'il laisse des vides dans divers domaines de la biologie (Brooks et Wiley, 1986). Parmi les différents phénomènes et observations que la théorie évolutionniste moderne ne considère ni n'explique de manière adéquate, mentionnons la présence de caractères non adaptatifs, le cours temporel du changement phylétique1, la tendance de ce changement, la relation entre phylogénie2 et ontogénie, les différences entre les rythmes de changement moléculaire et organique, et le caractère conservateur ou neutre des changements moléculaires.

Nous pensons que cette situation exige de se reposer de manière directe les questions fondamentales indiquées au début de cet article. Nous nous proposons de le faire avec un regard conceptuel de base qui prenne en compte la constitution de l'être vivant comme système autopoïétique3 (Maturana et Varella 1972), opérant comme un système structurellement déterminé qui n'existe que durant le temps où il conserve son organisation et sa congruence avec l'environnement. Pour cela. étant entendu qu'est phénomène biologique tout phénomène qui implique la réalisation de 1'autopoïèse d'au moins un être vivant, nous continuerons ce requestionnement en maintenant que tous les phénomènes biologique, y compris ceux qui ont lieu dans un domaine relationnel supra-individuel, doivent être expliqués et compris en considérant ce qui se passe, au cours de leur réalisation, avec les êtres vivants en tant qu'individus qui conservent leur organisation et leur adaptation comme conditions d'existence. En outre, comme dit au début, nous ferons cela en montrant le rôle que joue la conduite comme guide de la vie et du devenir de tout être vivant. À cette fin, nous avons divisé cet essai en différentes sections qui peuvent se lire dans n'importe quel ordre selon la curiosité du lecteur, mais, naturellement, elles forment ensemble un tout cohérent. En appendice un glossaire donne les définitions des termes et des expressions conceptuelles que nous avons introduit dans cet essai comme nouveautés ainsi que des précisions sur le sens de ceux déjà connus, quand ils sont importants dans notre contexte. Nous invitons le lecteur à lire cet appendice et à s'y référer chaque fois que, à la lecture de cet essai, il en ressentira la nécessité.

1 Phylétique : transproductif (NdT).

2 Pour tous les termes en gras : se reporter à la fin de l'ouvrage.

3 Système autopoïétique : un système constitué en tant qu'unité, comme un réseau de production de composants qui dans leurs interactions génèrent le même réseau qui les a produit ; ces composants dans leur interaction constituent leurs limites qui font partie de l'espace d'existence du système ; les êtres vivants sont des systèmes autopoïétiques moléculaires, et en tant que tels ils existent dans l'espace moléculaire ; en principe, on peut parler des systèmes autopoïétiques dans n'importe quel espace où l'organisation autopoïétique peut se réaliser (H. Maturana, Desde la biologia a la psicologia, Ed Universitaria, Chili 1995)(NdT).

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II.CONSIDÉRATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES

1. DÉTERMINISME STRUCTURAL

Toute argumentation explicatives quel que soit le domaine dans lequel an la donne, se fonde sur la notion de déterminisme structural. Il s’agit là d’une conception implicite ou explicite selon laquelle le fonctionnement de tout système, tant dans sa dynamique interne que dans sa dynamique relationnelle, dépend de sa structure. La notion de déterminisme structural est une abstraction descriptive des cohérences empiriques (c’est-à-dire du « faire ») de l’observateur dans son agir en tant qu'être vivant. Il construit cette abstraction descriptive en réfléchissant sur les régularités de ses expériences dans la vie, et en tentant de les expliquer. Même la notion de probabilité n’a de validité qu’à partir de l’acceptation, implicite ou explicite, de ce que l’observateur opère sur un domaine sous-jacent de déterminisme structural qui n’est pas directement observable. Les notions de système et de mécanisme impliquent en soi, constitutivement, la notion de déterminisme structural. L’explication scientifique se fonde et s’appuie sur le déterminisme structural, puisqu'elle propose des mécanismes génératifs qui, si on les laisse opérer, engendrent les expériences à expliquer.

2. LES ÊTRES VIVANTS COMME SYSTÈMES STRUCTURELLEMENT DÉTERMINÉS

D’un point de vue biologique, les êtres vivants sont des systèmes structurellement déterminés. Par conséquent, tout ce qui leur arrive, à chaque instant, leur arrive comme part de leur dynamique structurale en cet instant, et est déterminé en elle. Cela implique que les changements structuraux que subit un être vivant par suite de ses interactions avec le milieu dans lequel il se trouve, ne sont pas déterminés par les agents externes qu’un observateur voit influer sur lui, ni ne dépendent de leur nature, mais se trouvent déterminés dans la dynamique structurale propre de l’être vivant (cf. Maturana, 1975). Pour cette raison, l’être vivant n’est atteint dans sa dynamique d’interactions que par les agents qu’admet et spécifie sa propre structure, et que l’observateur ne peut distinguer depuis sa position. C’est pour cela que le devenir structural d’un être vivant suit son cours de manière indifférente aux caractérisations que fait un observateur de son environnement, mais de manière contingente à sa rencontre structurale avec le milieu dans lequel il se réalise.

De plus, à cause de son déterminisme structural, l’être vivant ne peut distinguer, dans son fonctionnement, si les changements qui l’affectent ont une origine interne ou externe. En d’autres termes, la dynamique structurale d’un être vivant est étrangère à ce qu’un observateur peut distinguer comme lui étant interne ou externe. Cette distinction entre l’interne et l’externe, relativement à un être vivant ou à n’importe quel autre système déterminé dans sa structure, est une

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distinction que fait l’observateur, et, pour cette raison, elle ne participe pas du fonctionnement d’une telle classe de systèmes. Il s’ensuit que les phénomènes propres à la dynamique structurale d’un être vivant et les phénomènes propres à sa relation et à l’interaction avec l'environnement où elle se réalise, sont des phénomènes de classes distinctes et ne peuvent pas être réduits les uns aux autres.

3. EXPLICATIONS SCIENTIFIQUES

Expliquer scientifiquement consiste à proposer un processus ou un mécanisme qui, si on le laisse opérer, donne naissance, dans le domaine d’expériences de l’observateur, à l’expérience (phénomène) que l’on veut expliquer. Par conséquent, les explications scientifiques consistent en des mécanismes génératifs, de sorte que le phénomène à expliquer soit le résultat de l’opération dudit mécanisme. Phénomène a expliquer et mécanisme génératif appartiennent à des domaines disjoints, et l’explication scientifique ne constitue pas une réduction phénoménologique. En d’autres termes, les explications scientifiques sont des explications constitutivement non réductionnistes. Comme notre proposition est de répondre aux questions posées au début de ce travail en donnant une explication scientifique aux phénomènes qu’elles désignent, notre tâche consiste à proposer un mécanisme ou processus génératif qui donne naissance aux dits phénomènes comme résultat de son opération.

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III. CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES

1. DÉRIVE ONTOGÉNIQUE

Un être vivant est un système autopoïétique4 de premier ou de second ordre dans l’espace moléculaire (Maturana et Varela, 1984). En tant que tel c’est un système dynamique, c’est-à-dire en changement structural permanent, qui n’existe que durant le temps où il conserve l’organisation définissant son identité comme être vivant ; sinon il meurt. Ce qui constitue un être vivant est donc son action ininterrompue dans la réalisation continue de son organisation autopoïétique5, qu’elle soit de premier ou de second ordre. L’être vivant demeure tel uniquement durant le temps où cette organisation se conserve dans le courant des changements structuraux qu’il subit, quelle que soit l’origine de ces changements (Maturana et Varela, 1973 et 1984). Par conséquent, l’histoire individuelle, ou ontogénie6 de tout être vivant se déroule constitutivement comme une histoire de changements structuraux. Ceux-ci suivent un cours qui s’établit moment après moment, déterminé par la succession des interactions entre l’être vivant et le milieu qui le contient. En tant que résultat de sa dynamique d’interactions, le processus que suit un système – c’est-à-dire son parcours dans le changement (structural ou de position) propre aux interactions, qui maintiennent son organisation et son adaptation (ou relation de congruence opérationnelle avec le milieu; voir glossaire) – peut être désigné par le terme de « dérive7 ».

Nous pouvons donc affirmer :a) que l'ontogénie d’un être vivant est opérationnellement une dérive structurale,

4 Pour parler des êtres vivants en tant que systèmes, Maturana a inventé, parmi d'autres, le terme d'autopoïèse, en utilisant des racines grecques : autos, « soi même » et poien, « produire » (NdT). Il dit : « les êtres vivants sont des systèmes fermés dans leur dynamique de constitution en tant que systèmes en production continue d'eux mêmes ». Et il ajoute que « ceci est important pour comprendre l'être vivant tantôt en tant que système autonome, tantôt dans sa relation avec ses circonstances » (Humberto Maturana, El sentido de lo Humano 7e edition, Dolmen Ediciones, Santiago de Chile, 1995).

5 Organisation autopoïétique : notre proposition est que les êtres vivants sont caractérisés par le fait que, littéralement, ils sont continuellement en train de s'auto-produire ; nous nous référerons à ce processus lorsque nous appelons l'organisation qui les définit organisation autopoiétique ; cette organisation repose sur des relations plus faciles à mettre en évidence au niveau cellulaire (H Maturana, L'arbre de la connaissance, Addison-Wesley France).

6 L’ontogenèse est relative au développement de l’individu, de la fécondation à l’état adulte ; s’oppose à phylogenèse (d'aprés Le Robert).

7 Les auteurs emploient le terme castillan deriva qui, comme le français « dérive », désigne le mouvement non dirigé d’un objet abandonné dans un courant, au fil de l’eau. Pour parler de ce courant, ils utilisent l’infinitif nominalisé el fluir, que nous avons choisi de traduire par « courant » ou « fil » selon le conteste (NdT). Dérive : un système dans sa structure change en conservant son organisation et sa correspondance avec le milieu ; ceci est un système en dérive structurale (H. Maturana, Desde la biologia... op. Cit.)

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b) que la conservation de l’organisation et de l’adaptation au milieu est la condition d’existence de tout être vivant,

c) que la conservation de l’organisation et de l’adaptation dans le « vivre8 » de l’être vivant ne résultent pas de sa phénoménologie proprement biologique, mais de sa dynamique interactive avec l’environnement comme phénomène systémique (voir glossaire : dynamique systémique),

d) que, constitutivement, l’ontogénie d’un être vivant, c’est-à-dire sa dérive structurale, arrive dans sa vie sans effort, sans intentionnalité, ni dessein, Enfin, il résulte de ce qui vient d’être dit qu’à parler de changements structuraux qui surviennent dans un être vivant durant son ontogénie, nous parlons de sa dérive structurale ontogénique en soulignant son caractère de processus systémique spontané (voir Maturana et Varela, 1984; voir aussi figure 1).

2. ÊTRE VIVANT ET DOMAINE D'EXISTENCE

Dans la dérive structurale ontogénique, l’être vivant et son domaine d’existence, ou niche, changent ensemble. En effet, étant donné qu’un être vivant est un système qui se réalise constitutivement suivant une dérive structurale, le domaine d’existence, ou niche, de l’être vivant change avec lui, de sorte qu’il ne préexiste pas à sa réalisation dans le contexte où il est distingué par l’observateur. Pour être plus précis, donnons quelques références détaillées à propos des distinctions que fait ou peut faire un observateur à regarder un être vivant dans la circonstance9 où il le distingue :

L’observateur distingue le milieu comme le grand contenant dans lequel il voit que l’être vivant se réalise. Le milieu surgit en même temps que la distinction de l’être vivant, comme l’ensemble de ce que l’observateur voit ou ne voit pas, mais dont il suppose qu’il l’entoure ou le contient. C’est pourquoi l’être vivant apparaît dans la distinction de l’observateur comme réalisant son domaine d’existence dans le milieu qui le contient, entouré par un environnement.

L’observateur distingue comme environnement de l’être vivant tout ce qu’il voit entourer l’être vivant au moment de le distinguer. En d’autres termes, l’environnement ou ambiance où émerge l’être vivant au moment d’être distingué par l’observateur n’est pas déterminé par l’être vivant, qui ne fait que se rencontrer avec le milieu dans la niche écologique, mais est déterminé par le regard de l’observateur (figure 3).

L'observateur induit la niche, ou domaine d’existence, de l’être vivant comme la partie du milieu avec laquelle l’être vivant se rencontre de fait à chaque instant de sa vie. Par conséquent, la niche, ou domaine d’existence, n’est pas caractérisable indépendamment de l’être vivant qui la constitue. Le seul moyen par lequel l’observateur peut connaître la niche d’un être vivant est d’utiliser le même être vivant comme indicateur. Pour l’observateur, à traiter le milieu tantôt comme contenant l’être vivant, tantôt comme incluant sa niche, cette-ci peut apparaître comme préexistante à l’être vivant qui l’occupe. Mais, pour l’être vivant, il ne peut en être ainsi, car sort domaine d’existence surgit en même temps que l’action de le réaliser comme tel. C’est pourquoi, dans la mesure où le milieu inclut la niche et la niche ne préexiste pas à l’être vivant,

le milieu ne préexiste pas non plus à l'être vivant qui l’occupe ;mais plutôt il surgit avec lui.

8 Les auteurs emploient l’infinitif nominialisé el vivir pour mettre l’accent sur la dynamique de l'action et non sur la vie en tant qu’état (NdT).

9 Humberto Maturana a exprimé dans une conférence son attachement à la position du philosophe espagnol Ortega y Gasset selon laquelle, pour parler de l'homme, il faut toujours parler de « l'homme et sa circonstance » (NdT).

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Figure 1

dérive strucutrale

ontogénique

Le domaine d’existence d’un être vivant correspond en substance à ce que von Euxkull (1957) appelle son Umwelt, et un même être vivant pourrait réaliser des identités différentes en réalisant des niches différentes (figure 2).

Par suite, nous ne pouvons pas dire que, dans sa dérive structurale ontogénique, l’être vivant s’adapte au milieu, ni que le milieu sélectionne les changements que subit l’être vivant. Par contre, nous pouvons dire, au sens strict, que ni le milieu ni la niche ne préexistent à l’être vivant qui les occupe et que, durant la dérive structurale d’un être vivant, l’être vivant et le milieu changent nécessairement ensemble congrûment, dans ce qui de fait est une codérive. Dans ces circonstances et en fonction de ce qui a été dit en II.2, il est fondamental de distinguer entre (1) ce que l’observateur décrit du milieu dans lequel il a trouvé un être vivant et (2) ce que ce dernier trouve en se réalisant dans un tel milieu. Cette distinction est essentielle pour comprendre l’histoire du changement des êtres vivants dans le devenir de la biosphère. Ne pas faire cette distinction conduit à confondre ces deux domaines en attribuant à l’action des êtres vivants des phénomènes qui appartiennent seulement aux descriptions de l’observateur et vice-versa, ce qui serait une erreur dans la démarche explicative.

3. ORGANISMES

En biologie, on parle d’organisme comme d’une expression générique pour se référer à un être vivant de premier ou second ordre10, mettant en relief la complexité de sa composition interne selon des processus distinguables et associables aux structures particulières qui opéreraient comme les organes (instruments) de réalisation de tels processus.

De plus, la notion d’organisme met en même temps l’accent sur l’unité opérationnelle dans laquelle se réalise le vivre des êtres vivants et sur sa reproduction. Sous cet angle, ce qui se reproduit, exprimé en termes d’unités biologiques, s’appelle un organisme. Un organisme, par conséquent, peut être caractérisé comme un système de systèmes (organes et cellules) qui s’entrecoupent dans sa réalisation structurale, de manière que les uns fassent partie de l’environnement où se réalise la niche des autres. C’est pourquoi la conservation ontogénique d’un organisme implique la conservation simultanée de toutes les organisations de tous les sous-systèmes qui s’entrecroisent en lui. De manière explicite, dans la vie d’un organisme se conservent simultanément l’organisation autopoïétique (qu’elle soit de premier ou de second ordre, selon le cas), l’organisation propre de l’organisme que réalise son mode de vie, l’organisation de ses différentes classes de cellules, et l’organisation de ses différents organes. Finalement, dans la reproduction d’un organisme se conserve la structure initiale qui constitue la possibilité de réalisation ontogénique de tous les systèmes qui s’entrecroisent en elle, de façon que la reproduction d’un organisme occasionne ou implique en même temps la reproduction simultanée de tous les sous-systèmes qui participent de sa réalisation. Pour cette raison, l’histoire évolutionniste

10 Les organismes méta-cellulaires sont des systèmes autopoïétiques de second ordre ; une unité autopoïétique moléculaire constitue un système autopoïétique de premier ordre ; cependant, quelle que soit l'organisation méta-cellulaire, celle-ci est faire de systèmes du premier ordre, et forme des lignées en se reproduisant par l'entremise des cellules. (H. Maturana et F. Varela, L'arbre de la connaissance, Addison Wesley France, 1994).

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Figure 2

Domaine d'existence

Homo sapiens

Mammifère

des êtres vivants est une histoire de conservation et de changement, aussi bien des lignées des organismes, que des lignées des systèmes qui s’entrecoupent dans leur réalisation structurale. En accord avec ce point de vue, nous parlerons par la suite d’êtres vivants pour nous référer à eux en termes généraux, et d’organismes lorsque pour parler d’êtres vivants nous voulons faire référence à leurs phénotypes ontogéniques ou aux modes de vie que les êtres vivants conservent dans leur devenir ontogénique11 ou phylogénique12.

4. CODÉRIVE ONTOGÉNIQUE

Les interactions récurrentes13 entre deux ou plusieurs organismes donnent naissance à une codérive structurelle ontogénique. Dans une codérive, les organismes interactants suivent des dérives structurales congruentes, et chacun suit le cours de changements structuraux dans lequel il conserve son organisation et son adaptation en relation avec les autres, dans un processus qui se poursuit jusqu’à ce que l’un se sépare ou se désintègre. Dans la codérive structurale, chaque organisme opère comme partie du milieu ou l’autre, ou les autres, réalisent leur niche Autrement dit, dans la codérive, les différents organismes agissent les uns par rapport aux autres comme faisant partie de la réalisation de leurs niches respectives, et leurs dérives structurales respectives suivent spontanément des cours de changements congruents tandis qu'ils conservent organisation et adaptation dans leurs interactions récurrentes.

11 Individuel

12 Collectif (au sens de la lignée, de l'espèce...).

13 Récurrence : il y a récurrence chaque fois qu'une opération s'applique sur les conséquences de son application précédent ; ainsi, lorsque nos prenons la racine carrée d'un nombre et ensuite nous prenons la racine carrée du résultat, il y a récurrence (H. Maturana, Desde la biologia a la psicologia, Ed Universitaria, Chili 1995) (NdT).

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5. ENTRECROISEMENT DES UNITÉS

Comme il est dit en III.3, lorsqu’un organisme se réalise,diverses entités ou systèmes se coréalisent avec lui dans le processus de son vivre comme système autopoïétique ; ces entitésou systèmes sont définis par des organisations distinctes, et, en consequence, avec des domaines d'existence différents qui s’entrecoupent dans la dynamique structurale de cet organisme Ces entités ou systèmes distincts ont des dynamiques structurales entrecroisées nécessairement distinctes, ainsi que des dérives structurales à leur tour différentes, bien qu’elles ne soient pas totalement indépendantes, puisque, grâce à l’intersection structurale où elles se trouvent, des changements dans la structure de l’une peuvent aussi donner naissance à des changements structuraux dans l’autre. N’importe quel type de système vivant peut être porteur d’un autre quand, au moment de sa reproduction, sa réalisation s’entrecroise avec la réalisation de l’autre. Ainsi, dans un être vivant donné peuvent s’entrecroiser structurellement un vertébré, un mammifère, un primate et un Homosapiens. Cet être vivant serait ainsi porteur de toutes ces organisations dans sa reproduction. La même chose arrive avec des entités ou des systèmes d’une autre classe, comme les organes ou les systèmes d’organes, qui s’entrecroisent aussi dans leur réalisation avec celle de cet être vivant, tout en se conservant dans sa reproduction. Habituellement, nous ne les considérons pas comme des entités avec une existence indépendante parce que nous ne voyons pas le domaine dans lequel ils sont. Dans sa réalisation, l’être vivant opère à l’intersection structurale de nombreuses entités et systèmes différents comme entité porteuse de toutes les autres. Par ailleurs, ces dernières opèrent aussi comme unités porteuses des autres qui s’entrecroisent structurellement avec elles. Quand l’unité porteuse se désintègre, toutes les autres qui s’entrecoupent avec elle se désintègrent. La réalisation propre des entités distinctes en interaction structurale avec l’être vivant dépend de la réalisation de cet être. Néanmoins, elles participent, dans leur réalisation individuelle à l’intérieur de leur espace d’existence particulier, de toutes les caractéristiques phénoméniques propres au devenir en tant que tel de n’importe quel système dans la réalisation de sa niche. À leur tour, elles peuvent aussi être porteuses des autres (voir Maturana 1988 ; voir aussi figures 2 et 3).

6. ÉPIGENÈSE

L’être vivant est un système autopoïétique moléculaire de premier ou de second ordre, et, pour être un système, sa réalisation implique à chaque instant la participation de tous les composants qui le constituent, et il est impossible de dire qu’aucun d’entre eux ne soit à lui seul responsable de ses caractéristiques comme tel. C’est pourquoi, stricto sensu, on ne peut pas parler de déterminisme génétique, ni affirmer que certains caractères sont déterminés génétiquement, ni dire, autrement que sur un mode métaphorique, qu’un certain trait dans un organisme est déterminé par l’ADN nucléaire des cellules de cet organisme. Ce qu’on peut dire, c’est que tout caractère ou trait d’un organisme émerge ou résulte d’un processus épigénétique qui est constitutivement une dérive structurale ontogénétique. Dans ce processus, la structure initiale de chaque être vivant constitue comme telle un point de départ qui détermine ou spécifie, pour le regard et l’explication de l’observateur, un champ particulier de possibilités de transformations ontogéniques. Un tel champ de possibilités ontogéniques (voir champ épigénique en appendice) est seulement conceptuel, car, de fait, seule une des ontogénies que l’observateur voit comme possibles sera celle qui se réalise de

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entourage entourage

niche

milieu

Figure 3

manière épigénique selon l’histoire des interactions de l’organisme, et elle n’existera comme telle qu’au cours de cette épigenèse. Dans ce contexte, seules se répètent la structure initiale et l’histoire des interactions d’un être vivant. Dans son épigenèse se répétera son ontogénie. C’est seulement quand un observateur peut affirmer qu’un phénotype particulier surgit de toutes manières, quel que soit le devenir épigénique de l’organisme, qu’il peut parler opérationnellement de quelque chose qui ressemble à ce qu’on appelle déterminisme génétique. Même dans ce cas, il s’agirait seulement d’une affirmation métaphorique, puisqu’un tel phénotype de toutes façons surgira de manière épigénique. Le fait qu’un observateur puisse associer un trait de la structure d’un organisme, à tel instant de sa dérive ontogénique, avec tel aspect de sa structure initiale, ne nie pas que tous les traits d’un organisme naissent de manière épigénique à partir d’une structure initiale.

7. REPRODUCTION ET HÉRÉDITÉ

Le phénomène de la reproduction se constitue au moment où se produit une division ou une fracture qui conserve l’organisation de l’unité qui se divise, en donnant naissance à une ou plusieurs unités de la même classe. La même chose se passe lorsque deux ou plusieurs unités d’une même classe fusionnent et donnent naissance à une autre unité également de la même classe. En même temps, relativement au phénomène de l’hérédité14, la reproduction consiste en un processus qui en conservant l’organisation des systèmes progéniteurs au moyen de la conservation des éléments et des dynamiques structurales qui leur sont propres, donne naissance à un ou plusieurs nouveaux systèmes de la même classe (voir Maturana, 1980 ; Maturana et Varela,1984). Il s’ensuit que, pour autant que l’hérédité se constitue dans la reproduction, cela ne dépend chez les êtres vivants d’aucune classe spéciale de molécules, mais de la distribution non compartimentée des éléments composants de la ou des unités progénitrices. Une telle distribution non compartimentée est ce qui rend possible la reproduction, qu’elle soit directe, par fracture ou partition, ou indirecte, à travers la production de gamètes. La reproduction est un phénomène fréquent dans la nature,et il n’est en aucune manière réservé ou propre aux êtres vivants, bien que chez ceux-ci il se produise actuellement de nombreuses façons différentes qui vont de la complète division cellulaire mitotique, en passant par la méiose, la production et la fusion de gamètes, jusqu’à la fracture d’une planaire ou la séparation d’une marcotte végétale. D’un point de vue structural, ce qui s’hérite lors de la division reproductive d’un être vivant est un génotype total, une structure initiale fondant un champ d’épigerièses possibles qui donnera naissance à une ontogénie ou à une autre, selon le cours particulier des interactions que l’être vivant subira dans sa réalisation particulière.

8. FORMATION DE LIGNÉES

La reproduction d’un être vivant ne se passe pas n’importe où ni dans n’importe quelles circonstances ; elle survient dans un lieu particulier et dans un contexte déterminé par le cours particulier qu’a suivi son épigenèse. De même, la structure fondatrice d’un nouvel être vivant ne se pose que dans un milieu particulier déterminé dans le vivre de l’être vivant progéniteur. En conséquence, ce qui émerge dans la reproduction d’un être vivant est un autre être vivant qui réalise un phénotype ontogénique particulier sous la forme d’un organisme qui se trouve être tel ou tel selon les contingences de son épigenèse. C’est pourquoi, si dans la reproduction d’un être vivant se répètent à la fois la structure initiale du progéniteur et les contingences de son épigenèse, alors inévitablement se répète l’épigenèse de celui-ci. C’est-à-dire que se reproduit le phénotype ontogénique du progéniteur, et se conservent simultanément, comme part de la réalisation du phénotype ontogénique reproduit et à cause de son entrecroisement structural et opérationnel avec lui :

a) l’organisation autopoïétique de l’être vivant qui est, de fait, porteuse de tontes les autres ;

14 L'hérédité signifie la conservation à travers les générations de tout aspect strucutrel, dans une lignée d'unités historiquement connectées (H. Maturana et F. Varela, L'arbre de la connaissance, Addison Wesley France, 1994).

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b) l’organisation qui définit l’identité de classe de cet être vivant comme l’organisme particulier qu’il est ;

c) les organisations qui définissent les autres systèmes ou entités qui, en s’entrecoupant dans leur réalisation structurale avec l’être vivant, se reproduisent avec lui.

Si l’être vivant se reproduit, mais que ne se conserve pas le phénotype ontogénique au moyen duquel il se réalisait comme organisme particulier, alors émerge un être vivant différent qui réalise un autre phénotype ontogénique, distinct de celui du premier. Lorsque ceci arrive, surgit un nouveau type d’être vivant sous la forme d’un nouvel organisme qui est une variation de l’organisme progeniteur, porteur ou non des entités ou systèmes qui s'entrecoupaient dans la structure de l’être vivant originel. Ceci ouvre aussitôt la possibilité que se constitue une nouvelle lignée, ou qu’en surgisse une depuis une succession de reproductions avec changement de phénotype ontogénique, si le nouveau phénotype ontogénique conduit à la reproduction.

9. CONDUITE

Si nous regardons un être vivant dans son champ d’interactions, nous pouvons distinguer deux domaines opérationnels en relation avec lui :

a) celui de sa dynamique structurale, dans sa constitution et sa réalisation comme une totalité systémique, désigné habituellement par « physiologie»

b) celui propre à sa dynamique interactionnelle et relationnelle, dans son action à l’intérieur du domaine où existe une telle totalité dans un environnement, qui est celui que nous appelons « conduite » (voir figure 4).

Étant donné le déterminisme structurel des êtres vivants, ces deux domaines opérationnels sont disjoints et ne sont pas opérationnellement réductibles l’un à l’autre. Il en résulte que, bien que les conduites surgissent dans les interactions de l’être vivant comme résultat de sa dynamique structurale, elles ne sont pas causées par elle. Réciproquement, les conduites qui surgissent déterminent à chaque instant le contexte des rencontres de l’être vivant dans le milieu qui le contient. Elles déterminent aussi la configuration structurale du milieu et le moment de son émergence. Elles ne déterminent pas chez l’être vivant les changements d’état qui surgissent en lui au cours de ses interactions, mais elles agissent en tant que gâchettes. Dans ce contexte, il s’ensuit également que, comme une conduite peut se réaliser sous de nombreuses dynamiques structurales distinctes étant donné que la dynamique structurale ne détermine pas la conduite, le champ de variabilité structurale interne de l’être vivant est beaucoup plus vaste que celui de la variabilité de la conduite. En conséquence, le fil de la conduite d’un être vivant dans ses interactions avec le milieu restreint et guide le fil de sa dérive structurale ontogénique. En d’autres termes, le fil de la conduite d’un être vivant module le cours de son épigenèse, laquelle suit de fait un cours déterminé par le fil de la conduite de l’être vivant dans sa dérive ontogénique. Les conséquences de ce qui vient d’être exposé peuvent se résumer de la manière suivante.

• Le fil de la conduite d’un organisme au cours de son existence réalise son mode de vie et fait partie de son phénotype ontogénique.

• La conduite comme dynamique relationnelle de l’organisme avec le milieu fait partie de la dynamique systémique de réalisation de celui-ci. La dynamique structurale de 1'organisme ne détermine pas la conduite bien qu'elle participe à sa génération car celle-ci émerge dans la relation organisme-milieu. De la même

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Figure 4

manière, la dynamique de la conduite ne spécifie ni ne détermine les changements structuraux de l’organisme, elle ne fait que donner des repères et guider le cours de sa dérive ontogénique au moment même où elle se passe.

• La conduite, comme réalisation dynamique de 1’organisme au fil de ses interactions dans un milieu, est la réalisation de son mode de vie et fait à chaque moment partie de la réalisation de son phénotype ontogénique. Pour cette raison, il n’y a pas et il ne peut y avoir stricto sensu de détermination génétique d’aucun caractère ou trait de la conduite d’un organisme, puisque ceux-ci surgissent de manière systémique durant sa dérive ontogénique.

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IV. PROPOSITION EXPLICATIVE

1. DÉRIVE PHYLOGÉNIQUE

Lors de la constitution d’une lignée d’être vivants, la réalisation de l’autopoïèse dans chacun des êtres engendrés dans les reproductions successives est ce qui se conserve de génération en génération. Ceci définit la lignée en tant que « lignée d’êtres vivants ».

Lors de la constitution d’une lignée d’organismes, la réalisation du phénotype ontogénique de l’organisme, dans chacun des êtres vivants qui surgissent comme membres de cette lignée, est ce qui se conserve de génération en génération.

Lors de la constitution d’une lignée de mammifères, la réalisation du phénotype ontogénique « mammifère » dans chacun des êtres vivants qui surgissent comme membres de cette lignée est ce qui se conserve de génération en génération. En ce qui concerne la diversité des modes de réalisation d’un phénotype ontogénique, nous ajoutons que les variations du génotype total, rendues possibles dans la reproduction, sont admises à condition de ne pas interférer dans la réalisation du phénotype ontogénique qui se conserve. C’est pourquoi, s’il y a reproduction, les variations possibles sont tributaires du mode de réalisation du phénotype ontogénique qui se conserve à chaque saut reproductif. Ainsi, par exemple, la reproduction de l’être vivant (c’est-à-dire la conservation de l’autopoïèse dans la reproduction) rendra possible une variation quelconque du mode de réalisation de l’autopoïèse, et la conservation de ce mode dans les reproductions successives qui viendront ultérieurement. Ceci produit une nouvelle lignée d’êtres vivants.

Decrivons cette dynamique systémique d’une autre manière. Un phénotype ontogénique se répète dans la reproduction d’un être vivant s’il s’y conserve une certaine structure initiale, et si, dans 1'épigenèse du nouvel être vivant, durant sa derivie ontogenique, se répète une certaine histoire des interactions sous la forme d’une configuration particulière des rencontres dans le milieu. La conservation d’un phénotype ontogénique dans des reproductions successives (la constitution d’une lignée) est un phénomène qui implique à chaque génération la répétition d’une dynamique relationnelle particulière être vivant — milieu. Ainsi, durant l’histoire de conservation d’une lignée particulière de mammifères, ce qui a dû être conservé dans les reproductions successives est une certaine structure initiale et une certaine configuration d’interactions dans l’ontogénie individuelle de chaque nouvel être de la lignée, de façon que, dans le jeu de ces deux conditions, émerge l’épigenèse propre de cette classe particulière de mammifères.

La permanence d’une lignée, c’est-à-dire la conservation d’un phénotype ontogénique dans les reproductions successives, a lieu dans une dynamique systémique, grâce à la nature systémique, et

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non pas génétique, de la réalisation du phénotype ontogénique. Dans ce processus, le génotype total, qui soutient et rend possible la réalisation du phénotype ontogénique sans le déterminer, peut varier, tandis que la lignée se conserve, à l’intérieur d’un espace de changements possibles défini par le même phénotype ontogénique. Dans ces circonstances, une nouvelle lignée se formera, comme une variante de la lignée originelle, chaque fois que se conserve d’une manière systémique, dans ses reproductions successives, un nouveau phénotype ontogénique, qui surgit comme une possibilité épigénique permise par le génotype total des descendants d’un ou plusieurs membres de la lignée ancestrale. La probabilité que cela se passe à un moment déterminé de l’histoire d’une lignée dépendra de ce que, à ce moment, se retrouvent ou non les conditions systémiques qui le rendent possible. Les nouvelles lignées ainsi formées peuvent subir à leur tour un ou plusieurs épisodes de diversification. Ceci donne lieu à un système ramifié de lignées, connectées par une origine et une histoire communes. Nous appelons dérive phylogénique naturelle ce processus de génération et de ramification des lignées dans une succession reproductive de dérives ontogéniques avec changement du phénotype ontogénique conservé.

La dérive phylogénique est un processus systémique historique qui consiste en une succession d’individus, et non de populations, bien que ceux-ci fassent partie, et de fait dépendent, des populations qu’ils forment pour y vivre. Dans la dérive phylogénique, les classes distinctes d’organismes surgissent dans un milieu dont la dynamique structurale ne dépend pas d’eux, en réalisant des niches distinctes qui ne préexistent pas à l’action des organismes en lui. De ce fait, il ne se passe rien durant la diversification des lignées que l’on puisse appeler force ou pression sélective. Supposons un observateur regardant une population qui change en deux moments distincts de son histoire. S’il observe une survie différentielle de certaines des classes d’individus qui la composent, il est fondé à dire que les survivants se sont trouvés sélectionnés dans le devenir de cette histoire. Mais il ne peut pas dire que le mécanisme qui génère la survie différentielle observée est une sélection. La sélection est le résultat de cette survie différentielle et ne peut par conséquent être son origine. Ce qu’un observateur appelle sélection en observant le résultat historique de la dérive naturelle, est en fait le résultat d’un processus systémique qui n’est dirigé par aucune force ni pression. Dans la dérive phylogénique naturelle, chaque lignée suit un cours qui se constitue instant par instant dans la conservation du phénotype ontogénique et du mode de vie qui le définissent, et qui surgit avec la reproduction des êtres vivants qui réalisent ce phénotype ontogénique quelle que soit la constitution génétique totale à partir de laquelle ils le font, du moment que celle-ci et le contexte permettent l’épigenèse propre de la lignée.

2. PARTICIPATION DE LA CONDUITE

Par suite de ce qui a été dit en III.9, la conduite comme mode de rencontre dynamique de l’organisme dans le milieu est en fait le domaine de réalisation de celui-ci. Il en résulte que la conduite, et par conséquent le mode de vie, opèrent de fait comme une dynamique qui borne le cours de la dérive structurale d’un organisme dans son ontogénie. En même temps, comme la constitution d’une lignée consiste en la conservation reproductive d’un phénotype ontogénique à travers la réalisation d’un mode de vie, la constitution d’une lignée résulte de fait de ce que les variations du génotype total se trouvent bornées dans le devenir structural des membres de la lignée par les configurations de la conduite qui s’y conservent. Il en résulte que la conservation d’un mode de vie guide et borne la dérive structurale ontogénique des organismes membres d’une lignée. Il en résulte aussi que, dans la constitution d’une lignée, les variations du phénotype total dans la succession des générations suivent les variations du phénotype ontogénique. Le génotype se trouve caché et protégé par la conservation transgénérationnelle d’un mode de conduite, et comme résultat de cette occultation, le génotype suit le phénotype dans le devenir des lignées.

Pour cette raison, nous pouvons dire que le mécanisme qui guide le cours de la dérive ontogénique et de la dérive phylogénique est la conduite des êtres vivants, et non la constitution génétique ou une pression externe. La conduite, en bornant la dérive génétique au cours de la

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conservation d’une lignée, guide ce cours sans déterminer quels changements génétiques s’y produisent.

3. GLISSEMENT DU PHÉNOTYPE ONTOGÉNIQUE

En rapprochant ce qui a été dit en II.8 et IV.2, étant donné que dans l’épigenèse d’un être vivant, la conduite détermine où et quand se produit la reproduction et apparaît un descendant, nous voyons que trois sortes de phénomènes peuvent se produire :

a) le phénotype ontogénique du progéniteur se conserve tandis que se répète l’histoire épigénique, et dans les générations suivantes on assiste au même processus faisant qu’il y a conservation de la lignée ;

b) un nouveau phénotype ontogénique apparaît, et l’être vivant qui le réalise en se reproduisant installe ses descendants dans un lieu où ils peuvent réaliser ce nouveau type ontogénique, donnant alors naissance aux conditions qui rendent (a) désormais possible, et, par conséquent, à une nouvelle lignée ;

c) un nouveau phénotype ontogénique apparaît tel que, lors de la repruduction de l’être vivant qui le réalise, surgisse encore un nouveau phénotype ontogénique, et ainsi successivement jusqu'à ce qu’apparaissent les conditions de (b) ; quand ceci se passe, il se produit un « glissement par sauts » qui dure jusqu’au surgissement ou à l’établissement de la nouvelle lignée.

Le processus de glissement du phénotype ontogénique porte avec lui un glissement (transformation) du champ des épigenèses possibles, d’un point de vue tant phénotypique que génotypique, puisqu’il entraîne aussi le glissement (la transformation) du génotype total en bornant la dérive génique15 et en établissant de nouvelles conditions d’épigenèse. Le surgissement d’une nouvelle lignée dans ce processus n’indique cependant pas que se stabilise un nouveau génotype total. Il indique seulement que dans la relation être vivant-milieu se conserve la dynamique épigénique systémique qui réalise le phénotype ontogénique définissant la nouvelle lignée. En d’autres termes, l’établissement d’une nouvelle lignée implique que se soit générée une dynamique systémique, organisme-milieu, qui se conservera tant que les variations qui se produisent dans le génotype total n’interfèrent pas avec la conservation du phénotype ontogénique qui définit cette lignée. Que le surgissement d’une nouvelle lignée ne soit pas un processus génétique, bien que la génétique le rende possible, est ce qui fait de la diversification des lignées un processus qui peut avoir lieu en peu de générations, s’agissant aussi bien de conservation que de changement. C’est aussi ce qui rend possible la codérive d’êtres et de systèmes qui ont des dynamiques de changement structural opérationnellement indépendantes.

15 Dérive génétique = dérive génique.

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Figure 5

De plus, comme nous l’avons dit, la conduite agit en fait en tant que dynamique de conservation du phénotype ontogénique et du mode de vie; elle guide le cours de la dérive phylogénique. Ainsi, un changement de conduite qui commence à se conserver de génération en génération, dans une lignée d’être vivants, constitue de fait un changement dans le phénotype ontogénique conservé lors de leur reproduction et la fondation d’une nouvelle lignée. Si cette nouvelle lignée se conserve, la transformation de la conduite opérera comme une borne et une référence dans le glissement du génotype total des organismes membres de cette nouvelle lignée. Un tel changement ne s'opérera

pas comme résultat d'une dynamique sélective, mais comme résultat d'une dérive génétique phylogénique bornée par la dérive phylogénique naturelle de la lignée (voir figure 7).

Les conséquences de ce qui a été exposé jusqu’ici seront développées dans le chapitre « Conséquences Finales ».

Nous avons vu que le phénotype ontogénique peut glisser (se transformer) par sauts sans que s’engendre une lignée, ou en ne donnant naissance qu’à des lignées successives très courtes, comme partie du processus ininterrompu de dérive phylogénique. Quand cela se produit, ce qui se conserve à chaque pas reproductif est la lignée « être vivant » ; ce qui change est l’organisme, ou forme particulière d’être vivant qui se reproduit. Nous pouvons voir que la lignée « être vivant » opère comme porteur d’autres lignées avec lesquelles, ce porteur est en intersection jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Quant à la dynamique de la dérive phylogénique, n’importe quel phénotype ontogénique qui se conserve dans des reproductions successives peut opérer comme porteur d’un ou plusieurs autres phénotypes ontogéniques s’entrecoupant avec lui, et leurs processus reproductifs sont associés. Ces autres phénotypes ontogéniques et leurs champs respectifs d’épigenèses possibles suivent, dans le cours de leurs dérives phylogéniques, le cours de la dérive de la lignée porteuse.

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Figure 6

Figure 7

La mise en œuvre de ce processus, dans les conditions déjà décrites, génère des lignées, des variations infra-lignées et des changements de lignées, comme un phénomène spontané de dérive phylogénique naturelle, dans lequel les différentes lignées et ramifications de lignées de différentes classes d’êtres vivants surgissent comme un processus individuel, de manière successive, dans la conservation reproductive de la vie. Cela se passe soit comme réalisations de possibilités différentes d’un même champ d’ontogénies possibles, soit comme changements partiels dans un champ épigénique prédécesseur. Et résulte de la reproduction de chaque être vivant dans un milieu émergent, changeant avec la conduite de cet être, selon un processus suivant le cours du changement structural au sein duquel l’être vivant conserve son organisation et son adaptation. La conservation des lignées opère de façon spécifique dans la conservation, par la conduite, des phénotypes ontogéniques et des modes de vie de l’être vivant. Les changements conformes aux génotypes totaux des organismes qui se succèdent dans une lignée sont dus à ce mode d’opération. En outre, ces changements sont encadrés et subordonnés à la conservation du phénotype ontogénique qui définit cette lignée, et ils constituent en même temps les conditions épigéniques initiales rendant possible le surgissement de nouvelles lignées.

4. PARTICIPATION DU MILIEU

Le milieu, en tant que contenant vu par l’observateur, apparaît dans l’explication comme un système déterminé structurellement, avec une dynamique de changement structural indépendante du ou des organismes qu’il contient. Par contre, le milieu vu en tant que « codérive » montre que certains des organismes en codérive font partie du milieu des autres, et se conduisent ainsi comme un fond d’interactions variables dans lequel se glissent les organismes dans leurs dérives structurales ontogéniques et phylogéniques respectives Dans ce type d'explication, l’observateur traite le milieu en tant que source d’éventualités pour un glissement du phénotype ontogénique et en tant qu’occasion pour la réalisation de variations dans l’épigenèse.

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V.RÉPONSESSans répéter ici les questions présentées au commencement de cet essai, mais en invitant le

lecteur à les considérer avec un œil nouveau, voyons maintenant quelles sont nos réponses.

1. ORIGINE DE LA DIVERSITÉ BIOLOGIQUE

L’actuelle diversité des êtres vivants sur la Terre est le résultat d une histoire de formation et de transformation de lignées en codérive phylogénique continue. Le mécanisme qui donne naissance à ce processus est la reproduction des êtres vivants avec conservation de leur autopoïèse, en intersection avec la conservation ou le changement de leur phénotype ontogénique ou de leur mode de vie. Une telle conservation du phénotype ontogénique est un phénomène de caractère systémique, propre à la réalisation et à la conservation de la vie de l’être vivant dans sa dynamique de relations et d’interactions avec un milieu, et non un phénomène génétique. Si le milieu dans lequel se fait la dérive phylogénique naturelle d’une lignée inclut d’autres lignées d’êtres vivants également en dérive phylogénique, ces dérives phylogéniques s’entrelacent et forment un système de lignées en codérive phylogénique, dans lequel les lignées distinctes changent en dérivant congrûment. Si tel n’est pas le cas, l’une d’elles se sépare, ou bien s’éteint. Cette codérive a lieu spontanément, et surgit avec la reproduction comme une complexification dans leurs codérives ontogéniques, sans que pour cela ne change la nature du phénomène de dérive. Les êtres vivants sont des systèmes autopoïétiques, de premier ou de second ordre, présentant les caractéristiques suivantes :

• ils existent en codérive structurale ontogénique,

• ils se reproduisent dans des conditions de conservation de leur organisation et de leur adaptation, sinon ils meurent.

Si on admet cela, on peut dire que la production de lignées et de systèmes de lignées en codérive, aussi bien que la conservation et la variation des phénotypes ontogéniques ou modes de vie qui les définissent, sont des événements spontanés et inévitables. Ceci répond à la question initiale (1).

2. ADAPTATION

La conservation de l’adaptation, ou relation de concordance opérationnelle dynamique entre être vivant et milieu, est une condition d’existence de l’être vivant. Il en va de même pour la conservation de l’organisation. Ces deux conditions d’existence, constitutives du vivant, permettent de répondre à la question (2) présentée au commencement, dans les termes suivants : la congruence, harmonie opérationnelle entre les êtres vivants et leurs circonstances, est une condition constitutive

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de leur existence. Elle n’a pas besoin d’autre explication : ou bien l’être vivant conserve son adaptation et il vit, ou bien il ne la conserve pas et il meurt. C’est pourquoi un être vivant ne peut exister, et par conséquent être distingué comme être vivant, qu’à condition que soit conservée la relation d’adaptation dans sa niche, relation d’adaptation qui est intrinsèquement un invariant. En conséquence, il ne peut y avoir d’êtres vivants plus ou moins adaptés en tant que tels, du fait de leur constitution, Il s’ensuit qu’en distinguant un être vivant, un observateur distingue toujours un être en congruence et en harmonie avec sa circonstance, bien que, au regard de l’observateur qui l’imagine dans d’autres circonstances, ou qui imagine un devenir possible pour lui, cela ne paraisse pas toujours ainsi. Il s’ensuit aussi que la perte de l’adaptation entraîne nécessairement avec elle la mort de l’être vivant, et que, tant qu’un être vivant reste vivant, il conserve la relation d’adaptation au milieu dans sa niche, même s’il semble à l’observateur sur le point de mourir. Dans la mesure où la conservation de l’adaptation est une condition constitutive de l’existence des êtres vivants, et par conséquent est un invariant, elle ne résulte ni ne surgit de l’action d’un mécanisme comme celui que l’on connote avec la notion de sélection naturelle.

3. DIVERSITÉ ET RESSEMBLANCE

Ce que nous avons dit sur les conditions de la constitution des êtres vivants comme systèmes autopoïétiques, et de la reproduction comme processus engendrant le phénomène de l’hérédité dans la conservation d’un génotype total, ouvrant ou niant la possibilité de conservation d’une lignée, montre que les ressemblances et les différences que nous voyons entre les êtres vivants résultent des dynamiques systémiques de constitution et de conservation des lignées, et non de la présence de quelques types particuliers de molécules, comme les acides nucléiques ou les protéines. Les différents types de molécules et leurs différentes formes de production dans la cellule, aussi bien que leurs différents modes de transmission dans le processus de reproduction, déterminent différentes classes de génétiques, en tant qu’elles représentent différentes manières d’engendrer des généalogies, mais n’engendrent pas et ne déterminent pas non plus le phénomène de l’hérédité (voir VI.4). C’est pourquoi aucune classe ni aucun type particulier de molécules ne détermine ni ne peut déterminer la constitution ou la conservation des lignées, non plus que les phénotypes ontogéniques et les modes de vie définissant les différentes classes d’êtres vivants qui les rendent possibles.

Tout ce qui précède permet d’élargir la réponse aux questions (1) et (2) comme suit :La dynamique de constitution des lignées est de caractère spontané. Elle entraîne aussi bien la conservation que la variation de phénotypes ontogéniques et de modes de vie, selon le cas, suivant le cours des interactions entre l’organisme et le milieu dans la succession des dérives ontogéniques propres au devenir reproductif des êtres vivants. Bien qu’être vivant et milieu soient des systèmes historiquement entrelacés en changement structural congruent continu, ce qui est de fait un processus structural de codérive, leurs dynamiques respectives, comme systèmes déterminés structurellement, sont opérationnellement indépendantes. C’est pourquoi les différents types d’organismes donneront naissance à différentes classes de dérives phylogéniques, avec ou sans formation de lignées, selon les constantes temporelles de leurs différentes dynamiques structurales dans chaque codérive. Lorsque dans la dérive phylogénique naturelle il y a glissement du phénotype ontogénique, les nouveaux phénotypes ontogéniques qui vont apparaître surgissent comme des changements ou des variations dans le cours épigénique qui se réalise dans le champ original des épigenèses possibles, que rend possible le génotype total avec lequel commence chaque être vivant. C’est pourquoi tout nouveau phénotype ontogénique émerge nécessairement en incluant une part plus ou moins grande du phénotype ontogénique de la génération antérieure. C’est aussi pour cela que souvent le nouveau phénotype ontogénique sera seulement une modification du cours temporel du phénotype ontogénique antérieur, ou une expansion, ou une suppression, de tel ou tel de ses aspects (voir VI.11). Dans tous les cas, cependant, la nouvelle lignée surgira comme un glissement plus ou moins rapide, en termes générationnels, du phénotype ontogénique.

4. EFFECTIVITÉ BIOLOGIQUE DE LA SYSTÉMATIQUE

Du fait du mécanisme de formation de lignées exposé, la dérive phylogénique donnera nécessairement naissance à des systèmes de lignées surgissant comme des modifications

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successives, dans un processus séquentiel linéaire ou ramifié, d’un phénotype ontogénique primaire, quel que soit le point historique initial dans le devenir des êtres vivants. La dérive phylogénique se déroule comme un processus historique, dans lequel chaque glissement du phénotype ontogénique peut conduire à la production d’un autre, arrivant à se conserver et à constituer une nouvelle lignée qui dure jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, ou jusqu’à ce qu’un nouveau glissement du phénotype ontogénique donne naissance à une autre lignée qui la remplace, ou à une ramification. Dans ce processus se forme spontanément un système de lignées, dans lequel les phénotypes ontogéniques originaux apparaissent, à un degré plus ou moins grand, partiellement indus dans l’épigenèse de ceux qui les suivent historiquement. La conservation des configurations épigéniques des phénotypes ontogéniques ancestraux dans la réalisation des phénotypes ontogéniques actuels configure des systèmes différents de lignées qui se trouvent inévitablement inclus les uns dans les autres, comme les systèmes de ramifications d’un arbre. Vue de face, une coupe transversale dans un système de ramifications de ce genre permet de regrouper les coupes des branches par classes de ressemblances qui dépendent de l’histoire de chacune d’elles comme modification d’une configuration antérieure, prise comme tête de ramification. Nous pouvons alors répondre à la question (3) présentée au commencement de la façon suivante : si les êtres vivants sont le résultat présent d’une histoire ininterrompue de formation de lignées dans une dérive phylogénique naturelle, le taxonomiste qui, en les classifiant, distingue différentes catégories définies chacune par un certain degré de ressemblance, ne pourra les regrouper que par des ressemblances qui, ou bien ont leur origine dans le processus historique de conservation des configurations épigéniques, ou bien sont de caractère circonstanciel. Le taxonomiste expert qui, pour faire sa classification, considère une constellation de traits, ne manquera cependant pas de remarquer la différence entre ces deux classes de regroupement; il préférera la première précisément parce que, en rassemblant des cohérences épigéniques, il inclura nécessairement des corrélations phénotypiques et des modes de vie qui n’ont pas été observés sous le second point de vue.

5. SIGNIFICATION BIOLOGIQUE DES CATÉGORIES TAXONOMIQUESDans la mesure où un taxonomiste fait des catégories selon sa distinction des phénotypes

ontogéniques communs aux différentes formes d’organismes qu’il distingue, il bâtira en fait des catégories taxonomiques qui deviennent biologiquement significatives en révélant le présent d’un devenir historique dans les êtres vivants classifiés. Si de plus, en classifiant les êtres vivants, le taxonomiste ordonne les différentes classes de phénotypes ontogéniques qu’il distingue, selon la manière dont ils se contiennent les uns les autres, il proposera une systématique dans laquelle les catégories taxonomiques qu’on peut appeler supérieures correspondront nécessairement à la conservation des configurations épigéniques les plus anciennes. C’est, par conséquent, en raison de la nature de l’acte de classification que le taxonomiste dégage des notions comme celles de type, classe, famille, genre et espèce, correspondant de fait à des catégories taxonomiques qui représentent la distinction de phénotypes ontogéniques définissant des lignées, et qui sont pour cela des catégories biologiques légitimes. Dans ces circonstances, il en résulte aussi que les catégories taxonomiques majeures correspondent à la distinction de phénotypes ontogéniques ou modes de vie qui se réalisent comme inclus dans la réalisation de phénotypes ontogéniques ou modes de vie qui définissent des catégories mineures. Ainsi un être vivant distingué comme étant d’une espèce particulière, au moment où il réalise son phénotype ontogénique et son mode de vie comme être vivant membre de cette espèce, réalise simultanément les épigenèses des phénotypes ontogéniques et des modes de vie propres à un genre, à une famille, à une classe, à un type et à un règne, simplement comme résultat d’être le présent de la dérive phylogénique qui lui a donné naissance. Il s’ensuit qu’aucune catégorie dégagée par le taxonomiste n’est arbitraire si elle se fonde sur la distinction des phénotypes ontogéniques et des modes de vie qui définissent les différentes lignées. Une taxonomie correcte est précisément celle qui fait cette distinction. Le taxonomiste est aussi celui qui a appris à porter ce regard opérationnel lui permettant de faire de telles distinctions. Ceci signifie enfin que le mécanisme de genèse des catégories taxonomiques supérieures n’est pas

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fondamentalement distinct du mécanisme de genèse des catégories taxonomiques inférieures. Ce point répond à la question (4) (voir figure 8)

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Figure 8

VI. CONSÉQUENCES ET RÉFLEXIONS FINALESNous formulerons ici quelques réflexions où nous examinerons quelques conséquences de ce qui

a été dit dans le domaine de la biologie évolutionniste, et nous esquisserons des réponses pour quelques-unes des questions ouvertes dans ce champ.

1. SEXUALITÉ

Notre discussion antérieure a fait abstraction de la sexualité parce que nous pensons qu’une telle référence n’introduit aucune modification substantielle au phénomène de dérive phylogénique. Sans doute la sexualité modifie-t-elle le phénomène de la reproduction en établissant des réseaux fermés de flux génétique. Avec la sexualité, la reproduction requiert une fusion cellulaire ou un échange moléculaire, mais l’hérédité reste associée à la reproduction d’une épigenèse qui conserve un mode de relation organisme-milieu, sous la forme de la conservation d’un phénotype ontogénique dans un processus systémique déterminé par une telle conservation, et non par la génétique qui rend possible ce phénotype ontogénique. Avec les processus de recombinaison et de récession génétique qu’entraîne la sexualité, les champs de variabilité épigénique s’amplifient en même temps qu’ils sont bornés à l’intérieur de réseaux de combinatoires qui constituent des lignées de phénotypes ontogéniques et de modes de vie d’une grande diversité. Avec l’amplification de la variabilité épigénique s’accroît la possibilité de glissement des phénotypes ontogéniques et des modes de vie à chaque reproduction, et avec les restrictions aux recombinaisons géniques des mécanismes d’isolement reproductif, s’ajoute la variabilité génique autour de la conservation de différents phénotypes ontogéniques et de modes de vie.

2. SÉLECTION NATURELLE

La notion de sélection naturelle est utilisée dans le discours biologique comme si elle constituait le mécanisme générateur du changement évolutif. De tout ce que nous avons dit, il se dégage que nous pensons qu’il s’agit là d’une erreur conceptuelle ou d’une évocation trompeuse. La notion de sélection s’applique à l’action de séparation différentielle d’un point de vue qui exprime une préférence et une intention. Mais, en même temps, elle s’applique au résultat de n’importe quel processus de séparation différentielle sans que ceci ne requière d’intentionnalité, lorsque l’observateur compare deux moments successifs dans l’histoire d’un ensemble d’éléments divers en observant le changement de leurs fréquences relatives. Dans ce dernier cas, le mécanisme qui conduit à la séparation différentielle que voit l’observateur reste caché si l’on parle de sélection, à moins d’être directement signalé. Selon nous, le mécanisme qui donne naissance à une survie

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différentielle dans le devenir des populations d’êtres vivants n’est pas un processus sélectif, mais une dérive phylogénique. La sélection, à laquelle l’observateur fait allusion en parlant de sélection naturelle, est le résultat de la survie différentielle à laquelle donne naissance la diversification de lignées dans la dérive phylogénique, et non son moteur, sa cause ou son mécanisme génératif. La diversification des lignées ne se déroule pas en termes compétitifs dans une survie des plus aptes, mais dans le fil d’une réalisation individuelle de la vie de celui qui est apte, ou organisme qui conserve organisation et adaptation. Nous pensons aussi que, lorsque Darwin dit que le processus de changement historique des êtres vivants arrive « comme s’il y avait sélection » (Darwin, 1872), il utilise l’expression active de l’acte sélectif pour se référer au résultat d’un mécanisme ou processus qu’il ne peut pas signaler, et qui est selon nous la dérive naturelle. Répétons que ce qu’on connote en parlant de sélection naturelle est le résultat d’une survie différentielle que voit un observateur en comparant différentes classes de phénotypes ou de génotypes, en des moments historiques distincts, dans des ensembles d’organismes en dérive et codérive structurale ontogénique et phylogénique. S’il y a sexualité, une telle dérive et codérive ontogénique et phylogénique a lieu pour chaque système de lignée sexuée, à l’intérieur des limites du flux et des recombinaisons géniques qui établissent les mécanismes d’isolement reproductif sous le même mécanisme fondamental de la dérive et codérive d’individus et lignées non sexuées, c’est-à-dire dans la conservation de phénotypes ontogéniques que nous avons décrite dans la constitution de lignées

3. ESPÈCE ET SPÉCIATION

La vaste controverse sur la notion d’espèce surgit en quelque sorte d’effets du regard du taxonomiste et du doute sur la légitimité biologique de ces effets. Avec la notion d’espèce biologique de Mayr, les doutes paraissent se dissiper puisqu’elle cible clairement aussi bien une unité biologique historique, qu'un mécanisme capable d’enfermer et d’isoler un ensemble signalable d’organismes dans un destin historique commun de changement et de conservation de configurations de relations géniques La difficulté conceptuelle, cependant, ne disparaît pas totalement, puisque la notion d’espèce biologique s’associe à la notion de sélection naturelle comme mécanisme génératif du processus d’évolution, chose que, selon ce que nous avons dit, on ne peut accepter. La notion d’espèce biologique exige en outre d’accepter l’adaptation comme une variable, ainsi que d’admettre les notions d’avantages et de désavantages adaptatifs devant la sélection naturelle. Elle exige d’accepter aussi que ce qui explique la diversité est la variation de la constitution génétique, et que l’histoire de diversification des êtres vivants, ou évolution, est le processus de changement génétique des populations. Enfin, la notion d’espèce biologique surgit dans une pensée qui conduit à accepter que tous les caractères ou traits d’un organisme que peut signaler un observateur doivent surgir comme résultat d’un processus sélectif qui les a établis selon leurs avantages adaptatifs dans un champ de capacités pour la survie. Ce point de vue rencontre plusieurs difficultés sous la forme de phénomènes qu’il ne peut expliquer.

Elles sont principalement au nombre de trois :a) la conservation de lignées de formes organiques en dehors du milieu génétique fermé défini par la sexualité

partagée par l’espèce biologique, comme cela se passe avec les formes organiques qui se conservent dans des lignées non sexuées, de manière permanente ou transitoire,

b) la présence de caractères que l’observateur distingue et auxquels il ne peut attribuer une origine adaptative,

c) la validité biologique de la distinction que font les taxonomistes, quelle que soit la catégorie taxonomique qu’ils distinguent.

Notre proposition suit un cours différent de celle de Mayr (Mayr, 1963).Nous pensons que ce que distingue le taxonomiste en identifiant une espèce est une classe de

phénotype ontogénique définissant une lignée d’êtres vivants qu’il considère comme nodale pour la ramification des lignées dans la dérive phylogénique, parce que les nouvelles lignées surgissent dans la dérive comme des variations d’un phénotype ontogénique de cette catégorie.

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C’est pourquoi nous considérons que la définition possible d’une espèce est :• une catégorie taxonomique correspondant à la distinction d’un phénotype ontogénique, pouvant ou non

inclure la sexualité,

• qu’un taxonomiste estime nodale dans la dynamique de diversification des lignées dans la dérive phylogénique naturelle, parce que les nouveaux phénotypes ontogéniques surgissent dans la conservation d’une variation d’un phénotype ontogénique de cette même catégorie.

Nous pensons que la notion d’espèce biologique, au sens de Mayr, connote un être défini en termes populationnistes selon un système de flux génétique borné par l’isolement reproductif, ce qui est un cas spécial de conservation d’un phénotype ontogénique dans lequel la sexualité est une partie constitutive, bien que sa conservation ne soit pas déterminée génétiquement, mais ait lieu comme un phénomène systémique dans la dynamique de relation de l’être vivant avec le milieu, dans les termes déjà indiqués.

Nous pensons que les lignées, sexuées ou non sexuées, se constituent et se conservent de la même manière dans la dérive phylogénique. Leur différence tient à ce que, dans les lignées non sexuées, la variabilité génétique surgit seulement à partir de recombinaisons internes et/ou de mutations, alors que, dans les lignées sexuées, s’ajoute en plus la recombinaison génique sexuelle.

En résumé, nous pensons que :1. le taxonomiste reconnaît les membres d’une espèce par des traits qu’il considère comme faisant partie du

phénotype ontogénique qui définit la lignée ;

2. le phénotype ontogénique définissant une espèce n’est pas déterminé génétiquement, mais est déterminé dans la dynamique systémique en laquelle il se réalise comme une forme particulière de relation organisme – milieu qui se conserve de manière reproductive en constituant une lignée ;

3. la sexualité et l’isolement reproductif modulent seulement le devenir des espèces sexuées ;

4. la dérive phylogénique est un processus de spéciation continue, en tant qu’il est un processus de génération continue et de conservation de nouveaux phénotypes ontogéniques à partir d’autres ;

5. bien que la spéciation ne soit pas un phénomène de population,c’est un processus dans lequel la conservation d’un phénotype ontogénique borne la variabilité génétique et stabilise le génotype total des organismes de l’espèce, de sorte que s’établissent des populations plus ou moins uniformes génétiquement, qui seront grandes ou petites selon la possibilité de réalisation de la niche que définit le phénotype ontogénique conservé ;

6. la dérive phylogénique et la spéciation qu’elle porte avec elle, en tant qu’elle survient dans un milieu d’êtres vivants en interactions récurrentes, est, de fait, un processus spontané de codérive et de cospéciation qui se fait par lui-même, et que c’est l’observateur qui le voit comme congruence et adaptation écologique ;

7. la spéciation surviendra nécessairement dans des populations petites dans lesquelles il y a inbreeding s’il s’agit d’organismes sexués, ou, s’il s’agit d’organismes asexués, à partir d’un organisme fondateur ;

8. dans le processus de spéciation, le glissement du phénotype ontogénique sera perçu comme discontinu ou graduel selon l’échelle temporelle employée par l’observateur, mais au sens opérationnel, ce glissement sera toujours formé de sauts petits ou grands selon le nombre de générations impliqué ;

9. lorsque l’observateur compare des populations en fonction de leur changement historique, sans considérer le fait que la spéciation émerge dans une dérive phylogénique, le changement de fréquence des différents phénotypes phylogéniques qui la composent va apparaître, dans le devenir de sa survie différentielle, comme un changement de fréquences géniques résultant d’un processus de sélection positive de certains gènes et de sélection négative d’autres ;

10. l’espèce biologique, comme unité fermée de flux génique sexuel, est un cas spécial quant à ses conséquences dans la dérive phylogénique, comme conséquence de ce que la sexualité fait partie du phénotype ontogénique qui se conserve, mais non par le mode ou la forme selon lesquels se constituent les lignées qui la contiennent, puisque celles-ci surgissent et se conservent de la même manière que les lignées de formes non sexuées dans la dynamique relationnelle systémique organisme-milieu.

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4. HÉRÉDITÉ

Le phénomène de l’hérédité, en surgissant dans la reproduction, joue un rôle fondamental dans le devenir des êtres vivants comme facteur dans la constitution et la conservation des lignées. Dans ces pages, nous avons montré que le phénomène de l’hérédité, par son mode de constitution, ne dépend d’aucune structure moléculaire particulière, mais survient dans une dynamique interactionnelle systémique. Celle-ci implique la conservation d’une relation de correspondance opérationnelle (adaptation) entre être vivant et milieu, dans laquelle est maintenue l’organisation particulière de l’être vivant qui se reproduit. L’hérédité comme phénomène systémique opère comme un facteur qui guide le devenir transgénérationnel de chaque classe d’être vivant, en bornant la conservation des processus moléculaires qui rendent possible le caractère historique (changement avec conservation) du changement structural des êtres vivants qui surgissent dans la reproduction de l’autopoïèse. Enfin, c’est parce que le phénomène de l’hérédité est un phénomène systémique, et non moléculaire, que la conduite joue un rôle central dans le devenir de la dérive phylogénique des êtres vivants, en définissant le cadre de ce qui se conserve dans la réalisation du vivre de chaque classe d’être vivant.

5. L’ÉVOLUTION ET L’ORIGINE DES ÊTRES VIVANTS

Le processus de dérive s’établit chaque fois que se constitue une unité. C’est pourquoi, chaque fois que s’est produite une unité dans le cadre du devenir des êtres vivants, s’est nécessairement initié un processus de dérive ontogénique, qui s’est rendu phylogénique au moment où s’est produite une fusion ou une division reproductive de cette unité. Avec le surgissement spontané sur la Terre d’unités autopoïétiques, les êtres vivants surgirent en dérive ontogénique dans une dynamique de variation, de vie et de mort, unigénérationnelle. Mais, en même temps qu’ont surgi la fracture et la Fusion reproductives dans cette dynamique unigénérationnelle de variations ontogéniques, a surgi la dérive phylogénique de phénotypes ontogéniques dans la dynamique de formation et de ramification de lignées qui produit le devenir historique des êtres vivants. Ces propositions, avec tout ce qu’elles impliquent dans le cadre opérationnel selon ce que nous avons dit dans ce texte, révèlent les conditions dynamiques qui expliquent le devenir historique engendrant le présent des êtres vivants terrestres. En d’autres termes, ces propositions révèlent le fondement opérationnel de la notion d’évolution: le mécanisme explicatif du devenir et du présent des êtres vivants comme phénomène de dérive phylogénique naturelle.

Étant donné ce que nous avons dit plus haut, nous proposons que les lignées cellulaires aussi bien que les lignées d’ensembles de cellules que sont les organismes (qu’ils soient symbiotes homogénétiques16, comme tous ceux dont les tissus proviennent d’une même cellule fondatrice, ou symbiotes hétérogénétiques17, comme ceux provenant d’ensembles cellulaires hétérogènes s’agrégeant en une unité) se sont formés avec le même mécanisme fondamental, la dérive phylogénique naturelle.

Nous pensons aussi ce que nous avons dit plus haut valable pour toutes les unités composées, dans le domaine de leur constitution, et que c’est pour cette raison qu’il y a différents types et classes de lignées selon le domaine d’existence opérationnel des phénotypes ontogéniques qui les définissent, et selon le mode de génération dans la reproduction des composants des unités composées qui réalisent ces phénotypes ontogéniques.

Puisque, selon nos propositions, dans la relation de l’être vivant avec le milieu, la dérive phylogénique naturelle se constitue en processus s’écoulant dans une codérive impliquant, pour chaque être vivant, à chaque instant, tout son cadre d’existence, ceci entraîne enfin que la dérive phylogénique naturelle se déroule en un processus dynamique spontané de configuration d’une biosphère émergeant comme un réseau multidimensionnel de phénotypes ontogéniques ou de

16 Voir VI.8.17 Voir VI.8.

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modes de vie dans un gigantesque système de codérives phylogéniques complémentaires, résultant de l’entrelacement de multiples systèmes de cohérences écologiques.

6. LE PHÉNOTYPE ONTOGÉNIQUE ENTRAÎNE LE GÉNOTYPE TOTAL

L’établissement d’une lignée dans la conservation d’un phénotype ontogénique libère la variabilité génétique des êtres vivants membres de la lignée, et la borne à l’intérieur du champ épigénique de réalisation de ce phénotype En d’autres termes, la conservation d’un phénotype ontogénique permet qu’à chaque saut reproductif le génotype total change, dans la mesure où ces changements permettent les conditions initiales qui rendent possible 1'épigenèse propre à ce phénotype ontogénique. Ceci a pour résultat général que plus une lignée dure longtemps, plus le génotype total glisse vers une condition facilitant précisément la dynamique de relation être vivant – milieu dans laquelle a lieu 1'épigenèse qui réalise le phénotype ontogénique définissant la lignée Ce qui est en jeu ici est une dynamique systémique qui peut s indiquer ainsi si dans un système dynamique se stabilise un certain ensemble de relations, tout le système changera autour de la conservation de ces relations, ou se desintègrera Dans le cadre des êtres vivants, il en résulte ce qui a déjà été dit : tandis que 1'être vivant vit dans le domaine relationnel ou il réalise en tant que tel son phénotype ontogénique, le génotype total et, par conséquent, le génome aussi, changent en étant entraînés par la dérive de ce phénotype ontogénique, dans un processus de dérive génétique borné par la réalisation du phénotype ontogénique qui se conserve ou change, et non 1'inverse. De plus, en même temps que se produit le glissement ou dérive phylogénique du génotype total et du génome, borné par la conservation ou le changement du phénotype ontogénique, les variations géniques qui n’ont pas d’incidence directe sur la réalisation de l’épigenèse de ce phénotype ontogénique se trouvent protégées (sont conservées) dans le système génétique. Cette variabilité génétique protégée permet la variabilité épigénique qui rend possible, dans la dérive phylogénique, le glissement du phénotype ontogénique. Il en va ainsi, bien entendu, parce que la détermination génétique au sens strict n’existe pas, puisque l’être vivant se réalise dans une dynamique épigénique.

Soulignons enfin que :• le changement génétique neutre a lieu grâce à la protection et au masquage génique ;

• la dérive phylogénique comme phénomène systémique suivra facilement un cours unidirectionnel grâce à l’entraînement du génotype total dans la conservation d’un phénotype ontogénique, et au fait que la dérive est un processus historique (voir VI.13) ;

• le changement génétique peut suivre des cours indépendants dans les dérives phylogéniques des différents phénotypes ontogéniques qui s’entrecroisent dans la réalisation d’une classe quelconque d’êtres vivants.

7. CONDUITE ET ÉVOLUTION

Que la dérive phylogénique soit un phénomène systémique, propre à la dynamique de relation être vivant – milieu, et associé à une dynamique d’épigenèse et de reproduction qui ne soit pas déterminée génétiquement, fait de la conduite l’agent fondamental pour l’établissement du cours que suit la dérive phylogénique. Ceci apparaît plus clairement si l’on reconnaît que la conduite est en fait un aspect de l’épigenèse, et que celle-ci, dans son aspect relationnel avec le cadre de réalisation de l’être vivant comme unité dans le milieu, est, en réalité, une conduite. Le génotype total détermine un cadre d’épigenèses possibles, et agit de même avec la conduite, en déterminant un champ de conduites possibles, sans le spécifier, puisque les conduites surgissent de manière systémique dans la relation être vivant – milieu. Les variations dans la réalisation des conduites à l’intérieur du champ de leurs possibles ne s’héritent pas, c’est pourquoi l’interprétation du devenir des êtres vivants en termes lamarckiens comme résultat de l’héritage de caractères acquis n’est pas soutenable. Mais les particularités de la réalisation de la conduite d’un organisme – qui, par habitude, préférence ou coutume dans son vivre, assure les conditions pour la réapparition, dans la reproduction du phénotype ontogénique, de telle habitude, préférence ou coutume de vie, et par là

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permet la conservation de la lignée – ont des conséquences dans l’entraînement ou dérive du génotype total (et donc du génome) en tant qu’il borne le cours suivi par la dérive phylogénique à laquelle participe cet organisme. Sans aucun doute, dans une grande population d’une totale mixité d’organismes sexués, la conduite se constituera comme guide de la dérive phylogénique et génique seulement si elle se constitue comme facteur d’isolement reproductif. C’est pourquoi nous pensons que le glissement du phénotype ontogénique se produira plus facilement dans de petites communautés, ou dans des aires ou des zones dans lesquelles les croisements ne se produisent pas au hasard (ils sont alors non panmictiques), que dans de grandes populations, où les habitudes et préférences de la conduite bornent la mobilité et les préférences reproductives des organismes au point de produire une dynamique systémique qui maintienne ces habitudes et ces préférences.

8. CONSTITUTION D’UNITÉS COMPOSÉES

Chaque fois que, dans un contexte formé par des éléments d’une classe quelconque, surgissent des préférences au niveau des interactions entre certains d’entre eux, il en résulte une frontière opérationnelle qui les sépare des autres dans quelque(s) dimension(s). Apparaissent alors simultanément une unité composée, ou système, et sa niche, ou domaine d’existence. De plus, l’unité composée et son domaine d’existence surgissent en codérive structurale ontogénique. Ceci se passe quels que soient la manière de composition, les composants et le domaine d’existence de la nouvelle unité. Enfin, la classe de phylogénie résultante dépendra de la classe de reproduction à laquelle participe une unité. C’est ainsi qu’ont surgi, par exemple, les organismes symbiotes homogénétiques18 qui donnent naissance à des lignées multicellulaires par reproduction uni- ou bi-cellulaire, comme la classe des organismes à laquelle nous appartenons. Dans ces cas, ce qui s’hérite dans la reproduction est une structure cellulaire initiale, le génotype total, duquel proviennent reproductivement toutes les lignées cellulaires qui composent le symbiote. Dans les systèmes symbiotes hétérogénétiques19, comme les lichens ou les termites, la reproduction implique l’union, dans la constitution de l’unité fondatrice de la nouvelle génération. de membres de plusieurs lignées différentes qui, au travers de leur participation à la composition de cette unité, entrent dans une codérive phylogénique, à l’intérieur de laquelle leurs dérives phylogéniques respectives se trouvent subordonnées à la conservation de la lignée symbiote hétérogénétique. En d’autres termes, la dérive phylogénique des systèmes symbiotes hétérogénétiques aboutit à la subordination en elle de la dérive phylogénique des lignées des différents systèmes composants, subordination qui peut conduire à la perte totale de leur indépendance reproductive. De plus, comme il n’y a pas de limitation intrinsèque quant aux types de composants qui peuvent intégrer les systèmes symbiotes hétérogénétiques, ceux-ci peuvent être cellulaires ou organiques, et en principe il n’y a pas de limite à la diversité de systèmes et de dérives phylogéniques à laquelle ils peuvent donner naissance. Enfin, tout ce qui a été dit en référence à la constitution des unités composées est valable indépendamment du fait que l’observateur puisse ou non définir les limites de la ou des unités auxquelles il fait référence, puisque cette référence est relative à la dynamique constitutive des unités composées (ou systèmes) et à leur devenir quand ont lieu les conditions qui les rendent possibles. Par contre, lorsque l’observateur distingue l’unité composée (ou système), ceci comporte alors la distinction d’une dynamique opérationnelle qui définit ses limites. Selon notre explication, l’histoire des êtres vivants se serait déroulée comme une dérive phylogénique naturelle, avec la

18 Les symbiotes homogénétiques sont ceux dont les êtres vivants constitutifs partagent une même génétique, un même mode reproductif, et appartiennent à une même lignée et au même phénotype ontogénique. C'est le cas d'un être humain et de n'importe quel autre animal pluricellulaire, formé par des millions de cellules dont chacune possède le même matériel génétique parce qu'elles sont toutes surgies de la reproduction de l'œuf ou cellule-mère qui est à l'origine de cet animal (Note de J. Mpdozis pour l'édition française).

19 Les symbiotes hétérogénétiques sont les symbiotes réguliers, constitués par deux ou plusieurs classes d'êtres vivants qui ont ont génétique différentes, un mode reproductif différent et encore plus, ils appartiennent à des lignées différentes, comme c'est le cas d'un lichen (symbiote d'une algue et d'un champignon), d'un plant de blé (symbiote d'une plante vasculaire et de bactéries qui fixent l'azote), d'une termite (symbiote d'un insecte et d'une ensemble de bactéries qui dégradent la cellulose) et d'une vache (symbiote d'un mammifère et d'une faune bactérienne qui dégrade la paroi cellulose des cellules végétales) (Note de J. Mpedozis pour l'édition française).

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formation spontanée de nombreux types distincts d’unités composées dans de nombreux domaines différents, suivant des codérives ontogéniques et phylogéniques qui se seraient entrelacées de nombreuses manières différentes.

9. ENTRECROISEMENT DE LIGNÉES

Comme nous l’avons dit, tout être vivant réalise en tant que tel dans son ontogénie de nombreuses organisations distinctes qui se conservent dans sa reproduction et qui forment des lignées de phénotypes ontogéniques ou modes de vie qui s’entrecroisent dans sa réalisation structurale avec la lignée porteuse fondamentale qu’il définit. Nous avons dit aussi que les lignées qui s’entrecroisent peuvent avoir, et de fait ont fréquemment, des dynamiques de dérive phylogénique distinctes, parce que leurs membres existent dans des domaines opérationnels différents. Ainsi, quelques-unes de ces lignées correspondent à la conservation des phénotypes ontogéniques que le taxonomiste distingue comme étant les différentes catégories supérieures. D’autres lignées sont, par exemple, constituées par la conservation transreproductive de systèmes ou de classes d’organes, ou de classes cellulaires, ou de systèmes métaboliques, ou même de systèmes supracellulaires en tant que communautés constituées dans une opération de la conduite qui fait partie du mode de vie définissant la lignée de ses membres. Ce qui rend possibles ces intersections de lignées est la conservation, dans la reproduction, du phénotype ontogénique porteur d’un génotype total capable de réaliser tous les phénotypes ontogéniques qui s’entrecroisent avec lui, tandis que les autres phénotypes ontogéniques existent comme tels dans des domaines relationnels différents. En même temps, ce qui rend possible les dérives phylogéniques indépendantes de ces différentes lignées est que leur conservation transgénérationnelle dans la reproduction n’interfère pas avec la conservation du phénotype ontogénique porteur. Il s’ensuit que plus le phénotype ontogénique ou mode de vie qui définit la lignée porteuse est primaire, plus il pourra se réaliser dans de nombreuses formes et plus grand sera alors le nombre de lignées qui pourront s’entrecouper avec lui.

10. TEMPORALITÉ DU CHANGEMENT ÉVOLUTIF

La temporalité du changement évolutif comme changement transreproductif peut être quelconque ; cela dépend du flux des rencontres entre l’être vivant et le milieu en tant que systèmes avec des dynamiques de changements structuraux opérationnellement indépendantes. Si dans la reproduction d’un être vivant se conserve un phénotype ontogénique particulier, la lignée « être vivant » se conserve comme lignée porteuse et la lignée organique comme lignée transportée. Si le phénotype ontogénique organique transporté ne se conserve pas dans la reproduction de l’être vivant porteur, un autre surgit, et il y a un glissement ou une succession de glissements du phénotype ontogénique transporté jusqu’à l’établissement d’une nouvelle lignée, sinon il n’y a plus de reproduction et la lignée « être vivant » porteuse prend fin. Ainsi, un phénotype ontogénique se conserve en constituant une lignée lorsque, dans la dynamique de changement structural du milieu, se conserve la configuration structurale dynamique qui permet aux être vivants réalisant ladite lignée la réalisation de leur niche Les dynamiques de changement structural des êtres vivants et du milieu qui les contient sont opérationnellement indépendantes, bien qu’elles entrent en relation dans le cours de leurs interactions. Rien de constitutif ne restreint la dérive phylogénique, indépendante des différents phénotypes ontogéniques qui s’entrecoupent dans un être vivant porteur quelconque, ou qui participent à une codérive, L’indépendance des dynamiques structurales du phénotype ontogénique et du milieu dans lequel il se réalise fait que le cours temporel de diversification des lignées est en principe indépendant du milieu qui les contient, même s’ils sont en corrélation dans une codérive. De plus, puisque la niche ne préexiste pas à sa réalisation et que la conservation d’un phénotype ontogénique est un phénomène systémique, dans la conservation d’un phénotype ontogénique peut avoir lieu la conservation des conditions du milieu qui permettent la réalisation de

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sa niche, et par conséquent l’invariance prolongée de sa lignée tandis que changent d’autres lignées. C’est pourquoi les rythmes de dérive phylogénique peuvent être nombreux, et indépendamment des rythmes rapides ou lents, selon le nombre de générations impliqué dans chaque cas de glissement du phénotype ontogénique. II faut ajouter que cela s’applique à la dérive de n’importe quelle lignée, et vaut par conséquent aussi bien pour les phénotypes ontogéniques porteurs que pour ceux qui sont transportés par d’autres. C’est pourquoi les différents phénotypes ontogéniques qui s’entrecroisent au cours de leur réalisation dans la réalisation d’un autre peuvent varier avec des rythmes indépendants, en donnant naissance à des dynamiques de dérives phylogéniques et ontogéniques de cours tantôt synchronique, tantôt asynchronique.

11. RELATION ONTOGÉNIE – PHYLOGÉNIE : RÉCAPITULATION

Nous avons dit que toute nouvelle lignée apparaît dans la dérive phylogénique avec la conservation, dans une succession reproductive, d’un nouveau phénotype ontogénique qui surgit comme une variation dans l’épigenèse de celui qui lui donne naissance. Ceci entraîne que, dans la dérive phylogénique, l’épigenèse des membres de chaque nouvelle lignée répète en grande partie l’épigenèse des membres de la lignée qui lui donne naissance, et que, dans une succession de lignées, l’épigenèse d’une lignée dérivée répète, ou récapitule, de manière successive, les aspects des épigenèses ancestrales conservés en elle par son mode d’origine. Comme résultat de ce processus, en comparant différentes classes d’êtres vivants, un observateur voit deux choses l’une, classiquement décrite comme phénomène de « récapitulation dans l’ontogénie des aspects de la phylogénie », est la ressemblance de moments précoces de l’épigenèse d’organismes appartenant a des lignées récentes avec des aspects des épigenèses d’organismes appartenant a des lignées plus anciennes, l’autre, liee à la première, est la conservation de phénotypes ontogéniques qui définissent des classes supérieures dans l’épigenèse et la configuration structurale des organismes de classes inférieures. Mais il y a plus : le fait que la dérive phylogénique se déroule comme un processus qui à la fois modifie et conserve des configurations épigéniques, en occultant ce qu’il conserve dans ce qu’il modifie, aboutit nécessairement à ce qu’aient lieu des cas dans lesquels il est possible de moduler l’épigenèse d’un organisme et d’obtenir les configurations épigéniques qu’il occulte sans pour cela avoir à altérer sa constitution génétique.

12. CARACTÈRES NON-ADAPTATIFS

On parle couramment de caractères non-adaptatifs au sujet des traits d’un organisme auxquels un observateur ne peut assigner une fonction ou une raison d’être biologique qui justifie sa présence dans une histoire sélective, dans un contexte où l’on pense que tout ce qu’un observateur peut distinguer comme trait ou caractéristique chez les êtres vivants existe parce qu’il a quelque fonction pour leur survie, et a été sélectionné parce qu’il leur confère des avantages compétitifs sur d’autres. Nous pensons cette vision trop restrictive, et a ce sujet nous présenterons notre argument d’une manière plus complète.

Aussi bien la dérive ontogénique que la dérive phylogénique sont des processus qui se constituent dans la conservation de l’organisation et de l’adaptation de l’être vivant au cours de sa vie, dans un processus qui conserve tout ce qui fait partie de sa réalisation comme totalité, quelle que soit sa participation dans sa réalisation à chaque moment. II en résulte qu’aussi bien dans la dérive ontogénique que phylogénique, il y a place pour la conservation de processus et de structures qui se trouvent occultés parce qu’ils n’apparaissent pas comme des aspects du phénotype ontogénique qui se conserve dans la dérive phylogénique, ou qui se réalise dans l’ontogénie De telles structures et de tels processus peuvent varier entre eux de façon indépendante, tant qu’ils n’interfèrent pas avec la conservation de l’organisation et l’adaptation de l’être vivant qui en est porteur. Si à un quelconque moment ces structures et ces processus se mettent à participer à la rencontre de l’être vivant avec le milieu, ils deviennent partie du phénotype et leur devenir devient

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partie de la réalisation du phénotype ontogénique et de sa conservation, ou non, dans la dérive phylogénique. Plus encore, si nous considérons qu’aussi bien la réalisation que la conservation d’un phénotype ontogénique sont des processus systémiques dans lesquels aucun aspect ou trait de l’être vivant ne peut être en soi considéré comme déterminant, il apparaîtra que la notion de valeur ou d avantage adaptatif, comme aspect déterminant des changements phénotypiques qui se produisent dans le devenir d’une lignée, a seulement une valeur métaphorique, souvent trompeuse.

13. TENDANCE20 DU CHANGEMENT ÉVOLUTIF

L’évolution en tant que dérive phylogénique naturelle n’a pas de finalité et ne suit aucune direction préétablie. Cependant, les processus historiques, par le fait d’émerger dans un devenir où chaque moment se produit comme une transformation d’un autre qui le précède, deviennent directionnels. Cette tendance directionnelle existe dans la mesure où chaque situation nouvelle délimite les changements possibles en fonction de la situation originale21. Dans ces circonstances, ainsi que dans la dérive naturelle, l’être vivant et le milieu changent ensemble congrûment dans la conservation d’un phénotype ontogénique. Une variation quelconque du phénotype ontogénique se produisant dans la dérive ontogénique d’un être vivant particulier qui arrive à se conserver dans la reproduction va constituer en fait une référence opérationnelle qui délimite le contexte du changement du phénotype ontogénique autant que la dérive génétique dans la dérive phylogénique de celui-ci.

Ainsi, par exemple, la conservation transgénérationnelle de l’habitude de courir en faisant des sauts avec des mouvements des extrémités antérieures résultant d’un changement de la direction du saut quand l’animal est en l’air, soit pendant la fuite, soit pendant la capture d’une proie, a pu établir la direction du changement phylétique qui a donné son origine aux oiseaux en tant que façon de bouger et, dans sa conservation, a borné le cours de la dérive structurale dans une lignée de dinosaures coureurs. De la même façon, le conservation de l’habitude, chez les animaux terrestres, de se nourrir dans la mer en nageant, qu’ils soient herbivores ou carnivores, a pu établir la direction dans la dérive phylogénique naturelle qui a donné son origine aux mammifères marins actuels. Pour comprendre l’origine des différentes formes d’organismes actuels, nous pensons qu’il faut se demander quelles sont les habitudes ontogéniques élémentaires qui ont dû se conserver de génération en génération pour que ces formes actuelles aient surgi dans la conservation reproductive des variations du mode de réalisation épigénique de telles habitudes ontogéniques.

Encore un autre exemple. La conservation de l’habitude de se nourrir et se reproduire sur d’autres organismes, qui est un phénomène systémique observé dans la relation organisme – milieu, peut avoir établi la directionnalité qui a donné origine aux différentes formes de parasitisme. Le changement de perspective de notre position consiste à réaliser que la directionnalité du cours de la dérive phylogénique naturelle résulte de la conservation d’un phénotype ontogénique (mode de vie), sous conditions de conservation de l’adaptation, et certainement pas d’un processus de sélection génétique dans un champ d’adaptation variable.

14. ASYNCHRONIE DANS LE CHANGEMENT ÉVOLUTIF MOLÉCULAIRE ET ORGANIQUE

Le fait que la conservation d’un phénotype ontogénique dans la dérive phylogénique soit un phénomène systémique propre à la conservation d’une certaine dynamique de relation entre l’être vivant et le milieu, aboutit à ce que, lorsqu’il y a intersection de phénotypes ontogéniques dans la réalisation d’un être vivant, ceux-ci ont des dérives phylogéniques qui se déroulent de manière fondamentalement indépendante bien qu’entrelacée. Quand ceci se produit, les dérives

20 .Les auteurs avaient utilisé le néologisme direccionalidad que nous avions traduit par directionnalité ; J.Mpodozis a suggéré d'employer plutôt tendance. (NdT).

21 Changements dont certains peuvent irréversibles (L. Frécon).

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phylogéniques de tels phénotypes ontogéniques se déroulent de manière indépendante parce que chacun d’eux existe dans un domaine relationnel différent. En même temps, ces mêmes dérives phylogéniques se déroulent de manière entrelacée parce que toutes se constituent et se réalisent à travers la Conservation reproductive de l’autopoïèse qui les transporte. Bien entendu, ceci est valable pour tous les phénotypes ontogéniques, qu’ils existent dans le domaine organique (organes comme le foie), dans le domaine cellulaire (comme le système immunitaire), ou dans le domaine des productions moléculaires (comme le système de synthèse des protéines ou cycle de Krebs). Mentionnons une conséquence fondamentale : les cours temporels des dérives phylogéniques qui s’entrecroisent seront fréquemment asynchroniques, et, par conséquent, les rythmes de changement des phénotypes ontogéniques correspondants seront souvent différents. D’où les asynchronies qu’on peut distinguerdans les histoires de changement organique et de changement moléculaire au cours de la dérive phylogénique.

15. DÉRIVE PHYLOGÉNIQUE NATURELLE : ÉVOLUTION CONSERVATRICE

La dérive phylogénique naturelle est un processus qui conserve des phénotypes ontogéniques entrecroisés, et/ou entrelacés dans des codérives qui se déroulent avec des dynamiques de changement qui peuvent aussi bien être interdépendantes qu’indépendantes. Le mot « évolution » connote de fait ce processus. Le phénotype ontogénique de base qui se conserve dans la dérive naturelle, et qui dans sa conservation est porteur de nombreux autres qui s’entrecoupent avec lui, est l’autopoièse. C’est pour cela qu’en définitive la dérive phylogénique naturelle, c’est-à-dire l’histoire évolutionniste des êtres vivants, est l’histoire de la conservation de l’autopoïèse dans la reproduction séquentielle d’unités opérationnellement indépendantes bien qu’existant en codérive. Enfin, c’est pour la même raison que l’évolution est l’histoire de production de lignées ramifiées et entrecroisées d’êtres vivants dans lesquels se conservent comme phénotypes ontogéniques distincts des variations du mode de réalisation et de coréalisation de l’autopoïèse. Plus encore, en tant que dérive et codérive phylogénique naturelle, l’évolution est l’histoire de la conservation reproductive de phénotypes ontogéniques en codérive phylogénique, qui constituent, dans de nombreux cas, des agrégats d’êtres vivants. Ceux-ci peuvent avoir de nombreuses formes différentes, comme des symbiotes qui forment des unités reproductives autonomes avec des dérives phylogéniques dans lesquelles la reproduction des êtres vivants qui les composent est subordonnée à leur reproduction comme totalité, ou au contraire comme des systèmes non symbiotes mais constituant des configurations écologiques d’êtres vivants avec des phénotypes ontogéniques interdépendants et cohérents comme résultat de leur codérive.

L’évolution des êtres vivants est, par conséquent, un processus de dérive phylogénique naturelle qui conserve un phénotype ontogénique quelconque en codérive avec d’autres si les circonstances relationnelles rendent possible cette conservation. Il opère comme tel dans une dynamique de détermination systémique non génétique, modulée par les régularités des productions moléculaires que révèle la génétique. Ceci se produit sans qu’il n’y ait d’autre limitation pour son extension que la persistance des conditions qui rendent possible la réalisation de l’autopoïèse, et de sorte que les mêmes êtres vivants participent à la création de ces conditions.

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VII. REMARQUES FINALESL’histoire des êtres vivants est un phénomène systémique dans lequel, au moins avec le

surgissement des êtres vivants la réflexion sur la vie devient partie du vivre et de sa dérive.En croyant au déterminisme génétique et à la lenteur du processus de changement adaptatif

sélectif, nous sommes devenus aveugles à la nature du dynamisme constitutif de cette histoire et nous n’avons pas vu ses véritables dimensions qui vont depuis le changement jusqu’à la conservation. Nous n’avons pu voir ainsi que la stabilité historique des êtres vivants est dynamique en tant que phénomène systémique, et que le changement dans la dérive de la vie surgit d’un processus conservateur. Nous n’avons pas vu non plus qu’il n’y a aucune restriction constitutive à la temporalité du processus qui donne naissance aux nouvelles lignées. Croire au déterminisme génétique nous a aveuglés devant la fluidité structurale des êtres vivants et des lignées, et nous a conduits à des regards taxonomiques rigidifiants face à ce qui se conserve en changement continu, de sorte que nous ne voyons pas ce changement dans le jeu entre le changement et la conservation. La conservation génétique est sans aucun doute une partie de la conservation des phénotypes ontogéniques et des modes de vie, mais dans la mesure où elle ne les détermine pas, elle est ouverte à un changement que nous ne voyons pas parce que nous ne l’attendons pas.

Les êtres vivants se réalisent dans le phénotype, et c’est précisément l’occultation de la variabilité génétique que ceci implique, qui a permis que se produise l’évolution comme processus de dérive phylogénique naturelle. L’épigenèse est un phénomène systémique, tel est précisément le résultat de la diversification des êtres vivants comme des systèmes qui existent seulement dans des conditions de conservation de leur organisation et de leur adaptation. La sélection naturelle est un résultat, et non un mécanisme génératif.

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GLOSSAIRE

AdaptationRelation de congruence dynamique entre l'être vivant et son domaine d’existence dans laquelle

l'être conserve son organisation d'être vivant parce que toutes ses interactions sont seulement des perturbations En tant que telle la (relation d') adaptation est un invariant et/ou elle se conserve au cours de la vie de 1'être vivant parce que celui-ci ne rencontre que des perturbations dans ses interactions dans le milieu ; alors il vit. Elle se perd parce que l'être vivant rencontre une interaction destructive dans ses interactions dans le milieu alors il se désintègre. C'est pourquoi la conservation de l’adaptation est une condition d’existence des êtres vivants. De plus, comme dans la vie de l’être vivant sa structure change constamment, l'être vivant glisse dans le milieu en y suivant le chemin d interactions en qui se conserve la relation d'adaptation, dans un processus ou l'être vivant et le milieu changent ensemble en conservant leur congruence réciproque jusqu’à ce que l’être vivant meure (voir Maturana, 1988).

Champ épigénique ou champ de cours épigéniques possiblesUn observateur peut dire que le phénotype total qui fonde la vie d’un organisme constitue pour

celui-ci un champ épigénique comme un champ de cours épigéniques possibles parmi lesquels un seul se réalisera. En d'autres termes le champ épigénique est 1'ensemble des dérives ontogéniques possibles face à différentes histoires d’interactions possibles déterminé dans la structure initiale d'un être vivant par son génotype total comme un cadre de possibles derives ontogéniques Dans un sens strict cependant un tel champ d'épigenèses possibles est seulement pensé, puisque le cours épigénique suivi par chaque organisme à partir de sa structure initiale (génotype total) est l’unique que, de fait, on peut lui attribuer (voir figure 9).

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ConduitePrésent dynamique de la relation organisme – milieu qu’un observateur décrit ou induit comme

mode de rencontre de l’organisme avec le milieu dans les différents moments de son épigenèse.

Dérive phylogéniqueSuccession reproductive d’ontogénies, avec ou sans changement du phénotype ontogénique qui

se réalise à chaque ontogénie de la succession. Si le phénotype ontogénique se conserve dans la succession des ontogénies, il se forme une lignée. S’il n’y a pas formation de lignée parce que, dans la reproduction, le nouvel organisme se réalise sous la forme d’un nouveau phénotype ontogénique, il y a glissement du phénotype ontogénique dans la dérive phylogénique.

Dérive génétiqueNous parlerons de dérive génétique pour nous référer au changement génétique qui se produit de

génération en génération. La dérive génétique n’est pas un processus spécia1 mais est la conséquence de ce que, tandis que l’être vivant se réalise dans un phénotype ontogénique, le génotype se trouve libéré pour varier d’une manière quelconque dans une phylogénie à l’intérieur du cadre borné par la conservation transgénérationnelle du phénotype ontogénique qui se conserve. La dérive génétique est un phénomène systémique.

Dérive ontogénique ou dérive structurale ontogéniqueHistoire de changement structural d’un système dans son domaine d’existence, qui suit un cours

se configurant de moment en moment en suivant le chemin où, dans ses interactions, il conserve organisation et adaptation. La dérive est un processus « tout ou rien » ou bien le système conserve organisation et adaptation, et il demeure dans la dérive, ou bien il se désintègre. Pour cette raison, en conservant l’adaptation dans la dérive structurale ontogénique, système et contexte changent ensemble, de façon qu’un système ne se trouve jamais hors place, ou en incongruence avec le milieu, et quand ceci se passe finalement, il se désintègre ou déjà n’existe plus.

Déterminisme structuralAction d’un système en accord avec sa structure, c’est-à-dire en accord avec comment il est fait

dans le jeu des propriétés de ses composants. Un système qui opère de cette manière est un système déterminé structurellement. La structure d’un système déterminé structurellement définit tout ce qui lui arrive, aussi bien dans ses changements internes que dans ce qu’il admet lors d’une interaction, Il est ainsi possible de dire que la structure d’un système déterminé dans sa structure définit a) les changements structuraux qu’il peut avoir avec conservation de l’organisation, ou changements d’état; b) les changements structuraux qu’il peut avoir, dans lesquels son organisation ne se conserve pas, ou changements désintégrateurs c) les configurations structurales du milieu dont l’incidence sur lui déchaîne en lui un changement d’état, ou perturbations; et d) les configurations de la structure du milieu dont l’incidence sur lui déchaîne en lui sa désintégration, ou interactions destructives. Les points c) et d) indiquent que ce n’est pas ce que l’observateur voit comme incidence sur un système déterminé dans sa structure qui de fait déchaîne dans le système un changement structural, mais c’est la configuration structurale que le système admet. Soulignons enfin que la notion de déterminisme structural émerge des cohérences opérationnelles de l’expérience de l’observateur, et n’est pas une supposition ontologique.

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Figure 9

Dynamique systémiqueUn système est n’importe quel ensemble d’éléments interconnectés par une configuration de

relations constituant l’organisation qui le définit et spécifie son identité. L'organisation d’un système demeure invariante tant que celui-ci conserve son identité, et vice-versa, Dans un système, les conditions qui lui permettent de conserver son identité libèrent sa structure pour varier de manière quelconque autour de la conservation de l’organisation qui le définit. Parler de dynamique systémique, c’est parler de ce qui arrive dans un système par le seul fait d’être un système, indépendamment de la classe de systèmes dont il s’agit. Par exemple, la libération de la structure pour varier autour de la conservation de l’organisation d’un système quand sont réunies les conditions dans lesquelles celui-ci conserve son identité, est un phénomène de dynamique systémique. La dérive ontogénique et la dérive phylogénique sont des phénomènes systémiques. Dans ceux-ci, l’être vivant et le milieu forment un système dans lequel l’élément central est la conservation de l’organisation de l’être vivant et sa relation d’adaptation au milieu.

ÉpigenèseTransformation structurale d’un organisme, moment après moment, dans le devenir de son

ontogénie à partir d’un génotype total, qui émerge dans le jeu de sa dynamique structurale propre et les changements structuraux qui déclenchent en lui ses interactions dans un milieu, et qui suit un cours contingent au fil de ses interactions. Dans l’épigenèse se conservent l’organisation autopoïétique de l’être vivant et son adaptation ou congruence opérationnelle dans son domaine d’existence. C’est-à-dire, l’épigenèse au sens strict est la dérive ontogénique d’un organisme à partir de son début en tant que tel. C’est à cause de cela qu’il n’y a pas de prédéterminisme dans le devenir structural de l’épigenèse d’un organisme, et que, au sens strict, il ne peut y avoir de déterminisme génétique. C’est en même temps dû au fait que l’épigenèse court comme une dérive structurale ontogénique, que toute épigenèse suit un cours de changement structural qui s’établit d’instant en instant dans un surgissement continu sans alternatives (voir figure 10).

GénétiqueÉtude de la configuration des généalogies en relation avec le mode de production et de

distribution dans la reproduction des traits phénotypiques et des classes moléculaires qui constituent les différents types d’êtres vivants. Nous pensons qu’il est possible de pointer plusieurs modes de configuration de généalogies selon les différentes manières de distribuer les traits phénotypiques dans une phylogénie cellulaire. Nous pensons ainsi que celle qui est associée aux acides nucléiques, et à laquelle ou se réfère en général en parlant de génétique, est la plus fondamentale pour la participation de ceux-ci à la synthèse et la spécification structurale de nombreuses classes de molécules, ainsi que dans leur distribution régulière dans la division cellulaire. Mais nous pensons en même temps qu’existent d’autres systèmes généalogiques comme ceux qui donnent naissance aux différentes lignées cellulaires dans le développement embryonnaire et dans la différenciation cellulaire, qui ne dépendent qu’indirectement des acides nucléiques.

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Figure 10

GénotypeGénome ou ensemble de gènes en termes d’ADN, type d’une espèce particulière d’organismes.

Génotype TotalStructure initiale d’un organisme qui inclut tous ses composants, non seulement son génome. Le

génotype total peut être cellulaire, à partir de cellules qui surgissent par mitose, ou par fusion de gamètes, ou par fusion de cellules hétérogènes symbiotes ou même peut être constitué par un groupe de cellules, comme cela se passe dans le cas d’organismes qui forment des lignées par bourgeonnement ou par fractures séparant des unités multicellulaires. Le génotype total, comme structure initiale totale, détermine le champ des cours épigéniques possibles qu’un organisme peut suivre dans son ontogénie.

LignéePhytogénie particulière qu’on peut distinguer par la conservation d’un phénotype ontogénique

particulier. Le phénotype ontogénique qui se conserve définit la lignée, et une lignée se constitue au moment où dans une phylogénie s’initie la conservation d’un phénotvpe ontogénique dans les reproductions successives. Une lignée dure tant que se conserve, génération après génération, un phénotype ontogénique, et il se termine quand ceci cesse d’arriver. Une lignée, par conséquent, est le résultat do la conservation reproductive d’un phénotype ontogénique, et non l’inverse.

Mode de vieAspect relationnel, et par conséquent relatif à la conduite, de la réalisation du phénotype

ontogénique d’un organisme le long de son épigenèse. Autrement dit, configuration historique de la transformation phénotypique d’un organisme dans la réalisation de son phénotype ontogénique le long de son épigenèse. Quand nous parlons de cycle de vie en montrant les différents aspects qu’il prend, nous parlons du mode de vie.

OntogénieHistoire particulière de transformation structurale d’un organisme dans la réalisation de son

phénotype ontogénique. L’ontogénie suit son cours comme une dérive structurale avec conservation de l’organisation et de la structure. L’ontogénie d’un organisme est sa réalisation épigénique.

OrganisationConfiguration de relations entre composants qui définissent et constituent l’identité de classe

d’un système particulier; tout système se trouve défini et constitué par son organisation, et, pour cette raison, aucun système n’est défini ni constitué par ses composants. L’organisation qui définit un système comme système d’une certaine classe demeure nécessairement invariante pendant que se conserve son identité de classe, et tant que se conserve l’organisation qui définit l’identité de classe d’un système, celui-ci conserve son identité de classe.

PhénotypePrésent structural et relationnel d’un organisme, qui détermine moment après moment son mode

de relation et d’interaction dans un milieu durant sa réalisation en tant que tel dans le cours de son ontogénie, étant entendu que celle-ci se déroule de manière épigénique. Le phénotype d’un

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organisme se constitue dans sa rencontre avec le milieu, de façon qu’en fait chaque organisme se réalise comme totalité dans son domaine d’interactions et de relations dans son phénotype, et vive dans un phénotype ou un autre, selon les relations et interactions qui ont lieu. De plus, le phénotype d’un organisme change au cours de son ontogénie comme résultat de sa propre dynamique interne aussi bien que comme résultat des changements déclenchés en lui au cours de ses interactions. Un observateur distingue le phénotype d’un organisme en interagissant avec lui, si bien que le phénotype d’un organisme surgit dans la distinction d’un observateur comme la réalisation aussi bien interactionnelle que relationnelle d’un organisme à chaque instant du devenir de son épigenèse, dans ce qui est son présent structurel, interactionnel et relationnel à ce moment-là. Par conséquent, selon la manière dont il oriente son regard, un observateur peut distinguer dans un organisme des aspects phénotypiques relatifs à sa structure, à sa conduite ou à ses relations. En résumé, le phénotype est d’un point de vue opérationnel la réalisation d’un être vivant dans son domaine d’existence, et les différents traits phénotypiques que distingue un observateur correspondent à différentes réalisations de l’être vivant dans différentes dimensions de son domaine d’existence qui surgissent dans l’interaction avec l’observateur.

Phénotype ontogéniqueTransformation phénotypique d’un organisme le long de son épigenèse, depuis sa conception, ou

son début, jusqu’à ce qu’il meure. En d’autres termes, configuration de transformation dans le devenir phénotypique d’un organisme le long de son épigenèse. il s’ensuit que c’est le phénotype ontogénique que les organismes d’une certaine classe réalisent en vivant ce qui caractérise ladite classe. Ainsi encore, ce qu’un observateur distingue en distinguant le cycle vital d’une certaine classe d’organismes, c’est le phénotype ontogénique qui caractérise cette classe d’organismes.

PhylogénieSuccession reproductive d’ontogénies avec conservation d’un phénotype ontogénique

fondamental, et conservation ou glissement des autres phénotypes ontogéniques secondaires qui s’entrecoupent avec le fondamental dans sa réalisation. En d’autres termes, comme l’ontogénie d’un organisme implique la réalisation simultanée de nombreuses autres entités ou systèmes différents qui s’entrecroisent avec lui dans sa réalisation structurale, il y a intersection de phylogénies de façon que la réalisation de l’une implique la réalisation des autres.

StructureLes composants et les relations entre composants qui réalisent un système particulier comme

système particulier d’une certaine classe. La structure d’un système implique plus de dimensions que l’organisation, puisqu’elle inclut les composants et les relations. De fait, l’organisation d’un système est un sous-ensemble des relations de sa structure et se réalise en elle. C’est pourquoi la structure d’un système peut varier de deux manières a) de telle sorte que le système conserve son organisation et, par conséquent, son identité de classe ; et b) de telle sorte que le système perde son organisation, ne conserve pas son identité de classe, et se désintègre.

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INTERVIEW DE JORGE MPODOZIS ET JUAN CARLOS LETELIER

parLouis VASQUEZFaculté des Sciences, Université du Chili,Santiago du Chili, janvier 1996

Louis Vasquez : Jorge Mpodozis, j’ai ici entre les mains le livre intitulé De l’origine des espèces par voie de la dérive naturelle, dont les auteurs sont Humberto Maturana et vous-même. Je voudrais vous demander : qu’y avait-il de nouveau ou d’intéressant à dire sur un sujet aussi classique que l’origine des espèces et avec un titre déjà en partie utilisé par Charles Darwin ?

Jorge Mpodozis : Bon. Non seulement le titre rappelle celui utilisé par Darwin, mais il est en outre une paraphrase exacte de celui de son œuvre. Là où il disait « sélection naturelle », nous disons « dérive naturelle ». C’est justement ce qu’il y a de nouveau dans notre livre. La problématique abordée est celle de la compréhension du problème de l'évolution, c'est-à-dire l’explication de l’origine et de la diversité des êtres vivants. C’est un problème central et fondamental de la biologie, pour ne pas dire que c’est le problème de la biologie. L’explication évolutionniste est la théorie biologique centrale parce qu’elle reprend de nombreux aspects de la biologie dans une vision intégratrice qui puisse leur donner une perspective explicative commune et unitaire. Il n’y a pas de biologie sans pensée évolutionniste. La biologie et la pensée évolutionniste sont la même chose. Sans la pensée évolutionniste, on peut avoir des « morceaux », comme la physiologie, l’anatomie, etc., mais alors il n’y aurait pas de pensée biologique. Maintenant, ce qu’il y a de nouveau ici par rapport à l’interprétation de Darwin est notre position non-réductionniste. Nous avons vécu cent et quelques années de biologie réductionniste. Dans notre livre, nous cherchons à répondre aux même interrogations sur l’origine et la diversité des êtres vivants, mais dans une perspective non-réductionniste.

L.V. : Pourriez-vous nous clarifier cette notion de réductionnisme ?

J.M. : Tout de suite. Dans l’explication biologique traditionnelle de l’évolution, il y a deux

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certitudes centrales qui imprègnent la pensée biologique de manière omniprésente. La première est qu’on peut expliquer ce qui se passe avec un être vivant simplement en regardant ce qui se passe avec ses composants et plus particulièrement avec l’A.D.N. De cette façon, on peut réduire toute la phénoménologie des êtres vivants aux phénomènes génétiques et génomatiques propres aux molécules, et en particulier aux acides nucléiques. On peut par conséquent réduire la conduite, le développement embryonnaire, enfin tout, à des molécules, parce que les molécules suffisent pour tout expliquer. La deuxième certitude est que dans ses interactions avec le monde, dans les circonstances dans lesquelles il se développe, l’animal est une entité passive. Il ne répondrait qu’aux changements de circonstances de manière adaptative. Si on prend par exemple la théorie classique de 1’évolution, elle dit que c’est le milieu qui dirige, grâce à la sélection, les changements que subissent les êtres vivants dans les transformations des lignées. Dans cette théorie, les êtres vivants sont présentés comme des entités passives qui, d’une certaine manière, captent le milieu et sont déterminées par celui-ci, dans leurs dynamiques, dans leurs transactions et dans leurs devenirs. Ainsi les êtres vivants seraient des entités passives qui se laisseraient influencer.

Voilà les deux idées qui sont présentes dans toute la biologie, et qui sont le fondement de la biologie réductionniste. Dans ce livre, nous discutons de ces deux idées, et nous prenons une position qui regarde la constitution des êtres vivants dans une approche systémique. Cette perspective n’est ni génétique ni réductionniste et nous fait mettre en valeur l’autonomie des êtres vivants. Ce regard, cette épistémologie, ce mode de compréhension, est suffisant pour produire une explication non seulement du phénomène évolutif mais explique beaucoup plus de choses que l’explication traditionnelle. Voilà ce que nous avons fait dans les pages de ce livre.

L.V. : Quand vous parlez de proposition épistémologique en vous référant à l’approche systémique, pouvons-nous dire que vous proposez d’abandonner la lecture linéaire de l’évolution, l’explication causale, qui sont le fondement de l’épistémologie classique ?

J.M. : Effectivement, ce que nous montrons dans ces pages est qu’il ne peut pas y avoir d’évolution en termes de processus d’adaptation graduelle suivant les changements du milieu, on ne peut pas parler d’un milieu comme préexistant à l’être vivant comme s’il était un milieu dans lequel se trouve l’être vivant avec ses interactions. En réalité, on ne peut parler d’un futur par rapport à un être vivant, parce que, du point de vue de l’agir de l’être vivant, ce futur, en tant que futur possible, appartient seulement au commentaire de l’observateur et pas du tout à la dynamique de ce qui est en train de se passer. Les êtres vivants existent seulement dans le présent et sont des transformations d’un présent. Le futur se construit dans les opérations de cet être vivant en correspondance avec ses circonstances. Lorsque quelqu’un dit : « ce qui se passe, c’est que cette petite bête s’adapte au milieu environnant », il est en train de regarder de façon arbitraire. Il s’agit d’une affirmation qui appartient au domaine des commentaires que l’on peut faire sur ce qui se passe, mais n’appartient pas au domaine des opérations qui ont lieu dans les interactions entre l’être vivant et ses circonstances. Ceci veut dire que les êtres vivants sont des systèmes autonomes et que les interactions avec les circonstances dans lesquelles ils réalisent leur vie ne déterminent pas ce qui leur arrive, mais simplement déclenchent certains changements qui dépendent de la structure du système. Cela veut dire aussi que les êtres vivants, dans leur agir, déclenchent des changements dans le milieu, qui est également un système autonome. Il se produit alors une dialectique qui détermine l’histoire. Mais cette histoire se détermine, moment après moment, dans les interactions, et n’est dirigée ni par le destin, ni par l’état initial déterminé. L’état initial ne contient pas l’histoire du développement d’un être vivant, ce développement n’est pas spécifié dans les molécules initiales. L’être vivant et les circonstances changent ensemble. On ne peut pas dire que ceci est circonstance pour un être vivant si on n’a pas L’être vivant dans cette circonstance. C’est l’être vivant qui fait de ce lieu le lieu circonstanciel pour la réalisation de sa vie.

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L.V. : Je crois comprendre que l’activité de l’être vivant est une des variables qui, en agissant, produit des changements indépendants des circonstances. Ceci ferait partie de l’autonomie de l’être vivant. Dans cette perspective, comment s’articule cette notion d’autonomie avec la notion d’activité de l’être vivant ?

J.M. : Les êtres vivants ne sont pas seulement des systèmes autonomes. La particularité de ces systèmes est qu’ils durent le temps qu’ils durent. Ceci veut dire que l’être vivant n’est là que dans la mesure où existe la dynamique du processus qui le constitue, et qu’en outre cette dynamique possède des caractéristiques particulières.

Certes il existe des interactions mais elles ne déterminent pas ce qui se passe dans cette dynamique. Simplement elles la modulent et la déclenchent. En même temps, les changements qui se produisent sont des sources de perturbation dans le domaine où se trouve cet être vivant et où se génèrent ses interactions. De cette façon, ce qu’on observe dans cette rencontre est une dynamique de modulation mutuelle, dont les proportions sont difficiles à apprécier parce que nous n’observons pas à une échelle temporelle adéquate. Par exemple, nous imaginons que lorsque nous marchons nous n’affectons en rien la mécanique céleste ou celle de la Terre, mais si nous considérons l’action des êtres vivants pendant des millions d’années en termes d’accumulation de sédiments ou de modification du climat ou de modification du flux des marées, nous pouvons dire qu’il y a un effet sur toute la dynamique terrestre, par la production de chaleur, de gaz, etc. Si nous suivons ce type de raisonnement, nous réalisons qu’à la fin nous avons une planète qui est comme la conséquence des êtres vivants qui l’habitent. Cette planète est parfaite pour les êtres vivants qui l’habitent, et ceci résulte d’une histoire dans laquelle elle et eux ont changé dans la dynamique de leur rencontre.

L.V. : L’exemple que vous exposez, marcher sur le terre, me fait penser à l’ « effet papillon ». Y a-t-il un rapport ?

J.M. : Non. II s’agit plutôt d’une dynamique de réaction.

Juan Carlos Letelier : Si vous permettez, Jorge Mpodozis se réfère à quelque chose de plus profond et général. L’effet papillon est en relation avec des systèmes très complexes d’équations différentielles, où il y a ce qu’on appelle la « dépendance chaotique », dont les conditions initiales sont très proches, mais diffèrent d’un epsilon en produisant des solutions totalement divergentes. Mpodozis disait que les êtres vivants, en existant, configurent les objets du monde où ils existent.

J.M. : Je crois que ces interrogations sont présentes dans toute la biologie. Le problème de l’évolution et celui de la neurobiologie sont les mêmes. Dans l’évolution, on veut expliquer comment on change, et le regard classique formule cette question ainsi : « comment change-t-on pour s’adapter aux circonstances ? ». La neurobiologie ajoute en outre : « comment change-t-on pour avoir une conduite adaptée aux circonstances ? ». Dans les deux cas, la réponse est : le milieu détermine le changement au moyen de la sélection naturelle. Dans l’évolution, le système nerveux capte l’information du milieu et celui-ci détermine les changements du système nerveux dans le processus de la perception. Nous disons que si nous changeons le paradigme de l’évolution, iI faut changer la neurobiologie, et si nous changeons la neurobiologie, il faut changer le paradigme de l’évolution. Les interactions entre l’être vivant et le milieu ne sont pas des interactions de détermination de l’un par l’autre. Les êtres vivants sont des systèmes autonomes qui possèdent leur propre dynamique. Le milieu peut tout au plus déclencher certains changements qui dépendent de la

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structure du système et qui sont déterminés par son activité, non pas par les circonstances. En ce sens, nous pouvons ajouter que quelque chose peut agir en tant que source de perturbation pour un être vivant mais le résultat dépend de l’être vivant et non de la nature de cet agent perturbateur. Par conséquent, ce qui existe dans le domaine d’existence d’un être vivant se met en évidence à travers sa conduite et ce qui se passe en lui. II n’y a pas d’autre façon de le distinguer : les êtres vivants, en même temps qu’ils réalisent leur « vivre », modifient l’espace où ils vivent de telle manière qu’il en résulte que nous avons une planète parfaite pour les habitants qui l’habitent. Nous avons une congruence parfaite entre les circonstances du milieu ambiant et l’histoire individuelle néanmoins concernée par la neurobiologie et l’histoire de l’espèce ou des lignées.

Pour conclure, en reprenant ce que disait Letelier, les choses qui existent ici sont en rapport avec nous et ne sont pas indépendantes de nous. Nous ne sommes pas des entités passives qui rencontrent des choses qui sont là. Les choses sont où nous sommes. Elles sont avec nous. Elles surgissent avec nous dans nos actions, Si nous ne faisions pas ce que nous faisons et qui fait émerger les choses, elles n’existeraient tout simplement pas. Elles seraient dans une sorte de limbe, espèce de background fantasmagorique, fantastique, sur lequel nous pourrions faire des hypothèses sans pouvoir le rendre opérationnel en aucune mesure. En effet, chaque fois que nous agissons, nous faisons émerger quelque chose qui est en rapport avec ce que nous avons fait.

L.V. : Compte tenu du principe d’incertitude d’Heisenberg, je suis d’accord avec votre proposition, mais au niveau des interactions cela suppose que nous ayons déjà fait la différence entre l’être vivant et l’environnement, en acceptant de définir les frontières significatives qui nous permettent de les séparer l’un de l’autre.

J.M. : C’est vrai. Il en résulte qu’on est en train de faire l’explication de ce qui se passe. Comme je suis en train de trouver ces choses en tant que biologiste, je fais émerger le monde biologique et je trouve des êtres vivants, des circonstances. Je me trouve avec moi-même dans ces choses et je voudrais comprendre.

L.V. : Vous vous référez à la place de l’observateur. Si mes souvenirs ne me trompent pas, Humberto Maturana, lors d’une communication me donnait l’exemple d’un singe qui tendait

le bras dans un mouvement de préhension, geste répété plusieurs fois dans la journée Il arrive quelque fois que le singe attrape une banane et la mange. L’observateur pense que le singe a tendu sa main pour attraper une banane. Maturana disait que nous pourrions nous demander au préalable si le singe et la banane sont deux systèmes différents et ce qui nous permet d’affirmer que le singe est un être vivant séparé de la banane.

J .M. : Ce sont les limites opérationnelles qu’on voit apparaître.

L V. : D’accord En parlant de limites operationnelles, vous me donnez une réponse pragmatique : ce qui permet de définir une frontière fixant le profil de l’être vivant est sa partie opérationnelle.

J.C.L. : Je voudrais ajouter quelque chose. Il me semble qu’ici le terme « opérationnel » porte deux sens différents. Il y a ce qui se réfère à la conduite, mais il y a aussi la partie opérationnelle du monde des molécules. Je crois que Mpodozis faisait appel à ce sens. Pour le dire autrement, quand je vois un gorille, je ne sais pas a priori s’il s’agit d’une invention de la Sony ou d’un animal. Je ne

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sais pas si ce n’est pas un robot très bien fabriqué dont le comportement congru au monde est obtenu grâce à des algorithmes très complexes. Alors, si je veux savoir si le singe est un être vivant, il va falloir que je quitte le contexte du couplage opérationnel, c’est-à-dire la référence à la relation entre la conduite de cet organisme et l’environnement, et que je me réfère à la dynamique qui le définit en tant qu’être vivant. Dès lors, je réalise que les molécules qui forment le singe entrent dans une danse de réactions moléculaires qui ne ressemblent en rien à celles des molécules de la banane. Voilà ce que je peux dire.

J.M. : Ceci est la modalité constitutive de la limite opérationnelle dans le cas de ces bestioles. Dans le cas du robot, il y aurait une autre modalité constitutive, puisque sa dynamique serait différente. Nous sommes en train de parler d’une opérationnalité différente. Pour les singes, nous parlons de l’opérationnalité des molécules qui définit le singe en tant que système vivant récurrent de réactions biochimiques.

L.V. : En référence à la structure, alors ?

J.C.L. : Oui. Parce que je ne peux pas savoir à priori, je ne peux avoir la certitude que vous êtes un être vivant. Peut-être êtes-vous l’interface très complexe d’un ordinateur encore plus complexe et d’une série de personnes qui sont en train d’utiuser des algorithmes de contrôle. Justement je ne sais pas encore pourquoi le couplage de quelque chose avec le monde peut s’obtenir de plusieurs façons et dans le cas des systèmes artificiels, qui n’ont pas d’évolution, ce couplage est fait à coups de marteau...

J.M. : Ces systèmes artificiels sont des imitations, mêmes pas homologues, parce qu’ils n’opèrent pas de la même façon et ils se limitent à imiter une dynamique, mais celle-ci n’est pas générée de la même manière. Ce qui, pour la science, est intéressant de comprendre est toujours l’artifice de la génération de quelque chose et non pas les choses générées. Celles-ci sont une porte d’entrée, car ce qu’on recherche, c’est la compréhension de l’artifice qui les génère. De ce point de vue, un robot est différent d’un être vivant même si, dans certains domaines, il peut être opérationnellement bon et suffisant... et s’il est excellemment bon, de sorte qu’aucun détail, rien dans sa performance ne vous empêche de l’accepter comme un des vôtres, cela va durer jusqu’au moment où il se passera quelque chose... vous allez le toucher et trouver qu’il est froid, qu’il y a un bruit de moteur...

L.V. : Donc je peux dire que les comportements robotiques et humains sont comparables en tant que comportements, mais pas en tant que...

J.M. : En tant que mécanismes de génération. Cependant, vous pourriez prétendre faire un système qui opère avec la même dynamique, ayant le même mode de génération de comportements que le système nerveux par exemple. À ce moment, vous ne seriez pas en train d’imiter des comportements, mais de produire un mode de production des comportements. Dans la mesure où il s’agit du même mode que celui du système nerveux, vous allez avoir le même type de phénomènes.

L.V. : Est-ce que les machines d’intelligence artificielle, ou celles qui apprennent à apprendre, suivent ce modèle ?

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J.M. : Il ne s’agit que d’imitations.

J.C.L. : Certes. Bien qu’il n’y ait pas qu’une seule tradition suivie pour construire ces automates de l’apprentissage, on peut dire qu'il y a toujours une personne extérieure qui s’aperçoit quand le comportement n’est pas adapté et corrige quelques potentiomètres internes. Dans les premières machines, il s’agissait de potentiomètres, mais actuellement il s’agit d’ordinateurs. Bref, ce qu’on peut affirmer est qu’il y a toujours une personne extérieure qui juge la ressemblance entre le comportement robotique et un comportement idéal. Ce que justement nous souhaitons dire est que pour le système nerveux, ce comportement idéal n’existe pas. Ressembler à une idéalité extérieure à lui n’est pas le problème du système nerveux, car il modifie le monde avec son action,..

J.M. : ... et le monde qui émerge est le système approprié pour ce système nerveux, autrement il se désintègre. Si ce monde est approprié pour ce système nerveux, il va participer à la reproduction d’une « bestiole » qui aura un système nerveux semblable et qui donnera lieu à un monde semblable, avec certaines modifications, au monde de la « bestiole » ancestrale, et sera ainsi viable, et ainsi de suite. C’est de cette façon qu’on va avoir une histoire il ne s’agit pas de réussir à arriver progressivement à quelque chose, par exemple un œil « idéal » du vertébré, ni de poser qu’il y a un problème visuel qui doit être résolu.

J,C,L. : Bien sûr, Ceci est très important à expliciter. À titre d’exemple, chez les premiers vertébrés, l'œil primitif a dû être un œil qui, comparé à nos caractéristiques, était tout-à-fait « primitif ». Tout au plus servait-il à distinguer la lumière de l’obscurité, mais avec cela il vivait parfaitement.

J.M. : Cela veut dire que le premier œil a inventé la vision, et sans œil, sans système visuel, on n’aurait aucune façon de parler du phénomène de la vision. Mais il ne s’agit pas d’arriver à voir progressivement quelque chose dont nous nous approcherions mieux au cours de l’évolution, comme les neurobiologistes et les évolutionnistes ont l’habitude d’aborder ce problème. Les textes de neurobiologie nous expliquent comment les mammifères résolvent le problème de la vision des couleurs comme s'il existait un problème de vision des couleurs à résoudre en soi, indépendamment des mammifères qui font ces opérations consistant à voir les couleurs. Ces messieurs parlent comme si c’était nécessaire pour quelque chose, comme si on devait s’approcher d’une certaine situation. Alors je me demande comment ces messieurs savent quel est le monde dont les mammifères se rapprochent, d’autant plus qu’eux-mêmes et tout ce qu’ils disent sur ce monde est en rapport avec ce qui se passe en eux en tant que mammifères dans ces circonstances.

L.V : Je crois que votre affirmation est très importante en termes épistémologiques parce qu’elle contient la prémisse de l’observateur observé.

J.M. : Oui. Si vous analysez ce que disent ces messieurs, vous réalisez que c’est un non-sens et un chemin sans issue. Savez-vous ce qu’il faudrait pour suivre ces messieurs ? Il vous faudrait un œil, qui regarde un autre œil, qui regarde l’infini.

LV. : Vous êtes en train de parler à un niveau propre au domaine de la connaissance, mais, pour ajouter quelque chose de plus simple, dans le domaine des relations interculturelles, au cours des phénomènes de ce type, une personne qui appartient à une culture pense que celle d’une autre

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culture n’est pas assez évoluée ni suffisamment civilisée.

J,M. : En effet. C’est très similaire. Tout se passe comme s’il existait un point idéal de la culture.

L.V. : Oui, de la culture ou de la démocratie.

J.M. : La culture est le résultat d’un certain devenir historique, et l’état de ce moment de la culture est le résultat d’une histoire de la culture et...

L.V. : ...ne poursuit pas autre chose.

J.M. : Exactement, S’il arrive qu’à tel moment de la culture, on ait une meilleure idée à propos d’une chose, cette idée fait partie de ce présent, dans lequel se détermine le cours des choses, et c’est tout. Elle fait partie d’un ensemble qui détermine le devenir de ces transitions culturelles mais elle n’opère pas comme une référence.

L.V. : Cela voudrait dire pour vous, dans cette approche de l’évotution des espèces, que la notion d’hic et nunc prend beaucoup d’importance. Ce qui est fondamental est ce qui se passe dans l’instant, et non un néo-finalisme ou une téléologie.

J.M. : Il n’y a pas de téléologie, ni pour l’état final, ni pour l’état initial, qui sont les deux grands poids morts de la pensée.

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Table des matièresLes auteurs............................................................................................................................................2Préface..................................................................................................................................................3I.INTRODUCTION..............................................................................................................................5II.CONSIDÉRATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES...............................................................................7

1. Déterminisme structural...............................................................................................................72. Les êtres vivants comme systèmes structurellement déterminés.................................................73. Explications scientifiques............................................................................................................8

III.CONSIDÉRATIONS BIOLOGIQUES...........................................................................................91. Dérive ontogénique......................................................................................................................92. Être vivant et domaine d'existence.............................................................................................103. Organismes................................................................................................................................114. Codérive ontogénique................................................................................................................125. Entrecroisement des unités........................................................................................................136. Épigenèse...................................................................................................................................137. Reproduction et hérédité............................................................................................................148. Formation de lignées..................................................................................................................149. Conduite.....................................................................................................................................15

IV.PROPOSITION EXPLICATIVE..................................................................................................171. Dérive phylogénique..................................................................................................................172. Participation de la conduite........................................................................................................183. Glissement du phénotype ontogénique......................................................................................194. Participation du milieu...............................................................................................................21

V.RÉPONSES....................................................................................................................................221. Origine de la diversité biologique..............................................................................................222. Adaptation..................................................................................................................................223. Diversité et ressemblance..........................................................................................................234. Effectivité biologique de la systématique..................................................................................235. SIGNIFICATION BIOLOGIQUE DES CATÉGORIES TAXONOMIQUES.........................24

VI.CONSÉQUENCES ET RÉFLEXIONS FINALES.......................................................................261. Sexualité.....................................................................................................................................262. SÉLECTION NATURELLE.....................................................................................................263. Espèce et spéciation...................................................................................................................274. Hérédité......................................................................................................................................295. L’évolution et l’origine des êtres vivants..................................................................................296. Le phénotype ontogénique entraîne le génotype total...............................................................30

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7. Conduite et évolution.................................................................................................................308. Constitution d’unités composées...............................................................................................319. Entrecroisement de lignées........................................................................................................3210. Temporalité du changement évolutif.......................................................................................3211. Relation ontogénie – phylogénie : récapitulation....................................................................3312. Caractères non-adaptatifs.........................................................................................................3313. Tendance du changement évolutif...........................................................................................3414. Asynchronie dans le changement évolutif moléculaire et organique......................................3415. Dérive phylogénique naturelle : évolution conservatrice........................................................35

VII.REMARQUES FINALES...........................................................................................................36Glossaire.............................................................................................................................................37Bibliographie......................................................................................................................................42INTERVIEW DE JORGE MPODOZIS ET JUAN CARLOS LETELIER.......................................44

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