Le tumulus

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description

Bernard passe toujours ses premiers jours de vacances avec ses amis Jean-Luc et Anna. Ils louent une maison en Charente, avec un jardin qui conserve un ancien petit cimetière protestant. Bernard se souvient des anciens temps, quan il était lui-même amoureux d'Anna. Il devine que Jean-Luc et Anna ne s'aiment plus vraiment, et tente sa chance. Se faisant, il ne fait que consolider l'amour entre ses deux amis. L'histoire s'appui sur de longues après-midi de discussion entre les trois amis, où sont évoquées, entre autres, les origines familiales de Jean-Luc, des protestants qui fuirent la Suisse à la naissance de la Réforme de Luther, émigrèrent dans les Cévennes et se réfugièrent finalement à La Rochelle, une "place de sureté". Le petit cimetière, que Jean-Luc appelle "Le tumulus", révèle des liens familiaux pour le moins étonnants.

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Du m�me auteur• Carcasses..R�cits romanesques et autobiographiques – 2005Auto-�dition• La Terre en danger, le devoir de changer !Essai : exp�riences et r�flexions sur l'�nergie �olienne et les�nergies renouvelables. – 2006Auto-�dition • Coffiots : la fin des casses...?Polar – 2007Les �ditions Keraban• Coffiots dans la � Ville Close � Polar – 2007Les �ditions Keraban • Corps et �me– Premier recueil : po�sie – 2007– Second recueil : po�sie et slams – 2008Les �ditions Keraban

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Bruno Leclerc du Sablon

Le tumulus

Roman

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� Bruno Leclerc du Sablon – [email protected]://blog.bebook.fr/jardinierISBN 978-2-917899-02-1� Les �ditions Keraban – 200824, rue Pasteur - 92380 Garches [email protected]://www.keraban.fr

*La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alin�as 2 et 3 de l’article 41,

d’une part, que les copies ou reproductions strictement r�serv�es � l’usage priv� ducopiste et non destin�es � une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses etles courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute repr�sentation oureproduction int�grale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de sesayants droit ou ayants cause, est illicite (alin�a 1er de l’article 40). Cette repr�sentationou reproduction, par quelque proc�d� que ce soit, constituerait donc une contrefa�onsanctionn�e par les articles 425 et suivants du Code p�nal.

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A Babeth

L'amour prend patience...Il supporte tout,

il fait confiance en tout,il esp�re tout,il endure tout.

PAUL, LETTRE AUX CORINTHIENS, CH. 13

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De lecteurs et lectrices

Ce r�cit m�le habilement l'histoire de ce trio par-ticulier (Jean-Luc, Anna et Bernard) avec l'Histoire ;prologue potentiel d'un cycle, ouverte sur bien desunivers de l'histoire de l'Europe, cette œuvre a lecharme des situations claires et simples des gens quiont le bien-vivre et le respect de leurs h�tes. Une belle histoire d’amour, sur fond d’�t�, autourd’un ancien cimeti�re de protestants, o� se m�lentl’histoire et la religion. Un roman qui se lit avecplaisir et au titre duquel on aurait pu ajouter :Bernard, th�rapeute malgr� lui ! Un ouvrage semi historique, semi fiction avec desrelents de v�cu. Un d�roulement plaisant, une actiondont on voit venir parfois venir le point final rapi-dement sauf pour l'essentiel, la fin ...

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C’�tait le 11 juillet, un lundi, dans une ancienne maison dep�cheurs lou�e pour les vacances pr�s du bassin ostr�icole deMarennes-Ol�ron, aux M�ches Roches, � quelques m�tres desclaires qui bordent l'embouchure de la Seudre. �voquaient-elles pour lui quelque chose d'un humain ? Une forme ? Unecouleur ? Une odeur ? Ni leur faible profondeur, ni leurcouleur changeante, pas plus leur odeur d’eau saum�tren’avaient quelque chose d’Anna. Les soins m�ticuleux appor-t�s � leur entretien ? Peut-�tre un peu, et encore. Pourtant Jean-Luc, ici, avait d�cid� de l’appeler Claire. Je n’�tais pas s�rqu’elle appr�ci�t ce changement de pr�nom, inopin�, et jem’effor�ais de ne pas avoir � l’employer. Pas plus Anna queClaire d’ailleurs, pour ne pas me mettre ostensiblement encontradicteur de Jean-Luc.

Il �tait au golf, V�ronique au tennis, les autres, plus petits,�taient en colos ou invit�s chez leurs amis. Anna et moi �tionsseuls. Il faisait beau et d�j� chaud. Des h�rons cendr�s vole-taient autour de la maison et allaient se poser dans les eaux peuprofondes des claires. Anna m’expliquait que ce soir ils s'envo-leraient et que plus tard, la nuit tomb�e, Jean-Luc, commechaque soir, appellerait la chouette dont il imite si bien le hulu-lement en sifflant entre les paumes de ses mains. Elle viendrait,par dessus le champ de ma�s, tournoyer au dessus de nos t�tes,tout autour du vieux ch�ne sous lequel ils mettent la table, �c�t� du puits, devant la maison.

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La brume du matin restait encore accroch�e aux piquets desparcs � hu�tres. Vers l'oc�an, le pont de Marennes se devinait �peine. Celui d'Ol�ron, plus loin, encore moins. Le petit traindes mouettes, avec sa locomotive � vapeur, qui prom�ne lesvacanciers de Saujon � La Tremblade, venait de siffler. Ilannon�ait d�j� l’arriv�e � Mornac et sifflerait encore son arr�t� �taules. C'�tait le premier train de la journ�e.

De l’autre c�t�, vers l’est, dans la partie engazonn�e dujardin et tout pr�s du champ de ma�s, mon regard s’arr�ta surune sorte de montjoie o� se m�laient, au milieu des caillouxqui d�passent, les mauves et les bleus des arbres � papillonsencore en fleurs, les roses et les blancs des rosiers sauvages etles jaunes des millepertuis.

─ Bernard, ce que tu regardes l�-bas, c’est un cimeti�reprotestant, me dit Anna.

─ �a, un cimeti�re ?─ Oui, il abrite les corps des propri�taires d’autrefois, des

huguenots. C’est ce que la propri�taire nous avait expliqu�, �Jean-Luc et moi, quand nous visitions la maison � No�l dansl’espoir de trouver une location tranquille et sympa pour cet�t�.

─ Tu crois que c’est une bonne id�e d’avoir choisi cetendroit avec ce monument qui ne dit pas son nom ? Tu netrouves pas �a un peu morbide juste apr�s le d�c�s de sonp�re ?

─ Je me suis pos� la question moi aussi, mais je pensequ’au contraire Jean-Luc appr�cie la pr�sence de ce tas decailloux. Il l’appelle le tumulus. Madame Nusselat, qui habitemaintenant Royan, nous avait racont� que la famille de sonmari habitait La Tremblade depuis de nombreuses g�n�rationset qu’un de ses lointains anc�tres avait achet� cette petitepropri�t� pour y mettre le cimeti�re familial. Lui est d�c�d�l’ann�e derni�re et Madame Nusselat ne pouvait pas gardercette maison pour elle seule. Elle l’avait donc mise en vente

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par l'agence immobili�re de La Tremblade et un coupled’Allemands s’�tait port� acqu�reur. Ils avaient d’abord visit�la maison avec elle et puis, en faisant le tour du jardin, ils luiavaient clairement fait comprendre qu’ils feraient enlever cemonticule qui n’�tait pour eux qu’un tas de d�tritus, lib�rantainsi un espace suffisant pour construire le court de tennis dontils r�vaient.

─ Tennis ou pas, c’est sans doute ce que j’aurais dit moiaussi � la place des Allemands, lui dis-je.

─ Oui, et moi aussi d’ailleurs, mais � cause de cetter�flexion Madame Nusselat leur avait refus� la vente. C’estvrai que contrairement � beaucoup d’autres s�pultures oucimeti�res protes-tants, si nombreux dans la r�gion, celui-cin’est pas r�pertori� dans les archives d�partementales. MaisMadame Nusselat tient beaucoup � pr�server non seulement lam�moire de son mari, mais aussi ce qui constituait sa m�moire� lui, l’histoire de ses anc�tres qui avait pris, au fil des ans, tantd’importance dans sa vie, disait-elle. Et Jean-Luc pense aussique m�me s’ils ne sont pas r�pertori�s, ces vestiges devraient�tre prot�g�s parce qu’ils font partie de notre histoire et denotre patrimoine collectif.

─ M�me si les familles ont disparu ? M�me si elles ne sontplus protestantes ?

─ Une partie de la famille de Jean-Luc est ard�choise. Autre-fois ils �taient protestants mais Jean-Luc, comme ses parents etgrands-parents, est catholique. Toutefois ces vestiges enruine, d�labr�s, il ne les trouve pas du tout morbides. Aucontraire, il leur trouve un c�t� tranquille, rassurant etd�bonnaire qui s’adapte bien dans le paysage. Tu sais commeJean-Luc les aime les t�moignages de l’Histoire, et surtout lespetits.

─ Au fond il a raison Jean-Luc. C’est assez choquant que denouveaux propri�taires envisagent leur destruction. Et puis onpr�serve bien, au bord des routes, les croix, les calvaires, les

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oratoires… On les restaure m�me, toute consid�rationreligieuse mises � part. Il y a m�me un village, en Bretagne, o�la municipalit� a fait poser une immense sculpture de Jean-Paul II, avec une plaque o� il est �crit 'N’ayez pas peur !'. Jecrois que c’�tait une de ses derni�res paroles.

─ Tu crois que �a avait aussi un rapport avec la mort ? medemanda Anna.

─ A vrai dire, je n'en sais rien, mais oui, sans doute : il avaitbeaucoup fait pour la paix, contre les conflits et les guerres, etdes guerres � la mort, tu sais…

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J’aimais commencer les vacances en passant quelques joursavec Jean-Luc et Anna. Depuis dix ans, je commen�aistoujours les vacances avec eux. Jean-Luc est un puits deculture, intarissable. Il est prof de fran�ais/latin, mais il saitbeaucoup de choses dans de nombreux domaines, y comprisdans les mati�res scientifiques o� je me sens un peu plus �l’aise. Je ne restais chez eux que deux ou trois jours maisj’apprenais tellement de choses, surtout je partageais avec euxtellement de sujets dont on n’a pas l’occasion de parlerd’habitude qu’apr�s ce que j’appelais ma retraite c�r�brale,j’�tais pr�t � partir n’importe o�, dans des coins tranquilles,isol�s, pour m�diter, revenir sur les id�es qui m’�taient rest�escomme les plus importantes, les �crire parfois et finir lesvacances comme un homme heureux, pr�t � repartir. C’�tait unpeu comme si je faisais le plein d’essence sans avoir de route �faire, aucune obligation, aucun projet. De vraies vacances. Jefaisais le plein pour faire le vide.

Anna, on pourrait la comparer aux pi�ces manquantes siJean-Luc �tait un puzzle : elle le compl�tait en tout,exactement, d�s que quelque chose lui manquait. Lui, c’�taitles grandes id�es, le monde qui change et la finance quisubmerge tout, y compris la politique, les risques incontr�l�squi menacent la plan�te, les populations pauvres, notre viepriv�e, notre intimit� m�me, la famille qui �clate et laisse lesjeunes sans rep�res, comme ses �l�ves au lyc�e.

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Anna, elle, le for�ait jusque dans les recoins de ses id�es.Telle une sage-femme, elle l’aidait � accoucher. Et puis elleavait l’œil sur tout. Je regardais le tumulus ? Elle voyait que jeregardais le tumulus. De gros nuages blancs venaient du sud,qui ressemblaient � de grosses boules de coton ? Anna rentraitle linge qui s�chait sur la corde. � L’averse l’emp�chera definir le parcours et Jean-Luc reviendra plus t�t qued’habitude � disait-elle le plus naturellement du monde. Et cequ’elle ne voyait pas, elle le devinait. J’avais d�j� un petitcreux ? � Bernard, je vois que tu as faim, je t’ai pr�par� unpetit en-cas dans la cuisine. � Et la fatigue du voyage :� Bernard, regarde, j’ai install� un transat sous le ch�ne.Installe-toi, repose-toi, tu sembles fatigu�. �

En fait ils �taient si compl�mentaires tous les deux que jeme demandais s’il leur arrivait de se parler, s’ils avaient encorequelque chose � se dire quand ils �taient seuls. Je medemandais m�me s’ils s’aimaient encore. Au fond, c’�tait peut-�tre une chance pour eux que je fus l�. Du bien-�tre pour moiet une chance pour eux ? Pour Jean-Luc un auditoire – toujoursdes �l�ves, son auditoire pr�f�r� ; pour Anna l’occasion desatisfaire encore son instinct maternel, d’ext�rioriser sonintuition, primaire et g�niale � la fois ; le bien-�tre pour moi,seulement le bien-�tre et c’�tait suffisant.

Pourtant en arrivant, la veille au soir, je m’�tais dit que ces�jour, cette ann�e, je le leur devais. Le papa de Jean-Luc nousaimait, moi presque autant que son fils. Tous deux nous luidevions tant ! Son accueil si chaleureux rue des Saints P�res,l’attention qu’il mettait pour nous �couter, les conseils qu’ilnous donnait quand nous avions � choisir une orientation et,plus loin encore, la joie qu’il r�pandait autour de lui pendantles vacances chez ses parents, les grands-parents de Jean-Luc,� Brian�on.

Nous l’appelions � Papa Andr� �. Nous �tions toute unebande de cousins et d’amis. Anna aussi �tait avec nous. Il nous

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emmenait en montagne, cette passion qu’il tenait du grand-p�re, ancien officier de chasseurs alpins. C’�taient le Valgau-demar et les sommets dans le massif du Pelvoux, le Queyrasavec ce joli village de Saint-V�ran o� nous recomptionstoujours le nombre des fontaines en bois, la vall�e de laGuisane que surplombent, du c�t� du pont de l’Alp, ces petitesar�tes rocheuses, des courses o� il fallait nous encorder.C’�taient les haltes chez ses amis Laurentin, au Mon�tier, o�nous faisions d’interminables parties de tarot.

C’�taient surtout les soir�es et les nuits pass�es dans lesrefuges : il en connaissait tous les gardiens, les appelait parleur pr�nom et chaque fois, le gardien et Papa Andr� nousracontaient les souvenirs des grandes �pop�es qui avaientmarqu� l’histoire du refuge : celles des guides de hautemontagne qu’ils avaient connus et celles de tous ceux, plusanciens, qui avaient laiss� leur nom � ces sommets. Leur corpsaussi. Des trag�dies. Des hommes qu’on entendait vivre. Vivreet souffrir. Et puis nous allions poser nos duvets sur les bat-flanc pour dormir. Anna posait toujours le sien entre nousdeux. A quatre heures du matin nous repartions pour terminerla course.

Plus tard, dix ans plus tard, Anna avait choisi Jean-Luc.Pourquoi Jean-Luc ? Pourquoi pas moi ? Pendant des mois,

je m’�tais pos� la question : pourquoi pas moi ? J’�tais triste.Par la suite, Anna avait tout fait pour que nous restions

amis. Ils m’invitaient souvent chez eux et, le temps passant,j’avais raval� ma tristesse. Nous sommes rest�s bons amis.

Quoi qu’il en soit, le deuil de Jean-Luc, c’�tait donc aussi lemien et il �tait de mon devoir de le partager. Mais je souhaitaisaussi que nous partagions le bien-�tre.

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─ Quel sale temps ! s’�cria Jean-Luc en claquant la porti�rede sa Clio. M�me pas pu jouer neuf trous !

─ Elle l’avait pr�dit, lui dis-je apr�s une seconde d’h�sita-tion, mais ici nous avons eu de la chance, nous n’avons pas re�uune seule goutte.

─ Mais �a n’a pas d� passer loin, ajouta Anna.─ Dommage ! �a aurait fait du bien au tumulus, les fleurs

sont toutes d�fra�chies, dit Jean-Luc tout en saisissant le tuyaud’arrosage. Tu vois Bernard, l�-bas, c’est plus de trois si�clesde vie, on peut bien les arroser, tu ne crois pas ?

─ Les si�cles ou les fleurs ? Les fleurs, oui, sans h�sitation !r�pondis-je.

─ Donc aussi les racines, rench�rit Jean-Luc.─ �videmment, si tu arroses les fleurs, c’est bien pour leurs

racines !─ Je te parle des racines, des vraies, les n�tres.─ Comment les n�tres ? Nos racines ne sont pas l�, tu le sais

bien.─ Imb�cile ! Je te parle de nos racines � nous tous, les

racines de l’humanit�, enfin… quelques unes d’entre elles.─ Mais les gens qui arrosent les fleurs dans les cimeti�res,

ils le font sur les tombes de leurs parents, de leur famille, desgens qu’ils ont aim�s, tu ne crois pas ?

─ Eh bien ils ont tort. Mais c’est vrai, tu as raison.─ Je suis un peu de l’avis de Bernard, intervint Anna, moi

aussi je…

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Jean-Luc ne laissa pas Anna donner son avis.─ �coute Claire, nous en avons d�j� parl� dix mille fois.

Les morts et les vivants forment une communaut�, c’estcomme �a dans toutes les religions, mais laisse-moi l’expliquer� Bernard ! D’accord, Papa est enterr� � Brian�on, mais je nevais pas pour autant effacer d’un coup de gomme tous lesautres cimeti�res.

─ Mais quand m�me, ce cimeti�re l�...De nouveau, Jean-Luc interrompit Anna.� Justement, ce cimeti�re l� � plus forte raison. Qui sait s'il

n'y a pas un de mes lointains anc�tres l�-dessous ? Claire, jet'ai d�j� racont� cette histoire, mais on dirait que tu l'as oubli�e.Et peut-�tre qu'elle int�resse aussi Bernard, qui sait ? Bernard ?

─ Elle ne m'int�resse pas, elle me passionne, fis-je.─ Bon. En voil� un bon �l�ve ! Alors je reprends. Mais

asseyez-vous, ne restez pas plant�s ! Soyez rassur�s, je vaisvous la faire courte. Je ne vais pas vous assommer ! Quoique !Vous savez, on pourrait en faire un roman !

Jean-Luc reposa le tuyau d'arrosage, tira deux fauteuils versnous et un autre pour s'asseoir en face de nous. La classe �taitd�j� silencieuse. Le ma�tre se redressa, bomba le torse, respiralonguement puis se pencha un peu en avant, laissant ses avant-bras pos�s sur ses genoux. Il croisa les doigts et, les yeux fix�ssur le gravier, devant lui, il commen�a son histoire.

� Jusqu'au d�but du XVIe si�cle les anc�tres de Papa �taientsuisses et catholiques. Ils s'appelaient Kaiser et vivaient assezpauvrement d'agriculture et d'�levage dans le canton de Z�rich.Et puis arriv�rent, � partir de 1517, les propositions du jeunemoine allemand Martin Luther, dont les th�ses1 furent assezvite officialis�es dans le canton de Z�rich. Leur influencegagna rapidement les autres cantons au point qu'il y eut dev�ritables conflits, meurtriers, qui pouss�rent de nombreux1 Les 95 th�ses sur les indulgences.

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Suchaux � �migrer1, et surtout les plus pauvres, ceux quiavaient rarement les moyens d'acheter des indulgences.

─ Tu pourrais quand m�me pr�ciser que les Suchaux, c'�-taient les Suisses, dit Anna. Bernard ne le sait peut-�tre pas.

─ En effet, merci Claire, et d'ailleurs la Suisse de l'�poquecomprenait aussi le canton de Mulhouse. Alors ceux-ci n'eurentpas � aller tr�s loin. Ils vinrent, pour la plupart, en Franche-Comt�, tandis que d'autres, les Kaiser en particulier, traver-s�rent le Rh�ne pour chercher refuge dans le sud de la France.Les Kaiser s'install�rent dans les C�vennes, en Ard�che, et res-t�rent �leveurs, vivant assez mis�rablement. C'est � partir deJean Calvin, G�nevois d'adoption, que de nouveaux pasteurs,souvent francophones, essaim�rent � partir de Gen�ve dansplusieurs r�gions d'Europe, dont une grande partie du sud de laFrance, surtout le sud-ouest mais aussi les C�vennes1. C'estainsi que les Kaiser, comme beaucoup d'Ard�chois et de Gar-dois, furent amen�s � suivre le mouvement calviniste, sansdoute � cause de la langue, eux ne parlant plus l'allemand alorsque les th�ses de Luther n'�taient largement diffus�es qu'enallemand et atteignaient surtout les r�gions germanophones. Etpuis, comme leur doctrine les y encourageait, les membres deces nouvelles �glises qu'on appelle maintenant les �glisesr�form�es, devinrent assez vite des gens importants, desm�decins, des avocats, des juristes, des commer�ants, donc desnotables, et cela irritait profond�ment les traditionalistes,loyalistes et catholiques. C'est comme �a que commenc�rent, �partir de 1562, les guerres de religion qui firent des centaines

1 Les conflits dur�rent � peine plus de dix ans, chaque canton recouvrant la libert�de religion en 1531. Toutefois, en 1847, un nouveau conflit opposa les cantonsprotestants aux cantons catholiques : ce fut 'la guerre de Sonderbund'.

1 Jean Clavin �tait n� � Noyon, en Picardie, en 1509. D'abord orient� vers un mi-nist�re eccl�sial, il fut convaincu par les id�es de Luther et, proscrit, il se r�fugia� B�le en 1534. Ses id�es, d�passant finalement celles de Luther, l'amen�rent �Gen�ve en 1541. Gen�ve devint l'Ėglise-Cit�.

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de milliers de victimes en France. Et allez savoir qui avaitcommenc� ! C'est un peu comme la question de la poule et del'œuf : qui a commenc� ? Les catholiques convertis aux id�esde Luther, en premier lieu l'�lite de la noblesse et de labourgeoisie suivis par les nouveaux protestants, calvinistes, oubien les catholiques ultra-loyalistes qui n'avaient qu'uneambition, celle d'imposer leurs volont�s � la famille royale ?Ce qui est s�r, c'est que tout �tait parti de la haute, des princes,des nobles, des conseillers du roi, des hi�rarques de l'�glisecatholique m�me.

─ Mais il y eut bien l'�dit de Nantes, avan�a Anna avecassurance.

─ Oui, mais plus tard, pr�s de trente ans plus tard, en 1598seulement. Et pourtant, c'est bien � la suite du premier d'unes�rie d'�dits royaux que ces conflits avaient commenc�. C'�taitl' �dit de Janvier, sign� � Saint-Germain en janvier 1962 par leroi Charles IX, mais dict� par sa m�re Catherine de M�dicis, leroi n'ayant alors que douze ans.

─ Alors elle aussi ! D�cid�ment ! s'exclama Anna.─ Eh oui. Tu sais Claire, les femmes, en politique... mais

bon, c'est une autre histoire, ou plut�t, c'est une trop longuehistoire et ce serait mieux de remettre �a � un autre jour.

─ Demain, mon ch�ri ?─ �coute, on verra, et puis �a emmerde peut-�tre Bernard

qui a s�rement d'autres id�es � nous proposer.C'est-�a, me dis-je en moi-m�me, compte sur moi !─ Oh, moi, tu sais, j'�coute.─ C'est bien Bernard, mais on compte sur toi. Donc, cet �dit

royal, qui fut appel� �dit de Saint-Germain, introduisait desdroits nouveaux pour les protestants, des droits concernant leslieux de culte notamment. Et assez paradoxalement, il ne fitque renforcer les haines entre catholiques et protestants, sonprojet de tol�rance n'ayant �t� bien compris que par la minorit�des gens cultiv�s. Et quelques jours apr�s eut lieu le premier

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massacre : deux cents protestants rassembl�s pour prier dansun village de Champagne.

─ Comme � Oradour, interjeta Anna.─ Oui, des pr�curseurs, et �a prouve bien qu'on ne refait pas

l'histoire. Sauf que l�, finalement, il n'y eut que trente mortsparmi les victimes. Mais ce drame marqua tout de m�me levrai d�but des guerres de religion. Pendant cette longuep�riode de plus de trente ans, non seulement les massacres semultipli�rent, mais encore nombre de hauts dignitaires de lamonarchie rejoignirent la cause protestante. Et c'est sans comp-ter le prince Henri de Navarre, le futur roi Henri IV, qui, bienqu'ayant �t� baptis� peu de temps apr�s sa venue au monde en1553, fut ballot� entre les deux croyances : peu de temps apr�sla naissance du prince, son p�re, Antoine de Bourbon-Vend�meet sa m�re, Jeanne d'Albret, tenante du tr�ne de Navarre,suivirent la R�forme, mais Antoine �tait revenu au catholicismeet en 1562, quelques jours seulement avant d'�tre tu� au si�gede Rouen, il avait fait pr�ter serment au jeune Henri qui juraitde garder la religion romaine. Jeanne par contre, dans un de sesviolents �lans d'intol�rance, avait s�v�rement contraint tout leB�arn � abjurer et Henri n'eut pas le choix, il d�t se laisserconvertir aussi. Et il n'eut pas l'audace de se reconvertir pourson mariage avec Marguerite de Valois au moment o� sa m�re,atteinte de tuberculose, �tait sur le point de mourir. Quant � lafuture et l�gendaire reine Margot, elle refusait cat�-goriquement, elle, de devenir protestante. Ce fut donc, � Notre-Dame de Paris, le premier mariage mixte, et le mari� n'yparticipait pas.

Jean-Luc, apr�s quelques secondes de r�flexion, reprend ;─ �a se passait le 18 ao�t 1572 et ce furent aussit�t trois

jours de liesse, dans Paris puis partout en France. On frisait lar�conciliation. Mais le cinqui�me jour, attention ! Unmassacre ! Le premier des trois jours sans doute les plus noirsde toute l'Histoire de France ! On compta plus de trente mille

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cadavres, presque tous de protestants, d'abord � Paris, puisdans tout le pays.

─ C'�tait bien la Saint-Barth�lemy, pr�cisa encore Anna.─ Et oui. Pour f�ter ce saint Ap�tre, on avait invent� le pire

exemple du fanatisme religieux. D'ailleurs ce martyr des pre-miers temps de la chr�tient� que Saint Jean appelait Nathana�ln'aurait sans doute pas �t� mieux trait� par les catholiques de1572, lui qui fut �corch� vif et crucifi� la t�te en bas.

─ Est-ce de l� que vient le dicton A la Saint-Barth�lemy, paieton d� ? demandai-je.

Jean-Luc devint rouge de col�re, ramassa un bout de bois,se rapprocha de la table, leva son b�ton et, heureusement, lereposa doucement. Le ma�tre n'aimait pas �tre sans cesseinterrompu et il ne me r�pondit pas.

─ Mauvais �l�ves ! A cause de vous je vais �tre oblig� d'ab-r�ger. Tant pis pour vous ! Donc pour r�sumer, aux �dits detol�rance succ�daient des �dits de tol�rance, tr�s vite, et auxrois succ�daient des rois, tr�s vite aussi, et Henri, � 21 ans,devint roi de France.

Jean-Luc se tut et nous regarda pendant trois longuessecondes.

─ Et l�, vous ne dites rien ? Vous ne me demandez pascomment le roi de Navarre peut, d'un coup de baguettemagique, devenir roi de France ?

─ Si, si, mon ch�ri, Bernard et moi, on se posait la question,�videmment.

─ Ah bon, j'aime mieux �a ! Eh bien c'�tait par applicationtoute simple de la loi salique . Henri III n'ayant pas eu de fils,le tr�ne revenait naturellement au seul m�le de la famille, soncousin Henri de Navarre. Mais cette succession ne plaisait pasdu tout ni � la majorit� des sujets du roi, catholiques, ni au roid'Espagne Philippe II, catholique aussi et qui, en plus de sesd�m�l�s militaires avec la France � propos de la Picardie qu'ilaurait bien voulu rattacher � la Flandre, elle-m�me rattach�e au

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royaume d'Espagne, �tait pr�t � tout pour asseoir sa filleIsabelle sur le tr�ne de France. N'�tait-elle pas, � ses yeux,l'h�riti�re l�gitime, elle, la petite fille du roi Henri II ? La loisalique lui volait cet h�ritage par le sang. Henri savait tout celaet s'obstinait. Il eut donc � combattre – et � vaincre – l'arm�ecatholique soutenue par l'Espagne. A la guerre religieuse venaitde s'ajouter la guerre civile. De son cheval, le huguenot eutbeau crier “Ralliez-vous � mon panache blanc !”, il se renditcompte qu'il ne r�ussirait ni � rallier la majorit� de ses sujets,ni � n�gocier en position de force avec Philippe II. Il fut doncconduit � abjurer encore une fois.

─ Mais fallait-il vraiment qu'il abjure ? demandai-je. �tait-ce n�cessaire ? N'y avait-il pas des pays o� les rois ou lesreines �taient protestants, l'Angleterre par exemple ?

─ C'est vrai Bernard, partout en Europe la coutume �tait eneffet cujus regio, ejus religio, en r�sum� un roi, une religion.Le roi, s'il �tait rest� protestant, aurait pu obliger tous ses sujets� le suivre. S'il d�rogea � la r�gle, ce fut davantage par oppor-tunisme que par faiblesse. Il ne faut pas sous-estimer l'impor-tance qu'avait � ses yeux la n�gociation avec le roi d'Espagne.Pour �tre en position de force, il lui fallait obtenir l'adh�sion duplus grand nombre de ses sujets. C'est d'ailleurs � cette fin qu'ilfit pr�parer et n�gocier l'�dit de Nantes, nomm� ainsisimplement parce qu'il fut probablement sign� � Nantes, villeo� le roi se trouvait ce jour l�, le 13 avril 1598, pour ent�rinerla fin du conflit avec le duc de Mercœur, leader de la SainteLigue, ce mouvement extr�miste n� au moment de l'arriv�e desr�formistes, aid� par l'Espagne et hostile aux rois qui, avec leursuccession de trait�s tol�rants, s'�taient montr�s trop laxistesavec les protestants.

─ L'�dit de Nantes �tait donc une sorte de compromis, si jecomprends bien, sugg�ra Anna.

─ Si tu veux Claire, on peut le voir comme �a. Il faut biense rendre compte que le mot r�forme n'�tait pas entendu �

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l'�poque comme il l'est aujourd'hui : le Concile de Trente nedatait que de quelques dizaines d'ann�es, le milieu du si�cle, etc'�tait bien aussi la grande r�forme de l'�glise, la romaine. Ceciexplique aussi ces conflits passionnels. Ce qui fait l'actualit� estsouvent passionnel. Et il me semble que toute l'astuce desn�gociations qui avaient conduit � l'�dit de Nantes, c'�tait derechercher des moyens capables d'apaiser les passions.

─ Tu peux nous donner quelques exemples ? demandai-je.─ Bien s�r, il y en a beaucoup, et les plus importants,

quoique les moins co�teux, �taient deux affirmations, celle dela libert� de conscience de chacun et celle de l'�galit� civile detous. Il y avait aussi la d�signation de places de s�ret� dontl'administration �tait laiss�e aux protestants mais dont le finan-cement restait � la charge du Tr�sor du royaume. Lesditesplaces �taient surtout des villes ou des bourgs plut�t situ�sdans le sud-ouest du pays, comme Foix, Montauban, Oloron ouencore Caussade. Il y en avait aussi dans le reste du pays maistr�s peu ou pas du tout dans l'est et dans le nord, rest�scatholiques. Je mets � part La Rochelle, ville qui, a elle touteseule, fit se transformer ce pacte de tol�rance en un si�geimpitoyable.

─ Je sens qu'on va se rapprocher de notre petit cimeti�re,glissa subtilement Anna.

─ C'est vrai Claire, les habitants d'Aunis et de Saintongeont �t� parmi les premiers � adh�rer aux id�es de Calvin et lesRochelais, pourtant loyalistes mais tr�s remont�s contre lesabus et la corruption des hommes proches du pouvoir, virentaffluer un grand nombre de nouveaux protestants, tout commeplusieurs villes des environs : Saintes, Marennes, Pons, Royan,Saint-Jean-d'Ang�ly et d'autres.

� La Rochelle fut donc le refuge de pas mal de protestants etil est av�r� que certains de la descendance Kaiser en firentpartie. Cette ville, qui �tait importante et riche, avec un impor-tant commerce maritime, n'avait pas h�sit� � proclamer sa

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s�cession d'avec le royaume et malgr� les ravages des�pid�mies de peste qui se multipliaient, l� comme un peupartout, elle r�ussit � tenir bon face au si�ge entrepris par lagarnison du roi, et ceci jusqu'en 1628, sous le r�gne deLouis XIII, quand Richelieu parvint � se faire remettre, au nomdu roi, les clefs de la cit�1. A cette date, les trois quarts de lapopulation �taient morts. De faim pour la plupart.

─ Et ceux de ta famille alors ? demanda Anna.─ Eh bien justement, dans ma famille, il y en eut de tous les

bords. A ce qu'on m'a dit, certains partirent au Canada qu'onappelait la Nouvelle France, d'autres s'�taient fait massacrer ou�taient morts de faim et, je n'ose pas dire les plus malins car cen'est pas vrai, quelques uns s'�taient convertis � la religionromaine. En fait, � ceux-l� on promettait des r�compenses, ilsse laissaient faire, et... se faisaient rouler dans la farine.

─ Mais Jean-Luc, tu parles d'anc�tres protestants alors quetu qualifies Henri IV de huguenot, reprit Anna.

─ C'est la m�me chose. Ce sont les catholiques qui avaientinvent� ce qualificatif, un soup�on p�joratif. On n'employaitpas encore le mot protestant – tout le monde protestait – et onne voulait surtout pas se laisser voler celui de r�formateur. Aud�but de la R�forme de Luther, on parlait, en France, d'h�r�sie,par opposition � orthodoxie. Mais �a n'�tait pas si facile que �ade s'y reconna�tre et de prendre position : par exemple, alorsque vers 1516 Luther venait de dire merde au Pape, le nouvel�v�que de Meaux exigeait de ses pr�tres qu'ils fassent r�citer leCredo et le Notre P�re en fran�ais par les fid�les. Lequel,d'apr�s toi, �tait r�formateur ? Il se trouve que quelques ann�esplus tard le groupe de Meaux �tait pers�cut� alors que, pour lapremi�re fois, un protestant �tait envoy� au b�cher. L'�v�quede Meaux n'avait plus qu'� filer doux et d�clarer publiquementqu'il condamnait les id�es de Luther.

1 Ravaillac tua Henri IV au couteau le 14 mai 1610.

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─ En fait, des situations comme celle-ci, on en rencontretout le temps, m�me maintenant, dis-je tout en cherchant unexemple r�cent.

─ Oh oui ! confirma Jean-Luc. L'histoire n'est faite que de�a. Prends 1940 : fallait-il suivre P�tain ou De Gaulle ? Jette-t-on la pierre � celui qui n'a pas ne serait-ce qu'approuv� lesd�buts de la R�sistance ?

─ J'avais en t�te un exemple plus r�cent, r�pliquai-je, maisbon, �a va, on a compris.

─ Dis toujours ! proposa Jean-Luc.─ Oui, dis-nous ! ajouta Anna.─ Bof, j'allais dire mai 68, mais apr�s r�flexion, les

�tudiants n'avaient pas trop le choix, aucun ne voulait �tre unjaune, ou alors celui l� ne se montrait pas, il restait chez lui.

─ Les �tudiants en effet, n'avaient pas trop h�sit�, mais leursparents par contre oui, eux avaient � prendre position et �'aurait�t� int�ressant de sonder le fond de la pens�e des milliers quid�filaient, le 13 mai, aux Champs �lys�es. Et avant mai 68, il yavait eu l'Alg�rie. En 1955, d'accord, on ne parlait que des�v�nements dans les d�partements 91, 92 et 93 et �a netroublait pas les consciences. Et puis on s'est mis � parler deterrorisme et l�, dilemme, et combien cruel pour certains !

─ Bon, Jean-Luc, si on revenait � nos moutons, proposai-je.Tu disais qu'il y avait des Kaiser � La Rochelle. Sais-tu si tu asencore de lointains cousins dans les parages ?

─ Oui certainement. Un jour papa m'avait dit qu'il y en avait� Saintes, mais je ne les connais pas, et il y en a sans douteaussi dans d'autres villes de la r�gion. Par contre, ce seraitrigolo qu'il y en ait sous ces cailloux, et �a m'int�resseraitd'aller fouiller l�-dedans pour voir s'il n'y aurait pas quelquepierre avec des gravures, mais j'ai pas vraiment le courage.

─ Mais s'ils sont morts � La Rochelle, comment veux-tuqu'ils aient �t� enterr�s ici ? Insinuai-je.

─ D'abord tous n'�taient pas � La Rochelle, il y en avait aussi

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dans quelques bourgades autour d'ici, les places de s�ret�dont je parlais � l'instant, et puis j'oubliais de vous dire qu'unedes coutumes des protestants, auxquels on restreignait lesdroits d'acc�s aux cimeti�res ordinaires, �tait d'enterrer leursmorts chez eux. Il y eut donc beaucoup de cimeti�res auchamp. Ils ajoutaient des gravures sur les pierres et souventune croix, en pierre aussi. Et mon petit doigt me dit que peut-�tre... sauf qu'il faut sortir ces gros cailloux et creuser, et �a !

─ Mais je pourrais t'aider, dis-je. Un peu de terrassement, �ane peut pas faire de mal !

─ Moi aussi ! Je pourrais aider pousser la brouette, ajoutaAnna. Mon ch�ri, c'est une super id�e !

─ Non Claire, c'est peut-�tre une super id�e mais on est l�pour se reposer, et puis je pr�f�re aller jouer au golf et garderdu temps pour parler avec Bernard.

Jean-Luc se leva, ramassa le tuyau d'arrosage et se dirigeavers le tumulus. Nous le suiv�mes.

─ C'est vrai, me dit Anna en se collant contre moi tout enmarchant. A Paris on se voit toujours en coup de vent et on n'ajamais l'occasion d'entendre tes histoires.

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Nous �tions maintenant tous les trois � c�t� du tumulus.Jean-Luc se pr�parait � arroser les fleurs. Il tournait l'emboutdu tuyau dans tous les sens mais l'eau ne coulait pas. Anna etmoi le regardions en silence.

V�ronique arrivait en v�lo. Elle mit pied � terre en bas duchemin, poussa son v�lo jusqu’au puits et se rapprochait denous. Jean-Luc l'aper�ut et l'interpela avant m�me qu’elle nousait rejoint :

─ Ah V�ronique, tu tombes bien ! Va donc m’ouvrir lerobinet, devant la cuisine !

V�ronique fit volte-face et se dirigea tout droit vers la maison.─ Et tu nous raconteras ton tournoi ! lui lan�a Anna d�s

qu’elle fut repartie, visiblement f�ch�e de l’accueil si peuaimable que Jean-Luc venait de r�server � sa fille.

Anna, me tirant par le coude comme pour me d�tourner deJean-Luc, me demanda :

─ Bernard, tu veux bien m’aider � servir l’ap�ro ?─ Oui bien s�r mais… Jean-Luc ?─ Jean-Luc nous rejoindra, il arrose et il nous rejoindra,

n’est-ce pas mon ch�ri ? dit-elle en retournant vers lui un brefsourire � peine �bauch�.

─ Oui Claire, mais s’il te pla�t, ouvre le robinet, j’arrive,j’en ai pour cinq minutes.

Nous all�mes � la cuisine. En passant, Anna ouvrit lerobinet d’arrosage. Elle me mit un plateau entre les mains, y

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posa trois verres, une carafe d’eau, les bouteilles de Ricard etde whisky, un bac de gla�ons et une assiette remplie de grelotsde saucisson. Elle appela V�ronique qui ne r�pondit pas,m’accompagna jusqu’� la table, sous le ch�ne, me d�chargeadu plateau et nous nous ass�mes. Elle me se servit un whisky,en servit un autre pour Jean-Luc et pour elle un Ricard.

─ Tu sais Bernard, Jean-Luc doit �tre furieux � cause de sapartie de golf interrompue. Pour le calmer, le mieux est decontinuer de le laisser parler, �a le d�tend. Avec les cimeti�res,sa communaut� comme il dit, il a de quoi nous occu-per pourl’apr�s-midi.

Il ne fut pas n�cessaire de le relancer sur le sujet. Avantm�me de s’asseoir, Jean-Luc prit son verre, le leva et l�cha � lacantonade, comme si nous �tions cent :

─ Mes chers amis, quand je mourraiPlantez un saule au cimeti�reEt maintenant levons nos verresA la sant� des enterr�s

─ D�cid�ment c'est ton jour Jean-Luc ! Tu �tais historien, tevoil� po�te maintenant, on dirait du Brassens, dit Anna.

Alors Anna reprit, comme on fait � l’�cole :─ Plantez un saule au cimeti�re

J'aime son feuillage �plor�La p�leur m'en est douce et ch�reEt son ombre sera l�g�reA la terre o� je dormirai.

─ Merci Claire, heureusement que tu es l�, bravo pour lam�moire ! Moi aussi je voudrais qu’il y ait un �pitaphe sur matombe, quelque chose qui me rattache au monde des vivants, �toi Claire, � toi Bernard et � tous les autres, de Brian�on, deParis, de Saintes, de Qu�bec… je n'sais pas moi... deTombouctou ou de Nouvelle-Guin�e, enfin de partout quoi !

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─ Et qui te rattache aussi au monde des morts si j’ai biencompris, osai-je ajouter.

─ Aux morts aussi, bien s�r Bernard. Tu as tout compris,c’est tout �a la communaut� des vivants.

Je sentais qu’il attendait encore autre chose, alors je tentai legrand jeu :

─ Pourquoi ne pas parler de la communaut� des saints, toutsimplement, tant que tu y es ?

─ Oui, l’assembl�e des saints, comme dans la Bible,Bernard a raison, reprit Anna.

─ C’est le tout simplement de Bernard qui me g�ne, insistaJean-Luc. L’assembl�e des saints, nous en faisons tous partie,mais pas comme �a, tout simplement. Rappelle-toi cequ’�crivait Saint Paul : Vous �tiez des morts mais en raison devos fautes, des p�ch�s dans lesquels vous viviez, vous �tiezsoumis au prince qui gouverne l’univers, � l'esprit mauvais quiagit en ceux qui refusent de croire. Si tu comptes bien, �a nefait pas que des saints !

Anna vint encore � mon secours – et au secours de Jean-Lucpar la m�me occasion :

─ D�cid�ment Jean-Luc, tu oublies encore la moiti� dutexte ! Juste apr�s Saint Paul disait : Mais Dieu est riche enmis�ricorde. En raison du grand amour dont il nous aime,alors que nous �tions des morts � cause de nos fautes, il nousa ramen�s � la vie avec le Christ. Il nous a relev�s et nous afait asseoir � sa droite, dans les cieux, avec le Christ J�sus. Asa droite, si ce ne sont pas les saints, c’est qui, tu peux me ledire ?

Ils m’�tonnaient tous les deux, � en savoir tant sur les �cri-tures saintes, mais je ne voyais pas bien o� Jean-Luc voulait envenir et je lui demandai :

─ Tu parles de n’importe qui ? Des croyants, des ath�es, descriminels, des malades, enfin de tout le monde et tu ne parlesm�me pas de tes proches, de ta famille, � commencer par ton

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p�re ? Si je r�sume, tu commences par arroser des fleurs et tudis qu’en r�alit� tu arroses les morts, ensuite ce sont les vivantset les morts, maintenant c’est tout le monde et tout le mondeest saint d’apr�s…heu…, enfin d’apr�s Saint Paul. Alors vas-y ! Tant que tu y es, reprends le tuyau et arrose-nous !

─ Tu te fous de moi Bernard, crois bien que j’y pense tr�sfort � mon p�re, et je sais bien que ce n’�tait pas un saint, maisil y a tellement d’autres personnes auxquelles je pense aussi, etce n’�taient pas non plus des saints, enfin pas toutes.

─ Ah bon, et t’arriverait-il de penser � nous ?─ Nous ? Nous, c’est qui, c’est quoi, nous ?─ Nous, eh bien… nous, c’est maintenant, la vie de mainte-

nant, nous tous les trois, tous les quatre m�me, enfin nous aupr�sent, ici, aux M�ches Roches, avec les h�rons qui volent etceux qui sont debout dans l’eau, avec les nuages blancs quipassent, avec le vent qui pousse les nuages et la mer qui�cume, et avec le tumulus aussi, si tu veux, et ses fleurs.

─ Mais Bernard, est-ce que tu te rends compte de ce que tudis ? Maintenant ! Mais maintenant est d�j� pass� ! On est d�j�dans le futur de ton maintenant ! Et ce futur de ton maintenantvient d�j� de passer, encore, � l’instant m�me o� tu finissais deprononcer le mot. On n’arr�te pas de se d�verser dans le pass�.Maintenant, le maintenant dont tu parles, �a n’est qu’un toutpetit grain, une infime poussi�re de temps, c’est folie d’enparler. Du balai la poussi�re, le temps va l’aspirer !

Anna se leva et vint s’asseoir pr�s de moi, � ma gauche, enface de Jean-Luc. Une d�licate attention, j’appr�ciai.

─ Enfin mon ch�ri, tu vas quand m�me pas emp�cherBernard de parler, de dire ce qu’il pense. Et m�me pas ce qu’ilpense d’ailleurs, tu l’arr�tes d�j� sur un seul mot. Il prononcele mot simplement et tu l’arr�tes. Et puis le mot maintenant ettu l’interromps encore. On le sait que tu es prof de fran�ais,mais l�, c’est m�me plus la question, bois ton whisky et laisseBernard parler !

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─ Je disais qu’il faut un peu de rigueur, c’est tout. Je n’aipas du tout voulu emp�cher Bernard de parler. Qu’est-ce que tuvoulais dire, Bernard ?

Anna tourna la t�te vers moi, une demi-seconde, le tempsd’un clin d’œil, puis fixa de nouveau Jean-Luc. Sans faire debruit, se gardant de laisser le gravier crisser sous ses escarpins,elle �tendit ses longues jambes sous la table et les laissa s’ap-puyer l�g�rement contre moi.

─ Heu… maintenant je ne sais plus. Qu’est-ce que jedisais ?

─ Justement, maintenant, c’est le mot que tu venais deprononcer avant que Jean-Luc t’interrompe, dit Anna pourm’aider.

─ Ah oui. Non, je disais que la vie, maintenant, continue.Le pr�sent continue. Le pr�sent, c’est tout sauf de la poussi�re,c’est la vie. Pour moi, regarder les h�rons cendr�s virevolter,les nuages passer, la mer �cumer, ce n’est pas regarder vers lepass�, c’est tout le contraire. Il n’y a rien qui dure plus long-temps que le pr�sent. Tenez par exemple : n’avez-vous jamaisremarqu� que les vieux, dans les villages, dans le Midi surtout,pouvaient rester assis devant chez eux, sur le trottoir, pendantdes heures, sans rien dire ? Ils regardent les gens qui passentdevant eux. C’est peu, me direz-vous, mais sont-ils malheu-reux ? Eh bien non, pas du tout. Ils vivent le pr�sent. Ils lesavourent m�me. Ils laissent leur pass� redevenir pr�sent.

─ Mais eux, ils savent bien qu’ils n’ont plus de futur, mer�torqua Jean-Luc, pendant qu’Anna collait son genou contremoi, l’appuyant sur ma jambe, et de plus en plus fort.

─ L� tu es fort Jean-Luc. La belle formule ! Ne plus avoirde futur. Comme si futur et pass� �taient confondus. Hop, lefutur, derri�re ! Passez mus-cade ! Circulez, y a plus rien �voir ! Non, au contraire, leur futur, ils le connaissent d�j�, ils levivent m�me, c’est comme s’ils l’avalaient, comme s’ils lebuvaient, car pour eux le futur c’est d�j� leur pr�sent.

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Jean-Luc tournait la t�te � droite et � gauche, visiblementagac� et, comme pour couper court, s’adressant � Anna :

─ Claire, va donc regarder ce que fait V�ronique ! Dis-luide revenir au plus vite avec nous, qu’elle nous raconte un peuson tournoi de tennis, veux-tu ?

─ Mais laissons V�ronique tranquille, elle est s�rementplong�e dans son bouquin, elle reviendra bien toute seule.J’aimerais bien que Bernard termine l’histoire des vieux. Ber-nard, pardonne-moi, on t’�coute.

C’�tait plut�t Jean-Luc qui devait pardonner, pensai-je. Pourne pas insister, me vint un autre exemple :

─ Je me souviens d’une autre situation. Un jour un ami,Brice, m'appela au t�l�phone. C’�tait en septembre, l’ann�ederni�re. J’�tais sur le point de l’appeler moi aussi, pensantqu’il devait �tre revenu de vacances, pour prendre desnouvelles de sa sant� car il souffrait depuis longtemps d’uncancer du larynx. Mais il avait �t� plus vite que moi et il medit : Bernard, salut, tu sais, je t’appelle de l’H�tel-Dieu, onvient de me trouver un cancer du poumon… Je compris quec’�tait un appel au secours. Alors j’essayais, sans doute assezmaladroitement, d’�tablir un dialogue que je voulais amical,fraternel m�me, et je lui demandai comment on s’en �taitaper�u, s’il souffrait, quels traitements on lui faisait… Il me ditqu’il avait beaucoup souffert mais qu’�tant maintenant sousmorphine, il avait moins mal. Il me dit aussi qu’il �tait entrebonnes mains, celles du m�decin qui l’avait soign� jusque-l� eten qui il avait toute confiance. Alors je voulus le distraire unpeu en lui rappelant les derniers bons moments pass�sensemble : notre visite de la bambuseraie d'Anduze ; le retourde notre mission au Maroc avec nos citronniers dans les bras,dans l'avion... Et puis je lui parlai de ceux que nous pouvionsenvisager de partager dans le futur : la descente de Paris �Cassis par les canaux et le Rh�ne et puis la mer de Port-Saint-Louis-du-Rh�ne � Cassis ; la Coupe de France de bridge par

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�quipe... Et sa r�ponse fut bien singuli�re : Tu sais Bernard, jen’ai plus de pass� et je n’ai pas de futur. J'�tais pour ainsi direclou� par cette r�ponse.

� Je le rappelai encore deux ou trois fois les jours suivants.La derni�re fois, une semaine seulement apr�s ce premier coupde fil, ce fut sa femme qui me r�pondit. Brice �tait revenu chezeux et il �tait au plus mal. Il mourut le soir m�me.

─ Tu sais � quoi ton histoire me fait penser ? me demandaJean-Luc.

─ Non.─ A ce po�me de Lamartine :� Oh temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, Suspendez votre cours !Laissez-nous savourez les rapides d�licesDes plus beaux de nos jours !─ Ce verset l�, mon ch�ri, je l’aurais mieux vu � propos des

vieux dont parlait Bernard tout � l’heure, reprit Anna. C’est leverset suivant qui collerait mieux avec l’histoire de son amiBrice :

� Assez de malheureux ici-bas vous implorent :Coulez, coulez pour eux ;Prenez avec leurs jours les soins qui les d�vorent ;Oubliez les heureux.D�cid�ment, elle en avait, Anna, de l’�-propos.─ Eh bien vous voyez, dans la vieillesse, dans la douleur,

dans la maladie, partout o� les gens souffrent, seul le pr�sentexiste, conclus-je.

Je croyais bien conclure mais Anna intervint :─ Mes p’tits amis, c’est que dans tout �a, il commence � se

faire tard et nous n’avons toujours pas d�jeun�. Qu’est-ce quevous diriez d’un r�ti froid avec des chips ? �a sera vite pr�t etnous pourrons continuer cette conversation passionnante. Ber-nard, tu aimes le r�ti froid ?

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Cette conversation �tait-elle passionnante ? Elle pouvait ledevenir, pensais-je, mais pour l'instant, c'�tait plut�t une suitede monologues. Je r�pondis � Anna :

─ Oui… heu… volontiers. Avec de la mayonnaise si tu en as ?D�cid�ment, �a m’�tait p�nible de taire son pr�nom, de ne

dire ni Claire, ni Anna.─ De la mayo ? J’ai pens� � toi, y-en a plein le frigo, viens

avec moi, tu choisiras. Ch�ri, je te sers un autre whisky enattendant ?

─ Merci Claire, t’inqui�te, je me servirai tout seul, allezchercher le r�ti.

Je partis donc � la cuisine avec Anna.La cuisine et la salle de s�jour – qui ressemblait surtout �

une immense biblioth�que, avec une grande quantit� de livresd’art et des centaines de romans policiers – donnaient directe-ment sur le jardin. Derri�re, il y avait la chambre de Jean-Lucet Anna, une salle de bain, les toilettes et une remise o� �taiententrepos�es les r�serves alimentaires et les boissons et qui ser-vait aussi de buanderie, de garage � v�los et de stockage d’untas d’autres choses, des piles de vieux journaux, des sacs decharbon, une brouette et quelques outils... A l’�tage, il y avaittrois chambres dont les fen�tres ouvraient sur le jardin et � l’ar-ri�re, une salle d’eau, des toilettes et une pi�ce aveugle qui ser-vait de grenier. L’escalier montait depuis la salle de s�jour,contre la cloison de la cuisine.

Sit�t entr�e dans la cuisine, Anna poussa la porte donnantsur la salle de s�jour et, du bas de l’escalier, appela V�roniqued’une voix forte :

─ V�ronique ?─ Oui Maman.─ Qu’est-ce que tu fais ?─ Je lis, Maman.─ Tu viendras d�jeuner avec nous ?─ Non Maman, j’ai pas faim, je finis mon bouquin.

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A l’entendre, V�ronique �tait � l’�vidence enferm�e dans sachambre, la derni�re au fond du couloir, et la porte du couloirdevait �tre ferm�e, aussi.

Anna ouvrit le frigidaire, prit le r�ti, le d�posa sur un platavec un couteau � longue lame et me dit en ressortant de lacuisine :

─ Bernard, attends-moi l�, je porte le r�ti sur la table et vaisdemander � Jean-Luc de le d�couper, et nous choisirons lamayonnaise.

─ Va poser le plat, je vais t'en choisir une, r�pondis-je en medemandant ce qu’elle pouvait avoir en t�te. Bon Dieu, quelcin�ma pour une mayonnaise ! D'habitude, chez moi, la mayoje la monte, mais l� on dirait bien que c'est dans un volcan !

Mon r�ve ne dura qu’� peine dix secondes. Un r�ve sansdoute pr�monitoire, comme d’autres souvent.

Sit�t revenue, Anna repoussa doucement la porte du frigo etme tira par le bras jusque dans la remise. Sans rien dire.Embarrass�, surpris, je ne pus r�sister.

─ Bernard, fais-moi l’amour, me sourit Anna, laissantfondre aussit�t ses l�vres sur ma bouche.

─ �coute Anna, je…Je fus interrompu car elle recommen�a. Je voulus me

d�battre, mais sans la bousculer. Apr�s tout son baiser n’�taitpas d�plaisant, mais il ne fallait pas aller plus loin. Je la tint parles �paules et pu m’�carter d’elle pour lui dire :

─ Anna, il y a dix ans tu avais encore le choix et j’auraisaccept�, c’est s�r, c’est ce que je voulais. Maintenant c’estJean-Luc. O� est la mayonnaise ?

─ Attends Bernard, je m’appelle Anna ! Qu’est-ce qui lui apris � Jean-Luc de m’appeler Claire ? Il veut ma mort ? C’estcomme s’il m’avait tu�e. Moi je veux vivre. Et je voudraisvivre avec toi maintenant. �a fait dix ans que j’y pense. Tu mecroiras si tu veux, mais j’y pensais d�s le premier jour, d�snotre sortie de l’�glise. Rappelle-toi, ton sourire…

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─ �coute Anna, ne compliquons pas. Il n’a pas fait �a pourte fuir, ni pour te faire fuir. Au contraire, c’est plut�t dr�le.Prends �a comme une plaisanterie, sans m�chancet�. Noussommes amis, restons amis et voil� ! Mais allons-y maintenant,il nous attend.

Nous rejoign�mes Jean-Luc, tous les deux un tube demayonnaise � la main. Il avait garni les assiettes, de r�ti et dechips. Il demanda � Anna :

─ Claire, je t’ai entendu appeler V�ronique. A-t-elle ditqu’elle viendrait d�jeuner avec nous ?

─ Non, elle m’a r�pondu qu’elle finissait son livre.

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Comment m’en sortir ? Notre discussion, quoique malcommenc�e, avait tourn� comme je l'esp�rais, chacun s'�tantenfin forg� une opinion. Il fallait que �a continue. Mais Anna ?L’appeler Claire moi aussi ? Ou dire Claire en pr�sence deJean-Luc, sinon Anna, comme d’habitude ? Ou pas de pr�nomdu tout, comme j’avais tent� de le faire ? Je n’y arrivais pas, jevoyais bien que je n’y arrivais pas, que �a me faisait bafouiller.Partager le bien-�tre mais ne pas bafouiller. C’est vrai que dubien-�tre elle voulait m’en donner, Anna. Bon Dieu, quel conj’ai fait, il y a dix ans !

Et m�me bien avant : elle �tait en philo et elle venait mevoir pour ses le�ons de maths. �a avait bien march� : elle avaitr�ussi et moi j’�tais tomb� amoureux. Mais je n’osais pas le luidire. Et puis nous nous �tions tr�s vite retrouv�s. Jean-Luc �taitavec elle � la fac. Ils �taient devenus des amis et il l’invitait �Brian�on pendant les vacances. Toujours en m�me temps quemoi parce qu’il savait que nous nous connaissions. Pendant lesrandonn�es, elle marchait le plus souvent � c�t� de moi, ouderri�re moi si le sentier �tait �troit, et dans les passages unpeu difficiles, c’�tait toujours vers moi qu’elle tendait la main.Pour ne pas tomber. Et dans les refuges…

Est-ce que, de nouveau, elle me tendait la main ? Allez, melaisser faire ! Qu’ai-je � perdre apr�s tout ? Au contraire, si cequ’elle dit est vrai, c’est peut-�tre ma chance, une nouvellechance. Le tout est d’�tre actif, de montrer que je l’aime. De lelui dire aussi ? J’attendrai. Dire � Anna �.

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Et puis voir.─ Alors bon app�tit ! nous marmotta Jean-Luc. Anna et moi l�ch�mes d’une seule voix un bon app�tit tr�s

mod�r� tout en nous rasseyant, aux m�mes places, l’un contrel’autre, et la conversation reprit comme si elle n’avait pascess�.

─ Ce n’est pas pour changer de sujet, me dit Jean-Luc, jepense simplement que tu nous a emmen�s sur des terrainsincertains, je dirais m�me inconnus : qu’est-ce que le pr�sent ?Faudrait s’appeler Einstein pour en parler, tout est relatif !

─ Eh bien c’est exactement ce qu’il disait, Einstein, tout estrelatif, alors Jean-Luc, continue ! Explique-nous ! Anna et moin’attendons que �a, c’est pas vrai Anna ?

─ Si, si, c’est vrai, mais tu en sais plus que Jean-Luc, ceserait plut�t � toi Bernard d’en parler, dit Anna qui, en se tour-nant vers moi, avait pos� sa main sur ma cuisse, sous la table.

─ Mais parler de quoi Anna ? De qui ? D’Einstein ? De sath�orie ? De lui ? Qu’est-ce que j’en sais moi ? Que c’�tait uncancre, sans doute comme nous tous ? Pardon Anna, je veuxdire comme beaucoup de gens ?

─ Nous avons convenu qu’ici on disait Claire. T�che de t’ensouvenir si tu veux bien, Bernard, grommela Jean-Luc, sur leton qu’il fallait pour me morig�ner.

─ Mais Jean-Luc, les claires ne sont que des bassins ! Desbassins peu profonds, tout le contraire d’Anna et en plus ilssont sales et ils sentent mauvais. Ils n’ont qu’un pointcommun, ils sont tous bien soign�s. Pourquoi changer denom ? Anna ne te pla�t pas ?

L�, j’aurais bien voulu, � ce moment pr�cis, �tendre monbras gauche sur le dossier d’Anna. Mais Jean-Luc l’aurait prispour une provocation. Je m’�tais dit d’attendre, le bon momentviendrait.

Jean-Luc, montrant � l’�vidence une grande col�re rentr�e,coupa court :

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─ Claire a raison, tant que tu y es, parle-nous donc d’Ein-stein.

─ Tu sais, moi et l’espace-temps, �a fait vraiment deux. Apart la g�om�trie. Et encore ! Mais apr�s…et �a ne nous ferapas revenir � tes fleurs, ni aux morts.

─ Qui sait ? On ne sait jamais !Anna, visiblement, voulait m’encourager. Je me lan�ai, compl�tement au hasard :─ La g�om�trie, �a commence par les droites...─ S’il te pla�t, Bernard, �pargne-nous ! On �tait sur Einstein, dit

Jean-Luc, l’air d’avoir envie de se calmer.Il fallait que je trouve quelque chose de plus. Ni Einstein, ni

les droites. Et une id�e me vint :─ Permets-moi d’insister, j’ai une id�e. �coute, tu ne veux

pas des droites et tu as raison, tu sais pourquoi ?Jean-Luc, de nouveau, parut exasp�r� : ─ Parce qu’encore une fois, ce n’est pas le sujet !─ Mais si c’est le sujet, on est en plein dedans, tu vas vite

comprendre, mais calme-toi d’abord !─ O.K., faisons un effort, d’accord Claire ?─ Moi, je n’attends que �a, je suis tr�s impatiente, je devine

que tu nous r�serves une surprise, Bernard ?L�, c’�tait le moment : je passai mon bras sur le fauteuil

d’Anna et me tournai vers elle, comme pour lui r�server, � elletoute seule, ce qu’elle r�clamait, une surprise.

─ Eh bien les droites, j’ai bien r�fl�chi et je peux vousaffirmer qu’elles n’existent pas !

─ Et tu trouves �a dr�le, dit Jean-Luc.─ Non, je suis tr�s s�rieux, mais c’est assez dr�le quand

m�me. Rappelez-vous : � l’�cole on nous disait “tracez unedroite”, et chacun prenait sa r�gle et tra�ait une droite sur safeuille de papier. Et puis “placez un point A n’importe o� sur ladroite”. La plupart pla�aient le point A soit � peu pr�s aumilieu de la feuille, soit plut�t � gauche, plus souvent � gauche.

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Et �a continuait : “maintenant soit B un point de la droite aussi�loign� qu’on veut du point A.” L�, on savait tous � quoi ilfallait s’attendre : le prof parlera s�rement de la distance entreA et B qu’il faudra appeler x et le probl�me commencera apr�s,nous disions-nous. Alors presque tous, nous placions le point B� droite du point A pour que x soit positif et que les chosessoient simples, au moins au d�but du probl�me. Effectivement,le plus souvent le probl�me commen�ait en posant AB �gal x.Eh bien l�, d�j� l�, si j’�tais encore dans cette classeaujourd’hui, je serais bien emb�t�.

─ C’�tait pourtant facile, dit Jean-Luc. Qu’y avait-il de sidifficile ?

─ Moi j’ai devin�, r�torqua Anna, tu n’as pas dit que ladroite �tait orient�e, comme un axe, c’est pas �a ?

─ Tu as raison Anna, �’aurait pu �tre �a, D’ailleurs je pour-rais continuer mon histoire comme �a. Mais mon id�e �taitcelle-ci : je serais bien emb�t� parce que, pour une fois, j’au-rais aim� placer le point B tr�s loin du point A, bien plus loinque le bord de la feuille, hors de la classe, � l’infini m�me.

─ Mais c’est impossible, r�pliqua Jean-Luc.─ Pourquoi impossible ? On d�finit bien une droite comme

ayant une longueur infinie, ou alors ce n’est pas une droite,c’est une demi-droite, ou un segment de droite, comme tuvoudras, mais ce qui est vrai dans ce que tu dis, ce qui estimpossible, c’est qu’une droite reste droite jusqu’� l’infini. Tuimagines une droite qui traverserait l’espace, comme �a, depart en part, de l’infini � l’infini. Impossible ! Ou alorsl’univers n’a jamais eu de commencement.

─ Et ne finira jamais, ajouta astucieusement Anna.─ Exact ! Pas de commencement et pas de fin, plus de big

bang et plus de fin du monde. Youpi ! ─ Mais c’est fou ! On sait bien que l’univers a eu un

commencement, le big bang, le trou noir, dit Jean-Luc.─ D’accord. Donc il n’y a pas trente six solutions : plus on

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va loin, plus la droite est courbe. Qu’est-ce qu’elle fait apr�s ?Myst�re ! Elle s’entortille ? Elle fait des nœuds ? D’�normesnœuds ? En tout cas, il se passe quelque chose.

─ Peut-�tre qu’elle revient sur elle-m�me, avan�a timide-ment Anna.

─ C’est �a, elle revient, et on reste toujours au pr�sent. On�tait l�, on est parti et on revient, confirmai-je.

─ Finalement elle me pla�t assez ton histoire, dit Jean-Luc,tout souriant. On pourrait dire qu’on est vivant, qu’on meurt etpuis qu’on est vivant, de nouveau.

─ La r�surrection des morts en somme, c’est bien la preuve,hein Bernard ? compl�ta Anna tout en m'associant � saremarque.

─ Si �a te chante, moi, �a ne me d�range pas, au contraire.J’avais pens� � une conclusion plus prosa�que : il n’y a pas dedroites, il n’y a, au mieux, que des demi-droites. Les droitesdont parlent les profs, ce sont des demi-droites qui ont leur ori-gine dans le trou noir, au moment du big bang.

─ �a laisserait supposer qu’il n’y a pas de fin du monde,alors.

D�cid�ment Anna ne laisse rien passer, me dis-je.─ Peut-�tre, Anna, et s’il y avait une fin du monde, alors il

n’y aurait m�me plus de demi-droites, il n’y aurait que des seg-ments de droites limit�s aux deux bouts, mais va savoir dequelles longueurs !

Avais-je gagn� ? Jean-Luc ne me corrigeait plus. Je pouvaisdire Anna, il ne protestait pas. Mais je pensais : � Bon Dieu,qu’elle est dure la con-qu�te ! � J’�tais vann�. Et c’est Annaqui me tira d’affaire :

─ En fait, Bernard, Einstein a du faire le m�me raisonne-ment que toi, non ?

─ Je ne sais pas. Tu sais, Einstein, lui, c’�tait un cerveau. Enplus il �tait fort en math. Mais une chose est s�re, c’est qu’il�tait plut�t en retard dans ses �tudes, � l’�cole. Alors pendant

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les cours, il r�fl�chissait � des choses auxquelles les gamins deson �ge ne faisaient pas attention. Ils �taient moins m�rs quelui, peut-�tre plus dociles aussi. On a tort de vouloir enseignerdes choses difficiles aux jeunes �l�ves, et m�me celles qu’oncroit faciles. Tu es bien de cet avis Jean-Luc, je pr�sume. �aserait int�ressant de savoir ce qu’en pense V�ronique. J’aienvie d’aller lui demander.

─ Allons la chercher ! Bernard, je viens avec toi.Anna s’�tait d�j� lev�e. Cette deuxi�me manche �tait bien

engag�e. Jean-Luc nous regarda partir vers la cuisine. Il avaitl’air heureux, et confiant. Tant mieux ! Sit�t dans la maison,j’allumai la lumi�re de la salle de s�jour et je dis � Anna :

─ Appelle V�ronique et monte lui parler. Je vais dans laremise, tu pourras m’y rejoindre ?

─ Oui Bernard, je t’aime.Elle l'avait chuchot� et m’embrassa longuement dans l’ent-

reb�illement de la porte. Elle appela V�ronique et disparutdans l’escalier.

Je m’installais, assis, sur un tas de journaux, quand Annadescendit. Elle referma la porte, s’assit sur mes genoux etd�grafa sa jupe.

─ �tends-toi, V�ronique va descendre dans cinq minutes,elle finit un chapitre et elle nous rejoint, nous avons bien letemps, fais moi l’amour, vite !

─ Oui Anna, tout � l’heure, ce soir, embrasse-moi encore,c’�tait bien.

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Pourquoi avais-je h�sit� ? N’�tais-je pas pr�t ? Je bandaispourtant, d�s que nous nous �tions lev�s de table. �tait-ce tropt�t ? Quoi, la timidit� ? Ou le d�sir confus de toujours resterseul ? C’�tait idiot. Anna voulait de moi et j’avais r�sist�,j’avais dit non. Le soir ? Je savais bien que c’�tait impossible.Une autre occasion ? J’avais bien vu que les occasions ne sepr�sentaient pas toutes seules. Il fallait les cr�er. Mais com-ment ? Je me disais que cette occasion l� s’�tait pr�sent�egr�ce � un concours de circonstances favorables : j’avais eul’id�e d’une histoire, sans int�r�t, c’est vrai, mais cette histoireles avait fait r�agir, aussi bien Anna que Jean-Luc. Anna avaitm�me parl� d’une surprise. Il fallait que j’en trouve une autre,ou bien que je sache rebondir sur les sujets que Jean-Luc abor-derait. Et il n’en manquait pas, c’�tait s�r. Et l’autrecirconstance favorable, c’�tait l’op�ration V�ronique. Celle-ci,on ne pouvait pas l’inventer. Ni l’improviser. Il fallait donc queje reste attentif � tout ce qui se passait autour de nous, m�mesans rapport avec ce que nous ferions ou ce dont nousparlerions. Quelle histoire pouvais-je encore leur raconter ?Tout avait �t� d�clench� par Jean-Luc avec ses fleurs, et �partir de l�, avec la vie et la mort, le pr�sent et le pass�, lemonde et l’infini du monde, ou sa finitude. La r�surrectionm�me. Pouvais-je trouver d’autres histoires sur ce sujet ? Ousur quelque chose d’approchant ? Un conte, une anecdote, uneaventure ? J’avais peur. Je me souvenais de cette femme dont

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j’avais oubli� le nom et qui parlait de l’instant cr�atif. Elledisait que les id�es nouvelles, c’est quand on chamboule tout.�a, question chambouler, Anna s’y connaissait ! Elle me l’avaitbien prouv� en m’embrassant, et � ce moment l� j’avais eupeur. Peur de devoir l�cher prise. Peur de ne pas r�ussir. Peurdu vide. Peur de moi pour tout dire.

� N’ayez pas peur ! � Cette phrase du Pape Jean-Paul II merevint. Peur de quoi ? L’avait-il dit ? Il agissait beaucoup pourla paix, contre les conflits et les guerres. Mais il est vrai qu’il s’�taitbeaucoup adress� aux jeunes, ne serait-ce que pendant les JMJ. Tantde jeunes se suicidaient ! Pour eux, �tait-ce la peur de la vie ?� N’ayez pas peur de la vie ! � voulait-il leur dire ?

Comme V�ronique allait nous rejoindre, cette id�e �taitpeut-�tre � tenter. Je tenais le bon bout, pensais-je.

V�ronique arriva apr�s Anna et moi. Dans nos pas. Jean-Luc, le premier, lui posa la question :

─ V�ronique, les droites, c’est bien � ton programme ?─ Mais �coute mon ch�ri, laisse au moins V�ronique nous

raconter son tournoi, on parlera des droites apr�s, si elle veut,opposa Anna.

─ Les boulets ! C’est tout ce que vous avez � dire ? Jeretourne dans ma chambre. Vraiment relou les ramps !

─ Mais V�ronique, attends, reste au moins pour d�ner, Ber-nard nous racontais plein d’histoires, assieds-toi !

─ Dis-moi, c’est quoi les ramps ? ajoutai-je aussit�t.V�ronique h�sita, fit le tour de la table et finit par s’asseoir

� c�t� de son p�re. Voulait-elle me r�pondre ? Ob�ir � sam�re ? �couter mes histoires ? Allez savoir ! Il �tait toutefoisassez r�v�lateur qu’elle choisisse de se mettre en face d’Annaet moi. Et Anna lui redit :

─ Alors, et ce tournoi, dis-nous, tu as gagn� ?─ Laisse b�ton, c’est foutu, ce n’est que des tricheuses,

c’est l’histoire de Bernard que je voulais entendre.─ Oui V�ro, t’as raison, dit Jean-Luc en se tournant vers

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elle. Bernard parlait d’un truc qui doit t’int�resser, les lignesdroites…

J’intervins :─ Stop, Jean-Luc ! Pas �tonnant qu’elle nous prenne pour

des boulets ! Je ne vais pas l’assommer avec une histoire dedroites qui s’entortillent.

─ Bernard, c’est en verlan, les ramps c’est les parents, maisqu’est-ce qui s’entortille, la droite ou ton histoire ?

─ Il ne s’agissait pas d’une droite, corrigea Anna, mais desdroites, les droites en g�n�ral, comme en g�om�trie.

─ C’est assez gogolo ! Les parall�les alors ?─ Nous n’allons tout de m�me pas commencer la soir�e sur

les droites, ni sur les parall�les, ajouta Anna en se tournant versmoi, l’air triste, mais cet air qu’elle sait prendre et qui sous-entend autre chose, une demande, un appel, une suppliquem�me.

Comment la satisfaire ? Comment commencer la soir�e ?Comment la terminer plut�t, pensais-je. Me lancer sur la peur,sur la peur de la vie comme je l’avais pr�vu ? Comment Annale prendra-t-elle ? J’y vais ? J’y vais pas ?

Jean-Luc soutint Anna et me tira d’affaire.─ Claire tu as raison, V�ronique et les droites, �a fait deux,

elle a toujours eu peur de la g�om�trie.─ Moi, j’aurais peur de quoi ? Mais tu rigoles Papa !L� je tentai le coup :─ Tu sais V�ronique, on a toujours peur de quelque chose,

tous. Tout le monde a peur.─ Peur de la mort, oui d’accord, mais de la g�om�trie !Anna se retourna de nouveau vers moi et fit mine d’�tre

soulag�e. J’en �tais s�r, elle l’avait devin�, que la peur allaitme brancher. Et V�ronique aussi, qui sait ? Il restait � sonderJean-Luc.

Le sondage se fit tout seul :─ Et ton grand-p�re aussi avait peur de la mort.

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─ Eh bien moi, si vous voulez tout savoir, c'est surtout dedemain dont j'ai peur. Du futur. A la limite, de la mort je m'enfous. Vous vous rendez pas compte, vous les vieux, mais jesuis qu'une petite conne, je suis comme un mouton. On compteles moutons, on les tond et puis on les mange. Voil�. C'estcomme ces nuages l�-bas, sauf que les nuages, c'est de la pluie.Moi, j'ai m�me pas envie de pleurer. On pleure quand c'esttriste, ou bien on pleure de joie, mais c'est m�me pas triste,c'est con. Et question bonheur, c'est � pleurer !

V�ronique n'avait pas cess� de regarder le ciel, les yeuxfix�s vers les nuages. Jean-Luc h�sitait. Je le sentais pr�t �r�agir fermement.

─ V�ronique, de quoi est-ce que tu te plains ? Tu as ton bacmaintenant, tu entres � la fac en septembre, tu as des amis, descopains, tu as l'avenir devant toi, essaie de raisonner enfin.

─ Raisonner, t'as vu � quoi �a nous m�ne, raisonner ? Desblaireaux, tous des blaireaux, voil�. Et puis fichez-moi la paix,je remonte, j'ai largement de quoi m'occuper dans me chambre,salut !

Il n'y eut pas de seconde op�ration V�ronique. C'�tait courud'avance. Mais sa courte apparition avait eu le m�rite d'ouvrirun nouvel espace, immense, o� je savais que Jean-Luctrouverait son compte et moi le mien.

─ Si vous voulez mon avis, V�ronique a raison de seplaindre, avan�ai-je. Vous vous rendez compte du monde qu'onlui laisse ? Savez-vous le salaire qui lui sera propos� quandelle aura un dipl�me ? Et c'est m�me pas la question, de tousles c�t�s elle est coinc�e, on la conduit droit dans le mur. Lafac : l'�chec pour les trois quarts ; l'amour : le sida ; les sortiesavec le copains et copines : l'alcool, la drogue, l'accident aupremier tournant ; la bouffe : le diab�te ou l'ob�sit� ; internet :le porno ; se loger : l'arnaque ; un job � responsabilit� : lestress assur�, et cardio, d'ailleurs, pas de job du tout, pointer ;la t�l� : tu zappes. Il reste la nature. Ah oui, la nature !

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Jean-Luc me coupe, heureusement.─ Tu vas nous parler des for�ts, des for�ts d'�oliennes je parie.─ Non, celles-l�, je ne suis pas contre. Non, j'avais rien �

dire de pr�cis, je pensais simplement que la litanie des �neriesque je viens d'�noncer n'est que la partie �merg�e de l'iceberg,l'iceberg de la connerie, de l'impr�voyance, du scientismeborn�, et si tu veux mon avis, c'est aussi �a dont elle a peur,V�ronique, et elle a raison d'avoir peur.

─ Mais o� sont les corbillards d'antan, se mit � chanterAnna. Alors je repris :

─ Les petits cor petits cor... petits tortillards de nos grandsp�res.

─ Moi je sais, dit Anna en sursautant de son fauteuil. Etd'ailleurs toi aussi Bernard.

─ Quoi ? Qu'est-ce que tu sais ? lui demandai-je, sachantd�j� ce qu'elle allait dire.

Mais je pr�f�rais que ce soit elle qui le dise. Prudence ! EtJean-Luc d�montra imm�diatement que j'avais eu raison derester prudent.

─ Alors c'est �a, Claire, encore le petit train des mouettes jeparie ! Mais tu ne l'as pas assez entendu siffler ? Tu pourraisquand m�me rester ici tant que Bernard est avec nous.

─ Mais Bernard est libre mon ch�ri, et puis il a peut-�treenvie d'aller au golf avec toi. Moi j'ai envie de refaire cette bal-lade en train, c'est la premi�re fois depuis qu'ils ont r�par� lamachine � vapeur. C'est tellement plus sympa !

─ Fais comme tu veux Claire, et Bernard aussi. Apr�s tout,nous avons tous les apr�s-midi pour nous raconter deshistoires, c'est pas vrai Bernard ?

─ Si, si, tu as raison. Moi, j'irai en v�lo � Chaillevette pourd�guster des hu�tres. J'y retrouverai peut-�tre celui qui venddes hu�tres tous les samedis soir sur la place de l'�glise, �Vanves. Si vous voulez, je pourrais en apporter une bourrichepour demain soir, vous voulez ?

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─ Moi j'adore les hu�tres, mais tu aurais int�r�t � mettre lev�lo dans le train et � descendre � Mornac. Tu gagnes dix kilo-m�tres. Claire, tu les aimes aussi les hu�tres ?

─ Je ne les aime pas, j'en raffole.�a n'avait pas �t� facile.

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ISBN 978-2-917899-02-1

Achev� d'imprimer en juillet 2008par TheBookEdition.com

� Lille (Nord)Imprim� en France

D�p�t l�gal 20081204-65552

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