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LE THEME DE L'EAU DANS LA VIE ET DANS L'OEUVRE DE MAUPASSANT

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LE THEME DE L'EAU DANS LA VIE ET DANS L'OEUVRE DE MAUPASSANT

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LE THEME DE L'EAU DANS LA VIE ET DANS L'QETNRE DE

GUY DE MAUPASSANT

by

Michelle Cuoq

L'oeuvre littéraire de chaque grand écrivain est, selon Bache­

lard, baignée par un des quatre éléments traditionnels: l'eau, l'air, la

terre et le feu.

Cela est tout-à-fait vrai en ce qui concerne Maupassant puis­

que l'eau baigne à la fois son oeuvre et sa vie.

L'eau, sous toutes ses formes, a inspiré cet écrivain et a occu­

pé dans sa courte vie une place primordiale.

Sa vie d'enfant, d'adulte et d'écrivain célèbre s'est déroulée

entre la Manche, la Méditerranée, la Seine et diverses stations thermales

et l'oeuvre de Maupassant est un reflet de l'homme, de ses complexes, de

ses névr9ses et de sa philosophie de la vie.

Etudier l'eau dans la vie et dans l'oeuvre de Maupassant, c'est

chercher, en quelque sorte, à tendre à ce célèbre écrivain le miroir de

vérité pour essayer de pénétrer, au-delà du miroir, le moi profond d'un

homme w.alheureux, trop souvent méconnu et, qui sait, pour participer peut­

être à sa réhabilitation.

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LE THE:ME DE LI EAU DANS LA VIE ET DANS LI OEUVRE DE

GUY DE MAUPASSANT

by

Michelle Cuoq

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Ar~s

Department of French Language and Literature McGill University Montreal March 1972

® Michelle Guoq 1972

, •• 1

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TABLE DES MATIERES

Introduction ••••••••••••••••••••••••••• 0 ••••• 0 •••••••••••••••••••

Chapitre l - L'Eau mouvante (Eau pélagd.que) ...................... A- Omniprésente eau mouvante dans la vie de Maupassant

B- Omniprésente eau mouvante dans son oeuvre

l

4

4

J2

Chapitre II - L'Eau vive ...•...........•......................... 34

B-

Omniprésente eau vive dans la vie de Maupassant

Omniprésente eau vive dans son oeuvre

Chapitre III - Eau maternelle et eau féminine ....................

34

39

47

Chapitre IV - L'Eau profonde ••••.••••••••.•••.••••••••.••••.••••• 66

C"

..................................... Les eaux dormantes

L'eau léthale .......................................... L'eau narcissique

66

Chapitre V - L'Eau cathartigue .•.•.••••.••••.•.••••.••••••••••.•. 93

A- Pour Maupassant malade .••••••.••••••••.••••••.••.•.••.. 93

BOO Dans son oeuvre

Conclusion •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 0 •••••••••• 104

Bibliographie des ouvrages consultés 107

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INTRODUCTION

Une des idées les plus riches qui aient illuminé la critique au

cours des cinquante dernières années est celle de l'utilisation des quatre

éléments des philosophes anciens: l'eau, l'air, la terre, le feu, dans

l'analyse des thèmes propres à chaque artiste. En effet, tous les grands

créateurs paraissent baignés par un élément qui domine leur oeuvre. Selon

Bachelard: "Pour qu'une rêverie se poursuive avec assez de constance pour

donner une oeuvre éçrite, pour qu'elle ne soit pas simplement la vacance

d'une heure fugitive, il faut qu'elle trouve sa matière, il faut qu'un élé-

ment matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique

spécifique." (1)

L'un de ces éléments est l'eau, élément féminin par excellence,

mais aussi élément douloureux, puisque, dans sa profondeur, l'@tre humain a

le destin de l'eau qui coule. Héraclite, au bord de son fleuve, avait déjà

médité sur cette douloureuse réalité et Bachelard la résume en ces mots:

"L'être voué à l'eau est un @tre en vertige. Il meurt à chaque minute,

sans cesse quelque chose de sa substance s'écroule." (2 )

(1) Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, Essai sur l'imagination de la matière (Paris: Librairie José Corti, 1942), p. 5.

(2) Ibid. p. 9.

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Guy de Maupassant, par sa vie, par son oeuvre, semble répondre

tout à fait à cette cruelle définition. C'est ce que nous voudrions mon-

trer dans cette étude. Mais écoutons dl abord Maupassant lui-m@me se li-

vrer à nous en ces termes: IIJ'aime l'eau d'une passion désordonnée, la

mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder, les riviè-

res si jolies mais qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais

surtout où palpite toute l'existence inconnue des b@tes aquatiques." (1)

Cet aveu de l'écrivain nous a suggéré le plan d'ensemble de no-

tre étude. Nous essaierons de montrer que Maupassant était IIfils" de l'eau

et de toutes les eaux.

Dans un premier chapitre, nous étudierons l'influence sur cet

auteur de l'eau mouvante de la mer et son omniprésence dans la vie et dans

l'oeuvre de l'écrivain.

Le deuxième chapitre nous permettra de voir la mutation qui s'est

effectuée chez ce Normand gr~ce à l'influence de l'eau vive: la rivière,

qu'il a découverte à l' ~ge adulte. Comme précédemment, nous en verrons l' om-

niprésence dans la vie et dans l'oeuvre de Maupassant.

Notre troisième chapitre sera consacré à l'étude de l'eau, sym-

bole de l'éternel féminin, et s'intitulera en vertu de cela: IIEau maternelle

et féminine ll•

C'est dans le quatrième chapitre, avec l'eau dormante et profonde,

(1) Guy de Maupassant, ~, Contes et Nouvelles, Tome l (Paris: Albin Michel, 1956), p. 737.

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que nous réaliserons le sens tragique du destin de Maupassant. Hanté par

la mort à tous les moments de sa vie, il est révélé par son oeuvre et les

multiples suicidés et noyés qui la jalonnent. Nous assimilerons aussi

dans ce chapitre l'eau au miroir, parce que c'est dans son miroir que Mau­

passant s'est "noyé" bien des fois. Pour cet écrivain particulièrement,

le miroir prend un sens tragique et complète ainsi notre analyse de l'eau

dormante.

Enfin, d.ans un cinquième chapitre, nous nous attacherons plus

spécialement au malade qu'était Maupassant qui croyait désespérément aux

vertus purificatrices et curatives de l'eau, donc à l'hydrothérapie, aux

tisanes, aux bains et aux cures thermales. Dans son oeuvre aussi, l'eau

devient purificatrice et curative; c'est le thème d'un de ses romans.

Grftce à la découverte de Gaston Bachelard, en ce qui concerne

l'imagination créatrice, nombre de poètes et écrivains se sont trouvés ré­

vélés. Dans le cas de Maupassant, une étude psychanalytique des différents

thèmes de l'oeuvre éclairerait bien la personnalité véritable de l'auteur;

mais n'étant pas psychiatre, nous ne pourrons entreprendre qU'une ébauche

de cette étude. Nous avons, pour connaitre la personnalité de Maupassant,

seulement quelques ouvrages, souvent inexacts ou contradictoires, mais nous

avons surtout l'oeuvre, véritable reflet de l'individu.

C'est dans cette oeuvre, et ce que nous savons de cette vie,

que nous pénétrerons, pour montrer que Guy de Maupassant, personnage et

écrivain, fut un ho~~ de l'eau comme il y en eut peu~

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CHAPITRE l

L'EAU MOUVANTE (E au pélagique)

A- Omniprésente eau mouvante dans la vie de Maupassant

Guy de Maupassant est né le 5 aoüt l85~peut-être près de Dieppe,

au ch~teau de Mirosmenil, peut.-être à Fécamp, mais sans aucun doute sur la

côte normande, au bord de la mer. (1)

Jusqu'à l'age de treize ans, il vit, soit à Fécamp, soit à Etre-

tat et passe le plus clair de son temps avec les pêcheurs, sur la plage

noircie de goudron, parmi les mouettes et les barques.

IIJ' ai grandi. sur les rivages de la mer grise et froide du Nord,

dans une petite ville de pêche toujours battue par le vent, par la pluie

et les embruns, toujours pleine d'odeur de poisson séché, dans la maison

brune coiffée de cheminées de briques dont la fumée portait au loin, sur

la campagne, des odeurs fortes de harengs." (2 )

Enfermé quelque temps dans une austère pension religieuse à

(1) A propos de la naissance de Maupassant, les critiques se contredisent ainsi que les divers témoignages recueillis pour résoudre ce mystère. Nous éviterons donc de prendre position.

(2) La Vie Errante (Paris: Conard, 1926), p. 269.

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Yvetot, le jeune Guy qui est très malheureux loin de son élément favori se

met à rêver de bateaux. Le 2 mai 1864, il écrit à sa mère: II Au lieu du

bal que tu as promis, .•• , je te demanderais de me donner seulement la

moitié de l'argent que t'aurait coüté le bal, parce que cela m'avancera

touj ours pour pouvoir acheter un bateau, . . ., Je ne veux pas acheter des

bateaux que l'on vend au.x Parisiens, mais j'irai chez un douanier que je

connais et il me vendra un bateau comme ceux qui sont dans l'église, c'est-

à-dire un bateau pêcheur tout rond dessous .•. 11 (1 )

Ayant obtenu son bateau, il emmène Matho, le chien, dans ses

promenades. Aussi bon nageur que son jeune maître, Matho n'a pas son pareil

pour couper la lame. Souvent Guy s'allonge dans le fond de la barque pour

lire, sous la garde de l'animal qui semble piloter.

Pendant la messe, au pensionnat, Guy taquine la muse et chante

cette eau qu'il aime tant.

La mer en mugissant bondissait sur la plage Mais ses lourds grondements et les bruits de l'orage Retentissaient moins haut que les voix de mon coeur. (2)

Plus tard, â.gé de dix-sept ans, il consacre quelques vers à un

rocher creux qui surplombe la porte d'aval à Etretat.

(1) René Dumesnil, Chroniques, études, correspondance de Guy de Maupas­~ (Paris: Grand, 1938), p. 196.

(2) Cité par Armand Lanoux, Maupassant le Bel-Ami (Paris: Fayard, 1967), p. 30.

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Lentement le flot arrive Sur la rive Qu'il berce et flatte toujours. C'est un triste chant d'automne Monotone Qu'il pleu-re après les beaux jours. Sur la côte solitaire Est une aire Jetée au dessus des eaux .•• (1)

Rien n'a changé du décor, la mer a toujours le m@me bruit lan-

cinant de succion Quand elle s'écrase sur ces galets, piétinés, il y a plus

d'un siècle,par un adolescent romantiQue, conscient déjà de sa vocation

aQuatiQue. Il va mettre cette vocation à l'épreuve pour la première fois

en 1868 en participant au sauvetage de l'écrivain anglais Swinburne, per-

sonnage étrange Qu'il conna~tra mieux par la suite et Qui l'j~ressionnera

beaucoup. (2)

Ainsi, par son omniprésence, la Manche, mer froide et tumultueu-

se, apporte déjà, au matin de cette vie, les éléments essentiels Qui carac-

térisent l'homme et l'écrivain.

Maupassant Quitte la côte normande poùr étudier au lycée Cor­

neille à Rouen. Il apprend à mieux connattre son ma~tre: Flaubert. Mobi-

lisé en juillet 70, il conna~t les horreurs de la guerre et entr~le 1er

février, au Ministère de la Marine. La vie de "rond de cuir" ne lui plaît

(1) Légende de la chambre des demoiselles à Etretat (Paris: Edition des Oeuvres complètes de la Librairie de France, 1934-1938), vol. XIV.

(2) Voir à ce propos par Albert-Marie Schmidt, Mau assant ar lui-m@me ----~~~~~--~~~ (paris: Le Seuil, Collection "Ecrivains de toujours", 19 ,pp. 23-2 •

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guère; aussi r@ve-t-il des paysages de son enfance.

Quand il peut s'échapper de son labeur, il fait de grandes mar-

ches dans la nature et revient harassé mais poursuivi par une idée fixe:

Il qu' il f'erait donc bon prendre un bain de mer." (1)

Et il termine son récit par quelques petits mots déchirants:

"Maman, y a-t-il encore beaucoup de monde à Etretat,?" (2 )

L'enfant pitoyable subsiste sous celui qui est déjà, du côté de

Sartrouville, le Il f'ier-à-bras des berges" .

Qùelquef'ois aussi, écoeuré par l'odeur fade de la paperasserie,

le petit employé fuit vers la mer; mais ses moyens sont limités, alors il

doit compter les· jours qui le séparent d'Etretat, son Eldorado. Le temps

monotone qui coule le plonge dans des rages d'impatience et de mélancolie

amère qui accentuent sa cyclothymie naturelle. "Est-il bien possible que

je sois allé à Etretat et que j 'y aie passé quinze jours? Il me semble que

je n'ai point quitté le ministère et que j t attends toujours ce congé qui

s'est terminé ce matin." (3 )

Entre temps, Maupassant travaille son style avec acharnement

(1) René Dumesnil, -=-C.:;h=r~on=Fi.:;l,u;:::,e=.s~~e;.'t::.;u;;;;d::;e:;,:s:.z......;::.;::.::.::~====;.;:;,;;.::::....=...:::..::::.l..";:::';:;"":~~::::::"" ~ (Paris: GrUnd, 1938 , p. 209.

(2) Ibid. p. 209.

(3) Ibid. p. 209.

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et enfin, à trente ans, il fait son entrée dans le monde .des lettres où il

va réussir brillamment.

Lors d'un voyage en Corse, il découvre la Méditerranée. Désor­

mais, la mer grise et verte d'Etretat ne sera plus seule à régner dans son

coeur.

Très vite, las de Paris ,dans lequel l'écrivain est contraint

de vivre puisque sa situation dépend de sa légende, Maupassant fuit de plus

en plus souvent vers Etretat, le Midi, l'Algérie, les bateaux, la mer,

l'eau.

En 1883, il achète une grande barque gréée, "La Louisette", un

gros "pointu". Il aime avec passion sa "chère petite barque" et navigue,

en compagnie d'un vieux marin, sur la Méditerranée. Il navigue par tous

les temps, aime à prendre des risques, ce qui lui fait envisager l'achat

d'un bateau plus" sérieux" .

Entre temps, il retourne en Normandie, à Etretat, où il a fait

construire une maison: "La guillette", dans laquelle il passe une bonne

part de l'été 1884. Chaque jour il va voir la mer et baigne ses yeux avec

de l'eau. Il est déjà très malade et a parcouru les trois-quarts de sa vie.

Naturellement, il nage chaque fois qu'il le peut.

Le baron Ludovic de Vaux écrit à ce propos: "Il faudrait al­

ler sous les tropiques pour trouver ·un nageur possédant autant de résistance

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et de durée qUl~ Tl1aupassant." (1)

A la fin de 1884, Maupassant achète un voilier d'occasion qu'il

baptise du nom même de son dernier roman: "Bel-Ami". Ce bateau change la

vie de l'écrivain. Il navigue souvent à l'aube ou m@me la nuit avec deux

matelots et là, il connatt l'apaisement et le bonheur.

"La joie qui m'envahit qUé!J:ld je me sens poussé par le vent et

porté par la vague, natt de ce que je me livre aux forces brutales et na-

turelles du monde, de ce que je retourne à la vie primitive." (2 ) La

paix qu'il retrouve à bord de son yacht est propice aux méditations et

c'est là qu'il rédi~ Sur l'eau~_ Journal de navigation, recueil d'idées

éparses et variées.

Ses succès littéraires l'ayant confortablement enrichi, Maupas-

sant acquiert en janvier 1888 son" grand oiseau blanc": un yacht splendide

qui deviendra le "Bel-Ami II'', plus grand et plus luxueux que le "Bel-Ami 1".

Il navigue le long de la côte méditerranéenne, fait des escales

dans les iles d'Hyères et contourne les multiples caps qui découpent le

rivage. Il aime sortir quand la houle est profonde et quand ses matelots

invoquent à chaque coup de roulis "sainte-Cléophé ou Sainte-Zoé". Dans

(1) Charles de Saint-Cyr (baron Ludovic de vaux), Les tireurs au pistolet (Paris: C. Marpon et E. Flammarion, 1883), p. 32.

(2) Sur l'eau, Journal de navigation (paris: Conard, 1947, vol. 1), p. 18.

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ces moments-là, Guy est vraiment heureux: "Moi je flotte dans un logis

ailé qui se balance, joli comme un oiseau, petit comme un nid, plus doux

qu'un hamac et qui erre sur l'eau au gré du vent sans tenir à rien. Il (1 )

Il reçoit à bord ses amis et ses mattresse~ et parvient même

à devenir romantique et à parler d'amour. Pendant qu'il navigue, il s' as-

seoit à la proue du "Bel-Ami" et regarde filer l'eau transparente. nA

quelques pieds, sous le bateau, il se déroulait, lentement, à mesure que

nous passions, l'étrange pays d~ l'eau; de l'eau qui vivifie comme l'air

du ciel, des plantes et des bêtes." (2)

En 1889, Maupassant retourne à Paris,et là, avant de se mettre

au travail, il jette un coup d'oeil au buste de Flaubert et à la photogra-

phie de son voilier.

Le 29 juillet 1890, il reprend la mer et navigue au large de

st-RaphaMl et de Nice où il rend parfois visite à sa mère. De plus en plus

malade, il fait une escapade en Algérie, revient à Rouen, cherchant toujours

à fuir son mal ou à se fuir lui-même.

(1) Sur l'Eau, Journal de navigation (Paris: E. Flanunarion, 1925), p. 22.

(2) Un Soir, Contes et Nouvelles, Tome l (paris: Albin Michel, 1956), p. ll3l.

(3) La hantise de l'océan correspond souvent à un besoin de s'arracher au passé; comme l'écrit Mallarmé:

La chair est triste, hélas~ et j'ai lu tous les livres, ••. , Mais, ô mon ~, entends le chant des matelots.

Mallarmé, Brise marine, Poésies (Paris: Gallimard, 1945), p. 38.

Maupassant avoue aussi sa passion de l'indépendance quand il écrit: "Je sens que j'ai dans les veines le sang des écumeurs de mer. Je n'ai pas de joie meilleure, par des matins de printemps, que d'entrer avec mon bateau

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Il navigue encore souvent en 1891, jetant parfois l'ancre en

pleine mer pour nager, seul dans les vagues, jusqu'à épuisezœnt. Il loue

une maison à Cannes. Ses migraines et ses hantises deviennent de plus en

plus fréquentes. Pour se calmer il va jusqu'au port regarder le Il Bel-Amill •

Le 1er janvier 1892, à Cannes, il essaie de se suicider avec

un coupe-papier et, trois jours plus tard, un infirmier arrive pour l'inter-

ner. On pense que la vue de son cher bateau va le calmer. Les bras serrés

dans la camisole de force, on l'emmène jusqu'au quai et là "le ciel bleu,

l'air liquide, la ligne élégante de son yacht chéri, tout cela parut le

calmer, son regard devint doux. Il contempla longuement son navire d'un

oeil mélancolique et tendre." (1)

Pendant qu'on l'emmène, Maupassant se retourne plusieurs fois

vers son bateau. Le "Bel-Ami", ce merveilleux navire,n'a pas réussi à sau-

ver son capitaine. Guy de Maupassant sombre dans la démence.

(3) ..• dans des ports inconnus, de marcher tout un jour dans un décor nou­veau, parmi des hommes que je coudoie, que je ne reverrai point, que je quitterai, le soir venu pour reprendre la mer, pour m'en aller dormir au large, pour donner le coup de barre du côté de ma fantaisie, sans regret des maisons où des vies naissent, durent, s'encadrent, s'éteignent, sans désir de jeter l'ancre nulle part, si doux que soit le ciel, si sourian-te que soit la terre." Cité par E. Maynial, La vie et l'oeuvre de Guy de Maupassant (Mercure de France, 1906), pp. 37-38. On lit dans ce passage un refus de tout lien, une jnstabilité et une infidé­lité à bien des systèmes; mais aussi un caractère glissant et fuyant avec un soupçon de mauvaise foi~

(1) Alberto Lumbroso, Souvenirs sur Maupassant (Rome: Bocca, 19(5), p. 86.

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B- Omniprésente eau mouvante dans son oeuvre

L'étude du thème de l'eau dans l'oeuvre de Maupassant se limite

évidemment à son oeuvre romanesque, y compris cependant le recueil intitulé:

Sur l'eau, Journal de navigation', essentiel pour comprendre les sentiments

de l'auteur pour son élément.

1- Dans les romans

C'est la mer que Maupassant a dépeinte dans deux de ses romans:

Une :vieet Pierre et Jean. Dans Une vie, roman normand par excellence,

Maupassant projette constamment son amour pour une région qui l'a vu gran-

dire Ce roman livre tous les thèmes obsessionnels de l'auteur et, en par-

ticulier, son amour de l'eau.

C'est d'abord la pluie qui ouvre le roman et qui permet immédia-

tement de le situer: "L'averse, toute la nuit avait sonné contre les car-

reaux et les toits. Le ciel bas et chargé d'eau semblait crevé, se vidant

sur la terre, la délayant en bouillie, la :fondant comme du sucre. Des ra:fa-

les passaient pleines d'une chaleur lourde. Le ron:flement des ruisseaux

débordés emplissait les rues désertes où les maisons, comme des éponges,

buvaient l'humidité qui pénétrait au-dedans et :faisait suer les murs de la

cave au grenier.1I (1)

Le baron, père de Jeanne, l'héro~ne, ressemble beaucoup à

(1) Une vie, Romans. (paris.: Albin Michel, 1959), p. 11.

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Maupassant lUi-même, par son amour de la nature; et Jeanne présente aussi

une similitude avec l'auteur; en effet, au sortir du couvent, elle "se

promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots". (1)

Quant au ch§.teau, décor principal du roman, dans quelle autre

région de France pourrait-il être situé sinon en Normandie, puisqu'il nous

est décrit comme un "vieux ch§.teau de famille planté sur la falaise près

d' Yportll • (2 )

La situation même de cette demeure nous donne, dès le début du

roman, la note dominante. On peut déjà sentir que la mer, par son rythme

régulier, bercera cette vie d'une monotone langueur. La mer est en effet

dans cet ouvrage le miroir des sentiments de l'héroine.

A son arrivée, c'est le calme et la majesté de l'eau qui accueil­

lent dans son nouveau domaine ce qu'elle est alors: une jeune fille roman­

tique.

"Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots

qui semblaient dormir sur les étoiles." (3) Le lendemain, se promenant

dans le village, c'est un spectacle joyeux que la mer offre à ses yeux:

les bateaux aux voiles blanches, les barques reposant au soleil, et la mer

(1) Une vie, Romans, p. 13.

(2) Ibid.

(3) Ibid. p. 21.

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qui roule sur les galets "avec 1Ul bruit léger". (1)

Dans ce roman, la mer est le complice principal. Nous la verrons

changer de visage au fur et à mesure que la situation de Jeanne se détério-

rera.

La je1Ule f'ille est elle-même, comme son auteur, avide d' impres­

sions; elle aime courir sur la f'alaise et respirer le vent vivif'iant de la

mer; comme lui, elle aime nager, la nuit de préf'érence, avec 1Ule f'ougue in­

tense, jusqu'à l'épuisement: "Elle nageait à perte de vue, étant f'orte et

hardie, sans conscience du danger. Elle se sentait bien dans cette eau f'roi­

de, limpide et bleue qui la portait en la balançant." (2)

Seul 1Ul f'ervent adepte de l'eau pouvait en quelques lignes évo­

quer cette jouissance presque sensuelle qU'apportent,aux amoureux de l'élé­

ment aquatique, les baignades vivif'iantes en eaux f'roides.

Pareil à l'auteur et à la je1Ule f'ille, son père nous est décrit

comme un amant de la mer, des bateaux, de la pêche et du soleil, heureux en

compagnie des marins et des pêcheurs. Et c'est évidemment en mer que natt

l'amour entre Jeanne et le vicomte.

La mer calme, la brise légère suggèrent à Jeanne 1Ule pensée:

i'Il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles è.ans la

(1) Une vie, Romans, p. 25.

(2) Ibid. p. 27.

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création: la lumière, l'espace et l'eau. fI (1)

On a souvent écrit ~ue c'est ~uand il peint l'eau ~ue Maupassant

réussit le mieux. En effet, cet artiste, à ~ui on a souvent reproché un

man~ue total de sensibilité,réalise un véritable chef-d'oeuvre ~uand il

personnalise la mer et le soleil, en les évo~uant comme deux amants com-

pliees.

"Le soleil montait comme pour considérer de plus haut la vaste

mer étendue sous lui; mais elle eut comme un co~uetterie et s'enveloppa

d'une brume légère ~ui la voilait à ses rayons, • • • L' astre dardait ses

flammes, faisait fondre cette nuée brillante; et, lors~u' il fut dans tou-

te sa force, la buée s'évapora, disparut, et la mer, lisse comme une glace,

se mit à miroiter dans la lumière.n (2)

Seul un amoureux de la mer comme l'était Maupassant pouvait écri-

re un passage d'une telle perfection.

Cette profusion de lumière, de beauté, accompagne évidemment un

intense bonheur. La mer par sa douceur et le soleil par son éclat devien-

nent complices pour auréoler les amants ~ui baignent dans une parfaite

sérénité.

(1) Une vie, Romans, p. 37.

(2) Ibid. p. 37

(3) Or, ce ~ui prouve ~ue Maupassant s'identifie à ses héros, c' est ~ue l'eau seule peut apporter à cet hype~nerveux la sérénit~ainsi ~u'il le confesse dans son journal de bord: Sur l'eau.

~I

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Plus tard, lorsqu'on baptise le bateau que le baron vient de

faire construire, la mer est présente, telle un personnage: "La mer immo­

bile et transparente semblait assister,recueillie, au baptême de sa nacel­

le, roulant à peine, avec un tout petit bruit de râteau grattant le galet,

des vaguelettes hautes comme le doigt." (l)

Quelques temps après, par un magistral contrepoint, lui-même

surgi de la vie de l'auteur, la Méditerranée répond à la Manche; à Etre­

tat et ses falaises, la Corse avec sa somptueuse forêt de Piana et ses

calanqJ.es dantesques où Jeanne est en voyage de noce, enfin heureuse, et

qu'elle regrettera à en pleurer, de retour en Normandie, comme Guy un an

plus t6t.

Ile 1 étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures

surp!enantes modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer,

Et soudain, sortant de ce chaos, ils découvrirent un nouveau golfe,

ce:L.'1t tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la

mer bleue ces roches écarlates se reflétaient.1I (2)

Revenus aux "Peuples", c'est encore la mer qui annonce le début

d'un destin malheureux: "Derrière la lande apparaissait la grande ligne

verd~tre des flots tout parsemés de trainées blanches. Il (3 )

(l) Une vie, Romans, pp. 44-45.

(2) Ibid. pp. 70-7l.

(3) Ibid. p. 8l.

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- 17 -

Auparavant, la mer nous avait été dépeinte comme verte ou bleue,

tout simplement. Elle est devenue maintenant verdâtre et le son même de

ce suffixe résonne d'une note lugubre.

Même le petit village d'Yport a perdu son air accueillant. Il

est maintenant plein de l'odeur du varech, et là: "La mer grise et froide

avec son éternelle et grondante écume commençait à descendre, découvrant,

vers Fécamp, les rochers verdâtres au pied des falaises." (1)

Pendant que se poursuit, pour Jeanne, une vie monotone et soli­

taire, la seule chose qu'elle peut contempler c'est "la mer sombre qui mou­

tonnait" • (2)

Quand elle découvre la trahison de son mari avec Rosalie, la

bonne, c'est vers la mer que Jeanne s'enfuit, éplorée, pour en finir.

"Soudain, elle se trouva au bord de la falaise, . • • Dans le trou sombre

devant elle, la mer invisible et muette exhalait l'odeur salée de ses va­

rechs à marée basse." (3)

C'est instinctivement que les personnages de Maupassant se diri­

gent vers l'eau, comme il le faisait lui-même, interrompant souvent son tra­

vail pour des promenades sur la grève.

(1) Une vie, Romans, p. 92.

(2) Ibid. p. 94.

(3) Ibid. p. 104.

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- 18 -

Ainsi fait Jeanne lorsqu'elle perd sa mère: on découvre même,

ici, un surprenant transfert de la mère morte à la. mer immobile qui "se

repose", prouvant déj à l'analogie que l'auteur, inconsciemment, fait entre

les deux. "La mer, là-bas se reposait dans une paix silencieuse, endormie

sous le charme tendre de la lune. Un peu de cette douceur calmante pénétra

Jeanne et elle se mit à pleurer lentement." (1) Et c'est encore la mer

qui est témoin de la mort du vicomte et de sa maîtresse et qui réfléchit

ce drame qui s ' accomplit par un j our de tempête.

"La mer houleuse roulait ses vagues; les gros nuages tout noirs

arrivaient à une vitesse folle." (2) C'est là au bas de cette falaise que

va s'écraser la cabane de berger, refuge des amours coupables du mari de

Jeanne et d'une petite comtesse des environs.

Pendant que Jeanne élève seule son fils aux "peuples" , la mer

est toujours là, présence latente, qui rythme les saisons; et même si l'au­

teur ne la mentionne pas, on la devine, fidèle, cruelle ou affable selon

son humeur.

Lorsque son fils devient un raté, Jeanne, à court d'argent,

doit s'exiler à Batteville et là, misérable, elle réalise soudain qu'elle

a laissé aux "peuples" une partie d'elle-même.

(1) Une vie, Romans, p. 147.

(2) Ibid. p. 171.

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"Ce qui lui manquait si fort, c'était la mer, sa grande voisi­

ne depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air salé, ses colères, sa voix

grondeuse, ses souffles puissants, la mer que '=!haque matin elle voyait

de sa fenêtre des Peuples, qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait

près d'elle, qu'elle s'était mise à aimer comme une personne sans s'en dou­

ter." (1)

Il faut avoir vécu au bord de l'Océan pour réaliser l'emprise

que peut avoir sur l'homme l'élément aquatique et Maupassant, fidèle à

son pays natal, a excellé à la rendre.

Pour la première fois, à la fin du roman, la mer est assimilée

à une personne. Or, nous savons déjà que Maupassant n'a eu, tout au long

de sa vie,qu'une seule et fidèle passion: l'eau. Aucune femme n'a pu, à

ses yeux, rivaliser avec ce qui était pour lui l'unique mattresse.

Dans Pierre et Jean, nous retrouvons le même procédé en ce qui

concerne la mer .et son omniprésence dans le roman.

Encore une fois, c'est l'eau qui est évoquée dans la première

page du livre puisque c'est une partie de pêche en mer qui ouvre le premier

chapitre.

L'auteur prend ici un plaisir évident à nous montrer la mer,

les falaises,et aussi les poissons, symboles aquatiques par excellence.

(1) Une vie, Romans, p. 209.

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Roland, le père dans cette histoir~ ressemble aussi à Maupas-

sant par son am.our de la mer et des bateaux:- Gomme l'auteur: "Il aimait

s'embarquer avant le jour." (l)

A nouveau dans 'Pierre et Jean' , la mer est témoin des conflits

psychologiques des J.)ersonnages et change son aspect conformément à eux.

Pendant la partie de pêche du début, la mer nous est décrite comme: "Pla-

te, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et

de feu." (2) Elle berce Madame Roland tendrement: "Il lui semblait que

son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de moelleux, de flui­

de, de délicieux qui la berçait et l ' engourdissait .If (3 )

Naturellement, Maupassant nous décrit les bateaux, touj ours et

à jamais symboles de liberté et dl aventure. Notre imagination vagabonde

avec la sienne parmi les IIpaquebots, bricks, goélettes, trois-mâts chargés

de ramures eIllIllêléesll, (4) et les oiseaux de mer.

Dès que l'héritage de Jean a été annoncé et que la jalousie com-

mence à ronger Pierre 5 c'est vers la mer qu'il se dirige pour se calmer,

vers le bout de la jetée précisément.

Là, avec la paix de la nuit et le calme de l'air, il se sent

(1) Pierre et Jean, p. 847.

(2 ) Ibid. p. 868.

(3 ) Ibid. p. 850.

(4 ) Ibid. p. 852.

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- 2l .:

mieux et redevient optimiste, grâce à la complicité des flots, bien entendu.

"Puis, sur l'eau profonde, sur l'eau sans li.m:Ltes, plus sombre que le ciel,

on croyait voir, CSà et là des étoiles." (l)

Il retrouve au même endroit son frère Jean, et c'est le seul

passage du livre où ils communiquent vraiment comme des frères, évoquant

devant le spectacle du large leurs désirs de départ, de voyages vers des

pays inconnus. C'est bien le lieu ici, donc la me:r; qui à favorisé l'échange.

"Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de

m'en aller avec tous ces bateaux vers le Nord ou vers le Sud." (2 )

Au milieu du roman, Pierre, de bonne hwneur, décide de faire

une promenade dans le bateau familial. Là, l'auteur laisse libre cours à

son imagination. Il connatt si bien le sujet que lui seul parvient à évo-

quer la plénitude parfaite qu' apporte, par beau temps, une promenade en

voilier. On croirait entendre Maupassant lui-même nous faire part de sa

propre expérience quand il dit: "Pendant trois heures, Pierre, tranquille,

calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante, gouvernant comme une

Cl) Pierre et Jean, p. 866.

(2) Ibid. p. 867. Maupassani; par l'intermédiaire de son héros exprime très bien ici le rêve utopique de tous les hommes de toutes les sociétés représenté par le voyage, l'aventure, et ce rêve a pour origine l'angoisse du présent, le refus de la réalité quotidienne et des responsabilités qui s 'y attachent. Cf. Jean Servier, Histoire de l'utopie (Paris: Gallimard, Collection" Idées", 1967), pp. 3l9-327.

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- 22 -

bête ailée, rapide et docile, cette chose de bois et de toile qui allait et

venait à son caprice sous une pression de ses dOigts." (1)

Au fur et à mesure que le drame se précise, que Pierre devient

sfir de la faute de sa mère et de la bâtardise de son frère, la mer change

d'aspect.

Son coin favori, sur la jeté~n'est plus accueillant, au con-

traire: "Pierre gagna la jetée.à grands pas, ne pensant plus à rien, sa­

tisfait d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes. Il (2)

La sirène hurle près de lui: "Sa clameur de monstre surnaturel,

plus retentissante que le tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait

pour dominer les voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres

sur la mer invisible ensevelie sous les brouillards." (3 )

Lorsque, pour oublier, Pierre s'en va à Trouville, la descrip­

tion qui nous est donnée ressemble aux toiles des peintres impressionnis-

tes et illumine la narration d'une joyeuse tache de couleur.

"Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux

Roches-Noires, les ombrelles, de toutes les couleurs, les chapeaux de toutes

les formes, les toilettes de toutes les nuances, ••• , ressemblaient

(1) Pierre::lt Jean, p. 890.

(2) Ibid p. 895.

(3) Ibid p. 898.

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- 23 -

vraiment à des bou<luets énormes dans une prairie démesurée." (1)

Quand, vers la fin du roman, Jean confesse son amour à Mme Rose­

milly, c'est naturellement au beau milieu d'une partie de p@che aux crevet­

tes. L'eau est là, fidèle, paisible et accueillante: "d'un bleu d'ar­

gent" . (2)

C'est pendant <lu'elle boit l'eau d'une source <lue Jean réalise

combien sa compagne est jolie et c'est au beau milieu d'une plaine de va­

rech <lue Jean se sent "envahi par l'amour, soulevé de désirs, affamé d'el­

le comme si le mal <lui germait en lui avait attendu ce jour-là pour éclo­

re" • (3)

C'est aussi à l'image <lui se reflète dans l'eau <lue Jean, chas­

tement, jette des baisers~

L'eau est réellement complice dans ce passage et participe à

l'atmosphère charmante et romantique <lui le caractérise.

A la fin du roman, c'est l'angoisse <lu' elle apporte lors<lue

Pierre, ayant pris sa décision de partir comme médecin sur un pa<luebot,

réalise <lu'il devra désormais vivre sur cet élément instable: l'océan:

"Plus de sol sous les pas, mais la mer <lui roule, <lui gronde et engloutit.

(1) pierre et Jean, p. 909.

(2) Ibid. p. 924.

(3) Ibid. p. 927.

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Plus d'arbres, de jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des

nuages." (1)

Ce sont là les paroles d'un condamné, prisonnier d'un élément

hostile "uniquement parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un hom-

me" . (2 )

C'est avec le navire qui s'en va, emmenant Pierre qui fuit son

passé, sa famille, son dest~ que s'achève le roman.

"Madame Roland se retourna encore une fois pour jeter un der­

nier regard sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fu­

mée grise, si lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume."

Pendant toute la durée de ce drame, les humains ont subi des

changements; Pierre, Jean et sa mère ne sont plus les mêmes personnes au

début et à la fin du roman et pendant tout ce temps, le tém~in principal,

la mer, reste imperturbable, intensifiant ainsi le drame de l'homme.

II- Dans les contes et nouvelles

La présence de la mer, de la Manche froide et grise du Nord,

domine aussi cette partie de son oeuvre que Maupassant dédàignait quelque

peu: les Contes et N.ouvelles. Ce sont pourtant celles-ci qui, plus de

(1) Pierre et Jean, p. 963.

(2) Ibid p. 963.

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- 25 -

soixante ans après sa mort lui assurent une gJ..oire universelle et c'est

avec elles que l'on découvre une/province française bien particulière: La

Normandie. Si nombreux sont, dans cet ouvrage, les "contes normands"

qu'il serait laborieux de les citer tous. Nonnnons quelques titres, au

hasard: Farce normande, Un Normand, La ficelle, Toine, Le vieux, ~etit

!Qi et tant d'autres qui ont pour cadre les gras p~turages de la Normandie

caressés:: par le vent salé de cette mer rude et glacée: La Manche.

Nul., mieux que Maupassant, n'a su faire revivre le paysan Normand

auquel lui-même ressemble d'ailleurs. (1)

Cependant, c'est aux récits marins que nous nous attacherons;

ceux qui évoquent la mer telle que Maupassant, enfant, l'a connue et telle

qu'il l'a aimée.

Dans la plupart des contes, l'auteur insiste sur l'aspect terri-

fiant, tragique et inhumain de la Manche qui se transforme, au large des

côtes bretonnes en océan (mot qu'il évite d'ailleurs de mentionner pour

ne pas déféminiser la mer).

Maupassant insiste sur l' ~preté de la c6te qui sert de cadre à

un conte dramatique: Le saut du berger qu' il a repris dans Une Vie.

(1) Paul Morand cite en effet les paroles suivantes: "En le regardant de près, je trouve qu' il ressemble à ses paysans. Comme eux, il me para1:t à la fois misanthrope et farceur, patient et madré" rêveur malgré lui et libertin. " Paul. Morand, Vie de Maupassant (Paris: Flammarion; 1942), p. 163. L'au­teur de ce portrait est George de Porto Riche.

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- 26 -

Quelquefois, crest l'élément déchaîné qu' il décrit dans toute

son horrible splendeur et les drames qu' il provoque. En Mer raconte

l'histoire de ce p@cheur dont le bras est écrasé par un chalut et qui, tout

simplement, une fois coupé, le conserve dans la saumure avec le poisson.

Déjà, ce conte révèle un goüt certain pour le morbide, que nous retrouve-

rons d'ailleurs très souvent chez l'auteur.

Dans ces histoires marines, c'est une mer forcenée, criminelle

et tragique qui est représentée. Dans de telles occasions,et elles sont

rares, Maupassant parvient même à la déféminiser pour la nommer "océan" .

ilL' océan démonté battait les falaises, se ruait contre la terre,

rendait impossible l'entrée des ports, ..• La tempête continuait à

faire infranchissables les jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de dan­

ger tous les abords du refuge. Il (l)

On peut ressentir dans de tels récits une certaine exaltation

de l'eau violente pour Maupassant,dans laquelle se mêlent sadisme et maso-

chisme •

C'est d'ailleurs ainsi qu'il con<;;oit la mer puisque, quand il

nage, il cherche à vaincre, à lutter contre un adversaire invisible, cha-

que vague étant un coup qu' il faut affronter, peut-être pour se prouver à

lui-même qu'il est fort et pour vaincre ainsi un vague complexe d'infériorité.

(l) En Mer, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 95.

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Dans une lettre à Marie Bashkirtseff, Maupassant écrit en effet: "J'ai

la passion des exercices violents, j'ai soutenu de gros paris comme rameur,

comme nageur et comme marcheur." (1 )

Pour lui, le vent de la tempête, les flots déchaînés deviennent

un défi; et c'est ainsi ~u'il les peint dans les contes, dans Le Retour

par exemple: "La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone.1f (2)

~uant aux pêcheurs, ils ont accepté le défi; c'est ainsi que,

dans Le Retour, ils acceptent le père, revenant au foyer après des années,

seul ~ survivant d'un naufrage, sans lui poser de questions. C'est ainsi

qu'on reconna5:t dans un vagabond l'oncle Jules disparu "aux Amériques" ou /

qu'on accepte avec fatalité "les coups de vent qui jettent hors la route,

tous les accidents, aventures et mésaventures de la merl~ • (3 )

C'est encore la mer, insidieuse et mortelle,qui est représentée

dans L'Epave. En effet, un inspecteur de compagnie d'assurances maritimes,

ainsi ~u'un Anglais avec ses deux filles, sont pris par la marée sur une

épave échouée sur le sable. Les flots deviennent là un ennemi perfide qui

apporte une mort lente et horrible: "Le silence des ténèbres devenait ef-

frayant, le silence du ciel, car nous entendions autour de nous vaguement,

(1) Cité par Pierre Cogny dans son étude qui ajoute: "Si l'on prend l'eau, l'élément auquel il avait accordé le plus de crédit, on ne peut pas ne pas être frappé par le mal qu'en définitive elle lui aura fait, • • • Il en fait un défi à ses muscles, à sa résistance et c'est l'échec." Pierre Cogny, Maupassant l'homme sans Dieu (Bruxelles: L~ ren,aissance du livre, 1967), p. 72.

(2) Le Retour, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 184.

(3 ) LI oncle Jules, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 413.

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un bruissement léger, infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le

monotone clapotement du courant contre le bateau." (1)

C'est une mer aux multiples visages qui est brossée dans les

Contes et Nouvelles, mais, le plus souvent, c'est un visage tragique qui

appara1t quand il s ' agit de la Manche. Il n'en est pas de même lorsque

Maupassant peint la Méditerranée. Cela s'explique peut-être parce qu' il

est toujours allé vers le Sud pour rechercher la chaleur, pour guérir son

mal et qu' il voit la Méditerranée connne une mer salvatrice, qu' il a choisie.

Toutes les histoires corses qu'il a écrites, même si elles sont

souvent dramatiques, n'ont rien du morbide de quelques histoires normandes

et les titres mêmes des contes qui ont pour cadre la Méditerranée sont plus.

optimistes : ~,Le bonheur, En voyage, Rencontre, Blanc et bleu.

C'est au bord de cette mer, "sans une ride, sans un frisson,

lisse, luisante encore sous le jour mourant", (2) que l'on parle d'amour.

C'est à Nice que -:" on fait des batailles de fleUrs avec, pour té-

moin, "la mer calme, bleue et claire jusqu'à l' horizon où elle se mêle au

ciel" •

C'est en marchant sur le rivage de la Méditerranée que l'on

(1) L'Epave, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 724.

(2) Le funheur, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 686.

(3) ~,Contes et Nouvelles, Tome l, p. 924.

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devient romantique. "On marche dans la lumière, dans le vent qui caresse,

au flan des montagnes, au bord de la mer; Et on rêve~" (1)

C'est dans le golfe de St-Tropez, encore désert à l'époque, que

l'amitié surgit, au détour d'un chemin avec, pour complice, la nature:

"La route longe la mer, et de l'autre c6té de l'eau, on aperçoit

une ligne onduleuse de hautes montagnes vêtues de for@ts de sapins: les

arbres descendent jusqu'au flot, qui mouille une longue plage de sable

pâle." (2)

Enfin, et c'est rare chez Maupassant, c'est le bonheur, un bon­

heur tranquille et silr, qui illumine Blanc et Bleu.

"Ma petite barque allait doucement sur la mer calme, calme,

endormie, épaisse et bleue aussi, bleue d'un bleu tr~sp~rent, liquide, où

la lumière coulait, la lumière bleue, jusqu'aux roches du fond." (3 )

A lire ce passage, il semble que la chaleur et la lumière nous

pénètrent et nous réchauffent comme un bain de jouvence. Q,ue nous sommes

loin de Fécamp!

Nous retrouvons la même atmosphère dans ce journal de bord,

(1) Julie Romain, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 1241.

(2) Rencontre, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 332.

(3 ) Blanc et Bleu, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1300.

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rédigé pendant une croisière sur la Méditerranée, au titre évocateur de

Sur l'eau.

C'est un écrit sans prétention, Maupassant, lui-même le dit,

"Je me suis a.rmsé à écrire chaque jour ce que j'ai vu et ce que j'ai pen-

sé. " (l)

Au petit matin, il s'embarque avec ses deux matelots, Bernard et

Raymond. Après avoir décrit la côte qui se profile à l'horizon, il confie

sa joie d'être seul, "au caJ.m.e doux et chaud d'un matin de printemps dans

le midi" (2 ) , et ~tre des éléments puisque c'est lui qui tient la barre.

La mer est ici, pour l'auteur, bienveillante; plus que sur la

terre, il a confiance: "Je me suis couché, bercé par le tangage et j'ai

dormi d'un profond sommeil comme on dort sur l'eau . •• " (3)

Maupassant, le jouisseur, recherche sur l'onde calme la même

sensation que celle que lui offre l'éther (4) et c'est ainsi qu'il l'évo-

que: "Nous voici glissant sur l'onde, • . . C'est là une sensation, une

émotion troublante et délicieuse: s'enfoncer dans cette nuit vide, dans

(1) Sur l'eau, Préface.

(2 ) Sur l'eau, Journal de navigation, p. 2L

(3) Ibid. p. 64.

(4) Tout au long de sa vie, Maupassant a recherché des moyens d'évasion mentale. Dans son enfance, c'était la littérature romantique, ce sont en­suite les drogues; (Contes et Nouvelles, Rêves, p. 783) et l'eau, de la mê­me façon est encore un moyen' pour lui de -rëfuser la réalité et ses angois­santes responsabilités.

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ce silence, sur cette eau, loin de tout. Il semble qu'on quitte le monde,

qu'on ne doit plus j amais arriver nulle part, qu'il n' y aura plus de ri va-

ge, qu'il n' y aura plus de jour." (1)

Dans cette rêverie ambivalente, l'eau, substance de vie, devient

substance de mort, le "Bel-Ami" pour quelques instants, s'assimile à la

barque de Caron et le délice.d'un tel instant provient de ce qu'il a un

arrière goüt de néant.

Cette complaisance dans le funèbre nous est confirmée par la sui­

te quand Maupassant parle d'un "fantôme effrayant et vague, la grande ombre

flottante d'une haute voile aperçue quelques secondes et disparue presque

aussitôt" • (2)

L'allusion au "Vaisseau Fantôme" errant sur les mers et

transportant des ~es est ici évidente.

Maupassant, être cyclothymique, se révèle ici: "Certes, en cer-

tains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est jusqu'à désirer la mort, .•.

En certains autres, au contraire, je jouis de tout à la façon d'un animal." (3)

Mais en général, quand il navigue, c'est la j oie qui l'inonde,

j oie toute primitive, telle qu'il se plai t à la qualifier: "La j oie qui

m'envahit, quand je me sens poussé par le vent et porté par la vague, naît

de ce que je me livre aux forces brutales et naturelles du monde." (4)

(1) Sur l'eau, Journal de navigation, p. 86.

(2 ) Ibid. p. 87.

(3 ) Ibid. p. 89·

(4 ) Ibid. p. 93..

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- 32 -

Après le factice de la société parisienne et l'artifice des

jeux imposés par le succès, quelle détente, ~uelle liberté~

U Je ne suis plus le frère des hommes, mais le frère de tous les

êtres et de toutes les choses. U (1)

Maupassant débordait de sensualité, nous le savons; mais

elle se manifeste à l'égard de la nature comme à l'égard des femmes:

UJ'aime d'un amour bestial et profond tout ce qui vit,. tout ce

qui pousse, tout ce qu'on voit, • . . .. les jours, les nuits, les fleuves,

les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la chair des

femmes .u (2)

Si Maupassant n'a jamais décrit, dans son oeuvre romanesque,

la Méditerranée violente et meurtrière, il n'en mentionne pas moins la for­

ce contenue, la puissance intrinsèque qui oblige l'homme le plus orgueil-

leux à une leçon d'humilité.

UQuiconque n'a pas vu cette mer du large, cette mer de monta-

gnes qui vont d'une course rapide et pesante, • • ., ne devine pas, ne soup-

çonne pas la force mystérieuse, redoutable, terrifiante et superbe des

flots." (3)

(1) Sur l'eau, Journal de navigation, p. 91.

(2) Ibid. p. 90.

(3) Ibid. p. 230.

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- 33 -

L'oeuvre toute entière de Maupassant reflète son unique passion:

la mer. Inconsciemment, c'est lui-même qU'il fait vivre par l' intermédiai-

re d'un grand nombre de ses personnages, eux-mêmes "fils ou filles de l'eau".

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CHAPITRE II

L'EAU VIVE

A- Omniprésente eau vive dans la vie de Maupassant

Maupassant quitte la côte normande pour étudier au lycée Cor­

neille à Rouen après s'être fait renvoyer du collège d'Yvetot où il était

un pensionnaire à l'esprit beaucoup trop polisson.

Là, il découvre la Seine, sa rivière, comme il se platt à appe-

1er ce fleuve en le féminisant à dessein.

Plus tard, quand il devient fonctionnaire et qu'il s'ennuie à

mourir dans l'atmosphère feutrée des ministères, il s'échappe vers la Seine

aussi souvent qu'il le peut.

"Il couche à Bezons deux soirs par semaine, se lève tôt, fait

des armes de cinq à sept heures ou lave sa yole. Dans le petit jour embué,

il la pousse à l'eau, écoute son glissement fraternel, la fuite d'un rat

apeuré, le .frottis contre les roseaux. Respirant à pleins poumons, il ti-

re sur les rames, seul avec les braconniers. Il (1)

Se référant à Bachelard, on voit comment les eaux douces, après

(1) Armand Lanoux, Maupassant le bel-ami (paris: Fayard, 1967), p. 86.

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- 35 -

les vagues d'Etretat sont devenues les Il supports matériels des rêves" de ce

petit fonctionnaire exaspéré qui étouffe au milieu des gratte-papier~ ses

confrères. C'est avec passion que le jeune homme rejoint, dès qu'il le

peut, son élément pour s'y laver, s'en pénétrer avec une fougue presque

anormale. Au même moment, l'eau devient la grande dame de la peinture.

C'est entre Argenteuil et Bezons que Guy rencontre ses "copainsll, et des

"filles" ,arborant un maillot de marinier rayé h.orizontalement de bleu et

de blanc.

"Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coups

d'aviron par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaient sous la

chair bI'Ülée. Les canotières, allongées sur des peaux de bêtes, noires ou

blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous le sole;.l, tenant ouver-

tes sur leur tête, comme des fleurs énormes flottant sur l'eau, des ombrel­

les de soie rouge, jaune ou bleue.1I (1)

La Seine, c'est l'anti-bureau, le bonheur: une fille, jamais

la même, un bateau fidèle et ses amis canotiers.

Pour reconstituer le paysage cher à Maupassant à cette époque,

il suffit d'évoquer ilLe D{!jeuner des Canotiersll de Renoir ou les peintures

de Honet •.

Il raconte en ces termes à sa mère ses activités du moment:

(1) L'Héritage, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 52·9.

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- 36 -

"Je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats et les gre-

nouilles ont tellement l'habitude de me voir passer à toute heure de la

nuit avec ma lanterne à l'avant de mon canot qu'ils viennent me souhaiter

le bonsoir." (1 )

Pendant ces escapades, il goüte à satiété le vertige de l'eau et

l'affirme ainsi dans un passage resté célèbre de Mouche. (2),

Plus tard, devenu un écrivain célèbre, il reste tout de m@me fi-

dèle à sa rivière. Il lui reproche pourtant d'@tre froide et d'avoir chan-

gé. Il reproche aux canotiers de porter le monocle; mais il ne se rend

pas compte que lui aussi a bien changé.

Dans un ultime effort, il essaie de renier l'évidence du temps

(1) René Dumesnil, Chroni ues études corres ~, Lettre à sa mère, 29 juillet 1875 (Paris:

(2) liMa grande, ma seule, mon absorbante passion pendant dix ans, ,ce fut la Seine. .Ah ~ la belle, calme, variée et puante rivière, pleine de mirage et d'immondices~ Je l'ai tant aimée, je crois, parce qU'elle m'a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah, les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui r@vaient, le ventre au frais .•.

Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs blanches comme les mortes avant l'aurore, ••• , et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau frémissante et courante d'une lueur qui faisait fleurir tous les r@ves.

Et tout cela, symbole de l'éternelle illusion naissait pour moi de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris." Moache, Contes et Nouvelles, Tome I, p. 1338.

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- 37 -

qui s'est écoulé en reprenant l'aviron:

"Bel-ami bombe le torse, ôte sa veste et apparaî.t en maillot.

Il se frotte longuement les mains avec un enduit spécial contre les ampou-

les. Son compagnon s'installe à l'arrière pendant que François, inquiet

retient l'embarcation. Trois badauds applaudissent aux premiers coups de

pelle tandis que la yole bondit et que le barreur semble projeté en arriè­

re ... 11 (1)

Il a beau faire cependant, Guy de Maupassant ne ressemble plus

beaucoup à Joseph Prunier.

C'est le début de la dépression, qui se traduit par un constant

besoin de voyages, de changements, ceci, pour éviter à l'angoisse 'le temps

de s'installer. Une de ses randonnées le conduit dans les Vosges où il

va suivre une de ses nombreuses cures. Là, fidèle à l'eau vive, Maupassant

chante les eaux vertes des montagnes. Il puise dans cette contemplation

des bribes de cette jeunesse qu'il a conscience d'abandonner loin derrière

lui; il n' a pourtant pas encore quarante ans ~

Ecoutons le revivre avec son élément: ilLe long de toutes les

pentes, d'innombrables sources, torrents, ruisseaux. Au fond de toutes les

vallées, les lacs. En somme l'eau, encore de l'eau qui court, qui tombe,

(1) Souvenirs ois son valet de chambre (PariS: Plon,

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- 38 <';

qui glisse, qui rampe, des cascades, des rivières sous l'herbe, sous les

mousses les plus belles que j'ai vues, de l'eau, partout de l'eau, une hu­

midité froide, pénétrante et légère, car l'air est vif, le pays étant fort

élevé." (1)

Toujours l'eau, une autre encore, plus vive et si séduisante

par sa fratcheur et son impétueuse vigueurt

La chute d'eau, la source, la cascade devient ici, pour Maupas-

sant qui a conscience de sa décrépitude, le symbole du jaillissement, de

la virilité: sa hantise, qu'il voit avec terreur perturbée par sa mala-

die. (2 )

L'eau neuve, 11 eau puissante de la montagne, n'est finalement

pour ce grand maJ.ade qu'un refus de la douloureuse réalité.

Q.uant à son amie, la Seine, il lui restera fidèle jusqu 1 à la

fin de sa vie comme le prouve une lettre écrite à Gisèle d'Estoc rapportée

par Pierre Borel:

"Tu sais combien j'ai toujours aimé la Seine. Ses eaux soyeuses

grises, bleues ou mordorées, la Seine qui s'en va en répétant les paysages

de ses rives et les nuages du ciel. Jeune homme j'ai vécu sur la Seine.

(1) René Dumesnil, Chroni ues études ~~~~--~~------------~~--~~~~~~~~~~ ~ (paris: Grand, 1938 , p. 391.

(2) Voir à ce propos: Signrund Freud, La Science des rêves (Paris: P.U .F., 1950), p. 264.

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- 39 -

Depuis longtemps je l'avais presque oubliée. Mon travail et mes malaises

m'avaient empêché de la revoir. Hier, en regardant des croquis de mon ami

Maurice L~loir, faits il y a bien longtemps à l'1le Marante, j'ai soudain

été pris du désir impérieux de faire une longue promenade en canot." (1)

Nous verrons que Maupassant utilise s~1vent le même vocabulaire

pour la fennne et la rivière. Pour lui, la Seine est plus qu'une simple

particularité géographique; c'est une compagne, c'est une drogue, c'est

une échappatoire, la seule qui ne l'ait jamais trompé.

B- Omniprésente eau vive dans son oeuvre

C'est parce qu'il déteste l'air vicié de sa geÔle administrati-

ve du Ministère de la Marine que Maupassant, marin d'eau salée devient,

contraint par la nécessité, marin d'eau douce. C'est avec ses souvenirs

aquatiques que seront, plus tard, composées ses plus jolies nouvelles. La

rivière servira de cadre à ses thèmes favoris, les farces, les amours, les

scènes criminelles ou érotiques. Et lorsque le Maupassant des dernières

années continuera à utiliser la Seine comme décor, ce sera toujours sa ri-

vière de jeume homme qu'il peindra: la Seine de 1875 qui a vu ses proues-

ses de rameur et d'amoureux.

Ainsi, danG les Contes et Nouvelles, Cl est touj ours la Seine

que nous retrouvons, la rivière tranquille que Maupassant aime avec tant

(1) Pierre Borel, Le vrai Maupassant (Genèv~: Cailler, 1951), pp. 109-110.

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de fougue: IIIl était canotier avant toutll, dit François, son serviteur

dans ses Souvenirs Intimes. (1) Et c'est la Seine des canotiers, de la

prenouillère qu'il décrit à la perfection recréant ainsi une époque, hélas

disparue~

Dans les deux volumes des Contes et Nouvelles, on dénombre une

vingtaine Q~ récits qui ont pour cadre la Seine et ses berges fleuries.

Nombreux sont ceux qui décrivent les plaisirs simples de la pê­

che à la ligne (rappelons que le poisson est un s;ymbole aquatique). C'est

encore l'époque où les poissons vivent dans la Seine et nous remarquons que

tous les pêcheurs mentionnés par l'auteur en prennent au moins un, tel M.

Pat:iSsot dans Les Dimanches d'un bourgeois de Paris, tout fier de son unique

capture ou Monsieur Renard, tapissier, qui ayant découvert un trou d'eau:

IIUne vraie niche à poissons, un paradis pour le pêcheurll (2 )

va jusqu'à

noyer -- oh bien involontairement ~ -- un concurrent mal avisé de lui avoir

pris sa place.

Mentionnons aussi Deux Amis, cette histoire de pêcheurs aiguil-

lonnés par leur passion qui se rendent,en plein siège, dans l'tle Marante

et que les Allemands fusillent parce qu'ils ne veulent pas révéler le mot

de passe qu'on les soupçonne de connattre. Quand les deux pêcheurs sont

(1) FraJ:J.qois Tas sart , Nouveaux souvenirs intimes sur Gu texte établi et présenté par Pierre Cogny (Paris: Nizet,

(2) Le Trou, Contes et Nouvelles, Tome I, p. 576.

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- 41 -

morts, très dignement, le Prussien dit à son ordonnance: "Fais-moi frire

tout de suite ces petits animaux-là pendant qu'ils sont encore vivants.

Ce sera délicieux." (1) Non seulement les poissons ac·.centuent encore l'hé-

roisme des deux amis, mais ils révèlent, chez l'auteur, la présence obses-

sionnelle du signe aquatique lié à l'idée de mort.

D'autres récits, et les mieux réussis, sont ceux qui décrivent .

la Seine charmeuse, complice des idylles d'un jour et des passions éphémè­

res. C'est là. où, après un repas bien arrosé pris dans une des guinguet-

tes de la berge, les jeunes filles, un peu grises, connaissent leurs

premières étreintes dans les bras d'un canotier.

Ce sont de telles joies, à la fois enivrantes et dangereuses

que Guy restitue dans Une partie de campagne, dans Un printemps, dans g:,

père ou dans Souvenir, évoquant à la perfection l'enivrement que procure

l'eau, complice des amoureux.

"La jeune f'ille, assise dans le fauteuil du barreur, se laissait

aller à la douceur d'être sur l'eau. Elle se sentait prise d'un renonce­

ment de pensée, d'une quiétude de ses membres, • . ., un besoin vague de

jouissance, une fermentation du sang parcouraient sa chair excitée par les

ardeurs de ce jour." (2 )

(1) Deux Amis, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 193.

(2) Une p.!artie de ~pagne, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 378.

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L'eau, dans cette nouvelle, et d,'ms beaucoup d'autres, devient

le catalyseur de la sensualité, le témoin du plaisir.

Au calme de l'eau s'ajoute le charme des campagnes qui fait

na1tre chez les jeunes gens les ardeurs les plus insensées se terminant

parfois, connne dans Le 13ère ou dans Mouche par des maternités indésirées:

ilL' air tiède amollissait la chair et l'~e. Le soleil tombant

en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille re­

flets de gaieté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main

dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui

glissaient, par troupe, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur,

comme soulevés de terre dans une félicité éperdue." (1)

Cette belle époque du canotage sur la seine,. c'est dans Mouche

que Maupassant l'a peinte avec le plus d'authenticité parce que cette

nouvelle est véritablement autobiographique. Joseph Prunier, le héros, y

chante s~n amour pour la rivière et ressuscite le charme canaille des bords

de Seine de 1875:

"Nous en avions essayé beaucoup, sans succès, des filles de

barre, pas des barreuses, canotières imbéciles qui préféraient toujours le

petit vin gris, à l'eau qui coule et qui porte ~es yoles. On les gardait

un dimanche, puis on les congédiait avec dégoüt." (2)

(1) Le Père, Contes et Nouvelles, Tome I, p. 430.

(2) Mouche, Contes et Nouvelles, Tome I, p. 1340.

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Ici, Maupassant prête à ses amis l'inconstance <lui le caractérise lui-m@me.

Pourtant, c'est dans une nouvelle plutôt tragi<lue; La Femme de

~, que l'auteur reconstitùe, à la perfection, l'univers cosmopolite de

la "r;renouillère". Les femmes en toilette de printemps, les bourgeois en-

dimanchés, les canotiers aux muscles saillants revivent pour nous dans cet­

te nouvelle. N~s voyons glisser sur la rivière des kyrielles d' embarca-

tions: "yoles, skifs, périssoires, poooscaphes, gigs, embarcations de

toutes formes et glissant vivement comme de longs poissons jaunes ou rou­

ges." (1)

De l'établissement flottant résonne une mazurka. "Toute cette

foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau enaa:rièï-e., la

face rougie, avec des yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant

par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une

proie pour le soir se faisaient payer à boire en attendant. Il (2)

Et pour la première fois, dans les Contes et Nouvelles, Maupas-

sant campe en hérd:f.nes deux lesbiennes <lui ne font pourtant pas figure de

phénomènes dans le cadre à la fois pervers et débonnaire de cette "are -

nouillère" unique à Maupassant et <lui reconstitue à merveille la morale,

les moeurs et le conformisme du XIXe siècle. (3)

(1) La Femme de Paul, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 1216.

(2) Ibid,.·p. 1217.

(3) Lire à ce propos aussi: La Maison Tellier, v. 20 (Paris: Conard, 1929), savoureux mélange de conformisme et de débauche ~

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"Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme

d'une chose naturelle qui les rendait presque sympathiques et l'on chucho-

tait tout bas des histoires étranges et des visites secrètes de femmes

connues, d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau." (1)

Dans de tels écrits, Maupassant traduit bien le malaise de la

bourgeoisie de ce siècle qui se dégage difficilement de sa gangue de puri-

tanisme par un semblant de légèreté et de perversion qui n'est très sou-

vent qu'une façade.

Comme le dit Gabriel Marcel: Il Baudelaire , Rimbaud, Nerval avaient

perçu cette immense absence du monde moderne, du monde individualiste,

c t est~ire clos, vide dt amour." (2 )

Dt autres comme Balzac, Flaubert, Bourget, Zola, Taine, Renan,

Schopenhauer ou Maupassant ont été "pessimistes en psychologie, optimistes

en morale" • Ils mettent en doute la valeur de l'individu mais gar-

dent confiance dans les impératifs d'une morale collective.

Non seulement Maupassant mais toute la bourgeoisie de cette épo-

que, rejetant plus ou moins consciemment le christianisme,exprimait un mal

de vivre, un sentiment de déréliction évident.

Cl) La Femme de Paul, Contes et Nouvelles, Tome I, p. 1221.

(2) Gabriel Marcel, Le Mal est parmi nous (Paris: Présences, Plon, 1950), p. 73.

(3) E .A. Sellière, Pour le centenaire du romantisme (paris: Plon, 1914), pp. 97-127.

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~uand il décrit la demeure idéale, Maupassant la place évidem­

ment au bord de l'eau (1); dominant la rivière, telle celle que Guy,

petit employé, habitait dans ses rêves et qu'il possédera lorsqu'il sera

devenu Mr de Maupassant.

C'est une telle maison qui sert de cadre à la charmante histoi-

re d'Yvette.

"La villa printemps, louée par la marCluise Obardi, se trouvait

à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de la Seine Clui venait tourner

devant le mur du jardin, coulant vers Marly." (2)

C'est ainsi que le fleuv~ ou plutôt la rivière, (comme Maupassant

préférait l'c.l.ppeler), par sa présence envofttante, joue le même rÔle qu'un

personnage.

L'onde propice aux rêveries favorise ainsi l'éclosion de l'amour.

"Sur une terrasse qui dominait la rivière, une femme accollIdée songeait."

Une maison au bord de l'eau, c'est déj à, pour Maupassant, une

demeure aquatiClue:

(1) "Souvent les cités radieuses sont au bord de l'eau ou traversées par une large rivière, ce Clui est une autre façon de transformer le principe féminin chaud, humide, obscur, resserré, en l'idéalisant." Jean Servier, Histoire de l'utopie (Paris: Gallimard, Coll. Idées, 1967), p. 527.

(2) Yvette, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 498. (5) La littérature romantique déborde d'exemples semblables.

(4) Jour de fête, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 1055.

(4 )

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(5 )

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"La maison est sur un coteau, au milieu d'un parc en pente, jUs­

qu'à la rivière qui enjambe un pont de pierre en dos d'fule. Derrière l'eau,

des prairies s'étendent, . J'aime cette demeure comme on aime ce qu'on

désire ardemment posséder. J'y reviens tous les ans avec un plaisir infini,

je la quitte avec regret." (l)

Finalement, c'est une Seine amie que nous retrouvons dans les

Contes et Nouvelles, la rivière complice et bienveillante au bord de laquel­

le le petit employé du ministère a connu les meilleurs moments de sa vie,

avant que son mal, inexorable, ne commence à le tourmenter.

La Seine des Contes et Nouvelles, c'est une nymphe charmeuse et

capricieuse, une darœ paresseuse et langoureuse et qui revit dans cette

oeuvre l'apogée de sa gloire, la "Belle Epoque" de l'impressionnisme.

(l) Nos Lettres, Contes et Nouvelles, Tome l, p. ll03.

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CHAPITRE III

EAU MATERNELLE ET EAU FEMININE

Une lettre écrite à Gisèle d'Estoc p~ut servir à amorcer une

interprétation psychanalytique de Maupassant, par le biais de ses écrits,

avec l'aide des théories de Gaston Bachelard sur l'imagination créatrice.

Faisant une description de lui-même, Maupassant se dépeint ainsi: "OUi,

je suis faune et je le suis de la tête aux pieds. Je passe des mois seul

à la campagne, la nuit, sur l'eau, tout seul, toute la nuit, J'ai-

me la chair des fennnes du même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la

mer . •• " (1)

Dans cette confession, deux éléments nous frappent: ce que nous

savions déjà, c'est-àoodire la joie qu'il éprouve à être seul, la nuit, sur

l'eau ou même dans l'eau, et aussi, son assimilation de l'eau à la femme,

obj et érotique.

Ce qu'il recherche, lorsqu'il navigue, c'est un bonheur à part,

un majestueux oubli de soi-même, une inconsciente quiétude animale ou lar­

vaire analogue à celle du foetus dans le sein maternel; au fond, c'est

son enfance que Guy, sans cess~ cherche à recréer, comme si le cordon

(1) Pierre Borel, Le Vrai Maupassant (Genève: Cailler, 1951), p. 64.

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ombilicaJ. n'avait jamais été coupé entre Laure et lui.

La preuve nous en est donnée très souvent, soit dans la vie,

soit dans l'oeuvre de l'auteur.

C'est d'abord son obsession de la maternité, thème de nombreux

romans, contes et nouvelles; c'est ensuite son en~ance dont il ne s'est

jamais complètement séparé.

Marqué par la mésentente de Gustave et Laure de Maupassant, il

a la nostaJ.gie de ces années d'étroite intimité avec une mère qu'il admire

et dont il se sent un peu le protecteur, ~ils et mari à la ~ois, et che~ de

~amille avant l'~ge.

Quand il a ~ini de travailler avec sa mère, à Etretat, c'est

vers l'eau qu'il se précipite; c'est spontanément vers sa mère qu'il se

retourne quand il est triste et démoraJ.isé, seul dans s.a. chambre, à Paris.

Pour lui, Etretat et sa mère sont inséparables. C'est vers

elle que vont ses pensées. C'est elle qui lui a appris à vivre. Ce fut

sa seule éducatrice.

Paul Morand écrit à ce propos: "Il y a des fils qui n'ont pas

besoin de la présence du père et à qui la mère su~fit, surtout une mère

d'une haute et autoritaire nature. Maupassant pouvait être de ceux-là." (1)

(1) Paul Morand, Vie de Guy de Maupassant (paris: Flarmnarion, 1942), p. 17.

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De nombreux témoignages concordent à dire que "l'affection de

Guy de Maupassant pour sa mère est sans doute la seule affection profonde

qu'on lui connaissell (l) et qu'elle ne faiblira pas jUf!qu' à la fin de sa

vie. Il lui enverra régulièrement de l'argent et paiera son loyer quand

elle habitera Nice.

Sur l'eau, c'est la mère qu'il recherche et la sécurité qu'ap­

porte la présence aquatique. (2)

Souvenons-nous: enfant, Maupassant passe des heures étendu

dans une barque. (5 ) Il choisit son premier bateau.avec le ventre rond et

son deuxième bateau: "La Louisette", a aussi une coque arrondie comme un

ventre fécond.

Les termes mêmes qu'il utilise sont révélateurs: écoutons-le

chanter son bonheur d' être seul en mer: Il Moi je flotte dans un logis ailé

(l) Fernand Lemoine, Maupassant (paris: Classiques du XXe siècle), p. 12. "i

(2) Le thème de la mer maternelle réappara1t constamment en poésie. L'exem­ple le plus audacieux et le plus explicite se trouve chez Saint-John Perse qui prête des entrailles femelles à la mer.

"La mer mouvante et qui chemine au glissement de ses grands muscles errants, la Mer gluante au glissement de plèvre, et toute à son afflux de mer, s'en vint à nous, . Toi Mer de force et de labour, Mer au parfum d' entrail-les femelles." Oeuvre poétigue, Tome II (Paris: Seghers, 1961), pp. l42-l45-l45.

(5) L'eau qui berce, maternelle, satisfait un besoin latent et inconscient de protection chez l'homme et comme l'écrit Charles Nodier: "C'est un besoin si naturel à tous les hormnes de se rebercer, dans les rêves de leur printemps. Il Y a une époque de la vie où la pensée recherche avec un amour exclusif les souvenirs et les images du berceau." Trilby, ,oeuvres de Charles Nodier, Class. Garnier; (Paris: Classiques Garnier), p. CJ7.

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qui se baJ.ance, joli comme un oiseau, petit comme un ,gg, plus doux qu'un

hamac et qui erre sur l'eau, au gré du vent sans tenir à rien." (1 )

L'utilisation des mots lInid" et "logis" caractérise une nostal-

gie du sein maternel et de la douce sécurité qu'il représente.

On a souvent écrit que la nature est une projection de la mère et

en particulier la mer qui est "pour tous les hommes l'un des plus grands,

des plus constants symboles maternels". (2)

Maupassant a souvent chanté sa passion pour la mer, pour l'eau

saJ.ée (projection psychanaJ.ytique évidente du liquide amniotique), (3)

et la joie qu'il éprouve à y nager pendant des heures.

Dans Une Vie, c'est une image très nette de fécondité qu'il re-

présente quand il peint l'embrassement de la mer et du soleil:

"Cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer,

fiancée monstrueuse, attendait l'amant de feu qui descendait vers elle,

Il la j oignit, et, peu à peu, elle le dévora." (4 )

(1) Sur l'Eau, JournaJ. de navigation, p. 22.

(2) Gaston Bachelard, L'eau et les r@ves (paris: Corti, 1942), p. 156.

(3) "Nul ne pourra dire si le premier inventeur de la navigation était pous­sé par la volonté de découvrir des terres nouvelles ou ma par un désir in­conscient dt@tre bercé par une mer tiède et de découvrir la paix des eaux intra-utérines: un renouveau de ses r@ves embryonnaires." Jean Servier, Histoire de l'utopie (Paris: Gallimard, Coll. Idées, 1967), p. 321.

(4) Une Vie ,p. 41.

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François Tassart rapporte qu'à bord du Bel Ami, un invité,

Aurélien Scholl aurait dit:

"Comme il est bon, agréable et doux le balancement rythmé

qu'impulse à ce petit navire la grande et gracieuse création divine, cette

mer qui est un peu aussi notre mère." Auquel le professeur Magitot ajouta:

"OUi, cette mer source d'embryons, ..• , je crains parfois sa mobilité,

• • ., quand m@me, je l'aime." (l )

Ils touchaient là au problème fondamental de leur h6te, sans

le savoir. (2)

Un autre élément nous permet de justifier nos affirmations,

c'est le mépris pour son père que Maupassant affiche de faqon très évidente.

Il transpose d'ailleurs Gustave de Maupassant dans un de ses contes en mon-

trant un homme qui a opté pour une existence végétative et qui passe ses

journées à vider des bocks dans une brasserie. (3) (4)

(l) Franç ois Tassart, Souvenirs (Paris: Nizet, 1962), p. 48.

(2) "L'effort de l'individu pour surmonter le traumatisme de la naissance se traduit par un désir de régression thalassale et de retour à l'océan abandonné dans les temps anciens." S. Ferenczi, Thalassa (Bibliothèque scien­tifique, Coll. Science de l' Homme, 19cB à 1912), p. 128. Plus évidente encore que l'oeuvre de Maupassant, à ce sujet, mentionnons trois vers de Swinburne qui sont un véritable aveu:

Sea and bright wind, and heaven and ardent air More dear than all things earth-born; 6-oome Mother more dear than love' s own longing-sea .••

Paul de Reul, L'Oeuvre de Swinburne (Bruxelles: Fondation Universitaire de Belgique, 1922), p. 93.

(3) Garçon, un Bock, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 895. (4) "Il humilie souvent le malheureux Gustave et le contraint à condescendre à ses caprices en exerçant sur lui de cruels petits chantages." Albert-Marie

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Au contraire, vis-à-vis de sa mère, il prend quelquefois une

attitude très protectrice et son admiration pour elle est sans borne. (1)

Comment ne pas voir là un complexe d'Oedipe latent qui explique

l'attitude de Maupassant devenu homme, vis-à-vis des femmes perfides et

impures qu'il qualifie de "bêtes à plaisir" (2) et qu'il rejette dès

qu'elles deviennent mères! (3)

Il est en fait obsédé par un tel désir de pureté qu'il recher-

chera toute sa vie la "Princesse lointaine" dont il se plait à caresser

la vision onirique.' (4)

Pourtant, paradoxalement, c'est la femme mariée qu'il poursuit

de ses assiduités, refusant le mariage pour ne pas avoir à engager sa res-

ponsabilité, faisant preuve finalement d'une immaturité totale et toujours

en quête de celle qui ressemblerait le plus à la femme de son enfance:

(4) .•• Schmidt, Maupassant par lui-même (Paris: Le Seuil, Coll. Ecrivains de Toujours, 1962), p. 9.

(1) IIIl craint de se ressentir de l'effet des poisons que lui a peut-être transmis sa mère. Il se délecte dl autre part, que des souffrances analogues rendent plus étroite encore la communion de leurs espoirs, de leurs désirs, de leurs goüts." Albert-Marie Schmidt, Maupassant par lui-même (Paris: Le Seuil, Collection Ecrivains de Toujours , 1962), p. 28. (2) Rapporté par P. Cogny, Maupassant, homme sans Dieu (Bruxelles: Renais­sance du Livre; 1967),p. 28.

(3) Voir à ce sujet les deux romans: Une Vie et Mont-oriol.

(4) IIc'était elle, elle-même celle que j'attendais, que je désirais, que j 1 appelais, dont le visage hantait mes r@ves. Elle, elle qu'on cherche touj ours, partout celle qu'on va voir dans la rue tout à l' heure, celle qu Ion va trouver sur la roùte dans la campagne dès qu'on aperqoi t une om­brelle rouge sur les blés, celle qui doit être déjà arrivée à l'h6tel où j'entre en voyage, dans'le wagon où je vais monter, dans le salon dont la porte s'ouvre devant moi." A Vendre, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 703.

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sa mère. (1)

Il prône aussi très sou~;!nt la relation idéale et pure qui pour­

rait unir l'honnne et la femme, sans qu'il y ait entre eux autre chose qu'un

amour platonique ou une amitié sincère. Il en fait le sujet de multiples

nouvelles. (2)

Maupassant est bien, encore une fois, un très bon représentant

de la bourgeoisie du XIXe siècle et de cette société dans laquelle la femme

est en pleine mutation (3) €t ~jà dévorée par la fièvre de l'émancipa-

tion.

Maupassant,cependan~ professe la misogynie en refusant d'admet-

tre les femmes dans la politique: "Le sexe second à tous égards, fait pour

se tenir à l'écart et au second plan, •.• , que ne se contentent-elles

d' être la séduction de la vie, l'illusion sans fin." (4 )

(1) A propos du compl~xe d'oedipe, voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (Paris: Gallimard, 1962), Essais de psychanalyse (Paris: payot, 1967). A Freud et Dorothy T. Burlingham, War and Children (New York: Medical BoolSB, 1943). M. Klein, Les premiers stades du complexe d'oedipe (Paris: Revue ft. de psychologie, 1934).

(2) En Voyage, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 642. La Rempailleuse, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 649. L'Epave, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 716. L'Infirme, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 747. Alexandre, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 753.

(3) Auguste Comte, Lettres, T. 1, in Politique d'Auguste Comte, présentée par Pierre Armand (Paris: Armand Colin, 1965), p. 145.

(4) Les Dimanches d'un Bourgeois de Paris, Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 331.

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Un autre indice, dans l'oeuvre de Maupassant, est caractéristi­

que de l'obsession de la mère, c'est l'utilisation dans ses ouvrages de la

lune et l'abondance des descriptions de clair de lune sur l'eau.

Or, Freud fait de la lune le symbole du sexe maternel (1) et

bien des traditions, à l'aube de la pensée occidental~en ont fait le sym-

bole du principe féminin humide et mobile. "La conquête de la lune marque,

dans l'esprit des hommes, le retour à la mère primordiale pour y oublier

les contradictions et les peines du siècle: la matrice de toute regénéra­

tion de toute renaissance." (2)

D'autre part, l'eau au clair de lune devient un lait inépuisa­

ble,le lait de la nature mère.

Il s'agit toujours de pleine lune.: Ainsi, dans Pierre et Jean:

"La lune se leva derrière la ville, et elle avait l'air du phare énorme et

divin allumé dans le firmament pour guider la flotte infinie des vraies

étoiles .11 () )

Dans Confessions d'une femme: "La pleine lune semblait teindre

en jaune le vieux bâtiment sombre dont le toit d'ardoise luisait." (4)

(1) S. Freud, La science des rêves (Paris: P.U.F., 1950), p. 297.

(2) Jean Servier, Histoire de l'Utopie (Paris: Gallimard, 1967), p. )2l.

()) Pierre et Jean, Romans, p. 866.

(4) Confessions d'une femme, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 801.

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Deux contes portent le titre m~me de Clair de Lune et chantent

évidemment l'in~luence délicate et mystérieuse de l'astre des ténèbres.

Maupassant lui-même, nous le savons, adore canoter la nuit sur

l'eau calme et pro~onde, lorsque la lune l'éclaire d'une blancheur di~fuse.

Ecoutons-le chanter son bonheur dans Mouche.

"CO:mme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des

souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, ~lottantes, er-

rantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, • • ., et j'ai

des souvenirs de lune argentant l' eau ~rémissante et courante, d'une lueur

qui ~aisait ~leurir tous les rêves." (1)

Cette image d'une eau laiteuse, c'est celle d'une nuit tiède et

heureuse, image cosmique d'une matière enveloppante et pénétrante qui bai­

gne le canotier dans un bonheur si intime et si silr qu'il lui rappelle le

plus ancien bien-~tre, la plus douce des nourritures; celle du sein mater-

nel.

La rivière, la mer sont aussi pour Maupassant autant qu'un sym­

bole maternel, un symbole érotique. Les recherches sur l'imagination créa-

trice montrent que dans la vie de tout homme apparaît la seconde ~emme;

après la mère, l'amante qu'il projette aussi dans la nature; et Maupassant

illustre parfaitement cette thèse.

(.1) Mouche, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 1339.

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L'association de l'eau à la femme est incontestable chez lui,

dans sa vie comme dans son oeuvre.

Revenons brièvement à son enfance. A Etretat déj à, Guy imagine

dans l'eau la femme, la présence féminine. Dans une' lettre à Gisèle

d'Estoc, il fait les confidences suivantes:

,IIEnfant, j'éprouvais une véritable volupté à m'attarder tout

seul au bord de l'océan ca.lme ou bouleversé par la tempête. Alors il me

semblait entendre dans le gémiss~ment de la houle, ou dans le murmure de~

vagues qui venaient se briser à mes pieds, l'appel des sirènes ... 11 (l)

Le terme de IIvolupté" pour qualifier une joie enfantine est

caractéristique de l'imagination du poète, comme si la substance m@me de

l'eau était de l'essence liquide de jeune fille. (2) On comprend alors

que dans une substance aussi voluptueuse, Maupassant, lorsqu'il nage, éprouve;

comme il l'a dit souvent lui-m@me, une ivresse sensuelle et primitive.

(l) Cité par Pierre Borel dans Le Cahier d'Amour, Confidences inédites par une adoratrice de Maupassant, Les Oeuvres Libres, Tome 2l6, p. 86.

(2) Voir à ce propos l'ouvrage de Novalis: Henri D' Ofterdingen (Paris: Aubier Sd), p. 9. "De toutes parts surgissaient des images inconnues qui se fondaient égale­ment, l'une dans l'autre, pour devenir des @tres visibles et l'entourer (le rêveur), de sorte que chaque onde du délicieux élément se collait à lui étroitement ainsi qu'une douce poitrine. Il semblait que dans ce flot se füt dissous un groupe de charmantes filles qui, pour un instant, redeve­naient des corps au contact du jeune homme."

Voir'aussi ce passage de l'Eau et les R@ves de Bachelard (paris: Corti, 1942), p. l72. "Les flots reçoivent la blancheur et la limpidité par une matière interne. C'est de la jeune fille dissoute ... "

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L'eau et la femme se mêlent intimement encore à Etretat, sur la

plage. Là, le jeune garçon regarde les baigneuses qui s'offrent à la va­

gue. Il note, l'oeil infaillible: "Bien peu résistent à cette épreuve

du bain. C'est là qu'on les juge depuis le mollet jusqu'à la gorge. La

sortie surtout révèle les faiblés, bien que l'eau de mer soit d'un puissant

secours aux chairs amollie s ." (1 )

Et c'est bien le même homme qui dira: "Ceux qui n'ont pas aimé

poétiquement, (c'est son cas), prennent et choisissent les femmes comme on

choisit une côtelette à la boucherie, sans s'occuper d'autre chose que de

la qualité de 1. ~ chair." (2)

La plage de sa jeunesse, c'est l'étal, c'est l'apprentissage de

la sensualité.

Dans son oeuvre, il enveloppe d'un tissu d'eau ses personnages

préférés: Jeanne, l'héro!ned'une vie,qui demeure immobile dans l'eau

" froide, limpide et bleue" (3) . , Christine, protagoniste de Mont-Oriol,

se plonge dans un bassin d'eau minérale, et sent des chapelets de petites

bulles: de gaz caresser ses membres nus. (4 ) Mariolle,dans Notre Goeur,

(2) et notons encore ces vers de Victor Hugo qui vont dans le même sens. Ce précipice était de la mort, faite abtme On y sentait flotter du sépulcre dissous

Fin de satan, Oeuvres· complètes' de Victor Hugo (paris: Gallimard, 1964), p. 917.

(1) ~,Contes et Nouvelles, Tome l, p. 945.

(2 ) L 'Ermite, 26 janvier 1886.

(3) Une Vie, Romans, p. 27.

(4) Mont-Oriol, Romans, p. 627.

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découvre ses sentiments pour sa servante, Elisabeth, quand il la surprend

au bain. Il découvre "allongé dans l'eau, les bras flottants et les seins

frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu'il eüt

aperçu de sa vie". (1) C'est à ce moment qu'il décide d'en faire sa mat­

tresse. "Du reste, ce qui incite Maupassant à faire l'apologie des courti­

sanes, c'est qu'il les considère comme des animaux aquatiques qui, à la

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différence des feIllll1eS du monde passent la moiW---de leu.r e..~i-------­

le recoi des vasques parfumées." (2)

Plus tard, le monde des canotiers sera aussi celui des filles

qui se laissent aisément coucher dans l'herbe humide des bords de Seine

et qui exhibent leurs appas:

IILes femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un

envolement de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au

dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante et elles balançaient

leurs ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répan­

dant autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur." (3 )

La femme, c'est déjà pour Maupassant la "femelle" et il la voit

avec le même oeil polisson que le Toulouse Lautrec du moulin de la . Glalette .

(1) Notre coeur, Romans, po 1362.

(2) A.M. Schmidt, Maupassa..'1t par lui-même (PariS: Le Seuil, 1962), po 19.

(3) La Femme de Paul, Contes et Nouvelles, Tome I, p. J217.

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C'est là, sur les murs de la cahute du père Fournaise que Guy

écrit,le 2 juillet 1885, en pélerinage sur les lieux de chasse de sa jeu-

nesse:

Ami, prends garde à l'eau qui noie Sois prudent, reste sur le bord, Fuis le vin qui donne l'ivresse; On souffre trop le lendemain. Prends surtout garde à. la caresse Des filles qu'on trouve en chemin. (1)

Il est lui-même la victime des étreintes des belles du bord de

Seine et il le sait. D'autre part, sa maladie explique peut-être en par-

tie son attitude envers les femmes provoquan~puisqu'il se sait atteint,

une vénéréophobie ou syphilophobie accompagnée d'un sentiment de culpabili­

té et d'une misogynie grave (2) qui l'amène, pour se punir lui-même et

les punir aussi (ces "bêtes à plaisir"), à adopter l'attitude qui le carac-

térise envers la gent féminine.

Les grenouilles de Seine sont souvent vénéneuses et l'époque

sans pénicilline; voilà pourquoj, par amitié pour ses acolytes masculins,

il rédige sur la façade d'une guinguette le petit poème mentionné ci-dessus.

Considérant la femme comme un objet érotique et voyant toujours

(1) Cité par André Vial, Guy de Maupassant et l'art du roman (Paris: Ni­zet, 1954), p. 185.

(2) De nombreux auteurs avant Maupassant et à son époque sont très forte­ment préoccupés par ce problème: la syphilis, le mal du siècle. Au XVIIIe siècle, Voltaire déjà avait soulevé la question dans Candide Voltaire, Romans et Contes (Paris: Garnier, 1960), p. 137.

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en elle la IIfemelle" avant tout, Maupassant se venge sur la rivière à qui

il prête les mêmes adjectifs qu'à ses conquêtes:

J'aime la Seine parce qu'elle vous ressemble à vous autres femmes. Comme vous, elle est­perfide, impénétrable et capricieuse et com­me vous gracieuse et bienfaisante. Regardez comme elle roule, voluptueuse et charmante, le IGystère de ses eaux glauques. Mais qui nous dira les secrets mystérieux et affreux qu'elle cache dans ses profondeurs vertes. Comme il vous ressemble, en vérité, ce fleu­ve énigmatique, spirituel et charmant. Que vous soyez habillées de soie et de fourrures ou que votre corps se cache sous des hàillons, vous nI en êtes pas moins toutes semblables ayant la même grâce et la même perfidie natu­relle • Que sa surface flambé:ie dans les feux splendides du couchant, ou qu'elle roule des horreurs, la Seine reste également la même, impénétrable et ondoyante. Il m'est cher, ce fleuve, parce que j'ai' essayé de scruter ses profondeurs, de même que le coeur des femmes et parce que je l'ai souvent associé, pendant mes promenades:solitaires, à mes rê­ves de bonheur, à mes tristesses, à mes amours. (1)

La Seine, pour Maupassant, c'est une amante de plus, une con-

quête touj ours renouvelée mais qui a un avantage sur les vraies femmes:

elle est toujours fidèle au rendez-vous, toujours présente avec sa grâce

voluptueuse et sa perfidie cachée. Dans toute son oeuvre, l'auteur mention-

ne des rencontres fortuites, des aventures éphémères et, dans sa vie, c'est

la même chose, une liaison meurt aussitôt que nouée; peut-être parce qu'il

recherche la perfection, l'être inaccessible et parce que "sa grande, sa

(1) Cité par André Vial, Guy de Maupassant et l'art du roman (Paris: Nizet, 1954 ), p. 169.

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seule, son unique et absorbante passion" comme il le dit lui-même, c'est

la Seine, c'est l'eau.

C'est avec elle qu'il recherche un plaisir érotique parfait.

La Seine devient alors la compagne idéale, l'amoureuse rêvée. Ecoutons-

le parler: "Etre seul, sur l'eau et sous le ciel, par une nuit chaude,

rien ne fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me

sentais surexcité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respi-

ré de l'éther ou aimé une femme.

Une petite fra!cheur nocturne mouillait la peau d'un impercep-

tible bain de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidisse-

ment de l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait

le corps et l'esprit en leur immobilité." (1)

Ce passage est d'une richesse extraordinaire et nous permet de

suivre Maupassant dans sa périlleuse tentative d'évasion par un dérègle-

ment contrêlé des sens et une recherche d'un état hyperesthétique.

Analysant ses réactions, il note un "frisson savoureux" de plai-

sir que la psychanalyse pourrait analyser comme un orgasme inconscient.

Il semble que tout, chez Maupassant, puisse faire office de

stupéfiant tant le terrain est apte à recevoir les perceptions; et l'eau,

en particulier,est souvent ainsi représentée:

(1) La Vie Errante (paris: Œ'~a.mrltà.rion, 1925),· p.o. lB .•

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"J'aime d'un amour bestial et profond les jours, les nuits, les

fleuves, les mers, les tempêtes, les bois, les aurores, le regard et la

chair des femmes. Il (l)

Il éprouve une joie profonde aussi à mêler les deux, les femmes

et l'eau.

A bord du "Bel-Ami", il reqoit ses ma1tresses et, dans les 1les,

il se baigne nu en leur compagnie, pour mieux les séduire. (2) Sa hanti-··'

se de l'ailleurs qui le jette de plus en plus vite sur les routes ou sur

l'eau conditionne aussi son comportement avec les femmes. Aussitôt sédui-

tes, aussitÔt rejetées; mais sa fringale n'est jamais apaisée.

Or, le voyage, le rêve, l'érotisme, la drogue, la' baignade sont

synonymes sur le plan des symboles; ils ont p~ur connotation la mort, la

transformation. "S'éveiller, c'est sortir de l'eau, c'est-à-dire nattre." (3)

Tous les moyens d'évasion cités ci-dessus sont la transposition

du rêve, les ultimes moyens d'échapper à l'angoisse du quotidien.

, Cela est si vrai que nous ne voyons jamais Maupassant assis au

(l) Sur l'Eau, Journal de navigation, p. 90.

(2) Tout comme Somerset Maugham qui, avec un sentiment très juste de la féminité aquatique, imagine, dans une de ses nouvelles, une femme qui, pour séduire un jeune homme pudique, l'invite à se baigner avec elle dans un lac. S. Maugham, La femme d,ans la jungle: (Le fruit défendu):

(3) S. Freud, La science des rêves (Paris: P.U.F., 1950), p. 297.

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bord du fleuve à le regarder couler en se lamentant sur le tragique de la

.condition humaine, au contraire, il fait tout ce qu'il peut pour figer

désespérément le temps dans un éternel présent.

Il est au paroxysme du bonheur quand, par un moyen quelconque,

eau ou femme, il a l'impression de se dépouiller de ses attributs humains ,

et de redevenir créature intemporelle: "La joie qui m'envahit quand je me

sens poussé par le vent et porté par la vague na1t de ce que je me livre

aux forces brutales et naturelles du monde, de ce que je retourne à la vie

primitive. Quand il fait beau comme aujourd'hui, j'ai dans les veines le

sang des vieux faunes lascifs et vagabonds. Je ne suis plus le frère des

hommes mais le frère de tous les êtres et de toutes les choses." (1)

La nature, et l'eau en particulie!;' ,r n'est donc pour lui que le

fond du tableau de l'amour et, comme l'amour, elle ne peut mettre un terme

à sa peine, ni guérir son mal incurable. En définitive, l'eau lui fait

plus de mal que de bien; il dépense ses forces à la vaincre, soit en na-

geant, soit en canotant, soit en naviguant, comme une femme sans cesse

désirée et mille fois possédée, mais ce défi à ses muscles, à sa résistance,

à son immense vanité de mâle, c'est l'échec. Le destin qui plane sur· son

oeuvre a la forme féminine de la déesse de l'eau qui dirige son nihilisme

et gouverne son agonie. L'eau, chez cet écrivain, a le visage de la fatale

et obscure déesse de l'Etre et du Néant.

(1) Sur l'Eau, Journal de Navigation, p. 90.

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Mentionnons aussi, à propos de l'eau féminine, l'image a~uatique

~ue représente, pour l'imagination créatrice, l'allusion à la chevelure on-

dulante qui suggère, chantée par le poète, l'onde qui passe, l'onde ~ui

frémit. (1) Or nous trouvons dans les Contes et Nouvelles de multiples

allusions à des chevelures déployées et ondoyantes.

Celles-ci sont presque toujours mentionnées dans un contexte

fantastique pour aj outer encore au charme maléfi~ue, tel celui de la Lorele!t

ou des multiples sirènes de la tradition littéraire.

C'est dans Apparition ~ue la chevelure dénouée et tombante réa-

nime tout le symbole des eaux:

"Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs pendaient par­

dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre." (2)

Et dans La Chevelure, ce sont les cheveux d'une morte qui, par

leurs mouvements font rejaillir la vie comme une source nouvelle de bonheur:

(1) Rappelons aussi ~ue nymphes ou sirènes sont toujours représentées avec d'ondoyantes chevelures ~ui trahissent leur origine a~uatique:

Ecoutez la chanson lente d'un batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs cheveux verts et longs jus~u'à leurs pieds.

Guillaume Apollinaire, Nuit Rhénane, Alcools (Paris: Gallimard, 1956), p. 89.

(2) Apparition, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 821.

(3) Mentionnons aussi, d'inspiration identi~ue le conte d'Edgar Poe: Ligeia: "And, there streamed forth into the rushing atmosphere of the chamber, huge masses of long and dishevelled hair; it was blacker than the raven wings of midnight ," The Best known work of Edgar Allan Poe (New York: Blue Ribbon-Books, 1938), p. 334.

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"Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, pres·

que ro~x, qui avaient dÛ. être coupés contre la peau. Je la pris doucement,

., aussitÔt, elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à

terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'un comète." (1)

pendant ses promenades sur la Seine, Maupassant mentionne aussi

fréquemment les herbes et les roseaux qui ondulent dans le couran~ comme

s'ils é:taient la chevelure de la rivière, son a.m.ante:préférée.

Nous pouvons maintenant comprendre un peu mieux pourquoi Mau­

passant a tant aimé l'eau:- parce que, au même titre que l'alcool ou l'éther,

elle provoque l'annihilation de l'être et qu'elle ouvre pour lui le chemin

des "Paradis artificiels".

(1) La Chevelure, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 938.

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CHAPITRE IV

L'EAU PROFONDE

A- Les eaux dormantes

Si l'oeuvre et la vie de Maupassant sont pleines de l'eau vive,

mouvante et fuyante telle que nous l'avons évoquée précédemment, bon nom­

bre de ses écrits ont pour thème l'eau profonde, sinistre et lugubre des

marais, des lacs ou de la rivière endormie.

L'eau profonde et dormante des marais par exemple, au contraire

de l'onde légère de la rivière, devient une eau lourde, plus morte et plus

ensommeillée que toutes les eaux profondes que l'on trouve dans la nature.

Le marais occupe sa place dans la passion de M&lpassant pour

l'élément aquatique. Il le définit ainsi: ilLe marais, c'est un monde en­

tier sur la terre, monde différent qui a sa vie propre, ses habitants séden­

taires et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère sur­

tout. Rien n'est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois

qu'un marécage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses cou-

vertes d'eau." (1)

Ce qui le fa-seine surtout, dans l'eau morte du marais, c'est la

(1) ~,Contes et Nouvelles, Tome 1, p. 737.

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peur et l'angoisse qu'elle fait nâltre, mais aussi l'univers biologique

qu'elle représente.

C'est le sentiment d'angoisse, d'attirance morbide que nous ana-

lyserons en premier lieu.

Une précision s'impose: nous considérerons la rivière, la nuit,

dans le calme des ténèbres comme de l'eau dormante parce qu'elle prend,

grâce à l'obscurité,le même visage angoissant et effrayant que le marais.

Dans Sur l'eau et dans La Peur, Maupassant décrit parfaitement

l'angoisse de l'homme, seul, la nuit sur l'eau glauque et immobile d'une

rivière ou d'un lac. (l)

Angoisse qui provient de ce que l'imagination invente: "La ri-

vière, c'est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages

et des fantasmagories, où l'on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas,

où l'on entend des bruits que l'on ne connaît point, où l'on tremble sans

savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière: et c'est en effet le

plus sinistre des cimetières, celui où l'on n'a point de tombeau." (2 )

(l). Edgar Poe a ressenti plus que tout autre la tristesse et l'angoisse d'une telle eau. Voici à ce propos le poème Terre de Songe ou Dreamland:

By the lakes that thus outspread Their lone waters, lone and dead Their sad waters, sad snd chilly .••

Dreamland, The best known work of E.A. Poe (New York: Blue Ribbon Books, 1938), p. l6.

(2) Sur l'Eau, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 770.

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L'homme, quel qU'il soit, se sent étranger; seul, sur l'eau, par-

ce qu'il n'est pas le mattre là, comme sur la terre, parce que les objets

qui se reflètent dans l'eau sont déformés, parce que les légendes sont nom-

breuses de nymphes et d'esprits qui peuplent les ondes et surtou~ parce que

l'eau absorbe les noyés et les garde en son sein pour les décomposer lente-

ment parmi les plantes aquatiques.

Cette eau, riche de tant de reflets et de tant d'omb~e~est

une eau lourde, inerte, évoquant la mort parce qu'elle est dormante et im-.

mobile.

tlLa mer est souvent dure: et méchante, Cl est vrai, mais elle

crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière

est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule touj ours sans

bruit, et ce mouvement éternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour

moi que les hautes vagues de l'océan." (1)

Avec son umouvement éternel de l'eau qui coulell, Maupassant re-

trouve (et c'est assez rare dans ses écrits) l'intuition héraclitéenne qu.i

voit la mort dans le mouvement du fleuve. (2 ) Pour Héraclite, la mort

c'est l'eau même": "C'est mort pour les funes que de devenir eau." (3)

(1) Sur l'Eau, O<tmÎ'~s. et Nouvelles, Tome II, p. 770.

(2) Voir aussi à ce propos Le Lac de Lamartine.

(3) Héraclite frag. @, in Yves Batt:istini, Trois contemporains (paris: Gallimard, 1955), p. 30.

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Ainsi, dans le seul règne des images, nous saisissons progressi-

vement l'emprise de celle de la mort sur l'âme de Maupassant; et, sur l'eau

dormante, la mort a une odeur, celle des plantes pourrissantes, des végétaux

en putréfaction, qui "nourrit les fièvres et les miasmes", amollissante et

redoutable. (1)

Cette idée de décomposition a hanté i:hYécriJ'V'a.1rH.', Dans de nom-

breux textes, il décrit ces trous d'eau peuplés de cadavres de chiens que

leurs mattres sont venus jeter là pour s'en débarrasser; et dans Sur l'Eau,

il nous montre le cadavre d'une vieille femme avec une grosse pierre au cou,

seul responsable des frayeurs du p@cheur qui raconte son aven'cure et qui se

croit déjà victime des esprits de l'eau.

Maupassant réussit bien ici à recréer l'atmosphère effraya.n:be

et lugubre en réunissant tous les éléments propres à reconstituer un uni-

vers fantastique: brouillard blanc très épais, eau noire, roseaux mux'mu-

rants, force invisible qui tire le bateau vers le fond, etc ••• (2 )

(1) "De ses cinq sens, il en était un qui éta.blissait, de Maupassont aux fécondités innombrables, une connnunication prompte, totale, envoÜtante: j.l accueillait les parfUms, il s'ouvrait à eux, il se laissait envahir de ces subtiles ,messagers qui lui apportaient chacun quelque nouvelle dos amours de la terre et des vies mystérieuses de l'eau." .' A Vial, ~ Guy de Maupassant et l'art du roman (Paris: Nizet, 195il'), p. 175. pour Maupassant le parfum évoque souvent la mort ~ L'Endormeus<:., Con'bes et Nouvelles, Tome II, p. 1168.

(2) Tout aussi dans cette histoire rappelle le complexe de Caron: le fleu­ve, la vase, la mort, la barque, le nautonier, c'est sans doute ce <ILli lui donne son retentissement si étrange et si profond. Sur le thème du passeur et ses variantes, AnUbis, Caron, voir G. Duro.rrb, Les structures anthropOlogiques de l'imaginaire (Paris: P .U .F., 196,), pp. 216-217.

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- 70 -

Quant à la peur éprouvée par la victime, les substantifs les

plus puissants la décrivent: "Je tressaillis, une sueur froide me glaqa,

••• , j'éprouvais un malaise horrible, j'avais les tempes serrées, mon

coeur battait, rru.ant de peur, • • ., cet effroi b@te et inexplicable." (1 )

Un m@me sentiment d'épouvante, dans l'eau profonde,est défini

dans un texte admirable: La Peur.

Il s'agit, dit Maupassant, d'une histoire contée par Tourgue­

n:iff'f et Clui prouve Clue c'est le surnaturel Clui amène les terreurs les plus

horribles.

Tourguenieoff donc, se baigne, à la tombée de la nuit, dans une

rivière au milieu des herbes et des roseaux et, se sentant touché à l'épau­

le, se retourne, pour voir derrière lui un @tre hideux et grimaçant. Sans

réfléchir Clue ce puisse @tre une folle, ce ClU'il ° est en fait, il s'en-

fuit en courant poursuivi par l' innnonde créature.

Cette histoire prouve cependant une chose: l'imagination humai-

ne, tellement habituée au légendaire Clui s'attache à l'eau, et à l'eau

dormante en particulier est véritablement conditionnée et s'attend, en de

tels lieux à des apparitions surnaturelles et monstrueuses. (2)

(1) Sur l'Eau, Contes et Nouvelles, Tome II, pp. 772-775.

(2) Mentionnons dans la m@me veine l'aventure Clue raconte J.P. Sartre dans Les Mots (paris: Gallimard, 1964), p. 125: "Je pensai m'évanouir un jour, dans le train de Limoges, en feuilletant l'almanach Hachette: j'étais tombé sur une gravure à faire dresser les cheveux sur la t@te: un Cluai sous la lu­ne, une longue pince mIgueuse sortait de l'eau, aecrochait un ivrogne, l'en­traînait au fond du bassin . •• "

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- 71 -

Maupassant, lui-même, ne fait que confirmer cela puisque nous

savons qu'il adore ramer, la nuit, sur l'eau immobile, à la recherche de

sensations. Il nous le confie dans La Vie Errante: "Etre seul, sur l'eau

et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit

et vagabonder l'imagination." (1)

Pourtant, remarque -t -il, dès que le j our se lève, l'angoisse dis­

paraît et l'eau profonde devient un symbole de vie, une réalité biologique.

"Toutes les bêtes de l'eau s'étaient réveillées, les grenouilles

coassaient furieusement t~dis que, d'instant en instant, tant8t à droite,

tant8t à gauche, j'entendais cette note courte, monotone et triste que

jette, aux étoiles, la voix cuivrée des crapauds. Il (2)

C'est aussi le monde étrange des batraciens ou des reptiles,

survivants des monstres préhistoriques et répugnants pour le commun des

mortels.

Maupassant lui, les aime:

"Sous ces talus qui séparent ces vastes mares tranquilles, dans

toutes ces herbes épaisses grouille, se traîne, sautille et rampe le peuple

visqueux et répugnant des animaUX: dont le sang est glacé. J'aime ces bêtes

froides et fuyantes qu'on évite et qu'on redoute; elles ont pour moi

(1) La Vie Errante, vol. 11 (paris: Conard, 1926), p. 15.

(2) Sur l'Eau, Journal de Navigation, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 774.

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- 72 -

quelque chose de sacré. 1I (1)

Pour le chasseur qu'il est, le marais devient synonyme de monde

à part, refuge des oiseaux, qui participent ainsi à l'eau et au ciel et qui

réalisent le mariage du ciel et de l'eau profonde. (2)

Gr~ce à l'eau dormante aussi, les nuages, images célestes, de-

viennent images aquatiques.

L'ambi~alence délicieuse d'une telle image dénonce la réversibi-

lité du spectacle de l'eau dormante, par exemple dans le passage suivant:

il Al' heure où le soleil se couche, le marais m ' enivre et m'affole, •

Dans son miroir calme et démesuré tombent les nuées, les nuées d'or, les

nuées de sang, les nuées de feu, elles y tombent, s'y mouillent, s'y noient

et s' y trainent. Elles sont là-haut, dans l'air innnense, et elles sont en

bas, sous nous, si près et insaisissables dans cette mince flaque d'eau

que percent, connne des poils, les herbes pointues. Il (3 )

Telle est la rêverie cosmique à laquelle l'eau profonde invite

(1) Sur l'Eau, Journal de Navigation, p. 160.

(2) ilLe Vol est plus que la navigation, un moyen de s'élever au-dessus du monde terrestre souillé et l'espace représente les eaux intra-utérines pu­rifiées mais donnant à l'honnne la béatitude de l'apesanteur. 1I Jean Servier, Histoire de l'utopie (Paris: N.R.F., 1967), p. 322.

Les oiseaux des marais réalisent par cette dualité qui leur est propre le rêve cosmique parfait.

(3) Sur l'Eau, Journal de Navigation, p. 160. Ceci ne fait que confirmer la note précédente, pour Maupassant en particulier.

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le poète, en faisant se rejoindre les deux éléments symboles de liberté:

l'air et l'eau.

Et pour notre écrivain instable et vagabond, c'est le rêve par-

fait~

L'eau profonde est aussi, selon Aeppli, un symbole de l'incons-

cient avant tout. Dans ce gouffre viennent se noyer les désirs refoulés,

les désespoirs tus. (1)

Nous avons déjà vu que Maupassant cherche par tous les moyens, à

pénétrer son subconscient, à se comprendre, à plonger au fond de lui-même.

Or, l'eau profonde n'est-elle pas pour lui une transposition de ce désir? (2)

Quand il plonge dans l'eau, n'est-ce pas un voyage au fond de

son "moi" qu'il cherèhe à effectuer? (3)

Au demeurant, les plus fréquentes figures de l'inconscient sont

empruntées à la pêche et aux poissons~

"En tant que symbole onirique, observe Aeppli dans Les R@ves et

(1) Voir à ce propos E. Aeppli, Les Rêves et leurs Interprétations (paris: Payot, 1951), pp. 195-196.

(2) Qui explique d'ailleurs son angoisse dans le Horla, quand il ne retrou­ve plus son image ~

(3) Baudelaire traduit cela de manière très explicite dans Les Fleurs du Mal:

Homme, nul n'a sondé le fond de tes ablm.es o mer, nul ne connait tes richesses intimes Tant vous @tes jaloux de garder vos secrets.

,-

L'Homme et la Mer, Les Fleurs du Mal (Paris: Garnier, Flammarion, 1954), p. 47.

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leurs interprétations, le poisson représente avant tout un aspect de l'in­

conscient qui devient visible, l'eau étant le symbole de l'inconscient.

C'est un contenu qui provient d'un monde situé au-delà de notre propre na-

ture de créature à sang chaud. Cet autre que représente le poisson a quel­

que chose de f'ascinant." (1)

Or, nous l'avons dit, Maupassant éprouve un véritable culte

pour ces animaux à sang f'roid. Il rejoint donc parf'aitement la théorie

d'Aeppli mentionnée ci-dessus.

Dans le même ouvrage, à la même page, nous lisons aussi: "Les

poissons les plus étranges sont ramenés du f'ond obscur et f'rais de l'in-

conscient, chacun d'eux renseigne sur un aspect de l'ame."

Si nous revenons au conte de Maupassant: Sur l'Eau, nous pou-

vons nous demander si Maupassant R'a pas eu le sentiment de remonter un

mort du f'ond de lui-m@me et s'il n'a pas eu déjà, à ce moment-là,un pres-

sentiment lointain de sa f'olie~

Ailleurs, dans Un Soir (2) , un mari trompé prend un pervers

plaisir à pêcher au f'lambeau et, si son Itlong trident aux pointes aigû~slt

ramène une pieuvre, il l'injurie, l'éventre, la grille et la traite d'une

manière barbare et trouve dans ces odieuses pratiques un soulagement à sa

(1) E.,,'Aeppli, Les r@ves et leurs interprétations (Paris: payot, 1951), p. 274.

(2) Un Soir, Contes et Nouvelles, Tore l, pp. ll33-ll34, ll43-ll44.

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- 75 -

conscience~

Maupassant, lui-même, se reconna~t dans un tel personnage qui

transpose dans son geste sadique sa misogynie évidente. Pourtant, si

l'imagination matérielle ~ait de l'eau pro~onde tantôt l'image de la

mort, tantôt celle du moi obscur, elle sait aussi y reconnaltre le symbo-

le de la vie.

Cette idée est la dernière que le marais suggère à Maupassant,

c'est celle de la maternité, de la ~écondité; c'est alors qu'on peut parler

de marais matriciel.

Un paradoxe l'inquiète, c'est que l'eau dormante soit en même

temps une sève et un poison, une eau où "poUll"it la vie", où "~ermente la

mort" et qui nourrit les ~ièvres et les miasmes.

De la ~ermentation jaillit la vie (1): plantes, animaux aqua-

ti.ques, bactéries; et cela le replonge dans le grand mystère ~ascinant et

e~~rayant pour lui de la maternité.

Et devant un tel spectacle, comme devant celui de la naissance

d'ailleurs, cet homme, puissant et robuste, se sent désemparé. (2 )

(1) Voir à ce propos: Denis Diderot, Entretiens' entre d'Alembert et Diderot, le rêve de d'Alembert (Paris: Garnier Flammarion, 1965), p. 82.

(2) "Comme le ~oetus se développe dans l'eau de l'utérus, il est normal de considérer l'eau comme la matrice et même la mère de toute chose, qu'elle soit étang ou océan, Jung la compte parmi les symboles les plus anciens de l'archétype maternel." Michel Mansuy, Gaston Bachelard (paris: Librairie José Corti, 1967), p. 201.

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IIEt puis il y a autre chose encore, je ne sais quoi, dans les

marais, au soleil couchant. J' Y sens comme la révélation confuse d'un

mystère inconnaissable, le so~ffle originel de la vie primitive qui était

peut-être une brule de gaz, sortie d'un marécage à la tombée du jour. lI (1)

L'eau dormante représente donc pour cet écrivain une réalité

toute différente de l'eau vive analysée dans notre première partie.

Elle représente avant tout la peur, l'angoisse morbide, que Mau-

passant d'ailleurs exploite à son profit puisque, nous le savons, par un

masochisme certc.in, il se compla1:t à errer, tout seul, la nuit sur l'eau

tranquille; mais c'est aussi le refuge mystérieux des bêtes aquatiques

et des oiseaux et surtout le symbole de la fécondation qui na1:t, ·6 para-

doxe ~ de la mort.

B- L'eau léthale

Comme nous l'avons déjà montré, l'eau dormante est la matière

de la mort, belle et fidèle, soit la mort immobile et p~ofonde dans le cas

du marais, du lac ou du trou d'eau, soit la mort poétique considérée comme

un voyage interminable dans le cas de la rivière. On peut songer aussi à

toutes les scènes d'immersion que nous décrivent si volontiers les romans

de la mer.

Bachelard écrit: "Q,ui joue avec l'eau perfide se noie, veut se

(1) Sur l'Eau, Journal de Navigation, p. 161.

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noyerll et si Maupassant, lui, ne s'est jamais noyé, il a très souvent aidé

à repêcher ou repêché lui-même des noyés.

Ce fut d'abord l'anglais Swinburne qu'il tira des flots à l'âge

de dix-huit ans, ce furent ensuite de nombreux cadavres de suicidés qu'il

sortit de l'eau éprouvant,pour cette activité,une fascination morbide.

Goncourt raconte à ce propos, en parlant de Maupassant:

"La conversation, je ne sais comment, est aJ.lée de PaJ.erme et

de ses catacombes, à la Morgue et à ses noyés et Maupassant qui d1ne avec

moi, parle longuement de ses repêchages en Seine et de son goftt pour les

macchabés du fleuve parisien, à cause des laideurs originales qu'ils rev@­

tente Il s'étend, appuie sur la bouillie, le papier mâché, la dégoù.ta-

tion de ces cadavres ••• " (1)

Tous les intimes de Maupassant connaissent chez leur ami ce si­

nistre travers qu'il est possible d'expliquer par une attitude de . dérision

devant la mort, consistant à avoir 1 t air d'en apprécier les aspects les

plus hideux et justifiée par la préscience que ce maJ.ade avait peut-être de

son tragique destin.

Nous voyons Maupassant décrit par M. Bwainne, son cousin dans une

de ces scènes de repêchage:

(1) Armand Lanoux, Maupassant le Bel-Ami (Paris: Fayard, 1967), p. 262.

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Il Guy , te rappelles-tu la séance sous les futaies du bois de la

Frette où tu remontais malgré le courant un couple mort dans leur dernier

baiser d'amour. Les efforts que tu avais fait pour cela avaient donné à

tout ton corps une teinte brune, mais bient6t, sans doute, à la vue que

présentait cette scène, un frisson te parcourut et une paleur étrange cou­

vrit tout ton être.1I (1)

Nous pourrions penser qu'un tel spectacle puisse le rebuter de

la mort aquatique, pourtant ,au contraire, Maupassant, fils de l' eau, sou-

haite finir, comme toutes ces pauvres créatures qu'il a repêchées, dans

l'onde glauque de l'océan.

L'eau qui a été sa vie apparatt à la fin l'image même de la mort

dont il rêve: Une mort douce, parmi les sirènes et les algues, emporté dans

la caresse de la vague: IIDes rêveurs prétendent que la mer cache dans son

sein dt~nses- pays bleu~tres, OÙ les noyés roulent parmi les grands pois-

sons au milieu dt étranges forêts et dans des grottes de cristal. Il (2 )

Il n'est d'ailleurs pas le seul dans ce cas: de nombreux écri-

vains ont raconté, chacun à sa manière, le voyage enchanté du mort-vivant

au pays des eaux.

(1) Rapporté par-Armand Lanoux, Maupassant le Bel-Ami (paris: Fayard, 1967), p. 431-

(2) Sur ltEau, Contes et-Nouvelles,- 'rome II, p. 770.

(3) Da..."lS le Bateau Ivre, Rimbaud contemple

..• Les azu~s verts, où, flottaison blême Et :lZ'avie, un noyé pensif parfois descend •••

Arthur Rimbaud, Oeuvres (Paris: Ed. Baudelaire, 1966), p. 114.

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Au lieu de cela, c'est dans l'abtme de la folie que Bel-Ami

s'enfonce inexorablement alors, faute de réaliser son rêve lui-même, c'est

sur ses personnages qu'il le projette. Ainsi, nous comptons dans ,son oeuvre

un nombre considérable de personnages qui se noient, qui ont envie de se

noyer ou qui sont condamnés à la noyade.

Dans Le Papa de Simon et dans L'Histoire d'une 'fille de f'erme,

Simon qui n'a pas de papa et Rose, abandonnée par son amoureux vont vers

la rivière pour essayer dten finir.

Maupassant nous décrit dans ses contes la fascination qutexerce

l'eau profonde:

nUne fraicheur délicieuse lui monta des talons jusqu'à la gorge;

et, tout à coup, pendant qu'elle regardait fixement cette mare profonde,

un vertige la saisit, un désir fiévreux d'y plonger tout entière, . . ., elle voulait la paix, le repos complet, dormir sans fin. n (1 )

Nous retrouvons dans ce passage l'image de repos, de sommeil

éternel,toujours lié à l'idée de mort aquatique, éterne~ parce que la mort

(3) Et dans sa Chanson du Mal-Aimé,. Apollinaire chante qu'

Un j our le roi dans l'eau d'argent Se noya puis la bouche ouverte Il s'en revint en surnageant Sur la rive dormir inerte Face tournée au ciel changeant.

Guillaume Apollinaire, poèmes, Alcools (Paris: Gallimard, 1956), p. 39.

(1) Histoire d'une Fille de Ferme, ~ontes, ét. Nouvelles, Tome I, p. 35.

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dans l'eau est un voyage qui ne finit janîais. (l)

Dans ChaJ..i, l'eau du lac sert de tombeau à une jeune esclave,

accusée injustement d'avoir volé un coffret à l'h6te d'un prince oriental.

Ici, le tragique. sur lequel insiste Maupassant vient du fait

que la mort de la jeune fille n'a même pas eu l'avantage d'être entourée de

poésie, comme le suicide d'Ophélie par exemple; bien au contraire puisque

pour l'empêcher de nager, de flotter, on a enfermé son beau corps dans un

sac.

!lEt je pensais que le squelette de son joli petit corps décomposé

était là, sous moi, dans un sac de toile noué par une corde, au fond de cet-

te eau noire que nous regardions ensemble autrefois." (2 )

Dans Le Trou, c'est le pêcheur qui a eu l'audace de prendre la

place de Monsieur Renard, qui tombe dans l'eau "en pleine rivière, juste

dans le trou" (5) et à qui son rival, tout occupé qu'il est à séparer les

matronnes qui s'entretuent, oublie de tendre un aviron salvateur~

Dans Un Cas de Divorce, c'est la démence qui, dit-il,amène un

roi chaste et fou à projeter sa belle dans les flots.

(l) Lire à ce propos Spencer Lewis, Hero Tales and Legends of the Rhine (London: Harrap, 1927).

(2) Châ:li, çantes ét Nouvelles, Tome II, p. 456.

(3) Le Trou, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 581.

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"Un soir, il ennnena dans sa bar'lue une femme, jeune, belle, une

grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée par le parf'um.

des fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour puis,

éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses lè-

vres. Mais il la jeta dans le lac et, prenant ses rames gagna la berge sans

s'in'luiéter si on la sauvait. Il (1)

. " L'image du lac, du chant au clair de lune recrée l'atmosphere

traditionnelle et romanti'lue des légendes populaires et, en choisissant

une telle mort pour sa compagne, ce prince ne souhaite finalement que l' éter-

niser, la diviniser et ainsi, réaliser le rêve de pureté 'lU'il souhaite pour

elle.

Enfin, dans plusieurs de ses récits, Maupassant analyse avec

complaisance . les souffrances des victimes de l'eau, avec un délectable at-

tendrissement:

Dans En Voyage, par exemple,où il montre les souffrances d'un

enfant 'lui essaie pendant plusieurs heures d'empêcher son frère de tomber

dans une mare en ,lui tenant la main. Finalement il doit le l~cher, vaincu

par l'épuisement: "Et ses doigts paralysés s'ouvrirent, il plongea et ne

reparut plus. Il (2 )

(1) Un Cas de Divorce, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1067.

(2 ) En Voyage, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 328.

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Maupassant ne semble pas répugner à enregistrer les râles des

innocents et à décrire les stigmates qui marquent leur chair avilie:

Dans La Petite Rôg.'Ue, la dépouille de l'enfant impubère. g1t le long d'un

ruisseau et les hommes qui examinent son cadavre, loin de frémir d'horreur,

éprouvent apparemment un piquant plaisir esthétique. (1)

La mort de cette enfant participe à la fois à la terre et à

l'eau, mais ce paysage morbide est d'abord un paysage aquatique qui montre

l'indifférence de la rivière au drame; dont elle a été témoin.

L'eau est donc un~ des tombes qui attendent l' homme; au lieu

d'être passive, comme la terre, elle semble au contraire rechercher ses vic-

times en les aspirant dans ses profondeurs:

"Eau silencieuse, eau sombre, eau dormante, eau insondable,

autant de leçons matérielles pour une méditation de la mort, ••• C'est

la leçon d'une mort immobile, d'une mort en profondeur, d'une mort qui de-

meure avec nous, près de nous, en nous. Il (2)

C'est pourtant le suicide dans l'eau que Maupassant se p1att à

évoquer le plus fréquemment.

(1) La petite Rog:ue, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1025: "Une grosse mouche à ventre u1eu qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les taches de sang, repartit, ••• , grimpa sur un sein, puis redescendit pour explorer l'autre. Le médecin dit: Connnec' est joli, une mouche sur la peau. Les dames du dernier siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là."

(2) Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves (Paris: José Corti, 1942), p. 96.

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Pour ceux qui choisissent l'eau comme moyen de suicide, l' élé- _

ment devient, nous l'avons vu, un élément désiré et il est intéressant de

remarquer que Maupassant a choisi, pour la plupart de ses héros, ce genre

de mort.

Par un tel choix, Maupassant nous révèle vraiment le fond de

son être; - lui-même nageant jusqu'à.· épuisement a sans doute inconsciem-

ment souhaité souvent une telle fin; mais ne pouvant se résigner à accom-

plir un geste fatal, c'est dans ses héros qU'il projette cette ambition. (1)

C'est ainsi que Paul choisit de mourir pour oublier que sa femme

est lesbienne.

C'est en criant son nom, comme dans un. geste fatal d'accusation,

qu'il saute dans la rivière.

"L'eau jaillit, se refterma et, de la place où il avait disparu,

une succession de grands cer?les partit, élargissant jusqu'à l'autre berge

leurs ondulations brillantes." (2 )

La rivière perfide est aussi joueuse; elle accueille œ corps

(1) Selon Bachelard: "L'eau est l'élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les charmes de la vie et de la littérature, elle est l'élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste." L'Eau et les Rêves (Paris: José Corti, 1942), p. 112.

Bien d'autres écrivains ont été hantés par ce que Bachelard appelle le "com­plexe d'ophélie" entre autres Mallarmé, poe, d'Anunzio, Laforgue, Saint-Pol. RoUX, etc .•.

(2) La Femme de Paul, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 1230.

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avec coquetterie ~t l'absorbe dans ses profondeurs. A la surface, rien

n'est changé. Avec une telle image, Maupassant traduit bien combien

le milieu aquatique est angoissant par son mystère. Devant une telle évo-

cation, on ressent une peur infinie, la peur devant l'insondable, la peur

du vide.

Quant à Jean, le petit soldat qui a le mal du pays et l' amertu-

me des délaissés de l'amour, c'est dans le sein de la rivière qu'il va se

blottir pour l'éternité.

"Il se penchait, se penchait de plus en plus sur la balustrade

de fer, comme s' il avait vu dans le courant quelque chose qui 1 ' attirait,

La tête de Jean emporta le reste, les jambes enlevées décrivirent

un cercle dans l'air, et le petit soldat bleu et rouge tomba d'un bloc.,

entra et disparut dans l'eau." (1)

Trahi par une femme aussi, un jeune homme dans Une Lettre Trouvée

sur un Noyé (2), décide de mettre fin à ses jours.

Dans l'histoire bretonne qui s'intitule Le Noyé, c'est dans un

perroquet que se réincarne un marin péri en. mer (3) ; enfin, Miss Harriet,

l'héroine de l'histoire du même nom, une anglaise desséchée et sentimentale,

(1) Petit Soldat, Contes et Nouvelles, Tome l, p. 192.

(2) Une Lettre Trouvée sur un Noyé, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 902.

(3) Le Noyé, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1151.

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se jette dans un puits. parce Clu 'un peintre trop séduisant ne partage pas

la passion Clu'elle lui porte. (1)

De toute la littérature ~rançaise, c'est l'oeuvre de Maupassant

Clui comporte le plus de noyés. Comme nous l'avons déj à précisé, ceci n'est

pas un hasard puisClue cet écrivain, lui-même ~asciné par l'élément aquati­

Clue, ne ~ait Clue projeter dans ses héros son l-êve inconscient: celui du

voyage éternel, de la dissolution totale, du repos par~ait: la mort aClua­

tique.

C- L'eau narcissigue

Une étude de l'eau dans la vie et l'oeuvre de Maupassant ne sau­

rait être complète sans une analyse de l'image, des miroirs.

Le miroir en e~~et est une eau; moins indulgent peut-être Clue

l'onde immobile de la ~ontaine de Narcisse mais appelé à jouer le même rôle.

Ce rôle est double puisClue, le premier, passif,consiste en sa ~onction ré­

fléchissante et le second, dynamiClue ,est l'encouragement pour le rêveur Clui

s'y contemple à para1tre, à se montrer.

Dans sa première fonction, Maupa.ssant l'a renié tout à ~ait pUis­

que de nombreux témoignages confirment à dire Clue l'auteur avait une vérita­

ble phobie pour son image.

(1) Miss Harriet, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 860.

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- 86 -

Lucienne Litzelmann, qu'on soupcsonne d'@tre la fille illégitime

de Maupassant, dit à son propos: IIIl n'aimait pas les photos, il les bri­

sait." (1)

C'est en effet un rapport singulier que Maupassant entretient

avec sa propre image, miroirs ou photographies: un rapport tragique.

Son appréciation des miroirs nous para1t assez peu banale,

quand il écrit IIJ' aime les miroirs anciens, c • J'aime à m'attarder

devant le miroitement sombre des glaces. Ils enferment d'inviolables se­

crets d'amour et de mort." (2)

Nous ne pouvons savoir ce qui se passe en lui quand il s'y re-

garde mais les recherches scientifiques récentes permettent de prouver que

sa maladie explique le "doublell qu'il voit dans sa propre image et qui l'a

hanté toute sa vie.

Dans son oeuvre, ce Il doublell se présente pour la première fois

dans Le Docteur Héraclius Gloss, conte fantastique mais très laborieux qui

fait déjà entrer en scène un mythe inquiétant (Maupassant a seulement

vingt-cinq ans).

(1) P. Dufay, Guy de Maupassant ou la phobie de son image (paris: Le Mer­cure de France, déc. 1937).

(2) Lettre à Gisèle d'Estoc, cité par A. Lanoux, Maupassant: Le ~!.~ (Paris: Fayard, 1967), p. 398.

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1

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- 87.-

Rentrant chez lui, le fameux Docteur Heraclius voit son double:

"Sa lampe de travail allumée sur sa table et, devant son feu,

le dos tourné à la porte, ••• , le docteur Heraclius Gloss lisant atten-

tivement son manuscrit. Le doute n'était pas possible, .•• , c'était bien

lui-même." (1)

Ce thème du "double" quoique fréquent dans la littérature de

l'époque inquiète Flaubert quand il lit le manuscrit de son disciple. parce

qu'il connaît son ascendance névropathe. De plus, un témoignage de Léon

Fontaine, le canotier, ami de Maupassant, rela.te.le fait suivant: "Je

vois encore Guy se plaçant devant une glace et fixant l'eau morte qui ne

,-

tardait pas à le fasciner. Au bout d'un instant, le visage pâ.le, il inter­

rompait ce j eu singulier en s'écriant: ' C'est curieux, je vois mon double ~ ,II (2 )

Plus tard, Maupassant confie à Paul Bourget: "Une fois sur deux,

en rentrant chez moi, je vois mon double. J'ouvre ma porte et je me vois

assis dans mon fauteuil. 1I (3)

Q.uand il se regarde dans le miroir, crest un étranger que Guy

rencontre. Dans Lettre d'un Fou, le miroir joue un rôle essentiel, négatif

et effrayant.

(1) Le Docteur Heraclius Gloss, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 735.

(2) Armand Lanoux, Maupassant le Bel-Ami (Paris: Fayard, 1967), p. 73.

(3) Ibid.

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- 88 -

"On y voyait connue en plein jour et je ne me vis pas dans la

glace t Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n'étais pas dedans

et j'étais en face cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je

n'osais pas aller vers elle, sentant bien qu'il était, entre nous, lui,

l'Invisible et qu'il me cachait."

Un inconnu s'est glissé entre lui-même et son propre reflet,

et c'est l'eau qui le ressuscite.

"Et voilà que je commenq ai à m'apercevoir dans une brume au

fond du miroir, dans une brume comme à travers de l'eau; et il me semblait

que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus pré-

cis de seconde en seconde." (1)

A dix ans d'intervalle, voilà qu'apparaît à nouveau le "Double"

du Docteur Heraclius Gloss.

A la même époque, Franqois Tassart, son valet de chambre, est

témoin de telles hallucinations. Dans son chef-d'oeuvre du moment:

(1) Lettre d'un Fou, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1008.

Cette affabulation recouvre une expérience vécue par l'auteur où les êtres surnaturels n' ont rien à voir. A partir du moment où Maupassant est suj et aux hallucinations (environs de 1883), la contemplation de son visage dans une glace le conduit à des expériences opposées. Parfois, il a le senti­ment d'une disparition du moi subjectif:

"En fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois parfois perdre la notion du moi. A ces moments-là, tout s'embrouil­le dans mon esprit et je trouve bizarre de voir cette tête que je ne recon­nais plus. Alors il me paraît curieux d'@tre ce que je suis, c'est-à-dire quelqu'un. Il Cité par A. Vial, Guy de Maupassant et l'art du roman (paris: Nizet, 1954), p. 235.

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- 89 -

Bel-Ami, c'est la fonction dynamique du miroir qui est révélée et qui re-

v~ent en leitmotiv.

Son image représente en effet la conquête du monde du héros,

son ascension sociale.

Quand il se rend pour la première fois chez les Forestier, il ne

se reconna1t pas dans la glace, tellement il est élégant:

"Et soudain, il aperçut en face de lui, un monsieur en grande

toilette qui le reg~ait." (1)

Plus tard, après avoir été reçu chez la belle Mme de Marelle,

il "se salua très bas, co:mm.e on salue les grands personnages". (2)

Enfin, devenu riche grâce à l'héritage légué par l'amant de sa

femme, il contemple dans l'escalier l'image d'un homme fortuné:

"Ils avaient l'air de fantômes apparus et prêts à s'évanouir dans

la nuit. .:}Duroy leva la main pour bien éclairer leurs images et il dit, avec

un rire de triomphe: l'VOilà des millionnaires qui passent .;f" (:?)

Son image lui est nécessaire pour confirmer son importance, son

(1) Bel-Ami, Romans, p. 258.

(2) Ibid. p. 271.

(:?) Ibid. p. 508.

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- 90 -

orgueil égo~ste de parvenu. Le miroir symbolise pour ce personnage la

volonté de puissance.

Dans Bel Ami, le miroir donne ~inalement une troisième dimension

au bonheur, dans Le Horla, c'est à la terreur qu'il donne de l'épaisseur.

Le Horla, reprise de La Lettre d'un Fo~, peut être évidemment

considéré comme un conte ~antastique et seulement cela; c'est pourtant

l'angoisse même de Maupassant qu'il révèle.

En e~~et, bien avant que ne le traque le Horla, l'auteur s'est

demandé s'il existe ou si ce n'est pas un autre qui existe ou qui se substi­

tue à lui. Lequel des deux est'l lui, ou l'autre? celui qU'il voit dans

son miroir ou celui qui se tapit au-delà du :m:Lroir'l

Ce thème est ~amilier à tous les intimes de Maupassant pour le­

quel le miroir devient synonyme de gou~~re, receleur de l'au-delà, de la

mort.

Comme l' eau pro~onde, le miroir, dans son re~let, éveille la

~ascination morbide.

C'est ce thème de la mort dans le miroir qu'il reprend dans son

roman: Fort comme la Mort. La comtesse de Guilleroy constate à plusieurs

reprises, devant son miroir les ravages que le temps imprime sur son visage,

et là-bas, au ~ond du miroir, c'est le ~létrissement total qui se pro~ile,

la vieillesse, la mort:

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- 91 -

Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu'une vague démangeaison, la marche lente des rides de son front, l'affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui figent la peau fatiguée. Comme un être atteint d'un mal dévorant qu'un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapi­de lui mirent dans l'â1lje l'irrésistible be- '": soin de le constater dans les glaces. Elles l'appelaient" l'attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaî­tre sans cesse, toucher du doigt, connne pour Iilieux s'en assurer, l'usure ineffaçable des ans, • • .? cela devint une maladie, une ob­session. ·~l)

Obsession des miroirs, pour le personnage, comme pour l'auteur.

Au moment où il rédige Notre Coeur en 1889, Maupassant a une

hallucination et la raconte le soir même; assis à sa table de travail, la

porte s'ouvre et c'est lui-même qui entre, qui s'asseoit devant Maupassant

et qui, prenant sa tête dans ses mains, commence à dicter. Quand l'auteur

relève la tête, l'autre a disparu. On peut imaginer la terreur de ce.'

pauvre malade~

Le témoignage de Gisèle d'Estoc confirme ce récit, ainsi que

bien d'autres tout à fait semblables! (2 )

Les légendes germaniques considèrent comme un signe de mort

(1 ) Fort comme la Mort, Romans, p. ll64.

(2) Voir Pierre Borel, Une amie inconnue de Guy de Maupassant (La Revue, 1er aoù.t 1950).

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prochaine l'entrée en scène d'un tel "doublell dans une vie.

Guy n'a plus que quatre armées à vivre. En 1960 dans leur

Manuel de Psychiatrie, les docteurs Ey, Bernard et Brisset montrent que de

telles manifestations sont les symptômes certains de la syphilis. Des vic-

times du même mal ont des expériences semblables à celles de Maupassant:

fascination morbide pour les miroirs et là, dans l'eau du miroir, n l'autre"

toujours présent. (1)

Les troubles, de plus en plus grandissants, finissent par s' at-

taquer à l'individualité sociale et à la personne même de Maupassant. Il

oublie son nom.

"Vous est-il jamais arrivé de trouver tout drôle votre nom dans

votre propre bouche'? Moi, cela m ' arrive souvent. 11 (2 )

Petit à petit, la démence s'installe, beaucoup aidée dans la mai-

son du Dr Blanche par un miroir ancien, celui-là même devant lequel Gérard

de Nerval, quarante années plus tôt, était tombé en arrêt, croyant y voir

Aurélia.

Maupassant retrouve à Passy les pièges à reflets qu'on a vu ac-

compagner son oeuvre et sa vie.

(1) Voir à ce propos par F. Regnault, La maladie de Guy de Maupassant: Histoire de la maladie. Influence sur son oeuvre.tParis: Revue Moderne de·· Médecin~ et de chirurgie, avril 1924), p. 133. .. ... .'

(2) Georges Normandy, Maupassant Intime (Paris: Albin Michel, 1927), p. 102.

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CHAPITRE V

L'EAU CATHARTIQUE

A- Pour Maupassant malade

La notion de pureté a toujours été liée à l'image de l'eau,

l'eau pure des sources et des ruisseaux.

Un des caractères qu'il ~aut rapprocher du rêve de puri~ication

que suggère l'eau limpide, c'est le rêve de rénovation de l'eau ~ratche~

C'est ainsi que Maupassant voit l'eau dans sa jeunesse; ensui­

te, avec les progrès de sa maladie, l'eau devient espérance de guérison.

Dès son en~ance, chez les pères d'Yvetot, on le voit se révolter

à cause du :m.a.nque d'hygiène qui y règne. On ~ait laver les pieds aux en-

~ants trois ~ois par an et ils ne peuvent prendre de bains. Maupassant,

amoureux de l'eau, du plein air, est indigné. (1)

Q,uand il revient à Fécamp ou à Etretat-,- il se baigne longuement

dans l'eau glacée de la Manche et retrace ses impressions par la bouche de

son héroin~ d'Une Vie.

(1) A. Brisson, L'en~ance et la jeunesse de Guy de Maupassant (Le Te~s, 26 novembre et 7 décembre 1897).

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- 94 -

"Elle se sentait bien dans· cette eau froide, limpide et bleue

qui la portait en la balanqant ," (1)

Plus tard, dans sa p:copriété de la Guillette, il se "ravigote"

chaque matin avec un tub à l'eau froide et baigne ses yeux qui commencent

à le faire souffrir.

A l'âge de vingt-sept ans. déjà, lorsqu'il travaille au minis-

tère, il obtient un congé pour se soigner en Suisse, aux eaux de Louèche,

dan~ le Valais. Il décrit ses impressions dans un conte: Aux Eaux et,

peint ainsi le bain quotidien dans l'eau thérapeutique: "On descend di-

rectement de la chambre dans les piscines où vingt baigneurs tremblent

déjà vêtus de longues robes de la,ine, hommes et femmes ensemble. Les uns

mangent, les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi de

petites tables flottantes." (2)

Plus tard, à trente~cinq ans, il part à Chatel-Guyon pour faire

une autre cure. La station vient d'être lancée par son ami le Dr Potain,

Là, il songe à utiliser sa connaissance forcée des stations thermales dans

un roman. Ce sera Mont-Oriol.

Dans deux nouvelles: Le Tic et Mes vingt-cinq Jours, il raconte

la vie d'un curiste.

(1) Une vie, p. 27.

(2 ) Aux Eaux, Journal du Marquis de Roseveyre (paris: Conard, 1928, vol. 14, Au Soleil), pp. 233-250.

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"J' ai pris un bain, plus une douche. JI ai bu trois verres

d'eau et j'ai marché dans les allées du parc un Cluart d 'heure entre cha­

Clue verre, plus une demi-heure après le dernier." (1)

Il a encore l'espoir de voir son mal se diluer dans l'eau Clu' il

boit, se dissoudre dans ses bains, attribuant ainsi inconsciemment un pou­

voir magiClue à son élément favori. (2)

Ne constatant pas de résultats merveilleux, il fuit, le 4 novem-

bre 1887, vers les eaux chaudes de Hamman R'Hiza en Algérie. Malheureuse­

ment, les bains à 420 ne lui réussissent absolument pas et son état empire

au lieu de s'améliorer. Il décide donc un voyage à l'intérieur de ce pays

Clui servira de cadre à CluelClues nouvelles.

Poussé par la force du désespoir, il consulte docteur après doc-

teur. Chrurcot lui conseille sa fameuse "douche" et un certain Dr Dejerine

le console en lui disant "De l'hygiène, des douches, un climat calmant et

chaud en été, de longs repos bien profonds, bien solitaires, je n'ai pas

(1) Mes vingt-cinq Jours, p. 709.

(2) Ecrivant à Marie Bashkirtseff, il dit: "Je ne b"ois ni vin, ni alcool, ni bière, rien Clue de l'eau." Cité par Pierre Borel, Le Vrai Maupassant (Genève: C~iller, 1951), p. 63.

Toute notre existence est liée à celle Clue représente la boisson des bois­sons. Claudel chante cette évidence dans la seconde de ses cinCl grandes odes. " •.• Elle est la vie même sans laCluelle tout est mort, Ah.! je veux la vie même sans laCluelle tout est mort~" La vie même et tout' le reste me :tue pui ~s:t mortel~" Paul Claudel, Oeuvres poétiques (Paris: Galliniard,-' 196'7), p. 47. .

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- 96 -

d'inquiétude pour vous. 11 (1)

Quelques temps après, c'est à Divonne les Bains qU'il se retrou­

ve. Là, plus malade que jamais, il commence à avoir des idées de suicide.

En tricycle, il va visiter la maison de Voltaire à ~erney puis par défi à

son mal il va se jeter,en rentrant,'dans la piscine de Divonne "si froide que

nous sommes trois ou quatre seulement sur trois cents douchards qui l' ac-

ceptons. Je vais faire un plongeon dans ce trou d'où sort ce flot glacial

et violent. A sa sortie, l'eau a +50 ~ Je suis tombé là comme un

poisson dans l'eau, dans son eau et je suis bien sUr qu'une saison, tous

les ans, dans cette glace me tiendra très longtemps à flot. Je n'ai pas

eu à m'y faire, je suis l'homme de l'eau froide ... " (2 )

Il croit encore à la fontaine de jouvence dans laquelle il

projette son désir de guérison. Il attribue toujours à l!eau froide des

vertus magiques et pense que l'énergie momentanée qu'elle lui donne suffi-

ra à le maintenir en vie.

pourtant, malgré cette lutte tragique contre son inexorable

agonie, il prend. dans l'eau les images matérielles de ses cauchemars.

Il écrit en effet au docteur Cazalis en 1891:

(1) A. Lurnbroso, Souvenirs sur Maupassant (Rome: Bocca, 1905), p. 55.

(2) Le Gaulois, Dimanche, 23 et 2.4 octobre 1897.

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.. Je suis à bout de forces. Je deviens idiot, je ne peux plus

écrire du tout, •• J'ai un ramollissement du cerveau venu des lava-

ges que j'ai faits avec l'eau salée dans mes fosses nasales (~). Il s'est

produit dans le cerveau une fermentation de sel et toutes les nuits, mon

cerveau me coule par le nez et la bouche en une pâte gluante,

C'est la mort :imminente et je suis fou." (1)

Le 11 janvier 1893, en pleine crise de démence dans la maison du

docteur Blanche, il se lave entièrement à l'eau d'Evian. Sa phobie des

microbes et ses habitudes d'hydrothérapie s'imposent à lui au coeur de sa

folie. C'est encore un rite sacré qU'il accomplit.

Plus tard, pendant son délire, il écrit à Léon XIII pour conseil-

1er la construction de tombeaux luxueux et confortables munis, bien sar,

de douches et de baignoires avec l'eau chaude et froide!

Le 18 janvier, Maupassant qu'on croyait athée réclame de l'eau

bénite,voyant encore là un symbole de pureté pour l'aider à combattre le

diable qu'il a dans le corps.

Il meurt le 6 juillet 1893. Il a quarante-~rois ans.

L'eau ne l'a pas sauvé~ Avec la maladie qu'il avait, cela eüt

(1) Guy de Maupassant, Récits de l'Eau et des Rives (PariS: Bibliothèque de Culture Littéraire), p. 25.

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été bien improbable. Faut-il voir cependant dans cette confiance désespé-

rée pour l'hydrothérapie, pour l'eau purificatrice, la projection de sa

certitude: il est atteint de la vérole, il le sait, il le clame tout haut

quelquefois; or, la vérole, c'est la maladie impure par excellence;aussi

l'eau n'est-elle pas pour lui un moyen de se purifier? Inconsciemment

donc, c'est une valeur morale que reV@t pour Maupassant l'eau purificatri-

ce. (l)

B- Dans san oeuvre

Dans son oeuvre, Maupassant a consacré relativement peu de pa-

ges aux villes d'eau. Elles font l'objet d'un roman assez médiocre:

Mont-oriol et de quelques nouvelles.

Ces récits se situent tous dans la même région, l'Auvergne, que

l'auteur a découvert avec beaucoup de plaisir.

Ce roman et ces nouvelles, au lieu de montrer les vertus théra-

peutiques. de l'eau, s'attachent surtout à dénoncer la spéculation faite

sur l'eau thermale et, par voie de conséquence, le manque d'honnêteté et

le charlatanisme de nombreux médecins dans ces stations.

Cela permet de supposer que Maupassant avait ~ lui-même des

expériences défavorables avec eux et que sa foi dans les vertus curatives

(l) Pour la démonisation substantielle de l'eau, voir Roger caillois, L'Homme et le Sacré (paris: Gallimard, 1950).

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de l'eau des stations thermales était devenue bien limitée après plusieurs

essais infructueux.

Il est bien évident que l'eau de source ne pouvait pas améliorer

sa maladie mais l'énergie du désespoir est toujours la plus forte~

Pourtant, Maupassant décrit les stations thermales en main de

ma1tre et même si elles ne sont - connne dans Mont-oriol - que propices à

une histoire sentimen~ale, il reconstitue à merveille l'atmosphère feutrée,

hypocrite et suranée de ces stations du siècle dernier ou seuls q~elques

privilégiés avaient accès.

Deux nouvelles, Berthe et Le Tic, sont seulement prétextes à

décrire des personnages un peu exceptionnels: Berthe, celle d'une folle

et Le Tic, celle d'une jeune fille enterrée vivante. (1 )

La nouvelle qui s'intitule Malades et médecins (2 ) nous con-

firme l'opinion de Maupassant au sujet de ces derniers, déjà désabusé à

l'âge de trente-cinq ans: "Chaque variété de médecins trouve infaillible-

ment sa variété de malades, sa clientèle de na~fs. Et chaque jour, entre

eux, dans chaque chambre d t h6tel, recommence l'admirable farce que Molière

n'a pas dite toute entière. Il (3 )

(1) Berthe, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 986. Le Tic, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 950.

(2) Malades et MédeCins, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1294.

(3) Ibid. p. 1296.

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L'eau, en effet, n'a pas guéri sa maladie, et Maupassant, amer,

dénonce le scandale des stations thermales bftties autour de "chaque ruis-

seau tiède découvert par le paysan". Il critique aussi les fortunes colos-

sales amassées par des financiers ou des médecins avides qui exploitent des

malaftes confiants.

C'est ainsi qu'il montre dans Mont-oriol un procédé frauduleux

de publicité pour l'eau curative: Le financier paie un pauvre bougre,

soi-disant paralysé des jambes - qu'il soupqonne assez leste pour bracon­

ner pendant la nuit - pour qu'il s'expose à demi-immergé dans l'eau chaude

d'une source en clamant ses effets bénéfiques et, par la suite, la guérison

complète de son infirmité.

"Oriol et son fils, debout" contemplaient le vagabond qui trem-

pait dans son trou, assis sur une pierre, avec de l'eau jusqu'au menton.

On eüt dit un supplicié d'autrefois, condamné pour quelque crime étrange

de sorcellerie; et il n'avait point lâché ses béquilles baignant à côté

de lui." (1)

Maupassant, amoureux de 1.' eau, condamne une telle utilisation de

son élément qui lui a toujours procuré des joies pures et gratuites et

qu'il refuse de voir devenir en certaines mains, une source de profits

malhonnêtes. Ailleurs, il donne l'exemple d'un médecin qui "eut cette

(l) Mont-Oriol, Romans, p. 926.

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idée géniale d'annoncer par les journaux que les eaux de B •.. , inventées

par lui, prolongeaient la vie humainell (1) et qui fit fortune avec cette

propagande.àlléchante.

Q.uand l'eau devient un obj et de con s onnnati on , Maupassant, l' hom-

me, ne la reconnaJ:t plus même si le malade, crédule, se laisse encore aller

à de fausses espérances.

C'est un Maupassant critique que nous trouvons quand il fait

dire à Andermatt dans son roman: 1111 en est des eaux minérales comme de

tout. Il faut qu'on parle d'ell~s, beaucoup, toujours, pour que les mala­

des en boivent.1I (2)

Maupassant, fils de la nature, s'amuse quand il décrit dans

l'institut médical de Mont-Oriol l'appareil à faire de la marche assise,

de l'équitation sans cheval, de la natation à sec et du canotage s.a.ns eau.

Cependant, s'il se moque de tous ces procédés anti-naturels,

l'honnne de l'eau, par l'intermédiaire de son héroine Christiane,décrit les

plaisirs du bain dans cette eau chaude qui semble vivante à cause des bul-

les de gaz qu'elle contient.

On retrouve dans cette description du bien-être, une forme de

jouissance typique de Maupassant qui consiste en l'annihilation complète

(1) Malades et Médecins, Contes et Nouvelles, Tome II, p. 1296.

(2) Mont-oriol, Romans, p. 690.

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et totale,amenant à une espèce de catharsis, à un bonheur si parfaitement

voluptueux qu'il permet d'assimiler l'eau à un partenaire sexuel: Notre

héroine, en effet, s'éveille à l'amour mais c'est avec l'eau qu,' elle con-

nait sa première sensation de volupté.

"Christiane se sentait si bien là-dedans, si doucement, si

mollement, si délicieusement caressée, étreinte par l'onde agitée, l'onde

vivante, l'onde animée de la source qui jaillissait au fond du bassin sous

ses jambes qu'elle aurait voulu rester là toujours, sans remuer, presque

sans songer;' (1)

Le vocabulaire ne peut pas tromper. C'est celui d'un homme sen-

suel, d'un amant de l'onde, comme nous l'avons déjà précisé.

Jj:nsuite, évidemment, c'est auprès d'un lac que Christiane entend

les premiers mots d'amour de la bouche de son amant,et c'est en franchis-

sant une cascade qu'elle connait sa première étreinte de femme adultère.

Cependant, pour être tout à fait objectif, les stations therma­

les sont plus pour Maupassant prétextes à des études de moeurs qu'à des

louanges de l'eau curative, dont il n'a jamais, lui-même, goÛ.té les vertus

bienfaisantes.

Maupassant reste en effet l'apôtre de l'eau pure, de l'eau libre

(1) Mont-Oriol, Romans, p. 627.

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et pas de l'eau prisonnière des sources.

S'il croit à l'hydrothérapie, c'est parce qu'il a, depuis sa

jeunesse, des habitudes d'hygiène peu communes à l'époque.

Jusqu'à la ~in de sa vie, il se baigne, se douch~et lave aussi

l'intérieur de son corps en avalant de""nombreuses infusions que lui prépare

François, son ~idèle valet de chambre." (1)

Quant à l' eau captive des stations thermales, c'est l'énergie

du désespoir qui le pousse à s'en approcher.

(1) P. Morand, Vie de Maupassant, portrait par Porto-Riche, p. 163.

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CONCLUSION

Au terme de cette étude, une constatation s'impose. C'est en

parlant de l'eau que Maupassant a écrit ses plus belles pages, que ce soit

pour peindre le bruissement des galets d'Etretat ou le clapotis de la Mé-

diterranée. En marin, il connatt et dit la beauté de l'heure indécise, le

jeu des images, les retours de vent, les calmes plats et les tempêtes.

L'eau est comme le thème de toute son existence: il est né au bord de la

Manche; il est mort à Passy, f'ace à la Seine. Jeune poète, il chante

l'eau,; jeune homme, il bombe ef'f'rontément son torse de canotier; enf'in,

Cl est à Croisset, au bord de la Seine, que Flaubert lui ouvre le chemin de

la carrière littéraire.

Comme les peintres du moment, Cl est l'eau qui scintille dans

nombre de ses oeuvres et qui les f'ait ainsi ressembler à des aquarelles.

C'est aussi l'eau qui raf'raîchit ses romans les plus monotones.

C1est par tous ses sens que Maupassant jouit de lteau. La mer

et son parf'um salé le vivif'ie, l'eau morte et son relent de vase l'assom-

brit; l'eau f'roide le tonif'ie, l'eau douce le caresse et l'alan~!it, tou-

tes les nuances de la mer ou de la rivière ravissent ses yeux et le langa-

ge des f'lots ou de ltonde lui révèle toutes sortes d'histoires mystérieuses.

Pendant dix années, Maupassant va mener une course ef'f'rénée de

la Méditerranée aux eaux thermales, de Golie Juan à la piscine d'Aix, de

Luchon à Divonne, de Plombières à Genève, toujours sur l'eau, to~jours dans

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- 105 -

l'eau.

Comme l'eau qui coule, Maupassant cherche ~rénétiquement un

Il ailleurs" qu'il ne trouve pas. Pour lui aussi, l'eau est une invitation

au voyage, mais un voyage dont la destination est maudite, tel celui de la

barque de Caron puisque c'est l'en~er de la démence qui l'attend au port .

. pour Maupassant, cependant, l'eau est un élément vital. La nuit, seul

sur l'eau, il pense vraiment qu'elle lui appartient mais la réciproque

est vraie aussi: il appartient lui-même à l'eau et ne peut jamais demeu-

rer très longtemps éloigné d'elle.

Comme l'écrit Swinburne: "Je n'ai jamais pu être sur l'eau

sans souhaiter être dans l'eau.1I (1)

Il en est de même pour Maupassant. C'est une passion tout à

~ait primitive qui l'entraîne vers l'eau,qui le pousse dans l'eau.

Et là, plus qu'avec toutes ses conquêtes, il connait le bonhe~r,

la jouissance par~aite, la plénitude totale.

En somme, Maupassant, le séducteur, ne fut ~idèle qu'à une seule

ma1tresse: l'eau et, s'il avait réalisé son rêve, c'est avec elle qu'il

aurait vécu pour l'éternité. Ecoutons-le nous ~aire cette ultime con~idence:

(1) La~ourcade, La Jeunesse de Swinburne (Paris: Les Belles Lettres, 1928), p. 49.

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"rI m'arrive parfois de faire ce rêve éveillé: Je suis cou-

ché sur le dos, dans le sable, au bord de la mer. Soudain, je me sens

glisser, glisser. A ce moment, une vague me recouvre, puis une autre,

puis une autre. Et je glisse toujours lentement. Je sens que je m'en

vais vers des ab1mes insondables. Au-dessus de moi, la lumière est bleue,

d'un bleu laiteux, strié d'or. C'est ainsi que je voudrais mourir ••• " (1)

(1) Témoignage de Gisèle d'Estoc dans Le Cahier d'Amour, Confidences iné­dites ar une adoratrice de Mau assant, publié par Pierre Borel (paris: Les Oeuvres libres, Tome 21 , 1939 , p. 85.

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BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAqES CONSULTES

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Delaisement, Gérard

Dumesnil, René

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Maynial, Edouard 'et Artinian, Artine

Pauwels, Louis

Schmidt, Albert-Marie et Delaisement, Gérard

Il

Edition Critique de Pierre et Jean (Paris: Garnier, 1959)

Oeuvres Complètes de Maupassant, (Paris: Conard, 1907 à. 1910), 29 volumes

Maupassant Journaliste et Chronigueur (Paris: Albin Michel, 1956)

Oeuvres complètes de Maupassant (paris: Librairie de France, 1934-1938), 15 volumes

Chroniques, Etudes 2 Correspondance de Guy de Maupassant (Paris: Grand, 1938)

Correspondance Inédite (Paris: Dominique Wapler, 1951)

Récits de l'Eau et des Rives (Paris: Albin Michel - Bibliothèque de Cul­ture Littéraire, 1962)

Contes et Nouvelles de Guy de Mau~ssant (Paris: Albin Michel, Tome I, 195 ;

Tome II, 1957)

Romans de Guy de Maupassant (Paris: Albin Michel, 1959), 1 volume

2. Livres et articles publiés sur Guy de Maupassant

Artinian, Artine

Borel, Pierre

Pour et Contre Maupassant; Enquête Interna­tionale; 147 Témoif)ages Inédits (Paris: Nizet, 1955

Le Cahier d'Amour, Confidences inédites par une Adoratrice de Maupassant (Paris: Les Oeuvres Libres, Tome 216, 1939)

,-

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Borel, pierre

II

Brisson, Ad.

Cogny, Pierre

II

Dufay, Pierre

Dumesnil, René

Lemoine, Fernand

Lumbroso, Albert

Ma;ynial, Edouard

Morand, Paul

Normandy, Georges

Regnault, François

Schmidt, Albert-Marie

- lct3 -

Le Vrai Maupassant (Genève: Cailler, 1951)

Une Amie (Paris:

L'Enfance et la Jeunesse de Guy de Maugassant (paris: Le Temps, 26 nov. et 7 déc. l 97)

Guy de Maupassant (paris: Mazenod, 1957, in Les Ecrivains Célèbres)

Guy de Maupassant l'Homme sans Dieu (Bruxelles: La Renaissance du Livre, 1967)

France,

Guy de Maupassant (Paris: TSlllandier, 1947)

Maupassant le Bel-Ami (Paris: Fayard, 1967)

Guy de Maupassant (paris: Editions Universitaires, 1957)

e

Souvenirs sur Maupassant, sa Dernière Maladie, sa Mort (Rome: Bocca, 1905)

La Vie et l'Oeuvre de Maupassant (paris: Mercure de France, 19ô6)

Vie de Guy de Maupassant (paris: Flammarion, 1942)

Maupassant Intime (paris: Albin Michel, 1927)

La Maladie de Guy de Maupassant. Histoire de la Maladie, Influence sur son Oeuvre (paris: Revue Modenle de Médecine et de Chirurgie, 1924)

Maupassant par Lui-même (paris: Le Seuil, 1962)

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Tassart, François

l'

Vial, André

- 109 -

Souvenirs sur Guy de Maupassant par François, son Valet de Chambre (Paris: Plon, 1911)

N~lveaux Souvenirs Intimes sur Guy de Maupas­sant (Paris: Nizet, 19(2)

Guy de Maupassant et l'Art du Roman (Paris: Nizet, 1954)

:5. Livres et articles plus généraux

Castex, Pierre et Georges

Ladame, Prof'esseur Charlès

Martino, Pierre

Le Conte Fantastique en France de Nodier à. Maupassant (Paris: Cort i, 1951)

La Vraie Maladie de Guy de Maupassant (Journal de Psychiatrie Infantile, 1947, Vol!. 14, Fascicules l et 2)

Le Naturalisme Français (Paris: A. Colin, 1960)

4. Ouvrages divers, cités en cours de texte

Aeppli, Ernest

Apollinaire, Guillaume

Bachelard, Gaston

Battistini, Yves

Baudelaire, Charles

Caillois, Roger

Les Rêves et leurs Inter rétations Paris: payot, 1951 - Bibliotheque Scien­

tifique)

Alcools, Nuit Rhénane (Paris: Gallimard, 1956)

L'Eau·et les Rêves, Essai sur l'Imagination de la Matière (paris: José Corti, 1942)

Trois Contemporains: Héraclite, Parménide, Empedocle (Paris: Gallimard, 1955)

Les Fleurs du Mal (Paris: Garnier Flammarion, 1964)

L'Homme et le Sacré (Paris: Gallimard, 1956)

,-

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Claudel, Paul

Comte, Auguste

Diderot, Denis

Durand, G.

Freud, Sigm\1nd

"

"

Freud, A. et Burlingham, Dorothy T.

Hugo, Victor

Klein, M.

Laf'ourcade

Mallarmé

Mansuy, Michel .

Marcel, Gabriel

Nodier, Charles

Novalis

- llO -

Oeuvres Poétigues (Paris: Gallimard, 1967)

Politigue d'AUguste (paris: Armand Colin, 1965)

Entretiens entre d'Alembert et Diderot (Paris: Garnier Flammarion, 1965)

Les structures Anthropologiques de l'Imagi­naire (Paris: P.U.F., 1963)

Essais de PSYChanal~e (paris: payot, 1967

La Science des Rêves (Paris: P .U .F ., 1950)

Trois Essais sur la Théorie de la Sexualité (Paris: Gallimard, Collection Idées, 1962)

War and Children (New York: Medical Books, 1943)

Oeuvres Complètes (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléia­de, 1964)

Les Premiers Stades du Corn lexe d'Oedi Revue Française de Psychologie, 1939)

La Jeunesse de Swinburne (paris: Les Belles L~ttres, 1928)

Poésies (paris: Gallimard, 1945)

Gaston Bachelard et les Eléments (Paris: José Corti, 1942)

Le Mal est Parmi Nous (paris: Présences, Plon, 1950)

Oeuvres (paris: Classiques Garnier, SD)

Henri d' Of'terdingen (paris: Aubier, SD)

,-.i

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poe, Edgar

Reul, Paul de

Rimbaud, Arthur

Saint-Cyr, Charles de (Baron Ludovic de Vaux)

Sartre, Jean-Paul

Saint John, Perse.

sellière, E .A.

Servier, Jean

- lU -

L'Oeuvre de Swinburne (Paris: Les Belles Lettres, 1928)

Oeuvres (Paris: Editions Baudelaire, 1966)

Les Tireurs au Pistolet (paris: C. Marpon et E. Flammarion, l883)

Les Mots (Paris: Gallimard, 1964)

Oeuvre poétique (paris: Seghers, Collection poètes d'Au­j ourd 'hui, 1961).

Pour le Centenaire du Romantisme (paris: Plon, 19l4)

Histoire de l'utopie (paris: Gallimard, Collection Idées, 1967)

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