l'art poétique quechua dans la chronique de Felipe Waman Puma de Ayala
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7/21/2019 l'art potique quechua dans la chronique de Felipe Waman Puma de Ayala
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AMERINDIA n9, 1984
l'art potique quechua dans la chroniquede Felipe Waman Puma de Ayala
Jean-Philippe HUSSON
Tenter de coller une tiquette sur l'ouvrage magistral du chroniqueur
indigne pruvien Felipe Waman Puma (GUAMAN POMA) de AYALA n'est
pas chose facile. Sans quivalent dans l'histoire de la littrature,El primer nueva
cornica y buen gobierno1 - C'est son titre - pourrait tre class dans bien des
genres ; il est tout la fois un tmoignage sur l'histoire et la mythologie andines,
une enqute ethnographique, une oeuvre d'art - ses quatre cents dessins, curieuxmlange de ralisme et de candeur, ont maintenant acquis une notorit
mondiale -, une analyse sociologique du Prou colonial, un cahier de dolances
dnonant le drame de la condition indigne, un pamphlet politique, un rcit
autobiographique... Il est aussi un important recueil de textes en langue quechua,
dont l'ensemble, trs limit au regard des douze cents pages du manuscrit, n'en
constitue pas moins en valeur absolue l'un des corpus quechuas les plus notables
de la priode qui suit la conqute. Parmi ces textes quechuas, les pomes
occupent une place part, tant par leur valeur littraire que par le lien qui lesunit la tradition prhispanique. C'est sur eux, et plus particulirement sur les
procds qui prsident leur cration, que nous concentrerons notre attention.
I. Pomes, ftes ou chants et danses ?
Mais peut-tre le terme de "pome" mrite-t-il quelques explications.
Lorsque le chroniqueur, mentionnant l'existence de potes dans le Prou
1 Le manuscrit, dcouvert en 1908 dans les archives de la bibliothque Royale de Copenhague, a
vraisemblablement t achev en 1615 par son auteur.
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prcolombien, les compare Jules Csar et Pompe2(!), nous sommes en droit
de douter qu'il ait eu conscience de nous transmettre des "pomes" quechuas.
D'ailleurs, il ne dsigne jamais ainsi les textes qui nous intressent dans cette
tude : sous sa plume, il n'est question que de fiestas, danzas, bailes, regocijos,
canciones, etc., comme l'indique le titre du chapitre consacr l'art lyrique au
temps des Inka "CAPITVLO PRIMERO DE LAS FIESTAS PASQVAS y
dansas taquies de los yngas..."3.
Le fait que trois mots castillans soient
ncessaires pour tenter de restituer la valeur du terme quechua takiprouve quel
point le sens de celui-ci est complexe : son existence ne saurait tre dissocie
d'une double fonction ludique (fiestas) et magico-religieuse (pascuas) et, par
ailleurs, les lments musicaux et chorgraphiques (danzas) y jouent un rle
essentiel.
Ces divers aspects sont parfois voqus par Waman Puma avec un grand
luxe de dtails. Le chroniqueur ne manque pas en effet de nous renseigner, par le
texte et par l'image, sur la composition de telle ou telle danse, sur les instruments
qui accompagnaient les excutants, ou encore sur les costumes revtus par ceux-
ci. Le dessin de la page 322, par exemple, reprsente une figure caractristique
d'une danse de l'Antisuyu. Celui de la page 320 a pour thme une autre danse, le
wawku. Un extrait du chant qui l'accompagne apparat au verso : il y est
question de deux cervids andins, le tarukaet le lluychu. Or, la scne montre les
hommes en train de souffler dans les crnes de ces animaux, alors que les
femmes frappent sur un tambourin. Waman Puma reste plus discret sur les
lments proprement mlodiques, faute bien sr de connatre une notation
adquate. Nanmoins, il essaye parfois de nous suggrer les rythmes sur lesquels
sont excutes les danses indignes. C'est ce qu'il fait notamment avant de nous
livrer un extrait d'un chant pique appel hatun taki, "ayauaya ayaua .ayauaya
ayauaya - al son desto cant hatun taqui..."4,et aussi lorsqu'il voque les chants
de l'Antisuyu, dont la langue lui est visiblement inconnue :
"cantan y baylan los antis y chunchos dici asi - caya caya. cayaya - -
. cayaya caya. a1 son desto cantan y dansan y hablan lo que quiere en su
lengua..."5
2"de como eran filosofos y astrologos gramaticos puetascon su poco sauer cin letra nenguna que fue mucho
para yn[di]o ser ponpelio julio zezar"(p. 68).
3p. 315. Le chapitre s'tend jusqu' la page 328.4p. 321.5p. 323.
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Peut-on dans ces conditions parler de posie ? Nous pensons malgr tout
que oui car, dans leur grande majorit, les textes quechuas de Nueva cornica
quWaman Puma qualifie de "chants" ou de "danses" se distinguent des autres
par leur composition particulire, faisant appel un certain nombre de procds
stylistiques nettement identifiables, et dont l'essence potique est indniable. Les
plus caractristiques d'entre eux ont en commun de viser l'obtention d'un effet
de paralllisme, par l'intermdiaire notamment de ce qu nous appellerons des
doublets smantiques, couples de termes homologues lis par une affinit de
sens. C'est cette cration potique, dont l'origine indigne est indiscutable, que
nous allons nous intresser ; en appelant "pomes" les textes dans la
construction desquels elle peut tre mise en vidence, nous voulons marquer que
nous les envisageons d'abord sous l'angle de leur laboration littraire.
Ces textes, nous les trouvons principalement dans le chapitre Fiestas,
pascuas y danzas..., bien que plusieurs d'entre eux, et non des moindres, figurent
dans d'autres chapitres de la chronique. Leurs thmes sont varis et touchent aux
aspects les plus divers - rites religieux, pratiques guerrires, travaux agraires,
moeurs juridiques - de la vie indigne. Rien d'tonnant donc ce que Waman
Puma les emploie volontiers pour illustrer son expos de la civilisation du Prou
prcolombien.
A cette diversit des thmes s'ajoute celle des genres nous avonsmentionn plus haut le hatun takiet le wawku. Le waqaylli revt une fonction
propitiatoire : son but est d'mouvoir les divinits tutlaires pour obtenir d'elles
la venue de la pluie6.Le haylliest, lui, un hymne triomphal. Il est prsent sous
deux formes distinctes dans Nueva cornicacomme chant de travail, destin
exalter l'ardeur la tche du paysan andin7 ;comme pan guerrier, galvanisant
l'enthousiasme belliqueux des combattants8.La qachwaest encore diffrente ; le
texte que nous en laisse le chroniqueur est assez leste, voire grillard, et suggre
une danse qui accorde une place importante au symbolisme sexuel9. Ce textepossde en outre la particularit, qu'il partage avec celui du wawku, de se
6Quatre versions de ce chant figurent dans Nueva cornicaelles prsentent, en dpit de leurs diffrences, des
similitudes videntes pp. 190-191, 255, 285, et dans le calendrier agraire plac en fin du volume, la page de
texte consacre au mois de novembre.7p. 319 et dans le calendrier agraire terminant le manuscrit, sur le dessin consacr au mois d'aot.8p. 314. Le thme de ce chant est le chtiment rserv aux kurakaqui se rebellaient contre le pouvoir imprial.
I1 n'est pas indiffrent de savoir qu'un chant presque identique a t recueilli par le linguiste et folkloriste
pruvien Farfn au cours d'un recensement de musique traditionnelle dans le dpartement de Ancash(FARFAN [pseud. AYERBE], 1944, pp. 145-146).
9p. 317.
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prsenter dans une langue o sont perceptibles des traits typiques des parlers
"centraux", anctres des varits actuelles constituant le groupe quechua 110;la
plupart des chants deNueva cornicasont, eux, en "langue gnrale". Pourtant,
certains aussi sont en langue aymar, tel le wanka11et ceux quWaman Puma
attribue aux populations du Qollasuyu12.
Le genre potique prfr de Waman Puma est apparemment le harawi,
car nous ne relevons pas moins de six pices s'y rattachant dans son oeuvre.
Mais, plus que leur quantit, c'est leur qualit qui les distingue parmi l'ensemble
des pomes quechuas de Nueva cornica, car certains sont d'une facture
remarquable. Le chroniqueur dfinit le harawicomme une cancin lastimosa13,
autrement dit une complainte, et il faut reconnatre qu, dans les exemples qu'il
nous en donne, la souffrance n'est jamais absente. 'Elle peut tre celle du vaincu,comme dans le beau pome quWaman Puma attribue Atawallpa14,ou celle
du criminel en proie au remords et au dsespoir au fond de sa gele15.Elle peut
enfin tre d'ordre sentimental : c'est le cas du harawi que nous allons tudier
maintenant, celui qui ouvre le chapitre des Fiestas, pascuas y danzas. Nous
l'avons choisi pour deux raisons : tout d'abord parce qu'il est le plus reprsentatif
de l'art potique quechua et des procds qu'il met en oeuvre ensuite pour son
degr de perfection qui en fait le pome le plus russi de Nueva cornica16.
II. Transcription du harawide Waman Puma
Nous reproduisons ci-aprs le texte du harawide Waman Puma tel qu'il
se prsente dans sa chronique17.Nous en fournissons ensuite une transcription
dans un systme refltant les caractristiques phonologiques du parler quechua
de l'auteur. L'laboration de ce systme est le rsultat d'une analyse de sa
graphie, portant aussi bien sur les mots castillans que sur les mots quechuas. En
effet, Waman Puma peroit la phontique du castillan travers le prisme
dformant des habitudes articulatoires que lui impose la pratique du quechua.
L'examen attentif de ses "erreurs", dans l'immense corpus que constitue son
10 On relve notamment dans la qachwa plusieurs occurrences du grammme -ma- caractristique de la
'premire personne objet' dans les varits quechua 1, et dans le wawkudeux occurrences du progressif -yka-,
de mme origine.11p.317.12pp. 325 et 327.13p. 319.14p. 388.15Ce thme est le plus frquent, puisqu'il est celui de trois harawideNueva cornica(pp. 302, 304 et 319).
16p. 317.17L'dition laquelle nous nous sommes rfr est le fac-simil ralis grce aux efforts de Paul RIVET :
GUAMAN POMA de AYALA, 1968.
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oeuvre, permet de discerner les oppositions qui sont pertinentes dans sa langue
de celles qui ne le sont pas ; on aboutit donc la connaissance de la structure
phonologique de la varit de quechua qu'il utilise. Voici quelles conclusions
nous a men cette analyse :
1. occlusives
Elles constituent la srie suivante :
/p/ /t/ /k/ /q/
L'opposition k/q est atteste par le c double par lequel Waman Puma
transcrit parfois l'uvulaire dans certains termes o celle-ci prde le phonme
/r/. Ainsi. dans le terme waqra('corne'), qui apparait deux reprises la mme
page comme constituant d'un anthroponyme indigne, sous les formes "guacra"
et "guaccra"18. Cette seconde variante n'a pas pour objet de noter de faon
spcifique l'uvulaire, que l'auteur transcrit systmatiquement par un csimple en
d'autres contextes : elle est plutt destine rendre compte du surcrot d'nergie
articulatoire ncessaire la prononciation du groupe -qr mais, ce faisant, elle
tablit l'existence du phonme /q/ dans le parler de Waman Puma.
Non seulement les occlusives de la srie ci-dessus ne connaissent pas
d'opposition sourde/sonore, mais il ne semble mme pas se produire de
sonorisation aprs nasale, contrairement ce que laisseraient penser desgraphies comme "tanbo", "condesuyo" ou "ynga", extrmement frquentes dans
Nueva cornica. De telles graphies concernent en effet les termes quechuas les
plus usuels, ceux qui ont t incorpors d'emble au lexique du castillan
pruvien. I1 est significatif que les termes relativement peu usits comportent
gnralement les lettres transcrivant un phonme sourd en castillan, comme
d'ailleurs les termes, mme trs courants, relevs dans les textes quechuas de
Nueva cornica.
2. affriques
En toute rigueur, les signes ch pourraient reprsenter aussi bien
l'affrique palatale // que l'affrique rtroflexe //. La prsence dans Nueva
cornica des mots "atra anaco"19 dsignant un vtement indigne, et dans
lesquels nous reconnaissons les termes aqa('fente', 'ouverture'), attest dans le
18p. 434. Nous retrouvons "guaccra" la page suivante.19p. 77.
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parler wanka contemporain20, et anaku (varit de tunique), nous prouve que
Waman Puma rservait les signes tr pour noter la rtroflexe. Partant, il est
raisonnable de penser que lorsqu'il crit ch, ces lettres correspondent
exclusivement l'affrique palatale.
3. sifflantes et chuintantes
La prsence de signes x, j et g (devant e et i) dans un petit nombre
(quelques units) de mots quechuas figurant dans Nueva cornicaconduirait
penser que ces signes ont pour objet de transcrire le son chuintant [], puisque
telle tait leur valeur en castillan l'poque de Waman Puma. Mais les
fluctuations observables dans la graphie des mmes termes contredisent cette
interprtation : l'opposition s/ n'tait vraisemblablement pas phonologiquement
pertinente dans la langue du chroniqueur, les notations s, z, x, j, plus c et g
lorsqu'elles prcdent eou i, transcrivant un phonme unique fondamentalement
sifflant /s/.
4. aspiration
Le signe h prsent l'initiale de divers termes quechuas de Nueva
cornica concide, dans les termes homalogues de la plupart des parlers
quechuas, avec une "aspiration", c'est--dire une fricative glottale.
5. nasales
Le signe mcorrespond systmatiquement au phonme bilabial nasal /m/.
En ce qui concerne le signe n, le chroniqueur ne l'affecte que trs rarement de la
tilde, en laquelle il ne voit manifestement qu'une convention graphique
dpourvue de signification phontique : ne figure qudans quelques trs rares
mots castillans (ao, seor) et dans un seul mot quechua, "ao", dsignant un
tubercule andin21, sous l'influence vidente du terme castillan
approximativement homophone. L'emploi occasionnel des lettres ni pour
transcrire un son palatal en castillan tend prouver que la langue de Waman
Puma a subi un phnomne de dpalatalisation, rduisant l'opposition entre /n/ et
// au profit du premier de ces phonmes22. Une preuve supplmentaire est
constitue par la graphie "cino" qui, dans les textes quechuas, et notamment
20CERRON-PAIAMINO, 1976. L'uvulaire n'est pas prononce dans la plupart des parlers du groupe wanka.21p. 69.22Exemple : "companiero", p. 718.
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dans celui qunous allons tudier, se substitue systmatiquement l'orthographe
seor.
L'opposition entre /m/ et /n/, en revanche, semble tre vivante en presque
toutes les positions, n'tant neutralise en finale de syllabe qu devant unebilabiale.
6. latrales et vibrantes
Diverses hsitations mettant en cause les signes l, ll, et r sont
perceptibles dans la graphie des termes tant castillans que quechuas de Nueva
cornica; elles se regroupent en deux sries de phnomnes :
confusions entre let ll
confusions entre let r
Ces confusions nous font conclure l'inexistence, dans la langue de
Waman Puma, d'un phonme latral alvolaire /l/. Seuls sont prsents les
phonmes- /r/ et /ll/, transcrits en gnral par ret llrespectivement, mais parfois
aussi, pour l'un comme pour l'autre, par l.
7. semi-consonnes
La semi-consonne /w/ est gnralement rendue par le signe u,l'hispanismeguatant nanmoins trs utilis pour transcrire le groupe /wa/, du
moins dans les termes quechuas isols : sa frquence, en effet, dcrot trs
sensiblement dans ceux qui figurent au sein des textes quechuas.
La semi-consonne /y/ est, elle, systmatiquement note y except dans
les mots crits en majuscules, o la lettreIreprsente la fois /i/ et /y/.
Le tableau de la page suivante tablit la correspondance entre les signes
employs par le chroniqueur et les phonmes consonnes existant dans son parler.
En ce qui concerne le systme vocalique, il ne diffre pas de celui des
autres varits de quechua :
u i
not u, o not i, ,
a
not a
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-nchikrunion 1re + 2mpersonnes
(un -ni- d'euphonie s'intercale entre la racine nominale et le possessif si la
premire se termine en consonne)
- modificateurs nominaux : -y et -chu emphase potique -yuqpossesseur
grammmes verbaux
- dsinences pronomino-temporelles :
-ni 1re personne -sun futur runion lre + 2mpersonnes
-nki 2mpersonne -manconditionnel
-n 3me personne -y impratif
-wanchik lre + 2mpersonnes objet
-wasun lre + 2me personnes objet futur
-yki lre personne sujet, 2mpersonne objet
- modificateurs verbaux :
-ykacha frquentatif
-yku centripte
-ri inchoatif
- nominalisateurs :
-spa subordinateur sujet unique
-q agentif / frquentatif-pti subordinateur sujets distincts
-y infinitif
grammmes ambivalents
-qa top calisateur/formulation de l'hypothse
-m assertif -chu interrogatif/ngatif
-pas additif -taq contrastif
-lla limitatif, affectif -puniassurance absolue
texte de Waman Puma
"haray haraui - acoyraquicho - coya .raquiriuanchic - tiyoyraquicho nusta .raquiriuanchic - cicllallay.chinchircomacaptiquicho - umallaypi . sonco rurollaypiapaycachayquiman - unoy rirpo . llullamcanqui - yacuy rirpo . pallcom canqui -maytac . zallayuan - caynayconicho - chay .
pallco . mamayquim . uanoypac . raduicninchiccachay auca yayayquim . uacchacninchicca
ychapas - coya . capac apo dios niptinca .uaquitac . tincuson . diostac . tinquiuason .
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chay asic nauiquita yuyarispa . utinipini . chaypucllac . nauiquita yuyarispa . oncoymanchayani .chicalla ynca . chicalla cino . uacay . nicllauaytac . suncoyoccho tianqui . yacuytam yacta .uacaspa . cantut patapi . zapi uaycopi . suyayq)[ue] .
cicllallay"transcription et glose
haray , harawi
interjection(dsespoir) annonce du genre("ouverture")23
aqu+y+ raki -chu , quya, raki - ri - wanchiksable division, emphase reine sparer inchoatif 1+2 pers. objet
innombrable sparation potiquemalheur individuel
'le malheur24se met nous sparer, reine'
tiyu+y+ raki -chu , nusta, raki - ri - wanchiksable division, emphase reine sparer inchoatif 1+2 pers. objet
innombrable sparation potiquemalheur individuel
'1'infortune24se met nous sparer, princesse'
siklla -lla- y, chinchirkuma ka - pti -[y]ki - chu,1)fleur de limit.poss.1p. fleur de couleur tre subord.poss.2 pers. emphasecouleur bleue jaune utilise sujets potique2)jolie femne comme parure distincts
uma -lla -y -pi, sunqu ruru -lla -y -pitte limit. poss.lp. locat. coeur, fruit, limit. poss.1 locat.
mmoire noyau>centre
apa+ykacha- yki - manporterfrquent 1p.suj. 2obj. conditionnelemporter avec soi
'si tu tais, ma belle, fleur de Chinchirkuma, je te porterais comme parure sur ma
tte, je te garderais au plus profond de mes penses'.25
23L'existence d'une telle "ouverture", nous le verrons, est un trait caractristique de plusieurs genres potiques
quechuas. En ce qui concerne l'interjection haray, nous la retrouvons sous la forme araydans le dictionnaire
de HOLGUIN, qui en donne la dfinition suivante "Aray, o, yk, o, yk (dize). O noramala, o mal hayas. Es
muestra de la yra" (GONALEZ HOLGUIN, 1952). Cette dfinition ne reflte pas le sens de l'interjection
prsente dans le pome de Waman Puma, d'o la haine est absente, et qui exprime plutt l'impuissance devant
le malheur.24Les termes aquyrakiet tiyuyraki, que nous avons traduits respectivement par 'malheur' et 'infortune', seront
explicits par la suite.25Cette squence prsente une difficult particulire : clichs, mtaphores, jeux de mots potiques y abondent,
requrant une tude spcifique. Nous l'aborderons la fin de ce travail.
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unu y rirpu llulla- m ka-nkieau emphase miroir mensonger, assertif tre 2p.(Cuzco) potique >reflet illusoire
'[pareille au] reflet des eaux, tu es illusion'
yaku -y rirpu pallqu- m ka-nkieau emphase miroir trompeur assertif tre 2p.(langue potique>refletgnrale) (mtonymie)
'[pareille au] reflet des ondes, tu es apparence'
may -taq salla -y wan qayna -yku -ni- chu ?lexme contrastifl'tre aim poss.1p.sociatif se reposer centripte1p emphaseinter- en chemin potiquerogatif(lieux) et se rjouir
'o donc ai-je joui du repos auprs de ma bien-aime ?'26
chay pallqu mama -yki m -wanu -y -paq raki -q -ni-nchik-qadmonstr.trompeur mre poss.2p.assert. mourir inf. datif sparer agentifeuph.poss.topic.
1+2 p.
'celle qui nous spare pour (nous faire) mourir, c'est ta mre, cette perfide'
chay awqa yaya -yki -m wakcha -q -ni-nchik-qadmonstr. tratre pre poss.2passert. rendre orphelin agentifeuph.poss.topic. 1+2 p.
'celui qui nous rend orphelin (l'un de 1'autre)27,c'est ton pre, ce fourbe'
icha+pas, quya, qapaq apu Dios ni -pti -n -qa
ou additif reine puissant seigneur dire subord. 3p. topic.peut-tre >dcider sujetsdistincts >hypothse
waki -taq tinku -sun, Dios -taq tinki -wasunensemble de contrast. rencontrer futur contrast. rassembler 2 oufutur1+2p.objet2 lments 1+2p plusieurs lments
'mais peut-tre, reine, si le tout-puissant seigneur Dieu l'ordonne, nous nous
runirons, Dieu nous rassemblera'28
26Le termesallaapparat dans cette dfinition tire de Diego GONALEZ HOLGUIN "Sallalla o sallay. Los
enamorados, o amancebados" (1952). La racine verbale qayna- figure dans cette autre dfinition du mme
auteur : "Kaynacuni. Descansar holgando algn da en el camino". qayna-yku- est sans doute de sens trs
voisin, bien que le grammme centripte -yku- y remplace le rflexif prsent chez Holgun. -yku- spcifie
toujours, dans Nueva cornica, un mouvement dirig 'vers l'intrieur', le plus souvent dans un sens abstrait
(exemple riku-yku- 'voir en penses', p. 319) ; qayna-yku- aurait donc le sens de 'jouir du repos de l'esprit'.27Le terme wakcha-q-ni-nchik-qa, o l'on reconnat wakcha( la fois 'orphelin' et 'pauvre') a en gnral t
interprt 'celui qui nous plonge dans la misre'. Le thme du harawi, qui est celui de la sparation des
amants, et le paralllisme entre les racines verbales wakcha- et raki- nous poussent attribuer la premire
le sens de 'sparer deux tres' (rendre orphelin de quelqu'un).28 Le rle du topicalisateur -qa dans la formulation de l'hypothse est attest par GONALEZ HOLGUIN,
1607, fol. 132 recto.
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chay asi- q nawi-[y]ki -ta yuya- ri -spa, uti -ni-puni29dmonstr. rire agentifoeil poss.2p.accus. penser inchoatifsubord.tre hbt 1p.assurance
suj. unique absolue
'chaque fois que je me mets penser tes yeux rieurs, je reste hbt'
chay puklla -q nawi-[y]ki -ta yuya -ri -spa,dmonstr. jouer agentif oeil poss2p.accus. penser inchoatifsubord.
sujet unique
unqu -y -man chaya -nitre maladeinfinitif. directionnel arriver 1p.
tomber malade
'quand je me mets penser tes yeux espigles, je sombre dans l'abattement'30
chika-lla, inka, chika-lla, seor, "waqa -y" ni -q -lla, wayta -qautant limit autant limit pleurer impr. dire agentiflimit. nager agentif
'cela suffit' 'cela suffit' frquentatif frquentatif'il suffit, Inka, il suffit, seigneur, (qu'elle ne fasse) que nager et me dire de
pleurer'31
sunqu -yuq -chu, tiya -nki ?coeur possesseur interrog. rester 2pers.
't'en souvient-il encore?'32
yaku -y -ta -m yakta waqa -spa, qantut pata -pi,eau emphase accusatif assert. 'en vain' pleurer subord. fleur terrasse locatif
potique suj.unique andine
sapi wayqu -pi, suya -yki, siklla -lla -y1)racine valle locatif attendre 1p.suj. 1)fleur de limit.poss. 1p.2)rivire ravin 2p.obj.couleur bleue (affectif)
prs de Cuzco 2)jolie femme
'en versant vainement33 des flots de larmes, QantutPata ('la terrasse aux
qantut') et dans la valle de la rivire Saphi, je t'attends, ma belle'34
29Le grammme d' 'assurance absolue' -puniexprime le caractre inluctable d'une action ou d'un tat. Nous
avons choisi de rendre cette valeur en franais par une tournure itrative.30 La squence unqu-y-man chaya-ni ('je tombe malade') ne pose aucun problme de comprhension.
Toutefois, l'emploi du verbe chaya-, dont le sens habituel est 'arriver', 'parvenir destination', surprend car il
ne semble pas avoir subsist dans la langue actuelle. Mais la consultation de Diego GONALEZ HOLGUIN
("Onccoy manchayani, oncco huanmi. Caer enfermo, o estarlo", 1952) et du manuscrit quechua de Huarochiri
("Mana oncoyman chayasac" signifiant littralement "je ne tomberai pas malade", TAYLOR (ed.), 1980,
p. 118) nous montre que l'expression onqoy-manchaya- tait une lexie fige 1'poque de Waman Puma.31Le sens de cette squence, pour laquelle notre interprtation diverge des traductions antrieures, sera analys
plus loin.
32Le terme sonqo, traditionnellement assimil 'coeur', est en ralit l'objet d'une riche polysmie (voir plusloin). Comme pour l'occurrence prcdente de ce terme, c'est le sens de 'mmoire' qui nous parat le plus
appropri au contexte.
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III. Signification du pome
Ce pur joyau de la posie quechua appelle des commentaires de tous
ordres. Nous ne nous attarderons pas sur sa valeur esthtique ; elle n'a gure
besoin d'tre souligne, non plus que la beaut et l'intensit des sentiments quis'y expriment. On relvera que ces sentiments gardent une grande dignit dans
leur pathtique ; l'amant malheureux reste serein, refusant de s'attendrir avec
complaisance sur sa douleur. Il est pourtant sujet aux effets de la passion, qui
sont voqus avec un rel souci de la vrit psychologique : nous le voyons tour
tour en proie la rvolte (chika-lla Inka!), 1a rsignation (yaku-y-ta-m
yakta waqa-spa), l'hbtude (uti-ni-puni) et 1a langueur (unqu-y-man
draya-ni). Le plus remarquable, et le plus surprenant par sa modernit, est sans
doute l'expression d'une certaine angoisse existentielle, lie l'effacement de lafrontire entre rve et ralit : les squences unu-y rirpu llulla-m ka-nki et
yaku-y rirpu pallqu-m ka-nkivoquent l'impossibilit de se fier une ralit
immuable. Les penses du jeune homme semblent se brouiller, comme si le
miroir liquide auquel fait allusion le pote tait agit par quelque brise soudaine.
Les termes aquyraki et tiyuyraki sont les mots-cls du pome. Leur
signification dans celui-ci est indissociable de leur emploi conjoint, lui-mme
mettre en relation avec le paralllisme des processus ayant abouti leur
formation. Le dictionnaire de Holgun rend bien compte de ce paralllisme ; l'origine sont les termes aqoet t'iyuqui, tous deux, dsignent le sable :
"Acco, o ttiu. La arena."
"Accoy, ttiuy. Cosa innumerable."
"Accoyraqui, ttiuyraqui Infortunio grande calamidad, aduersidad, desgracia particular
de alguno, como Pachacuti, es infortunio general de muchos. Chhusarihuasccayqui, o
haqqueta muhuasccayqui ocapakmi hatunnin accoyraquiy, ttiuyraquiy cascca. Tu
33Le terme crit "yacta" par Waman Puma n'a pas t traduit par les auteurs des diverses interprtations duharawi. Ce mot n'apparat effectivement dans aucune source classsique ou contemporaine. Nous le
rapprochons cependant du terme yapta, attest par le dictionnaire I.E.P. du parler wankaavec la dfinition
suivante "en vano, apenas"(CERRON-PALOMINO, op.cit.) Le premier sens de cet adverbe concide
parfaitement avec le contexte du pome ('en versant vainementdes flots de larmes,...'). Il n'en reste pas moins
que la prsence d'un trait aussi typique du groupe quechua 1 ne laisse pas d'tonner. Elle concorde mal avec la
langue dans laquelle est crit le harawiet qui, hormis ce point, ne se distingue en rien de la langue gnrale.
Elle est surtout contradictoire avec une autre caractristique du pome, son origine indiscutablement
"cuzqunienne", que nous allons bientt voquer. Nous l'interprtons comme la marque d'une intervention
personnelle, non du chroniqueur --celui-ci s'exprime spontanment dans une varit de la langue gnrale--
mais de son informateur. La transcription du terme not "yacta" est rendue problmatique par l'absence de
source le mentionnant tel quel. Toutefois, le rapprochement avec l'adverbe wankayaptanous incite opter,
entre *yakta et *yaqta, pour la premire de ces formes, celle qui comporte la consonne dont le pointd'articulation est le plus proche de celui de /p/.
34Autre squence prsentant une difficult de comprhension, et sur laquelle nous reviendrons.
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ausencia, et dexarme y yrte, es para mi la mayor desgracia o infortunio. Huati samca, o
Huauy accoyraqui. Terrible, enorme desgracia"
Plusieurs points se dgagent de ces dfinitions pleines d'intrt :
- il existe une opposition fondamentale entre d'une part pachakuti, la calamitqui s'abat sur la collectivit entire (catastrophe naturelle, pidmie, guerre
dsastreuse) et d'autre part, aqoyraki et t'iyuyraki qui, eux, expriment la
dtresse d'un individu.
- si aqoyrakiet t'iyuyrakine dsignent pas forcment une infortune caractre
sentimental35, ils sont tout de mme troitement lis au thme de l'amour
malheureux et, plus particulirement, a celui de la sparation. L'exemple choisi
par Holgun pour illustrer sa dfinition est cet gard rvlateur, et rejoint
l'tymologie des deux termes, dans lesquels apparat clairement la racine raki-
('diviser', 'sparer'). Aqoyraki et t'iyuyraki appartiennent donc a un registre
essentiellement lyrique.
- un paralllisme rigoureux est maintenu entre les drivs respectifs de aqo et
t'iyu; le schma qui a donn naissance a ces drivs est le suivant :
aqo aqoy aqoyraki
t'iyu t'iyuy t'iyuyraki
'le sable' 'innombrable' 'le malheur individuel'
S'il existe un lien smantique vident entre l'objet 'sable' et le concept
d'infini, justifiant ainsi sans difficult le passage de aqo/t'iyu aqoy/t'iyuy36,en
revanche le passage de aqoy/t'iyuy aqoyraki/t'iyuyrakiest beaucoup moins
immdiat (peut-tre suggre-t-il l'immensit du malheur de celui qui en est
frapp). Mais prcisment, parce que cette tape est artificielle, qu'elle est
dpourvue de motivation smantique flagrante, elle est l'expression d'une
volont de cration. Tout aussi factice est le maintien de la synonymie entre les
drivs respectifs de aqo et t'iyu, maintien qui correspond, non certes a une
ncessit interne de la langue, mais a la recherche d'un effet de paralllisme acaractre minemment potique.
Nous constaterons que ces deux proprits caractristiques du doublet
aqoyraki/t'iyuyraki(appartenance un registre lexical spcifique ; emploi en vue
de l'obtention d'un effet de paralllisme) constituent les fondements de l'art
35Ils figurent dans le chapitre de Nueva cornicaconsacr aux croyances magiques des indignes (p.282) et
voquent un vnement funeste li l'apparition d'un signe prmonitoire.36Encore que ce passage ne soit pas fond sur un procd de composition vivant en quechua. Nous rapprochons
le yde aqoyet t'iyuydu grammme d'emphase potique dont nous traiterons par la suite.
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potique dont le harawi de Waman Puma est l'illustration. Mais revenons au
sens des termes qui composent ce doublet. Il semble bien qu'il corresponde un
thme essentiel de la tradition andine, puisque nous en relevons des traces dans
d'autres oeuvres littraires du Prou colonial. Pour nous limiter un seul
exemple, que penser de ce court passage de Juan de Santa Cruz Pachakuti
Yamki Sallqamaywa, l'autre chroniqueur indigne pruvien,
"En este tiempo aban hallado a vnos moos y moas que se amaban demaiadamente,
e1 qual, por e1 dicho ynga dizen que fue preguntado los dichos moo y moa, y los
confesaron en acto pblico que no poda ser apartados"37,
passage d'autant plus nigmatique qu'il apparat totalement dtach de son
contexte ? Nous y voyons pour notre part use allusion limpide l'aqoyraki
(voqu ici de faon positive par l'impossibilit de se sparer), lment essentiel
du harawiquechua.
On relverait mme dans le pome de Waman Puma, et notamment dans
le fait qu'il comporte une mise en cause indirecte mais explicite de l'Inka - par
les mots chika-lla inka, chika-lla seor, l'amant infortun lui attribue
nommment une part de responsabilit dans son malheur - des rminiscences du
drame Ollantay38,pice matresse de la littrature quechua coloniale. Sans aller
jusqu' avancer l'hypothse d'une filiation, toutes proportions gardes, entre les
deux oeuvres, il importe nanmoins de nous rendre compte que le harawi de
Waman Puma n'est pas situ en dehors de l'espace et du temps il voque au
contraire un cadre prcis, celui du Cuzco prhispanique.
Plusieurs indices prsents dans le texte du pome tendent en effet
attester une origine nettement cuzqunienne. L'un d'eux rside dans une
squence assez obscure, celle dont la graphie originale est "uacay nicllauaytac".
Cette squence a fait l'objet de diverses interprtations qui, toutes, nous
semblent errones. Leur dfaut le plus courant est de ne faire aucun cas du c
intercal entre la racine verbale ni- et le limitatif -lla-, et de voir dans
"nicllauaytac" un compos form partir d'un lexme unique. La prsence du
signe c est pourtant dpourvue de toute ambigit, et indique clairement
l'existence d'un grammme intermdiaire, qui, en l'occurrence, ne peut tre
qu'une marque de l'agentif, autrement dit un nominalisateur. Le compos ni-q-
37SANTA CRUZ PACHACUTI YAMQUI (SALCAMAYGUA), 1968, p. 289.38Ce drame met en scne les aventures du gnral Ollanta qui, pris de la ust'aKusi Qoyllur, ose demander sa
main l'InkaPachakuteq son pre. Ayant essuy du souverain un refus cinglant, il entre en rbellion ouverte
contre lui et tient ses armes en chec dans la forteresse d'Ollantaytambo jusqu' ce qu'une ruse permette auxtroupes impriales de pntrer dans la place forte. La fin est marque par le pardon de l'Inka qui comble
Ollanta d'honneurs et lui accorde de surcrot la main de Kusi Qoyllur.
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lla a donc le statut de dverbal et, en tant que tel, refuse toute adjonction de
grammmes spcifiquement verbaux comme les dsinences pronomino-
temporelles. Dans ces conditions, les lettres "ua" ne peuvent en aucun cas
figurer le grammme de 'premire personne objet' (-ma-), dont la prsence
cette place serait rigoureusement agrammaticale. Nous proposons une autresolution, la seule compatible avec le respect des rgles morphologiques de la
langue quechua : le mot "nicllauaytac" transcrirait en ralit ni-q-lla wayta-q,
c'est--dire un ensemble de deux dverbaux agentifs conscutifs, respectivement
forms sur les lexmes verbaux ni- ('dire') et wayta- ('nager'), et la squence
dans laquelle il prend place signifierait : 'il suffit,Inka, i1 suffit, seigneur, qu'elle
ne fasse que nager et me dire de pleurer'.
Cette phrase peut paratre quelque peu
sibylline. Son sens s'claire pourtant dslors que l'on rapproche le pome de
Waman Puma du dessin (reproduit ci-
dessous) qui figure au recto dans le
manuscrit39. Qu'y voyons-nous en effet?
Deux jeunes filles sont en train de se
baigner dans l'eau d'une rivire, au pied
d'une colline au versant escarp. Assis sur
le sommet de cette colline, deux joueurs de
flte tirent des sons de leur instrument.Reprsentes le doigt point vers les jeunes
gens, les naades semblent vouloir attirer
leur attention et les interpeller. N'y a-t-il
pas un lien vident entre cette scne et la
phrase que nous tentons d'interprter?
"Pleure", disent les jeunes filles leurs soupirants. Sans doute dsirent-elles les voir
ainsi manifester leur flamme ; mais le verbe waqa- voque galement, pour un
instrument de musique, le fait d'mettre un son40.Le dessin est donc le reflet fidle
de l'expression "waqa-y" ni-q-lla wayta-q.
Il nous faut donc, mme si aucun lment de la page 316 (titre, lgende)-
ne l'indique expressment, considrer le dessin qui y figure comme illustrant de
39p. 316.40 Ce qui apparat a la consultation de diverses sources, tant classiques que contemporaines. Parmi les
premires, Diego GONALEZ HOLGUIN (op. cit.) nous fournit ces dfinitions: "Huaccan. Sonar campana"et "Huaccachini. Hazerla sonar, o taer". Au nombre des secondes, Jorge A. LIRA dfinit ainsi l'un des sens
du verbe waqa- : "vibrar intensamente instrumentos msicos que se taen" (LIRA, 1944).
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faon spcifique le harawide la page suivante. D'ailleurs, la falaise abrupte qui
empche les joueurs de flte de rejoindre leurs bien-aimes n'est-elle pas le
symbole mme de cette 'sparation infinie' qu'est l'aqoyraki?
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Cette correspondance tant maintenant tablie, elle est susceptible de
nous fournir d'importantes prcisions sur l'origine du pome que nous a transmis
Waman Puma. Nous remarquons en effet sur l'illustration une srie de
toponymes qui, tous, font rfrence au Cuzco prhispanique ; la plus grande
partie apparat galement sur le "plan" du Cuzco colonial qui figure dans le
chapitre Ciudades y villas(reproduit page suivante)41.Sur les ondulations de la
rivire, nous observons les mots "uatanay mayo" (watanay mayu : rivire
Watanay), nom du cours d'eau traversant la ville impriale. Sur la rivire
galement (dessin de la page 316), "uaca punco'' (waka punku), prsent la
page 1051 sous la forme "uaca pco" ; punku, 'la porte' voque ici, selon
Garcilaso de la Vega, le lieu o le Watanay fait son entre dans la cit42.Sur la
plaine (p. 316), nous voyons crits les noms "uiroy paccha", "collque
machacuay" et "cantoc uno" Le second (qullqi machaqway, littralement 'lescouleuvres d'argent') est le seul que nous ne retrouvons pas sur le plan de
Cuzco ; il n'en est pas moins attest par le mme Garcilaso comme tant le nom
de deux conduites d'eau qui serpentaient dans la capitale des Inka43. Sur la
colline, enfin, nous, relevons les dsignations "cinca urco", "queancalla" et
"pingollona pata" qui figurent galement, l'exception de la seconde, sur le plan
de la page 1051. Nous rapprochons "cinca urco" (sinqaurqu) du terme orqo-p
senqa-n, littralement 'le nez de la colline' qui dsigne une arte rocheuse44:i1
s'agit effectivement d'une minence situe, comme Queancalla, dans levoisinage de Cuzco45. "Pingollona pata" n'est pas moins intressant, par son
origine tymologique (pinkullu-na pata: 'la terrasse o l'on joue dupinkullu'46)
nous ramne au sujet du dessin et sa fonction d'illustration du harawi.
D'ailleurs, d'une faon gnrale, il semble bien que la plupart des toponymes
figurant sur ce dessin - et donc, dans leur majorit, sur le plan de Cuzco - aient
t lis aux chants et aux ftes qui se droulaient dans la capitale de
Tawantinsuyu ; nous les retrouvons en effet dans un passage deNueva cornica
41p. 1051.42"Volviendo con el cerco hacia el oriente est luego el barrio llamado Huacapuncu; quiere decir lapuerta del
santuario(...) llamronle as porque por aquel barrio entra el arroyo que pasa por medio de la plaza principal
del Cozco (...) Llamaron aquella entrada Puerta del Santuario o del Templo, porque (...) tuvieron toda aquella
ciudad por cosa sagrada" (GARCILASO DE LA VEGA, 1963, pp. 257-258).43"Cerca de aquel camino estn dos caos de muy linda agua, que va encaada por debajo de tierra; (...) Llaman
Collquemachachuaya aquellos caos; quiere decir culebras de plata porque e1 agua se asemeja en lo blanco a
la plata, y los caosa las culebras, en las vueltas que van dando por la tierra"(Ibid., p. 257).44 "Cencca. Nariz, o la cuchilla de monte. Vrcop cencan. Lo que est entre dos quebradas" (GONALES
HOLGUIN op. cit.)
45ZUIDEMA, 1982, p. 131.46Form de pinkullu- (jouer dupinkulluou flte andine), -na(nominalisateur, indiquant ici le lieu o se ralise
l'action verbale) et pataqui dsigne la partie suprieure d'une minence ou une zone plate sur son versant.
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consacr Rawa Oqllo, pouse de l'Inka Wayna Qhapaq, passionne, si l'on en
croit Waman Puma, de musique et de danse :
"..y tenia mil yn[di]os rregocijadores unos dansauan otros baylaua otros cantauan c
tanbores y mucicas flautas y pingollos y tenia cantoras haraui en su casa y fuera de ella
para oyr las d[ic]has mucicas q[ue] hacian haraui en uaca punco. y el pingollo enpincollona pata encantoc. y en uiroy pata cinga urco..."47
Le chroniqueur a donc voulu clairement signifier que la scne qu'il a
choisie pour illustrer son pome avait pour cadre le Cuzco prhispanique. On
peut certes s'tonner de voir cette scne prendre place dans un dcor bucolique.
Nous pensons que celui-ci est en ralit une reprsentation idalise du Cuzco
des Inka, auquel d'ailleurs Waman Puma ne prte jamais un visage urbain48.
Quoiqu'il en soit, cette empreinte "cuzqunienne" est sans quivoque et nous
claire sur la squence finale du harawi, qui n'a pas, notre avis, tcorrectement interprte jusqu' prsent : les mots "cantut patapi zapi uaycopi"
ont systmatiquement t pris dans leur sens littral par les auteurs des diverses
traductions du pome. Or, si qantut pata-pipeut tre compris 'sur les qantut', il
signifie aussi ' Qantut Pata' ; car Qantut Pata est le nom d'un quartier du Cuzco
imprial, o prcisment se trouvait une terrasse (pata) orne de qantut, fleurs
andines que Garcilaso compare aux oeillets :
"Luego se sigue, yendo en cerco hacia el oriente, otro barrio llamado Cantutpata, quiere
decir andn de clavelinas. Llaman cantut a unas flores muy lindas, que asemejan enparte a las clavelinas de Espaa"49
De la mme faon, les mots sapiwayqu(littralement : 'le ravin50aux
racines') dsignent un lieu prcis, en l'occurrence la valle de la rivire Saphi,
nom que porte le Watanay en amont de Cuzco. Nous ne saurions dire, en
l'absence de plus amples prcisions du chroniqueur, quel mythe ou lgende
prcis fait rfrence le harawi qu'il a transcrit. Ce qui, en revanche, ne nous
47p. 141. Soulign par nous.48Un exemple de ce curieux parti-pris est celui du dessin de la page 318 qui figure l'Inkaen train de chanter en
rglant sa voix sur la hauteur du cri de sonpukallama('lama rouge'). Seuls les mots "haucay pesta", visibles
au bas de l'illustration, nous indiquent que la scne se droule sur la place principale de Cuzco. Plus
gnralement, un examen de la faon dont la ville est reprsente dans Nuevacornicamet en vidence la
primaut absolue du symbolisme sur le ralisme. Les dessins des cits coloniales du chapitre Ciudades y villas
frappent par leur aspect conventionnel, et sont plus destins suggrer l'injustice et le chaos social (hommes
en armes, excutions capitales, piloris), qu' donner une ide mme lointaine du caractre de chaque
agglomration. A l'oppos, mais tout aussi symboliques, sont les reprsentations du Cuzco prhispanique, lieu
idyllique consacr aux rjouissances. La seule exception est constitue par le "plan" du Cuzco colonial (p.
1051) qui fourmille de dtails ralistes et restitue assez fidlement leur localisation topographique.
49GARCILASO DE LA VEGA, op. cit., p. 257.50 Le terme wayqu (wayq'o dans le parler cuzqunien-bolivien), gnralement traduit quebrada en castillan
pruvien, voque une dpression borde de versants abrupts.
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parat pas contestable, c'est que ce pome est directement tir de la tradition
cuzqunienne prhispanique.
IV. Clichs, emphase potique et doublets smantiques
L'analyse du sens de aquyrakiet tiyuyrakinous a permis d'tablir que
ces deux termes rpondaient une double fonction potique d'une part, ils se
situent dans un registre spcifique, distinct du registre quotidien de la langue ;
d'autre part, grce leur synonymie et la similitude de leurs tymologies, ils
participent d'un effet de paralllisme entre squences voisines.
Ces deux traits sont des constantes du harawide Waman Puma. Voyons
d'abord l'aspect lexical : il se traduit par l'importance des clichs, puiss dans un
lexique labor spcialement en vue de la cration lyrique. L'un de ces clichs,haray harawi, remplit une fonction particulire, puisqu'il ouvre le pome et
dfinit en mme temps sa catgorie. Ce n'est pas une exception plusieurs pomes
quechuas de Nueva cornica comportent une semblable "ouverture" rituelle
incluant une annonce du genre51.Mais c'est dans : siklla-lla-y, chinchirkuma
ka-pti-[y]ki-chu, uma-lla-y-pi, sunqu ruru-lla-y-pi apa+ykacha-yki-man,
que la prsence des clichs est la plus manifeste ; cette squence est elle seule
un petit chef-d'oeuvre de composition potique, dans lequel il n'est gure de
terme qui ne revte, en plus de son sens concret, une valeur mtaphorique.
siklla, tout d'abord, dont la polysmie (la jolie femme ; une fleur andine
de couleur bleue52)est la base d'un jeu de mots potique : voquant la femme
aux traits gracieux, siklla fait rfrence l'tre aim ; dsignant une fleur, il
connote avec chinchirkuma, dont la signification est voisine : "Chinchircuma.
Vna flor amarilla que es plumaje. Huayarcuma, la colorada"53.Le mot plumaje
prend tout son sens lorsque nous le rapprochons de l'expression uma-lla-y-pi
signifiant 'sur ma tte' : la fleur chinchirkumaest une parure dont les indignes
ornaient leur coiffure54.
Autre rapprochement : celui de umaavec sunqururu. Gardons-nous de
prter sunqu l'acception de 'coeur' qui lui est gnralement attribue ; son
contenu smantique est infiniment plus vaste : "el coraon y entraas, y el
51Ainsi le haylliagraire commence-t-il par "ayau haylli yau haylli", et le waqayllipar "aya uya uacaylli".52"Siclla. Yerua de comer y su flor azul y hermosa y bien hecha y agraciada" (GONALEZ HOLGUIN, op. cit.
53Ibid.54Waman Puma reprsente frquemment des indignes du Prou prhispanique (exemple : p. 250) ou colonial
(exemple : p. 865) portant des rameaux de fleurs fixs leur turban.
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estomago y la consciencia, y e1 juyzio o la razon, y la memoria, y el coraon de
la madera y la voluntad y entendimiento"55. De cette polysmie, retenons la
valeur 'memoria' qui connote avec uma. sunqururu signifierait alors 'le plus
profond de la mmoire, des penses' en prtant rurule sens figur de 'foyer',
'point central'56. Releves dans le dictionnaire de Jorge Lira, les dfinitions
suivantes, "Snkkorru: Lo ntimo del alma.(Expresin siempre de ternura, de
dulzura). Snkkorurully: Idolatrado de mi alma, fruto de mis entraas", nous
assurent de la validit de cette hypothse, tout en attestant que les mots sonqo
ruruconstituent un clich, une lexie fige.
Clich aussi, le verbe apa+ykacha-, qui ne rsulte pas d'une libre
composition entre la racine apa- et le modificateur verbal -ykacha- ; certes, ce
grammme a normalement un sens frquentatif, comme l'atteste Holgun :"Entra con los verbos y les haze significar frequentacion de aquella action, o
hazerla a menudo, o andarla haziendo57 ; mais le mme auteur donne de apa-
ykacha- une dfinition qui contredit, au moins dans ce cas prcis, son
affirmation prcdente : "Apaycachani. Lleuar consigo, o en si mismo, o
soncoypi yuyaypi apaycachani. Traer en la memoria"58. L'exemple illustrant
cette dfinition est si proche des termes mmes du harawide Waman Puma que
son origine lyrique n'est pas douteuse ; apa-ykacha- est une construction fige,
lexicalise, dont le domaine potique constitue le champ d'application privilgi.
Nous rencontrons encore des clichs dans d'autres squences du harawi.
L'un d'eux est l'expression unu-y rirpu, atteste telle quelle par le dictionnaire
de Holgun : "Vnuy rirpu. Espejo claro como agua". Observons en passant que
cette dfinition ne concide pas avec le sens de unu-y rirpudans le pome de
Waman Puma : la comparaison y porte l'vidence sur l'tre aim et le miroir
(ou son reflet: mtonymie), non sur le miroir et l'eau. Cette divergence n'est pas
fortuite et nous nous en expliquerons bientt. Une autre expression figurant dans
le harawi, asi-q nawi ('les yeux rieurs'), est mentionne, sous la mme forme,par le Vocabularioanonyme de 1586 ("Acic aui. ojos risueos")59et, sous une
forme lgrement distincte, par ceux de Holgun ("Aciyaui. El alegre de
rostro") et de Domingo de Santo Toms ("Acijaui - ojos risueos")60.De telles
55GONALEZ HOLGUIN, op. cit.56"Ruru. Riones, fruto de arbol, pepita o huesso de fruta" (Ibid.)57GONALEZ HOLGUIN, 1607,folio112 verso.
58GONALEZ HOLGUIN, 1952.59ANONYME, 1951.60SANTO TOMAS, 1560.
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concidences rvlent l'existence, dans le lexique quechua, d'un domaine part,
rsultant d'une laboration entreprise dans un but, consciemment potique, et
dont l'emploi tait troitement li aux manifestations lyriques accompagnant les
ftes traditionnelles. Preuve de l'panouissement de la posie quechua et de sa
conscration en tant que genre littraire.
Les clichs constituent la face lexicale de l'art Potique dont le harawide
Waman Puma est l'illustration. Sa face grammaticale est constitue par l'emploi
de ce que nous avons appel des 'grammmes d'emphase potique', grammmes
revtant en contexte potique une valeur radicalement distincte de celle qui est
habituellement la leur. Nous en avons relev deux, -chu et -y, respectivement
interrogatif/ngatif et possessif 1re personne dans la langue courante.
Quatre occurrences du premier figurent dans le pome. Deux d'entre
elles entrent en composition avec les termes aquyraki et tiyuyraki. Leur
attribuer leur sens habituel - interrogatif ds lors que l'nonc ne comporte pas
de ngation - donnerait aux squences correspondantes ('est-ce le malheur qui
nous spare, reine ?') un tour bien artificiel, et les mettrait en discordance avec le
ton gnral de la complainte, dont l'objet est toujours trs concret. Une troisime
occurrence apparat dans le dverbal ka-pti-(y)ki-chu; le subordinateur -pti- y
introduit une condition ('si tu tais...'), formulation inconciliable avec le contenu
normalement interrogatif de -chu. Quant la quatrime occurrence, elle prendplace dans la squence may-taq salla-y-wan qayna-yku-ni-chu, qui s'ouvre sur
le lexme interrogatif mayrgissant le domaine spatial. Un ventuel doublement
de l'interrogation constituerait une redondance insupportable ; quelle est alors la
raison d'tre de -chu ? Nous pensons qu'elle relve de l'emphase, une emphase
qui aurait pour but, non de mettre en relief un constituant dtermin de l'nonc,
mais de manifester la nature potique de celui-ci dans son ensemble - d'o la
dsignation d' 'emphase potique'. Il est symptomatique qu'une telle valeur
n'apparaisse notre connaissance jamais dans un texte quechua en prose, etqu'elle ne soit en outre mentionne dans aucune grammaire ou description
linguistique. Nous la relevons en revanche dans d'autres pomes quechuas de
Nueva cornica61,ainsi que dans divers textes contemporains tirs de la tradition
orale62.
61une occurrence figure dans le harawiattribu Atawallpa (p. 388), une seconde sur le dessin consacr au
supplice de Tupaq Amaru (p. 451), dans un texte qui s'apparente au prcdent.
62 Voici deux exemples tirs de l'ouvrage de Raoul et Marguerite d'HARCOURT (1925) : "Hakuu,yanaakusun" traduit "Allons, nous nous aimerons" (p. 442) ; "Wauiwaytau munankil!" traduit "Tu
voudrais me tuer!" (p. 513).
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Autre grammme d'emphase potique, la particule -y, dont nous relevons
trois occurrences dans le harawi : unu-y rirpu llulla-m kanki; yaku-y rirpu
pallqu-m ka-nki yaku-y-ta-m yakta waqa-spa. De toute vidence, -yn'a pas,
dans ces noncs, le sens de 'possessif 1re personne' ; a-t-il celui que Holgun
croit discerner dans ce passage :
"Y, o ylla compuesta con nombres que tienen alguna propriedad natural conocida (...),
la y, o ylla signific semejana en aquella propriedad, o qualidad natural"?63
Si une telle interprtation est cohrente avec le sens que Holgun attribue
unu-y rirpu, elle est contredite - nous l'avons vu - par le contexte de cette
expression dans le harawi. Elle est contredite aussi par le contexte de
l'expression synonyme yaku-y rirpu et, bien plus encore, par la prsence de
yaku-y-ta-m, dans lequel -y est suivi d'une marque de cas. D'autres pomes
quechuas de Nueva cornica mettent en vidence de semblables
incompatibilits64. Qu'en conclure ? Notre opinion est que Holgun a tent
d'expliquer la prsence insolite de -ydans certaines expressions sans disposer de
toutes les indications ncessaires sur leur contexte. Or, l'lment pertinent rside
prcisment dans le contexte : en choisissant les exemples suivants,
"Vnuy vequeaui, o pucyuy aui el lloroso que trae los ojos hechos fue(n)tes Vnuy-
runalla, o vnuy soncolla e1 tierno de coraon. Collpay succay auilla el que trae
lagrimales como salitre, vnuy vnuy simiyoc el de las palabras tiernas y suaues..."65,
tous peu ou prou lis au langage potique, pour illustrer son propos, legrammairien montre son corps dfendant que -y n'a d'autre rle que
d'accompagner le discours lyrique.
C'est cependant par sa structure, et spcialement par l'effet de
paralllisme qui le caractrise, que le harawi de Waman Puma est le plus
reprsentatif de l'art potique quechua. Cet effet de paralllisme est fond sur
l'existence de couples de squences voisines dont la seconde "rpond" la
premire', s'en faisant en quelque sorte l'cho. Les squences - nous pouvons
maintenant les appeler vers66 d'un mme distique ne diffrent que par les
signifiants d'un nombre restreint de termes, dont les signifis, pour des lments
homologues, sont toujours lis par une quelconque affinit. Parmi ces paires de
63GONALEZ HOLGUIN, 1607, f. 106 recto.64Nous relevons uchu-y tunpalla('sous prtexte des piments') et tika-y tunpalla('sous prtexte des fleurs')
dans le haylliagraire, unu-y wiqi(eau-emphase-larmes) et yaku-y pata(eau-emphase-pluie) dans un harawi
(l'ensemble page 319). Dans tous ces cas, la prsence du -y ne modifie en rien la relation dterminant-
dtermin qui lie les deux substantifs.65GONALEZ HOLGUIN, op. cit., f. 106 recto-verso.66Le terme est lgitime, ds lors que, grce au paralllisme, nous avons un versus, c'est--dire un retour.
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termes homologues, que nous avons appels "doublets smantiques", nous avons
dj relev le couple aquyraki/tiyuyraki. En fait, le pome ne comporte pas
moins de dix doublets67:
aqu+y+raki / tiyu+y+raki quya / nusta
unu-y rirpu / yaku-y rirpu Ilulla-m / pallqu-m
pallqu / awqa mama / yaya
raki-q-ni-nchik-qa / wakcha-q-ni-nchik-qa asi-q / puklla-q
uti-ni-puni / unqu-y-man chaya-ni inka /seor
Nous constatons que tous ces doublets smantiques ne sont pas forms
selon un mode unique de cration. Certains d'entre eux - c'est le cas notamment
de aquyraki/ tiyuyraki- ont pour termes constituants des synonymes parfaits,
dont la construction volontairement symtrique n'a de raison d'tre qu'en vued'un emploi exclusivement potique. Il en est de mme du doublet unu-y rirpu/
yaku-y rirpu, dont les constituants sont eux aussi forms de faon
rigoureusement symtrique partir d'lments de base qui, comme les
synonymes aqo et t'iyu (le sable), dsignent une mme ralit concrte (ici
l'eau). Une lgre diffrence est nanmoins perceptible entre, les deux doublets :
alors que aqo et t'iyu ne semblent pas appartenir en propre une varit
dtermine de quechua (ils figurent l'un et l'autre dans plusieurs lexiques se
rfrant des parlers tant quechua 1 que quechua 2), unuetyakuse distinguent,eux, par leur origine dialectale : unu est en effet le terme spcifiquement
cuzqunien, yakucelui en usage dans l'ensemble de l'aire quechuaphone. Nous
voyons ici se dessiner un procd de cration de doublets smantiques,
consistant jouer sur les diffrences lexicales qui sparent diverses varits de
quechua.Nueva cornicanous offre plusieurs exemples de ce procd68.
Nanmoins, les constituants de la plupart des doublets prsents tant dans
le harawi que nous tudions que dans les autres textes potiques quechuas de
Waman Puma ne sont pas des synonymes ; certains doublets rassemblent destermes de sens voisin, d'autres des reprsentants d'une mme classe smantique.
Au nombre des premiers, nous relevons par exemple llulla-m/pallqu-m et
pallqu/awqa; ou encore asi-q/puklla-qdont les termes constitutifs sont forms
67 Et encore n'avons-nous pas tenu compte des couples de termes prsentant eux ainsi une affinit de sens
(siklla/chinchirkuma ; uma/sunqu ruru ; qantut pata/ sapi wayqu) mais appartenant une mme
squence, Leur action se situe donc au niveau, non plus paradigmatique, mais syntagmatique.
68Ainsi dans un texte religieux (p. 50), qapari- ('crier'), attest dans toutes les varits de quechua, "rime"-t-ilavec qaya-, de sens voisin ('appeler') mais de diffusion plus restreinte (il est inconnu dans l'ensemble Cuzco-
Collao).
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respectivement sur les racines verbales asi- ('rire') et pullka- ('jouer'). Parmi les
seconds, figurent quya/nustaet mama/yaya; leurs composantes appartiennent
dans un cas la classe des "membres fminins de la noblesse impriale", dans
l'autre celle des "relations de parent". Quel que soit le mode de formation de
ces divers doublets, il repose toujours sur un lien de nature smantique (d'o la
dsignation de "doublet smantique") entre les termes qui le composent. Lien
qui peut aller de la simple appartenance un domaine commun l'identit totale,
fruit d'une synonymie artificiellement provoque.
Le cas du doublet inka/seormrite une attention spciale. La nouveaut
tient bien sr ce que l'un de ses constituants est un emprunt au castillan. Ceci
nous amne dire un mot de la prsence d'hispanismes lexicaux dans les
pomes quechuas de Waman Puma. Dans le harawique nous tudions, ils sontau nombre de deux : Dios (deux occurences) et seor (une occurrence). La
prsence du premier n'est dicte par aucune considration d'ordre potique et
relve plutt de ce que l'on pourrait appeler un phnomne d'auto-censure. Elle
est cohrente avec l'affirmation, maintes fois rptes par le chroniqueur, selon
laquelle les chants et dans ses indignes n'taient en rien lis aux pratiques
religieuses d'origine prhispanique69.Mensonge hont, dans lequel il faut voir
une prcaution indispensable la survie de Nueva cornica et, plus
gnralement, la prservation de la culture autochtone, but avou de Waman
Puma70. Cette position de principe engendre certes, dans ses transcriptions de
pomes quechuas, des carts par rapport au modle original. Ils restent toutefois
69Waman Puma prend bien soin, en ouvrant son chapitre consacr l'art lyrique dans le Prou prhispanique
(p. 315), de rcuser toute accusation d' "idlatrie" : "no tiene cosa de hechiseria ni ydulatras ni encantamiento
cino todo huelgo y fiesta rregocixo ci no ubiese borrachera - seria cosa linda".70La faon dont le chroniqueur conclut son chapitre des Fiestas, pascuas y danzas... mrite d'tre releve :
"estas fiestas no tiene ningun ydulatrata (sic) cino huelgo y fiesta y rregocijo aci los grandes como los rricos y
pobres en todo e1 rreyno y aci le deje la justicia holgar; por eso pongo todas las ydulatras q(ue) tenian para
q(ue) sean castigados de lo malo de lo bueno se guarde" (p. 328). Au-del de la sempiternelle dclaration
d'allgeance l'orthodoxie religieuse, deux lments sont retenir : d'une part Waman Puma revendique pour
les indignes le droit de se livrer leurs rjouissances ethniques sans tre inquits ; d'autre part, s'il opre
dans son oeuvre un recensement des pratiques "idoltres", c'est moins pour que soient punis ceux qui sont
coupables de s'y adonner, que pour protger certaines activits traditionnelles (chants et danses, mais aussipratiques curatives : p.826) dans lesquelles le clerg local avait trop souvent tendance voir des
rminiscences de rites religieux prhispaniques.
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limits71, surtout dans les harawidont le thme est profane, et n'en dnaturent
rellement ni le caractre indigne ni la valeur esthtique.
Plus remarquable est le cas du terme seor qui, lui, rpond une
fonction potique, en "rimant" smantiquement avec un terme quechua. Sonintrt est de montrer que le mode de formation des doublets smantiques n'est
pas fig, qu'il laisse le champ libre la crativit du pote ; dans la mesure o il
est loisible celui-ci d'intgrer des lments trangers une structure
autochtone, l'utilisation du lexique castillan est moins un appauvrissement
qu'une source de renouvellement pour la posie quechua. Un tel procd est
d'ailleurs frquent dans la tradition orale contemporaine72.
Clichs et doublets smantiques ne sont pas l'apanage exclusif de la
posie quechua. Les premiers sont un trait distinctif du langage lyrique : la
surdtermination, omniprsente dans le chant antique ("le rus Ulysse", "le
bouillant Achille", etc.) joue toujours un rle considrable dans l'art potique
moderne73.Les doublets smantiques, eux, n'ont pas ce caractre universel. Ils
n'en sont pas moins prsents dans la tradition populaire de nombreuses ethnies.
Nous savons par exemple que la littrature orale maya en est tout entire
marque. Roman Jakobson recense des phnomnes de paralllisme dans les
posies hbraque et chinoise, dans les Vdas hindous, ainsi que dans les
folklores finno-carlien et turc, avant d'en analyser les manifestations dans leschants populaires russes74.James J. Fox, qui observe un paralllisme semblable
dans le langage rituel des indignes de l'le indonsienne de Roti, intitule
significativement Our ancestors spoke in pairsl'article o il en rend compte75;
faon d'indiquer que, pour lui, les doublets appartiennent au fonds culturel de
l'humanit. De fait, les exemples pourraient tre multiplis l'infini : la plupart
de nos proverbes occidentaux ne reposent-ils pas, eux aussi, sur une structure
binaire ? Serait-ce une manifestation de ce "bilatralisme humain" par lequel
Marcel Jousse explique, dans son ouvrage consacr l"'anthropologie du geste",
71Les hispanismes lexicaux figurant dans les pomes quechuas du chapitre desFiestas, pascuas y danzas... sont
trs peu nombreux, et de plus cantonns dans un domaine smantique trs restreint. Nous relevons en effet,
outreDiosetseorfigurant dans le harawi, tudi ici,seoradans un second harawi(p. 319), ainsi que reyet
emperadordans le hatun taki. Les emprunts lexicaux au castillan se limitent donc aux termes dsignant la
divinit et les titres de noblesse, remplaant des termes quechuas trop "marqus" par leurs connotations
religieuses ou politiques pour tre acceptables.72Dans l'ouvrage dj cit des D'HARCOURT, nous relevons par exemple les doublets ripu- ('s'en aller') /
pasar(p. 3,19) et rima- ('parler') /parlar(p. 370).
73Voir notamment ce sujet RIFFATERRE, 1970, pp. (401)-418.74JAKOBSON, 1973, pp. 234-[279].75FOX, 1974, pp. 65-85.
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l'effet de paralllisme qui marque (la tradition orale aramenne76? Ou ne s'agit-
il pas avant tout de procds mnmotechniques ? Les doublets smantiques ne
constituaient peut-tre au dbut, comme la rime et l'assonance de la posie
europenne, qu'un support pour la mmoire. Quoiqu'il en soit, leur nature
potique, dans les chants quechuas de Nuevacornica , est indniable. Et s'ils
surprennent, au mme titre que les clichs, par leur caractre artificiel,
"fabriqu"- souvenons-nous de aquyraki/tiyuyraki -, c'est que prcisment
l'artifice est le propre du langage potique, ce par quoi il s'oppose
irrductiblement au langage quotidien. Les chants quechuas de Waman Puma
sont l'expression d'unepoesis, parce qu'ils portent la marque de la cration.
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