Lakomski-Laguerre (2006) Le Credit Et Le Capitalisme

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LE CRÉDIT ET LE CAPITALISME : LA CONTRIBUTION DE J. A. SCHUMPETER À LA THÉORIE MONÉTAIRE Odile Lakomski-Laguerre L'Harmattan | Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2006/2 - n° 51 pages 241 à 264 ISSN 0154-8344 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-d-economie-politique-2006-2-page-241.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lakomski-Laguerre Odile, « Le crédit et le capitalisme : la contribution de J. A. Schumpeter à la théorie monétaire », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy, 2006/2 n° 51, p. 241-264. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.55.52.3 - 25/06/2014 11h49. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 193.55.52.3 - 25/06/2014 11h49. © L'Harmattan

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LE CRÉDIT ET LE CAPITALISME : LA CONTRIBUTION DE J. A.SCHUMPETER À LA THÉORIE MONÉTAIRE Odile Lakomski-Laguerre L'Harmattan | Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2006/2 - n° 51pages 241 à 264

ISSN 0154-8344

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lakomski-Laguerre Odile, « Le crédit et le capitalisme : la contribution de J. A. Schumpeter à la théorie monétaire »,

Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy, 2006/2 n° 51, p. 241-264.

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Cahiers d'économie politique, n° 51, L'Harmattan, 2006

LE CRÉDIT ET LE CAPITALISME : LA CONTRIBUTION DE J. A. SCHUMPETER À LA THÉORIE MONÉTAIRE

Odile LAKOMSKI-LAGUERRE

Résumé L'objectif de ce papier consiste à considérer la théorie monétaire de Schumpeter, non pas comme un aspect, mais plutôt comme le point de départ logique d'un examen de son projet théorique : fournir une analyse susceptible de saisir les phénomènes complexes de la dyna-mique économique capitaliste. La théorie monétaire de Schumpeter, fondée sur le concept de comptabilité sociale, offre un édifice analytique qui englobe aussi bien les situations d'équilibre de l'économie que le déséquilibre engendré par l'évolution. L'étude de la mon-naie, des banques et du crédit donne une réponse spécifique au problème de la coordination économique dans le contexte de la dynamique capitaliste ; en effet, plus que le marché, ce sont les institutions monétaires qui encadrent l'action des entrepreneurs. Abstract This paper aims at considering money, not as a simple aspect, but as the logical starting point of the whole schumpeterian research project: grasping the complex phenomena under-lying a capitalist economy. Schumpeter’s monetary theory is based on the concept of social accounting, providing us with an analytical framework explaining altogether equilibrium situations in the economy, and the disequilibrium rendering the dynamism of its cyclic evo-lution. The study of money, credit and banking offers a specific answer to the problem of economic coordination in the capitalist evolution. More than the market, it is the rules and constraints defined by and inside the payment system that frame the action of the innova-tors. Classification JEL : B 15B25, B53, E42 Introduction

La contribution de J.A. Schumpeter à l'analyse économique est précieuse, dans

le sens où elle nous oblige à réfléchir sur une question fondamentale devenue mal-heureusement obsolète dans le cadre des développements récents de la science éco-nomique. Elle consiste à comprendre ce qu'est la logique d'une économie capitaliste. Formé par d'éminents représentants de l'école autrichienne, ses influen-ces sur Schumpeter restent visibles au tout début de sa carrière et le raisonnement marginaliste reste prégnant dans son discours d'économiste. Mais son attachement

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très connu à une vision dynamique de l'économie capitaliste l'oblige à prendre ses distances par rapport à son héritage autrichien. La conception dynamique de Schumpeter, à connotation historique, emprunte beaucoup aux théoriciens de langue allemande, notamment à ceux de l'école historique dont on sait qu'elle s'est opposée à la méthode inductive développée par Menger et par ses héritiers. La représentation schumpétérienne du capitalisme est très souvent, et presque systématiquement, as-sociée à l'action de l'entrepreneur qui, par l'innovation, introduit le progrès techno-logique et donc la dynamique dans l'économie. A ce titre, l'insistance sur l'initiative individuelle et sur l'esprit créatif est proche des préoccupations théoriques autri-chiennes, comme le souligne d'ailleurs Lachmann [1950]. C'est essentiellement sous cet angle réel que l'œuvre de Schumpeter a été restituée.

Or, cette interprétation traditionnelle souffre de deux lacunes que nous souhai-

terions combler ici. En premier lieu, elle n'insiste pas suffisamment sur la spécificité de l'analyse dynamique de Schumpeter, qui tente d'enrichir une réflexion économi-que pure par les apports de l'histoire et de la sociologie, traduisant les influences de deux théoriciens majeurs du capitalisme : Marx et Weber. Cela débouche, chez Schumpeter, sur la prise en compte des mécanismes institutionnels qui encadrent les forces économiques et sur l'interaction entre ces deux éléments. L'exemple particu-lièrement illustratif de cette orientation théorique n'est autre que l'analyse monétaire que développe Schumpeter tout au long de sa carrière. Ceci nous amène à la deuxième insuffisance de la lecture traditionnelle de l'œuvre schumpétérienne. Ra-res sont les écrits qui se sont intéressés à sa théorie monétaire, qui mérite pourtant qu'on lui accorde l'importance qu'elle mérite. Premièrement, parce que la monnaie est une institution sociale chez Schumpeter et, en tant que telle, la compréhension du capitalisme est impensable sans elle. Ensuite, parce que l'analyse monétaire de l'auteur reste très originale et novatrice pour l'époque, révélant, à nos yeux, toute la richesse et la complexité de la pensée schumpétérienne. Notre objectif est donc d'inverser la problématique habituelle, afin de prendre la monnaie comme point de départ à partir duquel nous pourrions offrir une relecture de l'ensemble de l'œuvre de Schumpeter. Plus précisément, nous nous intéressons à l'hypothèse d'une défini-tion monétaire du capitalisme par l'auteur.

Pour ce faire, nous montrons dans un premier temps que l'auteur construit une

théorie monétaire en adéquation avec sa "vision" du capitalisme comme processus d'évolution. La monnaie est une institution, non une marchandise, dont la significa-tion doit être saisie dans les mécanismes qui assurent la création, la compensation et le report des créances et des dettes. Cette perspective repose sur un concept central, la "comptabilité sociale". Dans un deuxième temps, nous montrons en quoi le projet de recherche schumpétérien est spécifique. Schumpeter et les économistes autri-chiens ont en commun de mettre en avant le rôle essentiel de la monnaie, comme outil de l'action humaine. Mais la différence cruciale émerge à propos de la concep-tion d'une logique très particulière : le crédit bancaire. Si, dans les deux optiques, la

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monnaie de crédit est considérée comme la source d'instabilité du système écono-mique, ce constat débouche sur des conclusions très différentes : pour des auteurs tels que Mises ou Hayek par exemple, elle représente un élément qu'il faut neutrali-ser ; pour Schumpeter, non seulement le crédit joue un rôle indispensable en tant que mode de financement des innovations, mais encore, la neutralité monétaire est impensable à moins d'enlever la substance même de la logique capitaliste. Cela dé-bouche, dans un troisième temps, sur la mise en évidence de l'importance des insti-tutions monétaires et bancaires par rapport à la question de la coordination, dans le contexte de l'évolution capitaliste. Notamment, il ressort de l'étude des textes de Schumpeter, que: 1/ les banques constituent à la fois un mécanisme de sélection des innovations et un mode de contrôle des entreprises qui en sont à l'origine; 2/ l'éco-nomie de crédit repose sur une organisation hiérarchisée, la banque centrale étant responsable, de manière ultime, de la gestion et de la stabilité du système bancaire, ainsi que de la politique monétaire; 3/ elle intervient notamment sur le marché mo-nétaire, qui représente l'instance centrale dont dépend de façon cruciale la dynami-que de l'évolution.

Dans la théorie schumpétérienne, il apparaît clairement que l'économie capita-

liste s'interprète principalement sous l'angle d'une confrontation ban-quier/entrepreneur. Enfin, nous montrons que dans ce cadre, la régulation de l'économie incombe moins au marché concurrentiel qu'aux institutions monétaires qui fournissent le capital financier, nécessaire à la mise en œuvre de l'innovation.

1. La comptabilité sociale : un point de départ pour la théorie monétaire

Schumpeter est rapidement convaincu qu’une analyse satisfaisante de la mon-

naie exige de se débarrasser du paradigme de la monnaie marchandise, qui, comme nous tâcherons de le montrer par la suite, reste un obstacle pour comprendre l’essentiel de la circulation monétaire d’une économie capitaliste dynamique. La théorie monétaire schumpétérienne [J.A.S. (1917-18); (2005)] tranche alors par son originalité, dans la mesure où c’est la notion de créance qui prévaut pour compren-dre la monnaie. L’objectif est ainsi d’en finir avec une référence inconditionnelle à l’or et d’opter pour une théorie monétaire susceptible de donner aux banques et au crédit un rôle majeur dans la dynamique capitaliste. Cette démarche aboutit, d'une part, à affirmer le caractère institutionnel de la monnaie et, d'autre part, à construire une théorie monétaire fondée sur le crédit. Schumpeter prend ainsi le contre-pied d'une tradition consistant à représenter le crédit et tous les phénomènes qui s'y ratta-chent à partir de la monnaie marchandise. 1.1. La nature institutionnelle de la monnaie

Chez Schumpeter, l’analyse de la monnaie commence par une réflexion sur sa

nature. Il consacre à ce sujet une bonne partie d’un premier article de théorie moné-

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taire, rédigé dès 1917, puis développe encore cet aspect dans un traité sur la mon-naie dont il entame la rédaction vers le milieu des années vingt1.

Sur cette question, Schumpeter est notamment amené à rejeter la méthode cau-

sale génétique développée par l’école autrichienne et héritée d’un célèbre article de Menger "On the Origin of Money" [Menger, 1892]. Celle-ci consiste à faire de la monnaie le résultat spontané de pratiques marchandes : les individus améliorent leur satisfaction dans l'échange s’ils acceptent de détenir provisoirement une marchan-dise dépourvue d’utilité directe, mais dont la qualité de liquidité leur assure d’obtenir plus vite les marchandises réellement convoitées. Dans cette optique, la marchandise la plus liquide est élue comme monnaie. Schumpeter ne s’oppose pas à l’idée de Menger selon laquelle la monnaie, en tant qu’intermédiaire des échanges, résulte avant tout des activités de marché. En revanche, ce qui gêne Schumpeter, c’est l'amalgame que cette démarche causale génétique a introduit entre l’origine logique et l'origine historique de la monnaie, qui conduit à assimiler la nature de celle-ci à sa forme la plus primitive, c'est-à-dire, la marchandise : "Si quelqu'un considère, sur le plan théorique, que la monnaie est par essence une marchandise qui est aussi utilisée comme moyen d'échange et, dans le même temps, sur le plan de l'histoire de la culture, considère que la monnaie se présentait "originellement" comme une telle marchandise, alors il constatera que la forme "essentielle" de la monnaie est aussi, historiquement, la plus ancienne. Une telle coïncidence est socio-logiquement intéressante. Mais du point de vue d'un travail analytique pratique, elle est, en elle-même et par elle-même, tout à fait fortuite" [J.A.S., TMB, I, p. 54]. Dans la tradition autrichienne libérale [Mises, (1953) ; Hayek, (1976)] l'attachement à la pensée monétaire de Menger aboutit de façon symptomatique à la confusion théori-que redoutée par Schumpeter. A ce titre d'exemple, on peut citer le "théorème de la régression" exposé par Mises2, qui explique la valeur d'échange positive de la mon-naie en fondant, en dernier ressort, les évaluations subjectives individuelles sur la valeur objective de la marchandise qui composait, dans une période historique plus éloignée, la monnaie [Mises, 1953, p. 121]. Or pour Schumpeter, "Ce fut une grande avancée que d'avoir reconnu l'indépendance, en principe, de la valeur de la monnaie vis-à-vis de la marchandise monnaie et d'avoir ainsi saisi le rôle de la monnaie en tant que telle, sans l'ingrédient de valeur de la marchandise monnaie " [J.A.S., 1917-18, p.643].

Certains théoriciens ont pu considérer ces approches essentialistes comme des

préoccupations “pseudo philosophiques” [Marget, 1938, I, p. 309] ou comme de 1. Pour une histoire de cet ouvrage, resté inachevé et publié après la mort de Schumpeter, voir M. Messori [1998] et O. Lakomski-Laguerre [2002]. Il existe désormais une traduction française de cette œuvre, dans une version complète [J.A.S., 2005]. Toutes les citations de ce texte sont tirées de cette version, désormais citées sous l'abréviation TMB [Théorie de la Monnaie et de la Banque]. 2. Cette construction théorique est présentée dans Mises, The theory of money and credit, 1953, pp. 97-123 et résumée dans Mises, L'action humaine, PUF, 1985, pp. 428-432.

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simples débats d’ordre métaphysique [Ellis, 1934, p. 107] soit, comme des ques-tions parfaitement stériles. Pourtant, elles recouvrent un enjeu important pour l’analyse économique de la monnaie. Car les conceptions relatives à sa nature tra-duisent les choix méthodologiques faits par les économistes. Une première démar-che consiste à assimiler la monnaie à une marchandise (au mieux, une marchandise très spéciale), auquel cas, on peut lui appliquer le même outillage théorique que ce-lui qui est utilisé pour n’importe quel bien. En quelque sorte, le métallisme conduit à une démarche consistant à intégrer la monnaie à une théorie de la valeur. Sur ce point, l’opposition de Schumpeter à la théorie de la monnaie marchandise revient à dénoncer une méthode qui est incapable d’appréhender le phénomène monétaire en tant que tel, et qui empêche toute réflexion possible sur les propriétés et la valeur de la monnaie à partir de ses seules caractéristiques monétaires. Une démarche alterna-tive consiste à proposer une analyse économique de la monnaie comme élément dis-tinct des marchandises, comme un principe obéissant à d’autres lois que celles qui gouvernent les marchandises3.

Si la monnaie n'est pas une marchandise, en quoi consiste-t-elle ? Au début du

vingtième siècle, le courant nominaliste allemand offre une perspective intéressante pour Schumpeter, en mettant en avant la fonction d'unité de compte et en proposant une définition de la monnaie à partir du concept de créance [J.A.S., 1917-18]. Avec quelques nuances cependant, cette démarche est très proche de l'analyse hétérodoxe proposée par l'économiste anglais Hawtrey dans son ouvrage Currency and Credit [1919]. Rejetant comme Schumpeter la question de l'origine historique qui n'offre, comme seule alternative au troc, que le paradigme de la monnaie marchandise, Hawtrey est amené à rechercher la logique du phénomène monétaire dans une circu-lation de dettes et de créances. Sa réflexion le conduit à la nécessité de distinguer le crédit de la monnaie, en désignant celle-ci comme une unité de compte et comme un moyen légal de paiement, adoptant ainsi la thèse nominaliste. Bien que partageant l'originalité d'une analyse monétaire qui se veut une alternative à la théorie domi-nante de leur époque, Schumpeter diverge cependant de la conception d'Hawtrey. S'il admet le caractère primordial de l'unité de compte revendiqué par le courant nominaliste, Schumpeter refuse de définir la monnaie comme un moyen légal de paiement. En effet, une telle définition a le défaut de fonder la théorie monétaire sur une notion juridique et n'offre aucune explication satisfaisante de son rôle économi-que [J.A.S., TMB, I, chap. 9]. Une autre raison peut être avancée pour comprendre cette réticence: l'affirmation du caractère légal ne renvoie que trop à la version radi-cale du nominalisme de Knapp, pour lequel la monnaie doit avant tout son existence et sa légitimité à l'État. Outre la faible validité scientifique que Schumpeter accorde à l'ouvrage de Knapp, Staatliche Theorie des Geldes [J.A.S., TMB., I, pp. 121-123],

3. D’une certaine manière, nous retrouvons ici l’alternative "théorie de la valeur" ou "théorie de la monnaie", mise en évidence par Benetti et Cartelier (1980), Cartelier (1985) ou encore Aglietta et Or-léan [(1982) ; (2002)].

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il est convaincu que "la monnaie est aussi peu et en aucun autre sens, une créature de la loi, que ne l'est toute autre institution sociale telle que le mariage ou la pro-priété privée" [J.A.S., 1917-18, p. 645], demeurant sur ce point très proche d'une conception autrichienne des institutions.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Si la monnaie n'est ni une marchandise, ni une

pure création de la loi, alors il reste une dernière hypothèse : c'est une institution. Ainsi, plus qu'à la question de l'origine de la monnaie et à la substance qui la com-pose, la théorie doit s'intéresser à la signification de la fonction monétaire dans le processus économique [J.A.S., TMB, I, p. 51].

Cette perspective débouche sur l'idée que la monnaie constitue une médiation

sociale, ce qui revient à la considérer comme un mode spécifique d'organisation des activités économiques. C'est en tout cas ce que révèle le concept de "comptabilité sociale", que Schumpeter emprunte à E. Solvay [J.A.S., 1917-18, p. 637]. Pour ce dernier, la fonction essentielle de la monnaie est d'enregistrer, d'inscrire et de comp-tabiliser les transactions4. Selon cette définition, l'unité de compte abstraite prend alors une signification primordiale. Par ailleurs, il n'est pas nécessaire que la mon-naie prenne une forme marchandise pour exercer correctement cette fonction, bien au contraire. C'est pourquoi Solvay propose de remplacer la circulation monétaire traditionnelle en organisant les transactions autour d'une comptabilité sociale, les paiements s'effectuant uniquement au moyen de chèques. Si elle constitue un point de départ intéressant, cette analyse reste néanmoins confuse, dans la mesure où elle conduit à opérer une distinction conceptuelle entre la monnaie et la comptabilité so-ciale. Sans doute Solvay a-t-il ici l'idée d'un processus de dématérialisation néces-saire de la fonction monétaire, qui va de pair avec le développement du capitalisme5. Mais la confusion s'installe lorsqu'il affirme que cette comptabilité so-ciale devrait remplacer tout bonnement la monnaie6. Ce faisant, il tend à revenir à une conception régressive qui confond la monnaie avec une circulation physique d'objets. Schumpeter est beaucoup plus clair sur ce point : il ne s'agit pas de substi-

4. Pour Solvay, l'économie monétaire est fondamentalement différente de l'échange direct : "dès que l'on est sorti du régime du troc pour entrer dans celui de la monnaie, on a, en réalité, plutôt abandonné le système de l'échange pour un autre tout différent, que substitué simplement un mode d'échange à un autre mode d'échange" [Solvay, 1900, p. 12]. 5. C'est ce que montre le philosophe Simmel, quelques années plus tard dans sa Philosophie de l'ar-gent : plus l'économie se développe et plus la société s'intellectualise, plus la monnaie tend vers une forme immatérielle (un signe pur), substituant une monnaie "idéale" au sens de Marx à une monnaie marchandise, car le confiance des individus envers une telle monnaie va s'enraciner dans les institu-tions, notamment l'État [G. Simmel, 1987, p. 144]. 6. "Pourrait-on, dans une société constituée comme la nôtre, remplacer le mécanisme de la monnaie par un autre mécanisme qui en aurait les avantages sans en avoir les inconvénients et qu'on pourrait considérer comme théoriquement parfait, c'est-à-dire par un système qui soit la dernière expression du perfectionnement possible en cette matière et l'aboutissement définitif vers lequel doit nécessairement tendre la société économique ?" [Solvay, 1900, p. 11].

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tuer le principe de comptabilité sociale à la monnaie, puisque la nature même de la monnaie c'est d'être une comptabilité sociale et, fondamentalement, une unité de compte (et ce, même lorsqu'elle apparaît sous une forme marchandise) [J.A.S., (1917-18) ; TMB, I]. Cette dernière notion est très différente des concepts de numé-raire walrasien ou d'équivalent général chez Marx, dans le sens où l'unité de compte n'est pas déduite de l'échange et du monde des marchandises, mais fixée arbitraire-ment par une instance extérieure au système des marchés (type Banque Centrale) [J.A.S. 1970, p. 219]. En parfaite cohérence avec le principe de comptabilité so-ciale, la revendication de la monnaie en tant qu'unité de compte constitue l'hypo-thèse fondatrice de cette théorie schumpétérienne7.

1.2. Comptabilité sociale et coordination marchande

Dans sa Théorie de la Monnaie et de la Banque, Schumpeter utilise un procédé

pour le moins singulier pour amener cette idée de comptabilité sociale [J.A.S., TMB, I, Chap. 4]. Il imagine le schéma idéal d'une communauté socialiste mettant en scène une direction centrale, qui aimerait savoir si la composition et le volume du produit social, qu'elle a décidés selon un calcul rationnel, sont compatibles avec les préférences des "camarades". Pour résoudre ce problème, la direction centrale pourrait tenir une "comptabilité sociale" consistant en deux principes. En premier lieu, la définition d'une unité de compte s'impose, afin d'attribuer une valeur au pro-duit social et des prix aux marchandises qui le composent, puis de permettre aux camarades d'exprimer leurs préférences dans une référence commune. En second lieu, pour que ces camarades puissent obtenir dans les magasins d'État les marchan-dises qu'ils souhaitent, l'émission de moyens de paiements est requise, sous la forme de "billets de travail" libellés dans l'unité de compte choisie et distribués à chacun en contrepartie de sa contribution productive, selon une règle de répartition déter-minée par la direction centrale (en l'occurrence, une part égale du produit social). Deux notions constitutives de la monnaie sont ainsi introduites : l'unité de compte abstraite et la créance8. Mais pourquoi choisir un cadre d'analyse aussi éloigné du capitalisme pour se représenter la monnaie ? La justification offerte par Schumpeter repose sur un argument d'ordre méthodologique : la logique économique pure appa-raîtrait d'autant mieux dans le schéma d'une économie socialiste et ferait ressortir plus clairement le principe de la comptabilité sociale [op. cit., p. 125].

Cette proposition, bien que surprenante, n'est pourtant pas aberrante. En effet, la logique économique à laquelle Schumpeter fait allusion relève du modèle d'équi-libre général walrasien, qui, en raison de l'hypothèse forte du commissaire priseur, 7. Notons ici la proximité avec le point de vue que Keynes adopte dans le premier chapitre de son Treatise on Money : l'unité de compte y est revendiquée comme le concept premier de la théorie mo-nétaire [Keynes, 1930]. 8. L'expression allemande pour qualifier ce que nous traduisons par "créance" est plus précise. Schum-peter utilise l'expression de Anweisung auf Güter, qui signifie littéralement "bon pour des biens". Nous avons donc bien ici une perspective nominaliste de la monnaie comme bon d'achat.

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peut parfaitement décrire une économie centralisée. C'est d'ailleurs sur la base de cet argument que de nombreuses critiques ont pu être adressées à ce modèle, comme n'expliquant pas véritablement la réalité des mécanismes d'une économie de marché, dans laquelle les décisions des acteurs sont prises de façon décentralisée et indépendamment de la connaissance d'un équilibre obtenu. C'est aussi en partie pour cette raison que les économistes autrichiens, défenseurs du principe de marché (Hayek et Mises en particulier) et fermement opposés au socialisme, ont rejeté ce modèle d'équilibre comme référence théorique. L'argument principal avancé par ces auteurs est l'absence de prix qui, dans une économie socialiste, rendrait le calcul ra-tionnel impossible. Par ailleurs, des travaux plus contemporains montrent que c'est en levant l'hypothèse de centralisation du modèle walrasien et en s'interrogeant sur les conditions effectives de réalisation des transactions dans une économie de mar-ché, que la monnaie retrouve un sens et une raison d'être [Ostroy et Starr (1974 ; 1990) ; Kocherlakota (1998)]. Dans ce cas, elle apparaît comme une alternative à une règle centralisée et joue un rôle fondamental de mémorisation des échanges9.

En adhérant non seulement à la possibilité du calcul économique rationnel dans

un cadre socialiste, mais encore, en lui appliquant une démarche importée du sché-ma de Walras et en le considérant comme un préalable pour comprendre la mon-naie, Schumpeter prend ici clairement une voie originale et se démarque des critiques et travaux précédents à un double niveau. D'une part, par contraste avec les positions des économistes autrichiens, l'économie socialiste de Schumpeter fonc-tionne avec des prix sur la base desquels l'autorité centrale peut obtenir l'équilibre. C'est précisément l'instauration d'une comptabilité sociale et, principalement, d'une unité de compte, qui conditionne l'existence de ces prix et les possibilités d'ajuste-ment du produit aux préférences des camarades. D'autre part, le principe de centrali-sation de l'économie n'est pas incompatible avec l'existence de la monnaie et, contrairement aux conclusions tirées par les analyses contemporaines, chez Schum-peter il n'y a pas d'alternative : centralisation ou monnaie et marché. Ici, l'autorité centrale a besoin de la monnaie, comme unité de compte d'abord pour fixer la va-leur des marchandises qui composent le produit social, ensuite, comme moyen pour les camarades de révéler leurs préférences grâce à une offre de "billets de travail"10. Une idée intéressante apparaît alors à travers le modèle original de Schumpeter : la monnaie est une forme de centralisation nécessaire de l'économie. Par ailleurs, qu'est-ce que ce schéma socialiste si ce n'est une méthode comparative ? En effet, in

9. Dans une économie de marché où les échanges doivent avoir lieu sans que les individus ne sachent que l'équilibre économique est obtenu, et en l'absence d'information sur le respect des contraintes bud-gétaires par chacun, la monnaie représente une solution à ce problème d'information. 10. En outre, l'économie socialiste de Schumpeter n'est pas tout à fait identique au schéma walrasien : les camarades peuvent retirer des produits dont les prix peuvent ne pas coïncider avec les prix d'équi-libre ; par ailleurs, l'autorité centrale n'est pas omnisciente, puisqu'elle ne sait pas si le produit social qu'elle a décidé de faire produire est conforme aux attentes et aux préférences des camarades.

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fine l'objectif visé par Schumpeter consiste à introduire pas à pas sa représentation de la monnaie dans un schéma capitaliste11.

La question est alors la suivante : que se passe-t-il si on quitte la fiction socia-

liste? Il n'existe désormais plus de procédure centralisée permettant d'obtenir a prio-ri un équilibre général. Autrement dit, il faut comprendre comment fonctionne une économie, dans laquelle aucun plan conscient ne dirige le processus de production [J.A.S., TMB, I, p. 165]. Deux types de problèmes doivent alors être pris en compte. En premier lieu, celui de la coordination économique : par quels mécanismes la compatibilité des plans individuels peut-elle être assurée (équilibre général), alors même que les agents ne connaissent pas le résultat final et global de leurs actions ? Le second problème revient à identifier les institutions qui sont désormais respon-sables de la comptabilité sociale : qui tient les comptes, qui s'occupe de la circula-tion monétaire et des règles qu'elle suppose ? Dans une économie capitaliste, bien qu'il n'y ait aucune direction centrale pour rendre compatible les décisions indivi-duelles décentralisées, les comportements des acteurs n'en sont pas moins discipli-nés par la concurrence : " l'économie de marché est aussi une économie planifiée et […] l'arbitraire des entrepreneurs et des acheteurs juridiquement souverains est tel-lement restreint par les réalités sociales de l'économie, qui se présentent aux acteurs sous l'angle des perspectives de gains et des risques de pertes, qu'un observateur ex-térieur pourrait croire que les échanges de ces industriels et de ces acheteurs s'effec-tuent selon une directive déterminée" [op. cit., p. 165]. Cependant, Schumpeter précise que si le marché apparaît comme un élément central de la coordination, la comptabilité sociale en fournit l'expression numérique et apparaît comme une hypo-thèse institutionnelle indispensable aux mécanismes de marché. Dans une économie capitaliste soumise à la division du travail, toute vente donne droit à un revenu mo-nétaire et donc, à un "droit de tirage" (un crédit) sur la richesse sociale, tandis que les dépenses correspondent à une position débitrice. Tous les agents se trouvent ain-si reliés par un système d'enregistrement et de compensation de ces positions crédi-trices et débitrices qu'incarne la comptabilité sociale : "Il est tout à fait clair que chaque crédit et chaque débit d'un agent économique isolé correspond à un débit ou à un crédit de n'importe quel autre agent et que cet enchaînement doit fournir l'image chiffrée de la coordination sociale de l'économie" [Ibid].

11. Sans plus tarder, signalons que l'économie capitaliste ne doit pas être confondue avec l'idée de marché. Chez Schumpeter, l'économie de marché11 se définit comme "un système institutionnel dont il suffit de mentionner deux éléments: la propriété privée des moyens de production et la régulation du processus productif par le contrat (ou la gestion ou l'initiative) privés" [J.A.S., 1990, p. 223]. Or, si le marché est nécessaire à l'existence d'une société capitaliste, dans l'analyse schumpétérienne cette der-nière recouvre un ensemble de phénomènes qui débordent largement le seul principe de marché. Comme nous le verrons, l'existence d'une monnaie de crédit est un critère important d'identification d'une économie capitaliste.

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La seconde question porte sur l'identité des teneurs de la comptabilité sociale et sur la manière dont les agents sont censés utiliser leur compte. Schumpeter affirme d'emblée l'existence de banques chapeautées par une banque centrale, auxquelles est confiée la tenue des comptes. Pour lui, le fait que "le mouvement d'ensemble des comptes et du crédit se concentre dans les banques", apparaît comme "le cas théori-que de base qui présente le système de compensation sociale dans sa forme pure" [TMB, I, p. 191]. La fonction primordiale des banques consiste à mettre des créan-ces à la disposition des individus, créances qui, la plupart du temps, représentent en même temps des "certificats" attestant d'une contribution productive (revenus moné-taires). Dans ce cas alors, à l'instar des schémas de la reproduction simple de Marx, la monnaie doit être envisagée dans sa fonction fondamentale de circulation [J.A.S., 1917-18, p. 637]. Une telle définition peut sembler a priori assez triviale. En revan-che, elle retrouve un intérêt théorique majeur dès qu'on quitte l'état hypothétique du "circuit" schumpétérien, c'est-à-dire un état stationnaire de l'économie. Lorsque Schumpeter prend en compte la logique dynamique de l'évolution, il introduit une différence conceptuelle essentielle entre la monnaie impliquée dans sa fonction de circulation et le mécanisme du crédit bancaire indispensable au fonctionnement d'une économie capitaliste (évolution). Dans ce dernier cas, la monnaie incarne tou-jours un "pouvoir de commande sur les biens", mais elle n'est plus l'attestation d'une contribution passée, mais à venir. En d'autres termes, la monnaie de crédit autorise le déplacement de la contrainte budgétaire de certains agents : cette fonction typi-que de la monnaie est ce qui confère au système économique sa dimension propre-ment capitaliste.

Par conséquent et par contraste avec le schéma socialiste exposé précédem-

ment, une économie de marché se définit par la présence des banques et d'une cen-tralisation monétaire incarnée par la banque centrale. L'analogie faite implicitement par l'auteur entre l'autorité centrale de la communauté socialiste et le système ban-caire (banques et banque centrale) d'une société capitaliste apparaît maintenant plus clairement. Il s'agit de mettre en parallèle deux formes de centralisation, l'idée étant de faire apparaître qu'une centralisation monétaire, résultant de l'adoption d'un système de crédit, conviendrait mieux à la logique de fonctionnement d'une société de marché décentralisée.

2. De la comptabilité sociale au crédit : le capitalisme de Schumpeter

L'ambition théorique de Schumpeter consiste à rendre compte du processus de

transformation historique qui caractérise le capitalisme et à renouer ainsi avec les préoccupations qui étaient celles de la pensée "classique". Dans son optique, le ca-pitalisme est identifié à la notion de dynamique, qui est reliée, non seulement à la capacité créatrice des entrepreneurs, mais aussi et surtout à l'existence d'un système bancaire offrant une monnaie de crédit. C'est même ce dernier élément qui, chez Schumpeter, définit l'économie capitaliste.

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2.1. La comptabilité sociale : un pont entre la statique et la dynamique

Comme nous l'avons évoqué ci-dessus, les concepts d'économie de marché et

de capitalisme ne sont pas parfaitement synonymes. En effet, les deux termes ren-voient à des logiques différentes. Chez Schumpeter, cette distinction est opérée à l'aide d'un contraste que l'auteur établit entre les faits économiques du "circuit" sta-tionnaire et ceux qui concernent la dynamique d'évolution.

Rappelons que la théorie schumpétérienne vise à rendre compte du changement

qualitatif, en adoptant préalablement l'hypothèse du circuit, schéma d'une économie concurrentielle qui reproduit à l'identique les mêmes grandeurs d'équilibre de pé-riode en période. Pour Schumpeter, ce schéma doit être considéré comme une "construction conceptuelle" qui, à l'instar du modèle socialiste doit, par effet de contraste, permettre de souligner d'autant mieux les éléments clés de la dynamique capitaliste [J.A.S., 1983, II, p. 253]. En outre, le circuit délimite à la fois le champ d'application et l'aire de validité de la théorie de l'équilibre, que Schumpeter associe à une méthode spécifique, la statique12. Une telle méthode implique à la fois l'exa-men des questions de la détermination et de la stabilité des états d'équilibre ; pour l'auteur, elle rend d'immenses services, aussi bien pour l'étude des états d'équilibre, que pour celle qui se focalise davantage sur le déséquilibre et le mouvement [J.A.S., 1989, pp. 42-43]. Sans s'attarder plus longtemps sur la description de ce circuit, rappelons simplement que ce schéma est construit à l'image d'une économie concur-rentielle d'échange pur. Dans ce contexte, c'est la conformité des comportements in-dividuels par rapport aux règles de routine et d'expérience qui assure la coordination et qui conduit l'économie vers une situation d'équilibre à la fin de chaque période. Puisque le concept de comptabilité sociale englobe n'importe quelle forme moné-taire concrète, il est possible d'envisager aussi bien une circulation métallique qu'un mécanisme de compensation pur, fondé uniquement sur la fixation d'une unité de compte pour libeller les dettes et les créances. Pour forcer le trait, Schumpeter re-tient, dans le cadre du circuit, une circulation monétaire qui s'effectue exclusive-ment sur la base d'un transfert de pièces d'or [J.A.S., 1935, p. 62]. Encore une fois, ce choix n'est pas innocent. Une circulation métallique impose une contrainte moné-taire stricte au déroulement des transactions : les dépenses des individus sont limi-tées à la valeur de leurs avoirs en espèces et la contrainte budgétaire est forcément respectée. Par conséquent, au niveau global, la croissance des échanges et de l'éco-nomie est contrainte par le stock d'or disponible. Ainsi, tout développement excep-tionnel des affaires nécessite un relâchement de cette contrainte. Indépendamment

12. En tant qu'instrument théorique, l'idée de statique doit être soigneusement distinguée de la notion d'état stationnaire, qui désigne bien un état de l'objet d'analyse, à savoir "un processus qui réellement ne change pas de sa propre initiative, mais reproduit simplement des taux constants de revenus réels au fur et à mesure qu'il se déroule" [J.A.S., 1937, p. 2].

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de toute augmentation même du stock d'or, le seul moyen de s'en affranchir consiste à développer le crédit13. C'est bien dans cette direction que Schumpeter veut nous entraîner.

Notons cependant qu'une compensation pure serait tout aussi compatible avec

le schéma du circuit stationnaire. En effet, l'équilibre en fin de période garantit que les agents économiques ont respecté leur contrainte budgétaire, de sorte que tous les soldes monétaires individuels sont nuls. Dans cette situation exceptionnelle de l'économie, la monnaie est une pure unité de compte et le système bancaire ne joue aucun rôle particulier : la comptabilité sociale représente ici une procédure automa-tique qui reflète fidèlement les activités réelles de l'économie et en donne une image numérique14. Mais, comme nous le savons, ce n'est pas l'équilibre économique qui intéresse Schumpeter, mais le caractère dynamique du capitalisme. C'est là que la comptabilité sociale va prendre tout son sens, ainsi que le rôle des banques. En ef-fet, c'est l'existence d'un système de crédit qui rend possible l'occurrence de désé-quilibres, l'affranchissement par rapport à une contrainte de richesse préalable et la capacité de report de la contrainte budgétaire dans le futur. Parallèlement, le pas-sage d'un état stationnaire à l'évolution capitaliste ne peut se comprendre que par l'importance accordée à des types d'individus différents (les entrepreneurs et les banquiers) et à l'usage qui peut être fait de la comptabilité sociale (avance en capital et endettement). L'architecture schumpétérienne se construit peu à peu : c'est l'inte-raction entre les institutions monétaires (système bancaire de crédit) et le compor-tement spécifique des entrepreneurs (innovations) qui explique le processus dynamique du développement capitaliste. Sans structure institutionnelle adaptée, l'esprit créatif de l'entrepreneur reste stérile ; en même temps, l'organisation et la circulation monétaires de l'économie ne sont pas indépendantes des comportements individuels. La monnaie (de crédit) apparaît bien comme un levier de l'action hu-maine.

Hors de l'équilibre, tout agent peut connaître un décalage entre ses dépenses et

ses recettes et se trouver en dehors de sa contrainte budgétaire. Des activités mar-chandes, il résulte donc des soldes monétaires qui se forment en tout point du temps au niveau de chaque unité économique [TMB, I, pp. 166-168]. Schumpeter juge ce-pendant que leur "règlement" ne constitue qu'une procédure "exceptionnelle" qui n'intervient qu'en cas d'une interruption du cours normal des affaires [op. cit., p. 168]. Autrement dit, la démarche doit intégrer non pas une seule période à l'issue de 13. Autrement dit, il faut opposer au caractère exogène de l'offre de monnaie métallique, la nécessité d'un recours à une offre de monnaie endogène. 14. Ainsi, la monnaie devient un pur moyen d'échange: "on voit donc clairement que cette introduc-tion d'éléments intermédiaires n'a pas changé les traits essentiels de notre tableau, que la monnaie remplit ici une fonction technique auxiliaire sans rien ajouter aux phénomènes. [...] Nous dirons que dans cette mesure, la monnaie ne représente que le voile des choses économiques, et qu'on ne laisse rien échapper d'essentiel en en faisant abstraction" [J.A.S., 1935, pp. 66-67].

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laquelle les comptes seraient clôturés et les soldes compensés (ou réglés), mais une succession de périodes, puisque la dynamique capitaliste réclame une certaine épaisseur temporelle. Chez Schumpeter, la monnaie n'est donc pas définie comme l'instrument qui permet de liquider les dettes15, mais comme l'ensemble des méca-nismes institutionnels qui permettent, dans la dynamique capitaliste, d'assurer le report et la reproduction des soldes monétaires. 2.2. La problématique schumpétérienne: l'entrepreneur et le crédit

Puisque le capitalisme ne s'identifie pas au marché, son analyse suggère un

examen du caractère spécifique qu'il contient. Pour Schumpeter, cela suppose de passer de la statique à la dynamique, c'est-à-dire de considérer que le capitalisme consiste en un processus de transformation historique, plus proche de la vision mar-xiste.

D'un côté, Schumpeter reconnaît la validité scientifique du modèle walrasien

(interdépendance générale), tel qu'il est impliqué dans le schéma du "circuit". D'un autre côté, il ressent très rapidement l'idée que l'étude des phénomènes économiques nécessite de s'en affranchir. En effet, l'auteur est convaincu de "l'existence d'une source d'énergie au sein du système économique, rendant celui-ci capable de rompre de lui-même n'importe quel équilibre avant qu'il n'eut été atteint" [J.A.S., 1937, pp. 2-3]. Notons que l'insatisfaction manifestée par Schumpeter à l'égard de la pensée walrasienne n'est pas très originale. Au début du siècle l'école autrichienne fondée par Menger puis soutenue par des auteurs comme Mises ou Hayek, participent éga-lement de cette critique en affirmant que les mécanismes économiques doivent être interprétés comme des processus de marché dynamiques, générant le changement permanent et l'incertitude [Hayek (1937) ; Mises (1949)]. Ainsi, comme le montrera Hayek, mieux vaut essayer d'établir les modes de coordination susceptibles d'expli-quer l'existence d'une tendance à l'équilibre. Néanmoins, cette perspective autri-chienne ne saurait être comprise sans la relier au libéralisme économique dont est imprégnée la théorie de ses auteurs : affirmant la supériorité des sociétés de marché, il leur faut démontrer que les mécanismes économiques qui y sont à l'œuvre ne re-mettent pas en cause la stabilité de cette forme d'organisation. La problématique schumpétérienne est très différente, dans le sens où l'innovation, force motrice du capitalisme, est synonyme de changement qualitatif, d'instabilité et de bouleverse-ment des marchés existants. En outre, ce n'est pas tant la recherche des formes de coordination par le marché qui anime la réflexion de Schumpeter, que l'établisse-ment des lois qui conduisent à bouleverser l'ordre établi, en transformant sans cesse les structures productives et en créant le déséquilibre16.

15. Comment le pourrait-elle, puisque Schumpeter la définit comme une créance ! 16. L'objectif est clairement exposé dans la préface rédigée pour l'édition japonaise de la Théorie de l'Évolution Économique: "Si mes lecteurs japonais me demandaient, avant d'ouvrir ce livre, quel but je

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D'une certaine manière, Schumpeter renoue avec les préoccupations centrales

de la pensée "classique" et plus précisément avec celles de Marx. A ce dernier, il doit cette "vision" spécifique du capitalisme comme processus de transformation historique, contenant en lui les germes de sa propre destruction [J.A.S., 1928 et 1942]. Or, conformément à la signification première du terme allemand Entwic-klung, l'analyse d'un tel phénomène requiert l'adoption d'une conception organique des mécanismes économiques, qui échappe totalement à l'outillage théorique de la "statique" et de sa logique mécanique17. Incontestablement, il faut reconnaître à Marx le mérite d'avoir saisi la société capitaliste comme un processus de transfor-mation historique et d'avoir relié ce dernier au progrès technique [J.A.S., 1983, II, p. 268]. Cependant, pour Schumpeter, la théorie de Marx demeure insatisfaisante pour trois raisons, qui sont d'ailleurs communes à l'ensemble de la pensée "classique": 1) l'accumulation capitaliste est un processus mécanique dépourvu de toute référence à l'action individuelle; en particulier, il manque une théorie de l'entrepreneur, comme personnage distinct du capitaliste; 2) en dernier ressort, le développement repose sur la capacité des capitalistes à dégager une épargne préalable (abstinence), qui est automatiquement transformée en investissement productif; 3) les phénomènes éco-nomiques sont analysés principalement en termes réels. A cette "vision" marxiste de la dynamique capitaliste, Schumpeter va en substituer une autre. Elle s'appuie tout d'abord sur l'introduction d'un agent économique dont le comportement singulier est susceptible de générer une force déséquilibrante. Apparaît ainsi la figure de l'entre-preneur créatif, avide de nouveauté, dont la fonction essentielle consiste à mettre en œuvre ces innovations capables de révolutionner le système économique de l'inté-rieur. Anticipant un futur différent, l'entrepreneur constitue la force motrice suscep-tible de bouleverser la routine du circuit. Cette fonction extraordinaire rend le système capitaliste incompatible avec l'idée d'une stabilité permanente des proces-sus économiques. Ainsi, la vision schumpétérienne suppose en premier lieu l'affir-mation d'un statut analytique supérieur reconnu à certains types d'agents.

poursuivais au moment de l'écrire, voilà maintenant plus d'un quart de siècle, je leur répondrais que je tentais de construire un modèle théorique du processus de changement économique dans le temps, ou peut-être plus clairement, de répondre à la question: comment le système économique génère-t-il la force qui le transforme incessamment?" [J.A.S., 1937, p. 1]. 17. De manière assez symptomatique, c'est d'ailleurs à l'aide d'une image biologique que l'auteur sou-haite faire passer son message : "[...] si nous étudions, par exemple, l'organisme d'un chien, alors l'in-terprétation de ce que nous observons peut être aisément divisée en deux branches ; on peut s'intéresser d'abord aux processus qui se déroulent dans l'organisme vivant de ce chien, comme la cir-culation du sang, sa relation avec l'appareil digestif, etc. Mais même si nous en maîtrisons totalement les détails et si nous établissons les relations réciproques de manière satisfaisante, ceci ne nous aidera en rien à décrire ou à comprendre comment une forme telle que le chien a pu apparaître. A l'évidence, nous avons en face de nous un processus différent, impliquant des faits et des concepts aussi divers que la sélection, la mutation, ou généralement, l'évolution" [Business Cycles, 1989, p. 14 ; nous souli-gnons].

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Dans un précédent travail, nous avions proposé une série d'oppositions logi-ques caractéristiques du contraste que Schumpeter établit entre les mécanismes im-pliqués dans la théorie statique traditionnelle et son propre projet de recherche [Lakomski, 1999a]. Nous pouvons commencer par l'échantillon suivant : 1) "cir-cuit" / "évolution" (représentation des phénomènes économiques) ; 2) équilibre / dé-séquilibre (états du système économique) ; 3) réponse adaptative / réponse créative (hypothèses comportementales émises sur les individus) ; 4) identité de statut des agents / différenciation des types d'individus (méthode individualiste) ; 5) univers certain / risque. Mais cela n'est pas suffisant pour définir le projet de l'auteur. Il manque un élément crucial : la monnaie de crédit offerte par les banques. Ainsi de-vons nous rajouter à notre série de contrastes, celui, spécifié par l'auteur lui-même, qui concerne la monnaie. Dans une perspective purement marchande, la monnaie remplit essentiellement une fonction de circulation ; cette fonction ne doit pas être confondue avec celle typiquement capitaliste que la monnaie remplit quand elle consiste principalement dans la création d'un pouvoir d'achat nouveau par les ban-ques [J.A.S., 1917-18]. Par conséquent, l'analyse du capitalisme ne peut faire l'éco-nomie de deux facteurs essentiels: une théorie de la monnaie de crédit et de la banque, reliée étroitement au rôle crucial de l'entrepreneur.

3. La dynamique monétaire du capitalisme

Le capitalisme de Schumpeter se caractérise par l'existence d'un système de

crédit, susceptible de porter les projets d'innovation des entrepreneurs. Le crédit permet de penser l'idée même d'une société capitaliste. En effet, sans la possibilité de s'affranchir d'une capacité d'épargne préalable, la sortie du circuit serait impossi-ble, car aucun individu n'accepterait de supporter le risque lié à l'innovation. Les banques sont alors ces capitalistes particuliers qui prennent en charge ce risque. Et cela leur confère un pouvoir énorme sur le sort même de l'évolution. 3.1. Le crédit comme fonction capitaliste de la monnaie

La monnaie, conçue comme principe d'enregistrement des dettes et des créan-

ces et comme outil de compensation, permet une représentation acceptable des rela-tions marchandes. Néanmoins, si on s'en tient à sa seule fonction de circulation, elle ne nous permet de comprendre qu'une part restreinte des phénomènes économiques. Notamment, la logique capitaliste réclame une institution monétaire d'une nature autre que celle qui est impliquée dans le circuit. L'évolution capitaliste présuppose le développement conjoint d'une monnaie active, dont les ressorts dépassent l'opti-que de la théorie monétaire "orthodoxe". Pour Schumpeter, l'innovation requiert la possibilité donnée à certains agents de s'endetter à des fins productives, en contre-partie d'une dynamique d'anticipations de richesses futures. La création de surplus et la formation de profits futurs conditionnent cette logique d'endettement. C'est là l'esprit même du capitalisme.

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La monnaie de crédit apparaît avant tout comme le moyen incontournable par

lequel le progrès technique peut s'effectuer ; elle est donc la condition d'entrée de l'économie dans l'évolution (passage du marché au capitalisme). En l'occurrence, la création d'un pouvoir d'achat nouveau, concédé à l'entrepreneur, va lui permettre de disposer des ressources productives nécessaires à la mise en œuvre de l'innovation. Ce faisant, l'introduction du crédit confère au capitalisme des propriétés très parti-culières. Notamment, elle le dote d'un levier permettant la redistribution des res-sources productives en direction de l'entrepreneur [J.A.S., 1935, p. 151]. En effet, l'octroi de crédits aux entrepreneurs, en générant la hausse des prix des moyens de production par une pression exercée sur la demande, conduit à un transfert de ces ressources vers les emplois nouveaux. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la qualité principale d'une monnaie de crédit: sa capacité à modifier les activités réel-les et à les détourner au profit de l'innovation. Sur ce thème précis, l'auteur peut être rapproché des économistes du courant "autrichien" qui, au début des années trente et dans la lignée des travaux de Wicksell, ont placé la monnaie de crédit au centre de leur théorie du cycle, en insistant sur les propriétés actives et perturbatrices de cet instrument [Hayek, (1931), (1933); Mises (1924)]. Mais pour les "Autrichiens", les déséquilibres liés à l'usage d'une monnaie de crédit sont difficilement compati-bles avec l'affirmation de la stabilité des économies de marché. D'où la quête inces-sante d'une monnaie neutre, celle qui ne perturbe pas l'établissement d'une structure d'équilibre du système productif, conforme aux préférences intertemporelles des agents. L'optique de Schumpeter est différente, dans le sens où l'idée même de neu-tralité monétaire est impensable dans une forme économique capitaliste. Car l'émergence des entreprises innovantes et le changement qualitatif ne peuvent naître que d'une certaine forme de contrainte imposée par la monnaie: "Il est [...] évident que la méthode propre à la forme "capitaliste" de l'économie consiste à contraindre l'économie nationale à suivre de nouvelles voies, et à faire servir ses moyens à de nouvelles fins: la chose est assez importante pour servir de critérium spécifique à cette forme économique [...]" [J.A.S., 1935, p. 99]. A l'instar d'un bureau central de planification qui, dans une communauté socialiste, imposerait aux branches indus-trielles de redéployer leurs ressources vers des activités nouvelles [op. cit., p. 98 ; J.A.S, 1989, p. 85], l'octroi de crédits aux entrepreneurs agit comme un ordre donné à l'économie nationale de se soumettre aux desseins de ce dernier [J.A.S., 1935, p. 153].

Schumpeter n'est certes pas le premier auteur à rétablir le rôle crucial du crédit

dans la dynamique d'accumulation capitaliste18. En revanche, c'est dans le lien inex-tricable entre l'innovation et la monnaie de crédit que réside la singularité de l'au-teur : "Le premier besoin de l'entrepreneur est un besoin de crédit. Avant d'avoir

18. Smith déjà soulignait le rôle central des banques dans le processus de développement capitaliste [Smith, La richesse des nations, Liv. II, Chap. II].

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besoin de biens quelconques, il a besoin de pouvoir d'achat. Il est sûrement le débi-teur typique parmi les types d'agents économiques que dégage l'analyse de la réali-té" [J.A.S., (1935), p. 147; (1989), p. 85]. Le crédit apparaît comme l'unique moyen par lequel les entreprises novatrices émergent et la banque, l'institution qui s'est dé-veloppée pour fournir ce pouvoir d'achat à l'entrepreneur [J.A.S., 1935, pp. 104-105, 142; (1913), pp. 57-62; (1989), pp. 85-86 et pp. 291-92]. Selon E. Streissler [1981], cette hypothèse (exorbitante) de l'auteur peut s'expliquer à la fois par le contexte historique dans lequel il évolue (la considération sociale des banquiers de la Vienne du début de siècle) et par l'influence du modèle bancaire anglais de l'épo-que. Nous pensons au contraire que cette insistance exclusive sur le crédit vise sur-tout un objectif analytique. C'est l'abandon de toute référence à l'épargne, comme source première d'accumulation du capital, qui motive Schumpeter [J.A.S., 1989, p. 57]19. Sa conception de la banque comme "producteur de crédit" en découle logi-quement: la monnaie créée par le système bancaire, en vue de l'innovation, est une monnaie endogène dont l'offre est indépendante de l'existence d'un dépôt préalable [J.A.S., (1970), pp. 181 et 184; (1989), pp. 87-90 et 92-94]. Le crédit apparaît donc ici comme un "levier" qui autorise le report dans le temps de la contrainte budgé-taire d'un agent particulier: l'entrepreneur; il lui permet d'acheter sans avoir préala-blement livré des marchandises [J.A.S., 1989, p. 98]. Ce point est fondamental pour comprendre la dynamique schumpétérienne, dont l'une des propriétés essentielles est son caractère discontinu (fluctuations cycliques).

A travers cela, ce que Schumpeter souhaite avant tout montrer, c'est que la

force motrice du capitalisme repose sur une mentalité d'une autre nature: l'endet-tement et la prise de risque. Elle renvoie à une dynamique très précise: les anticipa-tions de profits futurs. En effet, si l'entrepreneur s'endette, c'est bien parce qu'il pense réaliser des gains grâce à l'innovation ; en même temps, la banque ne prend en charge le financement du projet, que dans la mesure où elle espère voir l'entre-preneur honorer sa dette et, avec le profit qu'il aura retiré de son investissement, lui rembourser moyennant le paiement de l'intérêt. Ce faisant, la banque s'engage dans un risque de contrepartie lié à l'innovation, qu'aucun agent n'est prêt à assumer par ailleurs. En quelque sorte, en fournissant le capital financier, la banque devient le capitaliste et le système bancaire dans son ensemble, apparaît comme la structure

19. Cela conduit d'emblée à exclure le concept d'abstinence de la théorie schumpeterienne de l'évolu-tion. Cette conception s'oppose notamment aux analyses autrichiennes. Chez Hayek, c'est parce que les investissements sont financés par le crédit et non par une renonciation des consommateurs à leur consommation présente (épargne), que l'allongement des processus productifs donne lieu à une struc-ture instable qui ne peut se traduire in fine, que par une crise [Hayek, 1931]. En particulier, ce que ré-fute Schumpeter, c'est l'idée selon laquelle l'épargne est automatiquement et instantanément transformée en investissement productif d'un montant équivalent: "L'épargne et l'investissement, tels qu'ils sont définis ici, sont des événements évidemment distincts. Le premier exerce une influence propre indépendamment de l'investissement et le dernier peut être financé au moyen d'autres sources que l'épargne" [J.A.S., 1989, p. 51].

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institutionnelle qui socialise le risque de l'innovation. Le crédit concédé par les banques confère aux entrepreneurs une permission sociale de puiser dans les riches-ses économiques présentes, afin de créer les conditions d'une apparition de richesses futures. Cette permission n'est évidemment ni gratuite, ni automatique. D'une part, les banques deviennent créancières des entreprises innovantes et opèrent ainsi un mode de contrôle sur leur capital. D'autre part, elles se rémunèrent par le taux d'in-térêt, qui chez Schumpeter vient amputer les profits tirés de l'innovation. D'une cer-taine manière, la théorie schumpétérienne déplace le conflit marxiste de répartition entre salaires et profits, par un autre conflit naissant de la disponibilité du capital fi-nancier et du partage profits/intérêts. Il n'est alors pas étonnant de trouver, chez Schumpeter, l'idée selon laquelle la confrontation entre l'entrepreneur et le banquier s'apparente à l'un des "conflits typiques et fondamentaux" de l'économie capitaliste [J.A.S., 1984, p. 131].

3.2. Une définition monétaire du capitalisme ?

Le système bancaire de crédit est à ce point fondamental, qu'il en vient même à

définir l'économie capitaliste: "[...] Nous définirons le capitalisme à l'aide de trois particularités de la société industrielle: la propriété privée des moyens de production physiques; les profits privés et la responsabilité privée des pertes; et la création de moyens de paiement -billets de banque ou dépôts- par des banques privées. Les deux premiers traits suffisent à définir l'entreprise privée. Mais aucun concept de capitalisme ne demeure satisfaisant sans y avoir inclus l'ensemble de phénomènes typiquement capitalistes recouvert par le troisième" [J.A.S., 1943, p. 113]20. Dès lors, la théorie du capitalisme doit nécessairement comporter une analyse approfon-die des mécanismes de banque et de crédit.

Chez Schumpeter, le capital est défini exclusivement en termes monétaires:

c'est "la somme de monnaie et d'autres moyens de paiements, qui est toujours dis-ponible pour être concédée à l'entrepreneur" [J.A.S., 1935, p. 173]. Ce sont les ban-ques qui fournissent ce capital, car la nature même des investissements qui sont en jeu (risque d'innovation) nécessite leur prise en charge par des agents spécifiques. En faisant référence à Schumpeter, Stiglitz et Weiss montrent comment, du fait de leur rôle de "comptables sociaux" ("Social Accountants"), les banques peuvent pro-duire une évaluation continue sur la situation des emprunteurs [Stiglitz et Weiss, 1990, p. 88]. Elles sont dans une meilleure position que l'épargnant individuel pour assurer le "monitoring" des prêts [Diamond, 1984]. Dans Business Cycles, Schum-peter souligne déjà ce problème central de l'information et la nécessité conjointe de

20. Et Schumpeter s'empresse de préciser un peu plus loin, que "là où il est absent nous devrions plu-tôt parler de société commerciale" [J.A.S., Ibid.].

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surveiller le comportement des débiteurs21. Ainsi, l'activité de crédit suppose, de la part de la banque, non seulement d'être capable d'évaluer le projet, mais également de "connaître son client, ses affaires, et même ses habitudes privées, et d'obtenir «en parlant de choses et d’autres avec lui», une image claire de sa situation" [J.A.S., 1989, p. 90]. Mais plus que cela, le rôle des institutions bancaires s'identifie à un pouvoir de coercition exercé sur le débiteur. Dans sa Théorie de l'Evolution Econo-mique, l'auteur souligne qu'une fois le contrat de crédit accepté, "le pouvoir d'achat nouvellement créé reste plus longtemps en circulation, et le «remboursement» au terme légal se fait alors le plus souvent sous forme de «prolongation». Il ne consti-tue alors même plus un remboursement, mais une méthode pour éprouver périodi-quement l’entreprise et la situation économique, et pour régler d’après cela la marche de cette dernière" [J.A.S., 1935, p. 159]. En quelque sorte, les banques sont au centre du processus de sélection, ce qui leur confère un pouvoir énorme sur le sort de l'évolution capitaliste.

Dans le cadre de la production de crédit, les banquiers transforment les dettes

des entrepreneurs en pouvoir d'achat général. Cette fonction essentielle leur confère une signification directement "sociale", qui exclut l'assimilation des banques à des firmes ordinaires [J.A.S., 1970, pp. 183-85]. En contrepartie, l'économie de crédit comporte un risque irréductible lié à la faillite potentielle des débiteurs. C'est pour-quoi, chez Schumpeter, le système bancaire dans son ensemble ne peut fonctionner que sur le mode d'une régulation institutionnelle, conduite par une banque centrale dont le statut de "banque d'ordre supérieur" la place en dehors du champ concurren-tiel [J.A.S., 1970, pp. 159-160 et 165]. La banque centrale est à la fois la "gardienne de la monnaie" (émission de monnaie légale et régulation de l'unité de compte) et la "gardienne du crédit" (octroi de crédits aux banques commerciales) [J.A.S., 1983, II, p. 424n.]. Elle doit être capable "(d’)apporter son concours aux banques indivi-duelles dans les situations difficiles", devenant ainsi leur "seule source de crédit" dans ces cas extrêmes [J.A.S., 1970, pp. 159 et 170]. Par conséquent, l'action de la banque centrale doit refléter sa responsabilité, par essence collective, à l'égard de la communauté de paiements dans son ensemble. Elle intervient sur le marché moné-taire, lieu où s'échange le pouvoir d'achat disponible, c'est-à-dire la liquidité servant à régler les dettes formées dans le cadre de l'évolution [J.A.S., (1935), p. 189; (1970), p. 307; (1989), p. 101]. De ce marché monétaire, Schumpeter en parle dans des termes très évocateurs, qui ne sont pas sans rappeler l'analogie faite avec une communauté socialiste: "Le marché monétaire est toujours, pour ainsi dire, le grand quartier de l'économie capitaliste, d'où les ordres partent vers ses différentes parties" [J.A.S., T.E.E., p. 191]22. Ainsi le marché monétaire représente-t-il "l’organe cen-tral" de l'économie capitaliste, dont le rôle "essentiel" est la distribution des créan-

21. Et ce n'est pas un hasard si Diamond lui-même se réfère au chapitre de Business Cycles consacré au rôle des banques et du crédit dans l'évolution [Diamond, 1984, pp. 393]. 22. Il semble qu'à la place de "grand quartier", le terme "quartier général" aurait été plus heureux.

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ces nécessaires à l'évolution capitaliste [J.A.S., W.G., p. 307]. Or, le pouvoir de la sphère bancaire sur ce marché est énorme: face à la demande totale de prêts qui s'y exprime, le "monde de la banque" peut décider, soit de "l’appuyer" et de "l’encourager", soit d'y "mettre un frein", soit même de lui "refuser toute satisfac-tion" [J.A.S., T.E.E., p. 190].

Autrement dit, dans une société capitaliste telle que peut la concevoir Schum-

peter, ce n'est pas le marché, mais bien une organisation monétaire (et bancaire) centralisée (une "comptabilité sociale"), qui assure in fine la régulation du système économique.

A ce titre, l'auteur souligne l'importance vitale de l'indépendance du banquier

vis-à-vis des intérêts particuliers qui émaneraient à la fois de la sphère industrielle, et de la sphère politique : "[...] les banques et leurs succursales ne doivent avoir au-cun intérêt dans les gains d'une entreprise, au delà de ce qui est impliqué dans le contrat de crédit. Cette indépendance [...] a toujours été menacée par la tentative des entrepreneurs de prendre le contrôle des banques, et inversement par les tentatives faites par les banques et par leurs succursales de prendre le contrôle de l'industrie", et "les banques doivent également être indépendantes du politique. L'assujettisse-ment au gouvernement ou à l'opinion publique [...] paralyse un système bancaire. Ce fait est d'autant plus sérieux que la fonction du banquier est essentiellement une fonction critique, sélective et incitative" [J.A.S., 1989, p. 92]. L'indépendance du système de crédit vis à vis de toute forme de pouvoir est donc un gage de crédibilité pour la prise en charge du risque qui y est lié. Or, en toute cohérence avec sa "vi-sion" du capitalisme, c'est précisément dans la collusion croissante des grandes en-treprises industrielles et des conglomérats financiers, caractéristique de l'époque moderne, que Schumpeter entrevoit les possibilités d'une modification des condi-tions d'exercice de l'innovation, et le glissement éventuel du capitalisme vers une organisation de type socialiste [O. Lakomski-Laguerre, 2002b].

Conclusion

Toute lecture des écrits de Schumpeter, qui n'aurait pas intégré son projet rela-

tif à la construction d'une théorie de la monnaie et des banques, ne peut être qu'une lecture partielle et insuffisante pour offrir une restitution acceptable de sa démarche.

Notre objectif était de mettre en évidence les deux hypothèses suivantes. En

premier lieu, la théorie monétaire de Schumpeter est ce qui lui permet d'unifier son projet de recherche, qui, nous semble-t-il, vise à construire une théorie capable de rendre compte à la fois des situations d'équilibre de l'économie et des états dynami-ques caractéristiques de l'évolution capitaliste. En second lieu, l'auteur a vraisem-blablement été conduit à approfondir l'étude des phénomènes monétaires, afin de pouvoir penser le fonctionnement d'une économie en dehors de l'équilibre; en effet,

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les bouleversements incessants générés par les innovations et la rupture périodique de l'équilibre (ou d'une tendance à l'équilibre) devaient inévitablement faire resurgir la question lancinante de la coordination. Nous pensons que sa théorie monétaire avait pour objectif d'apporter une réponse unique à ces deux séries de problèmes. Ce faisant, la pensée schumpétérienne occupe une place assez singulière par rapport aux conceptions "autrichiennes" de la monnaie. En effet, Schumpeter débouche sur une définition du capitalisme telle que la logique même du système est inextrica-blement liée à l'existence d'une monnaie de crédit. Chez les auteurs autrichiens, dont le discours est intimement relié à leur conception libérale de la société, ce type d'institution doit au contraire être neutralisé pour pouvoir penser une économie de marché juste et efficace. Cette différence de point de vue met en lumière le décalage théorique apparaissant entre les deux perspectives schumpétérienne et "autri-chienne". Ce que Schumpeter décrit, c'est le fonctionnement d'une économie capita-liste qui, loin d'être un stade ultime et idéal à atteindre, apparaît avant tout comme un processus dynamique de transformation historique. Cela signifie qu'il ne faut pas évacuer la possibilité que, sous l'influence du fonctionnement économique, l'ordre institutionnel se modifie et entre en conflit avec la logique capitaliste.

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