La Tiare de Saitapharnes - La Chancellerie des ...

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LA TIARE DE SAITA1HARNES.

Réponsese -à M. Fnr1w4ugler.

DANS le numéro de COSMOPOUS qui pd:te. la- 1ate d'août1896, M. A. Furtwiingler a publié un article rititulé, Die Tiarades Kdn-igs Saiia1zarnes, auquel je désire répondre. L'auteurn'en sera pas étonné puisque, dans cet article, il conteste trèsvivement l'authenticité de plusieurs monuments antiques en orprovenant de la Russie méridionale, récemment acquis par leMusée du Louvre et qui ont été attribués au département dontj'ai l'honneur d'être le conservateur.

Personne n'admire plus que moi le talent et l'activité scien-tifique de M. Furtwângler, mais ses sévérités, souvent injusti-fiées, sont trop connues pour que je songe un seul instant àle croire infaillible. Il en seraitserait étonné, il aurait presque ledroit d'en être offensé. Lui-même croit si peu à soninfaillibilité que, en diverses circonstances, avec une frap-cluse et une bonne foi des plus louables, il n'a pas craint de -i -e-venir sur des opinions qui semblaient chez lui bien arrêtées.A Paris, à l'Hôtel des Ventes, on l'a vu dépenser des sommesconsidérables pour faire entrer dans un des premiers inuséesde l'Europe des monuments notoirement modernes, à uneépoque où l'on avait été déjà mis en garde contre ces falsifica-tions sans valeur. Heureusement ses yeux s'ouvrirent à lalumière, il reconnut son erreur, et le musée, pour le compteduquel il avait fait ces achats fâcheux, ne resta pas complète-ment victime de - cette mystification, les objets en questionn'ayant pas été maintenus dans les vitrines. A Athènes, versi88o, il fit rajuster sur un torse d'éphèbe une tête tout à faitétrangère ii ce torse, puis déclara péren)pfOireillenl qu'elle lui

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appartenait. Tout le monde trouvait l'arrangement fortdéplaisant ; il le maintint. Un jour vint 'cependant où ilavoua, avec la meilleure grâce du monde, qu'il s'était trompéla tête véritable venait d'être découverte dans les fouilles del'Acropole. Ses jugements, on le voit, sont donc quelqufoisrévisables et; dans ce cas, il n'hésite pas à brûler lui-même cequ'il a adoré.

Ses condamnations, qui ne frappent pas seulement lesmusées français, mais dont le Musée britannique et plusieurscollections particulières ont .ressenti également les atteintes,

O ne sont pas non Plus sans appel. Le Cabinet des médaillesde Paris possède une piérre gravée célèbre représentantJulie fille de Titus, dont les papiers sont tout à fait enrègle puisque, depuis Charlemagne, on en retrouve la tracedans plusieurs inventaires. M. Furtwângler l'avait jugéemoderne, il y a plusieurs années; on m'assure que récemment ill'a réhabilitée d'une manière formelle. Il a agi de même pourune autre pierre gravée qui a joué un rôle important dans unediscussion récente relative à l'Alberta Lemnia. Après lavoircrue fausse il l'a déclarée bonne. De même il a reconnufausse après l'avoir proclamée authentique et après l'avoir,malheureusement, fait graver comme telle dans la Revué Archéo-logique, une plaque de terre cuite de la Glyptothèque de Munichabsolument moderne. Ces faits - sont tout à èon honneur et jesuis loin de vouloir les lui reprocher. Il n'y a que ceux qui nefont rien qui ne se trompent pas. Mais, en le constatant, ona le droit d'espérer qu'un jour M. Furtvângler trouvera aussisoit de Damas pour, apprécier d'une manière pluséquitable les bijoux antiques contre lesquels il vient d'écrireun véritable réquisitoire. Avec le sentiment de justice dont ilest animé, lorsque la vérité lui apparaîtra il mettra autant d'ar7deur à défendre la Titre de Saïtapharnes- qu'il a mis de vigueurà l'attaquer.

Tout d'abord, dans cette affaire, il importe d'établir la façondont l'acquisition a été conduite. Le Conseil des muséesnationaux, juge souverain des grandes acquisitions du Louvre,n'a pas pris sa résolution à la légère. Il y a dans soit desartistes et des archéologues aucun d'eux ne se laisse dominerpar les senti monts que M. Furtwingler leur attribue. Non, ce

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n'est pas l'attrait de la nouveauté, ni le désir de posséder quel-que chose d'extraordinaire qui a dicté leur résolution. C'est laconviction profonde et réfléchie de la valeur et de l'authen-ticité des objets. On a consulté, pour la technique, un desorfèvres les plus connus de Paris, un des maîtres de l'art, cherqui l'artiste est doublé d'un érudit. A diverses reprises, assistéde son chef d'atelier, il a examiné le métal, il a étudié soigneuse-ment le travail . de la ciselure ; il s'est parfaitement renducompte des procédés de fabrication. Jamais il n'a prononcéla phrase qui lui est attribuée. Au contraire, après cet examenminutieux des bijoux, il a ajouté: "Je voudrais les avoirfaits I" Puis, répondant à une demande formelle qui lui avaitété adressée au sujet de la tiare, il a déclaré qu'il pourraitsans cloute exécuter dans ses ateliers, à titre d'essai ddsint4rcssé,un objet semblable, à la condition toutefois qu'on lui fourniraitle dessin des sujets et des ornements, c'est-à-dire que la valeurde la composition n'entrerait pas en ligne de compte. Maisle prix auquel il évaluait ce simple fac-simile était tel qu'à luiseul il suffirait à nous empêcher d'envoyer la tiare au creuset,comme nous le conseille notre savant contradicteur.

Ceci m'amène à rectifier, en passant et pour l'amour dela vérité, un renseignement inexact donné par M. Furtwiinglerau début de son article ; il est relatif au prix de l'acqui-sition. Par suité d'une indiscrétion ce prix n été connu desjournaux et exactement publié par eux. Jamais il ne s'estagi d'un quart de million., comme l'écrit M. Furtwângler.Pourquoi majorer les chiffres ? On serait presque tenté d'a-jouter : Et dans quel but ? si l'on pouvail douter des sen-timents de M. Furtwingler. C'est évidemment là une erreurde sa mémoire. Elle est encore en défaut au sujet d'unincident de sa visite au Louvre. En - le lisant on pourraitcroire qu'il a très longuement examiné la tiare en dehorsde la vitrine. Voici exactement ce qui s'est passé. L'attachédu département demanda à M. Fùrtwângler s'il avait remarquéla nouvelle acquisition et lui proposa aimablement de mettreles objets entre ses mains pour les examiner à loisir. Uneréponse négative, qui ne permettait pas d'insister, fut faite àcette proposition. Le lendemain M. Furtwïngler se ravisarencontrant dans les salles du Louvre le même atiaché qui

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transportait la tiare pour la faire photographier, il demanda à-la prendre, la garda quelques secondes entre les mains, puisla remit sur l'écrin sans prononcer une parole. Son opinionétait donc déjà faite, car un examen aussi rapide ne pouvaitêtre suffisant pour l'établir.

Une antre inexactitude s'est glissée dans le même récitrelativement aux communications faites par le Musée. EnFrance nous considérons l'Académie des Inscriptions commerenfermant clans son sein les savants les plis autorisés enmatière d'archéologie. Or, dans la séance dit ier avril, c'est-àdire le jour même cil a été conclue, les bijoux en•question ont été présentés à l'Académie des Inscriptionschacun des membres présents a pu ce jour-là les examiner àson aise et les prendre cil En se reportant à la P. 133des Comptes rendus de cette Compagnie pour l'année i86, M.Furtvingler sera convaincu que la première communicationde notre nouvelle acquisition a était faite "dans un cercle de genscoin frélenis." Il verra de quelle manière elle y fut accueillie. Jesaisis cette occasion pour reconnaître que, dans cette comnlu-mention du premier moment, j'ai peut-être assigné à la tiareune date un peu trop haute. Plus 'j'examine le monument,plus je suis convaincu qu'il faut le rapprocher de la périodealexandrine.

Il est temps d'arriver aux objections formulées par M. Furt-wângler. Elles sont de deux sortes les unes touchent à lamatière et les autres concernent le travail artistique.

J'aurai promptement rappelé les premières en disant que,pour lui, la matière, à l'exception des pâtes de verre etdes grenats du collier, à l'exception de deux (lisez quatre)petits clous de bronze placés à l'intérieur (le la tiare, estabsolument moderne. C'est son impression ; il l'affirmeavec une force que je pourrais employer également pourexprimer une impression absolument contraire, si je nel)]e rappelais cette jolie pensée de Renan, citée récemment parM. Berthelot, accusé d'avoir fait déplacer un portrait ducardinal de Richelieu pendant son passage au ministère desaffairés étrangères "L'intensité des affirmations dans lapublicité moderne (et peut-être antique), disait Renan, est enraison inverse de leur exactitude. 1/ est absolument certain

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est une foi-mule destinée à fortifier des énoncés faux." Aussij'aime mieux produire des raisons que des affirmations.

Si les pâtes de verre du collier sont antiques,—et M. Furt-wângler le reconnaît,—ce fait suffirait à démontrer l'authenticitédu bijou dont elles font partie. Ces pâtes ont une irisationexcellente, c'est-à-dire qu'elles sont dans un état de décom-position produit par le temps et par le milieu dans lequel ellesont séjourné. Elles sont devenues friables et je ne crois pasqu'un orfèvre, si habile qu'il soit, puisse aujourd'hui les dé-monter sans les détériorer. Comment peut-on admettrel'hypothèse d'un montage moderne encore plus dangereuxqu'un démontage ? Et quel heureux coquin que ce faussaire.!Il aurait trouvé juste le nombre de pâtes de verre intactes, dedifférentes formes et de différentes dimensions, nécessaires àla confection du collier et des pendants d'oreilles. Et cespâtes antiques auraient eu toutes une irisation semblable! S'ilne s'agissait que des pâtes en forme de boules on pourrait à larigueur admettre qu'elles provenaient d'un collier dont le filaurait disparu, mais il y a des pâtes en forme de coeur, il y ena d'autres en forme de carré ou en forme d'ovale, qui certaine-ment ne sont pas percées et qui ont été faites, non pour êtreenfilées, mais pour être enchassées. Il n'est pas vraisemblablequ'elles aient été recueillies sans monture. Il y a, en outre,clans l'agencement du collier un détail particulier (lui paraitavoir échappé â l'examen de M. Furtwiingler. Au-dessous dumédaillon central apparaît une tête de bélier d'un excellentstyle qui sert dE couvercle à un petit récipient destiné à con-tenir des odeurs ; c'est une sorte de boite à parfums. Lesodeurs s'évaporaient par des trous imperceptibles. Voilàun détail curieux, original et très frappant. Si un faus-saire l'avait imaginé il n'aurait certainement pas vouluperdre le bénéfice d'une invention aussi ingénieuse, et lesvendeurs n'auraient pas manqué de la faire valoir en proposantl'objet. Eh bien l les vendeurs ne s'en doutaient pas, car ilsne l'ont pas signalée; et les conservateurs du Louvre l'igno-reraient encore si le directeur du Musée de l'Ermitage àSaint-Pétersbourg, M. de ICieseritzky, n'était pas venu à Paris.En examinant la parure du Louvre il a eu immédiatementl'idée de vérifier si notre collier était muni de ce petit récipient

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comme les colliers analogues conservés clans son musée. Illui a suffi d'enlever la tête de bélier pour le constater. Peut-on croire qu'un faussaire eût compliqué son oeuvre d'un détailde ce genre qui, par sa nature, devait passer forcément ina-perçu ?

La parure, du reste, se défend toute seule ; elle n'a besoinque rie se montrer pour réunir tous les suffrages. On chercheen vain les fautes de goùt et les lourdeurs de style qui lui sontreprochées. Les visiteurs du Louvre l'ont vengée des dédainsde M. Furtwângler ils sont unanimes à en admirer le travail,à goûter le charme et l'heureuse disposition de ses différentesparties. il n'y a qu'à voir à côté d'elle les bijoux du MuséeCampana, tous plus ou moins restaurés par Castellani, poursentir la différence capitale qui existe entre l'orfèvrerie antiqueet l'orfèvrerie moderne. Oui, M. Furtvângler a raison de ledire, il règne à Paris un sens artistique très délicat et le publicne s'enthousiasme que pour ce qui est vraiment beau. Un amateurétranger, qui partage ces sentiments, me disait en admirantla parure du Loûvre "Il n'y a pas en Russie un artiste capabled'exécuter un pareil travail Ce n'est pas à Otschakow, nidans aucune autre ville de la Russie, qu'il faudrait chercher leprétendu faussaire. C'est seulement rue de la Paix, à Paris." Cegracieux hommage rendu au goût français était en mêmetemps, sous une forme plaisante, un brevet d'authenticité donnéà nos bijoux.- M. Furtwingler reproche aux cauvre-oreilles de reproduire

un groupe d'ancien style, représentant la lutte de Thétis et dePélée, groupe déjà represénté sur un bracelet provenant ducélèbre tombeau de Koul-Obà. "Cest, dit-il, une stupidité parti-culière du faussaire." J'avoue ne pas comprendre. Si M.Furtvângler.veut se donner la peine d'ouvrir leMusco I3orhonico,xii, 43, il y verra un miroir de style archaïsant, comme beau-coup d'autres miroirs étrusques, et qui représente une lutteanalogue. Le sujet est traité de la 1némemanière et, ce qui estremarquable, la bordure est exactement semblable à• celle quientoure le groupe de nos couvre-oreilles. Ce miroir doit-ilpour ce motif être condamné comme moderne ? On peut re-marquer encore sur les deux couvre-oreilles tin détail qui a biensa valeur au point de vue de l'authenticité. Dans la pensée (le

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l'artiste qui les n exécutés i l s - n e pouvaient pas être placés inçlif-féremnient sur l'une ou sur l'autre oi-eille ; l'un allait à gauche,l'autre à droite. Ce qui sert à les distinguer c'est la positionde la figure de Thétis ; dans l'iiii cette figure est tournée àdroite) dans l'autre elle est tournée à gauche. Un faussaireaurait-ilpris tui tel soin et se serait-il inquiété de ce détailCela parait invraisemblable. Il se serait contenté de reproduireexactement le même groupe .sans se donner la peine dedistinguer par un signe sensible le pendant de droite dupendant de gauche.

J'ai dit plus haut que quatre petits clous de bronze bienoxydés et fixés sur le bord intérieur de la tiare avaient trouvégrâce aux yeux de M. Furtwângler. Il les considère commeparfaitement antiques, mais il suppose qu'ils ont été ajoutés parle faussaire pour faire bénéficier l'oeuvre entière de leur oxyda-tion partielle. S'il avait pris la peine d'examiner la tiare plus àloisir il aurait encore remarqué àl'inlérieur, mais dans la partiehaute, une autre pièce de bronze, en forme de crochet,recouverte de la même oxydation. Cette pièce était destinéeà soutenir la coiffe d'étoffe dont nous possédons les resteset qui, d'autre part, était fixée - au bord de la tiare par unfil traversant une série de petits trous régulièrement espacés.Les quatre clous, placés deux à deux, servaient à maintenir lajugulaire. On voit combien ce faussaire aurait été modestepuisqu'il aurait placé les preuves de l'authenticité de sonoeuvre dans les parties les moins apparentes et les plus cachées,tandis qu'il lui était si facile d'appliquer ses clous extérieurement,de la manière lit naturelle et la plus visible. Pourquoiles a-t-il dissimulés à l'intérieur de la tiare 7 Pourquoi les a-t-ilfixés avec une tellè habileté qu'ils ne traversent même pas lafeuille d'or 7 C'est un mystère que je ne me charge pasd'expliquer ; je laisse ce soin à mon contradicteur.

Les objections tirées de l'examen du travail artistiqueparaissent encore beaucoup plus concluantes à M Furtwïngler.Il déclare que la tiare est un composé de styles divers, que c'estun assemblage de motifs appartenant à des époques trèsdifférentes et qu'il a fallu toute la maladresse d'un faussaire pourconfectionner un -objet qui se présente en aussi mauvaiseposture.

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Je ne prétends pas que la tiare soit d'une très grande puretéde style ; mais c'est là précisément l'un des caractères desoeuvres de l'époque hellénistique à laquelle elle appartient. Entout cas, la décoration est conçue d'une manière fort intel-ligente ; elle produit un effet harmonieux et, dans l'agencementassez compliqué de l'ornementation, rien de choqLtant nevient troubler la vue. Les Grées du second ou du premiersiècle ne tournaient pas tous leurs efforts vers la création desujets nouveaux, comme on l'a parfois prétendu ; ils sebornaient à répéter avec plus ou moins d'habileté desformules anciennes ; ils empruntaient leurs inspirations à ceuxqui les avaient précédés et combinaient entre eux avec le plusd'ingéniosité possible une foule de motifs appartenant à desstyles différents, comme le font encore aujourd'hui nos ouvriersd'art contemporains. Ce sont là des faits certains, révéléssurtout par l'étude des objets d'orfèvrerie. M. Th. Schreibera réuni, pour les ateliers d'Alexandrie, une série de témoignagestrès probants. Pourquoi n'admettrait-on pas les mêmeshabitudes dans les ateliers du Bosphore ?

M. Furtwângler prétend reconnaître chacune des parties dela tiare une palmette est copiée sur un vase de l'Ermitage, unrinceau se retrouve sur un célèbre bijou trouvé en Crimée, unegrue qui s'envole a été prise sur une pierre gravée. Deces observations il tire la conclusion que le faussaire,archéologue évidemment des plus distingués, a puisé toutes sesinspirations dans les atlas publiés par la Commission Impérialearchéologique de St-Pétersbourg. Avec ce système d'argu-mentation on arriverait à dire aussi qu'un vase représentantla copie exacte du groupe principal de la citasse deDariuç ayantété découvert dans la môme région que le vase de Xénophante,il est nécessairement faux. Quand on est sou's le coupd'une pareille préoccupation c'est toujours le dernier objetsignalé qui a tort. Et si le goryte de Nicopol avait eu le malheurrie venir à la lumière après la tiare de Saïtapharnes, il aurait étécondamné à sa place pour s'ètre permis de nous - montrerune frise d'acanthe aussi délicatement travaillée que celle dela tiare et une frise de palmettes identiques. Quant à la gruequi s'envole, qui nous prouve que Dexamenos l'avait inventéeEt comment peut-on savoir s'il n'a pas reproduit, lui aussi, 1111

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type déjà fixé par une oeuvre antérieure? Cela paraît d'autantplus probable que des grues se retrouvent sur le célèbre vasede Nicopol et sur d'autres monuments de la Russie méridionale,En admettant, ce qui est l'évidence même, l'existence demodèles courants dans les ateliers d'une même' contrée, onévite de tomber dans de pareilles exagérations.

Les scènes de la vie d'Achille, dit M. Furtwângler, ne sontpas originales, et pour les composer le faussaire s'est inspirédes images qu'il a trouvées dans les atlas d'Overbeck oud'Engelrnann. Voilà une affirmation toute gratuite dont onaimerait à voir une démonstration plus étendue, car elle nes'impose pas à l'esprit. Une des figures d'Achille, celle qui estplacée près du bûcher de Patrocle, a le don de déplairesouverainement à M. Furtwângler ; il en blâme vertement lapose, inventée, dit-il, par un homme dont la conception del'antique est empruntée au théâtre moderne. Cette figuremérite-t-elle tant de mépris ? Elle se distingue par un doublemouvement le bras droit est élevé et les jambes légèrementdressées sur la pointe du pied. Cette double attitude cons-tituait précisément dans l'art grec un type classique dontl'existence est constatée, dès le iv e siècle, par le célèbre tableaud'Antiphilos. Le Satyre aposcopezt.ôù est trop connu de M.Furtwângler pour que je prenne le soin de le lui rappeler,mais, à mon humble avis, la figure d'Achille dont la pose n'estpas aussi choquante qu'il le dit, dérive probablement de ce typequi a donné naissance à une séfie très nombreuse de figuresreprésentant des Eros ou des Satyres. Je ne puis croire quel'artiste se soit inspiré du jeu ou de la mimique d'un desacteurs, f èt-ce le plus célèbre, du théâtre d'Otschakow.

Les dieux des vents, Zéphyre et Borée, représentés au-dessusdu bûcher de Patrocle sous la forme d'enfants ailés, semblablesà de petits Amours, démontrent selon M Furtwângler, unedéplorable faute du faussaire, " car l'antiquité, dit-il, n'a jamaisconnu une pareille représentation des dieux des vents." Jesuis obligé de lui dire que sur la mosaïque de Kabr Hiram,les vents sont représentés sous la figure de très jeunes garçons,la tête surmontée de deux ailes et soufflant le vent- par labouche ; sur une fresque de Pompeï un des vents apparaît sousla même forme enfantine. Un exemple plus frappant encore

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est fourni pâr une des peintures d'un manuscrit de Virgile,conservé au Vatican. J'en emprunte la description au travailde M. de Nolhac

La tempête: Sur la mer pleine de monstres et de poissons, deux vaisseauxportent des Troyens reconnaissables à leur costume. Enée lève les biasvers le ciel. Parmi les nuages deux génies soufflent clans des trompes d'oùsort le vent; un troisième personnage, au milieu, a des ailes et tient deuxtorches allumées.

Il est impossible de trouver -une analogie plus saisissante.On croirait lire la description des génies qui surmontent, surnotre tiare, le bûcher de Patrocle. Faut-il penser que lefaussaire a fait le voyage de Rome pour s'inspirer de la peinturede ce manuscrit?

Je n'insiste pas sur le groupe des chevaux dans lequel M.Furtwiingler reconnaît les victimes qu'Achille se prépare àjeter sur le bûcher. Cela est matériellement impossible. Ceschevaux tournent le dos au bûcher et s'avancent avec lescaptives vers le groupe où se trouve Achille; ils font donc-partie des présents envoyés au héros. Les chevaux immoléssont figurés sur le bûcher. L'affirmation que ce groupeéquestre est copié sur un vase connu de l'Italie méridionaletombe d'elle-même par la comparaison des deux monuments.Il y a une grande analogie, mais non copie. - Si l'on admettait-que la figure de Briseis est moderne parce qu'elle ressemble àà la belle Iphygénie du musée de Florence il faudrait admettreégalement que toutes les figures analogues, —et elles sontnombreuses, - sont des oeuvres modernes. On arriveraitainsi à condamner le disque d'argent de la BibliothèqueNationale qui montre une figure semblable et même une scènepresque identique: personne encore n'a songé à dire que lesfigures de ce disque étaient des inventions pitoyables d'unfaussaire.

Il faudrait aussi condamner l'autel de Florence, car certaine-ment ce n'est pas un original ; c'est une oeuvre néo-attique quiprocède d'une peinture ou d'un bas-relief antérieur. QuandM. Furtangler, retrouve ou croit retrouver, sur un monumentantique une des figures ou un des motifs de la tiare, il déclare;pour cette raison, que la tiare est fausse ; quand il ne retrouvepas d'exemple du même motif on des mêmes figures (comme

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pour le cas des vents) il déclare également que la tiare estfausse. C'est un procédé de discussion tout à fait extraor-

dinaire.Enfin, toujours selon M. FurtvïngIer, les formes des vases

figurés sur la tiare ne sont pas antiques et reproduisent cellesdes vases de Sèvres. Il n'a pas réfléchi, en formulant ce juge-ment, que les vases de Sèvres étaient eux-mêmes copiés sur desvases antiques et que, par conséquent, Je rapprochement qui l'afrappé prouve absolument le contraire de ce qu'il avance. Jene m'explique pas en quoi le rhyton déposé aux pieds d'Achillediffère du rhyton en argent découvert à Rertch ? Il est étonnéde voir sur un de ces vases l'Athéna qui décore les vasesdonnés en prix dans les jeux panathénaïques, mais il a oubliéque cette figure se retrouvait sur des coupes à reliefs presquecontemporaines de la tiare (O. Benndorf, Griechiscize undSicilische Vaseubilder, taf. 59 à 61) ; elle s'y rnontre avecphsieurs petits vases en métal que condamnerait certainementM. Furtwângler. L'objection est donc puérile. Les coupesen question, quand on examine la disposition générale de leurdécoration et même le détail de leurs ornements fournissentd'ailleurs pour l'étude de la tiare une série de rapprochements-très curieux.

L'apparition du chaudron scythe sur la frise inférieure estqualifiée par M. Furtwângler de "stupidité remarquable." Ilaffirme, que les vases de ce type n'apparaissent que dans lesfouilles préhistoriques de la Russie intérieure et de la Sibérie.Est-ce que la marmite en bronze trouvée dans le tumulus deTchertomlisk n'est pas de la famille des chaudrons scythes ?Est-ce que le texte d'Hérodote (iv, Si), racontant l'histoire duroi scythe Ariantas qui avait fait placer un vase d'airain colossalentre le Borysthène et l'Hypanis, n'appartient pas à une époquehistorique et ne se rapporte pas clairement à une sorte de typepopulaire du chaudron scythe?

M. Furt\viïngler trouve enfin tout à fait enfantine l'idée quele roi barbare Saïtapharnes ait été flatté de posséder une oeuvred'orfèvrerie grecque ornée de représentations héroïques et d'uneinscription honorifique. Le merveilleux ensemble de bijouxgrecs et les autres -produits rie l'industrie grecque découvertsclans les sdj5zeitztres des rois barbares de la Russie méridionale se

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dressent devant l'auteur de cette assertion pour la contredired'une façon formelle.

A deux reprises, au cours de-cette note, j'ai prononcé lenom d'Otschakow. Ces mentions exigent une explicationpour être comprises du lecteur. M. Furti'ângler a ajouté àson article une sorte de flèche empoisonnée, en manière depost-scriptum. In cauda venenuin / " Un savant russe a re-connu, dit-il, la fausseté de la tiare et indiqué le lieu de lafabrique, Otschakow." Ce coup de massue final n'empêcherapas la tiare de se tenir debout. En effet, un professeur russe, M.Wesselow y, entre deux cours d'histoire musulmane, a eu lamalencontreuse idée de lancer une nouvelle à sensation ausujet de nos bijoux. Sans les avoir jamais vus, sans produireaucun argument à l'appui de son affirmation, il a pré-tendu que ces bijoux sortaient d'une fabrique moderned'Otschakow. Est-il permis de prendre cette fantaisieau sérieux F Au moment même de notre acquisitionnous avons eu entre les mains plusieurs de ces fauxantiques ; de plus, grâce à l'obligeance du directeur del'Ermitage, nous avons pu examiner les Photographies d'ungrand nombre d'objets similaires qui ont circulé en Russiependant ces dernières années. De l'aveu des archéologues lesPlus compétents, qui ont assisté à la confrontation, il n'existeentre eux et la tiare du Louvre aucune parenté. Sur les objetsfaux, qu'on dit fabriqués à Otschakow, les ornements se cotu-posent de têtes ou de motifs isolés, indépendants les unsdes autres ; jamais une scène proprement dite n'anime lacomposition ; la feuille de métal est toujours assez mincela décoration grossièrement exécutée au repoussé n'a subiaucune retouche au ciselet. Sur la tiare, au contraire, ce quiest très frappant c'est l'unité de la composition, l'harmonie dela décoration et le soin avec lequel tes moindres détails ont étérendus. On remarque ce soin sur la frise principale, notam-ment dans le groupe des chevaux, dont le modelé est trèsPoussé et où l'artiste s'est appliqué à reproduire, à l'aide duburin, jusqu'à l'aspect particulier du poil des animaux. Il apris la même peine pour indiquer les soies du sanglier.. Dansla frise inférieure ces marques d'habileté minutieuse se retrou-vent à un degré encore plus étonnant.

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LA TIARE DE SAITAI'HARNES. 13

Un faussaire s'arrange toujours pour enfermer son dessindans des limites qu'il se garde bien de dépasser; il ne sur-chargera jamais un ornement courant par un détail importantdestiné à paraître au premier plan. Sur notre tiare, aucontraire, l'artiste n'a pas hésité à prendre certaines libertés.Les lances d'Achille et de Patrocle et celles de plusieurs autresguerriers dépassent l'encadrement de la scène et empiétent surla bordure ; la croupe d'un des chevaux couvre le tronc d'unarbrisseau ; les vents qui voltigent au dessus du bûcheroccupent une partie de la frise supérieure. Ce n'est pas làle fait d'un faussaire. Et l'idée d'indiquer le bord de la merpar un dauphin nageant au milieu des roseaux est aussi uneidée bien antique. L'introduction des arbrisseaux pour séparerles différentes scènes, la présence des oiseaux familiers auprèsdes femmes, la Victoire voltigeant dans les airs pour couronnertin • Arimaspe vainqueur, donnent lieu à des remarquesanalogues. -

Il me resterait à dire tin mot des arguments tirés de l'étudede l'inscription, si dans la séance de l'Académie des Inscrip-tions du 7 août dernier la question n'avait pas été traitée parM. Foucart dont personne ne contestera l'autorité. Enattendant l'apparition du compte rendu officiel on trouverale résumé de sa communication dans le 7onrnai des Débats

du 9 août.M. Furtwângler veut bien, en terminant, nous assurer de sa

bienveillance. Nous ne l'avons jamais mise en doute. Il nousen donne comme preuve le délai de deux mois qui s'est écouléentre l'avertissement oral donné au Musée lors de son dernierpassage à Paris et la date de son article. Nous ne pouvonsque lui être reconnaissants de ses sentiments. Le soin qu'il apris d'exposer ses arguments dans une revue internationalenous en fournit, du reste, une nouvelle preuve. Cette attentionnous a permis d'être informés promptement de son attaque.Il faut le remercier de sa complète franchise bien préférableaux insinuations sourdement répandues, aux doutes à demi-exprimés.

A. HÉRON DE VILLEFOSSE.

15 Ao,U 1596. co