La Madeleine Proust, une vie
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La Madeleine Proust, une vie
Quand jâĂ©tais petite1925 â 1939
DU MĂME AUTEUR
La Madeleine Proust en forme, Ă©ditions CĂȘtre, Prix de la SACDdes auteurs, 1990.
La Madeleine Proust, (Récit de la création et journal de tournée :1982-1990), éditions Flammarion, 1990.
Les brĂšves de la Madeleine, v.3, Ă©ditions du Sekoya, 2010.Les brĂšves de la Madeleine, v.2, Ă©ditions du Sekoya, 2009.Les brĂšves de la Madeleine, v.1, Ă©ditions du Sekoya, 2007.Le cri du Milan, Ă©ditions JC LattĂšs, Ă©ditions du Sekoya, 2007.
www.madeleineproust.fr
Lola SĂMONIN
La Madeleine Proust, une vie
Quand jâĂ©tais petite1925-1939
Pygmalion
Tous les personnages sont fictifs, sauf le Coco Mareine de Morteau, clin dâĆil Ă ma famille.
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© 2013, Pygmalion, département de Flammarion.ISBN : 978-2-7564-1158-3
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Ă mon amie,La Claire Mougin
Ă mon pote,Le Laurent Humbert
à vous, amitié et respect !
Au dĂ©but du XXe siĂšcle, 90 % des Français Ă©taient pay-sans. Il en reste quelque chose, un bout de motte au trĂ©-fonds de nous. Quand nous pleurons sincĂšrement, noslarmes ont un arriĂšre-goĂ»t de terre comme lâeau qui fileentre les haies de haricots grimpants par les soirs dâĂ©tĂ©.Seuls les crocodiles, politiciens ou non, pleurent de la vasefĂ©tide.
La Madeleine Proust touche en nous ce lopin dâĂ©ternitĂ©oĂč notre graine a pris, elle nous prouve un plaisir de tempsretrouvĂ©.
Jean-Pierre Chabrol
Avant-Propos
NĂ©e en 1951, Ă Morteau, dans le Doubs, de parents cinĂ©-philes, je rĂȘve dâĂȘtre sous les projecteurs.
Mais pour faire plaisir à ma mÚre, je deviens institutrice.En 1976, fervente de la pédagogie Freinet, je débarque
dans un petit village du Haut-Doubs. Je rencontre les pay-sans, avec toute la montagne qui dĂ©vale dans leur voixforte, en faisant rouler avec elle des torrents de pierre etdes cris dâoiseau. Cet accent qui fait chanter les expres-sions dâici : La Pelle Ă chânis, tout seuls les deux, câest partipour resterâŠ
Cette terre me porte, me nourrit.Avec mon compagnon Gérard, musicien, on découvre
ces paysans au quotidien. On leur raconte un monde quâilsne connaissent pas, et ils nous font dĂ©couvrir le leur. Onva au lait, on tape le tarot, on Ă©change des confitures, destrucs pour le jardin. On pelle la neige, on parle du temps,de lâancien temps.
Ce nâest ni bucolique, ni romantique.Câest Ăąpre et banal, vivant et chaleureux.Et dans ce quotidien qui mâĂ©meut autant quâil mâamuse,
je vais puiser mon inspiration et faire naĂźtre mon person-nage, que GĂ©rard baptise aussitĂŽt La Madeleine Proust.
Dâabord, je la campe sur scĂšne dans une cuisine en for-mica pur jus, puis devant une ferme comtoise, au fil des4 saisons, avec des vraies poules qui picorent sur lascĂšne.
JâĂ©cris, mets en scĂšne et interprĂšte.
La Madeleine Proust, une vie
En 1990, devant le succĂšs de mes spectacles Ă Paris etdans toute la France, les Ă©ditions Flammarion me deman-dent de raconter lâaventure de cette crĂ©ation, sous le titreLa Madeleine Proust.
AprĂšs trois nominations aux MoliĂšres, je crĂ©e le troi-siĂšme spectacle La Madeleine faire le tour du monde surtoutes les scĂšnes de France et celle de lâOlympia.
Ainsi, au cours du temps, le personnage Ă©volue vers plusdâouverture.
En 2008, je lâimagine rencontrer un jeune Kamel qui vientdu 9-3 : La Madeleine Proust, haut dĂ©bit.
Et pour les 30 ans de scĂšne, en 2013, la Madeleineretrouve sa cuisine, lâodeur de la soupe et du gĂąteau demĂ©nage, au rythme dâaujourdâhui, entre tĂ©lĂ©phone portableet robot aspirateur.
Je la connais si bien la Madeleine ! Ă force de lâinventer,je lâaime comme quelquâun de ma famille.
Un spectateur mâa dit :â La Madeleine, elle est tellement vraie, quâon dirait
quâelle existe !Et voilĂ quâen cadeau dâanniversaire, pour ces 30 ans de
scĂšne, les Ă©ditions Pygmalion me proposent dâĂ©crire sa vie.La vie de la Madeleine, apparaissait dĂ©jĂ en filigrane, der-
riĂšre tous mes spectacles. Câest ce qui la rend si vivante !Je nâai plus alors, quâĂ me documenter et Ă suivre mon
inspiration, pour dérouler, en détail, le fil de son existenceet lui faire prendre corps.
Comme un sculpteur, je prends la glaise de mon pays,je pétris la terre et la mémoire, je leur redonne vie.
Je mây plonge, je mây offre, je mây noie avec bonheur.Je cherche une musique, sa musique, pour dĂ©crire avec
ses mots Ă elle, les images dâun autre temps, qui passentdevant mes yeux, avec leurs couleurs, leurs odeurs, leursbruits, leur Ă©motion mĂȘlĂ©e Ă la mienne.
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Jâentre dans cette Ă©poque de son enfance, oĂč rien ne seperd, oĂč : « Il nây a rien, mais on fait avec. »
Câest elle qui mâemmĂšne, et avec elle, ses parents, sesfrĂšres et sĆurs, son voisin Ricet, les longs hivers, la naturequi renait au printemps, le vert tendre des foyards, entre
Avant-Propos
les sapins bleus qui courent Ă lâhorizon, autour du villageimaginaire de DerriĂšre-les-Gras.
Mais il y a tant un dire ! Un seul tome ne suffit pas. Lasaga de la Madeleine Proust est en route, pour rendre hom-mage à ces paysans du Haut-Doubs, à tous les paysans,qui ont travaillé la terre pour y faire pousser le pain. Lepain de la vie.
à la recherche des petites madeleines de Proust.à la recherche du temps passé retrouvé.
CHAPITRE 1
Ma Naissance
Je suis nĂ©e au printemps.Les pieds devant.Ce qui a fait dire Ă lâAdĂšle, la sage-femme :â Cette gamine, elle ira loin !Câest vrai. Plus tard, dĂšs que je me suis mariĂ©e, je ne
suis pas restĂ©e Ă DerriĂšre-les-Gras. Jâai montĂ© plus haut,Ă la ferme de Sur-le-Mont.
Je lâenviais, cette ferme. Parce que le soir, au couchant,quand lâombre sâabattait sur nous, elle Ă©tait encore toutedorĂ©e de soleil.
Je nâavais pas huit ans, je disais dĂ©jĂ Ă la moman :â Quand je sârai grande, jâhabiterai lĂ -haut !Elle me rembarrait :â Au lieu dârĂȘver, va plutĂŽt chercher des patates Ă la cave !
Les rĂȘves, câest pas fait pour nous ! Câest pour les riches !
On mâa tirĂ©e par les pieds, comme un veau. Et secouĂ©e latĂȘte en bas, comme un lapin quâon va saigner. La momannageait dans sa sueur, elle Ă©tait trempĂ©e dâchaud. Quand ellea enfin desserrĂ© les dents, la sage-femme a dit :
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â Câest lâmal joli, quand il est fini, on en rit !LâAdĂšle a enroulĂ© mon nombril dans de la graisse de
marmotte, elle mâa emmaillotĂ©e les bras coincĂ©s sous lemolleton, et mâa posĂ©e dans le berceau en osier, sur unepaillasse dâavoine, prĂšs du fourneau.
La Madeleine Proust, une vie
Elle a jetĂ© le placenta au feu. Il y en a qui le donnaientaux poules, ou qui le mettaient au fumier. Mais pourlâAdĂšle, ça portait malheur.
Elle a prĂ©parĂ© une soupe de bourrache, quâelle a fait boireĂ la moman, et un Ćuf battu, mĂ©langĂ© Ă de la gnĂŽle et dumiel. Elle a rĂ©cupĂ©rĂ© les vieux journaux qui protĂ©geaient lematelas. Sâils nâĂ©taient pas tachĂ©s, ça pouvait resservir. Ellea fait tremper le linge souillĂ© dans un baquet, cachĂ© dans uncoin sombre de lâĂ©curie. DerriĂšre le cochon.
Le papa a tirĂ© du vin Ă la cave, il a sorti du garde-mangerde la saucisse, et dĂ©coupĂ© une bonne tranche de pain, avecson couteau quâil garde toujours dans sa poche. LâAdĂšle amangĂ©. Elle sâest fait payer. Pi elle est repartie en vĂ©lo, jusquâĂ Charopey, pour revenir le lendemain, voir si tout allait bien.
Tout ça, je lâai seulement su quand jâavais douze ans.Avant, je croyais que les enfants Ă©taient des cadeaux duBon Dieu, et quâils arrivaient dans le berceau par lâopĂ©ra-tion du Saint-Esprit. Ou dans un chou.
La moman mâa allaitĂ©e pendant huit mois. CâĂ©tait tou-jours du temps de gagnĂ© Ă ne pas râavoir un pâtit tout desuite, et repousser le plus possible le retour de couche.Les « relevailles », quâon disait.
Quand elle tombait en espĂ©rance1, elle priait la SainteVierge quâelle ne lui envoie pas un malformĂ©, elle priaitsaint GĂ©rard, le patron des femmes enceintes, ou sainteAgathe, pour ne pas attraper de gerçures aux seins. Pi ellebuvait de la tisane de tilleul pour avoir du lait.
Ă chaque naissance, on organisait le baptĂȘme le plus vitepossible, un ou deux jours aprĂšs, pour que le nourrisson,sâil mourait en bas Ăąge, ne tombe pas dans les limbes, maisaille bien au Paradis. On lâhabillait en blanc : un molleton,une brassiĂšre et un bonnet de coton. On lâentortillait dansdes couvertures et on descendait Ă lâĂ©glise des Gras. Lepapa, la marraine et le parrain.
Une fois baptisĂ©, on avait lâair de croire quâil ne pouvaitplus rien lui arriver.
1. Tomber en espĂ©rance : Ătre enceinte
CHAPITRE 2
La Naissance du Michel
CâĂ©tait toute une affaire dâaccoucher Ă cette Ă©poque. Ilnây avait pas de tĂ©lĂ©phone. Ă chaque accouchement, lepapa devait aller chercher la sage-femme avec le chevalet la carriole. Mais alors, si câĂ©tait en hiverâŠ
Pour la naissance du Michel, lâaĂźnĂ©, ça a Ă©tĂ© toute une Ă©qui-pĂ©e. Le papa nous lâa racontĂ© tant et tant de fois, Ă la veillĂ©e !
Il avait neigĂ© pendant trois jours et trois nuits, sansarrĂȘt. Des gros flocons serrĂ©s, qui ont tout recouvert. LespĂątures, les murgers1 de pierre sĂšches, les sapins noirs, lestas de fumiers hauts comme des chambres, et les grandspans de toit des fermes.
Tout Ă©tait blanc. MĂȘme les fils barbelĂ©s et les falaisesdes Rochers du cerf. Le papa a pellĂ© devant la porte pourouvrir un chemin qui nâallait nulle part. La couche de neigedĂ©passait les fenĂȘtres. Ă la cuisine, on ne voyait plus jour.Les bĂȘtes ne sortaient plus, et les gens non plus. On pas-sait du poĂȘle2 Ă lâĂ©curie, pi de lâĂ©curie au poĂȘle.
La moman, qui nâaime pas la neige, soupirait :â Câest pas Dieu possible ! On nâveut pas en voir le
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bout ! MisĂšre de misĂšre !
1. Murgers : Petits murs de pierres, au bord des routes ou pour déli-miter les prés.
2. PoĂȘle : PiĂšce principale. Tout Ă la fois, cuisine, salle Ă manger,sĂ©jour.
La Madeleine Proust, une vie
En pleine nuit, elle a perdu les eaux. Aux premiĂšrescontractions, elle mordait lâoreiller pour ne pas hurler.CâĂ©tait une dure ! Il fallait monter chercher la sage-femmeĂ Charopey, juste Ă cĂŽtĂ© de la frontiĂšre Suisse. Le papa nâapas lambinĂ©. Il sâest habillĂ© aussi vite quâil a pu : le pantalonen velours, le pantet de la chemise dans le pantalon,rabattu entre les cuisses, la ceinture de flanelle enroulĂ©equatre fois autour de la taille, les bandes molletiĂšres autourdes mollets, les pattes Ă bottes, dĂ©coupĂ©es dans un drapusĂ©, son pull en laine, et enfin la grosse blouse de toilebleue, la biaude. En sortant de la chambre, il a pris salanterne et son chapeau noir, pendus Ă un crochet, versla porte dâentrĂ©e. Il a foncĂ© Ă lâĂ©curie harnacher la jumentGazelle, qui dormait debout. Il a posĂ© le collier, ajustĂ©lâavaloir, placĂ© la laniĂšre sous la queue, lui a fait prendrele mors, passĂ© la bride autour des oreilles, et attachĂ© lasous-gorge. Il a jetĂ© la bĂąche quâil a fixĂ©e au collier. Ăafaisait au cheval comme une corne plantĂ©e sur lâencolure.Une deuxiĂšme tĂȘte, sur le dos. Avec lâhabitude, les mainsdu papa travaillent toutes seules, sans penser Ă ce quâilfait.
Pour ouvrir un chemin, il a accrochĂ© une bouille de laitderriĂšre la Gazelle. La jument est entrĂ©e dans la neige sansbroncher. Elle en avait jusquâau ventre. Elle a forcĂ© un pas-sage, le cou tendu, le poitrail en avant, comme un bateaudans une mer blanche.
Dâabord, aller chercher la grand-mĂšre Vuillemin, lamoman de ma moman, qui reste1 dans une petite maison,juste Ă cĂŽtĂ© de chez nous, depi quâelle est veuve.
Elle a pas fait long feu. Elle a gardé son bonnet de nuit,glissé les pieds dans ses sabots, jeté un chùle sur sa
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longue chemise blanche, et a trottĂ© dans le couloir deneige, creusĂ© par la bouille de lait. AussitĂŽt, elle a ral-lumĂ© le feu, et sâest occupĂ©e de la moman qui serraitles dents.
1. Reste : Habite.
La Naissance du Michel
Pour arriver chez ThĂ©o, Ă deux pas de lĂ , le papa en arudement bavĂ© ! Il peinait, ramait, sâenlisait dans la merde neige, en gueulant tout ce quâil pouvait :
â ThĂ©o ! ThĂ©o ! RĂ©veille-toi !Ă chaque cri, la jument hennissait, en donnant des coups
de collier. ThĂ©ophile, les yeux pleins de sommeil, a ouvertle guichet de sa fenĂȘtre.
â Ăa y est ! Magne-toi ! Faut atteler !SitĂŽt habillĂ©, ThĂ©o, maigre comme un vieux lacet, mais
tout en nerf, a fait ni une ni deux. Il a dĂ©canillĂ© Ă lâĂ©curiegarnir sa jument, Violette. Dans la ferme dâen face, lâoncleCharles, chargĂ© dâouvrir les chemins, a allumĂ© sa lampe Ă pĂ©trole. DerriĂšre les vitres, la lumiĂšre bougeait en mĂȘmetemps que lui, dâune fenĂȘtre Ă lâautre. Il a fait ficelle. Devantla porte bien dĂ©blayĂ©e de son Ă©curie, il a sorti ses deuxjuments et a attelĂ© la Polka au jarry1. Cette Polka, câest uncheval puissant, bas de terre sur des jambes Ă©paisses, fortdâencolure et tout en muscles. Les trois hommes ont fixĂ©au jarry le triangle : deux grands plateaux de bois, Ă©paiscomme une main et longs de cinq mĂštres.
Câest pas rien Ă manipuler ça !Chacun a attelĂ© son cheval, lâun derriĂšre lâautre et « Hue ! »
Au cri de Charles, la Polka sâest Ă©lancĂ©e par secousses, lesautres ont dâabord renĂąclĂ©, et, enfin, lâĂ©trave sâest dĂ©collĂ©edu sol. Lâattelage sâest engouffrĂ© dans la neige fraĂźche.
La grand-mĂšre les guettait derriĂšre les carreaux pleinsde givre. Les hommes et les bĂȘtes nâavaient plus dejambes. Ils nageaient dans la mousse blanche. Les croupesdes chevaux se balançaient, comme des barques surlâĂ©cume de lâocĂ©an. En haut du raidillon, le crĂȘt a semblĂ©les soulever du sol. Les chapeaux au large bord sont mon-tĂ©s contre le ciel. Et ils ont disparu dans la nuit.
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Ils avançaient avec peine. La Duchesse en tĂȘte, Violette,Gazelle, et la Polka droit devant le triangle. Les hommes,
1. Jarry : Deux roues attachées aprÚs le limon au cheval et auquelon attache le triangle.
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assis sur la tranche des plateaux, pesaient de tout leurpoids.
â On va pas y arriver, Vingt Diousse ! Faut le châval duFernand !
Ils lâont tirĂ© du lit. La JosĂ©phine a rĂ©chauffĂ© du cafĂ©,quâils ont bu vite fait, et ils sont repartis chez lâHubert. Ila dĂ©jĂ harnachĂ© la Jonquille, qui piaffe, la tĂȘte levĂ©e, etqui hennit.
â JâemmĂšne mon aĂźnĂ© ! On ne sâra pas dâtrop !DerriĂšre les carreaux, les femmes en chemise de nuit,
une liseuse en laine sur les Ă©paules, les cheveux dĂ©faitsou sous un bonnet de nuit, font le signe de croix. Elles sesignent comme pour le passage dâun mort, pourtant leshommes vont chercher la vie.
En tĂȘte, le Charles Ă cheval sur la Duchesse. Pi leFernand. Il tient la Marquise par la bride, dans son longmanteau de cuir noir, quâon prend pour une veste. La neigele mange jusquâĂ mi-cuisse. Câest une capote de Boche,quâil a volĂ© Ă un officier, mort dans un trou dâobus Ă Verdun.
Pour attaquer la grapillote du Pré Rouge, ils en ont bavécomme pas. Les hommes poussaient le triangle de toutesleurs forces, le corps bandé en avant. Le triangle butait.Impossible de le décoller du sol.
Le Charles connaĂźt bien son affaire. Il nâa pas pĂ©touillĂ©.â La pâtite voie ! Vite, Vingt Diou ! la pâtite voie !Ils ont resserrĂ© le triangle, sans discuter, sans dire un
mot, et le cortĂšge sâest Ă©branlĂ© Ă nouveau.Les hommes forçaient avec la poitrine, les reins tendus,
les bĂȘtes fendaient la neige, et laissaient derriĂšre letriangle, comme une couture dans du tissu blanc. Les gre-lots des colliers tintaient dans la nuit. Les flocons netombaient plus. Les Ă©toiles tremblaient dans le cieldâencre.
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Ils sont arrivĂ©s chez le NenĆil, Ă Sur-le-Mont. MĂȘme sâilnâa plus lâouĂŻe fine, il a entendu lâĂ©quipĂ©e au loin du bas.Il est prĂȘt. Câest quâil nâest plus tout jeune le NenĆil. Descheveux blancs sâĂ©chappent de ses oreillettes en lainemarron, autour de sa figure, plissĂ©e comme la peau delait. Il a enfilĂ© sa vareuse, doublĂ©e de mouton, quâil sâest
La Naissance du Michel
arrangĂ©e1 lui-mĂȘme. Lui aussi, il a quittĂ© la chaleur de sonlit pour donner son courage et sa nuit de sommeil.
â Faut bien sâentrâaider !Il tient par la bride Reine, une jument robuste de cinq
ans, aux pattes solides, qui montre des dents jaunes ettrépigne sur place.
Ils ont grimpĂ© sur2 Le Grand-Mont.Dans le silence Ă©touffĂ© par la neige, on nâentend que le
tintement des grelots et des clochettes, le cliquetis des lan-ternes, le crissement du triangle, et les cris des hommes.
â Dia ! Doucement, doucement Marquise !â Hue ! Ensemble ! Allez, ensemble !â Oh ! Polka ! Ho !Ils avancent du mĂȘme Ă©lan dans la chaleur des chevaux.
Dans un mĂȘme souffle, comme une seule bĂȘte faite de tous.De la fumĂ©e mauve sort par les naseaux des juments etpar les bouches des hommes, sous leurs moustachespleines de givre.
Sept juments attelĂ©es lâune derriĂšre lâautre, et septhommes ouvrent en deux le pays blanc. La campagne scin-tille de diamants. On dirait que toutes les Ă©toiles sont tom-bĂ©es par terre.
Ils coupent tout Ă travers les pĂątures. Le pays brille, etcoule en bosses et en creux, comme si on avait cachĂ© sousun drap des bĂȘtes qui dormaient.
Pendant trois heures de temps, lâĂ©quipage avance, mĂštrepar mĂštre, et creuse un sillon qui serpente derriĂšre lui,sur des kilomĂštres. Sans jamais se plaindre. Il faut justealler de lâavant et faire ce quâil y a Ă faire.
Le carillon des grelots met de la gaieté, et pourtant, leshommes sont graves. Au haut-plat du Grand-Mont, ilscontournent des congÚres soufflées par la bise de plus dedeux mÚtres de haut. Ils longent les fermes des Seignes,
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passent devant la maison du rebouteux, quâon appelle« lâĂvĂȘque », et enfin, Ă Charopey, ils aperçoivent la fenĂȘtreĂ©clairĂ©e de la sage-femme. Comme un espoir dans la nuit.
1. ArrangĂ© : Cousu lui-mĂȘme. Fait par lui-mĂȘme.2. Sur : Vers.
La Madeleine Proust, une vie
LâAdĂšle aussi a entendu. Sa pouliche est dĂ©jĂ attelĂ©e autraĂźneau. On donne de lâeau et de lâavoine aux bĂȘtes. Leshommes boivent la goutte, en tapant des pieds pour serĂ©chauffer.
â Faut pas traĂźner !Elle nâa rien dit dâautre. Juste ces mots-lĂ : « Faut pas
traßner ! »Dans sa longue pÚlerine noire, elle a grimpé sur le traß-
neau, avec sa bassine et sa mallette. Son homme lâa recou-verte de foin sec et a rabattu la toile de cuir sur sesjambes.
â Tu vas avoir bon chaud, comme ça !
Et lâattelage a repris sa route en sens inverse, dans lamĂȘme trace. Il glissait entre les sapins en sucre, les foyards1
tout encotonnĂ©s, et les buissons aux fourrures blanches.Ils avançaient en mĂȘme temps que la nuit finissait.
Les Ă©toiles se sont effacĂ©es une Ă une. Le papa, deboutsur le triangle, se dressait contre lâhorizon pĂąle, oĂč lâaubenaissait.
â Tiens bon, Marie-Louise ! On arrive !Les hommes encourageaient les chevaux en les appelant
par leurs noms, qui volaient dans le ciel, comme des fleurslancĂ©es en lâair :
â Duchesse ! Marquise ! Polka ! Gazelle ! Reine ! Violette !Jonquille !
Ils avançaient, et la neige se coloriait de rose. Des pous-siÚres pleines de lumiÚres couraient sur le pays.
Le soleil est montĂ© lentement, et quand il a Ă©tĂ© bien rond,posĂ© sur les crĂȘtes des sapins, ils sont arrivĂ©s chez nous.
LâAdĂšle a sautĂ© en bas du traĂźneau, aussi lĂ©gĂšre quâunoiseau, et le papa lâa suivie de son grand pas pressĂ©. Les
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hommes sont restĂ©s lĂ , debout, le dos au soleil. Et, pourla premiĂšre fois, ils nâont plus parlĂ© aux bĂȘtes. Ils se sontparlĂ© entre eux. En patois. De la neige, du temps, des che-vaux, du chemin quâils ont fait. Tout en roulant des ciga-
1. Foyards : HĂȘtres.
La Naissance du Michel
rettes. Du gris quâils gardaient dans une vessie de porc,avec, au fond, un bout de carotte pour que le tabac nesĂšche pas.
Charles a ĂŽtĂ© son chapeau. Avec son Ă©charpe nouĂ©eautour de la tĂȘte, sur les oreilles, il ressemblait Ă un Ćuf dePĂąques enrubannĂ©. Du Fernand, coiffĂ© dâun passe-montagneen laine, on ne voyait que son mĂ©got pincĂ© entre les lĂšvres,sous son long nez. Une tĂȘte dâoiseau dans son abri.
Ils portaient tous des mitaines, tricotĂ©es avec des restesde laine. Du chinĂ© bleu, une bande verte, une autre bor-deaux. Le pouce rose ou grenat. Des mitaines dâhommefaites comme celles des gosses.
Ils ont dĂ©bouchĂ© des fioles de gnĂŽle, de la prune et dela gentiane, quâils se passaient, en sâessuyant les lĂšvres durevers de la manche.
Ils ne pensaient pas Ă la longue route Ă refaire, aux bĂȘtesĂ soigner sitĂŽt rentrĂ©s chez eux, au sommeil qui manque,aux heures qui passent. Le temps quâon donne aux autres,câest du temps qui ne compte pas. Ils se causaient Ă voixbasse, tout en jetant des coups dâĆil vers la chambre, oĂčla Marie-Louise se bagarrait avec Dieu et le Diable.
La voix dâAdĂšle est arrivĂ©e jusquâĂ eux :â Allez, Marie-Louise, va-z-y ! Pousse !... Ne pousse
plus !... Pousse ! Allez ! Ăa vient !Quand ils ont entendu les cris du pâtit, toutes les tĂȘtes
se sont tournĂ©es en mĂȘme temps. Le papa a ouvert le gui-chet de la fenĂȘtre :
â Câest un beau garçon ! Un pâtit Michel ! Tu sâras leparrain, Charles !
Charles a remis son chapeau. Il lâa repoussĂ© en arriĂšre.Et il sâest grattĂ© la tĂȘte. Une grosse larme, comme de larĂ©sine sur le tronc des sapins, a roulĂ© sur sa joue. Il lâaaussitĂŽt essuyĂ©e avec le moignon de son doigt que la sciecirculaire lui avait coupĂ© net.
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â Et ta femme, ça va ?Pour singer la sage-femme, le papa a dit :â Ăa va ! Câest lâmal joli, quand il est fini, on en rit !Alors, ils ont levĂ© les fioles Ă bout de bras et ils ont criĂ© :â Au Michel ! Au Michel !
La Madeleine Proust, une vie
Le papa est venu les rejoindre. Il a clignĂ© des yeux,Ă©bloui Ă cause de toute cette lumiĂšre dorĂ©e qui coulaitsur les hommes et tout autour dâeux. Mais de la lumiĂšre,il y en avait encore plus derriĂšre ses paupiĂšres ! On le fĂ©li-citait. On lui tapait sur lâĂ©paule, Ă coups de grandes bour-rades. On lui donnait Ă boire. Il serrait des mains,remerciait, les yeux mouillĂ©s.
Ils sont repartis chez eux. Le ThĂ©ophile, le Charles,lâHubert et son aĂźnĂ©, le Fernand et NenĆil. Ils allaient plusvite que les chevaux. Ils tiraient sur les brides, le corpsen avant. On aurait dit quâune grande voile les poussait.
Le triangle Ă©cartait ses bras sur le chemin ouvert. Lesoleil Ă©tincelait et, avec lui, les cent mille soleils de laneige.
CHAPITRE 3
La Tribu
Câest quâelle en a vu lâAdĂšle, des pâtits gosses morts nĂ©s,des hĂ©morragies, les mĂšres qui se vidaient de leur sang. Ellea vu naĂźtre les enfants de tout le pays ! Et elle connaĂźt toutesles familles : les fermes oĂč il faudra quâelle fasse elle-mĂȘmele feu et celles oĂč lâeau est dĂ©jĂ bouillie. Ici, on lui prĂ©pareune soupe, lĂ on lui offre du tilleul avec trois gouttes de gen-tiane. Elle sait le prĂ©nom de chacun.
Elle sait aussi des choses terribles, mais elle nâen ditpas un mot.
Elle est toute menue, cette AdĂšle, et pourtant, câest ellequi amĂšne la vie. Ses mains touchent en premier lenouveau-nĂ©, le pendent par les pieds pour lui faire sortirson cri, lâessuient et lâemballent tout propre dans son mol-leton, jusquâaux Ă©paules.
Les parents avaient toujours peur dâavoir un malformĂ©.Ă cette Ă©poque, il y avait des becs-de-liĂšvre, des pieds-bots, des bossus en pagaille ! CâĂ©tait courant. Je ne saispas pourquoi⊠Peut-ĂȘtre le vin, ou trop dâabsinthe, ou dese marier entre cousins. On Ă©tait tous de parentĂ© : le mari,les filles le trouvaient prĂšs de chez elles, ou Ă un mariageau village dâĂ cĂŽtĂ©. On se dĂ©plaçait Ă pied, ou avec le che-
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val. On ne pouvait pas aller bien loin. On ne voyageait pas,on ne partait pas en vacances.
Ces malformĂ©s, ils avaient la vie dure ! Les gosses semoquaient dâeux. On les appelait les « daubots ». Mais onne sâen dĂ©barrassait pas : on les gardait Ă la maison,jusquâau bout.
La Madeleine Proust, une vie
Câest sĂ»r quâĂ cette Ă©poque, il fallait accepter tous lesgosses que le Bon Dieu envoyait. Ils arrivaient les uns der-riĂšre les autres. Et pi Ă confesse, le curĂ© interdisait auxhommes de « se retenir ». CâĂ©tait un trĂšs grave pĂ©chĂ©.
Ces grosses familles quâon Ă©tait ! LâaĂźnĂ© reprenait laferme, une fille partait au couvent et le cadet au sĂ©minaire,pour racheter tous les pĂ©chĂ©s de la famille !
Ă chaque accouchement, il fallait aller prĂ©venir la sage-femme. En montant Ă Charopey, il arrivait au papa derencontrer un paysan qui savait oĂč elle Ă©tait. Sinon, il montaitjusque chez elle, pour dĂ©fois se casser les dents sur la porteoĂč il trouvait un mot : « Je suis aux Gras chez les Baverel »ou « Je suis au Nid-du-Fol ». Alors, il fallait rebrousser chemin.
SitĂŽt que le papa la trouvait, il devait lui dire Ă quelleheure sa femme avait perdu les eaux, et le rythme descontractions. Elle jugeait si câĂ©tait pressĂ© ou pas. Il revenaitavec elle, ou bien tout seul. Ă peine arrivĂ©, il tirait de lâeauau puits, la versait dans une marmite, quâil mettait Ă chauf-fer sur le fourneau Ă bois, pour y faire bouillir des chiffons.Souvent le pantet dâune chemise usĂ©e.
Pour mon frĂšre Bernard, le deuxiĂšme, la moman Ă©tait entrain de traire quand elle a perdu les eaux. Elle a fini latraite sans rien dire. Elle Ă©tait dure, la moman ! Avec lesautres, mais aussi avec elle-mĂȘme. AprĂšs lâaccouchement,comme le placenta ne venait pas, la sage-femme lui ademandĂ© de sauter depi la commode sur le lit. Ce quâellea fait : elle a Ă©tĂ© aussitĂŽt dĂ©livrĂ©e.
CâĂ©tait un beau gosse, le Bernard, de presque huit livres.Un jour, jâai entendu la moman dire Ă sa belle-sĆur,
ThĂ©rĂšse :â Il mâa dĂ©chirĂ©e, long comme ça !
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Avec son pouce et son index, elle montrait un espacedâau moins cinq centimĂštres. Je ne comprenais pas de quoielle causait, mais pendant longtemps ce mot dĂ©-chi-rĂ© mâaĂ©pouvantĂ©e.
Le papa a aidĂ© Ă tous les accouchements. Les hommesdisaient de lâAdĂšle :
La Tribu
â Elle bat les mĂąles en force !Comme on le dirait dâune jument.Mes parents avaient donc deux garçons, Michel et Bernard,
de quatre et trois ans de plus que moi. Puis un petitGabriel, mort-nĂ©. Et je suis arrivĂ©e, le 12 avril 1925. Je nesais pas si jâĂ©tais la bienvenue pour la moman. Elle ne mon-trait pas ses sentiments, plus prompte Ă nous rabrouerquâĂ nous donner de la tendresse. Mais pour le papa,jâĂ©tais la fille quâil attendait. Sa petite sĆur AmĂ©lie venaitde mourir en couche, Ă mĂȘme pas trente ans. Il Ă©tait mal-heureux comme les pierres. Je lui ai fait oublier son cha-grin. Jâai toujours Ă©tĂ© sa prĂ©fĂ©rĂ©e.
Quand je suis venue au monde, on a envoyĂ© les garçonsdormir chez lâoncle Virgile, aux Gras. Ă leur retour, ilsmâont trouvĂ©e dans le berceau.
â Le Bon Dieu vous a apportĂ© une petite sĆur !Si on nâavait pas le temps de prĂ©voir, on recouvrait dâun
drap les gosses qui dormaient dans la chambre desparents.
Il paraĂźt que ma grand-mĂšre Vuillemin mettait ses pâtitsau monde Ă lâĂ©curie. Pour pas faire de chânis1, et que lesplus grands nâentendent rien. « Au cul des vaches », ondisait. Comme elle Ă©tait trĂšs pieuse, elle chantait le Magni-ficat entre deux contractions.
Quand les femmes criaient trop, lâAdĂšle les rĂ©primandait :â Tâas pas souffert pour le commander, tâas quâĂ souffrir
pour le faire !
AprĂšs moi, les parents en ont fait encore sept dans lafoulĂ©e : La Paulette, trois ans plus tard. LâannĂ©e dâaprĂšs, lesjumelles Marie et Louise, pi la pauvre Jeanne, quâon a perdueĂ 24 jours. Pour le NoĂ«l de mes huit ans est arrivĂ© mon pâtit
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frĂšre RenĂ©, pour mes onze ans, Martin pi la Jeanne, Ă nouveaule mĂȘme prĂ©nom que la petite morte.
Je peux dire que tous ceux-lĂ , câest moi qui les ai Ă©levĂ©s.Jâen ai fait des biberons pour eux et pour les veaux ! Jâen
1. Chânis : SaletĂ©s, poussiĂšre.
La Madeleine Proust, une vie
ai lavĂ© des couches, vidĂ© des pots dâchambre et changĂ©des litiĂšres ! Câest peut-ĂȘtre pour ça, que je nâai pas eudâenfant. Jâavais dĂ©jĂ donnĂ©. Des gosses, y en a tout par-tout Ă aimer.
Pour ma sĆur Paulette, la sage-femme est arrivĂ©e troptard. La moman avait accouchĂ© toute seule et tranchĂ© lecordon avec son ciseau Ă couture, qui coupait mal commetout. Elle demandait souvent au papa si le rĂ©mouleur allaitpasser pour le faire aiguiser. Mais cette annĂ©e- lĂ , le rĂ©mou-leur, il sâest fait appeler « Arthur » ! Il nous avait oubliĂ©s.
Plus tard, quand la Paulette rechignait Ă la tĂąche, ellene manquait pas de lui rappeler quâelle sâĂ©tait dĂ©brouillĂ©eelle-mĂȘme :
â Moi, jâtâai fait toute seule, pi le lendemain, je cuisaislâpain !
Pour les jumelles, câĂ©tait une autre histoire ! Elle a souf-fert pendant trois jours. Trois jours de contractions, alorsque la Paulette Ă©tait sortie comme une lettre Ă la poste.Deux dâun coup, la sage-femme ne lâavait pas prĂ©vu. Deuxbouches de plus Ă nourrir, alors quâon Ă©tait dĂ©jĂ six Ă table. Et par-dessus le marchĂ© nĂ©es le 7 juillet, en pleinpendant les foins : tu parles dâune paille !
Le lendemain, la moman Ă©tait au champ.Ces jumelles, elles Ă©taient grosses comme le poing. La
sage-femme les a enroulĂ©es dans de la ouate, et les a misesdans une petite caisse en bois, sur une chaise, Ă cĂŽtĂ© dufourneau. Cette fois-lĂ , le papa nâa pas pu aider. Une vacheĂ©tait en train de vĂȘler1. Il courait de lâĂ©curie Ă la chambre,les bottes pleines de purin. Il faisait ce quâil pouvait lepauvre : il ne voulait perdre ni les pâtites, ni son veau !
1. VĂȘler : Faire le veau.
CHAPITRE 4
Au boulot
Chez nous, on avait la chance dâĂȘtre propriĂ©taire denotre ferme, qui nous venait des parents du papa.
Quand les paysans bĂątissaient une ferme, ils pensaientdâabord aux bĂȘtes : une Ă©table quâon appelle ici Ă©curie,pour les vaches, le cheval, le cochon et les poules, unegrange bien aĂ©rĂ©e pour le foin. Ils ouvraient la maison ausoleil et la fermaient au vent.
On nâavait que deux chambres. La chambre haute, dansla grange, oĂč couchaient mes frĂšres Michel et Bernard. Ony montait par un escalier sombre et Ă©troit. Et, en bas, lachambre des parents. Elle donnait sur la cuisine, quâonappelle le « poĂȘle ». Une grande piĂšce toute en bois, quibrunissait avec le temps, Ă cause de la fumĂ©e. Et câest lĂ quâon vivait. Le long dâun mur, y avait un grand buffet com-tois Ă deux corps, qui nous venait des Bobillier, du cĂŽtĂ©du papa. Dans un des tiroirs, la moman rangeait lespapiers, le calendrier pour les vĂȘlages, des lettres et unecarte postale de la tour Eiffel que je ne me lassais pas deregarder.
Pour aller Ă lâĂ©curie, on passe par le tuyĂ©1, une piĂšcedallĂ©e de larges pierres, lissĂ©es par le temps, sans plafond,
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avec un grand vide qui monte jusquâau toit, en se rĂ©trĂ©-cissant.
1. Tuyé ou Tuhé : Grande cheminée dans laquelle on fume les salaisons.
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La Madeleine Proust, une vie
DĂšs que jâai su marcher, jâai commencĂ© dâaider la moman.Les parents se levaient au chant du coq. Ils dĂ©jeunaient.
Une cuillÚre de chicorée au fond du bol, des morceaux depain et du lait versé dessus. Une tartine avec un peu deconfiture ou du miel si la récolte avait été bonne. Rarementdu beurre.
AprĂšs la traite, les parents mangeaient une soupe Ă lâoignon ou une soupe de lĂ©gumes, un bout de lard, et lepapa buvait un canon.
Jâentends encore la voix dure de la moman :â Debout Madâleine ! Y a du boulot !Je me levais. Je mâhabillais. LâĂ©tĂ©, dâabord une petite che-
mise en coton, Ă bretelles. « Ăa fait mauvais genre », disaitla moman, dâavoir directement son habit sur le corps.Jâenfilais une robe, une blouse grise, pour tous les jours,faite souvent dans celle des parents, un paletot que magrand-mĂšre avait tricotĂ© et des sabots. En hiver, câĂ©tait unerobe plus chaude, pi un pull tricotĂ© main par la grand-mĂšre, des bas en laine qui grattaient et qui tenaient avecune jarretiĂšre. Pareil pour les garçons, des bas sous leurspantalons courts, quâon appelait des culottes. Ils nâavaientpas de pantalon long avant de faire leur communion, avantde devenir des hommes. Les filles, jamais de pantalon. Lesfemmes non plus.
Chez nous, on nâperd rien. La moman rallonge les robesavec un morceau de tissu dâune autre couleur.
Un habit est trop rapiécé et usé, elle le retaille pour enle-ver les trous. Il ne vaut plus rien, elle le découpe en carré,pour en faire des langes ou des pattes à botte. Toujoursdu gagné à ne pas user les chaussettes !
Les pattes Ă bottes sont trop percĂ©es, elle en fait unepatte Ă râlaver pour la vaisselle et essuyer la table. Quandon arrĂȘte de servir la patte Ă râlaver, câest quâelle nâa plusque des trous.
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On garde le plus petit bout de fil â ça peut encore servirĂ recoudre un bouton â, et les petits morceaux de laine âça peut servir pour tricoter les moufles et les cache-nez.La moman met des tacons aux coudes des vestes et quandils sont rĂąpĂ©s, elle les retacone. Elle retourne les cols etles poignets de chemise sâils sont usĂ©s. Elle taille, raccom-
Au boulot
mode, rappond, tout ce qui peut ĂȘtre taillĂ©, raccommodĂ©et rappondu⊠On garde tout. La peau du lait pour fairedes gĂąteaux, la cendre des fourneaux pour la lessive, et,en hiver, pour en Ă©taler devant la porte, sur le perron ver-glacĂ©. On mouille le pain rassis et on le passe au four.Quand il est vraiment dur comme du caillou, la momanen fait du pain perdu. On arrose le jardin avec lâeau quia lavĂ© la salade, on donne lâeau de la vaisselle et les Ă©plu-chures au cochon, les trognons de chou, les fanes decarottes et lâherbe des talus aux lapins, les os au chiendu ThĂ©o, les coquilles dâĆufs, les restes, sâil y en a, auxpoules. Avec le crin de la queue des vaches, que le papacoupe Ă lâautomne, il rembourre les matelas. Il fait desbrosses avec les soies des cochons, des balais avec duchĂšvrefeuille et des daies1 de sapin, coupĂ©es Ă la vieillelune, pour quâil ne se dĂ©piaute pas trop vite.
On nâavait rien pi on faisait avec !
Jâarrivais Ă la cuisine. Le papa avait dĂ©jĂ tirĂ© lâeau dupuits et rempli un broc.
LâannĂ©e dâaprĂšs, on a eu une pompe sur lâĂ©vier. Lâeauvenait de la citerne. On craignait toujours une sĂ©cheresseou de manquer dâeau en hiver.
Je versais un peu dâeau dans une cuvette en faĂŻence, etje mâen passais sur la figure. Une toilette de chat. On nejette pas cette eau lĂ . Elle peut resservir dans la journĂ©epour se laver les mains.
Le samedi, on se lave au poĂȘle, en entier, dans une seilleen bois, que le papa remplit dâeau. On y passe chacun Ă notre tour, dans la mĂȘme eau, du plus petit au plus grand.
Le papa lâa fabriquĂ©e dans un demi-tonneau, avec deuxfers Ă cheval qui servent dâanses. La moman nous frottait
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avec un bout de tissu. Moi, jâessuyais les petits dans undrap. Quand câĂ©tait au tour des grands, ils gueulaient detoujours se laver dans de lâeau sale. Alors je leur versaisune bouilloire dâeau bouillante.
1. Daies : Branches de sapin.
La Madeleine Proust, une vie
â VoilĂ , elle est propâ, maitânant !En dernier, câĂ©tait les parents. On allait tous au tuyĂ© ou
dehors. Ils refermaient la porte du poĂȘle derriĂšre eux.
Quand jâarrivais enfin Ă la cuisine, fagotĂ©e comme lâasde pique, dĂ©fois le gilet boutonnĂ© dimanche avec lundi,câĂ©tait la sĂ©ance de coiffage. La moman nây allait pas demain morte :
â ArrĂȘte de faire ta mijaurĂ©e ! Ah, ces maniĂšres ! Fautsouffrir pour ĂȘtrâ belle !
Elle me nattait les cheveux :â Allez, mange vite tes gaudes ! Y a Ă faire !Plus tard, câest moi qui coiffais mes sĆurs. La Paulette,
les jumelles Marie et Louise. Jây allais avec douceur, maissi la moman passait par lĂ :
â Mets-y un peu du nerf, elle est pas en porcelaine, tasĆur !
DĂšs que la Paulette a Ă©tĂ© assez grande, câest elle quisâest occupĂ©e de moi. Toujours un supplice en moins !
Je mangeais des gaudes. De la farine de maĂŻs, quâontouillait dans de lâeau chaude ou du lait. AussitĂŽt avalĂ©es,la moman mâenvoyait ouvrir les poules. Ă la mauvaise sai-son, les vaches Ă©taient encore Ă lâĂ©curie. Fallait attraperles volailles entre leurs pattes sans prendre un coup desabot ni un coup de queue, et les jeter dehors, quâellesaillent picorer. Ă la belle saison, je soulevais le clapet, enbas de la porte, pi les poules sortaient. Je leur lançais dugrain devant la ferme. Elles picoraient et sâĂ©loignaient dansla pĂąture, pour gratter des vers dans la terre.
AprĂšs les poules, câĂ©tait les lapins. Ă la rosĂ©e du matin,le papa avait dĂ©jĂ fauchĂ© de lâherbe fraĂźche. Jâen remplis-sais les clapiers. Si je mâattardais Ă les caresser, la momanme rĂ©criait :
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â Tu veux que jâtâaide Ă perdre ton temps ? Tu nâvoispas quâil y a de la lessive Ă pendre ! Jâaime pas les fei-gnants, moi !
Jâai demandĂ© Ă mon frĂšre, Bernard :â Câest quoi un feignant ?
Au boulot
â Câest quelquâun qui dort tout lâtemps, pour pas savoirquâil fait rien.
Selon la saison, jâallais cueillir des haricots au jardin,couper une salade ou des cĂŽtes de bettes. Je descendaisĂ la cave chercher des carottes, quâon gardait dans un ton-neau, recouvert dâun sac Ă patates, et jâĂ©pluchais la soupe.On en mangeait midi et soir, avec du pain trempĂ©, pourque ça tienne bien au ventre.
Il fallait bien les laver, ces carottes, elles Ă©taient pleinesde terre. Mais surtout ne pas trop user dâeau ! Pi les Ă©plu-cher et les tailler en petits morceaux, sans me couper ledoigt. Je tirais la langue. La moman nâen ratait pas une :
â Rentre ta langue, elle va tomber !La Paulette, qui avait deux ans, sâagrippait Ă sa jupe :â Reste pas dans mes jambes, toi, nigaude ! Tu vois bien
quâtu mâgĂȘnes. Madâleine ! Ramasse voir la Paulette.Jâemmenais la Paulette vers chez lâoncle Charles, oĂč ma
cousine Claire jouait avec le pâtit Riri dans un tas de sable.Ils faisaient des pĂątĂ©s avec un vieux gobelet en fer. Je leurlaissais la Paulette et je retournais Ă la cuisine finir ma tĂąche.
â Prends la Marie, et va dâmander Ă ta grand-mĂšre sielle a encore du lait, ou si elle en râveut !
Je partais avec Marie, main dans la main. Elle trĂ©bu-chait contre les cailloux. Je la relevais en tirant sur sonbras. On regardait le dindon, loin du grillage. Il nousrebeuillait1 de son Ćil noir cernĂ© de bleu, en glouglou-tant. Marie se cachait derriĂšre moi. Il faisait la cour, saqueue en Ă©ventail. Il secouait la peau rouge de son cou,toute granuleuse. Un jour, il a sautĂ© sur le Bernard, quien a rĂ©chappĂ© de justesse, griffĂ©e au sang jusque sousla chemise.
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Chez la grand-mÚre, je prenais un peu de répit. Elle nousoffrait un verre de kéfir2, descendait son bas de coton noir,
1. Rebeuiller : Regarder, observer.2. Le kéfir est une boisson issue de la fermentation du lait ou de jus
de fruits.
La Madeleine Proust, une vie
rapiécé de marron, pour me montrer ses plaies vari-queuses : la peau pleine de bosses et de bleus, pire quecelle du dindon ! Elle me racontait tous ses maux.
Je lâĂ©coutais, en me balançant dans le rocking-chair eten hochant la tĂȘte, comme si jâĂ©tais une grande personne.
CHAPITRE 5
LâOrange de NoĂ«l
Le premier NoĂ«l que je me rappelle, je devais avoir cinqans. Je couchais encore dans un petit lit prĂšs des parents.Mon frĂšre Michel mâa dit :
â Tu vas voir, le pâtit JĂ©sus va tâapporter un cadeau !Un cadeau ? Quâest-ce que ça pouvait bien ĂȘtre, un
cadeau ? Je nâen avais jamais eu. Ă part les caramelsKlaus que nous rapportait dĂ©fois la tante Marguerite, oudes escargots que le Ricet, le fils de ThĂ©o, ramassaitpour moi.
On a déposé chacun un sabot devant le fourneau eton est allé se coucher. Mes parents, ma grand-mÚre etmes frÚres sont partis aux Gras, à pied, à la messe deminuit.
Le papa portait son costume noir, celui de son mariage,le seul quâil a eu de toute sa vie, et avec lequel on lâa misen terre. Câest la seule fois oĂč il allait Ă la messe. Autre-ment, il ne mettait les pieds Ă lâĂ©glise que pour les enter-rements et les mariages. Ă son retour de la guerre de14-18, il avait dĂ©crĂ©tĂ© que le Bon Dieu, il ne voulait plusen entendre parler.
â Comment tu vas les Ă©lever ces gosses ? Tu veux en
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faire des paĂŻens ! Des Rouges ! criait la moman.Je nâen comprenais pas un mot, mais je sentais quâils
nâĂ©taient pas dâaccord. Et que le papa ne lĂącherait passon idĂ©e.
*
La Madeleine Proust, une vie
Câest une petite-cousine, du cĂŽtĂ© de la moman, laRolande, qui venait nous garder. Elle Ă©tait vieille fille ettrĂšs sĂ©vĂšre. Un grand cou maigre de poule dĂ©charnĂ©e,toujours en deuil, habillĂ©e en noir de la tĂȘte aux pieds, ettoujours sa broderie Ă la main.
Avec elle, la moman Ă©tait tranquille. On ne sauterait passur les lits, on ne se ferait pas de chatouilles sous lesdraps, et on ne se raconterait pas dâhistoires dans lachambre.
Ce soir-lĂ , je suis tombĂ©e dans un profond sommeil. Câestla voix de Michel qui mâa rĂ©veillĂ©e :
â Madâleine, Madâleine !Il faisait encore nuit.â Viens voir, le pâtit JĂ©sus a passĂ© !Jâai bondi hors du lit et couru pieds nus sur les dalles
froides de la cuisine.Il y avait dans chaque sabot une balle orange, toute
brillante, Ă la peau couverte de petits points. Et, sur ledessus, une Ă©toile verte, comme une fleur.
Michel mâa dit :â Câest une orange.Jâai aussitĂŽt aimĂ© ce mot-lĂ . Orange. Je le rĂ©pĂ©tais sans
arrĂȘt : « Orange, orange ! » Je lâai prise dans mes deuxmains, et lâai tournĂ©e et retournĂ©e dans tous les sens⊠Jela sentais et son odeur me remplissait de joie. Je lâai posĂ©esur la table de nuit. Avant de mâendormir, je la regardais.DĂšs que je me rĂ©veillais, je tournais vite la tĂȘte pourmâassurer quâelle Ă©tait toujours bien lĂ , que je nâavais pasrĂȘvĂ©. Je la respirais, comme si jâavais manquĂ© dâair avantde lâavoir. Et pi je la cachais dans le tiroir du bahut, pourque les pâtits nâaillent pas me lâabĂźmer. Dans la journĂ©e, jerevenais la voir. Je lui parlais :
â Orange ! Tu tâappelles Orange et moi Madeleine. Tâesbelle comme le soleil. Tâes Ă moi.
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Je la rangeais Ă nouveau. Et ainsi pendant des jours etdes jours, des semaines et des semaines. Si bien quâelleest devenue toute reintrie, dure comme un caillou etquâelle a fini par sĂ©cher sur la table de nuit. Je nâai mĂȘmepas eu son goĂ»t dans la bouche.
Les garçons se moquaient de moi :
LâOrange de NoĂ«l
â Ma pâtite Orange, tâes belle, toute pourrie !Jâen pleurais de rage. Et, tous les soirs, je priais le pâtit
JĂ©sus de mâen apporter une autre au prochain NoĂ«l. Jedemandais sans arrĂȘt :
â Câest quand NoĂ«l ? Dans combien de jours ? On auradĂ©jĂ fait les foins ?
On me rĂ©pondait que câĂ©tait dans longtemps. Jâavais Ă peine tournĂ© les talons que je demandais Ă nouveau :
â Câest dĂ©jĂ passĂ©, longtemps ?Un jour, il sâest mis Ă neiger et Michel a dit :â Câest bientĂŽt NoĂ«l !Mon cĆur a alors sautĂ© dans ma poitrine. Jâai repensĂ© Ă
lâorange, que jâavais oubliĂ©e, Ă sa belle couleur, Ă sa formetoute douce, Ă sa bonne odeur, qui me faisait tant de bien.
â Je vais râavoir une orange ?La moman Ă©tait en train dâĂ©plucher des chĂątaignes que
lâoncle Virgile lui avait apportĂ©es. Elle Ă©tait assise, lesjambes Ă©cartĂ©es, pour rĂ©cupĂ©rer les Ă©corces dans sontablier.
â Oh, tu sais, cette annĂ©e le pâtit JĂ©sus nâest pas riche !Ah ? Il lui fallait donc des sous Ă lui aussi pour pouvoir
faire plaisir aux enfants ?
Le soir de NoĂ«l, on a posĂ© chacun notre sabot devantle fourneau, et je suis allĂ©e au lit. Jâavais quittĂ© la chambredes parents pour laisser la place aux jumelles. Je couchaisdans la chambre haute avec mes frĂšres et la Paulette,encore trop petite pour avoir un cadeau. Jâai eu du mal Ă mâendormir cette nuit-lĂ . Je me retournais sans arrĂȘt dâuncĂŽtĂ© et de lâautre. Je collais mes pieds froids contre lesjambes de ma sĆur, pi je mâasseyais, et je restais assiseĂ rĂ©pĂ©ter sans arrĂȘt :
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â Petit JĂ©sus, sâil te plaĂźt, nâoublie pas mon orange !Au bout de longues heures, le sommeil mâa emportĂ©e.
Mais au matin, jâavais dĂ©jĂ les yeux ouverts quand jâaientendu des pas dans lâescalier, et le bruit de la ticlette1.
1. Ticlette : Poignée de la porte.
La Madeleine Proust, une vie
Michel est entrĂ© dans la chambre. Il avait sa tĂȘte des mau-vais jours.
â Il est pas vânu ?â Si, mais câcoup-ci, il a pas apportĂ© dâorange.Mon cĆur sâest arrĂȘtĂ© de battre. Jâai senti dans tout mon
corps le froid du givre qui recouvrait les carreaux.â Il nâa rien apportĂ© ?Le Michel a fait un signe de la tĂȘte.â Tâas quâĂ de vânir voir.Je me suis levĂ©e, jâai descendu les escaliers, et je suis
allĂ©e Ă la cuisine en traĂźnant des pieds. Je grelottais. JâaiavancĂ© lentement, pour ne pas ĂȘtre déçue trop vite. Il yavait Ă nouveau une balle dans mon sabot : mais rouge,cette fois, et toute brillante. Je me suis accroupie. CâĂ©taitune pomme ! Une pomme pareille que celles de nos pom-miers ! Un gros sanglot a remuĂ© dans ma poitrine et jâaicouru jusquâĂ la chambre me jeter sur mon lit, en pleurs.Jâai entendu la porte du bas grincer, et le papa chuchoteravec Michel.
Ils ont montĂ© lâescalier, ils sont entrĂ©s dans la chambre.Le papa sâest approchĂ© de moi :
â Tâas vu quâle pâtit JĂ©sus a passĂ© ?Entre deux sanglots, jâai rĂ©pondu :â Il mâa apportĂ© une pomme du verger !Le papa sâest baissĂ© prĂšs de moi. Il mâa caressĂ© les che-
veux :â Mais non, câest pas une pomme du verger⊠Câest une
pomme de Paris !Jâai relevĂ© la tĂȘte.â Une pomme de Paris !Jâai ouvert grand les yeux. Le pâtit JĂ©sus Ă©tait allĂ© jusquâĂ
Paris pour me rapporter une pomme !Je me suis levĂ©e dâun bond, et jâai couru le plus vite que
je pouvais jusquâau fourneau. Je ne sentais plus le froid
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des dalles sous mes pieds. Je courais sur de la mousse,je volais : Une pomme de Paris !
Je lâai prise dans mes mains et câĂ©tait comme si jâavaistenu la tour Eiffel entre mes doigts. Elle brillait encore plusque lâorange. Elle sentait bon. Elle sentait Paris !
â Merci, petit JĂ©sus de mâavoir tant gĂątĂ©e !
LâOrange de NoĂ«l
Et jâai embrassĂ© la pomme. Le papa riait de bon cĆuret Michel Ă©tait tout content. Mes deux frĂšres avaient aussiune pomme. Une pomme de Paris, comme moi.
Jâai regardĂ© le papa :â Et toi, papa, tâas rien eu ?â Ah non, rien ! Le pâtit JĂ©sus nâen avait pas assez ! Câest
tellement rare, une pomme de Paris !Ses yeux brillaient, pleins de malice. Il Ă©tait heureux pour
moi. Alors je lui ai dit :â Je nâvais pas attendre quâelle pourrisse, comme
lâorange lâannĂ©e passĂ©e. Je vais la manger, mais jâveux tâendonner la moitiĂ© !
Il a sorti son couteau de sa poche. Il a coupĂ© la pommeen deux. Elle avait un cĆur Ă lâintĂ©rieur et deux pĂ©pins,bien nichĂ©s au milieu. On a croquĂ© en mĂȘme temps. ElleĂ©tait juteuse et toute parfumĂ©e, comme un bonbon. On lâamĂąchĂ©e en prenant notre temps, bien lentement.
Ăa, câĂ©tait des bonnes pommes ! Rien Ă voir avec cellesdu verger. CâĂ©tait vraiment autre chose, les pommes deParis !
CHAPITRE 6
La Moman
Depuis lâĂąge de cinq ans, ce que je dĂ©sirais le plus, câĂ©taitdâaller Ă lâĂ©cole.
Le matin, jâentendais les sommiers grincer, les pas demes frĂšres sur le vieux plancher qui craquait, le frĂŽlementdes habits quâils enfilaient, le claquement du loquet, etleurs godillots dans lâescalier. Je les imaginais prĂ©parerleurs musettes. Le plumier, ils nâen avaient quâun pour lesdeux. Dedans, ils rangeaient leurs crayons dâardoise, leursdeux crayons de papier, leur gomme, et surtout, ce quime paraissait le plus chic de tout, les deux porte-plumesen bois et leurs plumes Sergent-Major, avec un petit boutde patte pour les essuyer.
Je me disais que, moi, je ne le rosillerais pas. Jâen pren-drais grand soin quand jâaurais lâĂąge de tremper la plumedans lâencre violette et de tracer des lettres entre les deuxinterlignes, sans dĂ©border comme le Bernard. Lui, il faisaitde gros crĂąpĂ©s1 et prenait des taugnĂ©es Ă chaque fois quâildonnait son cahier Ă signer. Et sâil avait le malheur de cas-ser sa plume, ça bardait.
â Autant donner de la confiture Ă des cochons !Avant de couper le pain, la moman faisait le signe de
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croix en dessous, la miche contre sa poitrine. Ils enfour-gaient dans la musette une rondelle de saucisse ou un boutde lard, deux carrĂ©s de chocolat ou deux sucres, troistranches de pain chacun â pour les deux rĂ©crĂ©ations et le
1. Crùpés : Pùtés.
La Madeleine Proust, une vie
casse-croĂ»te du midi â, le tout emballĂ© dans un linge. ĂlâĂ©cole, on leur servait la soupe.
En rentrant, le soir, ils me racontaient les parties de riresur la route avec les cousins Bobillier et tous les gossesde DerriĂšre-les-Gras. Ils faisaient avec eux les deux kilo-mĂštres Ă pied, matin et soir. Mille neuf cent quatre-vingtsmĂštres exactement, de la maison Ă lâĂ©cole du Grand-Mont,comme lâavait dit lâoncle Virgile, qui avait mesurĂ© le par-cours avec une chaĂźne dâarpenteur. Mille neuf cent quatre-vingts mĂštres de libertĂ©, sans la moman sur le dos, sansavoir Ă mâoccuper des pâtits, des veaux, des poules, de lalessive, du mĂ©nage, de la soupe Ă Ă©plucherâŠ
Le soir, pendant quâils faisaient leurs devoirs en rechi-gnant, au milieu des miettes de pain, des taches de lait etdes mouches, je regardais leurs livres de lecture.
Des enfants, jamais plus de deux, le frĂšre et la sĆur,toujours bien propres, bien coiffĂ©s, jouent prĂšs dâune joliemaman qui essuie la vaisselle, pendant que le papa, enchemise blanche, lit le journal, dans un fauteuil en cuir.Elle ne les dispute jamais, et elle leur parle poliment,comme Ă des princes. On ne les voit pas dans le fumierde lâĂ©curie, au milieu des bouses, au cul des vaches, nicompter le maigre argent que, chez nous la moman cachedans une boĂźte en fer, au-dessus du buffet, quand on avendu un veau.
â Pour ce que ça rapporte⊠Autant les donner Ă cevoleur de boucher !
La petite fille blonde joue avec une poupĂ©e, et le petitgarçon, bien peignĂ©, une raie sur le cĂŽtĂ©, fait tourner untrain, Ă genoux sur un tapis trĂšs doux. Il nây a aucun bruitdans leur salle Ă manger.
Chez nous, la moman entre comme une tempĂȘte. Tou-jours les mains prises, elle fait valdinguer les portes avecle pied. Elle claque les portes du buffet, des armoires, la
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porte du tuyĂ© et celle de lâĂ©curie, le cercle en fonte de lacuisiniĂšre, le crochet pour attiser les braises. Tout fait duboucan : le couvercle quâelle abat sur la marmite, la grilledu four, les couverts quâelle lance sur la table, les seauxde lait qui heurtent les dalles, ou beugnent lâĂ©vier en pierre,le battant du coffre Ă bois, quâelle lĂąche sans mĂ©nagement
La Moman
la pĂąte Ă pain quâelle gifle. La moman cogne les chaisesquand elle les empile sur la table pour passer le balai, etdonne des grands coups contre tout ce qui la gĂȘne.
â Jâai beau faire, jâai pas quatâ bras !Je voulais entrer dans ce monde, plus beau que le mien.
Avoir des belles robes, avec un chapeau assorti et desgants en dentelle. Marcher dans les rues avec une bellemoman, douce et bien habillĂ©e, qui me tiendrait par lamain pendant que mon frĂšre serait Ă la pĂȘche avec le papa.
Dans le livre de lecture du Bernard, on les voyait au bordde lâeau, le pĂšre et son fils, un chapeau sur la tĂȘte, tran-quilles, comme sâils nâavaient rien dâautre Ă faire.
Jâaurais voulu, moi aussi, jouer sur un tapis de laine. Ber-cer une poupĂ©e qui ne fait pas ses dents, nâa pas de vomisur son bavoir. Lui changer ses couches pour du faux, oulâoublier dans un coin, sans craindre quâelle se fasse mal.Et, surtout, sans la peur de la taugnĂ©e.
Jâaurais aussi aimĂ© jouer Ă la cachette ou faire des rondes,avec mes cousines Bobillier. Je les regardais par la fenĂȘtre,en lavant les couches, ou en surveillant le lait sur le four-neau, un gosse dans les bras. Elles se poussaient lâune aprĂšslâautre, avec des cris, de joie sur la balançoire que lâoncleCharles avait accrochĂ©e Ă la branche du gros tilleul.
Je ne disais rien de mes rĂȘves, car la moman mâauraitdit que je voulais « pĂ©ter plus haut que mon cul ». Câest laseule fois oĂč elle disait un gros mot. Elle se signait aussitĂŽt.
â Tiens, tu mâfais dire des bĂȘtises ! quâelle me disait.
Sur un autre dessin du livre, le soir, toute la famille estrĂ©unie autour de la table. Le grand-pĂšre raconte des his-toires, en souriant. Ils mangent, assis bien droit, du rĂŽtiou du poulet que, nous, on garde pour les baptĂȘmes ou
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les communions. Chez nous, on fait du bruit en avalant lasoupe, avec le corps qui plonge vers lâassiette pleine Ă rasbord, et quâon retourne pour manger une pomme cuite aufour. On trusse1 le pain trempĂ© dans la sauce du ragoĂ»t.
1. Trusser : Sucer.
La Madeleine Proust, une vie
Quand la moman en laisse tomber sur la table, elle lâessuieavec le doigt quâelle lĂšche dâun grand coup de langue.
Le papa sâendort, abouchĂ© au coin de la table, la tĂȘtedans ses bras. La moman finit de manger debout, et, aprĂšsla priĂšre, elle nous houspille au lit sans nous embrasser.
Jâaimais aussi le livre dâhistoire, avec des gravures ennoir et blanc, oĂč des soldats aux longs cheveux blonds,coiffĂ©s de casques Ă cornes, chargent des coffres quidĂ©bordent dâor dans des bateaux Ă tĂȘte de cheval. Il y ades chĂąteaux forts, perchĂ©s en haut dâune colline, des prin-cesses en robes longues, coiffĂ©es de chapeaux pointusenveloppĂ©s de mousseline. Elles montent des chevaux auxpattes fines, garnis de harnais en dentelle. Plus loin, unroi donne Ă manger Ă de pauvres gens, en haillons, encoreplus pauvres que nous. Et aussi la guerre, et ses terriblessoldats en armure, armĂ©s de pics et de sabres⊠Vers lafin du livre, un monsieur, aussi bien habillĂ© que lâoncleVirgile, le garde champĂȘtre, est assis au milieu dâhommesĂ la peau toute noire et presque nus, avec des plumes surla tĂȘte. La derniĂšre page, je ne lâouvre pas si le papa estlĂ , pour ne pas lui faire de peine, car on y voit la guerrede 14. Des tranchĂ©es bien propres, des soldats en uni-forme, tirĂ©s Ă quatre Ă©pingles, qui dĂ©filent en souriant. RienĂ voir avec ce quâil nous racontait en pleurant.
Jâessayais de comprendre les signes alignĂ©s sous lesimages, mais ni Bernard, ni le Michel ne mâaidaient Ă lesdĂ©chiffrer. La moman me rabrouait :
â Tâas pas mieux Ă faire ? Mets voir la Paulette sur lepot ! Pi va bercer les jumelles qui chouinent !
Le 12 avril 1931, le papa mâa dit :â Aujourdâhui, tâas six ans !Chez nous, on ne fĂȘtait pas nos anniversaires. On savait
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juste quâon avait un an de plus. Et, que ce jour-lĂ , câĂ©taitpile notre Ăąge. Câest tout.
â Je vais pouvoir aller Ă lâĂ©cole, alors ?â Faut attendre le mois dâoctobre.â Câest dans longtemps ?
N°édition : L.01EUCN000556.N002DépÎt légal : octobre 2013