La Madeleine Proust, une vie

48

Transcript of La Madeleine Proust, une vie

Page 1: La Madeleine Proust, une vie
Page 2: La Madeleine Proust, une vie
Page 3: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

Quand j’étais petite1925 – 1939

Page 4: La Madeleine Proust, une vie

DU MÊME AUTEUR

La Madeleine Proust en forme, Ă©ditions CĂȘtre, Prix de la SACDdes auteurs, 1990.

La Madeleine Proust, (Récit de la création et journal de tournée :1982-1990), éditions Flammarion, 1990.

Les brĂšves de la Madeleine, v.3, Ă©ditions du Sekoya, 2010.Les brĂšves de la Madeleine, v.2, Ă©ditions du Sekoya, 2009.Les brĂšves de la Madeleine, v.1, Ă©ditions du Sekoya, 2007.Le cri du Milan, Ă©ditions JC LattĂšs, Ă©ditions du Sekoya, 2007.

www.madeleineproust.fr

Page 5: La Madeleine Proust, une vie

Lola SÉMONIN

La Madeleine Proust, une vie

Quand j’étais petite1925-1939

Pygmalion

Page 6: La Madeleine Proust, une vie

Tous les personnages sont fictifs, sauf le Coco Mareine de Morteau, clin d’Ɠil à ma famille.

Sur simple demande adressée àPygmalion, 87 quai Panhard et Levassor, 75647 Paris Cedex 13,

vous recevrez gratuitement notre catalogue qui vous tiendra au courant de nos derniĂšres publications.

© 2013, Pygmalion, département de Flammarion.ISBN : 978-2-7564-1158-3

Le Code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5(2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement rĂ©servĂ©es Ă 

l’usage privĂ© du copiste et non destinĂ©es Ă  une utilisation collective » et, d’autrepart, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration,« toute reprĂ©sentation ou reproduction intĂ©grale ou partielle faite sans le consente-ment de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).Cette reprĂ©sentation ou reproduction, par quelque procĂ©dĂ© que ce soit, constitueraitdonc une contrefaçon sanctionnĂ©e par les articles L. 335-2 et suivants du Code dela propriĂ©tĂ© intellectuelle.
Page 7: La Madeleine Proust, une vie

À mon cher frĂšre, RĂ©my

Page 8: La Madeleine Proust, une vie
Page 9: La Madeleine Proust, une vie

À mon amie,La Claire Mougin

À mon pote,Le Laurent Humbert

À vous, amitiĂ© et respect !

Page 10: La Madeleine Proust, une vie
Page 11: La Madeleine Proust, une vie

Au dĂ©but du XXe siĂšcle, 90 % des Français Ă©taient pay-sans. Il en reste quelque chose, un bout de motte au trĂ©-fonds de nous. Quand nous pleurons sincĂšrement, noslarmes ont un arriĂšre-goĂ»t de terre comme l’eau qui fileentre les haies de haricots grimpants par les soirs d’étĂ©.Seuls les crocodiles, politiciens ou non, pleurent de la vasefĂ©tide.

La Madeleine Proust touche en nous ce lopin d’éternitĂ©oĂč notre graine a pris, elle nous prouve un plaisir de tempsretrouvĂ©.

Jean-Pierre Chabrol

Page 12: La Madeleine Proust, une vie
Page 13: La Madeleine Proust, une vie

Avant-Propos

NĂ©e en 1951, Ă  Morteau, dans le Doubs, de parents cinĂ©-philes, je rĂȘve d’ĂȘtre sous les projecteurs.

Mais pour faire plaisir à ma mÚre, je deviens institutrice.En 1976, fervente de la pédagogie Freinet, je débarque

dans un petit village du Haut-Doubs. Je rencontre les pay-sans, avec toute la montagne qui dĂ©vale dans leur voixforte, en faisant rouler avec elle des torrents de pierre etdes cris d’oiseau. Cet accent qui fait chanter les expres-sions d’ici : La Pelle Ă  ch’nis, tout seuls les deux, c’est partipour rester


Cette terre me porte, me nourrit.Avec mon compagnon Gérard, musicien, on découvre

ces paysans au quotidien. On leur raconte un monde qu’ilsne connaissent pas, et ils nous font dĂ©couvrir le leur. Onva au lait, on tape le tarot, on Ă©change des confitures, destrucs pour le jardin. On pelle la neige, on parle du temps,de l’ancien temps.

Ce n’est ni bucolique, ni romantique.C’est Ăąpre et banal, vivant et chaleureux.Et dans ce quotidien qui m’émeut autant qu’il m’amuse,

je vais puiser mon inspiration et faire naĂźtre mon person-nage, que GĂ©rard baptise aussitĂŽt La Madeleine Proust.

D’abord, je la campe sur scùne dans une cuisine en for-mica pur jus, puis devant une ferme comtoise, au fil des4 saisons, avec des vraies poules qui picorent sur lascùne.

J’écris, mets en scĂšne et interprĂšte.

Page 14: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

En 1990, devant le succĂšs de mes spectacles Ă  Paris etdans toute la France, les Ă©ditions Flammarion me deman-dent de raconter l’aventure de cette crĂ©ation, sous le titreLa Madeleine Proust.

AprĂšs trois nominations aux MoliĂšres, je crĂ©e le troi-siĂšme spectacle La Madeleine faire le tour du monde surtoutes les scĂšnes de France et celle de l’Olympia.

Ainsi, au cours du temps, le personnage Ă©volue vers plusd’ouverture.

En 2008, je l’imagine rencontrer un jeune Kamel qui vientdu 9-3 : La Madeleine Proust, haut dĂ©bit.

Et pour les 30 ans de scĂšne, en 2013, la Madeleineretrouve sa cuisine, l’odeur de la soupe et du gĂąteau demĂ©nage, au rythme d’aujourd’hui, entre tĂ©lĂ©phone portableet robot aspirateur.

Je la connais si bien la Madeleine ! À force de l’inventer,je l’aime comme quelqu’un de ma famille.

Un spectateur m’a dit :— La Madeleine, elle est tellement vraie, qu’on dirait

qu’elle existe !Et voilà qu’en cadeau d’anniversaire, pour ces 30 ans de

scĂšne, les Ă©ditions Pygmalion me proposent d’écrire sa vie.La vie de la Madeleine, apparaissait dĂ©jĂ  en filigrane, der-

riùre tous mes spectacles. C’est ce qui la rend si vivante !Je n’ai plus alors, qu’à me documenter et à suivre mon

inspiration, pour dérouler, en détail, le fil de son existenceet lui faire prendre corps.

Comme un sculpteur, je prends la glaise de mon pays,je pétris la terre et la mémoire, je leur redonne vie.

Je m’y plonge, je m’y offre, je m’y noie avec bonheur.Je cherche une musique, sa musique, pour dĂ©crire avec

ses mots Ă  elle, les images d’un autre temps, qui passentdevant mes yeux, avec leurs couleurs, leurs odeurs, leursbruits, leur Ă©motion mĂȘlĂ©e Ă  la mienne.

14

J’entre dans cette Ă©poque de son enfance, oĂč rien ne seperd, oĂč : « Il n’y a rien, mais on fait avec. »

C’est elle qui m’emmùne, et avec elle, ses parents, sesfrùres et sƓurs, son voisin Ricet, les longs hivers, la naturequi renait au printemps, le vert tendre des foyards, entre

Page 15: La Madeleine Proust, une vie

Avant-Propos

les sapins bleus qui courent à l’horizon, autour du villageimaginaire de Derriùre-les-Gras.

Mais il y a tant un dire ! Un seul tome ne suffit pas. Lasaga de la Madeleine Proust est en route, pour rendre hom-mage à ces paysans du Haut-Doubs, à tous les paysans,qui ont travaillé la terre pour y faire pousser le pain. Lepain de la vie.

À la recherche des petites madeleines de Proust.À la recherche du temps passĂ© retrouvĂ©.

Page 16: La Madeleine Proust, une vie
Page 17: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 1

Ma Naissance

Je suis nĂ©e au printemps.Les pieds devant.Ce qui a fait dire Ă  l’AdĂšle, la sage-femme :— Cette gamine, elle ira loin !C’est vrai. Plus tard, dĂšs que je me suis mariĂ©e, je ne

suis pas restĂ©e Ă  DerriĂšre-les-Gras. J’ai montĂ© plus haut,Ă  la ferme de Sur-le-Mont.

Je l’enviais, cette ferme. Parce que le soir, au couchant,quand l’ombre s’abattait sur nous, elle Ă©tait encore toutedorĂ©e de soleil.

Je n’avais pas huit ans, je disais dĂ©jĂ  Ă  la moman :— Quand je s’rai grande, j’habiterai lĂ -haut !Elle me rembarrait :— Au lieu d’rĂȘver, va plutĂŽt chercher des patates Ă  la cave !

Les rĂȘves, c’est pas fait pour nous ! C’est pour les riches !

On m’a tirĂ©e par les pieds, comme un veau. Et secouĂ©e latĂȘte en bas, comme un lapin qu’on va saigner. La momannageait dans sa sueur, elle Ă©tait trempĂ©e d’chaud. Quand ellea enfin desserrĂ© les dents, la sage-femme a dit :

*

17

— C’est l’mal joli, quand il est fini, on en rit !L’AdĂšle a enroulĂ© mon nombril dans de la graisse de

marmotte, elle m’a emmaillotĂ©e les bras coincĂ©s sous lemolleton, et m’a posĂ©e dans le berceau en osier, sur unepaillasse d’avoine, prĂšs du fourneau.

Page 18: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

Elle a jetĂ© le placenta au feu. Il y en a qui le donnaientaux poules, ou qui le mettaient au fumier. Mais pourl’AdĂšle, ça portait malheur.

Elle a prĂ©parĂ© une soupe de bourrache, qu’elle a fait boireĂ  la moman, et un Ɠuf battu, mĂ©langĂ© Ă  de la gnĂŽle et dumiel. Elle a rĂ©cupĂ©rĂ© les vieux journaux qui protĂ©geaient lematelas. S’ils n’étaient pas tachĂ©s, ça pouvait resservir. Ellea fait tremper le linge souillĂ© dans un baquet, cachĂ© dans uncoin sombre de l’écurie. DerriĂšre le cochon.

Le papa a tirĂ© du vin Ă  la cave, il a sorti du garde-mangerde la saucisse, et dĂ©coupĂ© une bonne tranche de pain, avecson couteau qu’il garde toujours dans sa poche. L’AdĂšle amangĂ©. Elle s’est fait payer. Pi elle est repartie en vĂ©lo, jusqu’àCharopey, pour revenir le lendemain, voir si tout allait bien.

Tout ça, je l’ai seulement su quand j’avais douze ans.Avant, je croyais que les enfants Ă©taient des cadeaux duBon Dieu, et qu’ils arrivaient dans le berceau par l’opĂ©ra-tion du Saint-Esprit. Ou dans un chou.

La moman m’a allaitĂ©e pendant huit mois. C’était tou-jours du temps de gagnĂ© Ă  ne pas r’avoir un p’tit tout desuite, et repousser le plus possible le retour de couche.Les « relevailles », qu’on disait.

Quand elle tombait en espĂ©rance1, elle priait la SainteVierge qu’elle ne lui envoie pas un malformĂ©, elle priaitsaint GĂ©rard, le patron des femmes enceintes, ou sainteAgathe, pour ne pas attraper de gerçures aux seins. Pi ellebuvait de la tisane de tilleul pour avoir du lait.

À chaque naissance, on organisait le baptĂȘme le plus vitepossible, un ou deux jours aprĂšs, pour que le nourrisson,s’il mourait en bas Ăąge, ne tombe pas dans les limbes, maisaille bien au Paradis. On l’habillait en blanc : un molleton,une brassiĂšre et un bonnet de coton. On l’entortillait dansdes couvertures et on descendait Ă  l’église des Gras. Lepapa, la marraine et le parrain.

Une fois baptisĂ©, on avait l’air de croire qu’il ne pouvaitplus rien lui arriver.

1. Tomber en espĂ©rance : Être enceinte

Page 19: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 2

La Naissance du Michel

C’était toute une affaire d’accoucher Ă  cette Ă©poque. Iln’y avait pas de tĂ©lĂ©phone. À chaque accouchement, lepapa devait aller chercher la sage-femme avec le chevalet la carriole. Mais alors, si c’était en hiver


Pour la naissance du Michel, l’aĂźnĂ©, ça a Ă©tĂ© toute une Ă©qui-pĂ©e. Le papa nous l’a racontĂ© tant et tant de fois, Ă  la veillĂ©e !

Il avait neigĂ© pendant trois jours et trois nuits, sansarrĂȘt. Des gros flocons serrĂ©s, qui ont tout recouvert. LespĂątures, les murgers1 de pierre sĂšches, les sapins noirs, lestas de fumiers hauts comme des chambres, et les grandspans de toit des fermes.

Tout Ă©tait blanc. MĂȘme les fils barbelĂ©s et les falaisesdes Rochers du cerf. Le papa a pellĂ© devant la porte pourouvrir un chemin qui n’allait nulle part. La couche de neigedĂ©passait les fenĂȘtres. À la cuisine, on ne voyait plus jour.Les bĂȘtes ne sortaient plus, et les gens non plus. On pas-sait du poĂȘle2 Ă  l’écurie, pi de l’écurie au poĂȘle.

La moman, qui n’aime pas la neige, soupirait :— C’est pas Dieu possible ! On n’veut pas en voir le

*

19

bout ! MisĂšre de misĂšre !

1. Murgers : Petits murs de pierres, au bord des routes ou pour déli-miter les prés.

2. PoĂȘle : PiĂšce principale. Tout Ă  la fois, cuisine, salle Ă  manger,sĂ©jour.

Page 20: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

En pleine nuit, elle a perdu les eaux. Aux premiĂšrescontractions, elle mordait l’oreiller pour ne pas hurler.C’était une dure ! Il fallait monter chercher la sage-femmeĂ  Charopey, juste Ă  cĂŽtĂ© de la frontiĂšre Suisse. Le papa n’apas lambinĂ©. Il s’est habillĂ© aussi vite qu’il a pu : le pantalonen velours, le pantet de la chemise dans le pantalon,rabattu entre les cuisses, la ceinture de flanelle enroulĂ©equatre fois autour de la taille, les bandes molletiĂšres autourdes mollets, les pattes Ă  bottes, dĂ©coupĂ©es dans un drapusĂ©, son pull en laine, et enfin la grosse blouse de toilebleue, la biaude. En sortant de la chambre, il a pris salanterne et son chapeau noir, pendus Ă  un crochet, versla porte d’entrĂ©e. Il a foncĂ© Ă  l’écurie harnacher la jumentGazelle, qui dormait debout. Il a posĂ© le collier, ajustĂ©l’avaloir, placĂ© la laniĂšre sous la queue, lui a fait prendrele mors, passĂ© la bride autour des oreilles, et attachĂ© lasous-gorge. Il a jetĂ© la bĂąche qu’il a fixĂ©e au collier. Çafaisait au cheval comme une corne plantĂ©e sur l’encolure.Une deuxiĂšme tĂȘte, sur le dos. Avec l’habitude, les mainsdu papa travaillent toutes seules, sans penser Ă  ce qu’ilfait.

Pour ouvrir un chemin, il a accrochĂ© une bouille de laitderriĂšre la Gazelle. La jument est entrĂ©e dans la neige sansbroncher. Elle en avait jusqu’au ventre. Elle a forcĂ© un pas-sage, le cou tendu, le poitrail en avant, comme un bateaudans une mer blanche.

D’abord, aller chercher la grand-mĂšre Vuillemin, lamoman de ma moman, qui reste1 dans une petite maison,juste Ă  cĂŽtĂ© de chez nous, depi qu’elle est veuve.

Elle a pas fait long feu. Elle a gardé son bonnet de nuit,glissé les pieds dans ses sabots, jeté un chùle sur sa

*

20

longue chemise blanche, et a trottĂ© dans le couloir deneige, creusĂ© par la bouille de lait. AussitĂŽt, elle a ral-lumĂ© le feu, et s’est occupĂ©e de la moman qui serraitles dents.

1. Reste : Habite.

Page 21: La Madeleine Proust, une vie

La Naissance du Michel

Pour arriver chez ThĂ©o, Ă  deux pas de lĂ , le papa en arudement bavĂ© ! Il peinait, ramait, s’enlisait dans la merde neige, en gueulant tout ce qu’il pouvait :

— ThĂ©o ! ThĂ©o ! RĂ©veille-toi !À chaque cri, la jument hennissait, en donnant des coups

de collier. ThĂ©ophile, les yeux pleins de sommeil, a ouvertle guichet de sa fenĂȘtre.

— Ça y est ! Magne-toi ! Faut atteler !SitĂŽt habillĂ©, ThĂ©o, maigre comme un vieux lacet, mais

tout en nerf, a fait ni une ni deux. Il a dĂ©canillĂ© Ă  l’écuriegarnir sa jument, Violette. Dans la ferme d’en face, l’oncleCharles, chargĂ© d’ouvrir les chemins, a allumĂ© sa lampe Ă pĂ©trole. DerriĂšre les vitres, la lumiĂšre bougeait en mĂȘmetemps que lui, d’une fenĂȘtre Ă  l’autre. Il a fait ficelle. Devantla porte bien dĂ©blayĂ©e de son Ă©curie, il a sorti ses deuxjuments et a attelĂ© la Polka au jarry1. Cette Polka, c’est uncheval puissant, bas de terre sur des jambes Ă©paisses, fortd’encolure et tout en muscles. Les trois hommes ont fixĂ©au jarry le triangle : deux grands plateaux de bois, Ă©paiscomme une main et longs de cinq mĂštres.

C’est pas rien Ă  manipuler ça !Chacun a attelĂ© son cheval, l’un derriĂšre l’autre et « Hue ! »

Au cri de Charles, la Polka s’est Ă©lancĂ©e par secousses, lesautres ont d’abord renĂąclĂ©, et, enfin, l’étrave s’est dĂ©collĂ©edu sol. L’attelage s’est engouffrĂ© dans la neige fraĂźche.

La grand-mĂšre les guettait derriĂšre les carreaux pleinsde givre. Les hommes et les bĂȘtes n’avaient plus dejambes. Ils nageaient dans la mousse blanche. Les croupesdes chevaux se balançaient, comme des barques surl’écume de l’ocĂ©an. En haut du raidillon, le crĂȘt a semblĂ©les soulever du sol. Les chapeaux au large bord sont mon-tĂ©s contre le ciel. Et ils ont disparu dans la nuit.

*

21

Ils avançaient avec peine. La Duchesse en tĂȘte, Violette,Gazelle, et la Polka droit devant le triangle. Les hommes,

1. Jarry : Deux roues attachées aprÚs le limon au cheval et auquelon attache le triangle.

Page 22: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

assis sur la tranche des plateaux, pesaient de tout leurpoids.

— On va pas y arriver, Vingt Diousse ! Faut le ch’val duFernand !

Ils l’ont tirĂ© du lit. La JosĂ©phine a rĂ©chauffĂ© du cafĂ©,qu’ils ont bu vite fait, et ils sont repartis chez l’Hubert. Ila dĂ©jĂ  harnachĂ© la Jonquille, qui piaffe, la tĂȘte levĂ©e, etqui hennit.

— J’emmĂšne mon aĂźnĂ© ! On ne s’ra pas d’trop !DerriĂšre les carreaux, les femmes en chemise de nuit,

une liseuse en laine sur les Ă©paules, les cheveux dĂ©faitsou sous un bonnet de nuit, font le signe de croix. Elles sesignent comme pour le passage d’un mort, pourtant leshommes vont chercher la vie.

En tĂȘte, le Charles Ă  cheval sur la Duchesse. Pi leFernand. Il tient la Marquise par la bride, dans son longmanteau de cuir noir, qu’on prend pour une veste. La neigele mange jusqu’à mi-cuisse. C’est une capote de Boche,qu’il a volĂ© Ă  un officier, mort dans un trou d’obus Ă Verdun.

Pour attaquer la grapillote du Pré Rouge, ils en ont bavécomme pas. Les hommes poussaient le triangle de toutesleurs forces, le corps bandé en avant. Le triangle butait.Impossible de le décoller du sol.

Le Charles connaĂźt bien son affaire. Il n’a pas pĂ©touillĂ©.— La p’tite voie ! Vite, Vingt Diou ! la p’tite voie !Ils ont resserrĂ© le triangle, sans discuter, sans dire un

mot, et le cortĂšge s’est Ă©branlĂ© Ă  nouveau.Les hommes forçaient avec la poitrine, les reins tendus,

les bĂȘtes fendaient la neige, et laissaient derriĂšre letriangle, comme une couture dans du tissu blanc. Les gre-lots des colliers tintaient dans la nuit. Les flocons netombaient plus. Les Ă©toiles tremblaient dans le cield’encre.

22

Ils sont arrivĂ©s chez le NenƓil, Ă  Sur-le-Mont. MĂȘme s’iln’a plus l’ouĂŻe fine, il a entendu l’équipĂ©e au loin du bas.Il est prĂȘt. C’est qu’il n’est plus tout jeune le NenƓil. Descheveux blancs s’échappent de ses oreillettes en lainemarron, autour de sa figure, plissĂ©e comme la peau delait. Il a enfilĂ© sa vareuse, doublĂ©e de mouton, qu’il s’est

Page 23: La Madeleine Proust, une vie

La Naissance du Michel

arrangĂ©e1 lui-mĂȘme. Lui aussi, il a quittĂ© la chaleur de sonlit pour donner son courage et sa nuit de sommeil.

— Faut bien s’entr’aider !Il tient par la bride Reine, une jument robuste de cinq

ans, aux pattes solides, qui montre des dents jaunes ettrépigne sur place.

Ils ont grimpĂ© sur2 Le Grand-Mont.Dans le silence Ă©touffĂ© par la neige, on n’entend que le

tintement des grelots et des clochettes, le cliquetis des lan-ternes, le crissement du triangle, et les cris des hommes.

— Dia ! Doucement, doucement Marquise !— Hue ! Ensemble ! Allez, ensemble !— Oh ! Polka ! Ho !Ils avancent du mĂȘme Ă©lan dans la chaleur des chevaux.

Dans un mĂȘme souffle, comme une seule bĂȘte faite de tous.De la fumĂ©e mauve sort par les naseaux des juments etpar les bouches des hommes, sous leurs moustachespleines de givre.

Sept juments attelĂ©es l’une derriĂšre l’autre, et septhommes ouvrent en deux le pays blanc. La campagne scin-tille de diamants. On dirait que toutes les Ă©toiles sont tom-bĂ©es par terre.

Ils coupent tout Ă  travers les pĂątures. Le pays brille, etcoule en bosses et en creux, comme si on avait cachĂ© sousun drap des bĂȘtes qui dormaient.

Pendant trois heures de temps, l’équipage avance, mĂštrepar mĂštre, et creuse un sillon qui serpente derriĂšre lui,sur des kilomĂštres. Sans jamais se plaindre. Il faut justealler de l’avant et faire ce qu’il y a Ă  faire.

Le carillon des grelots met de la gaieté, et pourtant, leshommes sont graves. Au haut-plat du Grand-Mont, ilscontournent des congÚres soufflées par la bise de plus dedeux mÚtres de haut. Ils longent les fermes des Seignes,

23

passent devant la maison du rebouteux, qu’on appelle« l’ÉvĂȘque », et enfin, Ă  Charopey, ils aperçoivent la fenĂȘtreĂ©clairĂ©e de la sage-femme. Comme un espoir dans la nuit.

1. ArrangĂ© : Cousu lui-mĂȘme. Fait par lui-mĂȘme.2. Sur : Vers.

Page 24: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

L’AdĂšle aussi a entendu. Sa pouliche est dĂ©jĂ  attelĂ©e autraĂźneau. On donne de l’eau et de l’avoine aux bĂȘtes. Leshommes boivent la goutte, en tapant des pieds pour serĂ©chauffer.

— Faut pas traĂźner !Elle n’a rien dit d’autre. Juste ces mots-lĂ  : « Faut pas

traßner ! »Dans sa longue pÚlerine noire, elle a grimpé sur le traß-

neau, avec sa bassine et sa mallette. Son homme l’a recou-verte de foin sec et a rabattu la toile de cuir sur sesjambes.

— Tu vas avoir bon chaud, comme ça !

Et l’attelage a repris sa route en sens inverse, dans lamĂȘme trace. Il glissait entre les sapins en sucre, les foyards1

tout encotonnĂ©s, et les buissons aux fourrures blanches.Ils avançaient en mĂȘme temps que la nuit finissait.

Les Ă©toiles se sont effacĂ©es une Ă  une. Le papa, deboutsur le triangle, se dressait contre l’horizon pĂąle, oĂč l’aubenaissait.

— Tiens bon, Marie-Louise ! On arrive !Les hommes encourageaient les chevaux en les appelant

par leurs noms, qui volaient dans le ciel, comme des fleurslancĂ©es en l’air :

— Duchesse ! Marquise ! Polka ! Gazelle ! Reine ! Violette !Jonquille !

Ils avançaient, et la neige se coloriait de rose. Des pous-siÚres pleines de lumiÚres couraient sur le pays.

Le soleil est montĂ© lentement, et quand il a Ă©tĂ© bien rond,posĂ© sur les crĂȘtes des sapins, ils sont arrivĂ©s chez nous.

L’AdĂšle a sautĂ© en bas du traĂźneau, aussi lĂ©gĂšre qu’unoiseau, et le papa l’a suivie de son grand pas pressĂ©. Les

*

24

hommes sont restĂ©s lĂ , debout, le dos au soleil. Et, pourla premiĂšre fois, ils n’ont plus parlĂ© aux bĂȘtes. Ils se sontparlĂ© entre eux. En patois. De la neige, du temps, des che-vaux, du chemin qu’ils ont fait. Tout en roulant des ciga-

1. Foyards : HĂȘtres.

Page 25: La Madeleine Proust, une vie

La Naissance du Michel

rettes. Du gris qu’ils gardaient dans une vessie de porc,avec, au fond, un bout de carotte pour que le tabac nesùche pas.

Charles a ĂŽtĂ© son chapeau. Avec son Ă©charpe nouĂ©eautour de la tĂȘte, sur les oreilles, il ressemblait Ă  un Ɠuf dePĂąques enrubannĂ©. Du Fernand, coiffĂ© d’un passe-montagneen laine, on ne voyait que son mĂ©got pincĂ© entre les lĂšvres,sous son long nez. Une tĂȘte d’oiseau dans son abri.

Ils portaient tous des mitaines, tricotĂ©es avec des restesde laine. Du chinĂ© bleu, une bande verte, une autre bor-deaux. Le pouce rose ou grenat. Des mitaines d’hommefaites comme celles des gosses.

Ils ont dĂ©bouchĂ© des fioles de gnĂŽle, de la prune et dela gentiane, qu’ils se passaient, en s’essuyant les lĂšvres durevers de la manche.

Ils ne pensaient pas Ă  la longue route Ă  refaire, aux bĂȘtesĂ  soigner sitĂŽt rentrĂ©s chez eux, au sommeil qui manque,aux heures qui passent. Le temps qu’on donne aux autres,c’est du temps qui ne compte pas. Ils se causaient Ă  voixbasse, tout en jetant des coups d’Ɠil vers la chambre, oĂčla Marie-Louise se bagarrait avec Dieu et le Diable.

La voix d’AdĂšle est arrivĂ©e jusqu’à eux :— Allez, Marie-Louise, va-z-y ! Pousse !... Ne pousse

plus !... Pousse ! Allez ! Ça vient !Quand ils ont entendu les cris du p’tit, toutes les tĂȘtes

se sont tournĂ©es en mĂȘme temps. Le papa a ouvert le gui-chet de la fenĂȘtre :

— C’est un beau garçon ! Un p’tit Michel ! Tu s’ras leparrain, Charles !

Charles a remis son chapeau. Il l’a repoussĂ© en arriĂšre.Et il s’est grattĂ© la tĂȘte. Une grosse larme, comme de larĂ©sine sur le tronc des sapins, a roulĂ© sur sa joue. Il l’aaussitĂŽt essuyĂ©e avec le moignon de son doigt que la sciecirculaire lui avait coupĂ© net.

25

— Et ta femme, ça va ?Pour singer la sage-femme, le papa a dit :— Ça va ! C’est l’mal joli, quand il est fini, on en rit !Alors, ils ont levĂ© les fioles Ă  bout de bras et ils ont criĂ© :— Au Michel ! Au Michel !

Page 26: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

Le papa est venu les rejoindre. Il a clignĂ© des yeux,Ă©bloui Ă  cause de toute cette lumiĂšre dorĂ©e qui coulaitsur les hommes et tout autour d’eux. Mais de la lumiĂšre,il y en avait encore plus derriĂšre ses paupiĂšres ! On le fĂ©li-citait. On lui tapait sur l’épaule, Ă  coups de grandes bour-rades. On lui donnait Ă  boire. Il serrait des mains,remerciait, les yeux mouillĂ©s.

Ils sont repartis chez eux. Le ThĂ©ophile, le Charles,l’Hubert et son aĂźnĂ©, le Fernand et NenƓil. Ils allaient plusvite que les chevaux. Ils tiraient sur les brides, le corpsen avant. On aurait dit qu’une grande voile les poussait.

Le triangle Ă©cartait ses bras sur le chemin ouvert. Lesoleil Ă©tincelait et, avec lui, les cent mille soleils de laneige.

Page 27: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 3

La Tribu

C’est qu’elle en a vu l’AdĂšle, des p’tits gosses morts nĂ©s,des hĂ©morragies, les mĂšres qui se vidaient de leur sang. Ellea vu naĂźtre les enfants de tout le pays ! Et elle connaĂźt toutesles familles : les fermes oĂč il faudra qu’elle fasse elle-mĂȘmele feu et celles oĂč l’eau est dĂ©jĂ  bouillie. Ici, on lui prĂ©pareune soupe, lĂ  on lui offre du tilleul avec trois gouttes de gen-tiane. Elle sait le prĂ©nom de chacun.

Elle sait aussi des choses terribles, mais elle n’en ditpas un mot.

Elle est toute menue, cette AdĂšle, et pourtant, c’est ellequi amĂšne la vie. Ses mains touchent en premier lenouveau-nĂ©, le pendent par les pieds pour lui faire sortirson cri, l’essuient et l’emballent tout propre dans son mol-leton, jusqu’aux Ă©paules.

Les parents avaient toujours peur d’avoir un malformĂ©.À cette Ă©poque, il y avait des becs-de-liĂšvre, des pieds-bots, des bossus en pagaille ! C’était courant. Je ne saispas pourquoi
 Peut-ĂȘtre le vin, ou trop d’absinthe, ou dese marier entre cousins. On Ă©tait tous de parentĂ© : le mari,les filles le trouvaient prĂšs de chez elles, ou Ă  un mariageau village d’à cĂŽtĂ©. On se dĂ©plaçait Ă  pied, ou avec le che-

27

val. On ne pouvait pas aller bien loin. On ne voyageait pas,on ne partait pas en vacances.

Ces malformĂ©s, ils avaient la vie dure ! Les gosses semoquaient d’eux. On les appelait les « daubots ». Mais onne s’en dĂ©barrassait pas : on les gardait Ă  la maison,jusqu’au bout.

Page 28: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

C’est sĂ»r qu’à cette Ă©poque, il fallait accepter tous lesgosses que le Bon Dieu envoyait. Ils arrivaient les uns der-riĂšre les autres. Et pi Ă  confesse, le curĂ© interdisait auxhommes de « se retenir ». C’était un trĂšs grave pĂ©chĂ©.

Ces grosses familles qu’on Ă©tait ! L’aĂźnĂ© reprenait laferme, une fille partait au couvent et le cadet au sĂ©minaire,pour racheter tous les pĂ©chĂ©s de la famille !

À chaque accouchement, il fallait aller prĂ©venir la sage-femme. En montant Ă  Charopey, il arrivait au papa derencontrer un paysan qui savait oĂč elle Ă©tait. Sinon, il montaitjusque chez elle, pour dĂ©fois se casser les dents sur la porteoĂč il trouvait un mot : « Je suis aux Gras chez les Baverel »ou « Je suis au Nid-du-Fol ». Alors, il fallait rebrousser chemin.

SitĂŽt que le papa la trouvait, il devait lui dire Ă  quelleheure sa femme avait perdu les eaux, et le rythme descontractions. Elle jugeait si c’était pressĂ© ou pas. Il revenaitavec elle, ou bien tout seul. À peine arrivĂ©, il tirait de l’eauau puits, la versait dans une marmite, qu’il mettait Ă  chauf-fer sur le fourneau Ă  bois, pour y faire bouillir des chiffons.Souvent le pantet d’une chemise usĂ©e.

Pour mon frĂšre Bernard, le deuxiĂšme, la moman Ă©tait entrain de traire quand elle a perdu les eaux. Elle a fini latraite sans rien dire. Elle Ă©tait dure, la moman ! Avec lesautres, mais aussi avec elle-mĂȘme. AprĂšs l’accouchement,comme le placenta ne venait pas, la sage-femme lui ademandĂ© de sauter depi la commode sur le lit. Ce qu’ellea fait : elle a Ă©tĂ© aussitĂŽt dĂ©livrĂ©e.

C’était un beau gosse, le Bernard, de presque huit livres.Un jour, j’ai entendu la moman dire Ă  sa belle-sƓur,

ThĂ©rĂšse :— Il m’a dĂ©chirĂ©e, long comme ça !

*

28

Avec son pouce et son index, elle montrait un espaced’au moins cinq centimĂštres. Je ne comprenais pas de quoielle causait, mais pendant longtemps ce mot dĂ©-chi-rĂ© m’aĂ©pouvantĂ©e.

Le papa a aidĂ© Ă  tous les accouchements. Les hommesdisaient de l’AdĂšle :

Page 29: La Madeleine Proust, une vie

La Tribu

— Elle bat les mñles en force !Comme on le dirait d’une jument.Mes parents avaient donc deux garçons, Michel et Bernard,

de quatre et trois ans de plus que moi. Puis un petitGabriel, mort-nĂ©. Et je suis arrivĂ©e, le 12 avril 1925. Je nesais pas si j’étais la bienvenue pour la moman. Elle ne mon-trait pas ses sentiments, plus prompte Ă  nous rabrouerqu’à nous donner de la tendresse. Mais pour le papa,j’étais la fille qu’il attendait. Sa petite sƓur AmĂ©lie venaitde mourir en couche, Ă  mĂȘme pas trente ans. Il Ă©tait mal-heureux comme les pierres. Je lui ai fait oublier son cha-grin. J’ai toujours Ă©tĂ© sa prĂ©fĂ©rĂ©e.

Quand je suis venue au monde, on a envoyĂ© les garçonsdormir chez l’oncle Virgile, aux Gras. À leur retour, ilsm’ont trouvĂ©e dans le berceau.

— Le Bon Dieu vous a apportĂ© une petite sƓur !Si on n’avait pas le temps de prĂ©voir, on recouvrait d’un

drap les gosses qui dormaient dans la chambre desparents.

Il paraĂźt que ma grand-mĂšre Vuillemin mettait ses p’titsau monde Ă  l’écurie. Pour pas faire de ch’nis1, et que lesplus grands n’entendent rien. « Au cul des vaches », ondisait. Comme elle Ă©tait trĂšs pieuse, elle chantait le Magni-ficat entre deux contractions.

Quand les femmes criaient trop, l’AdĂšle les rĂ©primandait :— T’as pas souffert pour le commander, t’as qu’à souffrir

pour le faire !

AprĂšs moi, les parents en ont fait encore sept dans lafoulĂ©e : La Paulette, trois ans plus tard. L’annĂ©e d’aprĂšs, lesjumelles Marie et Louise, pi la pauvre Jeanne, qu’on a perdueĂ  24 jours. Pour le NoĂ«l de mes huit ans est arrivĂ© mon p’tit

*

29

frĂšre RenĂ©, pour mes onze ans, Martin pi la Jeanne, Ă  nouveaule mĂȘme prĂ©nom que la petite morte.

Je peux dire que tous ceux-lĂ , c’est moi qui les ai Ă©levĂ©s.J’en ai fait des biberons pour eux et pour les veaux ! J’en

1. Ch’nis : SaletĂ©s, poussiĂšre.

Page 30: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

ai lavĂ© des couches, vidĂ© des pots d’chambre et changĂ©des litiĂšres ! C’est peut-ĂȘtre pour ça, que je n’ai pas eud’enfant. J’avais dĂ©jĂ  donnĂ©. Des gosses, y en a tout par-tout Ă  aimer.

Pour ma sƓur Paulette, la sage-femme est arrivĂ©e troptard. La moman avait accouchĂ© toute seule et tranchĂ© lecordon avec son ciseau Ă  couture, qui coupait mal commetout. Elle demandait souvent au papa si le rĂ©mouleur allaitpasser pour le faire aiguiser. Mais cette annĂ©e- lĂ , le rĂ©mou-leur, il s’est fait appeler « Arthur » ! Il nous avait oubliĂ©s.

Plus tard, quand la Paulette rechignait Ă  la tĂąche, ellene manquait pas de lui rappeler qu’elle s’était dĂ©brouillĂ©eelle-mĂȘme :

— Moi, j’t’ai fait toute seule, pi le lendemain, je cuisaisl’pain !

Pour les jumelles, c’était une autre histoire ! Elle a souf-fert pendant trois jours. Trois jours de contractions, alorsque la Paulette Ă©tait sortie comme une lettre Ă  la poste.Deux d’un coup, la sage-femme ne l’avait pas prĂ©vu. Deuxbouches de plus Ă  nourrir, alors qu’on Ă©tait dĂ©jĂ  six Ă table. Et par-dessus le marchĂ© nĂ©es le 7 juillet, en pleinpendant les foins : tu parles d’une paille !

Le lendemain, la moman Ă©tait au champ.Ces jumelles, elles Ă©taient grosses comme le poing. La

sage-femme les a enroulĂ©es dans de la ouate, et les a misesdans une petite caisse en bois, sur une chaise, Ă  cĂŽtĂ© dufourneau. Cette fois-lĂ , le papa n’a pas pu aider. Une vacheĂ©tait en train de vĂȘler1. Il courait de l’écurie Ă  la chambre,les bottes pleines de purin. Il faisait ce qu’il pouvait lepauvre : il ne voulait perdre ni les p’tites, ni son veau !

1. VĂȘler : Faire le veau.

Page 31: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 4

Au boulot

Chez nous, on avait la chance d’ĂȘtre propriĂ©taire denotre ferme, qui nous venait des parents du papa.

Quand les paysans bĂątissaient une ferme, ils pensaientd’abord aux bĂȘtes : une Ă©table qu’on appelle ici Ă©curie,pour les vaches, le cheval, le cochon et les poules, unegrange bien aĂ©rĂ©e pour le foin. Ils ouvraient la maison ausoleil et la fermaient au vent.

On n’avait que deux chambres. La chambre haute, dansla grange, oĂč couchaient mes frĂšres Michel et Bernard. Ony montait par un escalier sombre et Ă©troit. Et, en bas, lachambre des parents. Elle donnait sur la cuisine, qu’onappelle le « poĂȘle ». Une grande piĂšce toute en bois, quibrunissait avec le temps, Ă  cause de la fumĂ©e. Et c’est lĂ qu’on vivait. Le long d’un mur, y avait un grand buffet com-tois Ă  deux corps, qui nous venait des Bobillier, du cĂŽtĂ©du papa. Dans un des tiroirs, la moman rangeait lespapiers, le calendrier pour les vĂȘlages, des lettres et unecarte postale de la tour Eiffel que je ne me lassais pas deregarder.

Pour aller Ă  l’écurie, on passe par le tuyĂ©1, une piĂšcedallĂ©e de larges pierres, lissĂ©es par le temps, sans plafond,

31

avec un grand vide qui monte jusqu’au toit, en se rĂ©trĂ©-cissant.

1. Tuyé ou Tuhé : Grande cheminée dans laquelle on fume les salaisons.

*

Page 32: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

DĂšs que j’ai su marcher, j’ai commencĂ© d’aider la moman.Les parents se levaient au chant du coq. Ils dĂ©jeunaient.

Une cuillÚre de chicorée au fond du bol, des morceaux depain et du lait versé dessus. Une tartine avec un peu deconfiture ou du miel si la récolte avait été bonne. Rarementdu beurre.

AprĂšs la traite, les parents mangeaient une soupe Ă l’oignon ou une soupe de lĂ©gumes, un bout de lard, et lepapa buvait un canon.

J’entends encore la voix dure de la moman :— Debout Mad’leine ! Y a du boulot !Je me levais. Je m’habillais. L’étĂ©, d’abord une petite che-

mise en coton, Ă  bretelles. « Ça fait mauvais genre », disaitla moman, d’avoir directement son habit sur le corps.J’enfilais une robe, une blouse grise, pour tous les jours,faite souvent dans celle des parents, un paletot que magrand-mĂšre avait tricotĂ© et des sabots. En hiver, c’était unerobe plus chaude, pi un pull tricotĂ© main par la grand-mĂšre, des bas en laine qui grattaient et qui tenaient avecune jarretiĂšre. Pareil pour les garçons, des bas sous leurspantalons courts, qu’on appelait des culottes. Ils n’avaientpas de pantalon long avant de faire leur communion, avantde devenir des hommes. Les filles, jamais de pantalon. Lesfemmes non plus.

Chez nous, on n’perd rien. La moman rallonge les robesavec un morceau de tissu d’une autre couleur.

Un habit est trop rapiécé et usé, elle le retaille pour enle-ver les trous. Il ne vaut plus rien, elle le découpe en carré,pour en faire des langes ou des pattes à botte. Toujoursdu gagné à ne pas user les chaussettes !

Les pattes Ă  bottes sont trop percĂ©es, elle en fait unepatte Ă  r’laver pour la vaisselle et essuyer la table. Quandon arrĂȘte de servir la patte Ă  r’laver, c’est qu’elle n’a plusque des trous.

32

On garde le plus petit bout de fil – ça peut encore servirĂ  recoudre un bouton –, et les petits morceaux de laine –ça peut servir pour tricoter les moufles et les cache-nez.La moman met des tacons aux coudes des vestes et quandils sont rĂąpĂ©s, elle les retacone. Elle retourne les cols etles poignets de chemise s’ils sont usĂ©s. Elle taille, raccom-

Page 33: La Madeleine Proust, une vie

Au boulot

mode, rappond, tout ce qui peut ĂȘtre taillĂ©, raccommodĂ©et rappondu
 On garde tout. La peau du lait pour fairedes gĂąteaux, la cendre des fourneaux pour la lessive, et,en hiver, pour en Ă©taler devant la porte, sur le perron ver-glacĂ©. On mouille le pain rassis et on le passe au four.Quand il est vraiment dur comme du caillou, la momanen fait du pain perdu. On arrose le jardin avec l’eau quia lavĂ© la salade, on donne l’eau de la vaisselle et les Ă©plu-chures au cochon, les trognons de chou, les fanes decarottes et l’herbe des talus aux lapins, les os au chiendu ThĂ©o, les coquilles d’Ɠufs, les restes, s’il y en a, auxpoules. Avec le crin de la queue des vaches, que le papacoupe Ă  l’automne, il rembourre les matelas. Il fait desbrosses avec les soies des cochons, des balais avec duchĂšvrefeuille et des daies1 de sapin, coupĂ©es Ă  la vieillelune, pour qu’il ne se dĂ©piaute pas trop vite.

On n’avait rien pi on faisait avec !

J’arrivais Ă  la cuisine. Le papa avait dĂ©jĂ  tirĂ© l’eau dupuits et rempli un broc.

L’annĂ©e d’aprĂšs, on a eu une pompe sur l’évier. L’eauvenait de la citerne. On craignait toujours une sĂ©cheresseou de manquer d’eau en hiver.

Je versais un peu d’eau dans une cuvette en faĂŻence, etje m’en passais sur la figure. Une toilette de chat. On nejette pas cette eau lĂ . Elle peut resservir dans la journĂ©epour se laver les mains.

Le samedi, on se lave au poĂȘle, en entier, dans une seilleen bois, que le papa remplit d’eau. On y passe chacun Ă notre tour, dans la mĂȘme eau, du plus petit au plus grand.

Le papa l’a fabriquĂ©e dans un demi-tonneau, avec deuxfers Ă  cheval qui servent d’anses. La moman nous frottait

*

33

avec un bout de tissu. Moi, j’essuyais les petits dans undrap. Quand c’était au tour des grands, ils gueulaient detoujours se laver dans de l’eau sale. Alors je leur versaisune bouilloire d’eau bouillante.

1. Daies : Branches de sapin.

Page 34: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

— VoilĂ , elle est prop’, mait’nant !En dernier, c’était les parents. On allait tous au tuyĂ© ou

dehors. Ils refermaient la porte du poĂȘle derriĂšre eux.

Quand j’arrivais enfin Ă  la cuisine, fagotĂ©e comme l’asde pique, dĂ©fois le gilet boutonnĂ© dimanche avec lundi,c’était la sĂ©ance de coiffage. La moman n’y allait pas demain morte :

— ArrĂȘte de faire ta mijaurĂ©e ! Ah, ces maniĂšres ! Fautsouffrir pour ĂȘtr’ belle !

Elle me nattait les cheveux :— Allez, mange vite tes gaudes ! Y a à faire !Plus tard, c’est moi qui coiffais mes sƓurs. La Paulette,

les jumelles Marie et Louise. J’y allais avec douceur, maissi la moman passait par là :

— Mets-y un peu du nerf, elle est pas en porcelaine, tasƓur !

DĂšs que la Paulette a Ă©tĂ© assez grande, c’est elle quis’est occupĂ©e de moi. Toujours un supplice en moins !

Je mangeais des gaudes. De la farine de maĂŻs, qu’ontouillait dans de l’eau chaude ou du lait. AussitĂŽt avalĂ©es,la moman m’envoyait ouvrir les poules. À la mauvaise sai-son, les vaches Ă©taient encore Ă  l’écurie. Fallait attraperles volailles entre leurs pattes sans prendre un coup desabot ni un coup de queue, et les jeter dehors, qu’ellesaillent picorer. À la belle saison, je soulevais le clapet, enbas de la porte, pi les poules sortaient. Je leur lançais dugrain devant la ferme. Elles picoraient et s’éloignaient dansla pĂąture, pour gratter des vers dans la terre.

AprĂšs les poules, c’était les lapins. À la rosĂ©e du matin,le papa avait dĂ©jĂ  fauchĂ© de l’herbe fraĂźche. J’en remplis-sais les clapiers. Si je m’attardais Ă  les caresser, la momanme rĂ©criait :

*

34

— Tu veux que j’t’aide à perdre ton temps ? Tu n’voispas qu’il y a de la lessive à pendre ! J’aime pas les fei-gnants, moi !

J’ai demandĂ© Ă  mon frĂšre, Bernard :— C’est quoi un feignant ?

Page 35: La Madeleine Proust, une vie

Au boulot

— C’est quelqu’un qui dort tout l’temps, pour pas savoirqu’il fait rien.

Selon la saison, j’allais cueillir des haricots au jardin,couper une salade ou des cĂŽtes de bettes. Je descendaisĂ  la cave chercher des carottes, qu’on gardait dans un ton-neau, recouvert d’un sac Ă  patates, et j’épluchais la soupe.On en mangeait midi et soir, avec du pain trempĂ©, pourque ça tienne bien au ventre.

Il fallait bien les laver, ces carottes, elles Ă©taient pleinesde terre. Mais surtout ne pas trop user d’eau ! Pi les Ă©plu-cher et les tailler en petits morceaux, sans me couper ledoigt. Je tirais la langue. La moman n’en ratait pas une :

— Rentre ta langue, elle va tomber !La Paulette, qui avait deux ans, s’agrippait à sa jupe :— Reste pas dans mes jambes, toi, nigaude ! Tu vois bien

qu’tu m’gĂȘnes. Mad’leine ! Ramasse voir la Paulette.J’emmenais la Paulette vers chez l’oncle Charles, oĂč ma

cousine Claire jouait avec le p’tit Riri dans un tas de sable.Ils faisaient des pĂątĂ©s avec un vieux gobelet en fer. Je leurlaissais la Paulette et je retournais Ă  la cuisine finir ma tĂąche.

— Prends la Marie, et va d’mander à ta grand-mùre sielle a encore du lait, ou si elle en r’veut !

Je partais avec Marie, main dans la main. Elle trĂ©bu-chait contre les cailloux. Je la relevais en tirant sur sonbras. On regardait le dindon, loin du grillage. Il nousrebeuillait1 de son Ɠil noir cernĂ© de bleu, en glouglou-tant. Marie se cachait derriĂšre moi. Il faisait la cour, saqueue en Ă©ventail. Il secouait la peau rouge de son cou,toute granuleuse. Un jour, il a sautĂ© sur le Bernard, quien a rĂ©chappĂ© de justesse, griffĂ©e au sang jusque sousla chemise.

*

35

Chez la grand-mÚre, je prenais un peu de répit. Elle nousoffrait un verre de kéfir2, descendait son bas de coton noir,

1. Rebeuiller : Regarder, observer.2. Le kéfir est une boisson issue de la fermentation du lait ou de jus

de fruits.

Page 36: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

rapiécé de marron, pour me montrer ses plaies vari-queuses : la peau pleine de bosses et de bleus, pire quecelle du dindon ! Elle me racontait tous ses maux.

Je l’écoutais, en me balançant dans le rocking-chair eten hochant la tĂȘte, comme si j’étais une grande personne.

Page 37: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 5

L’Orange de NoĂ«l

Le premier NoĂ«l que je me rappelle, je devais avoir cinqans. Je couchais encore dans un petit lit prĂšs des parents.Mon frĂšre Michel m’a dit :

— Tu vas voir, le p’tit JĂ©sus va t’apporter un cadeau !Un cadeau ? Qu’est-ce que ça pouvait bien ĂȘtre, un

cadeau ? Je n’en avais jamais eu. À part les caramelsKlaus que nous rapportait dĂ©fois la tante Marguerite, oudes escargots que le Ricet, le fils de ThĂ©o, ramassaitpour moi.

On a déposé chacun un sabot devant le fourneau eton est allé se coucher. Mes parents, ma grand-mÚre etmes frÚres sont partis aux Gras, à pied, à la messe deminuit.

Le papa portait son costume noir, celui de son mariage,le seul qu’il a eu de toute sa vie, et avec lequel on l’a misen terre. C’est la seule fois oĂč il allait Ă  la messe. Autre-ment, il ne mettait les pieds Ă  l’église que pour les enter-rements et les mariages. À son retour de la guerre de14-18, il avait dĂ©crĂ©tĂ© que le Bon Dieu, il ne voulait plusen entendre parler.

— Comment tu vas les Ă©lever ces gosses ? Tu veux en

37

faire des païens ! Des Rouges ! criait la moman.Je n’en comprenais pas un mot, mais je sentais qu’ils

n’étaient pas d’accord. Et que le papa ne lĂącherait passon idĂ©e.

*

Page 38: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

C’est une petite-cousine, du cĂŽtĂ© de la moman, laRolande, qui venait nous garder. Elle Ă©tait vieille fille ettrĂšs sĂ©vĂšre. Un grand cou maigre de poule dĂ©charnĂ©e,toujours en deuil, habillĂ©e en noir de la tĂȘte aux pieds, ettoujours sa broderie Ă  la main.

Avec elle, la moman Ă©tait tranquille. On ne sauterait passur les lits, on ne se ferait pas de chatouilles sous lesdraps, et on ne se raconterait pas d’histoires dans lachambre.

Ce soir-lĂ , je suis tombĂ©e dans un profond sommeil. C’estla voix de Michel qui m’a rĂ©veillĂ©e :

— Mad’leine, Mad’leine !Il faisait encore nuit.— Viens voir, le p’tit JĂ©sus a passĂ© !J’ai bondi hors du lit et couru pieds nus sur les dalles

froides de la cuisine.Il y avait dans chaque sabot une balle orange, toute

brillante, Ă  la peau couverte de petits points. Et, sur ledessus, une Ă©toile verte, comme une fleur.

Michel m’a dit :— C’est une orange.J’ai aussitĂŽt aimĂ© ce mot-lĂ . Orange. Je le rĂ©pĂ©tais sans

arrĂȘt : « Orange, orange ! » Je l’ai prise dans mes deuxmains, et l’ai tournĂ©e et retournĂ©e dans tous les sens
 Jela sentais et son odeur me remplissait de joie. Je l’ai posĂ©esur la table de nuit. Avant de m’endormir, je la regardais.DĂšs que je me rĂ©veillais, je tournais vite la tĂȘte pourm’assurer qu’elle Ă©tait toujours bien lĂ , que je n’avais pasrĂȘvĂ©. Je la respirais, comme si j’avais manquĂ© d’air avantde l’avoir. Et pi je la cachais dans le tiroir du bahut, pourque les p’tits n’aillent pas me l’abĂźmer. Dans la journĂ©e, jerevenais la voir. Je lui parlais :

— Orange ! Tu t’appelles Orange et moi Madeleine. T’esbelle comme le soleil. T’es à moi.

38

Je la rangeais Ă  nouveau. Et ainsi pendant des jours etdes jours, des semaines et des semaines. Si bien qu’elleest devenue toute reintrie, dure comme un caillou etqu’elle a fini par sĂ©cher sur la table de nuit. Je n’ai mĂȘmepas eu son goĂ»t dans la bouche.

Les garçons se moquaient de moi :

Page 39: La Madeleine Proust, une vie

L’Orange de NoĂ«l

— Ma p’tite Orange, t’es belle, toute pourrie !J’en pleurais de rage. Et, tous les soirs, je priais le p’tit

JĂ©sus de m’en apporter une autre au prochain NoĂ«l. Jedemandais sans arrĂȘt :

— C’est quand NoĂ«l ? Dans combien de jours ? On auradĂ©jĂ  fait les foins ?

On me rĂ©pondait que c’était dans longtemps. J’avais Ă peine tournĂ© les talons que je demandais Ă  nouveau :

— C’est dĂ©jĂ  passĂ©, longtemps ?Un jour, il s’est mis Ă  neiger et Michel a dit :— C’est bientĂŽt NoĂ«l !Mon cƓur a alors sautĂ© dans ma poitrine. J’ai repensĂ© Ă 

l’orange, que j’avais oubliĂ©e, Ă  sa belle couleur, Ă  sa formetoute douce, Ă  sa bonne odeur, qui me faisait tant de bien.

— Je vais r’avoir une orange ?La moman Ă©tait en train d’éplucher des chĂątaignes que

l’oncle Virgile lui avait apportĂ©es. Elle Ă©tait assise, lesjambes Ă©cartĂ©es, pour rĂ©cupĂ©rer les Ă©corces dans sontablier.

— Oh, tu sais, cette annĂ©e le p’tit JĂ©sus n’est pas riche !Ah ? Il lui fallait donc des sous Ă  lui aussi pour pouvoir

faire plaisir aux enfants ?

Le soir de NoĂ«l, on a posĂ© chacun notre sabot devantle fourneau, et je suis allĂ©e au lit. J’avais quittĂ© la chambredes parents pour laisser la place aux jumelles. Je couchaisdans la chambre haute avec mes frĂšres et la Paulette,encore trop petite pour avoir un cadeau. J’ai eu du mal Ă m’endormir cette nuit-lĂ . Je me retournais sans arrĂȘt d’uncĂŽtĂ© et de l’autre. Je collais mes pieds froids contre lesjambes de ma sƓur, pi je m’asseyais, et je restais assiseĂ  rĂ©pĂ©ter sans arrĂȘt :

*

39

— Petit JĂ©sus, s’il te plaĂźt, n’oublie pas mon orange !Au bout de longues heures, le sommeil m’a emportĂ©e.

Mais au matin, j’avais dĂ©jĂ  les yeux ouverts quand j’aientendu des pas dans l’escalier, et le bruit de la ticlette1.

1. Ticlette : Poignée de la porte.

Page 40: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

Michel est entrĂ© dans la chambre. Il avait sa tĂȘte des mau-vais jours.

— Il est pas v’nu ?— Si, mais c’coup-ci, il a pas apportĂ© d’orange.Mon cƓur s’est arrĂȘtĂ© de battre. J’ai senti dans tout mon

corps le froid du givre qui recouvrait les carreaux.— Il n’a rien apportĂ© ?Le Michel a fait un signe de la tĂȘte.— T’as qu’à de v’nir voir.Je me suis levĂ©e, j’ai descendu les escaliers, et je suis

allĂ©e Ă  la cuisine en traĂźnant des pieds. Je grelottais. J’aiavancĂ© lentement, pour ne pas ĂȘtre déçue trop vite. Il yavait Ă  nouveau une balle dans mon sabot : mais rouge,cette fois, et toute brillante. Je me suis accroupie. C’étaitune pomme ! Une pomme pareille que celles de nos pom-miers ! Un gros sanglot a remuĂ© dans ma poitrine et j’aicouru jusqu’à la chambre me jeter sur mon lit, en pleurs.J’ai entendu la porte du bas grincer, et le papa chuchoteravec Michel.

Ils ont montĂ© l’escalier, ils sont entrĂ©s dans la chambre.Le papa s’est approchĂ© de moi :

— T’as vu qu’le p’tit JĂ©sus a passĂ© ?Entre deux sanglots, j’ai rĂ©pondu :— Il m’a apportĂ© une pomme du verger !Le papa s’est baissĂ© prĂšs de moi. Il m’a caressĂ© les che-

veux :— Mais non, c’est pas une pomme du verger
 C’est une

pomme de Paris !J’ai relevĂ© la tĂȘte.— Une pomme de Paris !J’ai ouvert grand les yeux. Le p’tit JĂ©sus Ă©tait allĂ© jusqu’à

Paris pour me rapporter une pomme !Je me suis levĂ©e d’un bond, et j’ai couru le plus vite que

je pouvais jusqu’au fourneau. Je ne sentais plus le froid

40

des dalles sous mes pieds. Je courais sur de la mousse,je volais : Une pomme de Paris !

Je l’ai prise dans mes mains et c’était comme si j’avaistenu la tour Eiffel entre mes doigts. Elle brillait encore plusque l’orange. Elle sentait bon. Elle sentait Paris !

— Merci, petit JĂ©sus de m’avoir tant gĂątĂ©e !

Page 41: La Madeleine Proust, une vie

L’Orange de NoĂ«l

Et j’ai embrassĂ© la pomme. Le papa riait de bon cƓuret Michel Ă©tait tout content. Mes deux frĂšres avaient aussiune pomme. Une pomme de Paris, comme moi.

J’ai regardĂ© le papa :— Et toi, papa, t’as rien eu ?— Ah non, rien ! Le p’tit JĂ©sus n’en avait pas assez ! C’est

tellement rare, une pomme de Paris !Ses yeux brillaient, pleins de malice. Il Ă©tait heureux pour

moi. Alors je lui ai dit :— Je n’vais pas attendre qu’elle pourrisse, comme

l’orange l’annĂ©e passĂ©e. Je vais la manger, mais j’veux t’endonner la moitiĂ© !

Il a sorti son couteau de sa poche. Il a coupĂ© la pommeen deux. Elle avait un cƓur Ă  l’intĂ©rieur et deux pĂ©pins,bien nichĂ©s au milieu. On a croquĂ© en mĂȘme temps. ElleĂ©tait juteuse et toute parfumĂ©e, comme un bonbon. On l’amĂąchĂ©e en prenant notre temps, bien lentement.

Ça, c’était des bonnes pommes ! Rien Ă  voir avec cellesdu verger. C’était vraiment autre chose, les pommes deParis !

Page 42: La Madeleine Proust, une vie
Page 43: La Madeleine Proust, une vie

CHAPITRE 6

La Moman

Depuis l’ñge de cinq ans, ce que je dĂ©sirais le plus, c’étaitd’aller Ă  l’école.

Le matin, j’entendais les sommiers grincer, les pas demes frĂšres sur le vieux plancher qui craquait, le frĂŽlementdes habits qu’ils enfilaient, le claquement du loquet, etleurs godillots dans l’escalier. Je les imaginais prĂ©parerleurs musettes. Le plumier, ils n’en avaient qu’un pour lesdeux. Dedans, ils rangeaient leurs crayons d’ardoise, leursdeux crayons de papier, leur gomme, et surtout, ce quime paraissait le plus chic de tout, les deux porte-plumesen bois et leurs plumes Sergent-Major, avec un petit boutde patte pour les essuyer.

Je me disais que, moi, je ne le rosillerais pas. J’en pren-drais grand soin quand j’aurais l’ñge de tremper la plumedans l’encre violette et de tracer des lettres entre les deuxinterlignes, sans dĂ©border comme le Bernard. Lui, il faisaitde gros crĂąpĂ©s1 et prenait des taugnĂ©es Ă  chaque fois qu’ildonnait son cahier Ă  signer. Et s’il avait le malheur de cas-ser sa plume, ça bardait.

— Autant donner de la confiture à des cochons !Avant de couper le pain, la moman faisait le signe de

43

croix en dessous, la miche contre sa poitrine. Ils enfour-gaient dans la musette une rondelle de saucisse ou un boutde lard, deux carrĂ©s de chocolat ou deux sucres, troistranches de pain chacun – pour les deux rĂ©crĂ©ations et le

1. Crùpés : Pùtés.

Page 44: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

casse-croĂ»te du midi –, le tout emballĂ© dans un linge. Àl’école, on leur servait la soupe.

En rentrant, le soir, ils me racontaient les parties de riresur la route avec les cousins Bobillier et tous les gossesde DerriĂšre-les-Gras. Ils faisaient avec eux les deux kilo-mĂštres Ă  pied, matin et soir. Mille neuf cent quatre-vingtsmĂštres exactement, de la maison Ă  l’école du Grand-Mont,comme l’avait dit l’oncle Virgile, qui avait mesurĂ© le par-cours avec une chaĂźne d’arpenteur. Mille neuf cent quatre-vingts mĂštres de libertĂ©, sans la moman sur le dos, sansavoir Ă  m’occuper des p’tits, des veaux, des poules, de lalessive, du mĂ©nage, de la soupe Ă  Ă©plucher


Le soir, pendant qu’ils faisaient leurs devoirs en rechi-gnant, au milieu des miettes de pain, des taches de lait etdes mouches, je regardais leurs livres de lecture.

Des enfants, jamais plus de deux, le frĂšre et la sƓur,toujours bien propres, bien coiffĂ©s, jouent prĂšs d’une joliemaman qui essuie la vaisselle, pendant que le papa, enchemise blanche, lit le journal, dans un fauteuil en cuir.Elle ne les dispute jamais, et elle leur parle poliment,comme Ă  des princes. On ne les voit pas dans le fumierde l’écurie, au milieu des bouses, au cul des vaches, nicompter le maigre argent que, chez nous la moman cachedans une boĂźte en fer, au-dessus du buffet, quand on avendu un veau.

— Pour ce que ça rapporte
 Autant les donner à cevoleur de boucher !

La petite fille blonde joue avec une poupĂ©e, et le petitgarçon, bien peignĂ©, une raie sur le cĂŽtĂ©, fait tourner untrain, Ă  genoux sur un tapis trĂšs doux. Il n’y a aucun bruitdans leur salle Ă  manger.

Chez nous, la moman entre comme une tempĂȘte. Tou-jours les mains prises, elle fait valdinguer les portes avecle pied. Elle claque les portes du buffet, des armoires, la

44

porte du tuyĂ© et celle de l’écurie, le cercle en fonte de lacuisiniĂšre, le crochet pour attiser les braises. Tout fait duboucan : le couvercle qu’elle abat sur la marmite, la grilledu four, les couverts qu’elle lance sur la table, les seauxde lait qui heurtent les dalles, ou beugnent l’évier en pierre,le battant du coffre Ă  bois, qu’elle lĂąche sans mĂ©nagement

Page 45: La Madeleine Proust, une vie

La Moman

la pĂąte Ă  pain qu’elle gifle. La moman cogne les chaisesquand elle les empile sur la table pour passer le balai, etdonne des grands coups contre tout ce qui la gĂȘne.

— J’ai beau faire, j’ai pas quat’ bras !Je voulais entrer dans ce monde, plus beau que le mien.

Avoir des belles robes, avec un chapeau assorti et desgants en dentelle. Marcher dans les rues avec une bellemoman, douce et bien habillĂ©e, qui me tiendrait par lamain pendant que mon frĂšre serait Ă  la pĂȘche avec le papa.

Dans le livre de lecture du Bernard, on les voyait au bordde l’eau, le pĂšre et son fils, un chapeau sur la tĂȘte, tran-quilles, comme s’ils n’avaient rien d’autre Ă  faire.

J’aurais voulu, moi aussi, jouer sur un tapis de laine. Ber-cer une poupĂ©e qui ne fait pas ses dents, n’a pas de vomisur son bavoir. Lui changer ses couches pour du faux, oul’oublier dans un coin, sans craindre qu’elle se fasse mal.Et, surtout, sans la peur de la taugnĂ©e.

J’aurais aussi aimĂ© jouer Ă  la cachette ou faire des rondes,avec mes cousines Bobillier. Je les regardais par la fenĂȘtre,en lavant les couches, ou en surveillant le lait sur le four-neau, un gosse dans les bras. Elles se poussaient l’une aprĂšsl’autre, avec des cris, de joie sur la balançoire que l’oncleCharles avait accrochĂ©e Ă  la branche du gros tilleul.

Je ne disais rien de mes rĂȘves, car la moman m’auraitdit que je voulais « pĂ©ter plus haut que mon cul ». C’est laseule fois oĂč elle disait un gros mot. Elle se signait aussitĂŽt.

— Tiens, tu m’fais dire des bĂȘtises ! qu’elle me disait.

Sur un autre dessin du livre, le soir, toute la famille estrĂ©unie autour de la table. Le grand-pĂšre raconte des his-toires, en souriant. Ils mangent, assis bien droit, du rĂŽtiou du poulet que, nous, on garde pour les baptĂȘmes ou

*

45

les communions. Chez nous, on fait du bruit en avalant lasoupe, avec le corps qui plonge vers l’assiette pleine Ă  rasbord, et qu’on retourne pour manger une pomme cuite aufour. On trusse1 le pain trempĂ© dans la sauce du ragoĂ»t.

1. Trusser : Sucer.

Page 46: La Madeleine Proust, une vie

La Madeleine Proust, une vie

Quand la moman en laisse tomber sur la table, elle l’essuieavec le doigt qu’elle lùche d’un grand coup de langue.

Le papa s’endort, abouchĂ© au coin de la table, la tĂȘtedans ses bras. La moman finit de manger debout, et, aprĂšsla priĂšre, elle nous houspille au lit sans nous embrasser.

J’aimais aussi le livre d’histoire, avec des gravures ennoir et blanc, oĂč des soldats aux longs cheveux blonds,coiffĂ©s de casques Ă  cornes, chargent des coffres quidĂ©bordent d’or dans des bateaux Ă  tĂȘte de cheval. Il y ades chĂąteaux forts, perchĂ©s en haut d’une colline, des prin-cesses en robes longues, coiffĂ©es de chapeaux pointusenveloppĂ©s de mousseline. Elles montent des chevaux auxpattes fines, garnis de harnais en dentelle. Plus loin, unroi donne Ă  manger Ă  de pauvres gens, en haillons, encoreplus pauvres que nous. Et aussi la guerre, et ses terriblessoldats en armure, armĂ©s de pics et de sabres
 Vers lafin du livre, un monsieur, aussi bien habillĂ© que l’oncleVirgile, le garde champĂȘtre, est assis au milieu d’hommesĂ  la peau toute noire et presque nus, avec des plumes surla tĂȘte. La derniĂšre page, je ne l’ouvre pas si le papa estlĂ , pour ne pas lui faire de peine, car on y voit la guerrede 14. Des tranchĂ©es bien propres, des soldats en uni-forme, tirĂ©s Ă  quatre Ă©pingles, qui dĂ©filent en souriant. RienĂ  voir avec ce qu’il nous racontait en pleurant.

J’essayais de comprendre les signes alignĂ©s sous lesimages, mais ni Bernard, ni le Michel ne m’aidaient Ă  lesdĂ©chiffrer. La moman me rabrouait :

— T’as pas mieux à faire ? Mets voir la Paulette sur lepot ! Pi va bercer les jumelles qui chouinent !

Le 12 avril 1931, le papa m’a dit :— Aujourd’hui, t’as six ans !Chez nous, on ne fĂȘtait pas nos anniversaires. On savait

*

46

juste qu’on avait un an de plus. Et, que ce jour-lĂ , c’étaitpile notre Ăąge. C’est tout.

— Je vais pouvoir aller Ă  l’école, alors ?— Faut attendre le mois d’octobre.— C’est dans longtemps ?

Page 47: La Madeleine Proust, une vie
Page 48: La Madeleine Proust, une vie

N°édition : L.01EUCN000556.N002DépÎt légal : octobre 2013