La démocratie dans le débat public Cigéo

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  • Chroniques & opinions

    1. Les Echos.fr : Cette nuit en Asie : le Dala-Lama soutient le nuclaire au Japon .

    2. Chapitre Ier du Titre II Information et participation des citoyens du Code de lenvironnement.

    La dmocratie lpreuve du dbat public CigeoMise en scne dun dbat et dun choix politiqueLe bilan de la procdure de consultation du public sur le projet denfouissement des dchets radioactifs Bure rvle les limites du cadre juridique de la Commission nationale du dbat public (Cndp) et pose la question de la neutralit des dbats sur le nuclaire.

    INTRODUCTION

    Le 24 avril 2014, trois ans aprs la catastrophe de Fukushima, le Dala-lama, alors en visite au Japon, appelait la population et les responsables politiques envisager diffrents points de vue dans le dbat sur le nuclaire (1) : Ne regarder le sujet que sous une seule perspective avant de prendre sa dcision ne serait pas correct ; expliquant par ailleurs que lnergie dorigine nuclaire pouvait permettre des populations daccder une lectricit bon march. Cette vision, appelant une approche rationnelle et fonde sur une analyse cots/bnfices, peut paratre surprenante de la part dune des autorits spirituelles les plus importantes de notre sicle. Elle est en tout cas assez proche de la manire dont la France envisage sa relation lnergie atomique et ses risques, conduisant de vives oppositions entre partisans et opposants.

    Que se passe-t-il, en effet, quand les impratifs et les injonctions des dmocraties modernes, savoir le dbat, le dialogue et la concertation, rencontrent les problmatiques que lnergie la plus controverse du monde pose ? Comment dmler dans ce cadre, les volonts partisanes dimposer une dfinition de ce quest le bien pour notre socit, de ce quest le progrs, de ce qui est thique, de ce quest la scurit ? Le dbat sur le nuclaire est, soixante ans aprs la bombe atomique et cinquante aprs les premiers racteurs civils, un test complexe et permanent pour la dmocratie et nos institutions.

    En tant que membres de la Commission particu-lire du dbat public (Cpdp), nous avons t chargs de prpa-rer, dorganiser, danimer et de participer la production dun compte rendu du dbat public (dont la responsabilit incombe au

    seul prsident de la Cpdp), sur lenfouissement des dchets radioactifs en Meuse et en Haute-Marne, qui a eu lieu entre mai 2013 et fvrier 2014. Tenu dans des conditions chaotiques et contestes par une partie importante du public (certains ont dailleurs empch physiquement les runions publiques), ce dbat vient questionner le cadre dans lequel il se droule, les principes de parti-cipation et de neutralit, ainsi que le processus dcisionnel spcifique au nuclaire franais.

    I. LMENTS DE CONTEXTE ET FONDEMENT DU DBAT PUBLIC CIGEOLes annes quatre-vingt-dix ont vu natre des am-liorations significatives en matire de dmocratie environnementale en France et linternational (confrence de Rio de 1992, promulgation de la Charte de lEnvironnement en France, adoption de la Convention europenne dAarhus). Com-ment sarticule alors la rencontre entre la parole citoyenne sur les enjeux environnementaux en France et lun des sujets les plus sensibles de notre dmocratie, le nuclaire ?

    Lapplication du principe de participation en FranceLe cadre de la Cndp et le rle de la CpdpLa loi Barnier introduit la procdure du dbat public dans le droit franais en 1995 travers la cration de la Commission nationale du dbat public (Cndp), linstance charge de la mise en uvre des dbats. Selon le Code de lenvironnement, elle prvoit lassociation et la participation du public lla-

    boration des projets damnagement ou dquipement ayant une incidence importante sur lenvironnement ou sur lamnagement du territoire (2). La loi du 27 fvrier 2002 relative la dmocra-

    Ariane MtaisJean-Claude AndrBarbara RedlingshferMembres de la commission particulire du dbat public (Cpdp) sur le projet Cigo

    2 DROIT DE LENVIRONNEMENT n 224 - Juin 2014

  • 3. www.dbatpublic.fr/comment-ca-marche4. Article L. 121-1 du Code de lenvironnement.

    5. www.debatpublic.fr/son-rle

    tie de proximit transforme la Cndp en autorit administrative indpendante et largit son champ daction. Ce statut a pour but dasseoir la lgitimit de cette instance, garante devant le public de limpartialit, de la transparence, et de la sincrit du dbat public. Elle est saisie obliga-toirement par les matres douvrage souhaitant raliser une infrastructure dont le cot excde les 300 millions deuros.

    Un dbat porte sur lopportunit et les caract-ristiques de louvrage, et a donc ncessairement lieu en amont de la ralisation. Il se dfinit par ses principes : la transparence, largumentation, lquivalence de traitement (3). Quel que soit lobjet du dbat, il doit tre dfini de manire laisser ouvertes les possibilits suivantes : mettre en discussion lopportunit du projet, examiner des variantes du projet, dbattre de tous les aspects du projet, ouvrir une aire de dbat au-del de la stricte emprise du projet.

    La Commission ne donne pas son avis sur le projet. En ce sens, sa fonction est clairement distincte de lenqute publique pour laquelle le commissaire enquteur met un rapport avec son avis. La Commission nationale ne pilote pas elle-mme les dbats et nomme une commission particulire, dite Cpdp (Commission particulire du dbat public) pour chaque dbat.

    Le rle de la Cpdp est dorganiser physiquement le dbat, et de rendre compte, au sens tymologique du terme, de tout ce quelle a entendu, sans faire intervenir son avis sur le fond du projet et sans inflchir le dbat dans un sens ou dans lautre selon ses convictions, tant rgie par un principe de neutralit.

    travers la Cpdp quelle nomme, la Commission a donc pour mission de veiller au respect de la participation du public au processus dlaboration des projets (4), autrement dit, dinformer les citoyens et de faire en sorte que leur point de vue soit pris en compte dans le processus de dcision (5).

    Un principe constitutionnelCette mission relve de larticle 7 de la Charte de lenvironnement qui consacre en tant que principe valeur constitutionnelle le droit pour toute personne de participer llaboration des dcisions publiques ayant une incidence sur lenvironnement. Le lgislateur dfinit ensuite les conditions et les limites dans lesquelles sexerce ce droit. Au niveau europen, cest la Convention dAarhus sur laccs linformation, la participation du public au processus dcisionnel et laccs la justice en matire denvironne-ment , signe en 1998 par trente-neuf tats, dont la France, qui consacre le principe de participation. La Cndp est donc lorgane majeur de la participation du public en France permettant la mise en pratique de ce principe, et ses dbats publics mens par les Cpdp sont la forme concrte de cette participation.

    Les nuances de la participation Les termes lgislatifs consacrs autour de la participation peuvent porter confusion : la participation du public au pro-

    cessus dcisionnel et llaboration des projets nest pas la participation la dcision en tant que telle. Cette nuance est essentielle. La dmocratie en France reste avant tout reprsentative, car cest le matre douvrage ou plus souvent lEtat, et non le public, qui dcide en dernier lieu, aprs le dbat, de poursuivre ou non le projet. Ce systme inclus nanmoins des bulles de consultation publique que sont censs crer les dbats publics. Cela nempche pas des doutes, notamment chez les citoyens, ceux-ci se demandant gnralement pourquoi participer au dbat public, sil na pas de pouvoir dcisionnel et si le dbat nest pas, en fin

    de compte, un moyen officiel pour le matre douvrage de faire accepter socialement son projet.

    Lentre en politique de la gestion des dchets radioactifsLa gestion des dchets : question ultime dune politique nuclaire ?La gestion des dchets radioactifs est un enjeu fondamental pour lactivit nuclaire dans le monde et notamment pour la France qui est, derrire les tats-Unis, la deuxime puissance nuclaire mondiale avec cinquante-huit racteurs. Trouver une solution pour ces dchets, cest boucler le cycle industriel de lactivit nuclaire et lui permettre de perdurer. La gestion des dchets est en effet un maillon manquant de ce secteur dactivit. Cest un enjeu pour la politique nergtique franaise qui a planifi que lessentiel de sa production lectrique soit dorigine nuclaire. Cest aussi une question dimage pour la France : la performance de son nuclaire civil lui a valu une reconnaissance majeure sur la scne gopolitique internationale. Il est donc fortement li dans limaginaire collectif franais, aux notions de puissance mais aussi dindpendance, aussi bien nergtique que politique.

    Lenfouissement des dchets : la solution favorite des pou-voirs publicsLe problme de la gestion des dchets hautement radioactifs (moyenne activit vie longue MA-VL et haute activit HA) a t examin par le parlement en 1991 et a dbouch sur la loi Bataille, dfinissant trois axes de recherches : la transmutation, lentreposage prenne en subsurface et le stockage gologique profond. En France, ce nest pas aux producteurs de dchets (principalement Edf, le CEa et arEva) quincombe la responsabilit de mettre en uvre ces recherches, mais landra (lAgence nationale de gestion des dchets radioactifs), place sous la tutelle des ministres chargs respectivement de lnergie, de la Recherche et de lEnvironnement. Conformment la loi Bataille, le stockage gologique profond bnficie de linstallation dun laboratoire exprimental situ la frontire de la Meuse et de la Haute-Marne pour tester les caractristiques de la roche.

    La dmocratie en France reste avant tout reprsentative, car cest le matre douvrage ou plus souvent lEtat, et non le public, qui dcide en dernier lieu, aprs le dbat, de poursuivre ou non le projet.

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  • Chroniques & opinions

    6. Dossier du matre douvrage de lAndrA p. 83.7. Rsum du compte rendu du dbat public de 2005 sur les options gnrales

    en matire de gestion des dchets radioactifs de haute activit et de moyenne activit vie longue.

    Le laboratoire de Bure : une opportunit de dveloppement pour le territoire ?Le laboratoire sous-terrain est implant Bure et Saudron dans les annes 2000. Il est accompagn dune politique active en faveur du dveloppement conomique local (6). Deux groupe-ments dintrt public sont crs : un pour la Meuse, un pour la Haute-Marne, qui lEtat verse plusieurs dizaines de millions deuros par an.

    Ces deux dpartements ont connu successivement les deux guerres mondiales, puis leffet dvasta-teur de la dsindustrialisation. La population est confronte au chmage de masse, qui entrane une dsertification du territoire. Dans ce contexte, le laboratoire de Bure apparat comme une oppor-tunit de redynamiser lconomie et de rendre le territoire plus attractif. Cette promesse, les lus et les populations de la Vienne et du Gard, lavait fermement refuse lorsque leurs dpartements avaient t pressentis pour limplantation de ce laboratoire.

    La rencontre entre le public et le problme de la gestion des dchets radioactifsLe dbat public de 2005 sur les trois solutions de gestion de dchets radioactifsEn 2005/2006, un dbat public dans le cadre de la Cndp est organis, quatorze ans aprs la loi Bataille. Exceptionnelle-ment, il ne porte pas sur une infrastructure, mais sur un choix politique, celui de savoir quelle solution de gestion des dchets radioactifs la France va choisir.

    Le dbat sannonce trs difficile : comment dbattre galit des trois solutions, quand lune dentre elles a fait lobjet dun plus grand investissement dans sa recherche et bnficie dun laboratoire exprimental ? La dcision parat donc joue davance et le dbat semble vain. Une partie du public et des associations dcident dailleurs de boycotter la premire runion publique du dbat, Bar-le-Duc, en manifestant lextrieur de la salle. Une ptition circule pour lorganisation dun rfrendum sur le sujet et rcolte 40 000 signatures.

    Le dbat se tient finalement sans entrave, et sans agressivit (7), durant quatre mois travers treize runions publiques rparties dans les villes concernes directement par les problmatiques de la gestion des dchets. Cest une prparation minutieuse et collective tourne vers les proccupations du public qui permet au dbat davoir lieu. Si la Cpdp, prside par Georges Mercadal, gagne le respect du public et le dbat sa lgitimit, le bilan du dbat est lui aussi trs favorablement accueilli. Il se conclut par une prise de position de la Cpdp sappuyant sur un consensus qui sest tabli pendant le dbat : construire par tapes, une solution pour les dchets vie longue . La Cpdp appelle en effet une temporisation et un approfondissement quilibr des

    deux axes de recherche, celui du stockage profond et celui de lentreposage prenne en subsurface.

    Le dbat public lpreuve de la dmocratie reprsentativeEn 2005, le public et la Cpdp se positionnent donc en faveur du principe de prcaution: poursuivre les recherches pour laisser

    le temps aux tudes sur lentreposage prenne en subsurface de stoffer. Mais en appuyant les conclusions du public dans son bilan, la Cpdp naurait-elle pas perdu en neutralit ? En affir-mant la ncessit dune alternative crdible face lenfouissement des dchets, solution qui paraissait dj dcide, la Commission prend parti pour le dbat. Une prise de position en faveur du dbat dautant plus ncessaire, quun an plus tard, les parlementaires doivent entriner une solution de gestion.

    Pourtant, le parlement dcide de ne pas jouer le jeu de la consultation publique qui, lors du

    dbat de 2005, sest transforme en rel exercice de dmocratie participative. En 2006, les parlementaires entrinent en effet le stockage gologique profond comme solution nationale de gestion des dchets radioactifs, prenant contre-pied les conclusions du dbat de 2005 et la logique de prcaution voulue par le public.

    La loi de 2006 se fonde sur le principe de responsabilit et daction qui prvoit la concrtisation dune solution le plus rapidement possible. Un projet de stockage gologique profond doit donc tre ralis selon le calendrier dfini par cette loi : En 2011, landra, sur la base de ses recherches issues des

    exprimentations en laboratoire sous-terrain, doit lancer la conception industrielle du projet de centre de stockage go-logique profond, projet CigEo Bure ; En 2013, elle doit prsenter au dbat public les avances et

    caractristiques du projet ; En 2016, les parlementaires doivent voter les conditions de

    la rversibilit du stockage ; En 2018, le prsident de la Rpublique, aprs validations par

    les autorits de contrle et dvaluation, doit acter la dcision de lancer le projet ; En 2019, les travaux de construction devraient dbuter, pour

    une mise en service en 2025, toujours sous rserve de validation de lAutorit de sret nuclaire (asn).

    La rupture parlementaire ou le futur blocage du dbat public CigeoEn permettant un dialogue ouvert, en garantissant le respect de lexpression des diffrents points de vue, en intervenant de manire critique dans lespace public, la Cpdp a mis en place un dbat (certes passionn), mais qui sest droul dans des conditions acceptables. Le parlement nayant pas retenu les avis du public exprims par le dbat de 2005, quoi sert le dbat de

    En permettant un dialogue ouvert, en intervenant de manire critique dans lespace public, la Cpdp de 2005 a mis en place un dbat qui sest droul dans des conditions acceptables.

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  • 8. Avis de lAsn sur les recherches relatives la gestion des dchets haute activit et vie longe menes dans le cadre de la loi du 30 dcembre 1991, et liens avec le Pndgr-MV.

    9. Dossier de saisine de lAndrA pour la CndP - octobre 2012 - p. 8.10. La Croix, 14/05/3013, Georges Mercadal : Lentreposage, une solution tudier .

    2013 sur le projet de stockage gologique profond ? Comment envisager un nouveau dbat alors que limpression dun dbat pour rien se gnralise? Le dbat public devient aux yeux des opposants au stockage gologique, une tape dont le blocage ou lavortement, constitue une action concrte de lutte contre le projet et par l mme de lutte contre le nuclaire.

    II. LE DBAT PUBLIC SUR LE PROJET CIGEO : UNE MISE EN SCNE POUR MAQUILLER LIMPOSSIBILIT DU DBAT ?Le dbat de 2013-2014 commence donc avec dnormes frustra-tions et un important malentendu : les partisans du nuclaire y voient une tape ultime sur un agenda de dcisions dj prises. Les opposants critiquent vivement le processus mme du dbat public, fond sur le sentiment de labsence de prise en compte des avis du public par le parlement, et plus gnralement, lEtat. Ce dernier est dailleurs considr par certains opposants comme juge et partie du projet : il est charg dorganiser le dbat travers la Cndp, mais aussi la gestion des dchets et la politique nuclaire. Les opposants reprochent aussi lEtat et aux partisans du nuclaire de tenter de peser sur les rsultats, en mettant en avant les bnfices conomiques importants dans un territoire sinistr. Cest probablement un paradoxe qui vient questionner la crdibilit du dbat public aujourdhui en France et alimente les thories du complot. La Cpdp, dont nous tions membres, a donc t confronte de manire encore plus nette la difficult de dbattre du nuclaire en France.

    Lobjet du dbat : un projet qui chappe aux cadres traditionnelsLa singularit du projet CigeoAprs le laboratoire souterrain implant en 2000 Bure, le projet CigEo consiste en un vaste site de stockage qui doit donner lieu un des plus grands chantiers du monde, au cot estim et controvers de 35 milliards deuros. Les dchets de moyenne activit vie longue (MA-VL) et haute activit (HA), destins tre confins 500mtres sous terre, sont principalement issues de lindustrie lectronuclaire et des activits de recherche associes. Ils sont mortels aprs une exposition de quelques secondes et certains restent radioactifs pendant des centaines de milliers dannes.

    Lexploitation devrait durer 120 ans, avant que le site ne soit progressivement ferm, partir de 2130, selon un processus dcisionnel dfini dans la loi de 2016, fixant les conditions de rversibilit du stockage. Les dchets resteraient ensuite enfouis pour une dure indtermine de plusieurs centaines de mill-naires. Landra prvoit quaucune manation radioactive ne sera rejete la surface avant 100 000 ans.

    Par sa nature singulire et sa fonction unique, le projet CigEo dpasse largement lchelle de temps des politiques publiques et chappe aussi au cadre des dbats publics traditionnels. Les ques-tions lies la mmoire du site, aux modalits de transmission, sa gouvernance sont autant de zones dombre, que le temps dun mandat ou dun dbat ne peuvent aborder srieusement, encore moins cerner. Avec le nuclaire, la notion parfois abstraite en droit, de gnrations futures , semble prendre tout son sens.

    Le fondement du projet : faire confiance la gologie Les deux voies de gestions des dchets radioactifs, stockage gologique profond et entreposage en subsurface, correspondent

    deux approches opposes. Lune est fonde sur la confiance en lhomme , lautre sur la confiance en la gologie . Faire confiance lhomme consiste entreposer les dchets en surface ou en faible profondeur afin de les rcuprer aisment, si une meilleure solution de gestion des dchets simpo-sait. Elle a lavantage de permettre une rversibilit totale dans le futur, car les dchets restent assez facilement accessibles. Mais cette option ncessite une surveillance permanente. Cette surveillance ne peut tre garantie, selon lasn (8), sur des priodes suprieures quelques centaines dannes et reporte donc la charge correspondante sur les gnrations futures.

    Cest pourquoi lapproche faire confiance la gologie a t retenue : la roche est un lment stable dont on peut mesurer et envisager les volutions sur des milliers dannes. La marge dincertitude est donc, en principe, moindre, compare aux changements de socits quon ne peut prvoir au-del dune centaine dannes. Faire confiance la gologie plutt qu lhomme , tel est ladage du projet CigEo qui fait parler la roche, une roche dite favorable (9) au confinement des dchets. Toute considration ou orientation, politique ou thique lui sont subordonnes et ne sont ds lors qumanations de cette rponse.

    Dans une interview (10) de 2013, en plein dbat public sur le projet CigEo, Georges Mercadal sest reproch de ne pas avoir demand une contre-expertise lors du dbat de 2005 sur lentre-posage prennis en subsurface : je ne prjuge pas de la solution qui aurait au final t retenue si nous avions men de front ces deux axes de recherche. Mais je regrette simplement que nous nayons fait confiance qu la gologie et que ces recherches naient pas eu lieu avant que la loi de 2006 nopte dfinitivement pour le stockage gologique profond .

    La question de la responsabilit face lternitUne argumentation thique est cependant utilise pour jus-tifier le principe du stockage gologique profond. Le principe de responsabilit et daction , sur lequel sest fond le choix parlementaire en 2006 dicte que la mise en uvre dun stoc-

    Par sa nature singulire et sa fonction unique, le projet Cigeo dpasse largement lchelle de temps des politiques publiques et chappe aussi au cadre des dbats publics traditionnels.

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  • Chroniques & opinions

    11. Dossier de saisine de lAndrA de la CndP - octobre 2012 - p. 312. Quafin dassurer un dveloppement durable, les choix destins rpondre aux besoins du prsent ne doivent pas compromettre la capacit des gnrations futures et des autres peuples satisfaire leurs propres besoins , Loi constitutionnelle n 2005-205 du 1er mars 2005 relative la Charte de lenvironnement.13. Lorsque la ralisation dun dommage, bien quincertaine en ltat des connais-sances scientifiques, pourrait affecter de manire grave et irrversible lenvironne-

    ment, les autorits publiques veillent, par application du principe de prcaution et dans leurs domaines dattributions, la mise en uvre de procdures dvaluation des risques et ladoption de mesures provisoires et proportionnes afin de parer la ralisation du dommage. 14. Le dbat a t pos en ces termes dans le journal du dbat n 1 diffus en avril 2013, dont le directeur de publication est Claude Bernet, prsident de la CPdP Cigeo.

    kage profond apparat comme seule solution capable dassurer la scurit sur le long terme des dchets radioactifs tout en limitant les charges pesant sur les gnrations futures (11). La charge thique, voire morale que revt ce principe de protection des gnrations futures implique, plus que des obligations : des devoirs. Ce principe est pris en compte en 2004 au niveau constitu-tionnel travers la Charte de lenvironnement (12) qui comporte larticle 2, cette notion de devoir toute personne a le devoir de prendre part la prservation et lamlioration de lenvironnement , ainsi quune rfrence au principe de prcaution larticle 5 (13).

    Le concept de gnration future, traditionnellement adoss au principe de prcaution est donc ici renvers pour justifier une prise rapide de dcision, alors que les opposants maintiennent que respecter les gnrations futures, cest prserver leur droit savoir et choisir. Ce renversement la transformation dune consquence en cause est le nerf de la guerre rhtorique que se livrent les partisans de CigEo et les opposants. Chacun tentant dimposer son prrequis thique au fondement de son argumentation, pour le stockage gologique profond ou pour lentreposage prenne en subsurface.

    Le cadre du dbat : laffirmation de la procdure comme principe de neutralitLa place de lopportunit dans le dbat Cigeo ou le problme dinterprtation de larticle L.121-1 du Code de lenviron-nementNous tions cinq membres avec un prsident, et la question de savoir si le dbat devait porter sur le projet CigEo, en tant quinfras-tructure, et/ou sur le principe mme du stockage gologique profond, entrin par la loi de 2006, a t en permanence au centre de nos changes. Car la rponse cette question dter-minait le reste du dbat et donc par dfinition ses rsultats. Pour y rpondre, nous nous sommes penchs sur larticle L.121-1 du Code de lenvironnement, qui stipule que le dbat doit porter sur lopportunit du projet, les objectifs et les caractristiques du projet . Mais la grande marge dinterprtation de cet article ne nous a pas aids. Les objectifs et caractristiques du projet signifient assez clairement, poser les questions suivantes : quoi sert le projet CigEo ? Quelle forme va-t-il prendre, comment va-t-il tre ralis ? Sur quelles parcelles ? Quelles vont tre les consquences conomiques, environnementales, humaines ? Etc.

    La question de lopportunit peut aller jusqu interroger le bien-fond du projet. Dbattre de lopportunit est-ce donc dbattre seulement du projet CigEo et donc poser le dbat sous cette forme : faut-il ou non raliser le projet de centre de stockage

    rversible profond prsent par le matre douvrage dans son dos-sier ? (14). Ou dbattre de lopportunit, est-ce poser la question

    pourquoi Cigeo ? Pourquoi un stockage profond Bure plutt quune autre solution ailleurs ? .

    Les deux options sont trs diffrentes : la premire limite le dbat sur le comment ?, tandis que la deu-xime pose le dbat sur le fond, sur le pourquoi ?, rouvrant de fait le dbat de 2005 et questionnant le choix du principe du stockage gologique profond. Les consquences de cette deuxime option pour-raient donner lieu une opposition plus incarne, plus territorialise, et plus virulente quen 2005, et

    dboucher sur un ralentissement, voir une suspension du projet dans lequel lEtat a dj investi 1 milliard deuros. Les effets sur lactivit nuclaire pourraient tre importants, et soulvent les questions techniques et financires lies au renouvellement des entrepts actuels des producteurs de dchets. Cest la viabilit du systme industriel lectronuclaire qui serait touche. La question de lopportunit a t dbattue en 2005. Pour le dbat de 2013, la consigne implicite ou ressentie comme telle par la moiti des membres de la Cpdp tait quil devait se focaliser sur les caractristiques du projet Tout le dbat a pti de cette consigne, orchestre par le prsident de la Cpdp, et a gnr des dsaccords interprtatifs srieux au sein de lquipe :

    Accepter le dbat, comme il tait pos, ctait implicitement accepter de dbattre du comment et donc refuser de dbattre du pourquoi. Cela signifiait dune certaine manire, bafouer le droit du citoyen de se saisir de la question de lopportunit. Cela signifiait implicitement aussi daccepter le principe du projet, ce qui a eu pour consquence, de dclencher un grand mouvement de boycott du dbat. En ne dbattant que du comment, le dbat de 2013 se privait donc demble dune partie de son public.

    La ralit du projet CigEo et de ses impacts est extrmement concrte pour les habitants de Meuse et Haute-Marne. Rduire le projet ses caractristiques revient nier cette ralit. Car cest priver demble le territoire concern, de la possibilit de questionner son avenir.

    Linterprtation la baisse de la notion dopportunit a ga-lement restreint la porte de son objet. Car le projet CigEo nest pas une infrastructure territoriale limage dune ligne Tgv ou dune ligne ThT dont on peut dmontrer lutilit sociale grce un calcul cot/risque/bnfice. CigEo, dans le cadre du dbat public, perd les aspects qui lui confraient sa singularit : un projet tout autre que celui dune infrastructure traditionnelle, dont les risques, mme sils sont prsents comme faibles par des experts du dbat, sont, dans lesprit du public la fois

    Accepter le dbat, comme il tait pos, ctait implicitement accepter de dbattre du comment et donc refuser de dbattre du pourquoi.

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  • 15. Voir le calendrier des runions publiques dans le Journal n 1 du dbat : www.debatpublic-cigeo.org/docs/journal-debat/jdd-1.pdf16. Cf. Audition publique lAssemble Nationale du 28 fvrier 2013 sur lva-luation du Plan National de gestion des matires et dchets radioactifs 2013-2015 ; Maryse Arditi, reprsentante de Fne affirme que le dbat public Cigeo ne donne pas le droit de questionner lopportunit de Cigeo.17. Communiqu de presse de la CndP suite lannulation de la premire runion publique Bure.18. Communiqu de presse de la CndP suite lannulation de la seconde runion publique Bar-le-Duc.19. Le Rpublicain Lorrain 18/06/2013 : Bure le dbat public vire au fiasco .

    20. www.liberation.fr/sciences/2013/10/14/la-france-a-besoin-de-scienti-fiques-techniciens_93943021. http://videos.assemblee-nationale.fr/video.4669.commission-du-develop-pement-durable-table-ronde-sur-la-gestion-des-matieres-et-dechets-radioac-tifs-2-octobre-2013 Intervention de M. B.Pancher : Je pense quil faut commen-cer rflchir lintroduction, en France, dun droit au dbat public contradictoire. Les reprsentants de la Commission nationale du dbat public avaient demand au prfet du dpartement de les aider au moins rguler les dbats et faire en sorte que les salles ne soient pas envahies par une poigne dopposants qui font tout pour empcher les autres de sexprimer. La prfecture a rpondu quelle ne le pouvait pas.

    ternels et majeurs. Le dbat de 2013, en rduisant la porte du projet, limite donc le primtre du dbat et, de fait, favorise lacceptation du projet.

    La prparation du dbatConcentrer le dbat sur les caractristiques du projet aux dpens de son opportunit modifie le contenu mme du dbat. Le calendrier thmatique (15) des quatorze runions publiques, dont neuf en Meuse et Haute-Marne et les autres dans les villes o sont installes de grandes infrastructures nuclaires, ny chappe pas. Les thmatiques choisies par le prsident de la Cpdp ne posent pas directement, en effet, les questions de fond sur le projet. Les dimensions techniques et les caractristiques prvalent, mme si les questions lies au pourquoi sont bien videmment abordes par le public, auquel landra rpond gnralement que cest la loi de 2006 qui en a dcid ainsi.

    Ce refus systmatique de dbattre de lopportunit est une des raisons du boycott de France Nature Environnement (16) et de quarante-quatre autres associations. Pour autant landra et le prsident de la Cpdp tentent de rassurer le public en clamant que le projet nest pas dcid : il y a encore sept tapes de validation venir aprs le dbat public et avant la dcision finale de 2018, tout ne serait pas encore jou.

    Le droulement du dbat : des perturbations des runions publiques au dbat dmatrialis et privatisLe droit au dbat public ou le droit du dbatLe dbat souvre dans la toute petite salle des ftes de Bure le 23 mai 18 h 30. La presse, les mdias, quelques tlvisions locales et nationales sont l, des journalistes trangers aussi. En prvention dventuels dbordements, de nombreux policiers et gendarmes quadrillent le village de Bure et les alentours de la salle de runion. Des manifestants dehors chantent et inter-pellent. Des lus locaux et membres dassociations en colre dnoncent le projet CigEo et les conditions du dbat. Aprs 15 minutes de prsentation du dbat par le prsident de la Cpdp, des injonctions au rfrendum fusent de toute part, les opposants au dbat encerclent la salle de lextrieur et tapent sur les volets, il nest plus possible de sentendre, le prsident de la Cpdp, sans consultation de ses membres, clture la sance. Des paroles agressives, des gestes de dfiance, des cris, des insultes, sont changs. Les policiers cartent les manifestants tandis que dautres courent derrire la voiture du prsident. Malgr une

    atmosphre tendue, aucune image de violence physique ne ponctue cependant cette runion.

    Une tentative de deuxime runion publique est dcide, dans une salle plus grande, runissant de meilleures conditions et rduisant la prsence policire. Une lue locale cologiste oppose au projet ouvre la runion. Mais le rsultat reste le mme qu Bure. Le prsident de la Cpdp annule toutes les autres runions publiques du calendrier.

    La question de la poursuite du dbat se pose alors. La Cndp sou-tient que le dbat public est un droit fondamental, et quiconque lempcherait, ferait lobjet de poursuites judiciaires : sopposer physiquement et quels quen soient les motifs, lexercice de ce droit (de dbattre), revient porter atteinte une libert fon-damentale (17), les personnes empchant matriellement la runion sont susceptibles de poursuites (18). Sa vice-prsidente dclare lors dune interview : Le dbat public, cest une instance unique au monde. Je suis alle jusqu la tribune de lonu pour en faire la promotion. Il est hors de question que 200 hurluberlus de mon propre pays torpillent ce droit formidable (19). Selon cette logique, il faudrait vacuer manu militari les personnes qui perturbent matriellement , cest--dire bruyamment, les runions publiques et les assigner en justice. Mais ce droit au dbat public, nexiste pas et la Cndp ne dispose pas des prro-gatives pour saisir la justice et faire appel aux forces de lordre en cas de perturbations de ses runions.

    Le 15 octobre 2013, dans Libration, Alain Jupp, Michel Rocard, Robert Badinter et Jean-Pierre Chevnement crivent sur le manque de scientifiques techniciens en France (20) : un appel solennel des mdias, des femmes et hommes politiques exiger que les dbats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans tre entravs par des minorits bruyantes et parfois provocantes, voire violentes. Il est indispensable que les scientifiques et ingnieurs puissent sexprimer et tre couts dans leur rle dexpertise. Lexistence mme de la dmocratie est menace si elle nest plus capable dentendre des expertises, mmes contraire la pense dominante . Si lon ne peut qutre en accord sur la ncessaire libert dexpression des scientifiques, et la ncessaire existence dun espace public de contradiction, cet appel un droit au dbat contradictoire trouve une rsonance bien trange avec lide du droit au dbat public soutenu par la Cndp et quelques dputs, tel que Bertrand Pancher, qui sest aussi exprim en ces termes lors de la table ronde lAssemble Nationale, quelques jours plus tt, sur la gestion des matires et dchets radioactifs (21).

    Le droit au dbat public, est contraire au droit du dbat.

    7DROIT DE LENVIRONNEMENT n 224 - Juin 2014

  • Chroniques & opinions

    22. http://www.debatpublic.fr/projet-cigeo Voir rubrique La confrence de citoyens .

    23. Premire note du comit dvaluation de la confrence de citoyens dans le cadre du dbat public Cigeo.

    La Cndp aurait-elle tent une action de lobbying auprs des instances lgislatives pour donner naissance au droit au dbat public, se sentant menace dans la lgitimit mme de sa fonction et affaiblie dans sa crdibilit ins-titutionnelle ? Si cette logique na finalement pas conduit la suite du dbat, elle sest fait ressentir auprs dune partie du public comme une tentative de faire passer le dbat en force, qui profiterait fina-lement landra. Les principes mmes qui rgissent le dbat public, indpendance et neutralit, se retrouvent donc mis mal aprs la raction dfen-sive, puis offensive, de la Cndp comme rponse lopposition au dbat. Le droit au dbat est en effet contraire au droit du dbat. Sortir manu militari les minorits bruyantes, cest premirement rentrer dans un systme o la violence physique intervient, systme qui compromettrait directement toute possibilit de dbat et dchanges. Cest deuximement, orienter la runion publique vers une runion privatise, o seuls resteraient ceux qui acceptent le dbat, majoritairement des partisans du projet CigEo. Comment dbattre alors si la contradiction a t vacue, et en plus par la force ?

    La Cpdp et la Cndp se trouvent donc face une impasse : poursuivre les runions publiques par la force transformerait le dbat en un exercice de communication unidimensionnelle de landra, dont la Cndp ne peut-tre caution, au risque de se tuer elle-mme pour non-respect du droit qui la rgit; mais suspendre le dbat CigEo dfinitivement, pour cause de troubles des runions publiques, reviendrait avouer quelle a chou crer des conditions favorables pour dbattre. Ce serait conclure linutilit dune institution dont le but est dinstaurer une relation directe entre un projet, un territoire et sa population. Ce serait aussi revenir en arrire sur le plan du droit de linformation et la participation. Un acte qui signifierait presque, que finalement, il vaut mieux ne pas consulter la population sur des projets complexes qui engagent son avenir, car elle ne sait ni dbattre, ni couter, ni argumenter. Ce serait accrditer, dune certaine manire, la rupture entre les citoyens et leurs institutions.

    Les deux cas sont videmment inenvisageables ; limpasse est l. Les voies de sortie le sont aussi et ont peut-tre t envisages depuis le dbut : conformment aux dcisions de la Cndp et du prsident de la Cpdp, le dbat aura lieu sur internet et dans le cadre dun dispositif de confrence de citoyens. Il sera pour cela pro-long de deux mois supplmentaires, pour durer au total six mois (dure maximale prvue par la loi) jusquau 15 dcembre 2013.

    Le dbat virtuelDs juillet, la Cndp et le prsident de la Cpdp entreprennent la rorientation du dbat, aprs labandon dfinitif des essais de runions publiques miniatures locales dans les permanences de la mairie de Bonnet et de Rachecourt, qui rencontrent le mme boycott vigoureux que les grandes runions publiques

    de Bure et Bar-le-Duc. Elles avaient t organises dans lespoir que cette majorit silencieuse, potentiellement favorable au

    dbat, rquilibrerait le rapport de force avec ses opposants.

    Mais cette majorit ne se montre pas, ne vient pas aux runions, nest peut-tre pas intresse par le projet, croyant que le laboratoire exprimental de Bure abrite dj des dchets radioactifs. La popu-lation locale vit avec ce projet depuis plus de dix ans ; les infrastructures quelle a vu simplanter Bure, la communication proactive de landra quelle lit ou quelle entend quotidiennement, les soutiens conomiques de multiples projets locaux dont elle bnficie, les proches qui travaillent directe-ment ou indirectement ce projet, la perspective

    de dynamisme que peut apporter le projet au territoire et parfois la fiert de travailler pour une industrie de pointe, ont construit la dimension inluctable du projet CigEo : il ne peut pas ne pas se raliser. Ce qui provoque parfois la colre, puis la rsignation de ceux qui seraient opposs, et qui renforce aussi une grande prise de distance par rapport au dbat public.

    La Cndp ralise tout de mme un sondage en Meuse et en Haute-Marne en juillet, pour raffirmer la lgitimit du dbat. Le sondage conclut que 83 % des personnes interroges pensent que les opposants au projet CigEo devraient participer au dbat pour exprimer leur point de vue au lieu de bloquer les runions publiques (22). Ce sondage miroir de la Cndp la conforte dans une position ferme qui lui vite de remettre en question les conditions mmes du dbat quelle propose. Aprs stre soucie de lavis des habitants de Meuse et de Haute-Marne, de cette population dsigne pour, peut-tre, vivre au ct du projet CigEo, la Cndp prend la dcision de dterritorialiser le dbat pour quil se tienne sur le site : www.debatpublic-cigeo.org/.

    Les runions publiques deviennent ds lors des dbats contra-dictoires en studio, diffuses en direct sur le site internet de la Cpdp, avec possibilit de poser des questions auxquelles des rponses sont apportes. Neuf dbats appels contradictoires ont ainsi eu lieu entre juillet et dcembre.

    La confrence de citoyensUne confrence de citoyens est organise par une commission ad hoc nomme par la Cndp. Ce dispositif est mis en uvre pour pallier le manque du principe de participation du public, auquel le site internet ne peut remdier seul.

    Dix-sept personnes, nayant pas de lien avec le projet CigEo, ni dengagement dans une association environnementale, sont tires au sort et recrutes, dont la moiti en Meuse et en Haute-Marne (23). Ils ont pour mission de donner leur avis sur le projet CigEo aprs avoir cout des exposs contradictoires de landra, dexperts dorganismes scientifiques ou associatifs. Ces exposs

    La Cndp aurait-elle tent une action de lobbying auprs des instances lgislatives pour donner naissance au droit au dbat public, se sentant menace dans la lgitimit mme de sa fonction?

    8 DROIT DE LENVIRONNEMENT n 224 - Juin 2014

  • 24. http://www.debatpublic-cigeo.org/docs/cr-bilan/presentation-avis-panel-citoyens-cpdp-cigeo.pdf

    25. http://www.debatpublic-cigeo.org/docs/cr-bilan/bilan-cpdp-cigeo.pdf

    sont ferms au reste du public. Lavis citoyen, intgr au cadre du dbat public est joint au bilan du dbat, mais il ne fait pas non plus partie en tant que tel du dbat. Le but de cette stratgie est dviter que la confrence de citoyens ne soit entache de lchec des runions publiques et ne subisse lopprobre du dbat. On peut ds lors tre tent de sinterroger sur la validit dune telle dmarche, ralise en catimini.

    Cette dmarche aurait pu en effet tre crdible, si en amont, la Cndp avait tent de comprendre les revendications et les motifs de boycott au lieu de senfermer dans la logique de faire du dbat public tout prix et de stigmatiser les opposants du dbat, qualifis d hurluberlus au mieux, en ennemi de la dmocratie au pire. Selon les rgles du dbat public, ces opposants font partie du public et, si leurs mthodes sont contestables sur bien des points, les vacuer ou vouloir les contourner cest devenir juge et partie du dbat.

    Des palliatifs qui illustrent le refus douverture au dialogue de la Cndp ?La moiti des membres de la Cpdp a pris contact avec une partie des opposants au dbat public, et il lui est apparu que certains auraient accept de revenir dans le dbat, si celui-ci tait rorient sur les raisons mme du boycott : le cadre, les conditions, et les paramtres du dbat, mais aussi sur le processus dcisionnel de CigEo.

    Cette tentative de dialogue avec les opposants au dbat visait rorienter son dispositif vers un systme plus acceptable, plus lgitime, et qui aurait probablement ouvert la voie un nouveau dbat. Mais cela tait rendu impossible par la loi, selon laquelle un dbat ne peut durer plus de six mois. Et cest justement sur ce point que la Cndp et la Cpdp auraient pu illustrer leur indpendance et leur neutralit : si elles navaient pas le droit de conduire un nouveau dbat sur le sujet, il tait dans le primtre de leur mission de conclure que les conditions ntaient pas runies pour dbattre. Les commissions auraient pu alors souligner le fait quune rflexion collective de ce que pourrait tre le dbat sur CigEo avait t mene avec les opposants et les prodbats, et que le dbat en ltat ressemblait donc plus une prparation de dbat que le dbat lui-mme. En dernier point, la Cndp et la Cpdp auraient pu conclure quelles ne pouvaient donc admettre la validit de ce dbat et quelles appelaient par consquent la tenue dun nouveau, en accord avec les discussions menes avec les opposants et les proCigEo. lEtat et aux autorits juridiques de trancher ensuite sur la pertinence dun nouveau dbat.

    Si la Cndp avait jou son rle et quelle stait tenue aux principes du dbat, son action aurait probablement retard le projet CigEo. La prise de position contraire, celle de mener le dbat son terme au moyen de palliatifs o lespace public nest ni physique (internet), ni ouvert car privatis (confrence de citoyens), permet

    au dbat public dtre valid, et ainsi au processus dcisionnel de CigEo de se poursuivre. Si la neutralit peut poser questions dans les deux cas, le premier permet au moins un respect des principes du dbat et du public.

    La clture du dbat et son bilanImpossibilit des runions publiques : signe de labsence du dbat ?

    La loi nindique pas sous quelle forme la participa-tion du public, lors dun dbat, doit tre mise en uvre. Dans la jurisprudence et lusage des dbats publics, elle sincarne gnralement travers une dizaine de runions publiques, un site internet participatif, des cahiers dacteurs (contributions libres et volontaires par crit sous forme dun docu-ment de quatre pages dit et diffus par la Cpdp) et des contributions de formes libre (crite, vido ou enregistre) mises en ligne sur le site internet.

    Il a t constat dans lhistoire des diffrents dbats publics, que cest en runion publique que se droule le mieux le pro-cessus contradictoire du dbat : les interactions physiques entre le public et le matre douvrage permettent en effet un change argumentatif plus libre et plus approfondi que les forums de questions/rponses sur internet. Mme si les rgles de prise de parole en runion publique sont parfois contraignantes (attendre que la Cpdp donne la parole, parler dans le micro, accepter dtre film et enregistr). Trois ou quatre heures de runions publiques rptes en plusieurs sances permettent une discussion sans tabou et rendent possible en direct lvaluation et la contradic-tion des diffrentes argumentations. Si lon peut reprocher aux runions publiques de nattirer quun certain public averti, g, correspondant certaines classes professionnelles ou statuts sociaux habitus sexprimer en public, ce qui varie selon les dbats et les lieux, les runions publiques reprsentent nanmoins la dynamique du dbat. Elles sont un garant de la crdibilit du dbat.

    Les rsultats de la confrence de citoyens : un avis qui raffirme les conclusions du dbat de 2005 ?Lavis du panel des dix-sept citoyens (24) est unanime sur le projet CigEo : Il ny pas rellement durgence dcider du projet , mais le groupe nest a priori pas hostile au projet Cigeo . Une conclusion pourtant assez ambigu : les proCigEo linterprtent comme un accord sur le fond du projet avec des ajustements sur le calendrier, et certains opposants lisent cette temporisation comme une remise en question du projet.

    Cet avis se diffrencie des conclusions du dbat de 2005 sur le fait quil ne se positionne pas pour une alternative au projet CigEo, mais il le rejoint nanmoins sur une partie : la ncessaire temporisation. La Cndp sappuie sur cette dernire condition pour conclure dans le bilan du dbat CigEo : que le calendrier est beaucoup trop tendu et quelle appelle un nouveau jalonnement, intgrant une tape de stockage pilote (25) avec

    Les commissions auraient pu conclure quelles ne pouvaient admettre la validit de ce dbat et quelles appelaient la tenue dun nouveau.

    9DROIT DE LENVIRONNEMENT n 224 - Juin 2014

  • Chroniques & opinions

    26. http://www.estrepublicain.fr/actualite/2014/02/13/temps-transparence-et-confiance27. http://www.estrepublicain.fr/actualite/2014/02/13/temps-transparence-et-confiance Dans son bilan, Christian Leyrit critique les obstructions aux runions publiques et la frilosit de ltat pour faire respecter lorganisation dun dbat public. , Article de Sbastien Georges.28. http://www.estrepublicain.fr/actualite/2014/02/13/temps-transparence-

    et-confiance29. http://www.AndrA.fr/download/site-principal/document/060514_delibera-tion-suites.pdf )30. http://www.debatpublic.fr/rechercher-document?document_type=1831 Code de lenvironnement - article L.542-1-2.32. Directive europenne 2011/70/Euratom du 19 juillet.

    un dispositif lgislatif et rglementaire adapt. Cette prise de position que lon peut qualifier de lgre, vient rpondre la question pose tout le long du dbat, celle des caractristiques du projet : du comment (le calen-drier, ltape pilote), et non de lopportunit (les recherches dalternatives, loption de lentreposage en subsurface).

    Les statistiques de la participation : preuves du dbat ou performance ?Comment valuer un dbat dmatrialis sur inter-net, canalis sur vido, et rejou en assemble de citoyens slectionns et dexperts hors de porte du public concern ? Sur quels critres sappuyer pour juger de la russite du dbat ? Ce sont les chiffres qui ont t mis en avant comme preuves dattestation de lexistence du dbat (26) : 76 000 visites sur le site internet, les 1 508 questions po-ses, les 497 avis, les 154 cahiers dacteurs, les 24 contributions et 5 dlibrations, les 794 abonns la page Facebook, les 297 abonns au compte Twitter, etc.

    La Cndp a surtout vit, par ce dispositif comptable, de remettre en question son fonctionnement, son cadre et ses modalits. Elle a fait du dbat public une performance dont le but est avant tout de recueillir des voix de participation. Christian Leyrit, prsident de la Cndp lors de la confrence de presse de clture du dbat Bar-le-Duc le 15 fvrier 2014 regrette dailleurs la frilosit de ltat faire respecter le dbat public (27). Ce qui nest pas sans rappeler lide de droit au dbat public voque au moment du blocage des runions publiques. Une logique performative contre-pied du principe mme de dbat public que les membres de la Cpdp ont unanimement rejete (cela a dailleurs t lunique point sur lequel les membres de la Cpdp se sont accords).

    Christian Leyrit insiste pourtant, dans la mme confrence de presse, sur la ncessit de restaurer un climat de plus grande confiance entre les diffrents protagonistes : ce projet ne pourra pas se faire contre le peuple , rclamant un impratif de vrit, de responsabilit et de prcaution (28).

    III. PILOGUE DU DBAT : LANDRA A-T-ELLE RPONDU CE TRIPLE IMPRATIF, QUE LE PRSIDENT DE LA CNDP APPELAIT DE SES VUX ?Trois mois plus tard, le 6 mai 2014, landra rend ses conclusions (29) sur les suites quelle entend donner au projet CigEo au regard du bilan du dbat public. Le Conseil dadministration de landra souligne tout dabord la richesse du dbat, en particulier les

    nombreuses expressions en niveau national et local , et note que dans le sondage ralis la demande de la Cndp en juillet 2013

    par Tns/ Sofres en Meuse et Haute-Marne, neuf habitants des deux dpartements sur dix dclarent avoir entendu parler du projet de centre industriel de Bure, et cette connaissance ne se limite pas un vague ou-dire. Les trois quarts des personnes interroges affirment bien voir ce dont il sagit .

    Sen suit la dcision : landra dcide de poursuivre le projet Cigeo, en sappuyant notamment sur le labora-toire souterrain en Meuse (et) Haute-Marne et dans la continuit de lapproche par tapes initie par la loi du 30 dcembre 1991, selon les conditions prcises dans la prsente dlibration . Ces conditions reprennent celles exprimes par la Cndp et le panel des citoyens sur la rapidit du calendrier et la ncessit dune phase pilote. Landra crit donc : propos de la

    progressivit du projet , quelle prvoit avant lexploitation courante mais quand mme au dmarrage de lexploitation du stockage, une phase industrielle pilote et que le dmarrage de cette phase industrielle pilote serait en 2025, date qui correspond la mise en service, sous rserve de lautorisation de lasn. La Cndp dans son communiqu de presse du 7 mai (30) crit alors quelle : sest flicite des engagements pris par lAndrA qui tiennent largement compte des conclusions du dbat public et de lavis du panel de citoyens . Il convient de noter quune partie de cette progressivit tait dj incluse dans les diffrents documents prparatoires au dbat, proposs par le matre douvrage.

    Alors que le stockage gologique profond est inscrit en tant que solution de rfrence dans le droit franais (31) et europen (32), le dbat de 2013 na-t-il servi qu appuyer le projet CigEo en portant sur ses caractristiques et ses conditions dacceptabilit ?Un certain nombre de faits tmoignent en tout cas dune mise en scne de dbat ou de son artificialit, qui nous amne douter de sa bienveillante neutralit : Lvacuation de la question de lopportunit du dbat et de

    lalternative au projet CigEo, La rduction du projet CigEo une infrastructure territoriale

    conventionnelle, Le contournement dune partie du public par des dispositifs

    de participation virtuels ou clos, La mise en avant des statistiques de participation du public

    comme critre de russite du dbat, L avis citoyen comme preuve de lexpression du public.

    Une question vient cependant lesprit : si le dbat public stait vraiment droul et quil avait engendr le mme avis que la confrence de citoyens, en quoi lchec du dbat public sur CigEo est-il grave, si peu importe le dispositif de participation,

    Alors que le stockage gologique profond est inscrit en tant que solution de rfrence dans le droit, le dbat de 2013 na-t-il servi qu appuyer le projet Cigeo en portant sur ses caractristiques et ses conditions dacceptabilit ?

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  • 33. Industrie et Technologies : http://www.industrie-techno.com/il-faut-construire-35-reacteurs-nucleaires-d-ici-2050-selon-bernard-bigot-du-cea.29431

    on arrive en extraire une expression citoyenne ? Faire passer les caractristiques pour lopportunit , et les statistiques de la participation avec lavis du panel de citoyens, pour le dbat, relve dune forme dimposture. Une imposture qui a toute son importance : elle normalise une manire biaise de faire du dbat public et ouvre la porte de futurs dbats qui nauront plus comme fonction que dtre des dispositifs de cautions des projets. Une imposture qui pourrait orienter le cours de la jeune histoire de linteraction entre nuclaire et dmocratie.

    Bernard Bigot, ladministrateur gnral du Com-missariat de lnergie atomique (CEa), a dclar le 10 avril 2014 la presse (33) que la France, face lchance de la fin de vie du parc nu-claire national, devait relancer la construction de trente-cinq racteurs nuclaires. Comment les autorits publiques vont-elles grer, avec la population, limplantation sur le territoire franais dune deuxime vague industrielle nuclaire aprs celle lance dans les annes soixante-dix ? Yves Marignac, auteur du rapport command par Greenpeace sur lchance des quarante ans pour le parc nuclaire franais , rappelle que ces infrastructures nuclaires de base (inb) dont le cot excde 300 millions , donnent lieu une saisine de droit de la Cndp. Ce qui signifie quun dbat public par racteur concern, ou en amont autour dorientations gnriques sur la prolongation de dure de vie, doit donc tre envisag .

    On peut craindre que ce dbat ne rende impossible louverture dune parenthse dmocratique sur les questions en lien avec le nuclaire.

    Comment faire confiance la Cndp pour ces futurs dbats ?Le dbat public sur CigEo, un des premiers dbats au monde sur ce type dinfrastructure, ne risque-t-il pas de servir de modle de mise en scne aux prochains dbats sur le nuclaire ? On peut

    craindre en effet que ce dbat ne rende impossible louverture dune parenthse dmocratique sur les questions en lien avec le nuclaire. Le problme de la gestion des dchets ayant trouv une solution concrte travers le projet CigEo, les prochains dbats sur les centres de stockage de dchets ne poseront dfinitivement plus la question de lopportunit. Et lactivit nuclaire ayant boucl la vie de son cycle industriel de la production, au retraitement jusqu la gestion de ses dchets saffirmera comme une industrie norme, dont lopportunit sera aussi difficilement discutable.

    Comment, dans une telle perspective, le dbat dmocratique pourra-t-il trouver sa place ?Indpendance de lorganisateur, construction plus collective du cadre, des conditions, et du primtre du dbat, possibilit denvisager des alternatives crdibles, et connexion plus directe avec la dcision, seraient les fondements pour engager un dbat acceptable. Cela demande probablement aussi une nouvelle manire de lgifrer et de gouverner les questions socitales sensibles, telles que les nanotechnologies, les ogm, leuthanasie, les biotechnologies

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