La Cravate de Simenon
Transcript of La Cravate de Simenon
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8/9/2019 La Cravate de Simenon
1/34
MoN
pnr
Qrand
j'tais
gaminl,
nous n'avions
pas
la
tlvision
i
la
maison.
Pourtant,
ma
grand-mre
et tous
mes copains
avaient
la
leur.
Ils
passaient
les fins
d'aprs-midi et
les soires
devant
les
feuilletons
et
les
films
dont
je
ne
voyais
que de
petits
morceaux.
Mis mon
pre dtestait
ga.
I1
pfrut
la lecture.
Dans
la maison,
il
y
avait
des
tagres charges de liwes
partout
et des
siges
confortables
pour s'enfoncer avec un
pais
roman.
C'taitla fin
des annes 7970:les lampes
taient
en
plastique, les
jupes
courtes
et
les
tlviseurs
allums
tous
les
soirs. Sauf
chez
moi.
Un
jour,
alors
que
j'allais
avoir douze
ans,
toute la famille
tait
runie
A
table
pour
le repas
du soir, c'est--dire
ma
mre et moi,
puis
notre
chien, Moustique,
sans
doute allong prs
du
four
1.
Gamin
(n.m.):
Enfant. (fan.)
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encore
chaud.
l\{on
pre s'est
lev
de
sa
chaise
et
a
dcIa,
d'un
ton
solennel:
-
Magali
mon
ccur,
Baudouin
mon
grand,
j'ai
une
grande
nouvelle
vous
annoncer:
demain,
j'irzi
au
magasin
d'lectromnager
acheter
un
tlviseur.
Comme
je
le
regardais,les
yeux
ronds
comme
des
assiettes
et
1a
bouche
ouverte,
il
a
continu:
-
Oui,
tu
rn'as
bien entendu,
Baudouin.
Et
tu
peux m'accompagner,
si
tu veux.
Tous
les
poils
de sa
moustache
semblaient
dresss
pour
souligner
I'importance
de
ses paroles.
Je
n
ai
jamais
su
pourquoi
il
avait
chang
d,avis
ce
soir-1.
Mais
j'tais
trop
content
de
sa dcision
pour
m'en
tracasser.
Itr s'est
rassis,
a saisi
cou-
teau
et fourchette
pour
achever,
dans
un silence
bruyant,
son
poulet,
sa
compote de pommes
et
sa
pure
de
pommes
de
terre.
Et
avec
Aa
un
bon
demi-litre
de
bire
brune.
Moi,
j'avais
la
tte
pleine
de
dessins
anims
et de
films
de
guerre.
De
concours
tlviss
et
de
jeux
vido.
Je
jouais
souvent
chez
un
copain.
Peut-tre
qu'un
jour,
moi
aussi,
j'aurais
droit
ma
console
. Nous
avons
achev
le
poulet
-
je
n'ai
rien
got
du
tout,
j'avalais
la
nourriture
sans
y
faire
attention,
ma
tte
tait
ailleurs
-
puis ma
mre
a coup
une pomme
et
nous
l'avons
partage.
Aprs
le repas,
j'ai
fil
dans
ma
chambre,
jouer
avec
mes
cow-boys
en
plastique
les
scnes
d'un
film
imaginaire.
Le
lendemain,
mon
pre installaitla
tIvi-
sion
dans
le
salon,
face
au
grand
canap
en
faux
cuir
beige.
I1
n'y
avait
pas
besoin
de
I'allumer,
rien
que
sa
prsence
suffisait
me rassurer:
notre
famille
venait
d'entrer,
enfin,
dans
la
modernit.
Nous
avons
regard
les
informations
tous
les
trois.
Limage
tait
en noir
et blanc
et le
pr-
sentateur
apparaissait
deux
fois
cte
cte
mais
nous
avions
I'impression
d'assister
un
miracle2.
Je
me
souviens
de
ce moment
comme
si
c'tait
hier.
Nos trois
corps
un
peu
raides
dans
le
canap,
serrs les
uns
contre
les
autres,
moi
entre
mon
pre
et
ma mre:
un instant
surgi
du
pass,
qui
refuse
d'y
retourner
parce
qu'il me fait
du
bien.
Mon
pre
n'tait
pas
grand. 11
mettait
chaque
matin
une
de
ses chemises
bleu
clair
que
je
voyais
ma
mre
repasser
en
fin
d'aprds-midi,
quand
la
soupe
rduisait
sur le feu.
I1
portait
des
lunettes
d
montures
paisses,
lgrement
fumes,
et des
pantalons
en
matire
synthtique,
un
peu
larges
10
11
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dans le
bas,
troits
aux hanches.
Au-dessus
de
tout
cela,
il affichait
des
chever.rx trop
longs au
got
de
ma grand-mre
et
une paisse
moustache
chtain.
Il
aurait
trs
bien
pu
tre
dans l'uire
de
ces
sries
amricaines
que
nous
pouvions
main-
tenant
regarder
sur
notre
tlvision.
Sans doute
n'aurait-il
pas
mrit
le
rle
principal.
A
l'poq...,
on
n'imaginait
pas raconter
l'histoire
d'un
comp-
table3
employ
au
guichet
d'une
agence
bancaire
de
quartier. Les
feuilletons
taient
peupls
de
policiers en voiture
ou
) moto,
de
gangsters
et
d'espions
prts tout
pour
sauver
leur
pays. Mon
pre,
avec
sa
chaine en or,
son portefeuiile
rnarron
et sa
montre
dore
aurait
pu
la limite
jouer
un
indicateura,
un revendeur
de bijoux
ou un figurant
la table
de poker
d'un cafe
enfum.
Peut-tre
que dans
sa
tte
lui
il
interprtait
un
peu tous
ces
rles
la
fois.
Et c'est sans
doute
pour
cela
qu'il avait choisi
comme
voiture
une
Opel Commodore
orange vif
au-x ailes
traverses
par
deux
fines
bandes
noires.
La
voiture
parfaite
pour
un
petit truands
dans
une srie
diffuse
['aprs-midi.
3"
Comptable
(n.m.):
Employ
en
chare desfnances,
des cortptes
d'une
entreprise.
4. Indicateur
(n.m.)'.
Personne
qui
danne
des inforntaions
d la
pclice.
5.
Truand
(n.m^);
Personne
qui commet
des crimes.
Tous
les copains
de
l'cole trouvaient
mon
pre
super cool.
Ils
auraient
voulu
avoir le mrne
) la maison.
Mais
ils
ne
I'avaient
pas.
Je
ne I'aurai sans doute plus,
trs bientt,
rnoi non plus.
Qrand
les
ambulanciers
l'ont
emmen
dans
leur
camionnette
blanche,
sur
un
brancard
roulettes,
i1 tait blanc comme
le
drap
dont il
tait couvert.
Sa
moustache
tait traverse
par
des poils gris,
ma
mre
lui
a
retir
sa
montre
de
peur qu'on
ne
la
lui
vole
i I'hpital.
Sale
truc
dans
les
poumons6,
qui
a irra-
di
dans
le reste du corps.
Cette maladie
ne
mrite
pas qu'on
la
nomme.
On
devrait
refu-
ser de
lui
prter
des
mots, de laisser le
diction-
naire I'accueillir
parmi
les
noms communs
de
la
langue frangaise.
Encore moins dans
les
noms
propres.
Cette
maladie
ne
devrait
pas
faire
partie
de I'aventure humaine.
Elle est exacteffient
tre
contraire
de
la
vie.
On devrait
i'appeler
la maladie
de
la mort.
Tout
serait bien
plus
clair.
6.
Poumon
(n.m):
argane utilis
pour respirer.
.{QlF
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Dans toutes
les
circonstances,
mon
pre
avait
toujours gard
le moral7.
Mieux
encore, c'est
lui,
justement,
qui
remontait
le
moral des
autres,
avec
ses
blaguess stupides
et son
grand
rire
qui
prenait
toute la
place.
I1 tait toujours
au centre
de I'attention, sauf
quand
il
prenait
le chien sur
les
genoux,
pour
lui
parler
au creux de
l'oreille.
Il
avait
impos
cette
habitude tous
ses copains
poilus.
Illes tutoyait comme
de
vieux amis,
com-
mentant
longueur
de
journes
les ides
qui
lui
passaient
par
Ia tte.
Aprs Moustique,
tIy
avait
eu
Cannelle, puis
Arabica et
enfin Noisette. Au
fil des annes,
ils
taient
partis
I'un
aprs
l'autre
rejoindre le paradis
des
chiens,
cette sorte de
grand
jardin
dans
les
nuages o
ils
doivent
aboyer
longueur d'ternit.
Tous ces chiens auxquels
il
s'attachait
et
qui
disparaissaient aprs quelques
annes, cela
aurait d l'aider
comprendre.
Personne n'est
1
pour
toujours.
Pas
mme
mon
pre.
J'ai
pourtant
cru
pendant
de longues
annes
qu'il
tait
indestructiblee.
Jamais
malade,
jamais
7
.
Garder le moral
(expr.)
:
Rester
positif et
de
bonne
humeur
8.
Blague
(n.f.):
Histaire
drle,
plaisanterie.
9.
Indestructible
(adj.):
Qu'an
ne
peut pas
dtruire.
fible,
il
partait
la banque
dans
sa Commodore
orange, la veste en cuir
sur
le dos, comme
s'il
filait rejoindre
ses
collgues
au
poste
de police
clans
une voiture
banalise,
pour
passer
la
jour-
ne
pister
les
voyous10,
avalant
caf
sur caf,
grillantll cigarette
sur cigarette.
Parce
que, question
tabac,
il
tait imbat-
table.
Mon
pre
achetait
ses paquets
de
ciga-
rettes au
Lrxembourg
o
ils taient
moins chers.
I-lEurope
ritait
pas
encore
vraiment
en
place,
chaque
pays
avait
son propre systme
de taxes
et
des douaniers
aux
frontires. On affichait
un
air
dtendu
au
volant,
on croisait
les
doigts12
pour
qu'ils
ne
fouillent
pas
la
voiture.
Mon
pre
se
rendait une
fois
par
mois au
Luxembourg, dans
la
filiale
locale de
sa
banque,
en compagnie
des
bons
clients de
l'agence. C'tait
du traficl3
bon
enfant: il
remplissait
le coffrela d'alcool
et
de
tabac, dposait
les
titres,
1es actions
ou
les bons
d'tat,et revenait
souriant,
comme
un bandit qui
vient
de
russir le
cassels du sicle.
10.
Voyou
(n.m.):
Personne qui
cotnmet les
dlits, des
crimes' des
,uo/s.
11.
Griller
une
cigarette
(expr.):
Futter une
cigarette.
12.
Croiser les doigts
(expr.):
Geste pourporter
chance.
13. Trafic
(n.m.):
Comrnerce
interdit.
14. Coffre (n.m.):
Partie
de
la ooiture
o on rnet
les
bagages.
15.
Casse
(n.m.):
Vo/.
15
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Qrand
nous
partions
en vacances, ma
mre
tait assise devant, la carte sur
les
genoux
avec
son
ncessaire de couture16,
toujours silencieuse. Moi,
j'tais
seul
I'arrire, allong
sur
la large
ban-
quette
en skai
tandis
que
mon
pre
manipulait le
volantlT
d'un
geste
dtach,
comme
si
c'tait
son
occupation favorite.
I1
s'arrtait
au
bord
des
routes
nationales pour fumer
ses cigarettes Belga,
un
pied
pos
sur la roue avant. Il
y
a dans
1a cuisine
de
la
maison
de mes
parents une
photo
de
lui dans
cette
position, probablement prise
par
ma
mre
un
jour
o nous
roulions vers
la
traditionnelle
villa
en Espagne
pour
rejoindre,
comme
chaque
anne,
le
troupeau
de
cousins,
d'oncles
et de tantes.
Sur
la
photo,
mon
pre
ne porte pas
de chemise
bleue: il
est
en t-shirt
manches
courtes
et,
sur
son
biceps repli,
on
devine
un
bout
de
tatouage.
J'imagine
qu'
la
banque,
il
passait pour
un
original.
Il
avait tudi
la
comptabilit et
s'tait
fait engage
r
avant mme de
partir au
service
militaire.
C'tait une poque
bien differente de
la ntre:
on
passait
encore
de
longs
mois
saluer
le
drapeau
et .
enfiler
son
uniforme rnais on
trouvait du bou1ot18 sans
effort,
on embauchait
16.
Ncessaire
de couture
(n.m.):
Matriel
pour coudre
des
cJtements.
17.
Volant
(n.m.):
Piice
pour
conduire une ztoiture.
18. Boulot
(n.m.):
IiarLail.
(Fam.)
rartout.
On avait
peur des Sovitiques,
peur
de
Ia
bombe
qui allait exploser,
peur
des terroristes
rouges
qui
enlevaient
les
patrons
1e,
mais
c'taient
rle
gentilles
peurs dociles.
D'un
ct
il
y
avait
les
mchants;
de
l'autre,
les
gentils.
Chaque
chose
tait
. sa
place,
l'univers tait
stable
et
I'avenir
s'annongait
radieux2o.
C'est dans ce monde-l
que
j'ai
grandi.
La
crise
du
ptrole puis toutes 1es autres crises I'ont
fhit
disparaitre
peu
peu pour
laisser
place
au
rnonde
d'aujourd'hui,
plus
rapide,
presque
ins-
tantan
et
constamment
angoiss
par
la
peur
d'avoir
peur.
Parfois,
je
me
dis
que
j'ai
de
la chance.
Beaucoup
de chance,
vrai
dire,
mme
si
je
ne
sais
pas
exactement
pourquoi
je
le
pense .
La
tlvision que rnon pre avait
achete
marchait
bien
mais
nous n'avions
pas
le cble.
Nous n'avions
l'poque
accs
qu'
une seule
chaine, celle
de
la
tlvision
belge,
qui
n'mettait
pas toute
la
journe.Je
continuais
lire
beaucoup,
du
coup,
surtout des romans
policiers
aux
pages
jaunies,
qui sentaient
1a
vieille armoire2l
jamais
ouverte
et
la
caisse en carton.
Qrand
j'entends
aujourd'hui des
lecteurs rclamer le plaisir
du
livre
Patron
(n.m.):
Ce/ui qui
cornmande. Chef
Radierx
(adj.):
Beau.
Armoire
(n.f.):
Meuble o on range les
,ztfements
19.
20.
21.
16
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papier,
je
me dis qu'on
n'a
pas
d avoir
la
mme
bibliothqu
e. }j4.es Arsne
Lupin
dgageaient
une
odeur
de
moisissure,
comme
mes romans
de
Dumas
et
mes
Agatha
Christie.
Et comme
mes
Simenon,
aussi.
Mais
ga,
c'est
bien
diffrent.
I1 faudra
que
je
vous
en parle plus
tard.
11
faudrait
que
je
vous
raconte tellement
de
choses.
Mais
je
n'ai
pas
le temps,
1,
il faut
que
je
garde
un
ail
sur
la route.
Je
ne
voudrais pas
envoyer
la voiture
dans
le
dcot2z.Non,
pas
aujourd'hui,
car'
cette
fois, c'est
moi
qui
tiens
le volant.
Et
mon
pre
qui
est sur
la
banquette
arrire,
les poumons
en
feu
mais un
large
sourire
sur
le
visage.
22. Envoyer
dans
le dcor
(expr.):
Avoir un accident
LAMAISON
Les lieux
ont une
influence
terrible sur
les
personnes qui
les
habitent. Et
pourtant
ces lieux
eux-mmes
ne seraient
rien sans
les habitants
qui
leur
prtent
vie. Vous
connaissez
dj
mon
pre;
vous
avez
entrevu
ma mre. Pendant
toute
mon enfance,
je
ne
l'ai
jamais
apergue
qu'ainsi,
dans
l'ombre,
le
regard
teint,
la
peau
tefne23,
silencieuse,
comme
si
on lui
avaitvol,des annes
plus
tt, cette petite
flamme intrieure qui
allume
le rire
et
dclenche
le sourire.
Elle s'appelait
Magali,
ce
qui
n'est pas le
plus
beau
des
prnoms
du
monde,
el1e
le
disait
elle-mme.
Elle aurait
prfr porter
un prnom
de
princesse
ou de
premire
dame.
Mais
on
ne
choisit pas.
J'ai
toujours eu du
mal valuer
la beaut
de ma
mre,
je
peux
juste
dire
que
mes
copains
19
-
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la
trouvaient
beaucoup
moins
cool que la
prof
de chimie
et ses longs
cheveux
blonds
ou
que
la
directrice,
avec
sa poitrine monstrueuse
et
son
regard svre.
Dans
mon imaginaire,
une mre
tait
une
personne
tendre et
douce,
gnreuse,
qui,
pour
un
oui,
pour un
non,
vous
prend
dans les
bras
et
murmure
1es
mots
qui
rchauffent
le ccur.
Ma
mre
n'tait
pas de cette
trempe-l2a. Sans
doute
avait-elle
subi un
choc
qui
I'avait
coupe
du monde,
dressant
entre
elle
et son mari,
entre
elle
et son
fils,
un
mur invisible,
qui la
prservait2s
peut-tre,
mais f
isolait
surtout.
Qrand
elle tait
en
colre,
elle
regardait
le mur, comrne
si
elle fixait
la
trajectoire
d'une
araigne rninuscule,
ou elle
murmurait sans
force
des rnots
inarticuls
que
je
ne
pouvais comprendre.
Elle
avait install
sous
la
vranda26 de I'ar-
rire-cuisine
un
petit atelier de
couture o
e1le
passait
le
plus
clair
de
son temps,
ies
yeux
fuyants,
dans le
silence un
peu
triste
de la maison
ou
sous
le
crpitement2T
de ia
pluie qui
rebondissait
sur
tre toit
de
verre.
24.
tempe
(n.{.)
:
Qualit
de rsistance
d'une
catgorie
de personnes.
25.
Prserver
(v.):
Protger
de
quelque
chose"
26.
Vranda
(n.f.):
Piice
extrieut'e
h
la maison,ferme
par
des
oitres.
27.
Crpitement
(n.m.):
Bruit.
Mon
pre tait tout I'oppos
de ma mre. trl
rnarchait
grands
pas,
riait
tout 1e temps, depuis
la
cuisine
o
il
ouvrait des
canettes de bire
tl'une
main
avant mme
d'avoir
referm le frigo,
iusqu'
la
salle
de bain
o son blaireau, sa mousse
i raser
et
son
matriel de manucure
occupaient
toute
la place.
Dans
la
chambre
coucher, sa
rrontre
trnait
sur
la
table de nuit, ses
chemises
bleues
soigneusement
repasses
pendaient
sur
des
cintres,
ses
chaussures
en
cuir marron taient
rignes sous
1e mme
meuble. Le
matriel de
ma
rnre tait
peine
visible:
un sche-cheveu
dans
la
salle
de
bain, un
roman
sentimental
sur 1a
table
tle
nuit. Tout
le reste
tait
rang
dans
les
tiroirs et
lcs
armoires,
I'abri
du regard
et de
la
poussire,
laissant
toute libert
mon
pre
pour exhiber ses
symboles
de
virilit.
Je
crois
qu'il
aurait
aim
poser
son
arme
de
service
en mme temps
que
son
pantalon et ses
chaussettes, mais
ses
seuls outils
professionnels
taient une
calculette scientifique
chiffres lumi-
neux
et
une
srie
de
tampons
date.
Il1es laissait
dans
sa
mallette
de cuir,
qu'il abandonnait
dans
le
petit
ha1l
de I'entre.
C'est
dans le vaste salon
au
premier tage,
cclair
par
une large
baie
vitre
qui s'tendait
tout le long
de
Ia
fagade, que
je
passais
tout
mon
temps.
Je
jouais
avec
fires
bonshommes
en
zt
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9/34
encofe
gamin, avec
un
ton et
un
regard
qui
sou-
lignaient
l'importance
de
ses
paroles:
n
Qrand
tu lis,
tu n'es
plus toi-mme,
tu
es
dans la
tte
de
celui
qui
te raconte
l'histoire.
Et
quand c'est
un
grand monsieur
qui crit,
avec
de
belles
phrases
et
des histoires
qui ont du
souffle,
c'est
comme
si
l'univers entier tait
dans tatCte,
avec
ie
vent
et
les
nuages,
lnamourn
la
peur et le
caur
qui bat
plus
vite.
"
J'tais
rest
bloqu
sur
la
fin,
je
ne
voyais
pas
comment
le
ceur
pouvait
se
retrouver
dans
la
tte. En
classe,
j'apprenais
la
circulation
san-
guine33
et,
dans la tte,
ma
connaissance,
il
n'y
avait
que
le
cerveau.
Mais
j'aimais
bien
I'image
du vent et des nuages.
Je
les
regardais
parfois de la
fentre
de
ma
chambre.
Le
ciel tait
presque
toujours
gris,
l'tendue
infinie
de
nuages
portait
en
son
ventre
des
pluies lourdes
et interminables.
C'tait
le ciel
de
ma
jeunesse:
avec une
mto
pareille,
on
est
condarnn
aimer
la
littrature.
Je
ne
sais
pas
si le
got
de
mon pre
pour
les
ceintures
grosses
boucles
et les vestes
en
cuir
tait n
la lecture
des
polars3a
de
gare
ou
des
33.
Sanguine
(adj.):
Sang.
34. Polar
(n.m.):
Roman
policier.
r,)nruls
de
cape
et d'pe
mais
il
avait toujours
,r
rt' llistoire
sanglante
tire
d'un livre
d'pouvante
,,,r
rl'rrne
enqute
morbide
pour picer
la conver-
',;rtion.
Nous
passions
au
bord
d'un
canal
? I1
,
r,,,rrrait
une
histoire
de noys3s.
Un arbre
majes-
trrcux
longeaitla
route, il
parlait
des branches
,'r:risses
o I'on
retrouvait
jadis36
les
pendus
les
',,,ir-s
de
pleine lune.
Qrand
il
venait
me
chercher
,r I'c'c:ole,
il
me
racontait
1es
rapts3T
d'enfants
et
1,
,,
rlisparitions
inexpliques
d'employs
qui,
1a
lirr
tl'une
longue
journe,
ne
rentraient
pas
chez
r
rx
ct s'en
allaient
I'autre
bout
du monde
pour
,
lt'r
l
l
lrrref
une
nouvelle
vie.
Il
me disait
que le
got
de
la
lecture
lui tait
\'('nu
sur 1e
tard,
alors
qu'ii faisait
un stage
la
,,,rnptabilit
d'un
journal
local.
Dans
la
salle
,lt'
rdactiotr",
ct de
1a
bibliothque,
une
vit'illc
cravate3e
tait
suspendue
un
clou. Le
rctlrrcteur
en chef
avait
expliqu
mon
pre
que
,
('ltc
cravate
en soie,
bleue
fines
rayures
grises,
,'(rrit
le
porte-bonheuraO
de
la
rdaction.
Qrand
il
t'trrit
tout
jeune,
Georges Simenon,
qui
ricrivait
"'
Nrry
(n.m.):
Personne
rnorte
dans
/'eau.
ir,
.f
rrdis
(ad:'.):Autrefois,
aztant.
ii
l{apt
(.n.m"):
Enlaement.
ili
S:rlle
de
rdaction
(n.f.):
Piece
o trs.ttaillent
les
journalistes.
i').
(lrrvate
(n.f.):
Arcessoire
r,testimentaire
que I'on porfe
autour
,/t/
tt)il
vec Une chemise.
Itl
l)orte-bonheur
(n.m.):
Objet
qui donne
de
la
chance.
24
25
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
10/34
pas
encore
des romans
policiers, avait
travalll
au
journal.
Au
dbut,
il
tapait
ses
articles
la
machine,
la
cravate
pose
sur l'paule
pour
ne
pas qu'elle
retombe
vers
le
clavier.
Mais il
tapzit
si
vite
que sa
cravate
glissait
sans cesse
et venait
encombrer
labarre
d'espacement.
Il
avait fini
par
l'enlever
ds
qu'il
arrivatt
la
rdaction
et
l'enfiler
chaque
fois
qu'il partait
en reportage.
Et
quand
il
avait
quitt
la rdaction
pour de
bon,
abandon-
nant Lige
pour
Paris,
iI
avait oubli
de
reprendre
sa
cravate
qui
pendait au clou.
Les
employs de
la
rdaction
la
conservaient
en souvenir,
ct
de
quelques aventures
du
commissaire
Maigret
au
format
poche,
dformes
par
les
lectures
rp-
tition.
Mon
pre les
avait
lues
l'une
aprs
I'autre
pendant
son
stage
et,
le
dernierjour,
en venant
la
rdaction
,1I
avait
emport une
cravate de
son
pre et I'avait
suspendue
au
clou
la
place
de
celle
de
l'crivain.
11
tait reparti
zveclavrzie
cravate
de Simenon,
qu'i1 avait
accroche
son tour,
en
guise
de
porte-bonheur,
sur
la
chemine
du
salon,
entre le
portrait de ses
grands-parents
et
une
photo de moi
en
culottes
courtes,
chevauchant
un
tricycle
en
bois.
J'ai
entendu
cette histoire
des
dizaines
de
fois: la
fin
d'un repas,
des
collgues
de 1a
banque,
des
amis
de
passage ou
mrne,
un
soir,
son
chef
d'agence
bancaire.
Je
prtais
une
.rrrlrrrion
toute
particulire
aux
dtai1s41
qu'il
,
llrrrll'rrit
selon
le
public.
Devant
son suprieur,
l.r
t r;rvrrtc
lui avait
t
offerte
par
son
maitre
,1.
r;trrgc
avec
des
felicitations;
pour
les amis,
il
.r,rrlrrit
parfois que
Simenon portait
aussi
cette
{
r
:rv:rtc
lc
jour
o
il
s'tait prsent
chez
son
pre-
rrrrcr
cliteur ou que,
dans
une
lettre
Personnelle,
.rl(Ir:j
(lue
l'crivain
habitait
en
Suisse,
Georges
rrr,rrr
pre se permettait
alors
de
I'appeler
par
',,,rr
rrnom
-,
lui avait dit qu'il
esprait
bien
un
l()ur.
rcvenir
Lige
rcuprer
sa cravate, qui
lui
'
rrrrruait beaucoup.
-
Elle
I'attend
encore,
concluait
mon pre,
trt's
frer
de
son
effet.
Georges
est
mort
avant
,l':rvoir
le
temps
de
revenir
la
chercher.Je
suis
cer-
t;rirr
que dans son
hritagea2,
il
a
d
mentionner
t'r r
pctits
caractres
qu'il
me
1guaita3
sa
cravate,
,,,rrdition
que
je
la
conserve
avec le
meilleur
soin,
l,icn
entendu.
Georges n'aaait
pas
eu Ie temps
de passer
la
t,'chercher.
Mon
pre
aurait
d couter
ses propres
,,n'oles.
Qrand
je
les rpte
prsent,
j'entends
sa
r,,
rix
habite par
un large
sourire
,
rnais
j'y
entends
I I
.
Dtail
(n.m.):
Petit lment.
.
l.f
. I{ritage
(n.m.)
: Les
objets
ou I'
argent qu'on
regoit
de
quelgu'un
,/tti lneurf.
l.i.
Lguer
(v.)
: Donner
aprs sa mort
et
I'indiguer
sur san
testalnent-
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
11/34
comme
l'cho d'une
flureaa
intrieure.
Mon
pre
se
rvait
indestructible,
comme
Simenon,
mieux
encore,
comme
le commissaire
Maigret,
qui
pour-
suit
jamais
ses
aventures
chaque
fois
qu'un
lecteur
ouvre un
des
romans dont
il
est
le
hros.
Mais
personne
n'est
jamais
l'abri du
pirea5.
11
faut
dire
que
1a
cravate
lui avait
rendu
de
nombreux services.
I1
la
portait
le
jour
o
i1
s'est
prsent
la banque pour
son entretien
d'embauchea.
Aprs cinq
minutes de
discussion,
le
grantaT
de l'agence
lui serrait
la
poignea8
et
lui
prsentait
Ie reste de
l'quipe.
L,e
jour
o
il
avait
t convoqu
pour
faire
partie
d'un
jury
de cour
d'assises,
et
qu'il
redoutaitae
de
passer
plusieurs
mois dans
une salle de
tribunal,
TI
avait
mis
une
chemise,
nou
la ca\rate
porte-bonheur
et
fi1s0
droit
vers
le
palais
de
justice,
certain
de
russir
chapper,
d'une
manire ou
d'une
autre,
son
44.
F1ure
(n.f.):
Blessure,
ruqture.
5.
A
l'abri du pire
(expr.):
Protg
du
malheur.
46.
Entretien d'embauche
(n.m.):
Rencontre entre
un candidat
pour
un tra'uai/
et un
etnployeur.
47. Grant
(n.m.):
Patron.
48.
Poigne
(n.f.):Main.
fam.)
49.
Redouter (v.):Atoir1>eur
de
qttelque
chose.
50. Filer
(v.)'.
Marcher
rapidement.
,|.'voir
de
citoyen.
Arriv
sur
p1ace,
il
avait dcou-
\1('r't
(llle
1e
procs
tait
annul:
I'accus
s'tait
1,,'rrclu
dans
sa celluie,
refermant
jamais
le
dos-
,
it'r
f
udiciaire.
Mon
pre
a
pu
dnouer
Ia
cravate,
I'r r-ouler
soigneusement
et
rentrer
1a maison
en
rlr:rrirnt
tout son
temps.
Pas
question
de
se
pr-
,,r'ntcr
a:utravall alors
que
sa
convocation
comme
irrrt:
lui
offrait
une
journe
de
temps
libre.
I1
allait
',,rrvoir
bricoler ou
lire un roman d'espionnage.
('t'
n'taient
1
que quelques
exemples,
i1 en avait
lricrr
d'autres.Il
ne
portait
pas
la cavate le
jour
de
',,,rr
rnariage
mais
I'avait
enfile
le
jour
o
il avait
,'lliciellement
demand
la
main51
de
ma
mre
'r
son
pre,
dans
l'appartement
poussireux
et
,',,rnbre
de mes
grands-parents.
11
1a
portait
le
jour
,,rr
il
avait
ngoci
l'achat de
sa
Commodore
et
l,,r'sru'ils
avaient
sign
I'acte d'achat
de
la maison
,lt'vuttt
le
notaire.
Ce
n'tait
pas
uniquement
un
porte-bon-
l','rrr.
Qrand
j'coutais
mon
pre,
je
me
rendais
t rrrnpte
que
la
cravate
lui
servait de porte-bon-
lr.'rrr,
de
gti-grisz
rassurant. Un
peu
comme
mon
,)urs
en
peluche53,
au
fond. Si
mon
pre
riavait
t
rrrint
le
ridicule,
il
aurait sans
doute volontiers
',
I
.
I
)cmander
la main
(v.)
'.
Demander au pre le
droit
de
se
marier
,,,',t
v.f//e.
',
'
(
)ri-gri
(n.m.):
Porte-bonheur.
'' i
(
)rrrs
en
peluche
(n.m.)
:
Jouet
en
forrne
d'ours.
29
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
12/34
roul
la
cravate
autour de
son
poing
serr au
moment
de s'endormir.Je le
comprenais.J'aurais
moi-mme
eu
bien
du mal
abandonner
mon
ours en
peluche.
La
preuve:
il est
encore
post
sur
une
tagre,
dans mon
studio,
pas
loin
de
mon
lit.
D'ailleurs,
l'cole
primaire,
alors
que
je
devais
prsenter
un expos,
j'ai
hsitsa
plus d'une
fois
dcrocher la
cravate
pour
la
porter
en
classe.
Mais la
peur
du ridicule
m'a
retenu.
Le complet
veston ntait
dj
plus
la
mode et
encore moins
Iz
cravate.
J'ai
affront seul mes
angoisses
pour
parler
la
classe des
plateformes de forage
en
mer du
Nord,
puis quelques annes
plus
tard, de
la
fabrication
des
ours en
peluche.
j'avais
pour
I'occasion
t autoris
amener
mon
doudou
l'cole
et
sa
prsence
mes
cts
pendant
I'expos
m'avait
donn
une
confiance
que
je
riavais
jamais
ressentie
auparavant.J'avais
obtenu ia note
maxi-
male.
Si
je
voulais rditerss
l'exploit, il fallait
que
je
trouve un sujet
aussi
passionnant
pour moi.
Derx
ans
plus tard,
en
dernire
anne de mes
tudes
primaires,
je
1'ai
trouv.
Hsiter
(v.):
Ne
pas russir h choisir
entre
plusieurs
choses.
Rditer
(v.)
: Recommenrcr.
LA
CRAVATE DE
SIMENON
J'avais
tellement
hsit
demander
la
','r'rnission
rnon
pre
que
j'avais
fini
par
me
,,rrvaincre
qu'il
refuserait
de toute
fagon.
Je
,lt'vuis
agir
en
cachette.
Le matin,
au
moment
,lt' rejoindre
la table
du
petit djeuner,
alors que
l',rtlcur
chaude
du
cafe
m'indiquait
que mon
pre
,'t:rit
dj attabl,occup
sans
doute
feuilleterle
j,,rrrnal
la recherche
des
rsultats
de
matches
de
f , rotball
qu'i1
riavait
pas
\'rrs sur
la
seule chaine de
r rotre
tlvision,
j'ai
iravers le salon sur la
pointe
,lcs
piedss6.J'ai dcroch
Ia
cravate et
je
I'ai
glisse
,l:rns
mon
cartable.
A table,
je
n'ai
rien mang.Je
ne
pouvais pas
rrr'cmpcher
de
penser ,Ia cravate.
Ma
mre
a
r
,,lcv
la
tte
dans un
mouvement
bref et
j'ai
i,'u
''(,.
Macher
sur
la pointe
des
pieds
(expr.) :
Marcher
sans
4.
55.
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
13/34
son
cil
noir
me
scruters7.
Je
lui ai
dit
que
j'avais
un
expos
d
faire en
classe
et
que
je
n'avais
pas
faim. Mon pre
m'a demand
de
quel
sujet
j'allais
parler, sans
quitter
son
journal
des yeux
et, trs
fier
de
mon
aplomb,
j'ai
dit
que
j'allais
parler
des
radios libres.
Mon
pre a
ri,
comme
il
le faisait
chaque
fois
que
j'ouvrais
la
bouche,
et ma mre a
serr les
mains
autour
de sa
tasse
de
lait
chaud.
J'tais
provisoirement
tir d'affaire
s8.
Qrand
mon tour est venu
de monter sur
I'estrade,
mes
jambes
tremblaient.
J'ai
racont
la vie de Simenon, sa
naissance Lige prs
de
l'Htel de
Ville,
son enfance
dans
le
quartier
d'Outremeuse
puis
ses dbuts
la
rdaction
d'un
journal
local.
C'est
ce moment-1
que
j'ai
mis
un
chapeau
en
feutre
et
pris
une
pipese, que
j'avais
tous deux
emprunts
l'appartement
sombre
de
mes
grands-parents.
Les lves taient
plus
silen-
cieux
que
jamais.
Je
sentais qu'ils
m'coutaient
avec attention.
J'ai
parl
des premiers
romans
de gare60, des
livres
publis sous
pseudonymes6l
et
j'en
suis enfin
arriv au commissaire
Maigret,
57.
Scruter
(v.):
Obseroer.
-^3\:
58.
t tre
trre d
attalre
(expr.):
Ltrc sau'u, /ronqut/lc.
59. Pipe
(n.f.):
Objet
long
pourfumer le tabac.
60.
Roman
de gare
(n.m.):
Roman
qu'on
achte dans /es gares
pour
lire
en eqtage.
61.
Pseudonyme
(n.m.):
Faux
nom
utilis par
les criains.
.rrrr
trrductions
dans
1e
monde
entier.
Les lves
n
r'tit'outaient
avec
1a
bouche
ouverte.
Qrand
je
l,
rrl
rr.i dit
que
Simenon avait
dclar avoir couch
,,r,,'t'
clix
mille femmes,les
lves ont clat
de
rire
,'t
lrr maitresse s'est
leve, furieuse.
E1le voulait
rr('
l)unir
mais
j'ai
sorti un
numro spcial
de
I'lrt'bclomadaire62
oj'avais
lu
cette phrase
et, avec
,rr
;rir-de
chien battu,
je
lui
ai
demand
ce
que
',ul:rit
dire
u
coucher
avec
une
femmeu.
Elle
s'est
.rl,r's
tourne
vers
la
classe,
a
cri
d'un
ton
cassant
(
lu'('llc
allait col1er63 le premier qui
ouvrait
encore
I'r lr
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
14/34
mir
trs
riche
pour
l'obtenir.
J'ai
pouss
le
dtail
jusqu'
ajouter
que
l'mir
avait poursuivi
mon
grand-pre
sur
1e
trajet
vers
sa
voiture,
le priant
de
lui
revendre
la
cravate
au
double
du
prix,
mais
qu'il
avait
refus
catgoriquement'
Il
tenait
trop
ce
que
cette cravate
revienne
en
Belgique
tout
jamais. Heureusement,
personne ne m'a
demand
pourquoi
cette
cravate
tait
importante,
je
ne
sais
pas
sij'aurais
russi
inventer une
rponse.
Qrand
j'ai
fait
le tour
de
la
classe
pour
que
chacun
regarde
la cravate
de plus
prs,
j'ai
d
repousser les
mains
qui
voulaient
la
toucher.Je
sen-
tais
I'air vibrer.Je
portais
un objet
magique.
Mieux
qu'une
Vierge
miraculeuse
ou qu'un
autographe
de
footballeur:
j'avais
une
vraie
cravate
d'crivain.
J'ai
t
applaudi
la frn de
mon
expos.
Mon
souri
re
tait
aussi
large
que
celui
de
mon
pre,
quand
il roulait
sur
1es
routes
natio-
nales
au volant
de sa
Commodore.
Je
pense
que
c'est
ce soir-l,
dans
mon
lit,
que
j'ai
compris
que
je
ne
deviendrais
jamais
comptable.
J'avais
remis
la
cravate
i
sa place
et
personne
n' avzit
rien
remarqu.
J'avais
nouveau
obtenu
la note
maximale
et
j'tais
si
heurerx
que
j'avais
envie
de
le rester
longtemps.
Je
regardais
le
plafond
de
ma
chambre.
La
lueur6a blanche
de
64. Lueur
(n.f.):
Lurnire
l'.'r'lrrirage
public
tait
de
temps
autre
balaye
I'rrl
lcs
phares parallles
des
voitures
de
passage
,l:rrrs
la
rue. Comptable,
c'tait un
mtier srierx,
rr'flchi.Je
n'tais
pas
un
gamin
comme
cela.
Ce
{
|
r
r
c
.i'avais
aim, cet
aprs-midi-ld,
c'
tait
le
plaisir
r
lt' rrrconter
une
histoire
en
toute
libert,
sans
tre
r
r
rrrtraint ni par
lavrit ni
par
l'exactitude.J'avais
rrstc
cherch
captiver
mon
public.
Je
venais
de
dcouvrir
le
bonheur
de mentir6s.
f
.'
voulais devenir crivain.
ll
me
restait
crire, c'est
vrai.
Je
n'avais
irrstlu'ici
fait
que
raconter,
mais
je
pressentais
que
lr'
rassage
de
la
parole
au
papier
ne
serait pas
le
'lrrs
difficile.J'tais
l'ge o
l'on dessine
encore
:r longueur de
journe,
o
I'on
invente un
pome
,'rr
rrssemblant
des mots
qui
riment plus
ou
moins,
,,ir I'on peut
passer
deux
heures
crire
une
lettre
ct
rlcux
semaines
fivreuses
attendre
la
rponse.
f
':rviris
pass
tant
de
temps
dans
les
pages des
lrvrcs,
j'avais
lu
tant
d'intrigues66
et
de
rebondis-
:;r'rnents,
de
dguisements
et
de
coups
de thtre,
,
rrc
rien
ne
me
semblait plus
simple
et naturel
que
,l'irnaginer
une
histoire remplie de
mensonges.
Je
suis
rest longtemps
contempler6T
le
'lrrfbnd.J'en
avais
I'impression,
du
moins. Aprs
Mentir
(v.):
Ne pas dire
la x,rit.
I
ntrigue
(n.{.)
:
Histoire.
Contempler
(v.)
: Regarder.
,
/
34
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
15/34
deux
minutes'
en
raIit,je
dormais
poings
ferms8.
l,r.:,oilr d'un stylo,
d'un
cahier
et de
beaucoup
de
r
('t
I rl)s.
Et
du temps,
dans
la
vie,
on n'a
jamais
que
9a.
ll me restait
trouver un
bon
sujet et
me
rrrcl
(l-e
au
travail.
A fotce d'espionner
latI
des
voisins,
j'avais
l
rrri
pur
remarquer leur
fiIle.
Elle
tait plus
ge
,
rrc
rnoi,
de
derx ou
trois
ans
certainement.
Elle
, ,,
j,,rrait
jamais,
passait
son temps
allonge
dans
'
rr r I r.rnsat72,
les
jours
de beau
temps.
Cach
der-
, ,,',,'
lcs
tenturesT3
de
ma
chambre,
je
la
regardais
rr. r'icn
faire .longueur
d'aprs-midi.
Je
me
,
l*
nndais
d'aiileurs ce qui
lui
passait
par
la tte
rl,,rs
c1u'elle
restait
ainsi,
1es
yeux
mi-clos7a, face
.,,,
,,,,lcil,
sans musique et
sans
livre,
je
ne
pouvais
,,,
',rginer
pire
torture, puis
je
me
rendais compte
,rc
rnoi
aussi,
derrire
ma
tenture,
les doigts
,
r r:,rs
sur
le
rebord
de 1a
fentre,
je
ne faisais
rien
,l'.rutr-c
que
de
contempler
un
spectacle
qui
me
',,,,rlrlait.
Peut-tre aimait-elle
le lent
dfil
des
,r,rl'(:s,l-haut
dans
le ciel plus
blanc
que
bleui
I
i
r
r
I
tre, en
regardant
les traits blancs
laisss
par
'
l
rursrt
(n.m.):
Long
sige qu'on
met
dans le
jardin
/'t.
:
L
r
rl
r
rrcs
(n.f
.)
:
Tissus
qui
courtrent
les
fentres, rideaux.
t
,\
I
r
. lr
rs
(adj.)
:
,4 moitiferne.
De
la
vie
de
Simenon,
j'avais
retenu
deux
choses
capitales:
il
n'avait
pas
commenc
par
l'criture
de
roman
mais par
le
journalisme
et'
plus
important
encore
,
tl avait
trouv
le
temps,
en
plrrs
'crire
un
roman
toutes
les
six
semaines'
d'aimer
plus
de femmes
qu'un
homme
ne
peut
en
rrrer.
Alors
que
d'autres
courent
aprs
l'argent
ou
la
clbrit,
moi,
je
rvais
tout
simplement
de
libert
et de
Pages
noircir6e.
Qrand
j'tais
la
fentre
et
que
je
voyais
ma
mre
coudre
ou
mme,
plus
tard,
quand
je
tentais
de
regarder la
tlvision
des
voisins
depuis
le seuil
de
la=veranda,
en
me
dressant
sur
la
pointe
des
pieds,
la maison
familiale
me
paraissait
tre
une
prison
ou un
monastre70.
Ma
mre
repassant
et
.olr.urrt
tait
une
recluseTl.
Les
murs
gris
cein-
turant
le
jardin
taient
ceux
d'une
prison'
Pour
m'vader,
il
n'taitpourtant
question
ni d'chelle
ni
de
tunnels
dans
les
caves.
J'avais
simplement
68-D.t-tt
i
p"tttgs
ferms
(expr'):
Dornir
profondnent'
69.
Noircir
des
pages
(expr.):
Ecrire
b?aucauP
de
Pa4$'
70.
Monastre
(n.m.):
Lieu
a'tti
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
16/34
les
avions
dans
le
ciel,
rvait-elle
aux
destinations
lointaines
o
elle
n'irait
jamais
?
C'est
partir
de
cette
ide
que
je
me
suis
rnis
crire
mon
premier
roman
d'aventrrre.
Prisanniers
dans
Ia
jungle
de
Borno
racontait
I'expdition
d'une
infirmire
l'autre
bout
du
*ottd".
J'avais
eu
I'ide
toute
simple de
mler
les
paysages
exotiques
de
mes
romans
d'aventure
f
intrigue
sentimentale
des
livres
en srie
que
dvorait
ma
mre.
Mon
hroine
tait
infirmire
dans
un
hpital
de
banlieue
et
rencontrait
un
patient
riche
et
aventurier,
hritier
d'une
famille
de
1a
noblesse
anglaise'
Itr traversait
les
zones
les
plus
recules
de
la
plante
la recherche
de
miaux
rares,
de pierres
prcieuses
et
de sta-
tuettes
indignes7s.
Fascine
par
les
rcits
de son
patient,
LaIy
-
c'tait
le
prnom
de
mon
hroine,
je
l'avais
trouv
dans
un
magazine
en
feuille-
tant
les
pages
au
hasard
-
dcidait
de
le
suiwe'
videmment,
leur
expdition
tait
attaque
par
des
indignes
hurlant,
mes
hros
se
retrouvaient
prisonniers
dans
une
hutte,
f infirmire
tait
ter-
iifie
et
I'aventurier
clou
au
sol par
de
multiples
fracturesT6.
Elle
le soignait
nouveau,lui
donnait
du
courage
et
il finissait
par
1es
sauver.
En
route,
75.
Indigne
(a.):
Qui
est
originaire
du
pays'
76.
Se flre
nne
fract,..re
(expr'):
Se
casser
un
mem'bra
,l
'r:rrrgeaient
du
serpent et
des
sauterelles77,
r,
r.rrricnt
un
avion,
tuaient
plusieurs
flins
et se
|
,.rr1,rrricnt
dans
I'ocan.
J'tais
persuad
d'avoir
, ,
,r
un
roman formidable.
l'rrvais
six pages
de
texte manuscritTs.
f
c
ne
pouvais
pas
faire lire
le
rsultat
d la
',,r,,irrr:.J'tais
bien
trop timide
pour
I'approcher,
,
,,',rrrriris
jamais
os
lui tendre
mon
texte par-
'
l
, ,us
le
mur
et
lui
proposer
de le
lire.
Pour ne
,i r
rrrranger,
mon
criture
tait
peu
lisible
et
,',ris
rnoi*mrne
du
mal
relire certains
dialo-
,',,,
,,
.f
'allais
devoir
tout
recopier
au propre.
l,c
soir, alors que
ma
mre
passait
la
soupe,
I
r
rr'tc
baisse, elle
a
dit
d
voix
basse, mais suffi-
,r unrcnt
fort
pour
que
je
l'entende:
[1y
a une
machine
crire
dans
le
grenier.
l
',
r:ror)ne
ne
s'en
sert,
tu
peux la
prendre
dans ta
,
l'.rrrlrre.
.l'ai
senti
un
frisson
parcourir
mon dos.
(
r,nrrelrt
ma
mre
avait-elie
devin
que
j'cri-
,
.r.,
i
-f
e n'en
avais
pad
d
personne,
je
riavais pas
1.,, ,:.t:
trainer mon
cahier,
je
I'avais rang
dans
mon
r
',
rir..
Peut-tre me
regardait-eile aussi
avec
des
,,,',clles,
pendant
que
j'crivais
?
Avait-elle
fouill
r,r,rn
tiroir? Espionn
parle
trou de
la serrure?
S,,,,,.t.11.
("-f)
:
Insecte.
r:
N'l:rrruscrit
(2d1.):
crit
a
la
main.
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
17/34
-
Q,a
fait une semaine
que
tu
as
de
l'encreTe
plein
les doigts
avant
chaque
repas'
m'a-t-elle
rpondu
avec un
petit sourire,
alors
que
je
rt'avais
rien demand.
J'tais
pat.
Ma
mre tait
capable
de sou-
rire Et elle
avait
de vrais
talents
de dtective,
comme Sherlock
Holmes Moustique
est
venu
se
frotter
contre mes
jambes
et mon pre
est
entr
dans
la cuisine.
-
Lave-toi
les
mains
avant
de passer
i
table,
a-t-elle ajout
pour
mettre
fin i la conversation.
Comme
ma mre
tait au
courants0,
j'ai
voulu dire
i
mon
pre
que
j'avais
crit
un
roman.
Mais
le moment
tait
mal choisi,
mon pre
s'est
mis
debout,
face i son
bol
de
soupe
et i
imiter
un
de ses
fidles
clients qui
boitait8l
en
entrant
dans l'agence. Pour
jouer le
vieux
client,
mon
pre
roulait
les
r82,
trbuchait
sur
la moiti
des
mots,
parlait
trop
fort
et clignait
des yeux
toute
vitesse. C'tait
drle.
J'ai
beaucoup
ri. Du coup,
je
n
ai pas
os83
lui dire
ce que
j'avais
fait
I'aprs-
midi.
79.
E.ncre
(n.f.):
Liguide
utilis dans
les
stylos'
80.
Etre
au
courant
(v.):
Sa'ztoir quelgue
chose.
81.
Boiter
(v.):
Marclter
dfficilement.
82.
Rouler
les
r
(expr.)
:
Prononcer
la lettre R
en
roulant la
langue.
83.
Ne pas oser
(expr.):
Ne
pas
avoir
Ie courage.
Le
lendemain,
ma
mre
m'aidait
descendre
la
machine
crire du
greniersa
et
m'offrait
une
pile
de
papier
usag
pour que
je
puisse taper mes
textes
au
dos des feuilles.Lardactionss
de
mes
romans
est
un
secret
que
nous
partagions, elle et
moi,
dans le dos
de
mon
pre.
J'avais
I'impression
de
devenir un homme.
J'ai
d
crire une dizaine
de
ces
romans
d'aventure, probablement
un par
semaine.Je pas-
sais
mes mercredis
aprs-midi et
mes
week-ends
le
dos
courb
sur
mon cahier ou
sur
le
clavier
de
la
vieille
Olivers6
mal
huile.
Je
rangeais les
feuilles
dactylographies87,
soigneusement
agrafees
et
perfores, dans
un grand
classeur anneaux, o
une
tiquette
"
Hypoth
ques
1977
"
rappelait
que,
dans une
autre vie, ce matriel
avait servi
dans
I'agence
bancaire o mon pre
usait
les
coudes
de ses
chemises bleu
clair.
Je
ne
faisais rien lire,
je
gardais
toutes
ces
cuwes,
qui
me
semblaient
d'une
qualit inestimable,
pour
le
jour
o
un
di-
teur, au nez
plus
fin
que tous
les autres,
viendrait
84. Grenier
(n.m.):
Piice
au dernier tage
des
maisons.
85. Rdaction
(n.f.)
: criture.
86. Oliver:
Margue
de
machine
crire.
87.
Dactylographie
(adj.):
crite a,uec
Ia
machine d
crire.
41
0
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
18/34
sonner
la porte
d'entre
et
demander
lire
le
contenu
de
mes
tiroirs pour
le publier88
intgta-
lement.
Rsum
ainsi, f
ide
semble
ridicule
mais
elle
est
assez
proche
de celle
que
je
me figurais.
Je
rvais
de
dcouverte
et de
rvlation.
I1 ne
suffisait pas
de
voir mon
nom
sur
la couverture
d'un livre,
il
fallait
que
j'en
publie
des dizaines.
C'tait
sans
doute
la meilleure
excuse,
en
ralit,
pour
ne
rien
montrer
i
personne.
C'tait
mon
monde secret
et, mme
si
ma
mre
me
demandait
de temps
d
autres
comment
allait
mon
criture,
mme
si
je
la
soupgonnais
d'avoir
tent
de
lire
I'un ou
l'autre
de
mes textes
pendant que
j'tais
i l'cole,
j'tais
persuad
qu'elle
n'y comprenait
rien.
J'tais
convaincu
que
seuls
de
wais
diteurs
pourraient
remarquer
mon gnie
littraire.
Eile
n'a
jamais exprim
le
moindre
com-
mentaire
et
je
la remercie.
Avec
le
recul,
je
pense
qu'elle
n'aurait
pas
trouv grand-chose
de posi-
tif
souligner.
Mais
l'poque,
seul
dans
mes
cahiers,
seul
avec
mon clavier,
je
me laissais
mon
talent
imaginaire.
Je
n'ai
jamais
fait lire
le
moindre
texte
la fille
des
voisins.
Qrand
|'t a
laiss
place
I'automne,
ce
qui,
en
Belgique se
produit
sou-
vent
au
dbut
du
mois d'aot,
elle
est
rentre se
88.
Publier
(v.):
Faire
paratre un livre.
rchauffer
auprs de la
lampe
n
U.V.
De mon
ct,
.i'ai
continu
crire, sur
mon bureau, prs
de la
f'entre.
Elle n
tait plus sous
mes
yeux
dans
le
jardin
mais,
pendant plus
de six mois,
je
n'ai pas
crit
une
ligne sans
penser
elle.
Qrand
elle
a
dmnag
l'anne
suivante,
j'ai
hsit
foncer
vers la
voiture,
au
moment
o
son
pre refermait
dfinitivement
la
porte
d'entre,
pour
lui
offrir un
de mes
textes.
Je
pensais que
ce
geste
aurait
t
un bel
adieuse. Mais
je
rt'avais pas
de
copies.
Mes exemplaires
taient
uniques,
si
je
Iui
en
donnais
un,
je
ne
le reverrais
sans doute plus
.iamais.
Lequel
devais-je
choisir? Un de ceux que
je
prferais,
mais
alors
il
serait
perdu
pour
moi?
Un
moins russi, mais
alors elle penserait
que
.i'tais
un
mauvais
crivain.I-lhsitation rria retenu,
ie
rt'ai pas
boug
de
la fentre
et
j'ai
vu
la
voiture
s'loigner,
suivie du camion
des
dmnageurs.
Une page
se tournait dfinitivement
sur
mon
adolescence.
Je
m'en
voulais,
j'enrageais
contre
moi-mme
et
je
suis
remont
m'enfermer
dans
ma
chambre.
Je
n ai
pas crit
une
ligne.
Je
crois que
si
j'avais
pris
le
temps de
niasseoir
au
bureau,
j'aurais
crit
de la
posie,
c'est
dire quel
point
il
vaJait
mierx
que
je
niabstienneeo.
J'tais
ti9.
90.
Ldeu (n.m.):
Au
reooir.
S'abstenir
(v.):
oiter defaire quelgue
chose.
43
2
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
19/34
un
homme,
un vrai. Du
moins,
je
l'esprais.
Un
jour, je
conduirais
une
Cornmodore
et
j'aurais
une
veste
en
cuir.Je
poserais un
cendrierel
ct
de ma machine
crire.
Je
boirais
du whislgz.
Je
coucherais
avec
des f'ernmes.
Dans
mon
univers,
les
potes
ne
fumaient
pas,
itrs
rvassaient.
Aprs
avoir pleur
en silence
pendant
une bnnne heure,
je
me suis
jet
sur rnon
clavier
et
j'ai
crit d'une
traitee2
un histoire
horribie
o une
jeune
fiile
se
faisait
couper en
morceaux
par
un boucher
devenu
fou
d'amour,
Qui
la
revendait
ensuite
en saucisse
et
en
boudin
ses
propres
parents
inconsolabtres.
A la
frn de mon histoire,
le
pre
soupEonnant
le
comrnertant
de lui
cacher
quelque
chose,
pn-
trait dans
son frigo
la nuit
tombe.
La
porte se
refermait
dans
son
dos
et
le mari
entendait
son
futur
bourreau
appeler
sa
propre femme pour
lui
dernander
si elle souhaitait
comrnander
encore
un
peu de
saucisse.
Les
annes
ont
fil
mais
je
n'ai
jamais
cess
d'crire. Au
moment
de
choisir
des
tudes
supr'ieures,
j'ai
hsit
entre la littrature
et
le
Cendrie
(n.m.):
Objet
oit an,net
les cendres
des ci,qarettes
Ecrirc J'une traite (cxpr.): Errirc
d'ttn scu/
roup.
l{)ulltiiisff}e.
Four
moi,
l'un
et I'autre
formaient
l,
';
tleux
cts
d'une
seuXe
pice:
je
n'allais
tout
,lt
urme
pas
jouer
rna
carrire
n
pile ou
face.
|
'rlluit*itr
que
je
lise les
romaris
crits
par
rnes
pr_
,l.r'csseurse3,
Que
je
les
dcortique
et
les
ausculte
l,r,,,lLr'ALrx
derniers
replis
de
ieur
nombril
pour
,lt
r
riuvrir mon
propre
ternprarnent d'auteur?
I\,'
valait-il
pas mieux
que
j'aille
1a
dcouverre
,l,r
nrondeu
de
ses
faits
clivers
et de
sa
mauyaise
lr,rlt:ine
au
lever
du
jour,
si
je
voulais
que
mon
,
l:rvier
accouche
d'autre
chose
que
des
phrases
I'i.rr
tournes
?J'tais
assis
sur
mon
lit
quand
je
r(
suis
souvenu
de mon
expos
l'cole;
c'est
':rr
Ie.journalisme
que
Simenon
en
tait
venu
r
l'criture
de
fiction,
je
der,,ais
suivre
la
mme
r.ir.r
Qe
iui,
moins
pour rnettre
mes
pas dans
les
,r(
ns
que
pour
pouvoir enfiler
sa
cravate,
tre
plus
,(
'rivett
possible.
Pendant
mnn
adolescence,
les
choses
1a
,';rison
n'avaient
pas beaucoup
boug.
Je
n,ac-
,,,nrpagnais
plus
mes
parents
en
Espagne
mais
n
rr
)ir
pre
conduisait
encore
seul"
11
ne
roulait
plus
,
',
Opei
Cornrnociore
et, avec
l'ge,
avait
opt
l,(
)ur
urle
Saab
900,
de
bon
pre
de farnille
. Ilaiatt
1',
is
clu
grade,
la
banque.
11 dirigeaif
dsormais
l'rdcesscur
(n
.m.):
Pcrsonne
gui,
dans
un
dom.aine
parliculier,
r
it.
praduit
des
chzses
:tvant
une
autre
pei
slntle.
lili
l
9r.
92.
44
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
20/34
les
deux
autres
employes
du
guichet,
directement
sous
les
ordres
du
giant
de
I'agence'
I1
bricolait
i
la
maison,
lisait
toujours
autant'
Ma
mre
tait
reste
gale
elle-mme,
silencieuse
et
applique'
Elle
cuilinait
trois
fois
par
jour
et
prenait
rguli-
rement
ses
mdica-"t'tt
pour
assister
sa
diges-
tion.Toujours
ses
acidits
l'estomacea,
du
moins
le
croyais-je.11a
fallu
que
mes
tudes
secondaires
,'".h.r.tti
pour
qu'enrr,
put
une
aprs-midi
de
pluie
o
je'rriennuyais
dans
la
cuisine,
je
finisse
iu,
or'r.rri,
la
boite
et
lire
la
notice
de
ses
mdi-
iaments.
Les
entreprises
pharmaceutiques
font
tout
pour
qu'on
tt"
lit"
jamais ces
instructions
imprimes
lu
lo.tp",
o
les
langues
se
suivent
en
,roi,
",
blanc,
sans
ordre
clair,
sur
un
seul
papier'
I1
m
a
fallu
de
longues
minutes
pour
reprer
les
infos
intressantes au
milieu
du
texte
incompr-
hensible.
Mais
une
vidence
m'a
soudain
saut
auxyeux:
ces
piluleses
ne
faisaient
rien
du
tout
d
l'estlmac;
elles
taient
censes
rgler
I'humeur
et
ap
aiser
1'
angoisse.
C' taientdes
antidpress
eurs
e
"i
d",
tran{uillisants
que
ma
mre
absorbait
en
grande
quantit.
J'ai
cru que
mes
malns
ne
ces-
"rai"rrt
jamais
de
trembler'
Mes
doigts
tressau-
taient
de
la
gauche
la
droite,
froissant
la notice
94.
95.
96.
Estomac
(n.m.):
Wntre'
Pilule (n.f.)
:
Mdicament'
A;;i;.;t."r
(n.m.): Mdicament
contre
Ia
dpression'
tluns
un
bruit
d'ailes
de moineaueT qui
agonisee8.
.f
c ne parvenais
pas
d
nien empcher.
Je
restais
assis, les yetx
rivs
sur
cette
boite
lcctangulaire
quej'avais tant
et
tant
de
fois
ache-
tc
pour
ma mre
la
pharmacie
du
quartier.
J'ai
lcv
le regard
et
j'ai
vu sa haute
chaise face
dIa
rnachine
coudre,
de
l'autre
ct
de la
porte
vitre
tlc I'arrire-cuisine.
J'ai
regard le mur dcrpi
tlu
jardin
et
j'ai
remarqu
ce que
je
rt'avais
jamais
rcpr
pendant toutes ces annes.
La
peinture
rlrr
mur
qui
nous
sparait des voisins
tait cail-
lc:
des taches
d'humidit montaient du sol
et
tlcrivaient
sur
la
surface du mur
des lzardes
Iortures.
Je
m'tais tant intress la
fille
qui
lr
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
21/34
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8/9/2019 La Cravate de Simenon
22/34
LAMALADIE
Voil
comment,
grand
gamin
devenu
jeune
adulte,
je
me
suis
retrouv
employ
non pas
crire
des
romans
palpitants
ou
des
actualits
brlantes
mais pay
pour
inventer
du bara-
tin106
pour
des
socits
en
mal
de
clients.J'tais
rdacteur
commercial,
dans une
socit
de
mar-
keting, qui
brassait beaucoup
de
vent.
Entre
les
histoires
d'assassins107
crapuleux
qui
cherchent
le
meilleur
moyen
de
ne
pas
se
faire
arrter
et
les
rcits
d'entreprises
qui
s'inventent
un
pass
glorieux
pour
vendre
leurs produits,
itr
y
a bien
des
points
communs.
LzraLit
cde
toujours
la
place
la
fiction.
A
force
de raconter
la crois-
sance
de petites
et
moyennes
entreprises
sans
intrt,
spcialises
dans
I'emb allage
sous
vide,
Baratin (n.m.)'.
Mensonges
pour
sduire
Assassin
(n.m.)'.
Tueur.
I'expdition
de
pices
dtaches
ou
les
fosses
septiques
pour
particuliers,
j'ai
d dployer
des
rrsors
d'imagination.
A
chaque
nouveau
client,
il
faut
trouver
l'approche
originale,
le
point
de
vue
parfait,
celui
qui
permet
au
lecteur
de
ne
l)as
trop
biller
et au
commanditaire
de
rgler
la
f
rrcture
avec
un
sourire
satisfait
(et
soixante
jours
rle
dlais,
c'est
1a
rgle,
ajouterait
mon
prl,
s'i1
tait
en tat
de commenter).
J'avais
quitt
la
maison
familiale,lou
un
petit
studio
au
centre-ville
et rencontr
une
jeune
fille
tle
mon
ge
qui,
I'usure,
avait
accept
de
venir
s'installer
chez
moi
et
de
dormir
dans
le
mme
lit.
Nous
formions
ce
qu'on
appelle
un
jeune
couple,
c'est--dire
derix
solitudes
qui
se
frottent
ct
se
froissent,
redoutantlos
que trop
d'intimit
ne
vienne
briser
la
magie
fragile
des
premires
rcncontres.
Comme
si
l'amour
tait
un
hritage
tui
vous
tombe
dessus
dans
un
grand
.o.rp
"
f
oudrelOe
et
qu'il
s'agit
de
prserver
en
vitant
lcs
dpenses
irresponsables.
erelle
imbcillit.
I
In
couple
ressemble
plutt
un
enfant
qu,on
rrurait
adopt110
bien
aprs
la
naissance,
dont
rrn
r
, ,lf
n.a.*"t
t"f
Anoir
peur.
l{)').
Coup
de
foudre
(expr.):
Fai
de
tombcr
amoureux
au premier
r
t',qard.
]
'0,,,Efi"r.rdopre:
Enfant
lezr
par
une
autrefarnille
que
sa
,
r
t
t
t
i //e
b
i
o logiq
ue.
106.
t07.
51
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
23/34
doit dcouwir le
caractre
et
les
passions,
en
se
mfiant
de
ses
humeurs
tranges
et
de ses
fai-
blesses qui ne tarderont
pas se manifester. Il
faut
tre
attentif
tout
moment, deux: avoir
envie
des
mmes
choses
en mme temps,
prserver
la
magre
et construire
peu
peu la
waie complicit.
C'est
exactement
ce que
je
n'arrivais
pas
faire.
Je
devinais comment
je
devais
m'y
prendre,
avec des fleurs
et
des chocolats,
des attentions
et
des
surprises romantiques, beaucoup d'coute
aussi mais
je
ne
faisais
rien
de
tout
ga.Je
m'endor-
mais devantlatl,je
passais des heures i
relire
des
textes
sur
mon
ordinateur,
je
ne
rangeais
ni
mes chaussettes
ni
mes calegons,
je
m'loignais
peu i
peu
de
I'image
idale
du
fils
unique
prt
tout pour
sa
belle.
Elle a fini
par p^rtir, bien entendu. C'tait
prvisible etj'aurais faitlamme chose
i
sa
place.
Je
serais
retourn
faire Ia fte
avec mes
copines
pendant quelques
annes,
en attendant de ren-
contrer le bon type111, celui
qui
a
autre chose
en
tte
que
d'crire
des
romans.
Parce que c'est
cela
qui
me tenait
distance de ce monde.
Je
m'tais
lanc dans la
rdaction d'une
srie
fantastique,
dans
un monde trs
semblable
au
ntre, o
un
gamin
dcouwe
qu'une touche
du
clavier
de son ordinateur a
disparu et
que
le
trou
donne
accs
un monde
incroyable,
cach
f
in-
trieur
du
ntre.
Comme le
point
de
dpart
tait
le
mme
que celui dUlice
au
?aJts
des
meraeilles,
j'avais
appel
mon
hros
Ali.J'avais
des tas
d'ides
de
calemboursll2
qui
me
faisaient
rire tout
seul,
ce
dont
j'avais
l'habitude.
Elles auraient
sans
doute
fait
rire mon
pre aussi, car tout
le faisait rire.
Mme
son
cancerll',
peut-tre. Mais
je
n'en
suis
pas
sr.
Qrand
je
me suis
retrouv
seul dans
I'appar-
tement,
aprs
avoir tourn
en rond pendant des
jours
entiers,
j'ai
appel
ma mre
pour demander
si
je
pouvais
passer
manger
la maison.
Sa
voix
m'a sembl
trange,
comme
brise.
-
Ton
pre ne va
pas
bien.
On
peut
mme
dire
qu'il va trs
mal.
C'est
ce
qu'elle
m'a
dit,
c'est tout
ce
que
j'ai
entendu.Je
n'ai
plus cout la suite.J'ai
travers
la
ville
pied, sous
une
pluie
fine,
je
marchais
aussi
vite
que
mes
jambes
et mon ccur
me le
permet-
taient.
Je
pensais
tant de
choses d'un coup
que
je
ne
pensais
rien.
Ma
tte tait
vide
comme
un
hall
de
gare la nuit,
quand
les guichets sont
112.
Calembo,,r (n.m.):Jeu
de mots.
113.
Cancer
(n.m.):
Maladie mortelle.
53
111. Type
(n.m.):
Homme.
52
-
8/9/2019 La Cravate de Simenon
24/34
ferms.
J'attendais
peut-tre
le
premier
train
du
matin.
J'attendais
quelque
chose qui
ne viendrait
pas.
S'ily
a bien une vidence, c'est
qu'avant
de
tomber malade, mon
pre
taitenpleine
forme.Il
avait des
projets
plein
la
tte:
il
ailait transformer
le
grenier
de
la maison
pour
y
installer
un bureau,
construire un atelier
dans
le
garagella
et un
garage
la
place
de
l'abri de
jardin,
dmonter les tagres
de
la
cave,
remplacer la
chasse
d'eau des W.-C.
I1
avait
aussi
le
projet
de se
mettre
la
course pied,
de faire
plus
souvent
les
courses
avec
sa femme,
de
s'acheter
Ia
pare
de
bottes
texanes
dont
il
rvait
depuis toujours, d'emmener
ma mre
en
Italie
sur
les traces de leur voyage de
noces11s.
I1 m'avait aussi
promis
de venir rparer
la
douche
dans
mon studio,
de
passer
une
fois une
soire
devant la tlvision
avec
moi,
de
regarder
un
match de
foot
en buvant
une bire, nous
ne
l'avions
jamais
fait
ni I'un ni l'autre.
Tout
cela
itait
plus
au
programme.
Qrand
je
suis
arriv
chez ma mre, et en
crivant
ces
mots,
je
fais
un
saut dans
le
temps,
ce soir-l, c'tait encore
la maison,
tout
simpie-
ment,
celle
de
mes
parents,
celle
o
j'avais
grandi,
114. Garrge
(n.m.):
Endroit de
la
maison o on
gare
Ia toiture.
j'ai
compris
que
les choses taient
plus
srieuses
encore
que
je
ne I'avais imagin. Ma mre
n'tait
plus qu'une
paisse ride116
qui
lui
traversait
le
front
et s'tendait sur