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LA CULTURE DES PROBLEMES PUBLICS L’ALCOOL AU VOLANT : LA PRODUCTION DUN ORDRE SYMBOLIQUE Joseph Gusfield Publié avec le concours de l’Institut national de recherche et d’étude sur les transports et leur sécurité (INRETS) Introduction et traduction par Daniel Cefaï ÉDITIONS ÉCONOMICA 2006 1

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LA CULTURE DES PROBLEMES PUBLICS

L’ALCOOL AU VOLANT : LA PRODUCTION D’UN ORDRE SYMBOLIQUE

Joseph Gusfield

Publié avec le concours de l’Institut national

de recherche et d’étude sur les transports et leur sécurité (INRETS)

Introduction et traduction par Daniel Cefaï

ÉDITIONS ÉCONOMICA

2006

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INTRODUCTION

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Pour David Riesman

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PREFACE ET REMERCIEMENTS

[xi] La procédure de présentation du savant est à juste titre condensée dans l’expression juridique, res ipsa loquitor – « la chose parle d’elle-même ». Quels que soient ses motifs ou ses intentions, l’auteur doit être compris et jugé dans les limites de son texte. Que le livre ait été ou non écrit sous la contrainte de considérations de carrière, dans la perspective d’obtenir un poste de professeur titulaire à l’Université, a peu de pertinence quant à sa valeur. Que sa recherche et que sa rédaction aient été soutenues par le ministère de la Défense ou qu’elles aient bénéficié de l’héritage d’une grand-mère fortunée est sans importance quant à l’examen de la logique de mon argumentation ou de ma démonstration. L’usage du pronom personnel est lui-même une forme d’affectation. Ce travail ne m’appartient plus. Sitôt achevé son ouvrage d’écriture, l’auteur se retire, tandis que le manuscrit devient la création de ses lecteurs. Le destin des mots n’est plus de la maîtrise de leur inventeur. La préface est un procédé qui me donne une dernière fois l’illusion que mon manuscrit ne m’est pas encore devenu tout à fait étranger.

En mai 1971, l’Observatoire de la Ville du comté de San Diego m’a demandé d’entreprendre une étude pour le Département de la Sécurité routière1 de la Division des Ponts et Chaussées2 du comté. L’étude, financée par une bourse fédérale de la Division des Ponts et Chaussées de l’État de Californie, devait être une analyse des pratiques judiciaires des tribunaux du comté de San Diego dans les cas d’alcoolisme au volant, en particulier dans les cas de récidive du même délit. Un certain nombre de considérations personnelles et institutionnelles m’ont conduit à accepter cette proposition, bien qu’elle signifiât [xii] pour moi un type de projet d’équipe et de recherche appliquée, à distance desquels je m’étais tenu dans ma vie professionnelle. J’ai consenti à écrire une déclaration d’intention, finalement acceptée, pour une étude dont je pensais qu’elle serait ennuyeuse, rebattue et sans gratification

1 [Les notes entre crochets sont dues au traducteur-éditeur du texte. Les notes sans

crochets sont de la main de Joseph Gusfield]. [Traffic Safety Department. La notion de « sécurité routière » n’a pas tout à faire le même

sens en français et en anglais américain : on retrouve à côté de « road safety », les expressions de « traffic safety », « highway safety » ou « auto safety », selon que le dispositif met l’accent sur la circulation, la route ou l’automobile. La catégorie de « sécurité automobile » (auto safety), que nous garderons à côté de sécurité routière, est utilisée à partir de 1966, suite à la création du NHTSA. Voir J. L. Mashaw, D. L. Harfst, The Struggle for Auto Safety, Cambridge, Harvard, 1990. En France, il semblerait que l’on ne parle que de « sécurité routière », indice peut-être d’une genèse différente de la définition du problème].

2 [State ou County Highway Division].

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intellectuelle. Ce livre est, je l’espère, la meilleure preuve que ma vision de ce qui allait se passer était totalement incorrecte.

L’étude dans sa version initiale a été achevée en 19723, mais le livre tel qu’il est ici publié n’a qu’un lointain rapport, une mince ressemblance avec ce premier jet. En marge de mon expérience en matière de police, de justice ou d’institutions en charge de sécurité routière, j’ai développé une curiosité et un intérêt pour les réalités communément admises sur l’alcoolisme au volant. Celles-ci étaient partagées par toutes les personnes avec je suis entré en contact. J’avais enquêté sur le mouvement de tempérance avec une grande minutie par le passé4 ; et j’avais déjà été sensibilisé par les perspectives sociologiques sur les actions symboliques. L’étude de San Diego a été pour moi un défi : pourquoi la conduite d’une automobile sous l’influence de l’alcool5 est-elle après tout un problème public ? Ce travail est une tentative de répondre à cette question.

Une bourse de la Fondation Guggenheim en 1973-74 m’a permis d’engager des observations sur les procédures de mise à l’épreuve, en liberté conditionnelle (probation), dans les tribunaux du comté de San Diego et dans les écoles pour contrevenants. J’ai examiné le corpus de recherches sur la base duquel les thèses sur l’alcool au volant sont justifiées et commencé à lire sur la question. En parallèle, j’ai commencé à écrire des parties du manuscrit. En 1974-77, j’ai continué l’enquête, soutenu par plusieurs financements pour des assistants et par une aide à la dactylographie de l’École doctorale de l’Université de Californie à San Diego (UCSD). En 1977-78, une bourse du programme « Droit et société » de la National Science Foundation m’a enfin permis d’achever la recherche et de conclure la rédaction du manuscrit durant l’été 1979.

Le livre dans sa forme actuelle ne représente qu’une partie de l’enquête réalisée. En cours d’écriture, après avoir achevé une enquête ethnographique supplémentaire, je me suis rendu compte que le matériau excédait de beaucoup les limites d’un unique ouvrage. Je me suis alors restreint à l’analyse culturelle, subordonnant l’analyse structurale à l’intrigue principale. L’accent est donc mis sur les aspects symboliques de la formation des problèmes sociaux. Les dimensions d’analyse sociologique, au sens structural plutôt que culturel, seront traitées dans un volume ultérieur. Mes travaux antérieurs sur l’alcool au volant ont informé et influencé le résultat final. Je dois ici signaler ma dette à Carole A. B. Warren, [xiii] Jerold Cloyd, Steven Phillips, David Petraitis et Herbert Isenberg, qui ont été mes assistants dans la première enquête sur San Diego. Mary Thoune, Peter Hayward et

3 Gusfield 1972 4 Gusfield 1963a 5 [Nous traduisons indifféremment par « sous l’influence » ou « sous l’emprise » de

l’alcool. Les termes juridiques en français sont : « sous l’influence de l’alcool », « en état d’ivresse » ou « sous l’empire d'un état alcoolique »].

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Judith McIlwee plus particulièrement m’ont énormément aidé dans la recherche historique. Joseph Kotarba et Paul Rasmussen ont mené une bonne part des investigations ethnographiques dans l’enquête de la NSF. À tous, je suis reconnaissant pour les conversations, les suggestions, les idées et les informations qui, d’une façon ou d’une autre, sont passées dans la fabrication de ce livre.

Les collègues et les étudiants sont une part indispensable de l’environnement intellectuel d’un chercheur, même s’il est souvent difficile de reconnaître ses dettes et de cerner précisément ce qui revient à chacun. Le Groupe de recherches sociologiques de l’École de santé publique6 de l’Université de Californie à Berkeley a nourri mes réflexions à travers plusieurs colloques. Il m’a rendu des services inappréciables grâce à sa magnifique bibliothèque sur les alcohol studies7 et m’a aidé d’une multitude de façons à travers d’innombrables discussions formelles et informelles. Je suis particulièrement reconnaissant à Don Cahalan, Harry Gene Levine et Ron Roizen. Mes dettes vis à vis de Robin Room, actuel directeur du Groupe de recherches sociologiques, sont trop importantes pour qu’il me soit ici possible de les énumérer. Plus que tout autre, il m’a servi de guide, d’aiguillon et de gourou dans les sables mouvants des études sur l’alcoolisme. Son érudition est impressionnante et la qualité de sa compréhension sans égale.

Les conversations et les correspondances avec H. Laurence Ross, Lawrence Freidman, Michael Orrington, Stephen Wasby, Richard Brown, Richard Zylman, Bruno Latour et Norman Scotch m’ont beaucoup appris. Mes collègues du département de sociologie de UCSD, David Phillips, Jack Douglas, Fred Davis, Aaron Cicourel et Bruce Johnson ont été d’une grande aide par leurs suggestions et leurs références. Un séminaire sur l’alcool avec Jaqueline Wiseman a été un moment crucial dans le travail de réflexion menant à cet ouvrage. Sa profonde connaissance des recherches sur l’alcoolisme a rendu intense notre relation professionnelle. Chandra Mukherji et Bennett Berger m’ont témoigné leur amitié durable à travers leur lecture critique du manuscrit, qui m’a permis de beaucoup l’améliorer. Je leur dois beaucoup. Murray Edelman et John Kitsuse ont lu la première version du manuscrit avec cette sensibilité et ce sens critique sans lesquels les livres perdent en profondeur et en style. Tous ces collègues ont contribué aux mérites auxquels pourrait prétendre cet ouvrage. Je dois enfin exprimer une reconnaissance toute particulière à mes étudiants de doctorat (graduation) pour leur empressement à débattre intellectuellement avec leurs aînés. C’est une qualité qui nous est précieuse à tous.

6 [School of Health]. 7 [Les études sur l’alcool et l’alcoolisme – alcohol studies – constituent une véritable

industrie de recherche autonome aux États-Unis, avec des financements sans commune mesure avec ceux que nous connaissons en France].

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Comme toujours, le personnel du secrétariat et de la bibliothèque rend les projets réalisables tout en restant dans l’ombre. Anita Schiller et Robert Westerman de la bibliothèque de l’UCSD ont été d’une grande aide en recherchant, trouvant et suggérant des sources. Le travail de mes secrétaires [xiv] – Sue Miller, Amy Silverberg et Ann Knight – a été tout ce temps là sans égal. Marlene Philley a été la secrétaire du projet NSF et a dactylographié le manuscrit initial. Son efficacité appelle mes plus sincères remerciements. Dorothea Nero et Judith Sherer ont enfin tapé la dernière version du texte tandis que Mignon Furqueron a contribué à la bibliographie.

Il me faut enfin remercier un certain nombre de personnes et d’institutions sources : Les Earnest, alors à l’Observatoire de la Ville du comté de San Diego ; Powell Harrison, alors au Département de la Sécurité routière de la Division de Gestion des Voies Publiques du comté ; la Fondation Guggenheim et son personnel ; l’École doctorale de l’Université de Californie à San Diego ; la National Science Foundation, spécialement H. Laurence Ross, alors directeur du programme Droit et société. Merci également à la Travelers Insurance Companies, pour l’autorisation de reprendre leur publicité : « Est-ce que mettre les conducteurs saouls derrière les barreaux est la seule façon de leur donner une leçon ? » et au Conseil de sécurité nationale8 pour le tableau des Accident Facts de l’édition de 1977. La publicité intitulée « Alcoolisme : la maladie solitaire » est quant à elle publiée avec l’autorisation du programme Care Unit, Comprehensive Care Corporation, Newport Beach, Californie.

Comme toujours, Irma Geller Gusfield m’a offert le compagnonnage, l’amour et le soutien sans lesquels rien ne pourrait jamais être fait. Ce livre est enfin dédié à David Riesman, en remerciement des années d’amitié et de collaboration intellectuelle. Plus que tout autre, il m’a appris à « regarder les choses ».

8 [National Safety Council].

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1. INTRODUCTION

LA CULTURE DES PROBLEMES PUBLICS

[1] Le monde des usages de l’automobile est un microcosme, si on le regarde à l’aune des problèmes à grande échelle créés par le conflit entre contrainte et détente9 dans la vie américaine. Les sujets liés à l’alcool au volant révèlent les tensions et les complémentarités d’un monde qui est à la fois au travail et au loisir. La conduite automobile a accentué les difficultés à maintenir hermétiques les frontières entre contrôle de soi et relâchement de soi. L’automobile est en effet une machine intrinsèquement dangereuse, et pourtant relativement peu surveillée dans son usage. La conduite requiert un haut degré de coordination motrice et de jugement raisonnable, un niveau d’habileté qui doit être entretenu par la pratique et l’attention régulières, des qualités d’esprit comme une attitude rationnelle et une sérieuse concentration. Mais ce domaine de l’existence rationnelle est traversé par l’intersection du jour et de la nuit, du travail et du jeu. À la différence des transports en commun, de l’avion ou du train, l’automobile n’est pas confiée aux soins d’un personnel hautement entraîné, diplômé et rémunéré. Elle est disponible comme un accessoire, qui répond à la gamme de nos humeurs et de nos envies dans les arènes de notre vie, qui sert à la réalisation de nos obligations et de nos aventures, diurnes ou nocturnes.

Ce livre traite de la façon dont certaines situations deviennent des problèmes publics, mais il porte également sur le thème de l’alcool au volant. Le cas particulier nous informe sur les enjeux généraux – le microcosme sur le macrocosme. De façon plus générale, c’est un livre à propos du rapport entre culture – des significations publiques – et structure sociale – autorité, contrôle et déviance. Il permet de déceler des cohérences [2] et des incohérences entre cérémonie publique et comportement routinier. En termes plus spécifiques, c’est un livre sur les automobilistes, les policiers, les juges, les avocats, les scientifiques, les journalistes, les médecins et les fonctionnaires. Il pose la question suivante : comment et pourquoi la conduite d’une automobile sous l’emprise de l’alcool, acte accompli en privé, est-il un acte condamné en public ?

Une introduction est un rituel de passage qui permet au lecteur de s’accoutumer à l’écrivain – son style, sa perspective, son intention. C’est un procédé littéraire qui me permet de vous faire entrer dans l’étude proprement dite. Si j’ai écrit correctement et si vous avez lu correctement, l’introduction vous dessinera une esquisse et vous donnera un éclairage sur le cheminement et la signification de ce

9 [Cette idée d’une tension entre contrainte et détente, travail et loisir, sérieux et

amusement, investissement et relaxation, que Gusfield dit devoir à P. Rieff, est l’un de ses cadrages du problème de l’alcool au volant. Elle ressurgit comme un fil rouge tout au long du livre].

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qui va suivre. L’expression « essai de recherche » (research essay) incorpore à la fois ce que ce livre est et ce qu’il n’est pas. C’est un livre d’idées générales, développées et exprimées dans le contexte d’une thématique et d’une expérience particulières. Le phénomène constituant le problème public de la boisson et de la sécurité routière – l’alcool au volant – nous donne l’occasion de déployer une perspective théorique dans laquelle examiner les problèmes publics. Il ne s’agit ni d’un rapport conventionnel sur une « recherche » empirique, ni d’un « essai » avançant un système d’idées abstraites ou de propositions théoriques. Peut-être relève-t-il des deux genres. Par le mot « recherche », j’attire l’attention sur l’ancrage de mes idées dans la production d’une description et d’une analyse détaillées d’un corpus de données, spécifiques à un sujet particulier, l’alcool au volant. Certaines de ces données ont leur origine dans mon expérience et ma réflexion personnelles, d’autres résultent de la lecture, de l’activité d’enquête et de l’exposition au terrain. Par le mot « essai », je pointe l’effort de créer une perspective théorique, enracinée dans les phénomènes particuliers de la recherche empirique, mais visant une application plus large et plus générale. Je suis moins lié par les données que dans un rapport d’enquête, je suis plus contraint par elles que dans une spéculation théorique.

La porte de mon livre est à présent ouverte. Pénétrons dans l’édifice.

La construction des problèmes sociaux : comment les phénomènes deviennent réels

Une histoire apocryphe circule à propos du philosophe américain Morris Raphael Cohen. Il avait la réputation de commencer son cours d’éthique en soumettant le problème suivant à ses étudiants : « Supposez qu’un ange descende du ciel et promette au peuple américain une merveilleuse invention. Celle-ci simplifierait leurs vies. Elle permettrait aux blessés de recevoir des soins rapides. Elle diminuerait le temps de transport dans de grandes proportions. Elle rapprocherait les familles et rassemblerait les amis. Elle créerait une vie bien plus pratique et confortable que celle que nous menons aujourd’hui. Cependant, en remerciement de cette bénédiction pour l’espèce humaine, [3] l’ange demanderait en retour que chaque année, cinq mille Américains soient sacrifiés sur les marches du Capitole ». Une fois soumis le problème, le philosophe demandait à la classe quelle réponse devrait être donnée à l’ange. Après que le dilemme éthique eut été discuté pendant un certain temps, le professeur remarquait que chaque année, il y a bien plus que cinq mille personnes tuées dans des accidents d’automobile aux Etats-Unis !

Bien sûr, les enjeux publics se posent rarement de façon aussi tranchée. Ce n’est que dans des séminaires que l’on peut soulever un problème philosophique sur le mode de la conjecture et de la délibération. La plupart des problèmes publics émergent longtemps après que des événements sont advenus et des processus se sont

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mis en branle. Aucun atelier de réflexion sur les conséquences éthiques du changement technologique n’a été monté dans l’usine de Henry Ford, pour décider si son entreprise était sage d’un point de vue public, et méritait d’être poursuivie. L’évaluation de la technologie est venue plus tard.

La pluralité des réalités possibles

Pour commencer, j’ai eu le problème de nommer le problème. Parler du problème de l’ « alcool au volant », c’est déjà présumer le caractère du phénomène (sécurité routière) et le définir comme doté de telle ou telle forme. Les problèmes humains ne surgissent pas d’un seul coup, déjà tout prêts, dans la conscience des spectateurs. Reconnaître une situation comme pénible requiert un système de détermination et de catégorisation des événements. Par ailleurs, toutes les situations qui apparaissent pénibles dans l’expérience des gens ne deviennent pas des affaires de préoccupation publique et des cibles d’action publique. Et elles ne sont pas davantage investies du même sens en tous lieux et en tous temps. Les conditions « objectives » sont rarement si évidentes et irréfutables qu’elles engendrent spontanément une « vraie » conscience. Ceux qui sont engagés dans la résolution d’un problème public voient sa genèse dans les conséquences nécessaires d’événements et de processus ; ceux qui leur sont opposés les qualifient d’ « agitateurs », qui cherchent à imposer une autre définition de la réalité.

L’existence d’un problème de conduite en état d’ivresse10 est le résultat de procédures de construction des accidents d’automobile comme un problème concernant la société, devant être pris en charge par des agences publiques et par des fonctionnaires publics. Le caractère de « cible » n’est pas donné comme tel, il n’est pas dans la nature de la réalité comme une Ding an sich - une chose en soi : il résulte d’un processus de sélection d’une version de réalité au sein d’une multiplicité de réalités possibles et virtuelles, qui peuvent être considérées comme affectant les accidents de la route. Avant le XIXe siècle, le fait d’avoir bu ou d’être ivre était rarement invoqué pour rendre compte de crimes ou d’accidents11. Le premier souci du sociologue attaché à la compréhension des problèmes publics est de rendre compte de leur caractère problématique [4]. Plutôt que d’accepter que le problème public de l’alcool au volant aille de soi, comme s’il était inscrit dans la nature des choses, il doit en montrer le statut d’objet de préoccupation publique.

Le sociologue en est venu à reconnaître que beaucoup de situations et de problèmes humains ont des histoires. Elles n’ont pas toujours été identifiées et

10 [Nous traduisons indifféremment par conduite « en état d’ivresse » ou « en état

d’ébriété »]. 11 Levine H. G., 1978.

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interprétées comme elles le sont aujourd’hui et comme elles le seront dans le futur. Ce qui est à présent perçu et étiqueté comme « désordre mental » a une histoire : la même conduite s’est vue accorder différents statuts en différentes périodes historiques, quelquefois valorisée, d’autres fois fustigée comme irrémédiable. Sa place actuelle dans le spectre des « maladies mentales » n’est qu’une manière supplémentaire d’en parler. Les critiques récentes de la « folie » se sont bâties sur le thème de cette diversité historique12. La même démonstration pourrait être faite à propos du phénomène que la société américaine étiquette comme « pauvreté ». Il y a eu des moments de l’histoire occidentale où les pauvres étaient des objets de révérence ; d’autres moments, où ils sont devenus condamnables. Dans les années cinquante, la pauvreté était un sujet mineur dans la conscience publique des Américains. La décennie suivante, à niveau et à distribution de revenus équivalents, une part appréciable des actions publiques lui était consacrée. Là où la pauvreté avait été un seuil en-deçà duquel les revenus risquaient de tomber, elle était devenue à présent un problème de répartition des ressources. Une question d’égalité plutôt que de pénurie13.

Le principal effort de cette étude sera d’éclairer le processus par lequel l’association entre « boire » et « conduire » est devenue un problème public. En cela, nous suivrons le conseil de Malcolm Spector et de John Kitsuse : « Le processus au cours duquel les membres de groupes ou de sociétés définissent une condition présumée (putative condition)14 comme un problème est le thème distinctif de la sociologie des problèmes sociaux »15. Mis au pied du mur, pressé de résoudre le problème de l’alcool au volant, je peux seulement crier : « Pourquoi posez-vous cette question ? »

Le caractère public des problèmes sociaux

Voici quelques années, le fronton d’un cinéma affichait le titre : Se marier est une affaire privée. Il en va ainsi dans la vie américaine. Beaucoup d’attention, de temps et d’argent est consacré aux problèmes de relations conjugales. On déplore, on se résigne ou on se réjouit quotidiennement des divorces dans les médias, mais ce genre de situations, perçues comme douloureuses, problématiques et même immorales, ne donnent pas lieu à des actions publiques pour en assurer la résolution. Le bonheur du couple, les satisfactions de la paternité ou de la maternité, la frustration sexuelle, l’amour non partagé, la déception [5] dans les relations amicales

12 Foucault, 1965 ; Rosen, 1968 ; Rothman, 1971. 13 Matza 1966 ; Bell 1972 14 [Le mot conditions en anglais signifie à la fois les « conditions », les causes attribuées à

un processus et les « circonstances », le contexte d’une action ou d’un événement]. 15 Pour une approche similaire, Spector et Kitsuse, 1977, chap. 5 et Blumer, 1971.

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sont parmi les expériences humaines les plus profondément ressenties. Les joies et les tristesses qui leur sont liées sont à l’origine des aspirations les plus intenses. Pourtant, il n’existe aucune administration publique pour assurer leur satisfaction rapide ou salutaire. Il n’y a que dans les comédies musicales que des partis politiques font campagne sur la promesse d’apporter à chacun amour et plénitude sexuelle.

Il est utile de distinguer les problèmes publics des problèmes privés. Telle est la raison pour laquelle je préfère recourir au terme de « problèmes publics » plutôt que de « problèmes sociaux ». Tous les problèmes sociaux ne sont pas nécessairement des problèmes publics. Ils ne deviennent pas des enjeux de conflit ou de controverse dans les arènes de l’action publique. Ils ne s’achèvent pas parce que des administrations les maîtrisent ou parce que des mouvements travaillent à leur résolution. Qu’une situation doive ou ne doive pas être un problème public est souvent en soi un enjeu important. L’avortement est aujourd’hui la source d’un âpre et rude conflit politique aux États-Unis. La question se pose de la prise de responsabilité par les pouvoirs publics pour donner son autorisation à des avortements privés et pour faciliter l’accès des citoyens aux équipements pour y parvenir. Pas besoin de forcer son imagination pour anticiper un destin plus ou moins similaire au plaisir sexuel. La décennie passée, l’insatisfaction sexuelle a engendré l’émergence d’une nouvelle profession, sexologue. On pourrait imaginer le prochain quart de siècle un mouvement qui définisse la frustration sexuelle comme une maladie et un programme gouvernemental qui inclue la thérapie sexuelle parmi les soins remboursés. Ce qui peut être saillant et visible à un moment donné peut ne plus l’être à un autre moment. Les enjeux vont et viennent, apparaissent et disparaissent, croissent et décroissent dans l’attention publique. Comment se fait-il qu’un problème émerge et gagne un statut public, s’impose comme quelque chose à propos de quoi « quelque chose doit être fait par quelqu’un » ?

En analysant le caractère public d’un problème, il est crucial de reconnaître là encore la multiplicité des possibilités de sa résolution. Quelle institution s’arroge ou se voit accorder la responsabilité de « faire quelque chose » à propos d’un problème ? De même que les phénomènes sont ouverts à des modes variés de les catégoriser comme problèmes, de même leur caractère public se prête à des modes variés de concevoir leur solution. La sécurité routière a commencé à être perçue comme un enjeu de responsabilité pour le gouvernement fédéral et pour l’industrie automobile ces dix ou quinze dernières années, à travers le développement de standards publics de sécurité pour les véhicules16. La sécurité des revenus des temps anciens a cessé d’être laissée largement à la discrétion des obligations personnelles et familiales. La législation de la sécurité sociale a établi une responsabilité publique, qui incombe aux pouvoirs publics.

16 Voir l’analyse du mouvement pour la sécurité automobile dans le chapitre 2.

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Le problème de la responsabilité a une double dimension, culturelle et structurale. [6] Dans l’horizon culturel, sa détermination implique une manière de voir les phénomènes. Fixer la prévention des accidents par des lois requiert de faire de l’alcool au volant un choix de la part d’une personne dotée de volonté. Le voir comme un problème médical revient à attribuer à la même personne une compulsion maladive. Dans une perspective structurale, cependant, la détermination de la responsabilité va de pair avec l’assignation à différentes institutions et à leurs personnels de l’obligation de s’attaquer au problème et des perspectives adéquates pour le faire. Ici, un changement de définitions causales ou de catégorisations cognitives entraîne des conséquences pour les institutions et leurs personnels. La relation de la responsabilité causale à la responsabilité politique est une question centrale pour comprendre comme les problèmes publics prennent forme et connaissent une transformation.

Dans le cas de l’alcool au volant, les institutions impliquées sont les églises, la police et la justice, le gouvernement, les mondes de la médecine et de l’ingénierie. Le fait qu’il y ait substitution ou conflit entre institutions qui revendiquent l’autorité du contrôle du phénomène de l’alcool au volant ou qui se nient les unes aux autres cette autorité nous conduit à examiner les catégories dans lesquelles le phénomène est catégorisé et réfléchi, devient un objet de conscience. Par exemple, la saisie des problèmes d’alcool comme maladies, moyennant une métaphore médicale, a des conséquences sur les efforts de recourir à des mesures légales pour les maîtriser. De telles façons de concevoir la réalité d’un phénomène sont étroitement liées aux activités de sa résolution. Elles affectent les prétentions à l’autorité sur le domaine d’action et sur les personnes en prise sur le phénomène.

La structure des problèmes publics

Mon obsession pour les usages de la connaissance comme fondement de l’autorité est née lors d’une phase antérieure de mon enquête. En 1971, les fonctionnaires de la sécurité routière du comté de San Diego m’ont demandé d’entreprendre une analyse de l’efficacité des décisions judiciaires sur le récidivisme dans les arrestations pour conduite en état d’ivresse17. Il m’est alors apparu que toutes les parties avec qui j’étais entré en contact – les policiers, les contrevenants, les juges, les procureurs, les universitaires, les fonctionnaires de l’Administration des Mines de chacun des États fédérés18 – tous étaient prisonniers d’une représentation de l’alcool au volant qui excluait rigoureusement la possibilité d’alternatives de catégorisation, de problématisation et de résolution. D’autres

17 Gusfield, 1972. 18 [Department of Motor Vehicles : Département des véhicules motorisés – correspond en

France à l’Administration des Mines].

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manières de voir le problème, d’autres ressources pour le maîtriser, auraient pu être explorées. La définition du problème, que les participants du processus prenaient pour argent comptant, était, à mes yeux, problématique. Elle méritait un travail d’explication et de compréhension de ma part. Une conscience alternative était possible [7] et ce me semblait la tâche du sociologue de l’explorer et de rendre compte des mécanismes de pérennisation de la conscience publique.

Les personnes avec qui j’ai discuté en cours d’enquête avaient une vision du problème plutôt uniforme. L’alcool induit une conduite défaillante et augmente le risque d’accidents, le nombre de blessés et de morts. Du fait que la consommation d’alcool associée à la conduite automobile « cause » des accidents, les solutions résident dans des stratégies de diminution de la boisson ou de la conduite sous l’emprise de la boisson. La bonne stratégie est donc de persuader le buveur de ne pas prendre le volant après avoir bu. La répression au nom de la loi, éventuellement assortie de pédagogie, paraît alors le moyen le plus utile et le plus acceptable pour diminuer les accidents dus à l’alcool. Pour ceux qui pensaient à plus long terme, l’alcoolisme des conducteurs-buveurs devait être dépisté et les principaux concernés devaient être traités pour leur maladie.

L’uniformité des consciences apparaît au sociologue comme une forme saillante de contrôle social. Tout conflit ou toute dissension sont éliminés du fait qu’aucune alternative de définition ou de résolution n’est pensable. Cette insinuation subtile, invisible, des perspectives culturelles est peut-être la forme la plus puissante de contrainte qui soit. À la différence de la confrontation des rapports de pouvoir, elle reste méconnue. Ce que nous ne pouvons imaginer, nous ne pouvons le désirer.

Plus tôt dans ma carrière universitaire, j’avais étudié le mouvement des ligues de tempérance et la Prohibition aux États-Unis19. Cette recherche m’avait sensibilisé à d’autres manières de voir les problèmes de l’alcool. Elle m’a rendu critique quant au caractère foncièrement individualiste de la conception des problèmes de la sécurité automobile et de l’alcool au volant par les protagonistes des tribunaux de San Diego, en 1971-72. Il allait de soi pour ceux-ci que le problème était celui d’individus, les automobilistes. Les explications en termes d’institutions et de loci de la responsabilité étaient absents, de façon éloquente, de la conscience des représentants des pouvoirs publics, des contrevenants et des observateurs.

Deux choses m’ont particulièrement frappé dans cette absence : le manque d’implication des producteurs et des distributeurs de boissons alcoolisées et l’incapacité ou le refus de considérer le problème de l’alcool au volant comme un problème de transports. Les fabricants, les fournisseurs et les détaillants de bière et de spiritueux n’étaient presque jamais représentés dans les congrès, meetings, cours et comités qui remplissent l’agenda organisationnel des agences publiques et privées

19 Gusfield, 1963a.

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sur l’alcool. De même, la représentation de membres de l’ordre des médecins, du gouvernement ou des instituts de planification, ou de tout autre groupe d’intérêt, était faible. Dans des conférences pour des auditoires à travers le pays, en tant que présumé « expert des études sur l’alcool », j’ai souvent fait la remarque que la ville de San Diego a développé une zone d’hôtels le long de la principale autoroute interétatique. Ces hôtels ont tous des bars ouverts au public qui représentent une part importante de leurs revenus et qui dépendent d’une clientèle qui déborde de beaucoup leurs résidants temporaires. Les automobiles [8] étaient pratiquement les seuls moyens de transport pour accéder à ces bars ou pour en repartir, dans une région où la dispersion spatiale rend les coûts des courses de taxis élevés. La recherche sur l’alcool au volant était muette sur des possibilités alternatives de transport. Elle ne savait presque rien de la provenance ou de la destination des conducteurs-buveurs. Bien que de telles questions fissent partie du formulaire standard en cas d’arrestation, cette rubrique n’était pas tenue pour importante et les réponses données restaient pauvres et incohérentes20.

Mon attention a été ainsi attirée par le fait qu’il y avait des manières alternatives d’être conscient du problème de l’alcool au volant. J’en suis ainsi venu à conceptualiser le sujet selon une gamme de façons différentes, l’examinant par exemple en termes de conséquences plutôt que de causes21. Il suffisait de cesser d’être focalisé sur la boisson et de se concentrer davantage sur les dommages corporels ou matériels, afin de prévenir ceux-ci plutôt que l’accident lui-même. Plus tard, j’ai découvert qu’il existait de fait toute une littérature et un ensemble de programmes et de mouvements qui avaient raisonné ainsi depuis le début des années soixante (chapitre 2).

La responsabilité causale est en elle-même ambiguë, et ouverte à de multiples attributions et imputations. L’absence de moyens de transport alternatifs est, d’un point de vue logique, une cause d’accidents au même titre que l’ingestion de boissons alcoolisées. Considérer les problèmes publics comme l’application de valeurs à un ensemble de circonstances objectives revient à mettre l’automobile en face de l’automobiliste. Les circonstances sont elles-mêmes une partie du processus et l’environnement du processus moyennant lequel on s’attaque au problème. L’adoption d’une certaine structure de pensée et d’action, impliquant des groupes et des institutions, excluait d’office des structures alternatives.

20 En étudiant les procès-verbaux du comté de San Diego sur des cas d’alcool au volant, je

me suis rendu compte que les réponses aux questions sur les points de départ et de destination des parcours automobiles étaient inutilisables. Soixante-dix pour cent des procès-verbaux indiquent « Domicile » comme lieu de départ et quatre-vingt pour cent comme lieu de destination. Une telle collection de données est inexploitable.

21 Gusfield, 1976.

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L’idée de « structure » implique un ordonnancement des choses. Les idées ont une structure dans la mesure où elles découlent de règles générales de pensée. Les comportements ont une structure quand ils sont également ordonnés. Analyser des problèmes publics comme dotés d’une structure revient à découvrir l’ordonnancement conceptuel et institutionnel de leur émergence dans l’arène publique. L’arène publique n’est pas un champ dans lequel tous peuvent jouer à conditions égales : certains acteurs y ont un accès plus facile que les autres et disposent d’une puissance plus élevée et d’une capacité plus grande de configuration des enjeux publics. De même, toutes les idées ne sont pas équivalentes dans leur pouvoir d’engendrer des problèmes publics comme leurs conséquences.

La construction des problèmes publics implique une dimension historique. La même condition « objective » peut être définie comme un problème à un moment donné et ne plus l’être à un autre. Mais l’idée d’historicité a une portée plus vaste encore. Comme mon expérience d’enquête initiale l’a suggéré, il existe un pattern qui organise comment les problèmes et les enjeux, les conflits et les controverses surgissent, émergent et manifestent une structure. À chaque moment, toutes les parties engagées dans une dispute n’ont pas des capacités égales d’exercer leur influence sur le public. Elles ne détiennent pas la même espèce ou le même degré d’autorité pour être des sources légitimes [9] de définition de la réalité d’un problème ou pour assumer le pouvoir légitime de réguler, contrôler et inventer des solutions à ce problème. Décrire la structure des problèmes publics, c’est décrire la manière ordonnée dans laquelle des activités, des catégories et des arguments émergent dans l’arène publique.

Le concept de « structure » se prête cependant beaucoup trop à une compréhension distordue des événements publics : il leur confère un caractère fixe, permanent ou immobile. Je ne voudrais pas susciter une telle interprétation. À tout moment, la « structure » peut être combattue par des groupes qui tentent de transformer les définitions des problèmes et les pouvoirs qui les affectent. À tout moment, la « structure » est problématique dans sa réalisation. La structure est un processus, congelé dans le temps. Elle est un outil conceptuel qui doit nous aider à rendre le processus compréhensible. Ce qui est important ici, de mon point de vue, c’est que tout n’est pas dans la situation : les idées, les actions et les événements sont partie prenante d’un ordre, indéterminé et changeant22

22 Le problème de la structure et du processus est crucial en sciences sociales. Pour une

tentative remarquable de discussion : Maines, 1977.

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Jugements cognitifs et moraux

Les problèmes publics ont une structure qui implique une dimension cognitive et morale. La dimension cognitive consiste en croyances à propos de la factualité de la situation et des événements qui composent le problème – nos théories, nos croyances empiriques concernant la pauvreté, la folie, l’alcoolisme, et ainsi de suite. La dimension morale est ce qui permet de qualifier la situation comme pénible, ignoble ou immorale. Elle rend le statu quo souhaitable ou elle fait désirer la transformation et l’éradication du problème.

Un problème public couvre des états de fait condamnables dans la perspective de la moralité individuelle. Même les conceptions médicales de la maladie sont porteuses d’une admonition morale selon laquelle la maladie n’est pas préférable à la santé et le patient devrait préférer bien se sentir plutôt qu’hors de forme. Les questions d’égalité, de justice ou d’économie impliquent toutes des jugements de moralité sur le bien ou sur le mal.

Mais les événements et les situations sont aussi évalués d’un point de vue cognitif. Un monde de faits est postulé. Le crime peut être vu comme le résultat de foyers décomposés, de la pauvreté ou de la génétique, de la désorganisation communautaire - d’un certain type et d’un certain nombre de variables. De façon significative règnent des croyances sur l’altérabilité des phénomènes. Ils sont, mais n’ont pas de nécessité d’être. Le processus de vieillissement est vu comme physiologiquement pénible et indésirable dans les sociétés contemporaines, mais il est également vécu comme non évitable et non transformable. L’inégalité entre les races23 est de même vue par beaucoup comme pénible et indésirable, mais on croit pouvoir la changer. En cela, son statut est problématique.

[10] Sans à la fois une croyance cognitive dans la possibilité de l’altérer et un jugement moral portant sur son caractère, un phénomène n’est pas un problème. Il n’est pas un enjeu. Les dernières années, les biologistes ont commencé à considérer le vieillissement comme non inéluctable et à l’étudier dans ce sens. Le vieillissement pourrait devenir un problème et sa réalité être au cœur d’une controverse publique. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. La réalité d’un problème voit sa portée s’étendre ou se contracter selon que se modifie le jugement cognitif et moral le concernant. La qualification du « criminel » s’est aussi ouverte à de nombreux arguments sur des phénomènes comme le « crime de guerre », la « délinquance des cols blancs », le « crime sans victime » et la « délinquance juvénile » 24.

23 [Nous conservons la catégorie de « race » qui continue d’être d’usage courant dans le lexique sociologique aux Etats-Unis, et qui est, en tout cas, celle qu’utilise Gusfield dans son texte].

24 Quinney, 1971 ; Cressey, 1953 ; Platt, 1969 ; Schur, 1965.

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La propriété des problèmes publics

Les concepts de « propriété » (ownership) et de « responsabilité » (responsibility) sont centraux dans ce travail. Ils y sont utilisés de façon très particulière. Je séparerai trois aspects dans le phénomène de la responsabilité. Au premier sera donné le nom de « propriété ». Les deux autres seront discutés comme deux types de « responsabilité ». Le concept de « propriété des problèmes publics » dérive de la reconnaissance du fait que, dans les arènes de l’opinion publique, du débat public et de l’action publique, tous les groupes ne sont pas égaux quant à leur pouvoir, leur influence et leur autorité dans la définition de la réalité d’un problème. La capacité à créer ou à orienter la définition publique d’un problème est ce à quoi je réfèrerai par « propriété ». La métaphore de la propriété de biens est choisie afin d’insister sur les attributs du contrôle, de l’exclusivité, de la possibilité de transfert et du risque de perte que l’on retrouve dans les deux cas.

J’ai déjà mis en relief le fait que le statut d’un phénomène problématique est lui-même souvent un sujet de conflit : les parties intéressées luttent pour imposer la définition ou empêcher la définition du sujet comme devant engager une action publique. À n’importe quel moment de l’histoire, il y a reconnaissance que des problèmes publics spécifiques sont le domaine légitime de personnes, de rôles et de fonctions spécifiques qui peuvent commander à l’attention publique, à l’influence publique et à la confiance publique. Ils ont une crédibilité que n’ont pas leurs concurrents qui tentent de capturer l’attention publique. Les propriétaires peuvent formuler des affirmations et des revendications. Ils sont écoutés et ralliés par les autres, anxieux de disposer de définitions et de solutions au problème. Ils détiennent une autorité dans le champ. Même s’ils sont contrés par des groupes adverses, ils font partie de ceux qui peuvent se gagner l’écoute du public. Ainsi, l’Association américaine de psychiatrie a longtemps été la propriétaire du problème de l’homosexualité. Son soutien ou son opposition à la définition de l’homosexualité comme un problème psychiatrique a eu son importance. [11] Ce que la Chambre de commerce dit et fait à propos de l’homosexualité est beaucoup moins significatif25.

Différents groupes et institutions ont eu du pouvoir, de l’influence et de l’autorité à propos de différents problèmes à différentes époques. Le cercle dans lequel la religion exerce un contrôle sur la santé a considérablement diminué tandis

25 Ce point est en phase avec les conceptions des problèmes sociaux comme « activités

revendicatives » (claims-making activities) plutôt que réactions à des conditions sociales – voir Spector M., Kitsuse J., op. cit., 1977, chap. 5. Amitai Etzioni se réfère au « pouvoir » dans le domaine des problèmes sociaux comme « la capacité de faire ‘coller’ sa propre définition de ce qui est problématique et de ce qui doit être fait » (Etzioni, 1976, p. 146). Le concept de « propriété » a beaucoup en commun avec celui d’ « entrepreneurs en morale » de Howard Becker (1963, p. 147-163). Mais Becker insiste sur l’efficacité des groupes qui gagnent le contrôle et sur le rôle qu’ils jouent dans la définition du problème lui-même.

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que celui de la médecine s’est étendu dans le monde occidental. À un moment de l’histoire de l’organisation sociale de la santé, les autorités ecclésiastiques détenaient un énorme pouvoir, qu’elles ont aujourd’hui perdu.

L’histoire du contrôle des problèmes liés à l’alcool illustre bien le concept de propriété. Au cours du XIXe et du XXe siècle, aux États-Unis, les églises protestantes jouissaient d’un poids énorme sur les questions d’alcoolisme, fournissant directement, ou par le biais d’organisations alliées, la plus grande partie des informations et des arguments de persuasion publique sur la tempérance et sur la Prohibition. Quand ils définissaient leurs perspectives cognitives et morales sur les usages de l’alcool, beaucoup les écoutaient et les tenaient pour légitimes. Les églises, la Ligue antialcoolique des femmes chrétiennes et la Ligue anti-saloon26 agissaient toutes en vue de placer l’alcool en haut de l’agenda public et de l’y maintenir.

Les églises ont « possédé » le problème de la boisson dans la société américaine. Elles ont fixé le rythme et une bonne part du cadre des débats. Longtemps, il n’a pas existé de pôles de compétition pour la propriété de ce problème. La profession médicale était organisée trop faiblement et incapable de donner de la voix en proposant des versions alternatives des problèmes de l’alcool et de l’alcoolisme. Il en allait de même pour les universités. Elles étaient loin d’être autonomes de l’emprise religieuse. Les sciences étaient moins bien organisées et équipées qu’aujourd’hui pour jouer un rôle dans les affaires publiques. Les efforts du Comité des Cinquante, un collectif de citoyens, pour être arbitres en la matière ont tourné court. Le gouvernement était moins l’initiateur que le récipiendaire des politiques de l’alcool.

Avec la fin de la Prohibition, les églises ont été « dépossédées » de leur autorité en tant que juges des goûts publics. Quels que fussent les désirs et les visées de tempérance des organisations favorables à la Prohibition, leur voix était désormais privée d’autorité. Leurs déclarations n’attiraient plus l’attention. Elles étaient comme le « baiser de la mort » pour les promoteurs de politiques de contrôle du problème de l’alcool. La propriété en était passée aux institutions universitaires, à la profession médicale, et aux buveurs eux-mêmes. Plus tard, les administrations du gouvernement fédéral sont entrées dans l’arène et ont été chargées à leur tour de résoudre le problème27.

26 [La Woman’s Christian Temperance Union et l’Anti-Saloon League]. 27 Room, 1978.

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La dénégation des problèmes publics28

[12] Certains groupes, institutions et administrations sont intéressés par la définition et la résolution des problèmes publics. D’autres sont au contraire davantage préoccupés d’éviter l’obligation d’être impliqués dans le processus de création ou de solution du problème. Ils cherchent délibérément à résister aux tentatives de leur faire endosser le problème comme étant le leur. Pendant toute la période d’activité des mouvements de tempérance, les industries de la bière et de spiritueux ont fait peu d’efforts pour s’opposer aux affirmations des prohibitionnistes. Elles se sont peu informées sur le sujet et ont minimisé les reproches faisant de l’alcool une cause de souffrance et de criminalité, et autres misères sociales. Aujourd’hui, elles manifestent une attitude similaire, quoique non déclarée, de distance avec les tentatives de proposer des définitions et des solutions aux problèmes associés à l’alcool. Le slogan de l’industrie des boissons alcoolisées est que « la faute est dans l’homme, pas dans la bouteille ». Peu d’argent est dépensé par cette industrie pour la recherche. Elle ne revendique en rien la propriété du problème de l’alcoolisme, et, dans les mots comme dans les faits, le renie.

De façon assez semblable, le problème de la sécurité automobile a été traité jusqu’à récemment avec une négligence moins que bénigne. L’Agence nationale pour la sécurité routière (NHTSA)29 a été créée en 1968. Auparavant, la question était confiée au niveau fédéral au ministère de la Santé publique30. À l’échelon de l’État, c’était d’ordinaire une branche des services en charge des voies routières ou des véhicules motorisés. L’industrie automobile, si elle a soutenu quelques recherches sur la sécurité, n’a pas dévolu beaucoup de ses ressources à des tentatives d’amélioration de la sécurité. Avant 1966, la totalité des dépenses des compagnies automobiles aux États-Unis en la matière était une petite fraction de celles consacrées au design et au style31. De même, l’industrie des assurances a, jusqu’à la fin des années soixante, joué un rôle mineur dans le développement ou le financement de projets de recherche et d’éducation sur la sécurité automobile. Le Conseil de sécurité nationale32 a été une source d’information et d’agitation publique, principalement en vue d’améliorer la formation des automobilistes. La

28 [To disown : désavouer, dénier – avec un jeu de mots sur désapproprier]. 29 [NHTSA : National Highway Traffic Safety Administration. On pourrait encore traduire

par Administration publique fédérale de la Sécurité automobile et routière]. 30 [Public Health Service] 31 Ce passage s’appuie sur une série de données secondaires présentées par Ralph Nader

aux auditions du Sénat et reprises dans son livre Unsafe At Any Speed, New York, Grossman Publishers, 1965, p. 270-280.

32 [National Safety Council – qui est une organisation non gouvernementale, une agence de droit privé, contrairement à ce que son nom pourrait faire croire, dont la mission est « d’éduquer et d’influencer les gens afin de prévenir les blessures et les morts accidentelles »].

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recherche la plus importante sur la sécurité automobile a été parrainée par l’US Army, l’Armée des Etats-Unis, et par le ministère de la Santé publique33.

La question de la propriété ou de la dénégation est une affaire de pouvoir et d’autorité, que les groupes et les institutions peuvent rassembler pour accéder à l’arène publique, pour s’en tenir éloignés ou pour éviter d’avoir à la rejoindre. Le pouvoir d’avoir un poids sur la définition de la réalité des phénomènes est une facette de la « politique de la réalité ». Le sénateur Abraham Ribicoff a formulé la chose dans les termes suivants, lors des auditions du Sénat en vue du National Traffic Highway Act de 1966 : « Je pense que Detroit a encouragé l’idée que le problème réside en totalité dans la [personnalité du conducteur] fou derrière son volant (…) et ils ont lavé le cerveau des Américains pour leur faire croire [13] que l’automobile n’a pas véritablement de rôle à jouer en matière de sécurité routière »34

Les remarques de Ribicoff engagent un ensemble d’affirmations empiriques et une théorie de la formation de la conscience publique. Sans vouloir les juger à ce point de ma démonstration, les implications de ses remarques sont pertinentes. Les problèmes publics ont une forme qui est comprise dans le contexte élargi de la structure sociale, où certaines versions de la « réalité » ont un plus grand pouvoir que d’autres de définir et de décrire cette « réalité ». En ce sens de la responsabilité, la structure des problèmes publics a une dimension politique. L’existence d’un conflit ouvert et d’un débat explicite rend manifeste le caractère politique d’un problème. L’absence d’un tel conflit et d’un tel débat pourrait cacher les traits mêmes de la structure qui rendraient compte de l’absence de formes de conscience d’opposition. Ces traits de la structure contribuent à « ce que tout le monde sait », le caractère du « sens commun » ou du « tenu pour allant de soi » qui indexe la production du monde objectif dans l’expérience vécue. Cette absence de modes alternatifs de la conscience publique est aussi l’un des thèmes de l’analyse de la structure des problèmes publics. L’acceptation d’une réalité factuelle dissimule souvent les potentialités d’autres opérations de factualisation. La méconnaissance de la multiplicité des réalités occulte le choix politique qui a été fait.

Responsabilité : causale et politique

La propriété constitue un élément de la structure des problèmes publics. Elle indique le pouvoir de décrire et de prescrire un problème. Elle nous dit « qui », mais elle ne nous dit pas « quoi ». Elle ne spécifie pas le contenu de la définition et de la solution. Nous devons pour cela présenter deux concepts supplémentaires : la responsabilité causale et la responsabilité politique.

33 US Senate, 1966. 34 US Senate, 1966, p. 47.

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Le double sens de la responsabilité

Dans la phrase : « Le cancer est responsable de la mort de quelqu’un », le mot « responsabilité » est utilisé dans un sens différent que dans la phrase : « Les parents sont responsables d’empêcher leurs enfants de chahuter ». Le premier usage renvoie à l’explication causale d’un événement. Le second usage désigne la personne ou l’instance chargée de contrôler une situation ou de résoudre un problème.

Le premier usage répond à la question : « Comment ça se fait ? », le second à la question : « Que doit-on faire ? ». L’attribution d’une responsabilité causale est affaire de cognition ou de croyance. Elle soutient une thèse sur l’enchaînement des faits qui rend compte de l’existence du problème. L’imputation d’une responsabilité politique est affaire de politique publique. Elle affirme que quelqu’un, une personne ou [14] une instance est obligée de faire quelque chose à propos d’un problème, qu’elle est tenue d’éradiquer ou d’adoucir une situation préjudiciable.

Le second usage est proche de l’usage légal du concept de responsabilité dans le droit anglo-saxon. « D’ordinaire, dans les discussions sur le droit, et à l’occasion sur la morale, dire de quelqu’un qu’il est responsable d’un dommage signifie qu’en accord avec les règles juridiques ou avec les principes moraux, il est autorisé, sinon obligatoire, de le condamner ou de le punir, ou d’exiger un dédommagement de sa part. Dans cet usage (…) l’expression ‘responsable de’ ne se réfère pas à la connexion factuelle entre la personne tenue pour responsable et le dommage commis, mais tout simplement à sa responsabilité (liability) en relation aux règles au nom desquelles il est condamné, puni ou contraint à un dédommagement. Il n’y a pas d’implication que la personne tenue pour responsable soit la cause réelle ou non du dommage »35. Le concept de responsabilité politique36 a une portée plus large que le concept juridique, mais se distingue tout autant de l’explication causale. Dans mon usage, la personne ou l’instance responsable est chargée de la résolution du problème. Elle s’expose à une récompense en cas de réussite ou à une sanction en cas d’échec. Attendre des actions politiques et administratives qu’elles réduisent l’inflation signifie tenir les politiciens et les fonctionnaires pour responsables, comptables (accountable)37 politiquement de la perpétuation ou de la transformation

35 Hart, Honoré, 1959, p. 61. 36 [Gusfield indique ici « political, or policy, concept of responsibility » : par politique, il

faut entendre « politique publique »]. 37 [Être responsable de ses actes signifie être assujetti aux règles morales ou légales qui en

gouvernent le cours, devoir s’acquitter de ses dettes ou de ses obligations (liable) et devoir en répondre (responsible) devant un tiers qui demande des comptes – être comptable de ses actes (accountable)].

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de la donne économique. Ils sont donc susceptibles de subir des sanctions électorales ou d’un autre type, bien que le gouvernement ne puisse être tenu pour la « cause » du problème de l’inflation. De même, la science et la profession médicales ne sauraient être vues comme des « causes » du cancer, mais elles sont perçues comme les sources d’une solution possible. Les prêtres, les astrologues, les sociologues ou les ingénieurs civils ne sont pas responsables des soins du cancer ou de la néphrite dans la société américaine, encore qu’ils pourraient l’être dans d’autres sociétés.

Détention de propriété et imputation de responsabilité

La première question de cette étude est la relation entre ces trois aspects de la structure : propriété, causalité et obligation politique. Ces trois aspects peuvent coïncider dans la même personne ou la même instance, mais ce n’est en aucun cas nécessaire. Très souvent, les propriétaires du problème essaient de faire endosser les obligations par d’autres, de leur imposer de se comporter de façon « appropriée » et d’assumer une responsabilité politique. Les lobbies environnementalistes, qui s’appuient sur une théorie de la responsabilité causale qui impute à l’automobile la cause de l’impureté de l’air, ont joué de leur propriété du problème de la pollution pour faire porter la responsabilité politique à l’industrie automobile. Le gouvernement partage cette responsabilité politique en entreprenant de déterminer des standards d’émission des fumées de pots d’échappement.

Dans l’exemple de la propreté de l’air, les responsabilités causale et politique sont liées. La conception de l’automobile est vue comme une cause. On se tourne alors vers les concepteurs, [15] jugés responsables et chargés de réparer les dégâts. Les mouvements prohibitionnistes « possédaient » le problème de l’alcool pendant la première partie du XXe siècle. Quelle que fut leur théorie causale de l’alcoolisme, ils ont essayé, sont parvenus, et plus tard, ont échoué à en faire porter la responsabilité sur l’industrie de la bière, des alcools et des spiritueux. L’État et le droit étaient impliqués, mais ils n’étaient pas supposés résoudre le problème. La définition des problèmes d’alcoolisme, la désignation de leurs causes et la détermination de leurs remèdes étaient le fait des programmes de ces mouvements38.

La position unique de l’État en fait une figure clef pour fixer à qui incombe la responsabilité. En certaines périodes de l’histoire et pour certains types de problèmes, il peut être une machine de traitement des demandes de la part des citoyens, des mouvements et des organisations, et produire en output des politiques publiques qui satisfont ces demandes. Il sert alors de médiateur (broker) de

38 Voir les analyses de la période de la Prohibition dans Sinclair 1963 ; Gusfield, 1968b ;

Clark, 1977.

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demandes parfois incohérentes et également puissantes39. C’était le cas du temps de la Prohibition, mais ce semble l’être de moins en moins dans beaucoup de domaines de la vie contemporaine. Aujourd’hui, l’État apparaît plus souvent comme un agent actif, le propriétaire des problèmes qu’il s’efforce de résoudre. Les fonctionnaires et les administrations publiques travaillent à définir les problèmes publics, développent et organisent les demandes les concernant, contrôlent et mettent en branle les attitudes et les attentes publiques. « Expliquer le comportement politique comme une réponse aux désirs, aux raisonnements, aux attitudes et aux perceptions fondés empiriquement d’un individu relativement stable est par conséquent simpliste et trompeur (…) Le gouvernement affecte le comportement politique, principalement en façonnant les cognitions d’un grand nombre de gens dans des situations ambiguës. Il contribue à créer leurs croyances en ce qui est approprié, leurs perceptions de ce qui est factuel et leurs attentes de ce qui doit être fait »40.

Connaissance et responsabilité

La structure des problèmes publics est donc une arène de conflit dans laquelle un ensemble de groupes et d’institutions, y compris des administrations publiques, rivalisent pour acquérir les titres de propriété de problèmes publics. Ils luttent autour de l’imposition de théories causales et autour de l’attribution ou de l’imputation de responsabilités. C’est en ce point que connaissance et politique entrent en contact. La connaissance est une partie du processus qui fournit des manières de voir les problèmes. Ces manières de voir corroborent ou contredisent les manières de fixer la responsabilité politique. La connaissance peut provenir des institutions religieuses, du folklore ou de la science. Quelle que soit sa source, la référence à un fondement dans les « faits » a des implications quant à la recherche de solutions pratiques aux problèmes publics.

En analysant le problème de l’alcool au volant, j’ai examiné les perspectives théoriques et scientifiques qui ont émergé dans des universités et dans des instituts de recherche et qui ont contribué à l’attribution de responsabilités causales. Ces perspectives constituent un « état des lieux » des explications [16] des accidents de la route. Elles façonnent la conscience du problème de la sécurité automobile. La propriété de ce problème change. Les arènes où le drame prend place sont ouvertes par des disputes entre les cercles divers des professions de l’alcool ou des agences techniques et juridiques. Les industries de la bière, des alcools et des spiritueux, de l’automobile ou des assurances, participent à l’occasion ou adoptent une attitude spectatrice : leur présence ou leur absence sont à interroger. L’interaction entre ces

39 Ce modèle de politique est implicite dans les théories des groupes d’intérêt comme

déterminants dans la politique américaine. Voir Truman, 1951 et Easton 1963. 40 Edelman 1971, p. 2 et p. 7.

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éléments de la propriété, l’attribution de responsabilités causales et l’imputation de responsabilités politiques est au cœur de l’affaire. Le problème public de l’alcool au volant se dessine dans la sélection de l’un ou l’autre facteur de responsabilité causale et dans la désignation de l’un ou l’autre lieu de responsabilité politique. Ces opérations concourent à façonner la conscience du problème public qu’est l’alcool au volant.

Comparé aux thématiques plus sérieuses de la guerre, de l’égalité ou de la violence, le cas de l’alcool au volant pourrait paraître trop dérisoire et prosaïque pour mériter l’attention du lecteur sophistiqué, pour ne pas parler du temps et de l’énergie du sociologue confirmé. Mais cette qualité de sujet mineur est en elle-même une incitation à la curiosité, en raison de son importance théorique. Si l’alcool au volant ne déclenche pas de passions politiques, il peut nous dire quelque chose sur les formes de l’avènement de la dispute. Qu’un enjeu concernant autant de morts et de blessés suscite infiniment moins de réclamations que la guerre du Vietnam est peut-être symptomatique de la façon dont se forment les demandes publiques. En suivant des voies de traverse, trouvons indirectement notre chemin41.

La perspective culturelle sur l’action publique

Notre perspective sur l’action publique se démarque de celle de nombreux sociologues qui ont travaillé sur la question. Elle a beaucoup plus d’orientations en commun avec l’anthropologie culturelle ou la critique littéraire qu’avec la sociologie telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à récemment.

La saisie des actions publiques comme des formes culturelles peut être menée à l’épreuve de deux concepts, cruciaux dans ce livre : rhétorique et rituel. Ces termes sont empruntés à l’anthropologie et à la littérature. Ils décrivent le comportement comme drame et langage. Rhétorique et rituel sont un aspect de la culture – des systèmes de symboles à travers lesquels du sens se constitue et se communique42. « Un système symbolique de significations est un élément d’ordre ‘imposé’ au même titre que s’il était dans la situation réelle »43. En tant que perspective généralisée sur le comportement humain, la sociologie a insisté sur le domaine culturel comme « superstructure », c'est-à-dire dérivé, [17] engendré et supporté par des intérêts humains, ancré dans les multiples hiérarchies de la structure sociale et les multiples localités de la vie collective. « Notre visée première, écrit Robert Merton dans son article classique sur le non-conformisme, est de découvrir comment certaines structures sociales exercent une pression déterminée

41 [Shakespeare, Hamlet, Acte II, scène 1 : By indirections, find directions out]. 42 Geertz, 1973a ; Sahlins, 1976. 43 Parsons, 1951, p. 11.

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sur certaines personnes, pour les engager dans un type de conduite non-conformiste plutôt que conformiste »44.

Cela ne signifie pas que je ne m’intéresse pas à l’analyse structurale des comportements sociaux. La façon dont la culture et la structure sociale s’affectent l’une l’autre est une pièce importante du puzzle de la vie sociale. Les deux dimensions doivent être explorées dans une étude exhaustive45. Ici, toutefois, le phénomène de l’alcool au volant et les actions publiques qui lui sont attachées seront avant tout examinés avec les lunettes de l’analyse culturelle. C’est seulement après avoir enquêté sur les actions publiques comme formes culturelles que je me tournerai vers l’analyse des relations structurales46.

Il existe deux niveaux de la vie sociale : celui qui se constitue dans l’acte d’en parler et de la définir, et d’organiser notre pensée à son propos ; celui qui se trame dans l’action sociale elle-même. Le premier présente un ensemble de règles ordonnées, cohérentes et compréhensibles – une structure sociale. Il correspond à ce que les sociologues construisent quand ils décrivent une « société ». Le second consiste dans les données brutes de l’existence, les actes originaires qu’en tant qu’être humains, nous cataloguons en types, de façon à les penser. Edmund Leach, dans son ouvrage classique sur les hauts plateaux de Birmanie, nous a rendus conscient de l’abrupte discontinuité entre ces deux niveaux.

« La structure sociale dans des situations pratiques (opposées aux modèles abstraits des sociologues) consiste en un ensemble d’idées sur la distribution du pouvoir entre les personnes et les groupes de personnes. Les individus peuvent avoir et ont de fait des idées incohérentes et contradictoires à propos de ce système. Ils en sont capables à cause de la forme dans laquelle leurs idées sont exprimées. Cette forme est une forme culturelle ; cette expression est une expression rituelle »47 « Dans les situations de terrain, en pratique, l’anthropologue doit toujours traiter les matériaux d’observation comme s’ils faisaient partie d’un équilibre général. Sinon, la description devient presque impossible. Tout ce que je demande, c’est que la nature fictive de cet équilibre soit franchement reconnue »48.

44 Merton, 1949, p. 125-126. 45 Cohen A., 1976. 46 Bien que dans ce livre, j’examine quelques-uns des aspects de la structure sociale, je

réserve un traitement exhaustif de la question pour un prochain livre, intitulé provisoirement Technics and Therapy : Studies in Alcohol Policy [Ce livre n’est jamais paru. On en retrouve des traces dans Contested Meanings, op. cit., 1996 – dont le chapitre 3 présente un certain nombre de données ethnographiques].

47 Leach, 1954, p. 4. 48 Leach, 1954, p. 285.

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Les deux termes – rhétorique et rituel – apparaîtront ici dans des contextes de description incongrue49. Chacun sera utilisé comme un concept de référence élémentaire pour décrire des domaines dans lesquels leur usage est inhabituel, sinon contradictoire. Ils accentuent la qualité non rationnelle et non utilitaire des produits de la science et de la loi. C’est précisément cette qualité qui confère à ces domaines de vie leurs puissantes [18] conséquences instrumentales et culturelles. Mon attention s’arrête davantage sur le problème de savoir « comment le sens se constitue » que sur celui de « comment le comportement est influencé ».

La première partie traite des productions scientifiques – l’état des savoirs sur l’alcool au volant – comme d’une forme de rhétorique. Décrire la science comme rhétorique revient à minimiser ou à ignorer son statut de moyen en vue d’une fin – un moyen de déterminer la réalité des faits. La confection des documents de recherche et leur présentation dans les communautés scientifiques et dans des arènes publiques sont perçues comme des formes d’argumentation. Filant toujours plus loin la métaphore, j’analyse la restitution publique des documents comme performances : ce sont des matériaux qui dramatisent le phénomène de l’alcool au volant comme un problème à la fois cognitif et moral.

Considérer la science comme une forme d’art signifie en pratique étudier son style, ses modes de persuasion, des composantes fictionnelles, en bref, sa substance littéraire. Que la science n’est pas que de la littérature, voilà qui est entendu. Si je la traite comme si elle était de la littérature, c’est de façon à dévoiler certains de ses aspects, mieux compréhensibles à travers l’analyse littéraire.

L’analyse culturelle éclaire la structure sociale. Elle permet de comprendre comment la construction de la réalité des faits repose sur l’autorité de la recherche scientifique. La « réalité » a une factualité consistante, qui fait autorité et qui rend possible l’exercice du contrôle social sur les pratiques de conduite sous l’influence de l’alcool. La rhétorique artistique de la science produit un ordre cognitif et moral, qui apparaît extérieur aux acteurs, résistant à leurs choix et à leurs desseins.

La deuxième partie poursuit l’analyse de l’autorité et du drame, cette fois-ci en se situant dans l’arène du droit. Il s’agit d’une histoire des contradictions et des décrochages entre d’un côté, les intentions et les aspirations de la loi formelle et de l’autre côté, les usages de la loi dans les routines quotidiennes de la police et de la justice. Il s’agit de l’histoire des initiatives prises pour diminuer le nombre des accidents de la route, et qui se sont avérées inefficaces, sans effet. Selon le droit, l’alcool au volant est un délit qui diffère des infractions ordinaires au code de la route par son statut moral et par la sanction prescrite. Dans les actions au jour le jour, les choses sont tout autres. Les contraventions données sont très en-deçà de

49 [La notion de « perspective par incongruité » a été formulée pour la première fois par Kenneth Burke, Attitudes Toward History, New York, The New Republic, 1937, p. 308–311].

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celles recommandées par la loi50. Celle-ci a un effet dissuasif qui reste limité sur le phénomène de l’alcool au volant, et sur la prévention des accidents qui est sa finalité propre51.

Les mots clefs de la deuxième partie sont mythe et rituel. La loi y est examinée comme une forme stylisée de drame public. Son impact ne réside pas seulement dans sa rationalité instrumentale de moyen orienté vers un objectif. En tant que performance culturelle dans les registres de l’action formelle et routinière, la loi incorpore et renforce certaines significations. Elle institue une autorité quotidienne et légitime le contrôle en bâtissant l’image d’un ordre social et naturel, fondé sur un [19] consensus moral. Elle présente une version publique du caractère social et éthique de l’alcool au volant qui a sa propre existence en tant que performance publique. Le drame public crée une culture publique dont la relation à la culture privée est aussi problématique que la relation de la pièce de théâtre à la vie des spectateurs. Cette question du droit et de la dissuasion nous donnera l’occasion d’analyser la performance publique comme un effort pour établir une autorité publique parmi des personnes privées.

Les illusions de l’autorité

Avancer quelques propositions sur les modes de l’autorité, développer une théorie générale des actes publics comme vecteurs de sens : il nous faut à présent esquisser ceux-ci de façon à ce que les matériaux empiriques puissent être visualisés dans le cadre analytique que nous nous sommes fixé. La description de l’autorité comme illusoire joue sur une ambiguïté sémantique. En un sens, l’autorité peut être vue comme illusoire en ce que ses sources sont elles-mêmes illusoires. Le fondement des connaissances sur l’alcool au volant n’est pas aussi certain, cohérent et constant que les experts le prétendent quand ils parlent avec le ton du savoir qui fait autorité. L’analogie entre alcoolisme et maladie est une métaphore. Son affinité avec d’autres maux médicaux est affaire de choix arbitraire, pas de connaissance

50 [Soulignons ici que la plupart des violations du code de la route relèvent de la

« contravention ». On appelait autrefois contravention tout acte accompli en violation d’une loi assortie d’une sanction pénale. Aujourd’hui, le mot renvoie à des infractions plutôt bénignes. En 2006, en France, on ne nomme plus contravention qu’une infraction sanctionnée d’une « peine contraventionnelle » de moins de 3000 euros, soit, aux termes de l’article 131.13 du Code pénal : 1º/ 38 euros au plus pour les contraventions de la 1re classe ; 2º/ 150 euros au plus, 2e classe ; 3º/ 450 euros, 3e classe ; 4º/ 750 euros, 4e classe ; 5º/ 1500 euros, 5e classe, montant qui peut être porté à 3000 euros en cas de récidive lorsque le règlement le prévoit].

51 Un thème similaire, qui insiste sur le clivage entre culture publique et culture privée, est développé par P. K. Manning dans sa recherche sur le travail de police : Manning 1977.

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scientifique. La prétention à la neutralité morale des techniciens dissimule les valeurs éthiques et politiques à l’œuvre dans leur jugement.

Mais il y a un autre sens de l’illusion de l’autorité : le fait de l’autorité est illusoire. L’effectivité des sanctions légales comme méthode de dissuasion de la conduite sous l’emprise de la boisson et comme méthode de prévention des accidents de la route est plus limitée que pourrait le laisser croire l’accumulation d’actes législatifs et judiciaires qui remplissent les bibliothèques. Le modèle médical des problèmes d’alcool, si soigneusement entretenu depuis les années cinquante, n’a pas donné à la médecine une voix dominante dans la guérison de ce mal. Il n’a convaincu de sa validité qu’une mince partie du corps social et politique. Ce point de vue est dérivé des perspectives sociologiques qui placent au cœur de l’action humaine un acteur en interaction avec ses environnements naturel et social – sélectionnant, choisissant, typifiant, généralisant. Les théoriciens fondamentaux sont ici George Herbert Mead52 et Alfred Schütz53. Ma perspective insiste sur l’activité des acteurs qui inventent et aménagent leur monde de la vie, sculptant dans la « grande confusion bourdonnante et bourgeonnante »54 du monde [20] un univers ordonné et cohérent dans lequel agir. Le concept d’ « ethnométhodologie » contient dans son étymologie une théorie intégrale du comportement humain. Il suggère que les gens ordinaires – ethnos, folk – suivent eux aussi une méthodologie, rendent le monde logique, cohérent et praticable. Selon Garfinkel, « toute particularité de sens, de fait, de méthode, pour n’importe quel cas d’enquête, sans exception, est réalisée dans la gestion des occasions organisées des actions pratiques »55.

Tirée des pages abstraites de la théorie et traduite à l’épreuve des actes particuliers d’hommes et de femmes en chair et en os, cette proposition nous incite à enquêter sur la façon dont sont converties en réalités les illusions de la certitude, de la cohérence et de l’efficacité et du détachement éthique et politique. Une vision unilatérale de l’activité humaine ne voit que des réponses animales à des stimuli externes. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans les arènes publiques – les médias de communication, les tribunaux et les commissariats, les cabinets d’expertise et les laboratoires scientifiques – dans lesquels la sécurité routière, l’alcool, la boisson et la conduite sont des sujets d’enquête et d’analyse et des cibles d’action publique. La connaissance et la loi ne sont pas des marbres luisants déposés sur une plage, attendant le regard averti de l’expert pour être découverts. Les « faits » de l’alcool sont arrachés à une masse de données, nettoyés, polis, vernis, retouchés ici et là, et offerts comme des découvertes dans le contexte des préoccupations pratiques et concrètes de leurs découvreurs.

52 Mead, 1934. 53 Schütz, 1967. 54 [L’expression exacte de William James est « the big, buzzing, blooming confusion »]. 55Garfinkel, 1967, p. 32.

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Le domaine ingénieux du public

La dernière des illusions est que l’autorité publique serait seulement une passerelle vers les comportements privés, un mécanisme par lequel on tente de les contrôler. Cette illusion est la prémisse qui annonce la déception vis-à-vis de la loi comme dispositif de dissuasion. La sociologie s’est attachée par son usage de l’enquête empirique à établir le grand partage entre les versions officielles de ce qui est et ce qui est réellement. Une part importante du travail en sciences sociales a consisté à débusquer une réalité cachée et à l’exprimer en toutes lettres. Il vise à montrer que l’apparence sensible des formes de vie sociale, des organisations, des mouvements ou des gouvernements, dissimule à la vue du public les coulisses inavouables du jeu hiérarchique, des intérêts étriqués et des antagonismes collectifs.

Ce hiatus entre les faces publique et privée de la réalité est intéressant, choquant ou provocateur, si et seulement si l’observateur espère ou exige une correspondance plus étroite entre les deux termes – l’autorité publique étant alors tenue pour un moyen public en vue d’une finalité privée, le contrôle du comportement des personnes. Supposez au contraire, ou en supplément, que des actes comme l’exécution des lois, le discours officiel, le compte-rendu médiatique, la propagande politique, et tous les autres mécanismes de l’action publique, puissent être considérés comme des événements [21] sui generis, pour eux-mêmes et en eux-mêmes, sans référence à leurs fonctions potentielles. Si nous laissons tomber la prémisse que la connaissance sur l’alcool au volant, telle qu’elle est formulée par les politiques publiques ou par les jugements experts, nous informe sur l’objet « alcool au volant », et si nous partons du présupposé qu’elle a beaucoup à nous dire sur la façon dont les acteurs publics agissent en relation à cet objet dans des arènes publiques, que se passe-t-il alors ? Si nous présumons que l’élaboration des lois positives et que les décisions de cours d’appel à propos de l’alcool au volant sont des drames destinés à leur réception par un auditoire, au lieu d’une technique de contrôle des abus d’alcool et des usages de l’automobile, comment la législation et la justice vont-ils alors nous paraître ?

Comme n’importe quelle procédure méthodologique, cette forme d’étude, que nous appellerons désormais analyse dramaturgique, dit plus qu’elle ne peut montrer56. Mais elle découvre plus que ce que l’on savait sans son recours. Je m’en tiendrai à des conclusions moins radicales que celles qui sont impliquées ci-dessus. Mais je persiste à penser que l’analyse des connaissances et des politiques concernant l’alcool au volant, comme formes d’art littéraire, est un puissant

56 Pour une introduction générale à l’analyse dramaturgique, voir les anthologies de

Combs Manfield 1976 et de Brisset Edgley 1975. Police Work de P. K. Manning, déjà cité, en est un excellent exemple.

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projecteur sur les problèmes de mise en œuvre de l’action publique. Elle aide à révéler des conflits moraux et politiques qui resteraient sinon méconnus, masqués ou camouflés par les mises en scène publiques.

Quoique la perspective dramaturgique n’ait pas connu un grand développement en sciences sociales et que les critiques littéraires ne l’aient guère appliquée à des recherches sur le comportement social, son usage n’est pas nouveau. Le principal auteur à y avoir recouru est Erving Goffman dans son étude des interactions57. Plusieurs auteurs l’ont appliquée à l’analyse politique, en particulier M. Edelman58. Dans mon propre travail, j’ai distingué entre deux classes d’actes politiques, instrumentaux et symboliques59. Les actes instrumentaux, comme la législation de la sécurité sociale, réalisent une conduite de façon directe. Les actes symboliques « invitent à la considération plutôt qu’à l’action explicite »60. L’importance politique du mouvement antialcoolique et prohibitionniste résidait moins, selon moi, dans le contrôle des usages de l’alcool que dans les actions cérémonielles qui affectaient le statut social de ceux qui soutenaient ou rejetaient un style de vie abstinent et une condamnation morale de l’alcool. Dans l’étude qui suit, je suis conscient du mélange des dimensions instrumentale et symbolique et plus encore, de la complexité des actions symboliques comme modes de constitution et de définition de la conscience publique.

Kenneth Burke, le critique littéraire qui a été la figure fondatrice de la perspective dramatiste, nous a enseigné à être attentifs au langage des métaphores à travers lequel les phénomènes sont présentés. La connaissance, la loi, la médecine et la technologie sont ici examinées comme des schémas culturels, des métaphores de présentation de la réalité61. L’analyse dramaturgique est [22] elle-même dépendante d’une métaphore, celle du théâtre. Voir les actions publiques comme théâtrales signifie accentuer leurs qualités dramatiques, rituelles et cérémonielles. Les actions publiques seraient comparables à des pièces, justiciables d’un déchiffrement artistique, élaborées en respectant les conventions propres à un genre, mises en scène dans le cadre de conventions de compréhension, partagées par les acteurs et par les spectateurs62.

57 Goffman, 1956 ; 1974. 58 Edelman, 1964 ; 1971. 59 Gusfield, 1963a. 60 Wheelwright, 1954, p. 23. 61 Les livres où Kenneth Burke applique sa méthode sont nombreux, mais aucun ne

présente l’argument de façon théorique. La meilleure introduction au dramatisme, selon sa propre expression, est Grammar of Motives, New York, Prentice-Hall, 1945. Une partie de la littérature sur la métaphore sera discutée dans le chap. 4.

62 Elizabeth Burns a exploré les similarités entre comportement humain et comportement théâtral dans son livre Theatricality, New York, Harper Torchbooks, 1972.

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Cette saisie des actions publiques comme des performances ne nie pas l’existence de groupes d’intérêt, comme j’y ai insisté en découvrant les luttes de statut entre groupes, à l’œuvre dans les conflits pour l’appropriation du problème de la tempérance et la prohibition. Elle ne dispense pas non plus le sociologue de rechercher des éléments d’égoïsme et d’utilitarisme dans des conduites symboliques. Les métaphores sont importantes pour ce qu’elles ignorent comme points de différence autant que pour ce qu’elles retiennent comme marques de similarité.

En outre, je suis mieux informé aujourd’hui à propos des procédures de constitution de réalité et d’usage du discours que je l’étais il y a plus d’une décennie dans ma recherche sur la politique symbolique. La croyance que le langage et la logique sont analysables comme de purs moyens de produire des propositions à propos d’un monde factuel ont subi de plus en plus de critiques, que ce soit par J. L. Austin et autres philosophes du langage, comme par des linguistes et des rhétoriciens63. Le discours est lui-même une action. Cette donnée est cruciale pour interpréter le théâtre de la vie publique, comme accueillant les modes de présentation de locuteurs. La phrase : « Il y a neuf millions d’alcooliques aux États-Unis », est plus qu’une affirmation portant sur des nombres. Elle exprime la préoccupation d’un locuteur pour les problèmes d’alcool et son engagement dans l’affaire avec le plus grand sérieux.

La conscience publique est alors aspirée dans les actions des concepteurs de politiques publiques, des experts et de journalistes. Les règles de performance publique, « sur scène », ne sont pas celles du comportement privé, « en coulisses ». En intervenant dans l’arène publique, ils créent un ordre dont la « société » est dotée. L’autorité publique est engagée dans la préservation de l’illusion d’un univers prévisible, cohérent et contrôlé moralement – un univers dans lequel les faits de « boire » et de « conduire » sont évidents. Un consensus existe sur qui sont les « héros » et les « scélérats »64. Et l’action publique peut être engagée parce que les fondements rationnel et moral de l’autorité peuvent être découverts et connus avec certitude. Jack D. Douglas a ainsi condensé mon point de vue : « Dans une société aussi incertaine et conflictuelle, la croyance en un ordre absolu de règles morales est important, non seulement parce qu’il est rassurant et parce qu’il aide à contrôler les cauchemars de violence et de chaos social, mais aussi parce qu’il aide les individus engagés dans l’action politique [21] à résoudre les problèmes fondamentaux de la construction d’un ordre social. (…) La croyance qu’une société rationnelle et

63 Austin, 1962, 1971 ; Jakobson, 1966 ; Perelman C., Olbrechts-Tytecka, 1969. 64 [Villain, que nous traduisons par « scélérat » ou par « méchant », selon les contextes, et

qui peut signifier coquin, bandit, traître, vaurien… Ces catégories ne sont pas choisies par hasard par Gusfield. Elles renvoient à O. Klapp, Heroes, Villains, and Fools, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1962].

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ordonnée est possible et qu’elle existe déjà conforte les individus dans la croyance que leurs tentatives de construire un ordre social seront couronnées de succès »65

Dans son insistance rationaliste et utilitariste, la science sociale a cherché à remplacer l’irrationalité, le mysticisme et le conflit aveugle en politiques publiques par la raison, la connaissance et la méthode scientifique. Cette recherche laisse un peu moins enthousiaste quant au succès de l’attitude optimiste des Lumières. La description par Peter Gay de la « myopie idéologique » des philosophes des Lumières est appropriée. « Ils n’ont jamais totalement renoncé à cette illusion ultime, l’illusion la plus tenace qui harcèle les réalistes – celle d’être libéré de toutes les illusions »66.

65 Douglas, 1971, p. 308. 66 Gay, 1966, p. 27.

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PREMIERE PARTIE

RHETORIQUE ET SCIENCE

LA CREATION D’UN ORDRE COGNITIF

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L’ORGANISATION DE LA CONSCIENCE PUBLIQUE

[27] Rhétorique et science ! Le titre de la première partie comporte une contradiction évidente. La science est la découverte et la transmission d’un état de choses vrai. La rhétorique est l’art de la persuasion. Aristote la définit comme « la faculté de recourir en tous les cas aux moyens disponibles de persuasion »67. La persuasion est un art considéré d’ordinaire comme relevant du répertoire du politicien, du publicitaire ou de l’artiste plutôt que des compétences du scientifique. Elle est associée aux hommes et aux femmes qui tentent de conduire des gens à l’action. « Elle est davantage impliquée dans la mise en valeur d’une idée que dans sa découverte et sa falsification »68. Habileté perfectionnée par les sophistes, elle est à présent exploitée par les vils artifices de la campagne politique, de la propagande et de la publicité. Celles-ci, plutôt que les experts techniques et scientifiques, ont besoin de la rhétorique pour produire des effets délibérés sur leurs auditoires. Le chercheur rend compte de ce qu’il trouve et le technicien applique ces découvertes pour résoudre des problèmes. La science n’est-elle pas venue au jour pour se substituer à la rhétorique ?

Pourtant, comme Alvin Gouldner y a insisté, les canons scientifiques de preuve et de rationalité constituent un système qui permet de prétendre à l’autorité, d’établir des techniques et de tirer des conclusions. Ils confèrent de la légitimité à ceux qui s’acquittent des prescriptions de la science. La discussion contemporaine sur l’idéologie s’inspire de cette distinction pour rendre compte de ses modes d’imposition d’une légitimité. [28] « L’idéologie a donc entraîné l’émergence d’un nouveau type de discours politique : un discours qui vise l’action, mais pas seulement, en invoquant l’autorité ou la tradition, ou en recourant à une rhétorique de l’émotion. Un discours fondé sur l’idée d’ancrer l’action politique dans une théorie séculière et rationnelle (…) des politiques (policies) façonnées par le discours rationnel dans la sphère publique et bâties sur la présomption que le soutien peut être mobilisé à leur profit par la rhétorique de la rationalité »69. « La science et l’idéologie sont toutes les deux enracinées dans une culture du discours rigoureux, dont l’une des principales règles est l’auto-fondation, selon laquelle (…) les conclusions [du locuteur] ne requièrent pas d’autres prémisses que celles qu’il a articulées »70. Les déclarations scientifiques, les programmes techniques, la science

67 Aristote 1941 p. 1329 68 Bryant, 1965, p. 18 ; et Winterowd, 1968, p. 14. 69 Gouldner, 1976, p. 30. 70 Gouldner A., ibid., 1976, p. 42.

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et la technologie apparaissent comme les supports de l’autorité et de la contestation de l’autorité, en ce qu’ils donnent à une politique l’apparence d’être validée en nature, ancrée dans un processus neutre, par une méthode qui garantit à la fois certitude et précision. La publicité reproduite en figure 1 montre comment le rapport scientifique peut être utilisé pour corroborer un argument.

C’est cet aspect de la science et de la technologie qui est au cœur de la première partie de ce livre – qui cerne les façons dont elles fournissent des arguments irréfutables. Examiner la connaissance scientifique et technique dans la perspective de la rhétorique signifie la voir comme une logique argumentative et s’interroger sur les méthodes de production de l’assertion. « L’objet de la théorie de l’argumentation, selon Chaïm Perelman et Lucette Olbrechts-Tyteca, est d’étudier les techniques discursives qui nous permettent d’induire ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses offertes à leur assentiment »71. Je soutiens qu’il est utile de concevoir les modes de présentation scientifique du problème de l’alcool au volant, non pas comme des matériaux empiriques qui permettent de forcer le consentement, mais comme des formes rhétoriques, destinées à susciter la croyance. La question est de comprendre comment un monde de faits est présenté et accrédité par des auditoires dans l’arène publique. Les programmes de contrôle de l’alcool au volant dépendent en partie de la croyance volontaire en une réalité cohérente et certaine, établie par une méthode de validation sans ambiguïté. Mon attention portera donc sur la construction d’une telle réalité comme fondement de l’autorité.

Les formes les plus subtiles de contrôle social sont celles que nous reconnaissons le moins comme telles. C’est précisément parce que les catégories de la compréhension et de la signification produisent une contrainte si forte sur ce dont nous avons expérience et sur ce que nous pensons à propos de cette expérience, qu’elles interdisent toute conscience de conceptions alternatives des processus et des événements. En nous conduisant à voir les formes habituelles comme la seule réalité possible, elles minimisent et elles occultent les conflits et les décisions qui ont mené à la construction de cette « réalité ».

Figure 1

[30] Zygmunt Bauman, dans son programme socialiste pour une réforme culturelle, pose clairement l’enjeu d’une conscience dominante et d’une conscience alternative : « La culture dominante consiste en la transformation de tout ce qui n’est pas inévitable en quelque chose d’improbable (…) une société sur-répressive est une

71 Perelman C., Olbrechts-Tyteca, 1969, p. 4.

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société qui élimine effectivement les alternatives à ce qu’elle est et qui, de ce fait, renonce aux exhibitions spectaculaires et dramatisées de son pouvoir »72.

Les accidents d’automobile ne sont pas moins justiciables de telles analyses que les programmes politiques les plus excitants. En 1968, le ministère fédéral des transports73 a rendu public un rapport sur l’alcool et la sécurité routière devant le Congrès, conformément aux réquisits du National Highway Traffic Safety Act de 1966. Ce rapport commençait par un résumé de deux paragraphes qui continuent d’être lus comme un condensé de sagesse conventionnelle sur le sujet : « L’usage de l’alcool par les conducteurs et les piétons est la cause d’environ 25 000 morts et d’un total de plus de 800 000 accidents aux États-Unis chaque année. Le fait est d’autant plus tragique que nombre de vies perdues, de corps abîmés et de biens détruits sont le fait de personnes totalement innocentes. (…) toutes les enquêtes compétentes ont démontré que l’usage immodéré d’alcool est une très importante source d’accidents de la route, particulièrement les plus violents. De fait, il est impliqué dans la moitié de ces accidents, et dans un pourcentage appréciable des accidents non mortels, plus nombreux encore »74.

Les « faits » décrits dans ces paragraphes n’ont pas surgi dans la conscience des observateurs comme une expérience naturelle et évidente. Leur émergence a pour condition implicite une organisation de la pensée et de l’action, qui a conduit certaines personnes à être reconnues publiquement comme des observateurs faisant autorité et dotés de légitimité. Cette organisation a amené à regarder dans certaines directions plutôt que d’autres, à canaliser l’inquiétude dans certaines voies et à en négliger d’autres. Ces structures du penser et de l’agir qui mènent aux « faits » de « boire » et de « conduire » sont le sujet de ce chapitre. La théorie de l’attribution de la responsabilité causale et de l’imputation de la responsabilité politique qui l’accompagne modèle la conscience des accidents de la route aux États-Unis. Des modes alternatifs de se les représenter sont logiquement possibles et se sont du reste manifestés.

Plus précisément, le cadre du problème de l’alcool au volant regroupe des hypothèses sur l’accident et sur la conduite automobile. La recherche de la « cause » des accidents doit les concevoir comme relevant du domaine de la compréhension [31] et de la connaissance. Ils ne peuvent être tenus pour des événements aléatoires ou pour les fruits du hasard. Ils doivent apparaître comme potentiellement transformables par l’action. Ainsi, selon le rapport de 1968, les accidents peuvent être soumis au contrôle humain. Ils peuvent être la cible d’une politique publique. Le phénomène des accidents est traité comme un objet descriptible, explicable et

72 Bauman 1976, p. 123. 73 [Department of Transportation]. 74 US Congress, Committee on Public Works, 1968, p. 1.

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manipulable rationnellement75. Dans un éditorial de Science, Robert Morrison écrit à propos du problème de la « boisson » et de la « conduite » : « Le problème général de l’évaluation technologique est excessivement complexe (…) l’alcool au volant fournit un modèle simple avec lequel commencer (…) un grand nombre de nos problèmes d’ordre et de droit semblent être dépourvus de solution. Celui-là en a une »76.

Au-delà de ces cadres généraux, d’autres plus spécifiques orientent l’observateur, le chercheur scientifique ou le responsable politique vers l’une ou l’autre des diverses conceptions possibles des causes des accidents de la route. Ici, nous allons nous concentrer sur la théorie de la responsabilité de l’automobiliste individuel. Cette théorie du « conducteur incompétent » a été l’un des principaux cadres par lesquels le problème de l’alcool au volant est devenu le cœur de l’accidentologie. L’attention aux individus peut être mise en regard des cadres alternatifs qui se focalisent sur l’ « insécurité automobile » comme sujet de préoccupation. Comme nous l’avons dit, de tels centres d’attention ne sont pas les résultats directs et nécessaires d’une réalité extérieure et objective, mais sont façonnés en profondeur par l’organisation sociale et culturelle, qui attire l’attention dans certaines directions et qui l’éloigne de certaines autres.

Enfin, c’est une caractéristique des « faits » sur l’alcool au volant d’être passés dans le sens commun (popular wisdom). Ils constituent un corpus de savoirs, crus et acceptés par un grand nombre de gens, qui n’ont de connaissance personnelle, ni des cas d’accidents décrits dans le résumé du rapport de 1968, ni des procédures scientifiques auxquelles il y est fait allusion. Ces « faits » ne sont pas ésotériques. Ils sont connus par des spécialistes dans le champ, par des praticiens des programmes sur l’alcool et l’alcoolisme et des organisations de sécurité routière. Ils constituent des présomptions opérantes pour les journalistes et les policymakers, qui écrivent et qui discourent sur les accidents d’automobile et qui inventent des politiques publiques pour en réduire le nombre. Ces « faits » font la connaissance des accidents de la route que les citoyens concernés et informés croient être la réalité.

L’examen de la structure de cette connaissance fait apparaître deux composantes dans le processus de sa formation.

La première composante est l’organisation culturelle. Elle se trouve dans les catégories logiques et linguistiques utilisées pour concevoir les accidents. De telles catégories ont des implications importantes sur les types de responsabilité causale et politique. [32] Les catégorisations des accidents d’automobile ont une influence sur les dispositifs de politiques publiques – là où se situent les enjeux de la

75 Starr, 1969 76 Morrison, 1970

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responsabilité politique. Et vice versa, les conceptions de la responsabilité politique ont une influence sur les théories acceptées et acceptables de la causalité en la matière.

La deuxième composante est l’organisation sociale. Elle consiste dans le pattern des activités qui rendent les phénomènes accessibles et qui les systématisent en données empiriques et en propositions théoriques. Le rôle de la propriété des problèmes publics est ici crucial. L’analyse de l’organisation culturelle nous dit ce que signifie l’expression « accidents d’automobile », comment ils sont interprétés et sont transformés en objets de pensée. L’analyse de l’organisation sociale nous dit quels faits sont recueillis, comment et par qui, et de même, comment et par qui ils sont traités et transmis à des publics. La première est une étude de l’ordre cognitif ; la seconde est une étude des actions organisées.

Cadre conceptuel : la structure de la conscience des accidents

Comment les « accidents » peuvent-ils être un motif d’action publique ? Le concept pur de l’ « accidentel » tendrait à suggérer des événements aléatoires et imprévisibles. Comment une responsabilité causale et politique peut-elle être invoquée pour expliquer et pour contrôler ce qui est incompréhensible et imprédictible ? Parler de cause ou de contrôle implique que l’événement puisse être expliqué et que l’on ait la capacité de contrôler son surgissement.

Science et accident

La science semble se tenir en un pôle opposé à celui de l’ « accident ». En langage ordinaire, on commence souvent une explication en disant : « Ce n’est pas par accident que… »77. Quand Sigmund Freud publie la Psychopathologie de la vie quotidienne, il se saisit d’un domaine entier de la conduite humaine – actes manqués, erreurs ou lapsus – et les perçoit comme des événements déterminés. Le caractère fondateur de cette nouvelle conceptualisation d’expériences connues de longue date réside dans le fait que des actes, jusque là présumés accidentels et réfractaires à la connaissance scientifique, étaient vus à présent comme explicables et déterminables78. Les armes psychanalytiques de l’intuition et de l’analyse pourraient être portées sur le front de l’explication des accidents. Dans leur travail de précurseurs, Accident Research, William Haddon, Edward Suchman et David Klein plaident pour une science du contrôle des accidents et critiquent les gens de

77 [« It is no accident that… » - plus couramment en français, « ce n’est pas par hasard

si… »]. 78 Freud, 1938

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science et d’éducation de croire « que les accidents sont des ‘actions divines’, qui ‘ne font qu’arriver’ », « que les accidents sont aussi incontrôlables que le temps ; qu’en bref, les accidents [33] défient de façon mystérieuse toute étude systématique au-delà de la simple tabulation »79.

Selon ces usages, les versions du sens commun des accidents sont des façons de placer des événements hors de tout schéma de description et d’analyse. Au contraire, Freud ou Haddon tentent de placer les phénomènes tenus pour « accidentels » dans le cadre d’explications causales. Le thème de l’ « accident » est en outre apparenté aux problèmes de responsabilité politique (responsibility) : il fournit des réponses en termes de responsabilité juridique (liability), de culpabilité et de condamnation. En droit civil anglo-saxon, on distingue les accidents de la négligence. Dans leur traité exhaustif sur les usages légaux du concept de cause, H. L. A. Hart et A. M. Honoré précisent le sens de la distinction : « L’expression ‘accident’ s’applique peut-être au sens strict à ces causes dont l’agent n’anticipe pas les conséquences et où les conséquences ne sont pas ce qui pouvait raisonnablement être attendu en de telles circonstances. Un acte négligent n’est pas intentionnel, mais pas non plus accidentel, en ce que l’on pourrait raisonnablement attendre d’un tel acte qu’il conduise à une nuisance »80. En guise d’exemple, Hart et Honoré citent le cas d’un « accident » de la route dans lequel le défenseur avait, par ses actions, obstrué le passage piéton sur un trottoir. Pour éviter le passage obstrué, le plaignant avait marché sur la voie publique et avait été tué par une voiture. La cour avait jugé que la question de la responsabilité causale était digne d’être prise en considération par le jury. Selon elle, l’obstruction pouvait être vue comme la cause de la mort : ce n’était pas un accident81.

La Plainte de Job, les accidents et la « conscience de classe »

Les paragraphes du résumé exposé ci-dessus se déploient dans un cadre où les accidents d’automobile, tout au moins un grand pourcentage d’entre eux, ne sont pas perçus comme « accidentels », mais comme évitables, explicables et contrôlables. Ces paragraphes, cependant, soulèvent un problème général : pourquoi y a-t-il des accidents de la route ? Il y a une autre dimension de l’analyse des accidents qui reste non questionnée. C’est le problème antique de la théodicée de

79 Haddon W., Suchman E., Klein D., 1964, p. 6. 80 Hart Honoré 1959, p. 143. 81 Il s’agit du cas O’Neil v. City of Port Jervis, 1930, cité par Hart et Honoré, 1959,

p. 142. Pour les besoins de cette section, j’ignore les cas de responsabilité inconditionnelle en droit civil. Le défenseur y est responsable même s’il n’a pas été négligent et a montré de la prudence, comme dans le cas de blessures résultant d’opérations de dynamitage. Ce thème est d’une haute signification pour l’automobile et sera discuté plus loin, dans le chapitre 5.

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Job, celui de la justification de la bonté divine dans un monde mauvais. La question de Job n’était pas de savoir pourquoi l’humanité est sujette au mal et à la maladie, mais pourquoi est-ce que cela m’arrive à moi ? Qu’ai-je fait de mal ? Pourquoi pas les autres, qui sont moins méritants ?

La réponse de Job était religieuse : l’inscrutable volonté de Dieu. Dans un monde moderne et sécularisé, cela équivaut à invoquer un « accident ». La réponse n’est pas du ressort de la connaissance et de la science. Toutefois, le problème de Job n’en est pas résolu pour autant et il me pousse à distinguer une préoccupation individuelle d’une préoccupation collective. La [34] distinction peut être facilement observée dans l’examen quotidien des accidents d’automobile. Quand trois décès adviennent en une année à un passage à niveau, la demande du public et / ou la réponse des responsables conduisent souvent à une réévaluation du carrefour. L’éclairage est-il approprié ? Des panneaux d’arrêt sont-ils nécessaires ? La visibilité est-elle assurée de tous les côtés ? C’est la situation qui est examinée, plutôt que la conduite des automobilistes individuels. La question de Job demeure sans réponse. Pourquoi, parmi des milliers de personnes qui ont franchi ce passage à niveau, suis-je l’une des trois victimes ?

La structure de la conscience dans le résumé du rapport de 1968 porte sur des collectifs, et non pas sur des individus. Il explique les collisions automobiles comme des événements déterminés dans des agrégats : non pas comme des accidents, mais comme des phénomènes naturels et explicables. L’explication donnée, en ce cas, est faite en termes de caractéristiques d’individus, mais elle est n’est cependant pas une donnée aléatoire, une occurrence due au hasard, que l’on ne puisse éviter ou condamner. Elle est une explication applicable à des groupes. Elle concerne des collectifs, mais pas des situations spécifiques.

Clairement, les accidents d’automobile n’ont pas acquis un statut sans mélange d’ « accidents » dans la vie américaine. Si tel était le cas, il serait très difficile de rendre compte du développement de tentatives élaborées et organisées de les anticiper et de les empêcher. Ils occupent une catégorie sociale pour laquelle une division du travail et une machinerie institutionnelle complexe existent, afin de les expliquer, de les prévenir et de les éviter. Comme pour d’autres problèmes sociaux, les attributs de la propriété, de la responsabilité causale et de la responsabilité politique sont des caractéristiques de la façon dont les accidents d’automobile sont traités dans cette société. Cependant, et ce point s’avèrera le plus important, de tels processus d’attribution visent à expliquer le nombre et la fréquence des accidents, à les réduire ou à les augmenter, pris dans leur ensemble. Ils fournissent rarement des explications pour des cas individuels, au sens de Job.

Notre conscience des accidents d’automobile est proche par sa structure de ce thème prégnant parmi les sujets sociologiques : la « conscience de classe ». Un objectif de la pensée de Marx a été la tentative d’arracher les explications de

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l’inégalité, de la pauvreté et du chômage à la perspective individualiste de la « chance » et à des visions de groupes particuliers pour les élever au niveau de la structure et de la conscience de classe. Une part appréciable de la théorie et de la pratique sociologiques depuis Durkheim a de même été marquée par la recherche d’intérêts agrégés et de propriétés agrégées82. C’est le même type de problème qui est en jeu dans l’étude des accidents d’automobile.

Accident, maladie et sécurité

Le concept d’ « accident » utilisé dans le rapport de 1968 est une catégorie de pensée à propos de laquelle des principes rationnels sont posés et un corpus de faits avancé. [35] Il serait absurde de maintenir que les accidents, dans le contexte du rapport, manifestent un sens pur de l’ « accident » comme événement aléatoire, non compréhensible et non contrôlable. Les efforts organisés pour prévenir les accidents existent aux États-Unis. Les projets de recherche pour en produire une analyse rationnelle démentent le caractère non rationnel que le mot pourrait impliquer.

Commençons alors avec ce que postule l’entreprise de prévention. Sans le présupposé que les accidents sont des objets de compréhension scientifique, les activités étudiées dans ce livre n’auraient aucun sens. En tant que catégorie sociologique, « accident » est une façon de distinguer un certain type d’événements par rapport à d’autres. Ce choix entraîne des conséquences spécifiques, qui méritent d’être considérées de plus près.

Un coup d’œil au rapport annuel sur les « causes de décès » montre que les « accidents » constituent une catégorie importante, distincte de celle des « maladies »83. Ils rendent compte approximativement d’un tiers de tous les décès et couvrent le plus grand nombre de décès des personnes de moins de quarante ans. De façon régulière, le ratio du nombre des morts par accident de la route par rapport à celui des morts par meurtre est de dix contre un. En 1952, l’année de l’épidémie de polio, le ratio du nombre des morts par accident de la route par rapport à celui des morts par polio était de vingt-cinq contre un84.

Pour le sociologue, il est important de demander ce qui se passe si une catégorie, « accident », est utilisée dans un système de comptabilité à la place d’une

82 Voir la discussion par Durkheim des taux de mortalité ou de suicide sur des séries

quantitatives, dans le premier chapitre de son livre Le suicide. 83 Monthly Vital Statistics Report, 1979 ; ou Knowles, 1977, p. 60-61. 84 Haddon et al., 1964. Haddon remarque aussi que le fait d’attraper le virus de la polio ou

de la pneumonie à notre insu n’est pas considéré comme « accidentel », à la différence de l’ingestion d’un poison par un enfant. L’ingestion en connaissance de cause d’un poison par un adulte est catégorisée comme un « suicide ». Ces usages de catégories nous donnent un aperçu sur les caractéristiques non logiques de ce terme (Haddon et al., ibid., 1964, p. 28-29).

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autre, « maladie », par exemple. « Maladie » inscrit les événements sous la juridiction des institutions médicales, dans le champ des professions médicales. Un mouvement a existé, au moins depuis l’article classique de J. Gordon en 1949, « L’épidémiologie des accidents »85, pour faire entrer l’étude des accidents dans le curriculum médical. Ce mouvement n’a pas eu de large réception. Le travail majeur sur l’accidentologie de Haddon, Suchman et Klein, paru en 1964, est resté épuisé sans être réimprimé pendant des années. Je reviendrai plus loin sur ce mouvement quand j’examinerai une conscience alternative des accidents d’automobile dans le contexte de la santé publique.

Un indice de la façon dont les accidents ont été catégorisés aux États-Unis peut être trouvé en identifiant les domaines où une préoccupation pour les accidents a émergé. Le concept de prévention d’accident est connecté à celui de « sécurité ». Le mouvement pour la sécurité a émergé au tournant du XIXe au XXe siècle. La loi sur la qualité des aliments et des boissons86 tentait de protéger le consommateur, tandis que l’accident industriel devenait un thème dans les négociations entre patronat et syndicats et dans la réglementation publique de la sécurité au travail87. Le Conseil de sécurité nationale, qui a eu un poids immense sur la sécurité automobile, était une excroissance des industries concernées par la prévention des [36] accidents du travail. Plus tard, en 1922, il est devenu la source principale des statistiques sur les accidents de la route, et l’on peut mettre à son crédit leur entrée dans la conscience publique.

C’est parmi les juristes que le concept d’accident est devenu un véritable enjeu professionnel. Ici, la question de l’accident a été clairement associée avec les problèmes de la responsabilité pour un préjudice subi. L’accent a porté sur la distinction entre les cas où il n’y a pas eu de négligence et les cas qui apparaissent comme non accidentels. La responsabilité est ainsi qualifiée à la fois en termes de causalité et de politique. Dans cette perspective, la question de savoir comme l’événement aurait pu être prévenu n’est pas d’un intérêt central. Mais elle est là, posée implicitement. L. Friedman écrit ainsi à propos du droit civil au XIXe siècle : « La responsabilité inconditionnelle88 aurait complètement étranglé l’économie. Si

85 Gordon, 1949. 86 [Pure Food and Drug Law]. 87 Eastman, 1910. 88 [Strict liability : responsabilité « absolue » ou « inconditionnelle », imputée

automatiquement à un accusé, sans avoir à faire la preuve de sa négligence, pour des dommages dus à la possession ou à l’usage d’objets, d’équipements ou d’animaux dangereux en soi, comme des explosifs, des animaux sauvages, des poissons venimeux ou des armes d’assaut. Cette notion est proche de la doctrine de la res ipsa loquitur, selon laquelle est présumé négligent quiconque avait un contrôle exclusif sur quelque chose qui a causé une blessure (lors d’une opération médicale, sur un chantier de construction ou au volant d’une

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les entreprises de chemin de fer, comme toutes les autres, avaient dû payer pour tous les préjudices dus à des accidents, les procès les auraient vidées de leur sang économique. C’est pourquoi la prudence ordinaire est devenu la règle »89. La discussion juridique autour de la définition de la négligence et de la responsabilité des entreprises, et les lois qui s’en sont suivi, sont formulées dans un langage qui fixe la responsabilité dans des cas individuels et pour des « causes immédiates »90, plutôt que sur des données agrégées.

L’hypothèse que les accidents d’automobile peuvent être prévenus est une hypothèse sélective, qui fait de la responsabilité causale une préoccupation majeure dans le développement de la connaissance des accidents d’automobile. Cette hypothèse est essentielle quant au second aspect de cette connaissance, représentée dans le résumé du rapport de 1966 : l’importance de l’automobiliste individuel comme un agent causal crucial.

L’organisation de la connaissance

Connaissance publique, connaissance privée

Le phénomène de l’ « accident d’automobile » n’est ni ésotérique, ni inconnu des Américains. Qu’il s’agisse d’un accident dans lequel nous aurions, nous même ou des proches, été impliqués ou d’un accident dont nous aurions été le témoin, ce type de phénomènes est partie prenante de la réalité personnelle de tout individu aujourd’hui. La « mort automobile », comme événement public au statut problématique, est une affaire différente. Elle ne fait pas partie de la réalité dont nous avons une expérience immédiate. L’être humain, sauf en de rares circonstances de destruction aérienne en temps de guerre, n’a pas l’ « expérience » de cinquante mille morts. De tels phénomènes ne sont pas de l’ordre de la connaissance privée.

Les faits portant sur la mort automobile et sur la boisson, cités dans le rapport de 1966, relèvent de la connaissance publique plutôt que privée. Ils constituent une réalité publique [37] en deux sens. Premièrement, ce sont des faits dont la connaissance est partagée par de nombreuses personnes qui n’ont pas, ou très peu, d’expérience personnelle des cas individuels qui composent des faits agrégés. En

automobile), même s’il n’y a pas de preuve de cette négligence, sans laquelle l’accident n’aurait pas eu lieu].

89 Friedman, 1973, p. 410. 90 [Proximate cause : Un événement qui a pour conséquence immédiate un dommage, en

particulier, une blessure. Pour vaincre dans un procès, il est nécessaire de prouver que l’acte de négligence, sinon intentionnellement malveillant du défendeur, a été la cause immédiate, « proche », et parfois « directe », dans une séquence sans rupture, et sans interférence d’autres causes possibles, du dommage subi par le plaignant. Toute interférence réduit le degré de responsabilité du défendeur].

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tant que faits publics, ils ne sont pas spécifiques à une classe sociale, à un groupe culturel ou à un niveau d’éducation. Deuxièmement, ces faits forment une réalité publique en ce qu’ils sont des faits agrégés plutôt que des événements impliquant des personnes particulières. Ils ne sont pas à propos d’un tel ou une telle, mais à propos d’une société, celle des États-Unis. En ce sens, ils sont analogues aux « faits sociaux » de Durkheim, produits d’une entité collective et non pas d’un événement ou d’un acteur singulier91.

Parce que tels faits ne sont pas des comptes-rendus d’occurrences particulières, mais des agrégations de données, cumulées et présentées, la « découverte » de faits publics est un processus d’organisation sociale. Quelqu’un doit s’engager dans un travail de collecte, d’enregistrement, de regroupement, d’analyse et de diffusion des événements discrets et individuels et les agréger en une réalité publique des « accidents et décès sur la route ». À chaque étape de ce processus sont opérés des choix humains de sélection et d’interprétation.

La structure de la réalité publique et l’automobile

Quels faits sont recueillis ? Par qui ? Comment ? Et comment sont-ils traités et diffusés ? Par qui et pour qui ? Ici, je me concentrerai sur deux questions. Premièrement : qui sont les opérateurs de l’agrégation et de la communication d’une réalité publique de la « mort automobile » et de son corollaire, la « sécurité automobile » ? Deuxièmement : qu’est-ce qui est retenu comme constituant le contenu de cette réalité publique ? Soit, en premier lieu, la question de l’organisation sociale et en second, celle de l’organisation culturelle – les catégories à travers lesquelles sont perçus les accidents et les décès sur la route.

Un certain nombre de personnes, d’administrations publiques et d’agences privées travaillent à la collecte et à la dissémination des données sur la sécurité automobile, mais elles n’ont pas toutes la même importance. À un certain niveau de connaissance se trouvent les experts et les spécialistes. Ce sont des professionnels qui, comme moi-même, ont pour « métier » de recueillir et de rassembler des données. Leur connaissance est précise et détaillée92. À un autre niveau se rencontrent les journalistes, écrivains, assistants ou enseignants, qui transmettent les informations et les analyses au public et aux agents de politique publique.

91 Durkheim 1951, p. 46-53. 92 Bien sûr, beaucoup de « faits » produits sous forme d’archives le sont par des personnes

proches des événements qu’elles décrivent. Les policiers, les victimes et les personnels médicaux sont responsables de la production des données primaires. Leur activité fait partie d’une plus vaste histoire. Dans ce chapitre, je m’intéresse aux « collecteurs » et aux « rassembleurs » de données primaires ainsi qu’à ceux qui les agrègent, et qui ont leur part dans la production des catégories.

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Qui sont les experts et les spécialistes qui fournissent les faits agrégés en matière de sécurité automobile ? Ce qui ressort de mon interprétation de la formation de la réalité publique est la dominance des agences privées dans ce champ. Jusque dans les années soixante, aux États-Unis, ni les gouvernements étatiques, ni le gouvernement fédéral, ni les entreprises industrielles et financières de premier plan n’ont joué de rôle majeur dans ce traitement (collecte, agrégation, analyse ou [38] diffusion) des données publiques sur les accidents de la route. Tandis que les administrations publiques de santé et de sécurité, la police et des organisations non gouvernementales étaient engagées dans différents projets, à différentes phases du recueil d’information, la principale source d’information en continu, et visible publiquement, était le Conseil de sécurité nationale - une organisation privée, non gouvernementale.

La relative absence des principales entreprises d’automobiles et d’assurances dans ce processus est significative. En dépit d’un apparent investissement dans la diminution du nombre d’accidents et de décès, aucune de ces sociétés n’a été très active dans le développement ou le financement de recherches sur la sécurité routière. La promulgation du National Highway Traffic Safety Act de 1966 a créé la première administration publique qui se consacre au problème de la sécurité routière. Depuis, le rôle des compagnies d’automobile et d’assurance s’est un quelque peu transformé.

L’absence d’intérêt des compagnies d’assurances pour la recherche sur la sécurité est difficile à expliquer, du fait que celles-ci étaient déjà impliquées sur d’autres créneaux de recherche sur la sécurité, en relation aux incendies ou aux naufrages. Ralph Nader a suggéré que les compagnies d’assurances avaient peu d’intérêt à réduire les pertes dues aux accidents de la route. Entre autres considérations, elles augmentent les primes pour compenser les pertes et disposent de ce fait d’un gros volume de capitaux pour l’investissement93. Quelle que soit l’explication causale, depuis 1968, l’Institut des assurances pour la sécurité routière94, maintenant dirigé par William Haddon et soutenu par un certain nombre de compagnies d’assurances, a joué un rôle extrêmement important et novateur dans la production et la diffusion d’informations.

Les entreprises d’automobiles sont restées à l’écart de ce travail d’information et de recherche. Elles ont, de temps à autre, financé l’une ou l’autre enquête universitaire sur des questions très spécifiques de sécurité, mais elles ne se sont jamais engagées dans aucun programme de recherche et de développement

93 Nader 1972, p. 219. 94 [Insurance Institute for Highway Safety].

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d’envergure et dans la durée – en tout cas avant la promulgation de l’Acte de 1966 et l’imposition par l’État de standards de sécurité qui en sont issus95.

Si les principales corporations industrielles ont nié toute responsabilité en matière de contrôle des accidents et des décès dus à la circulation automobile, on ne peut pas non plus dire que le gouvernement américain ait assumé une responsabilité de façon marquante. Au niveau fédéral, les travaux de l’Office des Routes publiques96 se sont, au cours de son histoire, énormément consacré à l’extension et à l’amélioration des voies de circulation de façon à faciliter le transport de passagers et de marchandises. La sécurité a été un paramètre important dans ses choix, mais [39] pas le principal critère. Jusqu’à l’établissement de l’Agence nationale pour la sécurité routière, il n’y avait pas d’administration centrale et permanente à l’échelle nationale qui œuvrait en premier lieu à la sécurité automobile. Le ministère fédéral de la Santé publique a été une source appréciable de fonds pour la recherche, notamment universitaire. En rassemblant des statistiques démographiques, il a été une instance importante de contrôle des accidents d’automobile. Cependant, deux considérations limitent le rôle de ces données dans la formation d’une conscience publique de ce problème. Premièrement, les données sont noyées dans des séries statistiques générales sur la mortalité. Elles sont analysées sous des catégories médicales plutôt que sous des catégories spécifiques. Deuxièmement, plus important encore, le ministère fédéral de la Santé publique n’est pas chargé d’utiliser ces données dans des campagnes de sensibilisation ou de pédagogie. Du coup, ses opérations ne sont pas rendues publiques par des communiqués de presse, ni couvertes par les nouvelles générales. Ces données constituent malgré tout une source d’information capitale et seront examinées plus loin.

L’absence d’implication de la nation dans la recherche et l’information sur la sécurité automobile est un effet de la séparation des pouvoirs à l’échelle de l’État et du gouvernement fédéral, inhérente à la Constitution américaine. Elle a permis aux États fédérés de garder la mainmise sur les politiques publiques de l’automobile. Les corps législatif et administratif ont résisté au développement d’une agence de production et de diffusion de données nationales. Aux premiers stades de l’inquiétude publique pour la sécurité automobile, dans les années vingt, des

95 Dans les auditions de 1965 devant la Sous-commission pour la réorganisation de

l’exécutif du sénateur Ribicoff, General Motors a signalé avec fierté sa bourse d’un million de dollars au Massachussets Institute of Technology pour financer la recherche sur la sécurité automobile. Suite à une réponse du sénateur Robert Kennedy en colère, ils ont reconnu des profits d’un milliard sept cents millions pour la même année (Nader, 1972, p. 287). Nader rapporte qu’un dirigeant de la Ford estimait le coût de la conception d’un nouveau pare-chocs arrière à plus de vingt-cinq millions de dollars. Ceci représente davantage, selon Nader, que la totalité des investissements dans la recherche sur la sécurité par la totalité du secteur automobile sur la période 1950-65 (Nader, 1972, p. 138-140 et p. 281-182).

96 [Bureau of Roads].

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conférences à l’échelle étatique et nationale ont travaillé à la fois à garantir le contrôle du problème par les institutions des États fédérés et à brider délibérément le gouvernement fédéral97.

Les associations de consommateurs ont, enfin, joué un rôle plus que périphérique dans la législation sur la sécurité, et pratiquement aucun dans la collecte d’informations. À la différence de ce que l’on a pu observer en d’autres pays, comme la Suède, l’Association américaine de l’Automobile98 n’a pas été une source maîtresse d’information et de recherche sur la sécurité automobile.

Le Conseil de sécurité nationale

Le Conseil de sécurité nationale (NSC) est d’une importance cruciale comme générateur d’une réalité publique à propos des accidents de la route. Ce point est flagrant sous deux aspects : la régularité et la consistance de son travail de restitution de données agrégées à l’échelle nationale ; son rôle dans la dissémination de ces informations auprès d’auditoires publics, au titre de campagnes pédagogiques en vue de diminuer le nombre d’accidents. Depuis 1922, il a confectionné et publié l’audit annuel Accident Facts, sur toutes sortes d’accidents d’automobile, mais aussi industriels et domestiques. Il prépare des rapports spéciaux et des communiqués destinés à publication dans les médias, spécialement au moment des périodes de vacances. Ses nouvelles font mouche et les journaux, la radio et la télévision sont preneurs de ses informations.

[40] Le Conseil de sécurité nationale a été créé bien avant l’accès à la consommation de masse de l’automobile aux États-Unis. Il a commencé comme une organisation plus axée sur les accidents industriels et financée par de grosses entreprises. Il continue de jouer un rôle dans ce domaine là, mais son principal objet est aujourd’hui l’accident d’automobile. Bien qu’il continue d’être sponsorisé par des sociétés industrielles, le NSC reçoit également des budgets conséquents du secteur automobile et du gouvernement fédéral.

97 En 1926, Calvin Coolidge a, dans un discours public, attiré l’attention sur le grand

nombre de morts par accidents de la route (24 000), et donné son soutien aux efforts de développement de lois uniformes à l’échelle locale et étatique. Mais il rajoutait : « Le contrôle du réseau routier est, bien entendu, une tâche de l’État fédéré et non pas du gouvernement fédéral » (New York Times, 21 janvier 1926). Ce point est, aujourd’hui encore, tout à fait exact. Les États-Unis n’ont jamais eu de code de la route, ni de permis de conduire, à l’échelle nationale. Le premier effort de législation uniforme de limitation de vitesse date de 1974 : c’était une exigence fédérale eu égard aux routes étatiques. Depuis 1968, cependant, un ensemble de standards nationaux ont été progressivement mis en place par la NHTSA.

98 [American Automobile Association].

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En tant qu’association qui propose et soutient activement des programmes pour des mesures de sécurité efficaces, le NSC a largement dévolu son attention à des mesures pédagogiques, comme celle de persuader les conducteurs de conduire moins vite et plus prudemment, ou celle d’inciter à l’application de la loi. Leur publicité pendant les vacances est maintenant familière aux Américains. En outre, le NSC a été l’un des principaux défenseurs de l’apprentissage de la conduite à l’école. Il a également fait campagne pour des routes plus sûres, mais le gros de son énergie, comme pour la plupart des associations de sécurité, a été orienté vers les performances des automobilistes.

La place du NSC dans ce que Ralph Nader a étiqueté d’ « establishment de la sécurité » est par conséquent de première importance. Une autre investigation99 sur le système de résolution par des décideurs et des chercheurs de problèmes de sécurité routière, a découvert que les décideurs appartenaient en majorité au NSC plutôt qu’à d’autres organisations.

Bien que le Conseil de sécurité nationale ne soit pas la seule organisation opérant dans ce champ, elle a réussi à devenir le principal propriétaire du problème dans les arènes publiques100. Dans la collecte et la diffusion publique des « faits » concernant l’automobile, plusieurs organisations d’importance se sont détournées du problème. Ni les industries automobile, ni les compagnies d’assurances n’ont fabriqué jusqu’à récemment de données significatives sur la sécurité automobile101. Pas plus que le gouvernement fédéral jusqu’au début des années soixante-dix102. Les implications de cette organisation sociale apparaissent quand nous examinons les catégories103 utilisées par le NSC.

L’organisation culturelle des faits sur l’automobile

Les catégories auxquelles nous recourons commandent notre perception et notre pensée et articulent notre expérience de la réalité et nos actions dans cette réalité. Dans le domaine de la sécurité routière, ces catégories ont un impact sur le processus de recueil des [41] données et d’attribution de responsabilité causale. L’accent mis sur les performances et sur les attributs du conducteur, dans la détermination d’une responsabilité en matière de sécurité routière, a ainsi été le mode dominant et caractéristique d’explication des accidents aux États-Unis. Il est

99 Havelock 1971 100 Pour un aperçu général sur les organisations de sécurité routière au milieu des années

soixante, voir R. Nader, op. cit., 1972. 101 Nader R., ibid., 1972, p. 219. 102 O’Connell Myers 1966, p. 43-44. 103 [Gusfield utilise parfois les expressions de symbolic categories ou de cultural

categories].

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illustré par l’affirmation d’un ingénieur responsable de General Motors à un reporter du New York Times : « L’automobiliste est le principal responsable, selon nous. Si les chauffeurs faisaient tout ce qu’ils ont à faire, il n’y aurait pas d’accident, n’est-ce pas ? »104

Les accidents d’automobile sont le résultat des performances des automobilistes en tant qu’individus : tel est le thème dominant de l’organisation culturelle de la réalité des accidents de la route aux États-Unis. Avec quelques exceptions, telles que celles discutées ci-dessous, non seulement le Conseil de sécurité nationale, mais la plupart des organisations de sécurité routière, ont tenu le conducteur pour le principal agent causal des accidents. Ils ont pris fait et cause pour l’amélioration des capacités des conducteurs comme étant la mesure la plus urgente de politique publique. Deux accidentologues de renom ont ainsi résumé le caractère envahissant de cette thèse de l’automobiliste aux capacités diminuées :

« Quoique la vision morale ait largement disparu de la médecine et de la santé publique, elle continue de prévaloir dans de nombreux secteurs de la sécurité routière. (…) .La police, les compagnies d’assurances et les autorités administratives attribuent la grande majorité des accidents au ‘manque de prudence’, à la ‘négligence’ ou à quelque autre comportement humain évitable. (…) Les efforts de la police sont le plus fortement concentrés sur la détermination de la ‘culpabilité’. La totalité du système judiciaire, à propos des problèmes de circulation, se consacre à l’identification de la ‘faute’ et de la ‘négligence’. Les compagnies d’assurances comme les administrations publiques qui s’occupent de véhicules motorisés se sont davantage attachées à éliminer le ‘mauvais’ conducteur qu’à trouver des solutions peut-être plus fécondes pour réduire destructions de biens, blessures et morts »105.

Des données déjà disponibles et d’autres aisément accessibles renforcent cette perspective qui fait de l’automobiliste la cible des politiques de contrôle. Ce point est rendu sensible par un simple regard sur la publication annuelle du Conseil de sécurité nationale. Dans la livraison d’Accident Facts de 1977, relatant les accidents de 1976, document de quatre-vingt seize pages, composé avant tout de tableaux statistiques, presque la moitié de l’espace est dédiée, à côté des accidents de travail, à la maison, à la ferme ou à l’école, aux accidents d’automobile. Si les auteurs ne cherchent pas à analyser les informations présentées, ils fournissent un certain nombre de classements analytiques qui mettent en relation les chiffres des accidents et des décès avec des faits spécifiques, des données agrégées ou des études spécialisées.

[42] Ainsi, un tableau présentant des données sur le sexe des automobilistes, dans tous les accidents sans distinction et dans les accidents mortels, a été compilé à

104 O’Connell Myers ibid., 1966, p. 6. 105 Klein Waller 1970, p. 12.

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partir des informations fournies par les Administrations des Mines de chaque État fédéré et par l’Administration fédérale des Routes publiques106. Les données sur l’implication de l’alcool proviennent d’un rapport de 1975 de la Police de la route de Californie107. Un tableau recensant les actions de piétons (debout sur la chaussée, marchant sur la chaussée…) par type de voie publique est fondé sur les rapports des autorités routières de dix-huit États. Les catégories utilisées, séparément ou en corrélation, incluent le type de collision (piétons, objets fixes, cycles, autres véhicules), le lieu (ville, campagne), le moment (jour, nuit, heure), le nombre de miles au compteur, les accidents à des péages, le type de voie publique (ville, comté, État…), la direction du véhicule (allant tout droit, négociant un virage…), l’action du conducteur (erreur, dérapage, évitement…), son âge, son sexe, sa vitesse, la prise d’alcools ou de drogues, la catégorie du moteur (voiture, camion, autobus…), l’État de résidence ou la nation d’origine, les coûts. Dans les croisements de variables, les catégories les plus usitées sont l’année, le lieu et l’âge.

Ce qui est exclu de la présentation est révélateur du schème général de conceptualisation dans lequel les faits sont construits. Les promoteurs de standards de conception pour les automobiles américaines ont attiré l’attention sur l’échec du NSC à avancer des données sur les véhicules et sur les causes immédiates de blessures et de morts108. Des informations comme l’ancienneté du véhicule, sa marque et son modèle (par exemple, Dodge Polara), son poids et autres caractéristiques sont absentes. Rien n’est dit sur la façon dont la blessure ou la mort ont été infligées, sur le choc provoqué par la chute après un décollage ou sur la collision du corps avec un objet contendant. L’édition de 1977 des Accident Facts contient un paragraphe avertissant l’automobiliste de l’utilité de la ceinture de sécurité et indiquant que douze mille vies auraient pu être sauvées par son usage, mais aucune donnée n’est présentée pour juger de cette information en relation aux cas d’accidents relatés.

Les données du NSC situent géographiquement les routes et indiquent leur statut sans plus de précisions sur le nombre de voies ou le fait qu’elles sont ou non à double sens. La distance entre le poste médical d’urgence le plus proche et le lieu de l’accident n’est pas mentionné, pas plus que la corrélation n’est calculée entre le nombre d’accidents et la circulation sur voie simple ou voie double. Le système des

106 [Federal Highway Administration]. 107 [California Highway Patrol. Voir, en français, l’enquête de L. Carnis, F. Hamelin,

V. Spenlehauer, Les polices de la route. Une approche comparée États-Unis, Nouvelle Galles du Sud et Nouvelle-Zélande, 2004 et plus spécifiquement : Hamelin F., « La California Highway Patrol : une institution modèle ? », Les cahiers de la sécurité, n° spécial « Police et ‘policing’ de la route », 2005, 58, p. 29-50].

108 Nader R., op. cit., 1972 ; O’Connell Myers, op. cit., 1966 ; Haddon, 1972.

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autoroutes interétatiques est pourtant reconnu et discuté comme un facteur efficace de réduction du taux d’accident par mile parcouru.

Un compte-rendu sociologique des accidents devrait recourir à une autre conception de l’automobile. Il devrait enquêter sur les fonctions du véhicule et sur ses usages en situation. Par exemple, où les chauffeurs ou les piétons impliqués étaient-ils en train d’aller ? Rien, à l’exception du moment de la journée, n’est présenté par le NSC, qui [43] porte sur le trajet de travail, sur le voyage de vacances, sur le parcours des courses, sur le retour à la maison, ni sur toute autre information sur les contextes de danger ou de risque de l’usage de l’automobile. De même, aucun élément afférent à la structure sociale n’est rendu disponible, qui laisse entrevoir un éventuel rapport entre niveau de revenu, entretien du véhicule et taux d’accident.

La mention de données possibles ou alternatives permettrait d’étayer le processus de sélection et de compactage par où émergent les faits sur les accidents d’automobile. Certaines de ces données sont donc disponibles, comme la marque et le modèle. Elles sont recueillies de manière routinière dans les procès-verbaux de police en cas d’accident ou de mort. D’autres données sont recueillies de façon indifférente, si jamais elles le sont. Tandis que la collecte des informations est, bien entendu, limitée par les pratiques des administrations qui s’en chargent, ces pratiques sont à leur tour orientées par le type d’informations qui doivent être trouvées. Du fait que les compagnies d’assurances, les institutions d’application de la loi et les organisations nationales de contrôle font peu d’efforts pour obtenir ce type de données, l’incitation est faible pour les administrations concernées d’en rendre compte de façon précise. Du fait que les standards légaux limitent l’attribution causale à la performance de l’automobiliste, au civil et au pénal, certaines données sont privilégiées et d’autres ignorées. Le caractère très individualiste de la loi sur les accidents d’automobile a fait de la production de données agrégées sur la conception des véhicules un sujet indifférent.

Attribution causale et responsabilité individuelle

La désignation de la performance de l’automobiliste comme la « cause » principale des accidents a été une dimension persistante du débat public sur la sécurité routière aux États-Unis. L’examen de la couverture par les nouvelles du New York Times depuis 1922 révèle à quel point les organismes de sécurité privée, les porte-parole de l’industrie automobile et les représentants des compagnies d’assurances ont pu « expliquer » que les accidents d’automobile étaient la

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conséquence de l’imprudence, de l’incompétence et de l’incapacité des conducteurs109.

Ainsi, dès le début des années vingt, les organisations de sécurité privée, particulièrement le Conseil de sécurité nationale et les plus grandes compagnies d’assurances, ont poussé à la création de programmes de législation et de contrôle pour former l’automobiliste individuel. L’attribution du permis de conduire par les États fédérés, à l’origine un procédé pour ponctionner des ressources financières, a rapidement été subordonnée à un système d’examens, destinés à passer au crible les candidats et à s’assurer d’un niveau minimal de compétence. La législation publique a été de plus en plus ferme sur la détermination de seuils de vitesse autorisés. Des campagnes ont suivi pour établir des cursus dans des écoles de conduite et plus tard, pour rendre ceux-ci obligatoires110.

[44] L’absence d’informations fondées sur des thèses opposées de la prévention de l’accident est plus pertinente encore que l’existence de nouvelles sur les programmes, la législation et la recherche. L’impact des différentes marques de voitures dans les accidents, l’implication des tracés et des matériaux de construction des routes, la possibilité de concevoir des moyens de transport alternatifs, les coûts du déplacement en voyage automobile, ou tout autre mouvement d’envergure pour diminuer les accidents de voiture autrement qu’en agissant sur le comportement de l’automobiliste sont absents de la presse et de la législation jusqu’au milieu des années soixante. Au sein des États fédérés, les politiques de l’Administration des Mines sont presque exclusivement concernées par la conduite des automobilistes. Avec quelques exceptions notables, notamment à New York à la fin des années cinquante, les départements des véhicules motorisés n’ont fait aucune tentative pour fixer des standards de conception des automobiles, ni de recherche sur les principaux défauts de fabrication, pas plus qu’ils n’ont exercé de pression pour diminuer l’usage de moyens de transport individuels et augmenter celui des transports en commun. Ils étaient moins des départements des véhicules que des départements d’automobilistes.

109 Toutes les entrées pertinentes par rapport à la sécurité automobile ont été identifiées

par l’Index du New York Times et ces items ont été examinés de cinq en cinq ans, entre les dates 1922 et 1972, incluses dans l’échantillon (merci à Jerold Cloyd pour son aide dans ce projet).

110 L’utilité des campagnes de sensibilisation à la limitation de la vitesse et à la formation des conducteurs comme contre-mesures est très douteuse. Les premières analyses de corrélations entre la baisse des taux d’accident et la formation à la conduite des adolescents ne semblent concerner que les étudiants qui ont choisi ce type de cours (Robertson, Zador, 1978). Le thème de la vitesse est plus complexe, mais entraîne une réflexion sur la relation entre l’état de la route, la vitesse de l’automobile et celle des autres véhicules circulant sur la chaussée (O’Connell, Myers, 1966 ; Haddon et al., 1964).

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Tandis que la construction de meilleures voies de circulation, en particulier du système des autoroutes interétatiques, a eu un effet sur la baisse du nombre de décès par mile parcouru, la demande de développement du réseau routier ne s’est pas accompagnée de la prise de conscience que les mauvaises routes sont autant de « causes » d’accidents. La construction de routes a été pour une bonne part aux États-Unis une réponse aux pressions des agriculteurs pour transporter leurs récoltes, des industriels pour expédier leurs marchandises et des fabricants d’automobiles pour augmenter leurs ventes111.

Les accidents étant interprétés comme le résultat d’une « conduite déficiente », le processus légal devient facilement l’agent sur lequel repose la responsabilité publique de la sécurité automobile. Du fait que le problème a été localisé dans les attributs personnels de l’automobiliste, la solution réside dans le travail de persuasion des individus en ce qui concerne la nécessité de perfectionner leurs compétences de conduite ou / et de montrer des niveaux plus élevés de prudence au volant. Il n’est pas étonnant que je puisse illustrer la doctrine fondamentale de la loi comme solution au problème public de la sécurité automobile par une déclaration d’un représentant de General Motors, en 1934, à la Convention des professionnels de la route112 : « C’est le conducteur moyen, et non pas l’ivrogne ou le chauffard, qui est responsable de la plupart des accidents de la route. Par conséquent, une politique publique adéquate, soutenue par des tribunaux intransigeants, est la meilleure prévention de l’accident. La plupart des accidents sont causés par des acteurs conscients de commettre des fautes. La réponse est : accroître les effectifs de police en uniforme et rendre les cours de justice plus inflexibles »113.

Durant les premiers temps de la sécurité routière aux États-Unis, la confiance allait plutôt à des méthodes de contrôle de la circulation liées à l’initiative privée. Dans les années vingt existaient diverses formes de « groupes de surveillance (vigilantes) du trafic ». C’étaient des groupes privés, organisés pour observer la circulation, arrêter les conducteurs délictueux et les traduire [45] en justice pour infraction114. Les campagnes d’éducation, qui tentent de persuader les automobilistes de se perfectionner ou de conduire prudemment, vont encore bon train et attirent beaucoup l’attention publique. Mais elles sont loin d’être parmi les principaux enjeux de la sécurité routière.

La théorie de la prévention à travers l’imposition du droit pénal a déterminé le principal système de responsabilité publique de la sécurité routière aux États-Unis. Le code de la route opère à partir de l’idée que le conducteur individuel sera

111 Baker 1971 ; Rae 1971, p. 76-77. 112 [Convention of Highway Officials]. 113 New York Times, 17 février 1934, 23 : 1 [italiques de Gusfield]. 114 New York Times, 1922, 1926 et 1930.

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incité à davantage de prudence sous le coup de la peur de l’arrestation policière et de la condamnation judiciaire115. Le droit tient les individus pour « responsables » des accidents, et non pas l’industrie automobile, l’état de la route ou la localité de l’événement. Il recherche les fautes dans les actes et les attributs du conducteur.

Cadres multiples et conscience alternative

Les présupposés individualistes ont donc dominé la réflexion sur les dangers de l’automobile et la politique les concernant aux États-Unis. Tenir le conducteur pour responsable paraissait « normal » et « naturel » et correspondait aux concepts prévalents en droit. Cette perspective était également congruente avec les désirs de l’industrie automobile d’éviter que la sécurité devienne une préoccupation majeure dans la conception des véhicules116. Comme je le montrerai plus loin, le monde de l’accident en est devenu une affaire morale.

La thèse du « conducteur dangereux » comme « agent causal » dans les accidents d’automobile, a fait de l’agent, et non pas de la scène, l’objet primordial de l’attention. Les stratégies pour réduire les morts et les blessures dues aux accidents se sont concentrées sur la formation des conducteurs, les examens de conduite, le renforcement de la législation, l’application de la loi et l’entretien du parc automobile déjà existant. Dans l’horizon de la théorie du « conducteur dangereux », l’accent s’est petit à petit déplacé du problème de l’imprudence de conducteurs néanmoins compétents, vers le problème de l’incompétence des conducteurs, vers celui, finalement, des catégories de conducteurs « prédisposés » ou « enclins » à l’accident, englobant les personnes jeunes, très âgées ou diminuées par l’alcool117.

Autour de 1965, une conception très différente de la responsabilité causale et de [46] l’obligation politique a commencé à prendre du poids, en particulier parmi certains représentants politiques, universitaires et experts. La thèse de l’ « automobile dangereuse » a littéralement arraché l’attention de l’automobiliste pour la reporter vers l’automobile et vers son fabricant. Elle a déplacé le cône de lumière qui éclairait la scène de l’accident pour le concentrer sur la scène de ses conséquences. Les projecteurs ont été détournés vers la conception du véhicule – sa

115 Zimring Hawkins, 1973. 116 La position de l’industrie automobile a été articulée très tôt dans les auditions du

National Highway Traffic Safety Act de 1966. Ses représentants ont soutenu que « la sécurité ne fait pas vendre de voitures ». Une réponse plus détaillée était construite autour du choix des consommateurs : une automobile plus sûre serait une automobile plus chère et dans leur délibération entre le prix et la sécurité, les consommateurs opteraient pour une conduite meilleur marché, quoique plus risquée.

117 Cloyd, 1972.

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capacité à résister aux impacts, à protéger les occupants après l’impact et à éliminer les traumatismes dus à l’accident.

W. Haddon Jr, l’une des figures les plus en vue de la santé publique en matière d’accidents et le premier administrateur de l’Agence nationale pour la sécurité routière, a saisi la différence entre ces deux modes de catégorisation de la manière suivante. « Le point essentiel, le plus important, dans la manière d’envisager le spectre complet des phénomènes de gaspillage d’énergie est que la priorité accordée aux contre-mesures de réduction des pertes, dans la hiérarchie des options possibles, doit être fondée sur leur efficacité dans la réduction des dommages au niveau des résultats – et pas nécessairement focalisée sur la prévention des conduites de gaspillage. Ceci signifie fréquemment que le choix rationnel des mesures ne doit pas porter exclusivement sur des mesures de prévention, mais doit viser d’autres éléments. Par exemple, le filet pour un acrobate, plutôt que la propagande l’enjoignant d’accomplir ‘ses performances en toute sécurité’ et de ne pas tomber ; un meilleur emballage pour un colis postal, plutôt que des dépenses équivalentes consacrées aux employés des bureaux de poste »118

Dans le contexte de l’ automobile, cette conceptualisation a été associée avec le mouvement de développement de standards de sécurité dans la conception et la fabrication des automobiles, qui a culminé avec l’Acte de 1966 et l’établissement d’une agence spécialisée dans la création et l’application de tels standards, l’Agence nationale pour la sécurité routière. Commençant avec les recherches de Hugh de Haven et du Centre de recherches de l’Université de Cornell en 1942, une série d’investigations a articulé la perspective que les blessures sérieuses dans les accidents d’automobile sont le résultat de la conception des véhicules – objets pointus et contendants comme les volants fixes, équipements du tableau de bord tranchants comme des poignards – ou de l’incapacité de la carrosserie à éviter l’éjection du conducteur ou des passagers. Cette préoccupation pour la « collision secondaire » – les événements consécutifs au choc initial – conduit à des stratégies de sécurité mettant l’accent sur les caractéristiques du véhicule plutôt que sur celles du pilote. Du coup, cet ensemble de recherches a soutenu l’introduction des ceintures de sécurité, des tableaux de bord capitonnés, des volants déformables ou rétractables, et mieux encore, de portes davantage résistantes aux chocs119.

Cette transformation de l’explication causale a pour conséquence un déplacement de la [47] responsabilité politique. En faisant porter la charge des accidents sur la conception des automobiles, elle met en exergue le rôle des industriels en tant qu’agents impliqués dans la survenue des accidents. La dynamique de définition et d’imposition de standards de fabrication à l’industrie

118 Haddon, 1972, p. 4 ; Haddon, Suchman, Klein, 1964, p. 27-30. 119 US Congress, 1966, p. 320-348 ; Haddon, Suchman, Klein, 1964, p. 537-583.

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automobile n’a suscité qu’un faible intérêt et a un petit peu décollé dans certains États à la fin des années cinquante. Elle a finalement trouvé sa concrétisation dans les auditions du Sénat sur la sécurité automobile en 1965 et dans la législation de 1966120.

Du point de vue de cette étude, l’importance d’une conscience alternative se joue dans ses conséquences à l’échelle politique. Non seulement, cette prise de conscience a dessaisi les associations privées et les États fédérés de leur mainmise sur l’action pour la remettre entre les mains du gouvernement fédéral, mais elle a aussi, du même coup, substitué à l’automobiliste, ivre ou sobre, l’industrie automobile comme bête noire des avocats de la sécurité routière. Un témoin des auditions du Sénat a dit que le problème n’était pas tant dans le manque de prudence ou le penchant à l’alcool des conducteurs, que dans l’échec de l’industrie automobile à construire des automobiles qui prennent en compte que les conducteurs peuvent commettre des erreurs de conduite ou boire un peu trop à l’occasion. Pendant la législature pendant laquelle l’Acte a été voté, la suggestion a été faite que l’industrie automobile soit mise en demeure de produire une automobile qui réduirait de moitié le nombre de quinze mille décès par an sur la route121.

Accident, risque et certitude

Ce chapitre ne sera pas lu, j’espère, comme un argumentaire en faveur des vertus de l’ « automobile dangereuse » et une attaque contre le « conducteur dangereux ». Quoique l’évocation d’une perspective alternative affaiblisse la prétention à la naturalité et à la réalité de la conscience dominante, je ne revendique pas la supériorité de l’une de ces stratégies explicatives sur les autres pour rendre compte des accidents d’automobile. Je défendrai plus loin la thèse que ces cadres, en tant que schèmes techniques, réduits à la dialectique des moyens et des fins, font oublier les connotations morales qui ajoutent foi à l’une ou l’autre stratégie explicative. Il y a une dichotomie entre la prise de position centrée sur l’individu, avec sa condamnation morale du buveur et son idéologie politique du gouvernement libéral, et l’affirmation que le mal provient des stratégies des firmes industrielles. Ces deux systèmes de pensée localisent, l’un et l’autre, des foyers du trouble. Une théorie de la responsabilité causale ne fait pas qu’établir un lieu spécifique de la

120 L’histoire du mouvement pour la sécurité automobile a une place centrale dans le

développement des mouvements de protection des consommateurs et de défense de l’environnement dans la politique américaine. D’autres aspects de ce mouvement sont traités par Halpern, 1972. De nombreuses personnalités lui sont associées. William Haddon Jr, Daniel Patrick Moynihan et Ralph Nader en sont les principales figures non politiques, tandis que les sénateurs Ribicoff, Magnuson et Robert Kennedy ont joué des rôles clefs dans ce drame.

121 Entretien avec William Haddon Jr, Septembre 1973.

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responsabilité politique. L’inverse est peut-être plus fréquent encore : la croyance en la réalité d’une responsabilité politique accrédite les théories de la causalité qui la soutiennent. La relation entre responsabilité causale et responsabilité politique est à double sens.

Ces deux systèmes de pensée sont à la fois des grilles d’explication des événements et des bases de soutien pour des stratégies. Chacun distribue différemment ses priorités en matière de politique publique. La thèse du « conducteur dangereux » [48] considère les accidents comme des événements individuels et discrets et leur recherche des solutions, en minimisant toute dimension collective des accidents. La thèse de l’ « automobile dangereuse » met au contraire en avant une interprétation des accidents en termes agrégés et privilégie politiquement les solutions collectives. Le mouvement qui revendique la fabrication d’automobiles plus sûres prend les accidents pour des événements donnés – probables, sinon inévitables, plutôt qu’inexplicables, et dus au hasard. Il tente d’intensifier la conscience publique d’un problème public, qui met en jeu des processus collectifs et pas simplement des fautes individuelles.

Bien que le mouvement des consommateurs ait obtenu un certain nombre de réglementations de la conception industrielle des automobiles, toute conclusion sur leur efficacité dans la réduction des accidents, des blessures et des décès est encore prématurée. Les premiers standards ont été imposés en 1967 et 1968, et seulement en 1968 et 1969 pour les lignes de production. Tandis que le nombre de morts par nombre de miles parcourus et par nombre d’automobiles possédées a décliné depuis que l’automobile est devenue un bien usuel de consommation, le nombre absolu de morts sur la route n’a cessé d’augmenter, de même que le nombre de morts par rapport à la population totale. Avec deux exceptions122.

Tableau 2

Comme le tableau 2 l’indique, entre 1942 et 1945, la courbe a diminué de façon abrupte. Pendant les années de guerre, véhicules et carburant étaient plus difficilement accessibles. Une seconde période de diminution en 1974-75 a été consécutive au choc pétrolier et à l’augmentation continue du prix de l’essence. Quoique le nombre de décès fût inférieur en 1977 qu’en 1973, il avait néanmoins recommencé à augmenter. Un grand débat se poursuit pour comprendre le déclin des années soixante-dix. Mais il est trop tôt pour affirmer, comme l’ont fait certaines

122 Baker 1971 ; NSC, 1978

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instances des pouvoirs publics, que la raison principale en est la réduction des limites de vitesse ou l’application de consignes de sécurité à l’échelle nationale123.

On pourrait m’opposer que je me trompe en me référant à des modes de conscience alternatifs que seraient l’ « automobile dangereuse » et le « conducteur dangereux »124. Ce pourraient être des composantes différentes du problème de la sécurité automobile, chacun constituant la cible d’un programme différent de politique publique. Pourtant, ils sont loin d’avoir eu un rôle équivalent dans l’arène publique. L’hypothèse du manque de sécurité des voies routières n’a pas été dominante dans l’histoire de la sécurité automobile aux États-Unis. Quant à celle du manque de sécurité des automobiles elles-mêmes, elle ne date que d’une dizaine d’années. Dans l’arène politique, où les responsabilités juridiques et gouvernementales sont des enjeux de controverse, les différentes explications émergent dans des conflits à propos de l’ordre des priorités – et de comment, où et quand entreprendre de les régler. Lors des auditions du Sénat menant à la promulgation de l’Acte de 1966, le président du Conseil de sécurité nationale, Howard Pyle, se lança dans une lourde charge contre l’imposition de standards fédéraux de fabrication. Il plaida pour faire porter la charge sur la compétence du conducteur, et pour minimiser la responsabilité de la conception des véhicules comme agent causal des accidents de la route125. D’un point de vue différent, le [49] président de la commission du Sénat, le sénateur Magnuson, pointait les implications pratiques d’une forte adhésion à la perspective du « conducteur dangereux » par l’industrie automobile. « La commission a rencontré des preuves dérangeantes de la subordination chronique de la conception de la sécurité à certaines exigences publicitaires de l’industrie automobile. L’insistance démesurée accordée à la puissance, la vitesse ou l’accélération néglige relativement la sécurité de la conduite et la protection dans la collision. La commission ne peut pas juger de la vérité de la proposition selon laquelle ‘la sécurité ne fait pas vendre’. Mais c’est une conviction largement partagée par les industriels, qui a eu pour résultat manifeste une allocation de ressources inadéquate à l’ingénierie de la sécurité »126.

Les différentes façons de concevoir les accidents d’automobile inscrivent les phénomènes et les événements dans des contextes différents. Les attributions de responsabilité causale et de responsabilité politique sont connectées les unes aux autres. Ces contextes différents fournissent la toile de fond à la compréhension d’un conflit autour de la sécurité routière, et parfois, de son absence. Le mouvement de l’ « automobile dangereuse » a inauguré ce qui est ensuite devenu le mouvement de défense des consommateurs et de défense de l’environnement dans la politique

123 NSC, 1976 ; Insurance Institute for Highway Safety, 3 mai et 30 août 1976. 124 Rae, 1971, p. 347-348. 125 US Congress, 1966, p. 133-181. 126 US Congress, 1966, p. 14, p. 221.

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nationale127. Il a articulé un contexte public où un nouvel accent a été mis sur de vieux thèmes, comme les accidents, la pollution et la santé. [50] L’attention accordée au conducteur-buveur est orientée par un mode de catégorisation des conducteurs individuels. Les implications de cette approche pour la politique de l’alcool au volant ont été spécifiques et congruentes avec cette structure de pensée individualiste.

Il y a un autre aspect de l’analyse de la conscience publique à propos des accidents de la route, que je traiterai extensivement dans la seconde partie. Toutes les théories discutées ci-dessus ont en commun le présupposé que les accidents peuvent être expliqués et prévenus et que leurs conséquences peuvent être réduites et atténuées. Sans doute, l’histoire des accidents d’automobile doit aussi fournir un fondement à une perspective moins inspirée des Lumières. Même la chute la plus forte des décès, celle de 1941-44, n’en a réduit le nombre que de 40 %, soit d’environ quarante mille à près de vingt-quatre mille. L’automobile restait pourtant la principale source de mort et un risque confronté par les automobilistes. Notre euphorie à propos des taux de réduction nous fait perdre de vue à quel point l’augmentation du nombre des automobiles et des automobilistes conduit à celle du nombre de blessés et de morts. Ce n’est pas une facétie de dire que la principale cause des accidents est la conduite et que la principale cause d’augmentation des accidents est l’augmentation du nombre des automobiles et des automobilistes.

« Voir » les accidents dans une telle perspective revient à estimer que les accidents sont le coût à payer pour l’utilisation des automobiles. Cela revient à considérer les accidents comme un problème philosophique ou religieux autant que scientifique – aussi proche de Nader que de Job. La parabole de l’ange du Professeur Cohen n’a rien perdu de sa vérité.

De si différentes manières d’organiser le monde de la conscience publique interagissent avec des stratégies d’anticipation et d’action. Une organisation sociale structure ce monde. Un monde culturel de significations le rend intelligible. La réalité n’est pas une entité amorphe qui attend d’être découverte. Le thème des deux prochains chapitres sera de montrer comment les versions de la réalité prennent forme, gagnent une cohérence et acquièrent une légitimité.

127 Nadel, 1971 ; Halpern, 1972.

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