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John William Polidori

LE VAMPIRE

Traduit de l’anglais par John WilliamPolidori

1819

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PréfaceQui est John William Polidori ? Pour l'histoire littéraire, il

est le mystérieux auteur du VAMPIRE, longtemps attribuéà Lord Byron… Polidori était en effet le médecin et lesecrétaire du célèbre poète romantique. On sait d'autrepart que Polidori se trouvait durant l'été 1816, au bord dulac Léman, dans la fameuse Villa Diodati avec Byron, samaîtresse, Claire Clairmont, Shelley et sa femme Mary.

C'est là qu'ils se lancent un défi : écrire en une journéeune histoire de fantômes. Mary Shelley écrivitFRANKENSTEIN et Lord Byron le début d'une nouvelle,LE VAMPIRE, qu'il abandonna… Polidori, en bonsecrétaire, conserva les feuillets et termina le texte.

Bien que l’intérêt littéraire du texte soit contesté parcertains (dont votre serviteur), LE VAMPIRE est souventconsidéré comme le texte fondateur du genre. Après lui,viendra, entre autres, la remarquable CARMILLA etl’inégalé DRACULA de Bram Stocker.

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Le VampireLa superstition qui sert de fondement à ce conte est

universelle dans l’Orient. Elle est commune chez lesArabes ; cependant elle ne se répandit chez les Grecsqu’après l’établissement du christianisme, et elle n’a pris laforme dont elle est revêtue que depuis la séparation deséglises grecque et latine. Ce fut alors qu’on commença àcroire que le cadavre d’un latin ne pouvait pas secorrompre, s’il était inhumé en terre grecque, et à mesureque cette croyance s’étendit, elle donna naissance auxhistoires épouvantables de morts qui sortaient de leurstombeaux, et suçaient le sang des jeunes filles distinguéespar leur beauté. Elle pénétra dans l’Ouest avec quelquesvariations ; on croyait en Hongrie, en Pologne, en Autriche,en Bohême, que les vampires pompaient pendant la nuitune certaine quantité du sang de leurs victimes, quimaigrissaient à vue d’œil, perdaient leurs forces etpérissaient de consomption, tandis que ces buveurs desang humain s’engraissaient, et que leurs veines sedistendaient à un tel point, que le sang s’écoulait par toutesles issues de leurs corps, et même par tous leurs pores.

Le journal de Londres de mars 1733 contient un récitcurieux et croyable d’un cas particulier de vampirisme

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qu’on prétend être arrivé à Madreygea en Hongrie. Lecommandant en chef et les magistrats de cette placeaffirmèrent positivement et d’une voix unanime, après uneexacte information, qu’environ cinq ans auparavant, uncertain Heyduke, nommé Arnold Paul, s’était plaint qu’àCassovia, sur les frontières de la Servie turque, il avait ététourmenté par un vampire, mais qu’il avait échappé à sarage en mangeant un peu de terre qu’il avait prise sur letombeau du vampire, et en se frottant lui-même de sonsang. Cependant cette précaution ne l’empêcha pas dedevenir vampire à son tour ; car, vingt ou trente jours aprèssa mort et son enterrement, plusieurs personnes seplaignirent d’avoir été tourmentées par lui ; on déposamême que quatre personnes avaient été privées de la viepar ses attaques ; pour prévenir de nouveaux malheurs, leshabitants, ayant consulté leur Hadagai (1), exhumèrent lecadavre et le trouvèrent (comme on le suppose dans tousles cas de vampirisme) frais et sans aucunes traces decorruption ; sa bouche, son nez et ses oreilles étaient teintsd’un sang pur et vermeil. Cette preuve était convaincante ;on eut recours un remède accoutumé. Le corps d’Arnold futpercé d’un pieu, et l’on assure que, pendant cetteopération, il poussa un cri terrible, comme s’il eût étévivant. Ensuite on lui coupa la tête qu’on brûla avec soncorps, et on jeta ses cendres dans son tombeau. Lesmêmes mesures furent adoptées à l’égard des corps deceux qui avaient péri victimes du vampire, de peur qu’ellesne le devinssent à leur tour et ne tourmentassent lesvivants.

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On rapporte ici ce conte absurde, parce que, plus quetout autre, il nous a semblé propre à éclaircir le sujet quinous occupe. Dans plusieurs parties de la Grèce, onconsidère le vampirisme comme une punition qui poursuit,après sa mort, celui qui s’est rendu coupable de quelquegrand crime durant sa vie. Il est condamné à tourmenter depréférence par ses visites infernales les personnes qu’ilaimait le plus, celles à qui il était uni par les liens du sanget de la tendresse. C’est à cela que fait allusion unpassage du Giaour :

But first on earth, as Vampire sent, etc.« Mais d’abord envoyé sur ta terre comme un vampire,

ton corps s’élancera de sa tombe ; effroi du lieu de tanaissance, tu iras sucer le sang de toute ta famille ; et dansl’ombre de la nuit tu tariras les sources de la vie dans lesveines de ta fille, de ta sœur et de ton épouse. Pourcombler l’horreur de ce festin barbare qui doit rassasier toncadavre vivant, tes victimes reconnaîtront leur père avantd’expirer ; elles te maudiront et tu les maudiras. Tes fillespériront comme la fleur passagère ; mais une de cesinfortunées à qui ton crime sera fatal, la plus jeune, celleque tu aimais le mieux, t’appellera du doux nom de père.En vain ce nom brisera ton cœur ; tu seras forcéd’accomplir ta tâche impie, tu verras ses belles couleurss’effacer de ses joues, la dernière étincelle de ses yeuxs’éteindre, et sa prunelle d’azur se ternir en jetant sur toi undernier regard ; alors ta main barbare arrachera les tressesde ses blonds cheveux ; une de ses boucles t’eût paru

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autrefois le gage de la plus tendre affection, maismaintenant elle sera pour toi un souvenir de son cruelsupplice ! Ton sang le plus pur souillera tes lèvresfrémissantes et tes dents agitées d’un tremblementconvulsif. Rentre dans ton sombre sépulcre, partage lesfestins des Goules et des Afrites, jusqu’à ce que cesmonstres fuient avec horreur un spectre plus barbarequ’eux ! »

Southey a aussi introduit dans son beau poème deThalaza, une jeune Arabe, Oneiza, qui, devenue vampire,était sortie du tombeau pour tourmenter son amant chéri ;mais on ne peut supposer que ce fût une punition de sescrimes, car elle est représentée dans tout le poèmecomme un modèle d’innocence et de pureté. Le véridiqueTournefort raconte longuement dans ses voyages des casétonnants de vampirisme dont il prétend être le témoinoculaire. Calmet, dans son grand ouvrage sur levampirisme, en rapportant de nombreuses anecdotes quien expliquent les effets, a donné plusieurs dissertationssavantes où il prouve que cette erreur est aussi répanduechez les peuples barbares que chez les nations civilisées.

On pourrait ajouter plusieurs notes aussi curieusesqu’intéressantes sur cette superstition horrible etsingulière ; mais elles dépasseraient les bornes d’un avant-propos. On remarquera en finissant, que quoique le nomde Vampire soit le plus généralement reçu, il a d’autressynonymes dont on se sert dans les différentes parties dumonde, comme Vroucolacha, Vardoulacha, Goule,

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Broucoloka, etc.************

Au milieu des cercles de la haute société que le retourde l’hiver réunit à Londres, on voyait un seigneur aussiremarquable par ses singularités que par son rangdistingué. Spectateur impassible de la gaîté quil’environnait, il semblait ne pouvoir la partager. Si labeauté, par un doux sourire, fixait un instant son attention,un seul de ses regards la glaçait aussitôt et remplissaitd’effroi ces cœurs où la légèreté avait établi son trône. Lasource de la terreur qu’il inspirait était inconnue auxpersonnes qui en éprouvaient les effets ; quelques-uns lacherchaient dans ses yeux gris et ternes, qui ne pénétraientpas jusqu’au fond du cœur, mais dont la fixité laissaittomber un regard sombre dont on ne pouvait supporter lepoids. Ces singularités le faisaient inviter dans toutes lesmaisons : tout le monde souhaitait de le voir. Lespersonnes accoutumées aux sensations fortes, et quiéprouvaient le poids de l’ennui, étaient charmées d’avoiren leur présence un objet de distraction qui pût attirer leurattention. Malgré la pâleur mortelle de son visage que necoloraient jamais ni l’aimable incarnat de la pudeur, ni larougeur d’une vive émotion, la beauté de ses traits fit naîtreà plusieurs femmes coquettes le dessein de le captiver oud’obtenir de lui au moins quelques marques de ce qu’onappelle affection. Lady Mercer, qui depuis son mariageavait souvent donné prise à la malignité par la légèreté desa conduite, se mit sur les rangs, et employa tous les

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moyens pour en être remarquée. Ce fut en vain : lorsqu’ellese tenait devant lui, quoique ses yeux fussent enapparence fixés sur elle, ils semblaient ne pas l’apercevoir.On se moqua de son impudence et elle renonça à sesprétentions. Si telle fut sa conduite envers cette femmegalante, ce n’est pas qu’il se montrait indifférent aux attraitsdu beau sexe ; mais la réserve avec laquelle il parlait à uneépouse vertueuse et à une jeune fille innocente laissaitcroire qu’il professait pour elles un profond respect.Cependant son langage passait pour séduisant ; et soitque ces avantages fissent surmonter la crainte qu’ilinspirait, soit que sa haine apparente pour le vice le fitrechercher, on le voyait aussi souvent dans la société desfemmes qui sont l’honneur de leur sexe par leurs vertusdomestiques, que parmi celles qui se déshonorent parleurs dérèglements.

À peu près dans le même temps arriva à Londres unjeune homme nommé Aubrey ; orphelin dès son enfance, ilétait demeuré avec une seule sœur, en possession degrands biens. Abandonné à lui-même par ses tuteurs, quibornant leur mission à conserver sa fortune, avaient laisséle soin de son éducation à des mercenaires, il s’appliquabien plus à cultiver son imagination que son jugement. Ilétait rempli de ces sentiments romanesques d’honneur etde probité qui causent si souvent la ruine des jeunes genssans expérience. Il croyait que la vertu régnait dans tous lescœurs et que la Providence n’avait laissé le vice dans lemonde que pour donner à la scène un effet plus

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pittoresque, comme dans les romans. Il ne voyait d’autresmisères dans la vie des gens de la campagne que d’êtrevêtus d’habits grossiers, qui cependant préservaient autantdu froid que des vêtements plus somptueux, et avaient enoutre l’avantage de fournir des sujets piquants à la peinturepar leurs plis irréguliers et leurs couleurs variées. Il prit, enun mot, les rêves des poètes pour les réalités de la vie. Ilétait bien fait, libre et opulent : à ces titres, il se vit entouré,dès son entrée dans le monde, par la plupart des mèresqui s’efforçaient d’attirer ses regards sur leurs filles. Celles-ci par leur maintien composé lorsqu’il s’approchait d’elles,et par leurs regards attentifs lorsqu’il ouvrait les lèvres, luifirent concevoir une haute opinion de ses talents et de sonmérite. Attaché comme il était au roman de ses heuressolitaires, il fut étonné de ne trouver qu’illusion dans lespeintures séduisantes contenues dans les ouvrages dont ilavait fait son étude. Trouvant quelque compensation danssa vanité flattée, il était près d’abandonner ses rêves,lorsqu’il rencontra l’être extraordinaire que nous avonsdépeint plus haut.

Il se plut à l’observer ; mais il lui fut impossible de seformer une idée distincte du caractère d’un hommeentièrement absorbé en lui-même, et qui ne donnait d’autresigne de ses rapports avec les objets extérieurs qu’enévitant leur contact. Son imagination, entraînée par tout cequi flattait son penchant pour les idées extravagantes, nelui permit pas d’observer froidement le personnage qu’ilavait sous les yeux, mais elle forma bientôt le héros d’un

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roman. Aubrey fit connaissance avec lord Ruthven, luitémoigna beaucoup d’égards, et parvint enfin à êtretoujours remarqué de lui. Peu à peu, il appris que lesaffaires de sa seigneurie étaient embarrassées, et qu’il sedisposait à voyager. Désireux de connaître à fond cecaractère singulier qui avait jusqu’alors excité sa curiositésans la satisfaire, Aubrey fit entendre à ses tuteurs que letemps était venu de commencer ces voyages, qui depuistant de générations ont été jugés nécessaires pour faireavancer à grands pas les jeunes gens dans la carrière duvice. Ils apprennent à écouter sans rougir le récit desintrigues scandaleuses, qu’on raconte avec vanité où donton fait le sujet de ses plaisanteries, selon qu’on a mis plusou moins d’habileté à les conduire. Les tuteurs d’Aubreyconsentirent à ses désirs. Il fit part aussitôt de sesintentions à lord Ruthven et fut surpris de recevoir de lui saproposition de l’accompagner. Flatté d’une telle marqued’estime de la part de celui qui paraissait n’avoir rien decommun avec les autres hommes, il accepta avecempressement, et dans peu de jours ils eurent traversé ledétroit.

Jusque-là, Aubrey n’avait pas eu l’occasion d’étudier lecaractère de lord Ruthven, et maintenant même, quoique laplupart des actions de sa seigneurie fussent exposées àses regards, il avait de l’embarras à se former un jugementexact de sa conduite. Son compagnon de voyage poussaitla libéralité jusqu’à la profusion ; le fainéant, le vagabond, lemendiant recevaient de sa main au-delà de ce qui était

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nécessaire pour satisfaire leurs besoins présents. MaisAubrey ne put s’empêcher de remarquer qu’il ne répandaitjamais ses aumônes sur la vertu malheureuse : il larenvoyait toujours avec dureté. Au contraire, lorsqu’un vildébauché venait lui demander quelque chose, non poursubvenir à ses besoins, mais pour s’enfoncer davantagedans le bourbier de son iniquité, il recevait un donconsidérable. Aubrey n’attribuait cette distinction qu’à laplus grande importunité du vice qui l’emporte sur la timiditéde la vertu indigente. Cependant les résultats de la charitéde sa seigneurie firent une vive impression sur son esprit :ceux qui en éprouvaient les effets périssaient surl’échafaud ou tombaient dans la plus affreuse misère,comme si une malédiction y était attachée.

À Bruxelles et dans toutes les villes où ils séjournèrent,Aubrey fut surpris de la vivacité avec laquelle soncompagnon de voyage se jetait dans le centre de tous lesvices à la mode. Il fréquentait assidûment les maisons dejeu ; il pariait, et gagnait toujours, excepté lorsque sonadversaire était un filou reconnu, et alors il perdait plus quece qu’il avait gagné ; mais ni la perte ni le gainn’imprimaient le plus léger changement sur son visageimpassible. Cependant lorsqu’il était aux prises avec unimprudent jeune homme ou un malheureux père de famille,il sortait de sa concentration habituelle ; ses yeux brillaientavec plus d’éclat que ceux du chat cruel qui joue avec lasouris expirante. En quittant une ville, il y laissait le jeunehomme, arraché à la société dont il faisait l’ornement,

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maudissant, dans la solitude, le destin qui l’avait livré à cetesprit malfaisant, tandis que plus d’un père de famille, lecœur déchiré par les regards éloquents de ses enfantsmourant de faim, n’avait pas même une obole à leur offrirpour satisfaire leurs besoins, au lieu d’une fortune naguèreconsidérable. Ruthven n’emportait aucun argent de la tablede jeu ; il perdait aussitôt, avec celui qui avait déjà ruinéplusieurs joueurs, cet or qu’il venait d’arracher aux mainsd’un malheureux. Ces succès supposaient un certain degréd’habileté, qui toutefois ne pouvait résister à la finesse d’unfilou expérimenté. Aubrey se proposait souvent de fairedes représentations à son ami, et de l’engager à se priverd’un plaisir qui causait la ruine de tous, sans lui apporteraucun profit. Il différait toujours dans l’espérance que sonami lui donnerait l’occasion de lui parler à cœur ouvert.Cette occasion ne se présentait jamais : lord Ruthven, aufond de sa voiture, ou parcourant les paysages les pluspittoresques, était toujours le même : ses yeux parlaientmoins que ses lèvres. C’était vainement qu’Aubreycherchait à pénétrer dans le cœur de l’objet de sacuriosité ; il ne pouvait découvrir un mystère que sonimagination exaltée commençait à croire surnaturel.

Ils arrivèrent bientôt à Rome, où Aubrey perdit quelquetemps son compagnon de voyage. Il le laissa dans lasociété d’une comtesse italienne, tandis que lui visitait lesmonuments et les antiquités de l’ancienne métropole del’univers. Pendant qu’il se livrait à ces recherches, il reçutdes lettres de Londres qu’il ouvrit avec une vive

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impatience : la première était de sa sœur, elle ne lui parlaitque de leur affection mutuelle ; les autres qui étaient de sestuteurs le frappèrent d’étonnement. Si l’imaginationd’Aubrey s’était jamais formée l’idée que le génie du malanimait lord Ruthven, elle était confirmée dans cettecroyance par les lettres qu’il venait de lire. Ses tuteurs lepressaient de se séparer d’un ami dont le caractère étaitprofondément dépravé, et que ses talents pour la séductionne rendaient que plus dangereux à la société. On avaitdécouvert que son mépris pour une femme adultère étaitloin d’avoir pour cause la haine de ses vices, mais qu’ilvoulait jouir du plaisir barbare de précipiter sa victime et lacomplice de son crime, du faîte de la vertu dans le bourbierde l’infamie et de la dégradation. En un mot, toutes lesfemmes dont il avait recherché la société, en apparencepour rendre hommage à leur vertu, avaient, depuis sondépart, jeté le masque de la pudeur, et ne rougissaient pasd’exposer aux regards du public la laideur de leurs vices.

Aubrey se détermina à quitter un homme dont lecaractère, sous quelque point de vue qu’il l’eût considéré,ne lui avait jamais rien montré de consolant. Il résolut dechercher quelque prétexte plausible pour se séparer de lui,en se proposant d’ici là de le surveiller de plus près, et dene laisser aucune de ses actions sans la remarquer. Il se fitprésenter dans la société que Ruthven fréquentait, ets’aperçut bientôt que le lord cherchait à séduire la fille de lacomtesse. En Italie, les jeunes personnes paraissent peudans le monde avant leur mariage. Il était donc obligé de

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dresser en secret ses batteries, mais les yeux d’Aubrey lesuivaient dans toutes ses démarches et découvrirentbientôt qu’un rendez-vous était donné, dont le résultatdevait être la perte d’une jeune fille aussi innocentequ’inconsidérée. Sans perdre de temps, Aubrey seprésente à lord Ruthven, lui demande brusquement quellessont ses intentions envers cette demoiselle, et lui annoncequ’il a appris qu’il devait avoir cette nuit même uneentrevue avec elle. Lord Ruthven répond que ses intentionssont les mêmes que celles de tout autre en pareilleoccasion. Aubrey le presse et veut savoir s’il songe aumariage. Ruthven se tait et laisse échapper un sourireironique. Aubrey se retire et fait savoir par un billet à saseigneurie qu’il renonce à l’accompagner dans le reste deses voyages. Il ordonne à son domestique de chercherd’autres appartements et court apprendre à la comtessetout ce qu’il savait non seulement sur la conduite de sa fille,mais encore sur le caractère de milord. On mit obstacle aurendez-vous. Le lendemain, lord Ruthven se contentad’envoyer son domestique à Aubrey pour lui faire savoirqu’il adhérait entièrement à ses projets de séparation ;mais il ne laissa percer aucun soupçon sur la part que sonancien ami avait eue dans le dérangement de ses projets.

Après avoir quitté Rome, Aubrey dirigea ses pas vers laGrèce, et arriva bientôt à Athènes, après avoir traversé lapéninsule. Il s’y logea dans la maison d’un grec. Bientôt ils’occupa à rechercher les souvenirs d’une ancienne gloiresur ces monuments qui, honteux de ne raconter qu’à des

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esclaves les exploits d’hommes libres, semblaient secacher dans la terre ou se voiler de lichens variés. Sous temême toit que lui vivait une jeune fille si belle, si délicate,qu’un peintre l’aurait choisie pour modèle, s’il avait vouluretracer sur la toile l’image des houris que Mahometpromet au fidèle croyant ; seulement ses yeux décelaientbien plus d’esprit que ne peuvent en avoir ces beautés àqui le prophète refuse une âme. Soit qu’elle dansât dans laplaine, ou qu’elle courût sur le penchant des montagnes,elle surpassait la gazelle en grâces et en légèreté. Iantheaccompagnait Aubrey dans ses recherches desmonuments antiques, et souvent le jeune antiquaire étaitbien excusable d’oublier en la voyant une ruine qu’ilregardait auparavant comme de la dernière importancepour interpréter un passage de Pausanias.

Pourquoi s’efforcer de décrire ce que tout le mondesent, mais que personne ne saurait exprimer ? C’étaientl’innocence, la jeunesse, et la beauté, que n’avaient flétrisni les salons ni les bals d’apparat. Tandis qu’Aubreydessinait les ruines dont il voulait conserver le souvenir, ellese tenait auprès de lui et observait les effets magiques dupinceau qui retraçait les scènes du lieu de sa naissance.Tantôt elle lui représentait les danses de sa patrie, tantôtelle lui dépeignait avec l’enthousiasme de la jeunesse, lapompe d’une noce dont elle avait été témoin dans sonenfance, tantôt, faisant tomber la conversation sur un sujetqui paraissait plus vivement frapper le jeune homme, ellelui répétait tous les contes surnaturels de sa nourrice. Le

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feu et la ferme croyance qui animait sa narration excitaientl’attention d’Aubrey. Souvent, tandis qu’elle lui racontaitl’histoire d’un vampire qui avait passé plusieurs années aumilieu de ses parents et de ses amis les plus chers, et étaitforcé pour prolonger son existence de quelques mois, dedévorer chaque année une femme qu’il aimait, son sang seglaçait dans ses veines, quoiqu’il s’efforçât de rire de cescontes horribles et chimériques. Mais Ianthe lui citait lenom de plusieurs vieillards qui avaient découvert unvampire vivant au milieu d’eux, après qu’un grand nombrede leurs parents et de leurs enfants eurent été trouvésmorts avec les signes de la voracité de ces monstres.Affligée de son incrédulité, elle le suppliait d’ajouter foi àson récit, car on avait remarqué, disait-elle, que ceux quiavaient osé mettre en doute l’existence des vampires enavaient trouvé des preuves si terribles qu’ils avaient étéforcés de l’avouer, avec la douleur la plus profonde. Elle luidépeignit la figure de ces monstres, telle que la tradition lalui avait montrée, et l’horreur d’Aubrey fut à son comble,lorsque cette peinture lui rappela exactement les traits delord Ruthven ; il persista cependant à vouloir lui persuaderque ses craintes étaient imaginaires, mais en mêmetemps il était frappé de ce que tout semblait se réunir pourlui faire croire au pouvoir surnaturel de lord Ruthven.

Aubrey s’attachait de plus en plus à Ianthe ; son cœurétait touché de son innocence qui contrastait si fort avecl’affectation des femmes au milieu desquelles il avaitcherché à réaliser ses rêves romanesques. Il trouvait

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ridicule la pensée de l’union d’un jeune Anglais avec unegrecque sans éducation, et cependant son amour pourIanthe augmentait chaque jour. Quelquefois il essayait dese séparer d’elle pour quelque temps ; il se proposaitd’aller à la recherche de quelques débris de l’antiquité,résolu de revenir lorsqu’il aurait atteint le but de sa course ;mais lorsqu’il y était parvenu, il ne pouvait fixer sonattention sur tes ruines qui l’environnaient, tant son espritconservait l’image de celle qui semblait seule en droitd’occuper ses pensées. Ianthe ignorait l’amour qu’elle avaitfait naître ; l’innocence de ses amusements avait toujours lemême caractère enfantin. Elle paraissait toujours seséparer d’Aubrey avec répugnance ; mais c’étaitseulement parce qu’elle ne pouvait pas visiter les lieuxqu’elle aimait à fréquenter, pendant que celui quil’accompagnait était occupé à découvrir ou à dessinerquelque ruine qui avait échappé à la main destructive dutemps. Elle en avait appelé au témoignage de ses parentsau sujet des Vampires, et tous deux avaient affirmé leurexistence en pâlissant d’horreur à ce seul nom. Peu detemps après, Aubrey résolut de faire une de sesexcursions qui ne devait le retenir que quelques heures ;lorsqu’ils apprirent le lieu où il dirigeait ses pas, ils lesupplièrent de revenir avant la nuit, car il serait obligé depasser par un bois où. aucune considération n’aurait puretenir un Grec après le coucher du soleil. Ils luidépeignirent ce lieu comme le rendez-vous des vampirespour leurs orgies nocturnes, et lui prédirent les plus affreuxmalheurs, s’il osait s’y aventurer après la fin du jour. Aubrey

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fit peu de cas de leurs représentations et souriait de leurfrayeur ; mais lorsqu’il les vit trembler à la pensée qu’il osaitse moquer de cette puissance infernale et terrible, dont lenom seul les glaçait de terreur, il garda le silence.

Le lendemain matin, lorsqu’il se préparait à partir seulpour son excursion, Aubrey fut surpris de la consternationrépandue sur tous les traits de ses hôtes et apprit avecétonnement que ses railleries sur la croyance de cesmonstres affreux étaient seules la cause de leur terreur. Aumoment de son départ Ianthe s’approcha de lui, et lesupplia avec instance d’être de retour avant que la nuit eûtrendu à ces êtres horribles l’exercice de leur pouvoir. Il lepromit. Cependant ses recherches l’occupèrent à un telpoint qu’il ne s’aperçut pas que le jour était à son déclin, etqu’il ne remarqua pas un de ces nuages noirs, qui, dansces climats brûlants, couvrent bientôt tout l’horizon de leurmasse épouvantable et déchargent leur rage sur lescampagne désolées. Il monta à cheval, résolu de regagnerpar la vitesse de sa course le temps qu’il avait perdu ; maisil était trop tard. On connaît à peine le crépuscule dans lesclimats méridionaux ; la nuit commença immédiatementaprès le coucher du soleil. Avant qu’il eût fait beaucoup dechemin, l’orage éclata dans toute sa furie ; les tonnerresrépétés avec fracas par les échos d’alentour faisaiententendre un roulement continuel, la pluie qui tombait partorrents eut bientôt percé le feuillage sous lequel il avaitcherché un asile ; les éclairs semblaient éclater à sespieds. Tout d’un coup son cheval épouvanté l’emporta

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rapidement au travers de la forêt, et ne s’arrêta quelorsqu’il fut harassé de fatigue. Aubrey découvrit à la lueurdes éclairs une chaumière qui s’élevait au-dessus desbroussailles qui l’environnaient. Il descendit de cheval et s’ydirigea, espérant y trouver un guide qui le ramenât à la ville,ou un asile contre les fureurs de la tempête. Comme il s’enapprochait, le tonnerre, en cessant un moment de gronder,lui permit d’entendre les cris d’une femme mêlés aux éclatsétouffés d’un rire insultant ; mais rappelé à lui par le fracasde la foudre qui éclatait sur sa tête, il force la porte de lachaumière. Il se trouve dans une obscurité profonde ;cependant le son des mêmes voix guide encore ses pas.On paraît ne pas s’apercevoir de son entrée, quoiqu’ilappelle à grands cris ; en s’avançant, il heurte un hommequi le saisit, et une voix s’écrie : se rira-t-on encore demoi ? Un éclat de rire succède à ses paroles, il se sentalors fortement serré par une force plus qu’humaine ; résolude vendre chèrement sa vie, il oppose de la résistance ;mais c’est en vain, il est bientôt violemment renversé. Sonennemi se précipitant sur lui, et appuyant son genou sur sapoitrine, portait déjà ses mains à sa gorge, lorsque laclarté de plusieurs torches, pénétrant par l’ouverture quidonnait passage à la lumière du jour, le forced’abandonner sa victime, il se lève aussitôt, et s’élancedans la forêt. On entendit le froissement des branches qu’ilheurtait dans sa fuite, et il disparut. La tempête étantapaisée, Aubrey, incapable de mouvement, parvint à sefaire entendre ; les gens qui étaient au dehors entrèrent ; lalueur de leurs torches éclaira les murailles nues et le

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chaume du toit noirci par des flocons de suie. À la prièred’Aubrey, ils cherchèrent la femme dont les cris l’avaientattiré. Il demeura de nouveau dans les ténèbres ; maisquelle fut son horreur, lorsqu’il reconnut dans un cadavrequ’on apporta auprès de lui la belle compagne de sescourses ! Il ferma les yeux, espérant que ce n’était qu’unfantôme créé par son imagination troublée ; mais, lorsqu’illes rouvrit, il aperçut le même corps étendu à son côté ; seslèvres et ses joues étaient également décolorées ; mais lecalme de son visage la rendait aussi intéressante quelorsqu’elle jouissait de la vie. Sou cou et son sein étaientcouverts de sang et sa gorge portait les marques desdents qui avaient ouvert sa veine. À cette vue, les Grecs,saisis d’horreur, s’écrièrent à la fois : Elle est victime d’unvampire ! On fit à la hâte un brancard. Aubrey y fut déposéà côté de celle qui avait été tant de fois l’objet de sesrêves. Visions brillantes et fugitives évanouies avec la fleurd’Ianthe ! Il ne pouvait démêler ses pensées, son espritétait engourdi et semblait craindre de former une réflexion ;il tenait à la main, presque sans le savoir, un poignardd’une forme extraordinaire qu’on avait trouvé dans lacabane. Ils rencontrèrent bientôt différentes troupes que lamère d’Ianthe avait envoyées à la recherche de sa fille, dèsqu’elle s’était aperçue de son absence. Leurs crislamentables à l’approche de la ville, apprirent aux parentsqu’il était arrivé une catastrophe terrible. Il seraitimpossible de peindre leur désespoir ; mais lorsqu’ilsreconnurent la cause de la mort de leur fille, ils regardèrenttour à tour son corps inanimé et Aubrey. Ils furent

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inconsolables et moururent tous les deux de douleur.Aubrey fut mis au lit ; une fièvre violente le saisit. Il fut

souvent dans le délire ; dans ces intervalles, il prononçait lenom de Ruthven et d’Ianthe ; par une étrange combinaisond’idées, il semblait supplier son ancien ami d’épargnerl’objet de son amour. D’autres fois, il l’accablaitd’imprécations, et le maudissait comme l’assassin de lajeune fille. Lord Ruthven arriva à Athènes à cette époque,et, on ne sait par quel motif, dès qu’il apprit l’état d’Aubrey,il vint habiter la même maison que lui, et le soignaconstamment. Lorsqu’Aubrey sortit du délire, l’aspect d’unhomme dont les traits lui présentaient l’image d’unvampire, le frappa de terreur, mais Ruthven, par sesdouces paroles, par son repentir de la faute qui avait causéleur séparation, et encore plus par ses attentions, soninquiétude et ses soins assidus, lui rendit bientôt saprésence agréable. Il paraissait tout à fait changé : cen’était plus cet être apathique qui avait tant étonné Aubrey.Mais à mesure que celui-ci recouvra la santé, le lord revintpeu à peu à son ancien caractère et Aubrey n’aperçut dansses traits d’autre différence que le sourire d’une joiemaligne qui venait quelquefois se jouer sur ses lèvres,tandis que son regard était fixé sur lui ; Aubrey n’enconnaissait pas le motif, mais ce sourire était fréquent. Surla fin de la convalescence du malade, lord Ruthven parutuniquement occupé, tantôt à considérer les vagues decette mer qu’aucune marée n’agite, amoncelées par labise, tantôt à observer la course de ces globes qui roulent,

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comme notre monde, autour du soleil immobile ; il semblaitvouloir éviter tous les regards.

Ce coup terrible avait beaucoup affaibli les forcesmorales d’Aubrey ; et cette vivacité d’imagination qui ledistinguait autrefois semblait l’avoir abandonné pourjamais. Le silence et la solitude avaient autant de charmespour lui que pour lord Ruthven. Mais cette solitude qu’ilaimait tant, il ne pouvait pas la trouver aux environsd’Athènes ; s’il la cherchait au milieu des ruines qu’ilfréquentait autrefois, l’image d’Ianthe se tenait auprès delui ; s’il la cherchait dans la foret, il la voyait encore errantau milieu des taillis, courant d’un pied léger, ou occupée àcueillir la modeste violette, puis tout d’un coup elle luimontrait, en se retournant, son visage couvert d’une pâleurmortelle et sa gorge ensanglantée, tandis qu’un souriremélancolique errait sur ses lèvres décolorées. Il résolut defuir une contrée où tout lui rappelait des souvenirs amers. Ilproposa à lord Ruthven, à qui il se sentait uni par les liensde la reconnaissance, de parcourir ces contrées de laGrèce que personne n’avait encore visitées. Ils voyagèrentdans toutes les directions, n’oubliant aucun lieu célèbre ets’arrêtant devant tous les débris qui rappelaient un illustresouvenir. Cependant ils paraissaient occupés de tout autrechose que des objets qu’ils avaient sous les yeux. Ilsentendaient beaucoup parler de brigands, mais ilscommençaient à faire peu de cas de ces bruits, enattribuant l’invention aux habitants qui avaient intérêt àexciter ainsi la générosité de ceux qu’ils protégeraient

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contre ces prétendus dangers. Négligeant les avis desgens du pays, ils voyagèrent une fois avec un petit nombrede gardes qu’ils avaient pris plutôt pour leur servir deguides que pour les défendre. Au moment où ils entraientdans un défilé étroit, dans le fond duquel roulait un torrent,dont le lit était encombré d’énormes masses de rocs quis’étaient détachées des précipices voisins, ilsrecommencèrent à se repentir de leur confiance ; car àpeine toute leur troupe fut engagée dans cet étroitpassage, qu’ils entendirent le sifflement des balles au-dessus de leurs têtes, et un instant après les échosrépétèrent le bruit de plusieurs coups de feu. Aussitôt leursgardes les abandonnèrent, et coururent se placer derrièredes rochers, prêts à faire feu du côté d’où les coups étaientpartis. Lord Ruthven et Aubrey, imitant leur exemple, seréfugièrent un moment à l’abri d’un roc avancé, maisbientôt, honteux de se cacher ainsi devant un ennemi dontles cris insultants les défiaient d’avancer, se voyant d’abordexposés à une mort presque certaine, si quelquesbrigands grimpaient sur les rochers au-dessus d’eux et lesprenaient par derrière, ils résolurent d’aller à leur rencontre.À peine eurent-ils dépassé le roc qui les protégeait, quelord Ruthven reçut une balle dans l’épaule qui le renversa.Aubrey courut pour le secourir, et ne songeant pas a sonpropre péril, il fut surpris de se voir entouré par lesbrigands. Les gardes avaient mis bas les armes, dès quelord Ruthven avait été blessé.

Par la promesse l’une grande récompense, Aubrey

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engagea les brigands à transporter son ami blessé dansune chaumière voisine. Il convint avec eux d’une rançon, etne fut plus troublé par leur présence ; ils se contentèrent degarder l’entrée, jusqu’au retour de leur camarade, qui étaitallé toucher la somme promise avec un ordre d’Aubrey.Les forces de lord Ruthven s’affaissèrent rapidement ; deuxjours après, la gangrène se mit à sa blessure ; et la mortsemblait s’avancer à grands pas. Sa conduite et sonextérieur étaient toujours les mêmes. Il paraissait aussiinsensible à sa douleur qu’aux objets qui l’environnaient.Cependant vers la fin du jour son esprit parut fort agité ; sesyeux se fixaient souvent sur Aubrey, qui lui prodiguait sessoins avec la plus grande sollicitude. – « Secourez-moi !vous le pouvez… Sauvez… je ne dis pas ma vie ; rien nepeut la sauver ; je ne la regrette pas plus que le jour quivient de finir ; mais sauvez mon honneur, l’honneur de votreami. » – « Comment ? que voulez-vous dire ? Je ferai toutpour vous », répondit Aubrey. – « Je demande bien peu dechose… la vie m’abandonne… je ne puis tout vousexpliquer… Mais si vous gardez le silence sur ce que voussavez de moi, mon honneur sera sans tache… et sipendant quelque temps on ignorait ma mort enAngleterre… et… ma vie. » – « Tout le monde l’ignorera. »– « Jurez » cria le mourant en se levant avec force, « jurezpar tout ce que votre âme révère, par tout ce qu’elle craint,jurez que d’un an et un jour, vous ne ferez connaître à aucunêtre vivant mes crimes et ma mort, quoi qu’il puisse arriver,quoi que vous puissiez voir ! » Ses yeux étincelantssemblaient sortir de leur orbite. « Je le jure », dit Aubrey.

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Lord Ruthven retomba sur son oreiller avec un rire affreuxet il ne respirait plus.

Aubrey se retira pour se reposer, mais il ne put dormir ;tous les événements qui avaient marqué ses relations aveccet homme se retraçaient à son esprit ; il ne savaitpourquoi, lorsqu’il se rappelait son serment, un frissonglacé courait dans ses veines, comme s’il eût été agité parun horrible pressentiment. Il se leva de grand matin, et aumoment où il entrait dans le lieu où il avait laissé lecadavre, il rencontra un des voleurs qui lui dit que,conformément à la promesse qu’ils avaient faite à saseigneurie, lui et ses camarades avaient transporté soncorps au sommet d’une montagne ; il ne trouva aucunetrace du corps ni de ses vêtements, quoique les voleurs luijurassent qu’ils l’avaient déposé sur le même rocher qu’ilsindiquaient. Mille conjectures se présentèrent à son esprit,mais il retourna enfin, convaincu qu’on avait enseveli lecadavre après l’avoir dépouillé de ce qui le couvrait.

Lassé d’un pays où il avait éprouvé des malheurs siterribles, et où tout conspirait à rendre plus profonde lamélancolie que des idées superstitieuses avaient fait naîtredans soit âme, il résolut de fuir et arriva bientôt à Smyrne.Tandis qu’il attendait un vaisseau qui devait le transporter àOtrante ou à Naples, il s’occupa à mettre en ordrequelques effets qui avaient appartenu à lord Ruthven. Entreautres objets il trouva une cassette qui contenait plusieursarmes offensives plus ou moins propres à assurer la mortde la victime qui en était frappée ; il y avait plusieurs

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poignards et sabres orientaux. Pendant qu’il examinaitleurs formes curieuses, quelle fut sa surprise de rencontrerun fourreau dont les ornements étaient du même goût queceux du poignard trouvé dans la fatale cabane ! Ilfrissonna : pour mettre un terme à son incertitude, il courutchercher cette arme et découvrit avec horreur qu’elles’adaptait parfaitement avec le fourreau qu’il tenait dans lamain. Ses yeux n’avaient pas besoin d’autres preuves ; ilne pouvait se détacher du poignard. Aubrey aurait voulurécuser le témoignage de sa vue ; mais la formeparticulière de l’arme, les ornements de la poignée pareilsà ceux du fourreau, détruisaient tous les doutes ; bien plus,l’un et l’autre étaient tachés de sang.

Il quitta Smyrne et, en retournent dans sa patrie, il passaà Rome, où il s’informa de la jeune personne, que lordRuthven avait cherché à séduire. Ses parents étaient dansla détresse ; ils avaient perdu toute leur fortune, et onn’avait plus entendu parler de leur fille depuis le départ dulord. L’esprit d’Aubrey était accablé de tant d’horreurs : ilcraignait qu’elle n’eût été la victime du meurtrier d’Ianthe !Toujours plongé dans une sombre rêverie, il ne semblait ensortir que pour presser les postillons, comme si la rapiditéde sa course eût dû sauver la vie à quelqu’un qui lui étaitcher. Enfin il arriva bientôt à Calais ; un vent qui paraissaitseconder sa volonté le conduisit en peu d’heures sur lesrivages de l’Angleterre ! Il courut à la maison de ses pères,et oublia pour un moment, au milieu des embrassementsde sa sœur, le souvenir du passé. Ses caresses enfantines

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avaient autrefois gagné son affection, et aujourd’hui qu’elleétait embellie des charmes et des grâces de son sexe, sasociété était devenue encore plus précieuse à son frère.

Miss Aubrey n’avait pas ces dehors qui séduisent et quiattirent les regards et les applaudissements dans lescercles et les assemblées. Elle ne possédait pas cettelégèreté brillante qui n’existe que dans les salons. Son œilbleu ne respirait pas la vivacité d’un esprit enjoué ; mais onvoyait s’y peindre cette douce mélancolie que le malheurn’a pas fait naître, mais qui révèle une âme soupirant aprèsun meilleur monde. Sa démarche n’était pas légère commecelle de la beauté qui poursuit un papillon ou un objet quil’éblouit par le vif éclat de ses couleurs ; elle était calme etréfléchie. Lorsqu’elle était seule, le sourire de la joie nevenait jamais luire sur son visage ; mais quand son frère luiexprimait son affection, quand il oubliait auprès d’elle leschagrins qui troublaient son repos, qui aurait préféré à sonsourire celui d’une beauté voluptueuse ? Tous ses traitspeignaient alors les sentiments qui étaient naturels à sonâme. Elle n’avait que dix-huit ans, et n’avait pas encoreparu dans la société, ses tuteurs ayant pensé qu’ilconvenait d’attendre le retour de son frère, qui serait sonprotecteur. On avait décidé que la première assemblée àla cour serait l’époque de son entrée dans le monde.Aubrey aurait préféré demeurer dans la maison pour selivrer sans réserve à sa mélancolie. Il ne pouvait pasprendre un grand intérêt à toutes les frivolités de cesréunions, lui qui avait été tourmenté par tous les

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événements dont il avait été le témoin ; mais il résolut desacrifier ses goûts à l’intérêt de sa sœur. Ils arrivèrent àLondres et se préparèrent à paraître le lendemain àl’assemblée qui devait avoir lieu à la cour.

La réunion était nombreuse ; il n’y avait pas eu deréception à la cour depuis longtemps, et tous ceux quiétaient jaloux de se réchauffer au sourire de la royauté yétaient accourus. Aubrey s’y rendit avec sa sœur. Il setenait dans un coin, inattentif à tout ce qui se passait autourde lui, et se rappelant avec une douleur amère que c’étaitdans ce lieu même, qu’il avait vu lord Ruthven pour lapremière fois, tout à coup il se sent saisi par le bras, et unevoix qu’il reconnut trop bien retentit à son oreille :Souviens-toi de ton serment ! Il osait à peine se retourner,redoutant de voir un spectre qui l’aurait anéanti, lorsqu’ilaperçoit, à quelques pas de lui, le même personnage quiavait attiré son attention dans ce lieu même, lors de sapremière entrée dans le monde. Il ne peut en détourner sesyeux ; mais bientôt ses jambes fléchissent sous le poids deson corps, il est forcé de prendre le bras d’un ami pour sesoutenir, se fait jour à travers la foule, se jette dans savoiture et rentre chez lui. Il se promène dans sa chambre àpas précipités ; il couvre sa tête de ses mains, comme s’ilvoulait empêcher que d’autres pensées ne jaillissent deson cerveau troublé. Lord Ruthven encore devant lui… lepoignard… son serment… tout se réunit pour bouleverserses idées. Il se croit en proie à un songe affreux… un mortrappelé à la vie ! Il pense que son imagination seule a

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présenté à ses regards le fantôme de celui dont le souvenirle poursuit sans cesse. Toute autre supposition serait-ellepossible ? Il retourne dans la société ; mais à peine veut-ilfaire quelques questions sur lord Ruthven, que son nomexpire sur ses lèvres, et il ne peut rien apprendre. Quelquetemps après il conduit sa sœur dans la société d’un de sesproches parents. Il la laisse auprès d’une damerespectable, et se retire à l’écart pour se livrer auxsouvenirs qui le dévorent. S’apercevant enfin que plusieurspersonnes se retiraient, il sort de sa rêverie et entre dansla salle voisine ; il y trouve sa sœur entourée d’un groupenombreux, engagé dans une conversation animée ; il veuts’ouvrir un passage jusqu’à elle, lorsqu’une personne, qu’ilpriait de se retirer un peu, se retourne et lui montre cestraits qu’il abhorrait. Aussitôt Aubrey s’élance, saisit sasœur par le bras, et l’entraîne d’un pas rapide ; à la portede la rue, il se voit arrêté par la foule des domestiques quiattendaient leurs maîtres ; tandis qu’il passe au milieud’eux, il entend encore cette voix trop connue lui répétertout bas : Souviens-toi de ton serment ! Il n’ose pasretourner ; mais il entraîne plus vivement sa sœur et arriveenfin dans sa maison.

Aubrey fut sur le point de perdre l’esprit. Si autrefois leseul souvenir du monstre occupait son imagination,combien plus terrible devait être cette pensée, aujourd’huiqu’il avait acquis la certitude de son retour à la vie ! Ilrecevait les soins de sa sœur sans en apercevoir : c’étaiten vain qu’elle lui demandait la cause de son brusque

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départ. Il ne lui répondait que par quelques motsentrecoupés qui la glaçaient d’effroi. Plus il réfléchissait,plus son esprit s’égarait. Son serment faisait sondésespoir ; devait-il laisser le monstre chercher librementune nouvelle victime ? devait-il le laisser dévorer ce qu’ilavait de plus cher, sans prévenir les effets d’une rage, quipouvait être assouvie sur sa propre sœur ? Mais quand ilviolerait son serment ; quand il dévoilerait ses soupçons,qui ajouterait foi à son récit ? Il pensa que sa main devaitdélivrer le monde d’un tel fléau ; mais, hélas ! il se souvintque le monstre se riait de la mort. Pendant quelques jours,il demeura dans cet état enfermé dans sa chambre ; nevoyant personne, et ne mangeant que ce que sa sœur luiapportait, en le conjurant, les armes aux yeux, de soutenirsa vie par pitié pour elle. Enfin, ne pouvant plus supporterle silence et a solitude, il quitta sa maison, et erra de rue enrue, pour fuir le fantôme qui le poursuivait. Ses vêtementsétaient négligés, et il était exposé aussi souvent auxardeurs du soleil qu’à la fraîcheur des nuits. D’abord ilrentrait chez lui chaque soir : mais bientôt il se couchait làoù la fatigue le forçait à s’arrêter. Sa sœur, craignant poursa sûreté, le faisait suivre par ses domestiques ; il sedérobait à eux aussi vite que la pensée. Cependant saconduite changea tout d’un coup. Frappé de l’idée que sonabsence laissait ses amis exposés à la fureur d’un monstrequ’ils ne connaissaient pas, il résolut de rentrer dans lasociété pour surveiller de près lord Ruthven, et ledémasquer malgré son serment, aux yeux de tous ceux quivivraient dans son intimité. Mais lorsqu’il entrait dans un

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salon, ses yeux étaient hagards, il regardait avec un airsoupçonneux ; son agitation intérieure perçait tellement audehors que sa sœur fut enfin obligée de le prier d’éviterune société qui l’affectait si péniblement. Ses conseilsfurent inutiles ; alors ses tuteurs, craignant que sa raison nes’altérât, crurent qu’il était temps d’employer l’autorité queles parents d’Aubrey leur avaient confiée.

Voulant lui épargner les accidents et les souffrancesauxquels il était chaque jour exposé dans ses coursesvagabondes, et dérober aux yeux du public les marques dece qu’ils prenaient pour de la folie, ils engagèrent unmédecin à demeurer dans sa maison et à lui donner dessoins assidus. Il parut à peine s’apercevoir de saprésence, tant était profonde la préoccupation de sonesprit Le désordre de ses idées s’accrut à un tel point,qu’on fut obligé de le renfermer dans sa chambre. Ildemeurait plusieurs jours de suite dans un état de stupeur,d’où rien ne pouvait le faire sortir ; sa maigreur étaitexcessive : ses yeux avaient un éclat vitreux. La présencede sa sœur avait seule le pouvoir d’exciter en lui quelquessignes de souvenir et d’affection. Alors il s’avançaitbrusquement vers elle, lui prenait les mains, jetait sur elledes regards qui la faisaient trembler, et s’écriait : « Ah ! nele touche pas ! au nom de l’amitié qui nous unit, net’approche pas de lui ! » En vain elle lui demandait de qui ilvoulait parler, il ne répondait que ces mots : « C’est vrai !ce n’est que trop vrai ! » et il retombait dans le même étatd’insensibilité. Plusieurs mois se passèrent ainsi ;

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cependant, à mesure que l’année s’écoulait, ses momentsd’aliénation devinrent moins fréquents ; sa sombremélancolie parut s’éclaircir par degrés. Ses tuteursobservèrent qu’il comptait sur ses doigts un nombredéterminé, et qu’alors il souriait.

Le temps avait fui, et l’on était arrivé au dernier jour del’année lorsqu’un des tuteurs d’Aubrey entra dans sachambre, et s’entretint avec le médecin du malheur quiretenait son pupille dans une situation si déplorable, aumoment où sa sœur était à la veille de se marier. Aussitôtl’attention d’Aubrey s’éveilla, il demanda avec inquiétudequel homme elle devait épouser. Ravis de cette marqued’un retour à la raison qu’ils n’osaient espérer, ils luinommèrent le comte de Marsden. Aubrey parut charméd’entendre le nom de ce jeune homme, qu’il croyait avoirconnu dans la société, et il les étonna en leur exprimant ledésir d’assister aux noces et en demandant à voir sa sœur.Ils ne répondirent rien, mais quelques moments après, sasœur fut auprès de lui. Il était encore sensible à sonaimable sourire ; il la pressait sur son sein, l’embrassaitavec transport. Miss Aubrey versait des larmes de joie envoyant son frère renaître à la santé et aux sentiments del’amitié fraternelle. Il se mit à lui parler avec son anciennechaleur et à la féliciter de son mariage avec un homme sidistingué par son rang et ses bonnes qualités ; tout à coupil aperçoit un médaillon suspendu sur sa poitrine, il l’ouvre,et quelle est sa surprise en reconnaissant les traits dumonstre qui avait en tant d’influence sur sa destinée. Il

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saisit le portrait avec fureur et le foule aux pieds. Sa sœurlui demande pour quel sujet il traite ainsi l’image de sonfutur époux ; il la regarde et ne l’entend pas… il lui prend lesmains ; son regard est frénétique. « Jure-moi, s’écrie-t-il,jure-moi de ne jamais t’unir à ce monstre ; c’est lui… » Il nepeut achever… il croit entendre cette voix connue qui luirappelle son serment ; il se retourne soudain, croyant quelord Ruthven était derrière lui ; mais il ne voit personne ; sestuteurs et le médecin qui avaient tout entendu accourent, etpensant que c’était un nouvel accès de folie, ils le séparentde miss Aubrey qu’ils engagent à se retirer. Il tombe àgenoux, il les supplie de différer d’un jour le mariage. Ilsprennent ses prières pour une nouvelle preuve dedémence, tachent de le calmer et se retirent.

Lord Ruthven s’était présenté chez Aubrey le lendemainde l’assemblée qui avait eu lieu à la cour ; mais on refusade le voir comme toutes les autres personnes. Lorsqu’ilapprit la maladie d’Aubrey, il comprit facilement qu’il enétait la cause ; mais lorsqu’il sut que son esprit était aliéné,sa joie fut si excessive qu’il put à peine la cacher auxpersonnes qui lui avaient donné cette nouvelle. Ils’empressa de se faire introduire dans la maison de sonancien ami, et par des soins assidus, et l’affection qu’ilfeignait de porter à son frère, il parvint à se faire aimer demiss Aubrey. Qui pouvait résister au pouvoir de cethomme ? Il racontait avec éloquence les dangers qu’il avaitcourus. Il se peignait comme un être qui n’avait desympathie sur la terre qu’avec celle à qui il s’adressait. Il lui

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disait qu’il n’avait connu le prix de la vie, que depuis qu’ilavait eu le bonheur d’entendre les sons touchants de savoix ; en un mot, il sut si bien mettre en usage cet artfuneste dont le serpent se servit le premier, qu’il réussit àgagner son affection. Le titre de la branche aînée lui étantéchu, il avait obtenu une ambassade importante, qui luiservit d’excuse pour hâter son mariage. Malgré l’étatdéplorable du frère de sa future, il devait partir lelendemain pour le continent.

Aubrey, laissé seul par le médecin et son tuteur, tâchade gagner les domestiques, mais ce fut en vain. Ildemanda des plumes et du papier, on lui en apporta ; ilécrivit une lettre à sa sœur, où il la conjurait, si elle avait àcœur sa félicité, son propre honneur, celui des auteurs deses jours, qui voyaient en elle l’espérance de leur maison,de retarder de quelques heures un mariage qui devait êtrela source des malheurs les plus terribles. Les domestiquespromirent de la lui remettre ; mais ils la donnèrent aumédecin qui ne voulut pas troubler l’esprit de miss Aubreypar ce qu’il regardait comme les rêves d’un insensé. Lanuit se passa sans que les habitants de la maison selivrassent au repos. On concevra plus facilement qu’on nepourrait le décrire l’horreur que ces préparatifs inspiraientau malheureux Aubrey. Le matin arriva, et le fracas descarrosses vint frapper ses oreilles. Aubrey fut dans unaccès de frénésie. La curiosité des domestiques l’emportasur leur vigilance ; ils s’éloignèrent les uns après les autres,le laissant sous la garde d’une vieille femme. Il saisit cette

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occasion, s’élance d’un saut vers la porte et se trouve enun instant au milieu de l’appartement où tout le monde étaitrassemblé. Lord Ruthven l’aperçoit le premier ; il s’enapproche aussitôt, le saisit par le bras avec force, etl’entraîne hors du selon, muet de rage. Lorsqu’ils sont surl’escalier, lord Ruthven lui dit tout bas : « Souviens-toi deton serment, et sache que ta sœur est déshonorée, si ellen’est pas aujourd’hui mon épouse. Les femmes sontfragiles ! » Il dit et le pousse dans les mains desdomestiques qui, rappelés par la vieille femme, étaient àsa recherche. Aubrey ne pouvait plus se soutenir ; sa rage,forcée de se concentrer, causa la rupture d’un vaisseausanguin : on le porta dans son lit. Sa sœur ne sut point cequi venait de se passer ; elle n’était pas dans le salonlorsqu’il y entra et le médecin ne voulut pas l’affliger par cespectacle. Le mariage fut célébré et les nouveaux épouxquittèrent Londres.

La faiblesse d’Aubrey augmenta ; l’effusion abondantedu sang produisit les symptômes d’une mort prochaine. Il fitappeler ses tuteurs et lorsque minuit eut sonné, il leurraconta avec calme ce que le lecteur vient de lire, etaussitôt il expira.

On vola au secours de miss Aubrey, mais lorsqu’onarriva, il était trop tard : Lord Ruthven avait disparu et lesang de la sœur d’Aubrey avait éteint la soif d’un Vampire.

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1 Grand bailli