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68 Informations sociales n° 145 L’individu et ses appartenances L A FABRIQUE DE L INDIVIDU Roselyne Orofiamma enseignante et chercheur au Conservatoire national des arts et métiers Les figures du sujet dans le récit de vie En sociologie et en formation Faire de sa vie un récit : l’approche biographique comme moyen d’ac- céder à une histoire individuelle – et collective – a conquis sa place en sociologie, afin de rendre compte de phénomènes qui échappent aux moyens d’investigation classiques. Cette forme de discours sur le sens des événements qui jalonnent un parcours de vie constitue un appui aux pratiques d’accompagnement qui se développent dans le champ social. Une manière de tisser des liens entre le moi et la communauté. L’autobiographie ou le récit de soi n’est pas le retour du réel passé, c’est la représentation de ce réel passé qui nous permet de nous réidentifier et de chercher la place sociale qui nous convient.Boris Cyrulnik Dans le contexte des sociétés postmodernes, le sujet n’est plus relié aux grandes figures qui organisaient le social et auxquelles il était soumis, en tant que sujet de Dieu, du roi, de la république ou de l’État-nation. C’est parce que ces figures ne sont plus susceptibles de le soutenir que le sujet est aujourd’hui renvoyé à devoir se construire comme sujet de lui-même. Il affirme son autonomie par un discours qui tend à revendiquer : “Je suis maître de moi”. La quête individuelle de sens ne peut plus, désormais, s’appuyer sur des instances de nature transcendante et sur les grands récits (J.-F. Lyotard) énoncés par les religions ou par les idéologies, à travers lesquels les hommes se reconnaissaient. En lit-

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Roselyne Orofiamma – enseignante et chercheur au Conservatoire national des arts et métiers

Les figures du sujetdans le récit de vie

En sociologie et en formation

Faire de sa vie un récit : l’approche biographique comme moyen d’ac-céder à une histoire individuelle – et collective – a conquis sa place ensociologie, afin de rendre compte de phénomènes qui échappent auxmoyens d’investigation classiques. Cette forme de discours sur le sensdes événements qui jalonnent un parcours de vie constitue un appuiaux pratiques d’accompagnement qui se développent dans le champsocial. Une manière de tisser des liens entre le moi et la communauté.

“L’autobiographie ou le récit de soi n’est pasle retour du réel passé, c’est la représentation

de ce réel passé qui nous permet de nousréidentifier et de chercher

la place sociale qui nous convient.”Boris Cyrulnik

Dans le contexte des sociétés postmodernes, le sujetn’est plus relié aux grandes figures qui organisaient lesocial et auxquelles il était soumis, en tant que sujet deDieu, du roi, de la république ou de l’État-nation. C’estparce que ces figures ne sont plus susceptibles de lesoutenir que le sujet est aujourd’hui renvoyé à devoir seconstruire comme sujet de lui-même. Il affirme sonautonomie par un discours qui tend à revendiquer : “Jesuis maître de moi”. La quête individuelle de sens nepeut plus, désormais, s’appuyer sur des instances denature transcendante et sur les grands récits (J.-F.Lyotard) énoncés par les religions ou par les idéologies,à travers lesquels les hommes se reconnaissaient. En lit-

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térature, le développement de l’autobiographie est,selon Philippe Lejeune, à rapprocher de la constructiondu sujet bourgeois à l’époque moderne, comme il l’amontré à travers cette belle formule : “Devenez pro-priétaire de votre vie ! Chacun est convié à l’acces-sion à la propriété individuelle de sa vie, à construireun pavillon d’écriture sur son petit lopin d’existence”(p. 213). L’écriture autobiographique ou les confessionspeuvent également être envisagées comme une quêtenarcissique de soi, portée par “le désir de se peindre,dans son unicité et dans sa différence, […] lié à unephilosophie de la personne, à des valeurs d’indivi-dualité qui ne s’imposent à la pensée occidentale qu’àl’époque romantique” (Abastado, p. 11).

Discours autobiographiqueet sciences socialesL’approche biographique et le discours autobiographiqueont également investi le champ des sciences sociales. C’estl’usage du récit de vie comme outil de recherche en socio-logie qui en marque l’origine, dans le cadre de l’École deChicago, avec la publication, en 1919, de l’ouvrage Lepaysan polonais enEurope et enAmérique. Récit de vied’un migrant, de William Thomas et Florian Znaniecki.Cette étude de plus de 2 000 pages permet d’appréhenderles difficultés d’intégration des émigrés polonais àChicago, à partir d’une autobiographie rédigée parWladek. Elle a marqué les débuts de ce que l’on a appe-lé l’approche biographique en sociologie. Ainsi, à par-tir d’un cas singulier, on peut analyser certains phéno-mènes sociaux dont les méthodes classiques sont inca-pables de rendre compte.Le recours au récit de vie en tant que moyen permettantd’accéder à une connaissance sociologique apparaîtcomme une démarche novatrice, en rupture avec l’ap-proche positiviste qui privilégie les techniques quantita-tives et aborde les sciences sociales selon les modèlesdes sciences de la nature. Il s’agit, en effet, “d’atteindreles expériences humaines réelles et les attitudes quiconstituent la réalité sociale pleine, vivante, active ; or,la vie sociale concrète n’est concrète que si l’on prenden considération la vie individuelle qui sous-tend lesévénements sociaux” (Thomas, vol. 3). Et pour y par-

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venir, “nous devons nous mettre à la place du sujetqui cherche sa voie dans cemonde” (Thomas, ibid., p.20). Le récit de vie devient un instrument pour observerl’expérience personnelle, de l’intérieur, et pouvoir sereconnaître dans ce qu’elle a de semblable à la nôtre.

Les récits de vie dans les pratiquesd’accompagnement des parcours individuelsDepuis l’introduction de cette méthode d’enquêtesociologique en France, par Daniel Bertaux, en 1970,l’approche biographique s’est diversifiée en élargissantson champ d’intervention à de nouveaux domaines.Elle désigne globalement toutes les pratiques qui ontrecours au récit de vie comme support pour explorer lesparcours individuels ou l’histoire de collectifs profes-sionnels, institutionnels ou communautaires. Ces pra-tiques, aux formes multiples, se réfèrent à des méthodesde formation et de recherche qui se situent dans deschamps théoriques différents (sociologie, psychologie,psychosociologie ou sciences de l’éducation). Si ellesont en commun de s’appuyer sur le récit comme formede discours pour rendre compte de l’histoire individuel-le ou collective, elles se revendiquent de divers courants(1) et se distinguent par la terminologie qui sert à lesnommer : histoire de vie, récit de vie, narration de soiou autobiographie.Reconnues comme pratiques de formation depuis unevingtaine d’années, les démarches de récits de vie sontde plus en plus utilisées dans des activités d’accompa-gnement de personnes en situation de recherche d’em-ploi, de reconversion, de reprise d’études ou en deman-de d’aide, telles que le bilan de compétences ou la VAE(validation des acquis de l’expérience). Les finalitéspoursuivies sont très différentes selon les dispositifsdans lesquels elles s’exercent. Dans une perspective derecherche, elles représentent un moyen puissant demettre en évidence les caractéristiques d’un universprofessionnel ou social donné (2). En formation, ellesportent sur l’exploration des parcours en termes, parexemple, de rapport au travail ou d’apprentissages réa-lisés et de rapport au savoir. Elles visent à définir unpositionnement professionnel ou à favoriser l’émergen-ce de projets.

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Le recours au vécu singulier marquépar les figures de l’individualismeLe développement des récits de vie accompagne ce quecertains auteurs analysent comme un regard souventnostalgique sur un passé menacé de disparition dont ils’agit de garder trace (Clapier-Valadon et Poirier, p. 45)ou comme une recherche passionnée de “racines” pourexister socialement, “dans un monde qui s’unifor-mise, où l’identité personnelle se dissout dans l’ano-nymat, [où] l’enracinement et la quête de différencesont une manière de retrouver un nom et une raisond’être” (Abastado, p. 10). Il s’inscrit dans un contexted’évolution sociopolitique marqué par les figures del’individualisme. Comme mode d’investigation desconduites humaines, le recours au vécu singulier peutsignifier un repli sur la seule référence à soi et dériververs l’idéologie de l’accomplissement de soi. Dans unetout autre perspective, il sera conçu comme moyend’évocation des autres en soi (Enriquez), prendra valeurde témoignage et visera la compréhension de l’univer-sel humain à travers l’histoire individuelle.Dans un cadre de formation, le récit de vie a pour fon-dement l’activité narrative d’un sujet qui, en se racon-tant, cherche à rendre compte de son histoire et de sonexpérience. Ainsi, par le récit, chacun tend à seconstruire les identités à travers lesquelles il souhaite sefaire reconnaître. “Lemoi est le résultat de nos récits”,affirme Bruner (p. 76). En quoi ce type de discours sursoi qui s’énonce sous la forme d’un récit met-il en jeula question de l’identité individuelle et collective ?

Récit de soi et identité narrativeC’est par l’activité de se raconter, de raconter son expé-rience, que le sujet se construit une identité qui l’inscritdans un rapport à soi, au monde et aux autres. Avec lanotion d’identité narrative, Ricœur propose une théorienarrative de l’identité personnelle. Celle-ci se fonde surune approche du récit, envisagé depuis Aristote commeune représentation d’actions. Le récit relève de l’agirhumain et suppose un narrateur qui donne sens à l’en-chaînement des faits temporels qui en composent latrame. L’identité s’élabore dans ce processus de mise enintrigue des événements vécus, par lequel le sujet nar-

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rateur établit des liens entre eux et donne à son histoireracontée cohésion et signification. Ainsi, c’est l’activiténarrative qui constitue une vie en histoire et c’est seule-ment à travers un récit, sous cette forme de discours,qu’elle apparaît. C’est par l’acte de faire récit de sa vieque l’homme se construit une identité personnelle, dansses deux dimensions de “mêmeté” et d’“ipséité”. Leconcept de “mêmeté” engage à penser l’identité (dulatin idem) du point de vue de ce qui se maintientcomme “une forme de permanence dans le temps quisoit une réponse à la question qui suis-je ?”, ce qui faitque nous nous reconnaissons comme étant nous-mêmes, dans le temps et la continuité (Ricœur, 1996,p. 143). L’“ipséité” (du latin ipso, “par le fait même”),renvoie à l’identité en tant que singularité : ce qui faitque l’on est soi-même et non pas un autre.Le rôle du récit est central, souligneMurielGilbert, en réfé-rence à Ricœur : “C’est en effet en déchiffrant et en inter-prétant le texte de son action que la personne serait àmême d’accéder à son histoire et, partant, à elle-même.[…]Ainsi est-ce principalement devant et à travers sonrécit biographique que la personne est amenée à s’inter-préter, comme à se comprendre” (p. 108). L’art du récitcontribue à la connaissance de soi qui est en fait une re-figuration de soi et une interprétation de soi par le récit.Le pronom soi désignant tout autant soi-même quel’autre en soi-même. “Je est un autre”, écrivait Rimbaud; Ricœur a écrit Soi-même comme un autre.L’identité singulière renvoie aux déterminations éthiqueset morales qui la définissent : “C’est l’humanité ce quej’appelle le « Soi » en définitive. […] J’ai donc lié cettenotion d’humanité à la capacité réflexive fondamenta-le de se désigner soi-même comme celui qui parle,comme celui qui agit, comme celui qui raconte, « seraconte » et comme celui qui se sent responsable et àqui les conséquences de ses actes peuvent être impu-tées” (Ricœur cité par Gilbert, p. 106). L’identité narrati-ve se construit dans un rapport d’altérité.L’intérêt de cette approche de l’identité est de s’appuyersur l’activité de narration comme forme d’élaborationdu temps vécu et de l’histoire qui, en produisant unecertaine figuration de soi, devient aussi une formed’élaboration de soi, dans ses liens d’appartenance aux

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autres. Mais l’acte de raconter ne suffit pas. Dans uneperspective de formation, le récit est objet de question-nement et d’analyse pour en déconstruire le sens. Ils’agit pour le narrateur d’élargir la représentation deson vécu, d’en reconstruire le sens pour mieux se situerdans une histoire dont il peut comprendre certainesentraves et parfois s’en déprendre, une histoire qu’ilpeut davantage faire sienne. Dans la démarche de for-mation que je privilégie (3), en référence à la sociologieclinique, le récit de vie est mis en œuvre comme sup-port permettant d’interroger plusieurs figures du sujet :un sujet défini dans une inscription sociale, familiale etgénéalogique, un sujet de contradictions et de conflitsqui tente de s’en dégager, et enfin un narrateur prisentre réalité et fiction.

À travers le récit de vie,reconnaître ses appartenances,ses valeurs et ses engagementsTout récit recouvre deux registres de données : des évé-nements et des significations. Le récit de vie participede deux réalités, l’une objective et l’autre subjective. Lapremière renvoie à une réalité historique, à travers lesévénements de l’histoire vécue, la seconde à l’expres-sion du vécu de cette histoire. Cette double dimensionconstitutive du discours narratif en fait un matériausociologique particulièrement fécond pour “donner àvoir à la fois un univers de sens et un univers de vie,un point de vue sur le monde et des formes concrètesd’appartenance au monde” (Schwartz et al.). En tantque mise en mots du monde social et du monde per-sonnel de celui qui se raconte (Demazière et Dubar,dans Schwartz et al.), l’intérêt du récit de vie réside pré-cisément dans la capacité, à travers lui, à saisir les uni-vers sociaux qui façonnent les identités, la manière dontils se sont construits et le sens que leur attribue le nar-rateur. On a, dans cette perspective, recours au discoursautobiographique pour mieux comprendre ce qui déter-mine les appartenances et les engagements, les sys-tèmes de valeurs et les croyances.Dans les séminaires proposés, le récit de vie est l’objetd’un travail sociologique qui permet d’éclairer cettedimension sociohistorique de la construction du sujet :

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à quel univers de vie et de pensée est-ce que j’appar-tiens ? Quelle position sociale et institutionnelle est-ceque j’occupe par rapport à celle de mes parents et desgénérations qui m’ont précédé ? L’objectif poursuivivise à analyser en quoi l’histoire de chacun est consti-tuée d’un ensemble d’héritages qui agissent commedéterminants sociaux liés aux appartenances familiales,culturelles, institutionnelles et idéologiques. Ceux-cipouvant contribuer à créer des dynamiques d’évolutionou, au contraire, faire obstacle à l’accomplissement deprojets. “L’individu est le produit d’une histoire dontil cherche à devenir le sujet.” La formule deVincent deGaulejac (p. 27) résume la problématique du sujet quele récit de vie s’attache à mieux saisir : en quoi le sujetest-il agi par son histoire et comment tente-t-il de s’endégager ? Le sujet se construit en reconnaissant sesliens de filiation et d’appartenance, mais aussi en recon-naissant les choix personnels qui ont permis de tisser la

trame singulière de son existen-ce.Si le point de vue du socio-logue est essentiel pour resituerle récit sur la scène sociale danslaquelle il se déroule, il ne suf-fit pas à comprendre le rôle sin-gulier de celui qui en est le pro-tagoniste et le narrateur. Lasociologie est à même de défi-nir un positionnement social,

mais non pas de rendre compte d’un cheminement sin-gulier. “Le sujet est autre chose que du social intério-risé”, soutient Bernard Charlot. Afin d’éclairer lamanière dont le sujet a pris part à son histoire pour luiimprimer une tonalité et des orientations particulières,l’analyse du récit requiert une écoute clinique. Au sensoù la sociologie clinique aborde les récits de vie, cetype d’écoute renvoie à l’attention portée aux retentis-sements affectifs et aux processus psychiques, de natu-re parfois inconsciente, qui accompagnent les dyna-miques personnelles, créant des situations de contradic-tions, de conflits et de souffrance. Des processus pou-vant être aussi condition de possibilité de réalisations,de désirs et de créativité.

“un ensemble d’hé-ritages”

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La mise en scène d’une dramaturgiepersonnelleAvec le récit de vie, c’est à travers la voix d’un narra-teur que l’on a accès à l’histoire individuelle, à sesavancées et à ses aléas. Par le choix des événements quila composent, par la mise en récit de son déroulementet de ses vicissitudes particulières, le narrateur donneforme à son histoire. La construction narrative proposeune version possible de l’histoire parmi d’autres.L’attribution de sens est déterminante pour configurerles événements en récit et saisir le travail subjectif tou-jours à l’œuvre dans la re-construction d’une histoirevécue. Histoire unique où se trouvent imbriqués, dansla trame d’une histoire sociale, à la fois un récit person-nel et la culture qui contribue à le produire. Le travailde la narration (4) est conçu comme une activité psy-chique par laquelle le sujet se construit en représentantl’univers qui est le sien, la manière dont il l’interprète etla place qu’il y occupe : “Tout récit est un outil pourconstruire son monde” (Cyrulnik, p. 135). Encorefaut-il préciser qu’il s’agit là d’une construction partiel-lement imaginaire. L’approche clinique des récits de viese fonde ici sur l’analyse de l’activité narrative commemode de figuration de soi et comme mode d’élaborationde l’expérience ayant recours à la fiction.Le narrateur se met en scène dans des scénarios quimontrent comment il se positionne et comment il s’en-gage. En se racontant, il met aussi en scène une drama-turgie personnelle qui le présente en tant que héros glo-rieux d’une histoire dont il a surmonté les obstacles, ouen tant qu’homme blessé et déçu par les épreuves qu’ila traversées.

Le récit de soi, support d’illusionset de fantasmesLe travail de la narration introduit des distorsions parrapport à l’exactitude des événements rapportés. Ilimporte de les comprendre comme autant de stratégiesde présentation de soi ayant pour visée d’expliquer, dejustifier certaines décisions et de chercher à convaincreson interlocuteur. Dans l’acte de se raconter, “il s’agitmoins de retrouver le passé que de faire exister cequ’on affirme pour se donner une identité. Narro,

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ergo sum. […] Les jeux de la mémoire et de l’oubli, lemaquillage des souvenirs dessinent une image dulocuteur conforme à son idéal” (Abastado, p. 9). Dansses petits arrangements avec la véracité des faits, le nar-rateur tend “à donner au passé les couleurs de sondésir” (ibid., p. 7). Le récit ouvre sur des dimensions defiction, où l’identité se nourrit d’imaginaire et de fan-tasmes, fussent-ils négatifs.L’activité narrative est productrice d’illusions.Bourdieu a dénoncé l’illusion biographique au sens oùl’individu ne saurait prétendre rendre compte du sensde sa vie sans le détour par l’analyse des conditionssociales qui l’ont déterminée et qui déterminent le dis-cours qu’il tient sur lui-même. La vie ne devient histoi-re que sous l’effet d’un artefact qui transforme le réelconstitué d’éléments discontinus et disparates en uneséquence signifiante et orientée d’événements.L’histoire de vie ne donne pas accès à l’individu, maisà un effort de présentation de soi qui induit des biais et

des censures.À travers la narration de soi, lesujet s’efforce de donner de lui-même une image qui soit satis-faisante à ses propres yeux.Dans son ouvrage, Les naufra-gés, Patrick Declerck analyse ceprocessus à l’œuvre dans le dis-cours des clochards. Lorsqu’ilsracontent le parcours qui les aconduits à la rue, ils invoquentsystématiquement les trois

mêmes raisons : l’exclusion du travail, l’alcoolisme etla trahison des femmes. L’auteur démontre la naturedéfensive de ce discours dont la première fonction est“d’abord de disculper le sujet à ses propres yeux. Seséchecs, ses dysfonctionnements, sa vie lamentable,tout cela doit être mis à distance, expliqué, rationalisépar une étiologie qui ne l’implique en rien” (p. 30) Lerécit témoigne d’une volonté du sujet de décrire sonexistence comme légitime et normale : “Ce discoursmanifeste apporte au sujet, comme à son interlocu-teur, la preuve de sa normalité.En cela il joue un rôledéfensif et anxiolytique essentiel dans le fonctionne-

“un effortde présentation

de soi”

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ment psychique de son auteur. Il se fossilise au coursdu temps et finit par constituer une sorte d’enveloppeidentitaire du sujet. Cette armure le protège des bles-sures que peuvent lui infliger tant son propre regardque celui des autres” (ibid., p. 296). Le discours auto-biographique interroge toujours une représentation dra-matique de soi comme position identitaire. Il importeégalement de comprendre en quoi, dans un contexte defragilité sociale et de perte de repères, il peut tenir cerôle de défense contre l’angoisse.

Du sujet singulier au sujet collectif,se déprendre de son histoireLe récit est toujours l’expression de l’humaine condi-tion. Raconter son histoire, affirmer son identité, c’estaussi dire les liens qui nous rattachent aux autres et quinous constituent. À travers les “nous” auxquels ils’identifie, le narrateur se fait l’écho des différentsgroupes sociaux auxquels il appartient. Il s’agit pour luide reconnaître ces liens d’appartenance et la dette quiest la sienne à l’égard de ceux qui l’ont précédé, d’as-sumer “sa position de n’être qu’un des maillons d’unechaîne” (Enriquez), tout en étant capable de sedéprendre de son histoire pour échapper à la répétitionou à l’illusion. L’auteur du récit doit savoir se déprendrede lui-même, au sens où il doit être capable de “sortird’une vocation nombrilique,pour se rendre compte àquel point il fait partie de l’histoire collective à laquel-le il participe de tout temps […] et comment ce qui luiarrive de plus particulier, de plus secret peut être aussisemblable à ce qui arrive à d’autres” (ibid., p. 5).En tant que situation d’énonciation et quelle que soit laforme que prend le récit de soi, il met en jeu un sujetlocuteur et un sujet biographique : le je qui raconte et lemoi raconté (Abastado, p. 18). “Cependant, le moidépeint n’est pas une figure singulière dans son uni-cité irréductible. La narration convoque une troisiè-me instance, le on social, un sujet collectif, qui trans-paraît en filigrane sous le moi et qui atteste l’apparte-nance de ce moi à une communauté. C’est cette sur-impression et cette concordance avec les hommes,avec l’Homme, qui donne à une expérience indivi-duelle sa valeur d’exemple” (ibid.). Le recours au récit

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autobiographique comme support de formation prendtout son sens dans le travail qu’il permet sur l’histoireou sur des pratiques professionnelles partagées. Là oùl’expérience singulière s’inscrit dans un rapport d’alté-rité et se transforme en éléments qui peuvent faire expé-rience, collectivement (5).

Conclusion“La narration invite à prendre place dans le mondehumain en partageant son histoire” (Cyrulnik,p. 130). L’acte narratif permet de se déterminer en tantque sujet qui s’exprime à la première personne, maisaussi comme individu inscrit dans une histoire collecti-ve. Il se déploie comme travail de la subjectivité, effortde mise en mots d’un vécu qui attend d’être élaborépour faire sens, moyen de figurer un réel toujoursopaque et, parfois, difficilement supportable. Il est unetentative de réappropriation de l’expérience, tant dansses aspects positifs que négatifs. La narration fait rem-part contre l’angoisse. Et par les effets de liens et deréintégration qu’elle permet, elle offre aussi une possi-bilité de reconfiguration des éléments de l’histoire révo-lue au travers d’un nouveau regard.En créant un espace de fiction, le récit de soi est tou-jours transfiguration du réel qui vise à remanier ce quinous est arrivé. Une tentative pour se rendre plus visibleà soi-même et, par le biais de cette nouvelle connais-sance, chercher à atteindre une plus grande liberté.

Bibliographie> Claude Abastado, “« Raconte ! Raconte… » Les récits devie comme objet sémiotique”, Revue des scienceshumaines, n° 191, “Récits de vie”, Lille-III, 1983, p. 5-21.

> Pierre Bourdieu, “L’illusion biographique”, Actes de larecherche en sciences sociales, nos 62-63, 1986.

> Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des his-toires ?, Paris, Retz, 2002.

> Bernard Charlot, Du rapport au savoir, éléments pour unethéorie, Paris, Anthropos, 1997.

> Simone Clapier-Valladon, Jean Poirier, “Psychobiographie,ethnobiographie”, Revue des sciences humaines, n° cité,p. 45-51.

NOTES

1 - Les deux principaux sont représentés parl’Association internationale des histoires devie en formation (ASIHVIF), qui regroupeessentiellement des praticiens et des théori-ciens de la formation des adultes, et par lecourant “Roman familial et trajectoire socia-le”, au sein duquel je me suis formée, qui sedéfinit en référence à la sociologie clinique.Leurs caractéristiques respectives sont décritesdans le numéro 142 de la revue Éducationpermanente, consacré aux “Histoires de vie,théorie et pratiques” (2000), et dans l’ouvraged’Alex Lainé, Faire de sa vie une histoire.

2 - La première recherche conduite par DanielBertaux à partir de récits de vie portait surl’évolution du métier de boulanger. JeanPeneff a utilisé la méthode biographique pourétudier le fonctionnement d’un service hospi-talier. On pourra aussi se référer aux récits depratiques rédigés par un groupe d’infirmiersen psychiatrie pour rendre compte de leur tra-vail : Être là, être avec. Les savoirs infirmiersen psychiatrie, Éditions Éducation permanen-te, 2006.

3 - Dans cette contribution, ma réflexion s’ap-puie sur les pratiques de formation aux récitsde vie que je développe au sein du CNAM,notamment au travers de séminaires sur l’ana-lyse des parcours socioprofessionnels, le rap-port au savoir et la formation de profession-nels qui souhaitent mettre en œuvre unedémarche biographique.

4 - “Le travail de la narration dans le récit devie” a fait l’objet d’un chapitre dans un ouvra-ge collectif, Orofiamma, 2002. Voir aussi l’ar-ticle : “Faire de son expérience un récit”(Orofiamma, 2006).

5 - En témoignent les questions que formuleRoger-Patrice Bernard dans l’article qu’il pro-pose ici sur l’identité de l’infirmier psychia-trique, en référence à un travail de formation-recherche et d’écriture qui a donné lieu à lapublication de l’ouvrage collectif déjà cité.

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L’individu et ses appartenancesL A FA B R I Q U E D E L’ I N D I V I D U

> Boris Cyrulnik, Le murmure des fantômes, Paris, OdileJacob, 2003.

> Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards deParis, Paris, Terre humaine, Plon, 2001.

> Eugène Enriquez, “Le récit, déprise de l’histoire indivi-duelle, construction d’une épopée du sujet et interventiondans l’histoire collective”, publié en espagnol, “El relato devida : interfaz entre intimidad y vida colectiva”, Perfiles lati-noamericanos, n° 21, 2002, p. 35-47.

> Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Paris, ÉditionsHommes et groupes, 1987.

> Muriel Gilbert, L’identité narrative, Genève, Labor etFides, 2001.

> Alex Lainé, Faire de sa vie une histoire, Paris, Desclée deBrouwer, 1998.

> Philippe Lejeune, Je est un autre, Paris, Le Seuil, 1980.

> RoselyneOrofiamma, “Le travail de la narration dans le récitde vie”, in Christophe Niewiadomski, Guy deVillers (coord.),Souci et soin de soi, liens et frontières entre histoire de vie,psychothérapie et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2002, p.163-191.

> Roselyne Orofiamma, “Faire de son expérience un récit”,Être là, être avec. Les savoirs infirmiers en psychiatrie,Arcueil, Éditions Éducation permanente, 2006, p. 187-202.

> Roselyne Orofiamma, Pierre Dominicé, Alex Lainé(coord.), Éducation permanente, n° 142, “Les histoires devie, théories et pratiques”, 2000.

> Paul Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le temps histo-rique ; Temps et récit II. La configuration dans le récit defiction, Paris, Le Seuil, 1983 ; Soi-même comme un autre,Paris, Le Seuil, coll. “Points”, 1996.

> Olivier Schwartz, Catherine Paradeise, Didier Demazière,Claude Dubar, “Analyser les entretiens biographiques.L’exemple des récits d’insertion”, Sociologie du travail,n° 41, 1999, p. 453-479.

>WilliamThomas, Florian Znaniecki, Le paysan polonais enEurope et en Amérique. Récit de vie d’un migrant (1919),Paris, Nathan, 1998.

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